Form Follows Love (Édition française)

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FORM FOLLOWS LOVE

Anna Heringer

Dominique Gauzin-Müller

Traduit de l’original en anglais par

Dominique Gauzin-Müller

Birkhäuser

Basel

D’Anna pour Stefan et Mirjam, avec sa gratitude pour leur amour et leur soutien.

De Dominique pour sa petite-fille Livia, en lui souhaitant une vie pleine d’amour et d’aventures.

« L’architecture doit apporter du sens aux gens et contribuer à la santé de la planète et à la justice sociale. C’est ce que j’essaie de faire avec mon travail. » Anna Heringer

Cette citation résume également l’essence de l’OBEL AWARD qu’Anna a remporté en 2020. Nous souhaitons donc mettre en valeur et célébrer l’engagement inébranlable d’Anna en faveur de l’enrichissement et de la prise d’autonomie des populations défavorisées, ainsi que ses encouragements à la création d’une architecture éthique et écologique. Le OBEL AWARD est fier d’avoir contribué au succès d’Anna et à la diffusion de son message à travers cet ouvrage et sa suite à venir.

J’espère que vous trouverez ce livre inspirant. Moi oui !

Jesper Eis Eriksen, directeur exécutif

OBEL AWARD et Fondation Henrik Frode Obel

PREMIÈRES INSPIRATIONS

13 Les influences familiales

Écologie, empathie et artisanat

17 Leçons de fr ugalité

Camps d’été en pleine nature

20 Développement et équité

Service civique au Bangladesh

25 À la rencontre de l’architecture

Université d’art et de design de Linz

28 Le chaînon manquant

Découverte de la terre

BANGLADE SH : UNE EXPÉRIENCE SI FORMATRICE

35

Les leçons du chantier

École METI , un bâtiment « fait main »

45 Une intuition construite

Centre DESI de formation pour les électriciens

52 Habitat, ag riculture et biodiversité

HOME made, maisons faites à la main pour des familles de paysans

61 Émancipation des femmes

Dipdii Textiles

66 Visions d’avenir

Construire en terre dans les camps de réfugiés rohingyas

70 Briser le moule

Centre Anandaloy pour les personnes en situation de handicap

76 Claystorming

Centre Chwitter de formation au développement durable

78 Vers un nouveau

Autres projets dans les pays du Sud global

95 Transition vers l’Europe

Le Monolith d’Omicron

DU BANGLADESH À L’EUROPE

105 Une planète, une famille

À la recherche d’une stratégie mondiale

107 Hors-la-loi pour faire avancer la loi

Le courage de suivre d’autres voies

112 La beauté des matériaux naturels

Centre de soins ayurvédiques RoSana à Rosenheim

115 Le vrai coût des matériaux

Campus Sankt Michael à Traunstein

119 Le pouvoir de la participation

Autel de la cathédrale Saint-Pierre de Worms

124 Le vrai pouvoir féminin

L’espace de naissance de Hittisau

131 Mère et architecte

Un numéro d’équilibriste au quotidien

134 Le pouvoir de la frugalité

Ne pas perdre sa vie à la gagner

146 Tous les talents du monde … Par Anna Heringer

148 L’histoire derrière le livre Par Dominique Gauzin-Müller

152 Remerciements

156 Crédits photographiques

157 Mentions légales

À PROPOS DU BONHEUR

D’une manière générale, j’ai le sentiment d’être plutôt dans la moyenne. À l’école, je n’étais pas surdouée, mais je n’étais pas non plus mauvaise élève. J’avais des talents musicaux, mais je n’étais pas un prodige. Pendant mes études, j’avais de bonnes notes, mais je n’étais pas brillante. Je n’ai pas grandi dans la pauvreté selon les normes européennes, mais je n’ai pas eu l’impression de faire partie de la société de consommation. En revanche, en ce qui concerne ma taille, je ne peux pas dire que je suis dans la moyenne. Je suis petite, mais sans complexe : je ne me sens pas moins puissante pour autant. Et c’est ce qui fait toute la différence !

Je n’ai jamais pensé : « Cela ne fait pas sens ! », ni « ça ne marchera jamais ! », ni « de toute façon, que peut faire une seule personne ? » Toute ma vie, j’ai été fermement convaincue que je pouvais changer le monde et que les autres pouvaient le faire aussi. Cette certitude, je la dois à mes parents, à ma famille, aux amis avec lesquels j’ai grandi, à mes enseignants ainsi qu’aux nombreuses personnes qui ont croisé mon chemin depuis.

Une seule grande décision ne change pas le monde. Le monde change grâce aux petites décisions que nous prenons chaque jour, consciemment ou inconsciemment.

Cet ouvrage décrit ces décisions et ce qui fait grandir la confiance en soi. Il raconte comment on peut assumer ses responsabilités et apprendre à suivre son intuition. Il montre comment on surmonte ses

échecs et comment on apprend de ses expériences. Et bien sûr, il parle d’architecture ! Il retrace le pouvoir inhérent au choix des matériaux et au processus de construction. Mais surtout, il met en valeur l’incroyable puissance de la beauté et de l’amour.

Ce livre n’est pas l’histoire d’une jeune femme qui se rend dans un pays en voie de développement pour enseigner l’architecture aux habitants de villages pauvres. C’est l’histoire d’un apprentissage commun, main dans la main. Une histoire qui soulève plusieurs questions : Que pouvons-nous apprendre des autres cultures pour trouver le bonheur dans la frugalité, l’autonomie et la résilience ? Que pouvons-nous apprendre des habitants des pays du Sud global pour assurer à tous un avenir sur cette planète ?

