JACQUES AUDIARD : LE REGARD EXIGEANT D'UN CINÉASTE SUR LES ÉQUILIBRISTES DES SENTIMENTS
De Rouille et d’os. Mai 2012. Trois ans après le triomphe artistique et critique de Un Prophète et son beau succès public, le nouvel opus signé Jacques Audiard vient donc d’éclore simultanément au Festival de Cannes et dans les salles obscures. L’accueil réservé par les critiques et par les spectateurs est une nouvelle fois à la hauteur de l’attente. En s’attaquant pour la première fois au mélodrame, le réalisateur / scénariste prouve qu’aucun défi ne lui fait peur, réussissant à merveille l’addition du drame social et du film d’amour, relevant surtout le pari de redonner ses lettres de noblesse à un genre souvent décrié. Le mélodrame selon Audiard, c’est certes un maelström d’émotions fortes et de coups du sort tragiques, mais aussi une vision exigeante – quasi intransigeante – sur ses personnages et une manière très personnelle de mettre en scène des situations qui, entre les mains de beaucoup d’autres cinéastes, auraient pu tomber dans le voyeurisme ou le pathos. Sublimé par les prestations de ses interprètes – en premier lieu bien-sûr celles de Marion Cotillard et de Matthias Schoenaerts - ,De Rouille et d’os ne cède jamais aux émotions faciles et c’est en partie pour cela que le résultat nous fait tant chavirer le cœur.
Parce qu’un film – et surtout un tel film – se doit d'être vu au cinéma, je n’ai pas eu envie d’attendre sa sortie en vidéo pour consacrer une thématique à Jacques Audiard. Car en attendant d’avoir vu le Cosmopolis de David Cronenberg, l’un des autres événements cannois, le titre de «héros du mois » sied particulièrement à celui qui, au fil des années, a acquis une place à nulle autre pareille dans le paysage cinématographique français.
Né le 30 avril 1952 à Paris, fils du célèbre scénariste Michel Audiard, Jacques Audiard ne se destine pas à l’origine au cinéma mais plutôt à l’enseignement. Après avoir abandonné ses études de Lettres, il se laisse finalement tenter par le milieu du 7ème Art sur lequel la figure paternelle a déjà laissé son empreinte. C’est vers le montage qu’il se tourne dans un premier temps, devenant même assistant sur le cultissime film de Roman Polanski, Le Locataire. Dans les années 1980, l’écriture va prendre le dessus, il travaille avec son père sur le scénario de Mortelle Randonnée, film noir de Claude Miller avant de signer ceux de plusieurs thrillers ou polars – Poussière d’ange d’Edouard Niermans, Saxo d’Ariel Zeïtoun, Fréquence Meurtre de Elisabeth Rappeneau… - et surtout celui étonnant et déchirant du Baxter de Jérôme Boivin, plongée dérangeante et philosophique dans la conscience d'un chien hors du commun, film dans lequel on décèle une satire de la société et une critique acerbe des conditionnements en tous genres que nous subissons, que nous soyons sur deux jambes ou que nous ayons quatre pattes. Malgré quelques incursions dans la comédie, les scripts alors écrits ou co-écrits par Jacques Audiard possèdent en eux cette mélancolie, souvent, ce désenchantement, parfois, mais surtout cette noirceur qui en fait tout leur prix.
C’est à l’âge de 42 ans seulement que Jacques Audiard franchit le pas de la mise-en-scène. Son premier film, Regarde les hommes tomber, en 1994, contient déjà en germe quelques unes des caractéristiques de son œuvre. Entre polar et road movie, le film, adapté d’une nouvelle de Teri White, est d’une précision scénaristique exemplaire, aussi bien au niveau de la trame que des dialogues, les plans sont conçus de façon à ne rien laisser au hasard et la direction d’acteurs y est déjà remarquable. On trouve dans ce premier « essai », son intention d’allier à l’écran, jeunes acteurs et talents confirmés. C’est en effet devant sa caméra que Mathieu Kassovitz a montré pour les premières fois – il sera ensuite son « Héros très discret » - la large étendue de sa palette d’acteur et ce, face à des pointures nommées Jean-Louis Trintignant et Jean Yanne. Et rien que ce titre, Regarde les hommes tomber, pourrait résumer à lui seul l’œuvre d’Audiard, cinéaste qui n’aura ensuite de cesse de scruter des êtres qui ne sont pas pleinement définis dès le départ, des personnages souvent ambigus et au bord d’un précipice émotionnel dans lequel ils peuvent chuter, pour y sombrer ou pour s’en relever plus lumineux. Après avoir reçu plusieurs récompenses pour ce premier film dont le César® de la Meilleure Première œuvre, Jacques Audiard s’attelle à l’adaptation du roman de Jean-François Deniau, Un Héros très discret. Il fait de Mathieu Kassovitz, un personnage imaginaire à l'existence trop « banale » et qui s’invente une vie de résistant pendant le Seconde Guerre Mondiale. Jacques Audiard fait intervenir dans leurs propres rôles, de vrais historiens et de vrais résistants, ce qui participe au trouble ressenti et qui est le sujet même du film, à savoir la frontière entre réalité et fiction (ici, la mystification du personnage central). Présenté au Festival de Cannes 1996, le film en repart avec le Prix du Scénario. Sur mes lèvres, sorti en 2001, avec l’excellent duo Vincent Cassel / Emmanuelle Devos, est l’alchimie entre le genre de prédilection de son auteur, le polar, et le pur film d’amour. Pour la première fois, il met au centre de son histoire un personnage féminin. Une « héroïne » dont la surdité l’isole des vraies relations sociales mais qui va voir sa vie basculer quand son chemin croisera celui d’un ex-taulard. Jacques Audiard est une nouvelle fois salué par ses pairs, le film recevant, outre neuf nominations aux César® 2002, trois statuettes dont celle du Meilleur Scénario et celle de la Meilleure Actrice. Récompenses méritées tant le cinéaste réussit, derrière le film de genre, à nous conter une vraie histoire romantique, sans aucune mièvrerie, tendre et brutale à la fois.
