L'Homme nouveau sera-t-il un Homme dopé?

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L’homme nouveau sera-t-il l’homme dopé ? (bibliothèque de Riom, 18 février 2014) La question du titre part d’un double présupposé : premièrement que l’on sache et s’entende sur ce qu’est un homme dopé (par exemple, il est sans doute indu de réduire la pratique dopante au monde sportif, même si celui-ci nous présente cette pratique dans une sorte d’épure) ; deuxièmement qu’il y ait un sens à parler d’homme nouveau. J’aimerai commencer par interroger cette expression « homme nouveau », que l’on rattache aussi à celle d’« homme augmenté », car elle me permettra de poser quelques jalons philosophiques dans la réflexion plus générale sur le thème de l’année, qui est le rapport de l’homme aux technologies contemporaines et à leurs produits (robots, nanotechnologies, biotechnologies, etc.). Mais, avant de débuter, je souhaiterai faire une remarque méthodologique. L’idée de nouveauté qui est dans l’expression « homme nouveau » ne doit pas d’abord être entendue dans un sens axiologique : ma question ne sera pas d’abord celle de l’évaluation en termes de valeur de cette nouveauté : est-elle bonne, est-elle mauvaise ? Il importe de garder à l’esprit que l’exposé qui va suivre cherche en grande partie à être neutre, au sens où je vais tâcher de décrire la situation que les biotechnologies en particulier (celles que je connais le mieux), et les technologies nouvelles en général, ont fait surgir, afin que les questions que cette situation peut faire naître – et notamment et principalement les questions éthiques – soient le plus rigoureusement posées. Après ce préambule, commençons. Qu’implique l’idée de nouveauté lorsqu’elle s’applique à l’homme ? Et peut-elle s’y appliquer ? Partons de la chose suivante : lorsqu’on parle d’un objet nouveau, de quoi parle-t-on au juste ? Schématiquement, il me semble que l’on peut dégager trois dimensions : -

Signaler la nouveauté d’un objet, c’est souligner l’émergence d’un existant qui n’était pas là, et dont la présence n’était pas nécessairement appelée par l’état des choses actuelles. La nouveauté désignerait donc le passage de l’inexistence à l’existence – passage qui introduirait une rupture dans le cours ordinaire des choses. Par exemple, dire que j’ai un nouvel ordinateur, c’est dire qu’il n’était pas là hier et qu’il n’a aucun lien avec l’ordinateur qu’il remplace.

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D’où la seconde dimension : l’altérité propre à la nouveauté. Un objet nouveau est toujours un objet autre par ses caractéristiques ou ses fonctions. D’ailleurs cette discontinuité conduit l’utilisateur à une certaine adaptation et à un processus d’apprentissage afin de le maîtriser. Cette discontinuité de l’objet nouveau admet


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des degrés et est donc plus ou moins radicale – sans être absolue : toute nouveauté est tout de même préparée et rendue possible par l’état des choses existant, par l’état de la science, par les mœurs et normes d’une société donnée, mais il reste que la nouveauté est inanticipable. Par exemple, mon ordinateur est nouveau : bien sûr, il fait partie de la famille des ordinateurs, et, à ce titre, ne rompt pas avec l’ordinateur précédent, mais il accomplit des fonctions qui en font un tout autre ordinateur. -

Si l’objet nouveau est autre, s’il introduit une certaine forme de rupture, c’est aussi parce qu’il est le résultat d’un acte particulier : celui de l’invention, qui appelle ensuite la fabrication. Comme le rappelle Marx, toute œuvre, tout produit humain « était déjà au commencement dans l’imagination du travailleur, existait donc déjà en idée » (Le Capital, PUF quadrige, I, 3e section, chap. 5, p. 199).

Retrouvons-nous cette triple dimension lorsque nous parlons d’homme nouveau ? En un certain sens, tout enfant qui naît est bien un nouvel enfant, dans la mesure où il advient à l’existence. Cependant, il n’est pas nouveau comme un objet peut l’être. En effet, se maintient une continuité spécifique : cet enfant est un enfant d’homme, immédiatement inclus dans l’espèce comme l’un de ses représentants. Mais cette inclusion dans l’espèce ne signifie pas pour autant que l’enfant sera déterminé par les traits spécifiques (gènes de l’espèce). La philosophie ne cesse de répéter depuis Platon la nudité ontologique de l’homme, au sens où naître ne suffit pas pour que l’homme accède à son humanité, c’est-à-dire au sens d’être de l’homme. Appartenir à l’espèce ne suffit pas pour que l’homme soit homme : il a à se soucier de son être, c’est-à-dire à se soucier du sens humain de son existence. Car seul il peut précisément devenir inhumain. C’est pourquoi l’éducation est essentielle puisque c’est par elle que l’homme se donne les moyens d’accéder à sa propre humanité. Autrement dit, l’homme n’est en rien déterminé par une essence, il a à se faire homme. C’est pourquoi nous ne pouvons pas dire que l’homme est inventé ou fabriqué : l’enfant ne se précède pas dans la tête de ses parents, qui n’ont aucune idée de l’enfant à naître, puisque cet enfant est tout entier en devenir. De même, les processus embryologiques ne relèvent pas d’une quelconque fabrication, car la notion de fabrication suppose encore la préséance d’une idée, qu’elle cherche à réaliser. L’enfant est le produit de processus propres à une espèce particulière – processus qui ont été sélectionnés par l’avantage qu’ils apportent à cette espèce particulière. Ce qui signifie que l’enfant, en tant que représentant de l’espèce humaine, est issu de ses parents, mais aussi bien le résultat d’une évolution biologique, de sorte qu’il ne pourra


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inventer le sens d’être de l’humanité que parce qu’il a aussi en héritage une évolution biologique. De cette analyse sommaire, deux traits ressortent, qui peuvent paraître contradictoires, et qu’il faut bien avoir à l’esprit pour comprendre certaines controverses sur les technologies contemporaines – ces controverses ayant pour ressort de mettre l’accent plutôt sur l’un de ces traits au détriment de l’autre. -

D’une part, l’homme est liberté : en tant que subjectivité, en tant aussi qu’existant, il est jeté dans le monde au sein duquel il a à inventer le sens de son être. Il est cet être pour qui être relève du souci (Heidegger), ou du projet (Sartre). Ce qu’il s’agit de comprendre, c’est que l’être de l’homme ne peut se réduire à des déterminismes biologiques. L’homme n’est que ce qu’il se fait.

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D’autre part cependant, il faut bien reconnaître que l’homme a aussi une réalité biologique déterminée, façonnée par l’évolution.

Il est possible d’articuler ces deux traits si l’on considère la réalité biologique de l’homme, non comme un simple déterminisme, mais comme une condition nécessaire pour qu’il puisse déployer sa liberté et le sens de son humanité. Il n’est pas possible que l’homme en reste au niveau biologique, mais sans ce niveau-là, il est impuissant à déployer le sens de son existence. C’est ce mixte d’ontologie et de biologie, ou de métaphysique et de biologie, que certains nomment la « nature humaine ». Nous aurons à revenir sur cette notion très ambiguë ; mais notons d’ores et déjà que de ce point de vue, il ne peut y avoir d’homme nouveau. De cette impossibilité métaphysique, il est aisé de glisser vers l’idée que, puisqu’il ne peut, il ne doit pas y avoir d’homme nouveau. D’une impossibilité métaphysique, on passe à une impossibilité morale. Or les biotechnologies, la robotique, les nanotechnologies, les sciences cognitives sont bien là. Et comme sciences, elles entraînent nécessairement des expérimentations, qui peuvent donner l’impression d’une transformation de l’homme. On peut alors s’interroger sur la portée de cette transformation. Soit l’on considère qu’elle ne porte pas sur la « nature humaine », sur ce mixte décrit plus haut, de sorte que l’on comprend la nature humaine comme un invariant – les technologies faisant simplement partie de cet invariant, étant une façon de l’« incarner » dans l’histoire. A partir de là, l’homme n’est pas nouveau : il ne fait, avec les technologies, que continuer à manifester sa liberté dans l’être (ou dans l’histoire) et reste ainsi fidèle à ce qu’il est. Soit l’on considère que les technologies introduisent une rupture, mais alors, elles ne font pas non plus surgir un homme nouveau, elles le font tout simplement disparaître. Autrement dit, de deux choses l’une : ou bien il est question dans l’expression « homme


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nouveau » d’une véritable nouveauté, mais on perd l’homme ; ou bien dans cette expression nous avons bien toujours à faire à l’homme, mais alors il n’y a aucun sens à parler de nouveauté. Pour prendre au sérieux cette expression « homme nouveau », il faut assumer un trait qui paraît à beaucoup comme scandaleux : la fabrication, ou encore ce que Sloterdjik appelle la domestication, de l’homme. Parler de production, parler de « règles pour le parc humain » (Sloterdijk), c’est supposer que l’advenue des hommes à l’existence n’est plus laissée aux seuls jeux des lois de l’embryogenèse ainsi que du hasard de la sélection. L’homme ne se contenterait plus d’inventer et de fabriquer des objets nouveaux par l’intermédiaire desquels ils façonneraient un monde (où sont en jeu le sens, la culture, le politique), mais il deviendrait lui-même par lui-même un produit technique. Si les techniques transforment la nature, il n’y a aucune raison qu’elles ne transforment pas l’homme qui en fait partie. Dès lors, pour user d’un concept introduit par Jérôme Goffette, les hommes seraient eux-mêmes les objets d’une anthropotechnie. La question que je souhaite poser n’est pas d’abord celle de savoir si cela est bien ou mal, mais celle de savoir si la convergence technologique à laquelle on est en train d’assister, à savoir la convergence de la nanotechnologie, des biotechnologies, des sciences informatiques et des sciences cognitives, introduit bien une rupture telle qu’elle autoriserait à parler d’homme nouveau. En d’autres termes, si nouveauté il y a – ce qui reste à déterminer – où est-elle exactement ? Pour le dire maintenant en termes journalistiques, la convergence technologique fait-elle entrer l’histoire des hommes dans une nouvelle ère ? C’est cette question, et non d’abord la question éthique sur l’usage des technologies, qui est à mes yeux la plus radicale pour la philosophie, car elle la conduit sur un terrain qui lui est proprement étranger : la prospective. Remarquez le futur dans notre question : « l’homme nouveau sera-t-il l’homme dopé ? » Le futur condamnerait la question à n’être pas philosophique, car il n’y a pas de philosophie prospective. En effet, elle questionne la nature de ce qui est, et non pas la nature de ce qui sera. La chouette attend que la nuit tombe pour s’envoler. En toute rigueur, notre présence dans ce cycle de conférences, et notamment celle d’Alexis Vilain commentant un épisode d’une série de science-fiction, Real Human, devrait, à tout du moins être interrogée. Ce qu’il aurait fallu faire, et que je ne ferai évidemment pas, c’est préalablement clarifier le rapport de la philosophie à la science-fiction. Est-il légitime de philosopher à partir de la science-fiction ? Or de nombreuses critiques philosophiques adressées contre les technologies se font, non pas au nom de ce que celles-ci font actuellement, mai au nom de ce qu’elles pourraient faire. Il s’agit ni plus ni moins de critiquer


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ce qui est au nom de ce qui pourrait être, donc de critiquer ce qui est au nom de ce qui n’existe pas ! Hans Jonas va théoriser cette approche de la technologie en invoquant comme principe méthodologique et euristique la peur. Or qu’est-ce qui nous permet de nous rapporter à un état futur de la science, si ce n’est justement la science-fiction ? Elle sert à la philosophie d’expérience de pensée, mais non pas tant pour penser le monde de demain – personne ne sait ce qu’il sera - mais pour tester la valeur des concepts philosophiques dans leur capacité à rendre intelligible le monde de demain. A partir de là, le choix de la science-fiction devient un enjeu. Gilbert Hottois va ainsi critiquer les pourfendeurs des technologies, car ils s’appuient toujours sur les mêmes textes de science-fiction : Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, et pour le versant politique 1984 de Georges Orwell. Sans remettre en cause la qualité et la profondeur de ces deux ouvrages, Hottois se demande si les philosophes n’ont pas une imagination appauvrie et atrophiée, qui, dès lors, les pousse à simplifier les problèmes. Hottois plaide pour un usage de la science-fiction qui puisse enrichir l’imagination des philosophes, et leur permette de ne pas faire des expériences de pensée par trop simplificatrices. Faute de pouvoir mener cette réflexion sur le rapport entre la philosophie et la sciencefiction, je vais me contenter d’en rester aux technologies telles qu’elles se font actuellement pour examiner la question de savoir si elles introduisent bien quelque chose de nouveau dans l’histoire de l’humanité. Pour cela je partirai de l’examen d’une situation aujourd’hui assez banal : le dopage. Si je me concentre sur le dopage sportif, c’est parce qu’il présente en gros caractères ce qui se trouve dans le quotidien en petits caractères, et donc moins visibles. Le dopage sportif consiste à absorber des produits afin de soutenir et d’augmenter des performances physiques, qui ne pourraient être réalisées sans cette absorption. On a tous en tête le cas du cycliste Lance Armstrong, à la fréquence de pédalage dans les cols proprement « hallucinante ». Je laisse de côté l’autre dimension qui est que, pour avoir dopage, il faut qu’il y ait transgression d’un code éthique, celui du sport, qui définit des pratiques et des produits prohibés, provoquant une concurrence déloyale, et donc contredisant ce qu’on appelle l’équité sportive, qui consiste grosso modo en l’égalité des chances : tous les sportifs se présentant sur la ligne de départ doivent avoir le sentiment qu’ils ont tous une chance égale de l’emporter – les règles étant là pour assurer cette égalité idéale des concurrents (égalité idéale, car tout pratiquant sportif sait que certains sont avantagés en ayant des capacités physiques supérieures à d’autres : bref qu’ils sont « naturellement » plus doués). J’aimerai mettre en évidence trois caractéristiques du dopage.