Trois ans plus tard, il fera une razzia sur la cérémonie, remportant huit César® dont pour la première fois celui du Meilleur Réalisateur pour son magnifique De Battre mon cœur s’est arrêté. Prenant pour base un film des années 70, Mélodie pour un tueur (Fingers) de James Toback, Jacques Audiard suit la destinée et le cheminement intérieur d’un jeune homme tiraillé entre son métier d’agent immobilier véreux et son vieux rêve enfoui de devenir pianiste. Un homme déchiré entre l’écrasante figure paternelle et le souvenir de sa mère défunte. Film de duettistes, entre un réalisateur dont la caméra ne lâche jamais son personnage et son interprète, Romain Duris, exceptionnel dans le rôle de celui qui devra faire un choix entre la violence et la lumière. N’oublions pas de signaler que c’est dans ce film que Jacques Audiard dirige pour la première fois Niels Arestrup. Dans le rôle du père, ce monstre sacré du théâtre trouvait enfin un réalisateur lui offrant une partition haut de gamme, posant sur lui un vrai regard et lui donnant ainsi l’occasion de devenir aussi indispensable au 7ème Art que sur les planches. Et pour cela aussi, Jacques Audiard ne sera jamais assez remercié ! Puis vient Un Prophète, film de tous les superlatifs et de toutes les récompenses (ou presque). Pouvant être qualifié de film carcéral ultime, Un Prophète est une plongée sans concession dans l’univers des prisons qui suit la métamorphose d’un petit délinquant en futur « parrain » du crime, chronique du quotidien de la vie carcérale avec son lot de violences, de magouilles et de corruption. Faussement classique, l’esthétique de Jacques Audiard épouse ici, comme à chaque fois, ses personnages et son récit. Chaque plan est millimétré, chaque cadre est obsessionnellement travaillé, chaque décor et chaque absence de paysage renforcent l’étouffement ressenti par les personnages et par ricochet par les spectateurs. Dans Un Prophète, Jacques Audiard montre une nouvelle fois l’étendue de son ambition, celle d’allier l’excellence de la narration à l’absolue maîtrise formelle. Portant comme toujours un soin particulier à son casting, il réussit là à nouveau un coup de maître. Chaque personnage jusqu’au plus secondaire est porté avec implication par son interprète et la confrontation entre la révélation Tahar Rahim – entre candeur et dangerosité en devenir – et l’immense Niels Arestrup, tout en violence latente, demeure l’un des grands moments de cinéma de ces dernières années. Sans jamais être moralisateur, le film est un choc à la fois sensoriel et artistique. Présenté au Festival de Cannes en 2009, le film fait pour beaucoup figure de favori. S'il n'empoche pas la Palme d'Or, il repart avec le Grand Prix avant d'obtenir quelques mois plus tard une moisson de récompenses, parmi lesquelles 9 César et le Prix Louis Delluc.
Après cet univers obscur et clos, Jacques Audiard se penche alors sur l’adaptation du recueil de nouvelles de Craig Davidson, Un Goût de rouille et d’os. L’histoire d’une dresseuse d’orque qui, suite à un accident, se retrouve amputée des deux jambes et d’un homme qui a du mal à s’abandonner à des sentiments. Sans misérabilisme, sans pitié non plus, De Rouille et d’os, réussit le tour de force d’être à la fois sombre et lumineux, Jacques Audiard retrouvant ici la profondeur de champs. Une œuvre impressionnante de maîtrise, un mélo sublimé… Nous n’en dirons pas plus ici, vous laissant le soin d’aller le découvrir dans les salles obscures. Magistral serait en fait ce qui définirait le plus ce film, nouvelle démonstration du talent immense de son auteur et de l’intensité de deux acteurs magnifiques dont une Marion Cotillard qui, malgré son parcours exceptionnel, semble avoir trouvé ici son plus beau rôle. Intense, lumineuse, meurtrie, douloureuse, l’actrice y est éblouissante.
Considéré par beaucoup comme l'un des plus grands cinéastes français en activité, Jacques Audiard a cette qualité rare de ne jamais décevoir. En passe de devenir son plus grand succès public, De Rouille et d'os sera-t-il honoré au Palmarès de Cannes dimanche prochain ? Le jury présidé par Nanni Moretti a en fait l'embarras du choix, le film pouvant objectivement prétendre à chacune des récompenses, des prix d'interprétation à celui de la mise en scène. En attendant que sortent en salles les autres films de la compétition, on ne peut s'empêcher de penser que ces deux heures de cinéma total feraient une belle Palme d'Or®. Verdict d'ici peu. Mais si le film rentre bredouille, Monsieur Moretti risque bien d'entendre siffler ses oreilles !
Caroline Dormagen
De rouille et d'os Sorti en salle en 2012
Un prophète Sorti en salle en 2009
De battre, mon cœur s'est arrêté Sorti en salle en 2005
Sur mes lèvres Sorti en salle en 2001
Un héros très discret Sorti en salle en 1996
Regarde les hommes tomber Sorti en salle en 1994