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La première caractéristique est que le dopage, tout en étant illicite, est une pratique logique du sport. En effet, le sport de haut niveau ayant pour principe premier celui de la performance, le corps devient l’instrument d’une telle performance. Or faire du corps un instrument est l’artificialiser : « le corps sportif s’éprouve comme un système bio-mécanique, une structure fonctionnelle un complexe cybernétique soumis à des lois scientifiques et dominé par l’idéologie du progrès permanent de la performance » (Peguy Sus-Scrofa, « Les groupies extasiées du corps sportif. Une nouvelle idéologie du surhomme », Quel sport ?, n° 16/17, novembre 2011, p. 90-91). S’entraîner, pour le sportif, revient donc à produire, à fabriquer un corps à la hauteur de ce que l’on attend de lui. Nous assistons à une disparition du corps propre, de ce corps subjectif que nous habitons, irreprésentable, qui est chair, pour un corps mécanique, mesurable, segmenté, pliable, modulable. Dès lors les pratiques dopantes ne sont qu’un moyen parmi d’autres de produire, d’usiner ce corps-machine du sportif, ce corps-performance, à côté du surentraînement précoce, de l’utilisation de compléments alimentaires, du massage, etc. Il y a donc une certaine hypocrisie à condamner le dopage, alors que celui-ci s’inscrit dans la logique même de la performance sportive. La deuxième caractéristique est que la pratique dopante de haut niveau nécessite la présence du médecin. Je passe sous silence la question de savoir si le médecin est bien encore un médecin ici, si nous considérons la médecine comme une activité curative (ce qui suppose un malade ; or le sportif n’est pas malade), pour m’interroger sur ce que cette présence a de symptomatique. Le médecin intervient moins en tant que soignant qu’en tant que porteur d’un savoir scientifique sur le corps lui permettant de savoir quels médicaments et quelles pratiques « médicales » peuvent augmenter les performances physiques. Le dopage ne constitue pas un domaine de recherche scientifique autonome ; il consiste à détourner l’usage de médicaments ou de pratiques médicales, afin que ceux-ci participent à l’usinage du corps. Tandis que la médecine traditionnelle essaie de réparer le corps (pour rester dans la métaphore mécanique), le dopage, par les mêmes outils que la médecine traditionnelle, essaie de le fabriquer. Cela nous conduit à la troisième caractéristique : la visée du dopage est bien d’améliorer la performance, et donc d’améliorer le medium de la performance : le corps. Ce que le dopage met en pleine lumière, c’est que les biotechnologies peuvent être utilisées en vue d’améliorer l’homme. Mieux, les progrès actuels semblent avoir franchi les limites dans les possibilités de modifier l’humain, notamment grâce au génie génétique. On peut donc avancer, à partir de cette description du dopage, que ce que les technologies introduisent de nouveau, c’est l’idée que l’homme puisse s’améliorer, mais non pas au niveau moral, mais bien au niveau physique – et cela en intervenant directement dans


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les processus biologiques qui sous-tendent son être. L’homme nouveau serait l’homme dopé, mais non plus au sens sportif du terme, qui relève de la transgression d’un interdit, d’un acte illicite, mais au sens de l’homme amélioré ou optimisé. La médecine, de ce point de vue, ne serait plus seulement une activité de soin qui chercherait à lutter contre le pathologique, mais une activité qui chercherait à améliorer l’homme, c’est-à-dire qui le ferait passer d’un état initial, ordinaire, familier, banal, à un état modifié que l’individu estime meilleur. Le dopage n’est qu’un cas particulier de ce que nous avons nommé l’anthropotechnie. Ce qui est donc au cœur de la réflexion sur l’idée d’homme nouveau, c’est cette notion d’amélioration. Avant d’aller plus loin, il nous faut préciser encore le rapport entre la médecine et l’anthropotechnie. Ce concept d’amélioration, la médecine traditionnelle (curative) l’assume : en effet, faire passer d’un état pathologique à un état de guérison est bien améliorer l’état du patient ! Mais, dans le cas de l’anthropotechnie, il ne s’agit pas d’améliorer l’état d’un patient, car il n’y a pas de patient ! L’individu est normal d’un point de vue médical. Il s’agit d’apporter une modification, que l’individu estime plus optimal par rapport à son état « normal » ou « naturel », ce qui revient à dire : a) que cet état ne lui suffit pas, b) que cet état « naturel » est naturel précisément en ce qu’il peut être optimisable. L’amélioration apportée ne doit donc pas être comprise nécessairement comme une amélioration des performances, ce que l’exemple du dopage pourrait nous laisser croire, mais comme une modification, une altération de l’être humain. A ce titre, la contraception entre dans l’anthropotechnie : il s’agit bien d’intervenir dans le corps et de le modifier, et cela non en vue de lutter contre une pathologie, car la grossesse n’est pas une maladie ! (A l’inverse, la mammectomie due à un cancer est bien une modification du corps, mais qui n’entre pas dans l’anthropotechnie, car il s’agit bien ici de lutter contre une pathologie). Nous aboutissons à l’idée suivante : « Tendue entre l’ordinaire et le modifié, la relation anthropotechnique possède certaines caractéristiques à remarquer. Premièrement, il s’agit d’une altération, c’est-à-dire d’un changement d’état, que ce soit de façon superficielle ou profonde. Deuxièmement, ce changement d’état est artificiel et relève d’une intervention technique humaine. Troisièmement, cette intervention, à la différence de la médecine, ne s’impose pas comme une nécessité vitale (lutter contre la maladie), mais comme une obligation, un besoin ou un désir existentiels. Comme toute intervention sur la physiologie humaine, l’acte anthropotechnique peut même comporter un certain risque vital, qui n’est pas compensé et assumé ici par l’espoir raisonnable d’un bénéfice vital, mais par l’attente d’un bénéfice existentiel » (Jérôme Goffette, Naissance de l’anthropotechnie, p. 125).


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Avant de poursuivre, donnons un tableau tiré de l’ouvrage de Goffette sur ce que fait et pourrait faire l’anthropotechnie (nous nous avançons un peu dans la prospective) : Réalité et perspectives proches

Horizons lointains

Dopages médicamenteux

Modifications génétiques physiologies fondamentales

Force

et

Auto-greffes Adjonctions de prothèses ou de greffes Dopage de différentes capacités : mémoire, attention, dynamisme, etc.

Anticonceptionnels, antigestationnels, provoqué

Ectogenèse avortement

Fécondation in vitro, insémination, diagnostic pré-implantatoire ou prénatal, sélection d’embryon, clonage reproductif humain et

Ablation d’un sexe et greffe de l’autre Effacement de la laideur, mise en conformité aux formes esthétiques habituelles

Esthétique

Grossesse masculine Modifications l’embryogenèse

Substances aphrodisiaques substances anti-libido

Sexualité

et

Implants organiques ou informatiques ; connexions homme-machine

Intelligence

Procréation

Modifications structurelles physiologiques du cerveau

Modifications chirurgicales de la silhouette, du visage, de la couleur de peau, etc. Recours aux psychotropes actuels modifiant l’humeur (mais s’accompagnant d’effets

lors

de

Choix de caractères génétiques et modifications génétiques de l’embryon Autres substances actives Sexuations autres : changement de sexe avec peu d’effets secondaires ; hermaphrodisme, suppression du sexe, sursexuation, troisième sexe Transformations plus poussées de l’apparence, possibilité d’obtenir toute forme humaine (prendre l’apparence d’un autre, oblitérer totalement son apparence antérieure) Esthétiques méta-humaines Psychotropes améliorés, puissants, variés et ciblés

plus


9 secondaires) Etat émotionnel

Modifications par certaines pratiques psychologiques Substances et pratiques retardant le vieillissement ou le masquant (effets modestes)

Anti-âge

Création

Allongement de l’espérance de vie dû aux conditions de vie, à l’efficacité médicale, à l’alimentation

Orgue d’humeur (Dick) : programmation de l’humeur et des états émotionnels Recours à des cocktails anti-âge de plus en plus efficaces, à des modifications génétiques antisénescence La mort ne serait plus qu’accidentelle, délibérée ou provoquée par les rares maladies incurables

Prothèses s’adjoignant au corps

Cyborg

Création d’un embryon à partir de différentes lignées cellulaires de base

Création d’embryon par synthèse complète Création de chimères humainhumain, humain-animal Création de méta-humains

Ce tableau est à la fois assez fascinant et déroutant. Fascinant, car l’horizon lointain s’inscrit dans le droit chemin du progrès technique, de sorte que tout ce qui est sur la colonne de droite sera sans doute un jour techniquement réalisable. En revanche, c’est une autre question de savoir si cela sera politiquement et socialement réalisé. Déroutant aussi parce que les perspectives énoncées paraissent nous introduire dans un monde où toutes nos normes sociales, tous nos repères anthropologiques sont chamboulés. Pourrons-nous seulement apposer le nom d’« homme » à cet être nouveau, qui pourra changer de sexe, accomplira des fonctions inaccessibles aux hommes d’aujourd’hui, pourra changer d’apparence à volonté, qui commandera les objets techniques par la pensée, et qui échappera à la vieillesse ? Le fait donc de reposer notre question : « y a-t-il bien là quelque chose de nouveau ? » peut passer pour une provocation. Une hypothèse serait d’avancer que la nouveauté consiste dans le passage d’une technologie ayant des effets « externes » à une biotechnologie pénétrant les processus vitaux et étendant son emprise à toute une dimension interne de l’homme, donnant alors l’impression de transgresser des limites « naturelles ». Paradoxalement, les transhumanistes et les contempteurs des technologies partagent cette position, mais l’interprètent différemment. Pour les premiers, la frontière symbolique franchie par les biotechnologies autorise tous les espoirs, de sorte que le transhumanisme est un prophétisme : les biotechnologies vont faire apparaître


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un homme nouveau, ou plutôt vont permettre à l’homme de pouvoir enfin laver la tache du péché originel et retrouver cet état adamique où il se tenait à la hauteur de toutes ses potentialités, où toutes ses facultés étaient optimisées. En d’autres termes, le transhumanisme promeut l’amélioration de la condition humaine par le moyen des technologies. Je reviendrai un peu plus loin sur le transhumanisme, qui, à mes yeux, met en avant un argument qu’il faut prendre au sérieux, mais j’aimerai d’ores et déjà souligner ce que cette position a de fantaisiste. Cela tient en un mot : elle est une théologie, dans la mesure où les transhumanistes croient en la technologie. Celle-ci fait l’objet d’une foi (cf. par exemple Serons-nous immortels ? de Ray Kurzweil et Terry Grossman), qui voit en elle la solution de tous les maux humains. Cela aboutit d’une part à un véritable fétichisme de la technologie, dans la mesure où l’ensemble des problèmes de l’homme est renvoyé à une solution technologique (sans que soit envisagée la possibilité d’une solution politique et sociale) (cf. L’homme réparé, Hervé Chneiweiss) ; d’autre part à une vision des plus naïves, pour ne pas dire plus, de l’histoire, qui ne serait qu’un long progrès technologique, qui ne ferait que s’accélérer, et qui serait mécanique (cf. les fameuses lois du progrès présentées dans le livre Serons-nous immortels ?). Même s’ils ne poussent pas la naïveté de croire que les technologies sont utilisées à des fins toujours bénéfiques (l’éthique n’est donc pas absente de leurs réflexions), ils estiment que les bénéfices du progrès technologique l’emportent sur ses coûts. Une position beaucoup plus subtile est tenue par Habermas dans L’avenir de la nature humaine, qui s’intéresse aux diagnostics préimplantatoires, et à la technologie génétique qui porte sur le génome. Nous avons là une technologie qui intervient au cœur même du vivant, puisqu’elle touche l’identité génétique d’une personne. Habermas estime que nous avons affaire à une situation radicalement nouvelle, mais c’est pour mettre en garde les sociétés humaines, car elle a des effets éthiques sur les relations entre les individus. Je vais entrer un peu dans le détail de son argumentation. Habermas rappelle ce que je vous ai dit au début. Chaque individu est responsable de ce qu’il est au sens où il possède la liberté de construire sa propre histoire personnelle par l’intermédiaire de la socialisation et de l’interaction. Bref, chacun a le pouvoir d’être soimême. Mais ce pouvoir d’être soi-même s’enracine dans une naissance biologique que l’on ne dispose pas. La liberté que nous avons de disposer de nous-même a comme point de départ quelque chose qui n’est pas à notre disposition, qu’Habermas appelle la nature humaine, ou encore l’espèce humaine. « On vit sa propre liberté comme étant en relation à quelque chose dont il est naturel qu’on ne puisse pas disposer » (p. 89). Il revient ensuite à chacun d’assumer par une reprise dans une histoire biographique de ce qui nous est donné de façon contingente


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– par exemple de choisir de développer tel don, plutôt que tel autre. Et « si nous nous considérons comme les auteurs responsables de l’histoire de notre vie personnelle et si nous pouvons tous nous tenir réciproquement pour des personne « égales par la naissance », cela tient dans une certaine mesure au fait que nous nous comprenons d’un point de vue anthropologique comme des êtres génériques » (p. 48). Bref, pour être soi-même, il faut à la fois se sentir chez soi dans son corps vivant et être une personne morale, c’est-à-dire irremplaçable, « qui agit et juge in propria personna » de sorte « qu’aucune autre voix que la nôtre ne s’exprime à travers nous » (p. 88). Supposons maintenant que des parents puissent choisir les gènes de leur futur enfant, c’est-à-dire qu’ils soient – le terme est d’Habermas – des programmeurs, quelles sont les conséquences ? Tout d’abord, les biotechnologies effacent la différence anthropologique entre ce qui croît et ce qui est fabriqué. L’homme s’octroie un pouvoir de fabrication dans une région de l’être qui n’était jusque là pas à sa disposition. Or cette abolition de la distinction ne manque pas d’avoir un impact sur la manière dont la liberté humaine est enchâssée précisément dans un corps jusqu’à présent laissé à sa croissance naturelle : « L’eugénisme libéral doit se poser la question de savoir si, dans certaines conditions, le fait que la personne programmée puisse percevoir la disparition de la différence entre ce qui croît naturellement et ce qui est fabriqué, entre le subjectif et l’objectif n’est pas susceptible d’entraîner des conséquences sur sa capacité à mener une vie autonome et sur la compréhension morale qu’elle peut avoir d’elle-même » (p. 82). L’originalité d’Habermas n’est pas de s’interroger sur le statut de la différence entre le fabriqué et le naturel, mais de se demander quel effet l’indistinction entre les deux entraînée par les biotechnologies a sur celui-là même qui en est issu. Or « un homme eugéniquement programmé doit vivre avec la conscience que ses caractères héréditaires ont été manipulés dans l’intention d’exercer une influence donnée sur son phénotype » (p. 84). Cela a pour premier effet qu’un tiers intervient dans la relation entre soi et son propre corps vivant. Une intention a présidé, qui n’est pas celle de l’individu lui-même : il découvre un corps qu’il ne peut plus aussi facilement intégré dans un projet de vie librement déterminé, car ce corps est déjà lui-même un projet conçu par un tiers extérieur. « Par son intention, le programmeur intervient au contraire comme protagoniste dans une interaction, mais sans se présenter comme antagoniste à l’intérieur de l’espace d’action de la personne programmée » (p. 93). Le deuxième effet est que « ce qui a été fixé génétiquement par les parents, en fonction de leurs propres préférences » (p. 95) est irréversible, au contraire des déterminations éducatives qui pourront être discutées, pour être assumées, contestées, ou rejetées par l’enfant.


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La conclusion s’impose donc : « Les interventions visant une amélioration génétique n’empiètent sur la liberté éthique que dans la mesure où elles soumettent la personne concernée aux intentions fixées par un tiers, intentions qu’elle rejette, mais qui sont irréversibles et l’empêchent de se comprendre comme l’auteur sans partage de sa vie personnelle » (p. 96). Habermas met donc en garde contre une hétérodétermination de la personne programmée « qui se trouve ainsi dépossédée de la conscience d’avoir eu des conditions biographiques initiales naturelles, et donc contingentes ; elle est de ce fait privée d’une condition mentale qui doit être satisfaite s’il faut qu’elle assume rétrospectivement la responsabilité pleine et entière de sa vie » (p. 121). Le troisième effet regarde les relations interpersonnelles. Les relations sont en principe symétriques et réversibles, au sens où chacun reconnaît l’autre dans sa singularité, de sorte que personne ne dépend d’un autre de façon irréversible. La personne programmée ne peut plus avoir de relations égales, car elle ne peut pas modifier son programme génétique, qu’un autre, de façon paternaliste (dans le meilleur des cas) a disposé afin de la « mettre sur les bon rails » (p. 98), et cela sans son accord. Mais ce qui est rendu impossible, c’est d’échanger les rôles. Cela rend très problématique la reconnaissance qui est au fondement des relations morales et juridiques de personnes libres et égales. Habermas est on ne peut plus clair sur ce point : « Ce qui nous intéresse ici dans la programmation, ce n’est plus qu’elle limite le pouvoir-être-soi-même et la liberté éthique d’autrui, mais qu’elle empêche, le cas échéant, une relation symétrique entre le programmeur et le produit qu’il a ainsi « dessiné ». La programmation eugénique établit une dépendance entre des personnes qui savent qu’il est, par principe, exclu qu’elles échangent leurs places sociales respectives. Or ce type de dépendance sociale, qui est irréversible parce qu’elle tient son ancrage social de ce qu’elle a été instaurée de manière attributive, constitue un élément étranger dans les relations de reconnaissance qui caractérisent une communauté morale et juridique de personnes libres et égales » (p. 99). La critique qu’adresse Habermas ne porte pas, selon lui, directement sur les biotechnologiques en tant qu’elles transgresseraient un ordre naturel. « Elle ne part pas en effet de l’hypothèse selon laquelle la technicisation de la « nature interne » représenterait quelque chose comme une transgression des limites naturelles. La critique vaut tout à fait indépendamment de l’idée qu’il y aurait un ordre ontologique ou jusnaturel auquel on pourrait contrevenir de manière criminelle » (p. 128). La critique porte sur le fait que les biotechnologies rendent très problématique le rapport des hommes à eux-mêmes en tant qu’ils ont à conquérir leur propre autonomie sur fond d’un donné « naturel ». Or ce donné naturel vaut malgré tout comme condition pour le déploiement d’une liberté. Toucher à ce donné


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naturel, c’est-à-dire le rendre disponible à la volonté humaine, c’est, paradoxalement, non pas ouvrir un nouveau champ à la liberté humaine, mais, à l’inverse, saper le fondement à partir duquel elle peut se déployer. Cette critique est forte. Au fond, elle revient à souligner le risque d’une autodépréciation de la personne qui découvre qu’elle a été programmée, puisqu’elle ne peut plus parvenir à assumer, par une reprise de la conscience de soi, le corps vivant qu’elle est par ailleurs – puisque ce corps vivant est finalement le résultat du projet d’une autre conscience. A ce titre, les biotechnologies sont productrices, nous dit Habermas, d’aliénation et portent « un préjudice touchant la compréhension morale de soi ». Ce n’est pas sur ce point que j’aimerais discuter cette critique. C’est plutôt sur ses présupposés. Pour ce faire, je m’appuie sur un passage de l’ouvrage qui donne un aperçu assez général du nerf de la critique principale : [Le programmeur] intervient dans la formation de l’identité d’une personne future de manière unilatérale et irréversible. Ce faisant, il n’impose aucune limitation à la liberté d’autrui de mettre en forme sa propre vie, mais il intervient, en s’érigeant en coauteur d’une vie étrangère, pour ainsi dire de l’intérieur, dans la conscience d’autonomie d’autrui. La personne programmée se trouve ainsi dépossédée de la conscience d’avoir eu des conditions biographiques initiales naturelles, et donc contingentes ; elle est de ce fait privée d’une condition mentale qui doit être satisfaite s’il faut qu’elle assume rétrospectivement la responsabilité pleine et entière de sa vie. Dès l’instant où une personne génétiquement modifiée se sent confinée, par son « hétéro »profil, dans l’espace qu’il lui est laissé pour user de cette liberté, elle souffre de la conscience qu’elle a de devoir partager avec un autre la qualité d’auteur de son destin personnel. (p. 121)

La première remarque concerne le statut de « ces conditions biographiques initiales naturelles ». Habermas suppose que ces conditions n’étaient pas disponibles aux hommes, qu’ils ne pouvaient pas jusqu’à présent en disposer. Et il note que les biotechnologies ont ceci de nouveau qu’elles mettent désormais à la disposition des hommes ce donné naturel. Cela signifie donc que ce donné n’est naturel que parce qu’il était précisément non disponible à l’activité humaine. Habermas pense évidemment en premier lieu au code génétique. Or ce point est tout à fait contestable. En effet, il est certain que le code génétique est indépendant, quant à sa structure, aux déterminations environnementales. En revanche, l’expression des gènes est sensible à des causes épigénétiques entre autres, ce qui signifie que les cellules n’expriment pas les mêmes gènes en fonction de l’environnement qui les entoure. Mais cet environnement organique est lui-même ouvert à l’environnement extérieur, environnement qui est pour l’homme politique et social. Je ne suis pas en train de revenir à un néo-


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lamarckisme, pour qui, en caricaturant, le milieu extérieur fait l’organisme ; mais j’attire votre attention sur le fait que l’on peut s’interroger sur ces conditions « naturelles ». Que le génome soit un donné naturel : soit ; mais qu’il puisse avoir le statut d’un noyau biologique intangible, qui définirait une nature humaine, une identité spécifique, cela est contestable précisément au nom même des sciences de la vie : car le code génétique n’est rien en soi, il n’est qu’une macro-molécule, qui ne va avoir un sen vital que dans la mesure où le « code » qu’elle porte va s’exprimer. L’expression des gènes n’est pas intangible et est précisément ouverte aux influences extérieures, aux aléas : en un mot, l’expression des gènes est précisément ce qui a toujours déjà été en un certain sens disponible. Sinon, l’évolution des espèces ne serait pas possible ! Bref, lorsque Habermas écrit qu’il « est naturel que l’on ne puisse pas disposer » de l’avoir-un-corps (p. 89), et qu’il fonde sa critique sur cette naturalité-là, il convient de voir si cette référence à la nature ne masque pas en fait la tentative de naturaliser un fondement normatif, qui met donc en jeu des décisions théoriques et ontologiques. La deuxième remarque porte sur l’idée que le programmeur serait le coauteur de la vie de la personne programmée, au sens où il définirait par avance le cadre dans lequel la liberté de ce dernier aura à se déployer. Les sciences biologiques contestent également ce point, qui repose sur l’idée que le code génétique relèverait d’un programme. Or la métaphore du programme génétique est abandonnée dans les sciences de la vie, d’une part parce que la place de l’aléatoire est plus grande qu’on ne le pensait, d’autre part parce que l’expression des gènes n’est pas entièrement déterminée. On se rend compte que le code génétique fonctionne en grande partie sur un modèle indéterministe (ce qui ne veut pas dire de façon anarchique : des mécanismes bien précis sont mis en jeu). Bref, le parent qui modifie un gène de son futur enfant ne peut se dire être l’auteur de sa vie, car il n’a en rien par avance tracé sa vie. Quand bien même l’eugénisme libéral réduit la part de contingence dans le brassage même des gènes, il ne l’élimine encore pas. Le dernier présupposé que j’aimerais mettre en avant est sans doute moins net dans le texte d’Habermas, mais néanmoins présent. C’est une certaine vision de la technologie, qui la considère comme une activité humaine qui se retourne « contre la vie », qui fait donc quelque chose d’antinaturel, car la technologie ne serait que la science appliquée. D’où le sentiment d’une certaine démiurgie de la part des scientifiques qui chercheraient à tirer les conséquences techniques de leurs connaissances théoriques sans trop de préoccupation pour l’objet même sur lequel ces techniques sont déployées, à savoir un vivant, et en particulier l’homme. Habermas le regrette, les transhumanistes le louent, mais tous partagent l’idée qu’il existerait un régime de la technoscience. Or il n’est pas du tout certain que la technologie aujourd’hui


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introduise une rupture, voire une révolution. On peut même soutenir qu’elle s’inscrit dans une certaine forme de continuité qu’il va s’agir maintenant de préciser. Dès lors, notre thèse est la suivante : les biotechnologies n’aboutissent pas à produire un homme nouveau, pour la simple et bonne raison qu’elles n’introduisent aucune rupture. Contre Habermas et contre les transhumanistes, il n’y a, dans un premier temps, ni à déplorer ni à se réjouir des avancées de la biotechnologie, mais à remarquer qu’elles s’inscrivent dans l’histoire d’un vivant très particulier, qu’est l’homme. L’idée de technoscience sous-entend que la technique émane du savoir scientifique. Or tel n’est en fait pas le cas. Des pratiques techniques ne supposent pas nécessairement des savoirs scientifiques. En tant que pratiques, elles sont déployées par des hommes engagés dans un débat avec un milieu extérieur, de sorte que les techniques peuvent être comprises comme une activité vitale, c’est-à-dire une activité qui est celle d’un vivant. Ce vivant qu’est l’homme est très particulier, puisque nous avons dit qu’il se caractérisait par une nudité ontologique, qui entraîne une forme d’impuissance qu’il lui faut surmonter. A ce titre, il ne peut pas s’abandonner à une « nature humaine » qui est un manque d’être, une impuissance ; si bien que l’homme n’a pas cessé de transformer la nature et de se transformer afin précisément de rejoindre ce qu’il est. C’est pourquoi la technique est une composante essentielle de la culture – culture que l’on peut comprendre comme une vaste prothèse grâce à laquelle les hommes engagent le débat avec leur milieu. Cela revient à dire que la culture est bel et bien une activité vitale, qu’elle émane de la vie même ! Que les biotechnologies pénètrent le corps vivant, et en particulier le corps de l’homme, ne change rien quant au sens « métaphysique » de la technique, ou si l’on préfère, quant à son sens proprement humain. En effet, il faut faire remarquer que les biotechnologies n’émanent pas directement d’une science biologique « pure », mais s’inscrivent dans tout un complexe médico-scientifique. Or que représentent les maladies incurables, si ce n’est une forme d’impuissance ? Que représentent la vieillesse et la mort, si ce n’est là aussi l’impuissance du pouvoir humain ? S’il est vrai que le déploiement technique n’a d’autre sens que de surmonter l’impuissance d’un pouvoir humain, alors les biotechnologies ne relèvent d’aucune révolution. C’est parce que l’homme éprouve la maladie comme un scandale, c’està-dire c’est parce qu’il s’éprouve dans la maladie comme un vivant affaibli, un vivant de moindre puissance, qu’il cherche à se guérir, et pour cela qu’il déploie également, lorsque la vitalité intrinsèque du corps ne suffit pas, tout un arsenal technique. « L’effort technique mesure l’insuffisance du donné à contenter nos exigences » (Canguilhem, « Activité technique et création », Œuvres complètes, t. 1, p. 502). Il est certain que le savoir biologique sur l’homme a trouvé dans les pathologies et l’exigence de guérison l’occasion de recherches


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théoriques. Car c’est bien parce que la médecine ne peut pas tout, c’est bien parce que, en tant que savoir appliqué, en tant que technique, elle a essuyé des échecs et des résistances, que cela a nécessité un savoir théorique pour comprendre et résoudre ces échecs. « La science procède de la technique non pas en ceci que le vrai serait une codification de l’utile, un enregistrement du succès, mais au contraire en ceci que l’embarras technique, l’insuccès et l’échec invitent l’esprit à s’interroger sur la nature des résistances rencontrées par l’art humain, à concevoir l’obstacle comme objet indépendant des désirs humains, et à rechercher une connaissance vraie » (Canguilhem, « Descartes et la technique », ibid., p. 496-497). C’est ici qu’il nous faut revenir au transhumanisme. Ce courant de pensée repose sur l’idée, à notre avis juste, que l’homme ne cesse pas de transformer la nature et sa nature. Il n’y a pas une immuabilité de la nature humaine. Mais trois critiques majeures peuvent être adressées à ce courant (dont le représentant le plus éminent est Bostrom). La première est que le transhumanisme est une position incohérente d’un point de vue logique. En effet, rejetant l’idée d’une nature humaine immuable, il justifie l’amélioration de l’homme par une sorte d’idéal humain, par l’idée que notre état biologique actuel n’est pas l’état le plus parfait auquel on peut prétendre. Ce qui est contestable, c’est qu’il introduit en sous-main cette notion de perfection, qui renvoie bien ainsi à une « nature » idéale de l’homme. Or dire que l’homme n’a pas de nature devrait interdire tout concept de perfection. Au mieux faut-il dire avec Rousseau que l’homme est perfectible, sans définir ce à quoi il peut justement prétendre, puisqu’il ne cesse pas de se faire. La deuxième critique est que le transhumanisme est technophile pour de mauvaises raisons. Les biotechnologies relèvent pour eux d’un objet de croyance au sens où c’est par la technique que les problèmes seront résolus. Certes, si nous avons bien une chance de résoudre les problèmes, c’est aussi par la technique, qu’il ne faut donc pas rejeter sous prétexte qu’elle serait intrinsèquement mauvaise. Or « l’essor de la pensée scientifique a pour condition l’échec de la pensée technique » (Canguilhem, « Activité technique et création », ibid., p. 504). Ce n’est pas parce que les technologies seraient davantage informées par les sciences théoriques, qu’elles parviendraient à des résultats sûrs. Car elles n’ont pas affaire à une matière homogène, elles ont affaire à des corps, c’est-à-dire à du particulier et à du divers, qui conduit à de l’inattendu et de l’imprévisible. Aussi ne suffit-il pas de « savoir pour prévoir afin de pouvoir » (Auguste Comte), car l’activité technique comporte nécessairement de l’accidentel et des résistances, que le savoir théorique, après coup, permet de comprendre et d’éviter ; mais il ne permet pas d’anticiper sur les obstacles futurs que l’activité technologique fera surgir. Le transhumanisme croit que la technologie résout les problèmes alors qu’elle fait


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autant pour en créer de nouveaux. « Mais agir véritablement c’est nous faire un chemin qui ne préexiste pas à nos propres traces. Sur tout chemin nouveau il y a des accidents, et l’analyse théorique des accidents d’une exploration nous permet d’éviter ces mêmes accidents à l’avenir sur les mêmes chemins, mais ne peut servir à écarter les obstacles que nous trouverons sur un autre itinéraire » (Canguilhem, ibid., p. 504). La troisième critique concerne encore quelque chose qui relève de la croyance : l’idée qu’il est possible de dépasser les limites de la nature – d’où le nom même : trans-humanisme. D’où aussi, symétriquement, la critique féroce contre les biotechnologies : mais cette critique partage la même croyance. Les biotechnologies ne dépassent pas la nature par définition : elles ne peuvent être efficaces que parce qu’elles suivent la nature ! Autrement dit, tout ce qu’elles peuvent faire est justement permis par la nature, même si celle-ci ne le fait pas par elle-même. Ce qui est possible techniquement est par définition ce qui est possible pour la nature, mais qu’elle n’actualise pas pour autant. Prenons un exemple précis, qu’a bien analysé Claude Debru dans son ouvrage Le possible et les biotechnologies. Il est important que l’ADN, comme portant l’information génétique réglant toutes les fonctions et tous les traits biologiques de l’organisme, soit stable dans sa structure au moment de sa réplication. Pour ce faire, non seulement le code génétique est redondant, au sens où différents codons codent pour le même acide aminé, de sorte que si une erreur survient dans l’un d’eux, cela n’affecte pas l’acide aminé et donc la production de la protéine par la cellule ; mais en outre des mécanismes de réparation existent (par l’ ADN-polymérase), qui remettent dans le bon ordre les nucléotides lorsque ceux-ci se trouvent dépariés. Dans le même temps cependant, la sélection naturelle ne peut opérer que si les vivants sont capables de varier, c’est-à-dire de se différencier. Cette variabilité du vivant repose sur la possibilité que surviennent des mutations qui se traduisent au niveau fonctionnel, donc phénotypique, de l’organisme. Il est donc nécessaire que la stabilité de l’ ADN ne rende pas impossible la variation. Dès lors, on attribua la possibilité des mutations aux limites mêmes des mécanismes de fidélité et de réparation propres à l’ ADN : elles seraient essentiellement des erreurs de copie qui seraient passées inaperçues. De ce fait, elles apparaissent comme des événements purement stochastiques. Or Walter Gilbert, dans les années soixante-dix, a montré que l’ ADN n’était pas un enchaînement de gènes codants, mais que sa plus grande partie était constituée de nucléotides non codants. L’ADN a ainsi une structure mosaïque où les parties codantes (nommées exons) sont morcelées au milieu de parties non codantes (introns). Ce point est d’importance, car les possibilités de mutation s’en trouvent accrues. Muter ne consistera pas uniquement dans


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l’interpolation des bases nucléotides, mais pourra survenir dans des recombinaisons d’introns et d’exons, des réassortiments, des insertions, des délations (suppression de nucléotides). Notons en passant que dans l’ADN non codant pour une protéine se trouvent les gènes de régulation, réglant l’expression des gènes codants. Autant de mécanismes de mutation interrogent sur le statut aléatoire des mutations. Le génome ne serait-il pas plutôt préparé à ces mutations, si bien qu’il ne les subirait pas comme autant d’accidents imprévus ? Ce qui relève du hasard est que les mutations induisent des changements dans les fonctions organiques favorisant le vivant dans le milieu qui est le sien. En d’autres termes, c’est un hasard que la mutation, qui survient sans aucun dessein, consone avec l’environnement dans lequel le vivant découpe un milieu qui exprimera une puissance de vie accrue sous la forme d’une descendance plus nombreuse. En revanche, la mutagenèse proprement dite est régulée, canalisée au sens où elle ne se déroule nullement sous l’égide de la contingence. C’est ainsi que certains sites de l’ADN sont plus mutables que d’autres, que l’action des cellules entre en ligne de compte au sens où elles intègrent l’évolution comme une de leurs fonctions. Par exemple, en situation de stress métabolique ou génotoxique, les mécanismes assurant normalement le contrôle de la réplication de l’ ADN favorisent chez les bactéries les taux de mutation1. Nous pouvons donc voir que l’organisme est le jeu d’une véritable dialectique entre la stabilité et la variation : il ne présente de forme stable que dans la mesure où cette forme est capable d’accueillir et d’intégrer les variations possibles. Mais cela n’est faisable que s’il est lui-même la réalisation d’un possible parmi d’autres – réalisation qui maintient cependant au sein même de la structure génétique la possibilité pour ces autres possibles d’advenir. Là est paradoxalement l’aspect fécond de la logique conservatrice de l’ADN : car toute mutation « neutre » sera conservée et pourra être une pierre d’attente lors de nouvelles mutagenèses. La nouveauté biologique est issue d’un réaménagement et d’un bricolage d’éléments qui sont déjà là2. Cela n’est pas sans conséquence pour les biotechnologies. Comme le souligne avec force C. Debru (2003, p. 10-11), loin d’aller à l’encontre de la nature, le bricolage biotechnologique est dans la plus parfaite continuité avec le bricolage de l’évolution : il s’agit par-là de réaliser des possibles que tel vivant en lui-même avait laissés de côté, mais qui n’en 1 Sur cette nouvelle approche de la mutation, cf. C. Debru, 2003, p. 123-165. Notre analyse a pour objet la mutation, et non l’expression des gènes. Or, depuis quelques années, la biologie a mis en évidence le fait que cette expression des gènes est en très grande partie aléatoire, et non pas déterminée par un « programme ». Les mécanismes cellulaires entrent en ligne de compte dans l’expression des gènes. Néanmoins, cette stochasticité au cœur des cellules n’est nullement incompatible avec l’idée d’un contrôle qui s’exerce sur elle. Sur tout cela, cf. J.-J. Kupiec, O. Gandrillon, M. Morange, M. Silberstein (dir.) (2009) et F. Merlin, 2009, thèse.


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sont pas moins présents sous la forme de potentiels. Il n’y a de biotechnologies que parce que l’artifice des technologies, mises en œuvre par ce vivant particulier qu’est l’homme, s’articule et s’unifie aux possibilités mêmes de la vie – possibilités qui relèvent de l’unité virtuelle de la multiplicité de tendances. En d’autres termes, il n’y a de biotechnologie que parce que la vie elle-même est technicienne. L’idée que les biotechnologies vont sculpter un homme nouveau est donc à très fortement nuancée, puisque la nouveauté, si nouveauté il y a, s’inscrit nécessairement dans ce que la nature permet. Nulle transgression des techniques quant à une supposée nature. Donc, ce ne sont pas les biotechnologies qui en elles-mêmes posent problème ; et nous ne pouvons pas préjuger de leur sens éthique ou moral. Replacer la technologie dans son origine vitale, organique, c’est envisager la possibilité qu’elle puisse « être tournée à notre avantage dans le débat que nous entretenons avec notre milieu » (Dominique Lecourt, Humain, posthumain, p. 20). Si critique il peut y avoir contre les biotechnologies, elle ne peut donc pas s’appuyer sur le fait qu’elles transgresseraient la nature. A ce titre, il n’y a pas non plus à proprement parler d’homme nouveau ; il n’y a qu’un vivant particulier, l’homme, qui, par l’intermédiaire des techniques qu’il développe, ne cesse pas de modifier ses normes vitales. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie qu’il n’y a pas un modèle de l’homme qu’il faudrait rejoindre, mais un devenir humain sans cesse changeant, car continuellement engagé dans un débat avec le milieu – milieu qui pour l’homme est technique, mais aussi social et politique. La critique ne peut être légitime que si elle se place au niveau de ce débat entre l’homme et son milieu. Il s’agit d’examiner si les biotechnologies introduisent des normes vitales positives, ou si elles conduisent les hommes vers une plus grande faiblesse, vers une vie moins puissante. Thierry Tailhandier, dans son intervention, a développé une critique des biotechnologies en regardant quelles sont leurs conséquences du côté politique et social. Sa thèse revient à dire que les technologies peuvent se retourner contre l’idée d’autonomie. Les hommes sont dépossédés de leur pouvoir de se donner leurs propres lois ; c’est le système technique, pris dans le système économique, qui imposerait désormais les lois aux hommes. 2 « L’évolution ne tire pas ses nouveautés du néant. Elle travaille sur ce qui existe déjà, soit qu’elle transforme un système ancien pour lui donner une fonction nouvelle, soit qu’elle combine plusieurs systèmes pour en échafauder un autre plus complexe. Le processus de sélection naturelle ne ressemble à aucun aspect du comportement humain. Mais si l’on veut jouer avec une comparaison, il faut dire que la sélection naturelle opère à la manière non d’un ingénieur, mais d’un bricoleur ; un bricoleur qui ne sait pas encore ce qu’il va produire, mais récupère tout ce qui lui tombe sous la main, bouts de ficelle, morceaux de bois, vieux cartons pouvant éventuellement lui fournir des matériaux ; bref, un bricoleur qui profite de ce qu’il trouve autour de lui pour en tirer quelque objet utilisable. (…) L’évolution biologique est ainsi fondée sur une sorte de bricolage moléculaire, sur la réutilisation constante du vieux pour faire du neuf », F. Jacob, 1981, p. 64-65 et p. 71.


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La technologie nous libèrerait de plus en plus des contraintes naturelles, pour mieux nous aliéner à un monde technique. Une réponse avancée, par exemple par Jérôme Goffette, est le principe de prudence et la tentative de construire une déontologie propre à l’anthropotechnie. Pourquoi pas ? Le problème est de savoir si ce principe de prudence est efficace au sein du système économique qui est le nôtre, à savoir le capitalisme. Je ne me pencherai pas sur le concept de prudence, qui a un sens en économie qui diffère de son sens moral. La question est de savoir à quel type de prudence on se réfère. J’insisterai pour finir sur les conditions dans lesquelles la société capitaliste place les individus. Ceux-ci sont considérés comme possédant une force de travail, force de travail que l’on peut mesurer, quantifier, et que l’on peut donc évaluer en terme de performance. Il se trouve que la mise en concurrence de ces forces de travail entre elles, et avec les machines, placent les individus dans une position d’impuissance chronique. Prenons l’exemple du sport professionnel : le dopage est encouragé par le sentiment que les sportifs ont un organisme insuffisant pour ce qui leur est demandé – en d’autres termes que leur capacité vitale est dévaluée. D’où la tentation d’une activité qui va permettre à ce corps sportif d’être à la hauteur de son milieu qui est le sien, activité qui passe par l’entraînement, la spécialisation, le façonnement du corps, et le dopage. Le problème du sportif est qu’il n’a qu’un corps humain, non adapté finalement à ce qui lui est demandé. Dès lors, le corps sportif a un devenir-machine, car, comme les machines, il n’a qu’une finalité : le rendement. Ne faudrait-il pas universaliser cette situation ? Ne sommes-nous pas pris dans un impératif de rendement, qui finalement nie notre statut d’individu biologique ? Cela aboutit à cette situation où les hommes ont le sentiment honteux d’avoir pris du retard sur leurs propres machines et instruments. C’est l’argument développé par Günther Anders dans L’obsolescence de l’homme : « Si j’essaie d’approfondir cette « honte prométhéenne », il me semble que son objet fondamental, l’« opprobre fondamental » qui donne à l’homme honte de lui-même, c’est son origine. (…) Il a honte de devoir son existence – à la différence des produits qui, eux, sont irréprochables parce qu’ils ont été calculés dans les moindres détails – au processus aveugle, non calculé et ancestral de la procréation et de la naissance » (p. 38). La conclusion s’impose : l’homme veut devenir un produit ! « S’il veut se fabriquer lui-même, ce n’est pas parce qu’il ne supporte plus rien qu’il n’ait fabriqué lui-même, mais parce qu’il refuse d’être quelque chose qui n’a pas été fabriqué ; ce n’est pas parce qu’il s’indigne d’avoir été fabriqué par d’autres (Dieu, des divinités, la Nature), mais parce qu’il n’est pas fabriqué du tout et que, n’ayant pas été fabriqué, il est de ce fait inférieur à ses produits ». (p. 40) On assiste alors à un renversement des valeurs. Le monde des machines, celui de la technique est


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un monde plastique, qui ne cesse pas de s’adapter et qui est toujours disponible pour de nouvelles tâches ; à l’inverse le monde des humains est un monde indécrottablement vivant, c’est-à-dire que « notre corps d’aujourd’hui est le même que celui d’hier, c’est le même corps que celui de nos parents, le même que celui de nos ancêtres ; celui du constructeur de fusée ne se distingue pratiquement pas de celui de l’homme des cavernes. Il est stable sur le plan morphologique. Moralement parlant, il est raide, récalcitrant et borné ; du point de vue des instruments : conservateur, imperfectible, obsolète – un poids mort dans l’irrésistible ascension des instruments. Bref, le sujet de la liberté et celui de la soumission sont intervertis : les choses sont libres, c’est l’homme qui ne l’est pas » (p. 50). C’est cette honte prométhéenne qui travaille souterrainement les désirs humains de se transformer. Le problème des biotechnologies nous paraît être celui-là : est-il certain que la société aujourd’hui puisse accepter que des potentialités soient laissées non développées ? Cette question se distingue de la situation décrite par la loi Gabor : « Tout ce qui est possible sera nécessairement réalisé ; et toutes les combinaisons possibles seront exhaustivement tentées ». Car la loi Gabor dit seulement que les progrès techniques ne procèdent pas par annulation, mais par restructurations permanentes. Notre question est de savoir si, les technologiques nous le permettant, nous devons nous améliorer, c’est-à-dire développer notre potentiel – par exemple notre potentiel interne contre la vieillesse ? Il est moralement difficile de répliquer à quelqu’un pour qui s’améliorer est incontestablement un bien sans que cela entraîne de tort vis-à-vis d’autrui. Mon objection est de veiller aux conditions historiques et matérielles dans lesquelles il fait ce choix : cela relève-t-il justement d’un choix ? J’attire alors l’attention sur deux conséquences possible. La première est évidemment qu’un contrôle social normatif s’instaure : les programmes alimentaires et d’hygiène sont autant de techniques qui entrent dans ce que Foucault nomme les biopouvoirs et les technologies de pouvoir, à savoir des procédures de contrôle très fines puisqu’elles sont à l’échelle des individus, et invisibles puisqu’elles prennent le masque d’un désir. La seconde conséquence est qu’à trop chercher à développer les potentiels – potentiels qui n’ont pas été développés par la sélection naturelle – l’homme risque d’être un vivant, dont la puissance va se retourner en son contraire. Car vivre, n’est-ce pas se confronter à la maladie et à la mort, n’est-ce pas faire l’expérience du négatif et de l’échec ? C’est la valeur même de la vie qui se trouve interrogée : « Par maladie de l’homme normal, il faut entendre le trouble qui naît à la longue de la permanence de l’état normal, de l’uniformité incorruptible du normal, la maladie qui naît de la privation de maladies, d’une existence quasi incompatible avec la maladie. » (Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 216).


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Revenons donc à la question : l’homme nouveau est-il l’homme dopé ? Probablement que oui, mais à condition de bien voir que cet homme n’est pas si nouveau que cela, qu’il ne fait que prolonger une activité vitale, dont le sens est de surmonter les impuissances. Tout le problème est désormais de savoir au juste ce qu’il faut considérer comme une impuissance. Pour notre part, il n’est pas sûr que tomber malade, vieillir, mourir soit le signe d’une impuissance. Partant de là, peut-être sera-t-il possible de regarder les biotechnologies pour ce qu’elles sont : de simples possibilités vitales, qui devront donc faire l’objet d’un choix. Reste à savoir si nous aurons véritablement le choix…


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