Chaque être humain naît avec des talents uniques et singuliers. Les découvrir, les développer et en faire usage pour son propre bonheur et pour celui des autres, voilà pour moi une vie épanouissante.

Anna Heringer

BANGLADESH : u NE EXPÉRIENCE

SI FORMATRICE

LES LEÇONS DU CHANTIER

Lors de la conception de l’école METI , j’ai eu de nombreuses discussions avec paul Tigga, directeur de l’ONG Dipshikha et initiateur du projet, ainsi qu’avec son fils prodip, directeur de l’école. Tous deux voulaient un bâtiment favorisant un « apprentissage joyeux », c’est-àdire une école où les élèves se rendent chaque jour avec enthousiasme et dans laquelle ils sont heureux. Cela m’a encouragée à concevoir le bâtiment du point de vue des enfants, sans faire de recherches sur la pédagogie ni sur la psychologie. J’ai préféré me souvenir de ma propre jeunesse et renouer avec l’enfant qui est en moi. Je crois que nous, les êtres humains, sommes tous très semblables quand les multiples couches d’ego qui nous étouffent ont été effeuillées. En me concentrant sur les besoins humains essentiels, j’ai découvert que les rêves et les besoins d’une gamine bavaroise étaient proches de ceux d’un petit Bangladais.

Quand nous étions enfants, les endroits que nous préférions, mes amis et moi, ressemblaient à des refuges troglodytiques. Ils nous procuraient le sentiment d’être enveloppés et protégés, tout en nous offrant une large vue sur ce qui nous entourait. J’aimais me cacher sous une table couverte d’une nappe tombante et admirer les multiples couleurs que les rayons du soleil faisaient chatoyer. personne ne pouvait me voir, mais je pouvais tout entendre. parfois, avec mes amis, nous nous blottissions dans des buissons ou dans la frondaison luxuriante d’un arbre. Ainsi protégés, nous pouvions observer sans être vus. Dans ce genre d’espace étroit, baigné par une lumière tamisée, je me suis toujours sentie en sécurité ; indépendante, mais sans perdre le contact avec la vie qui se déroulait autour de moi. C’est probablement ce que les enfants de Rudrapur ressentent lorsqu’ils sont assis dans les grottes de l’école METI et qu’ils regardent par les ouvertures donnant à la fois sur l’extérieur et sur la salle de classe. J’ai aussi dessiné pour eux une cabane dans les arbres, comme celle dont rêvent la plupart des gamins.

Les gens me demandent souvent si les enfants ont été impliqués dans le processus de conception, mais ce n’est pas le cas. pour ce projet,

11 Lors de l’ouverture de l’école METI en 2006, des saris colorés remplaçaient les portes qui n’étaient pas prêtes. Cela m’a tellement plu que nous les avons conservés. (→ pages suivantes)

comme pour ceux qui ont suivi, j’ai essayé de me concentrer sur les besoins humains qui me semblent fondamentaux : se sentir protégé, avoir conscience de sa propre valeur, faire partie d’une communauté, s’émanciper, mais aussi jouer. Les archétypes spatiaux et les processus de conception et de construction que j’utilise sont toujours inspirés par ces besoins archaïques.

pour l’école METI , le client m’avait demandé une salle de classe circulaire, car ses élèves s’assoient généralement en rond sur le sol. Comme j’étais un peu sceptique, j’ai consulté quelques amis enseignants au sujet de leur classe idéale : tous préféraient une pièce avec de nombreux coins pour pouvoir répartir les élèves par petits groupes à différents endroits. Cela rejoignait ma propre expérience. parfois, je voulais être seule parce que j’étais triste ou que j’avais besoin de réfléchir et d’assimiler quelque chose, mais la conception de la classe m’obligeait à faire partie du groupe. par ailleurs, je savais que la portée d’une salle de classe standard est trop importante pour un plancher en bambou, et que j’avais besoin de poteaux intermédiaires pour supporter la charge. La création des grottes est donc la conjonction de ces trois éléments : le souhait du client d’avoir des formes organiques, la possibilité d’avoir des zones de détente, les exigences structurelles. J’ai ainsi pu offrir aux élèves un élément ludique et une ambiance protectrice et chaleureuse. Au-delà de la pure fonctionnalité, cet espace rayonne d’amour et de joie.

La grotte et la cabane ont deux caractères très différents, mais tout aussi importants à mes yeux. La terre crue apporte ancrage et atmosphère introvertie à la grotte du rez-dechaussée, tandis que la charpente en bambou donne à l’étage une image légère et extravertie. La structure de la façade ouest a été fortement influencée par les techniques apprises chez les scouts : elle ressemble à la tour réalisée dans l’un des camps d’été ! En fait, tout l’étage est comme une grande cabane. À Rudrapur, les maisons sont de plain-pied. La plupart des enfants n’avaient jamais vu de bâtiment à étage, et monter là-haut était pour eux très excitant. Certains ont eu peur au

début, mais ils se sont rapidement approprié tous les espaces avec beaucoup d’enthousiasme.

Le contraste entre la rugosité massive des murs en terre et la légèreté des saris aux couleurs vives, que nous avons utilisés pour le plafond et les rideaux des portes, est l’un des éléments qui rendent l’atmosphère de l’école METI si singulière. J’aime particulièrement le contraste entre la trame rigide des bambous et les ondulations des saris. Lorsque je me promenais dans les villages du Bangladesh, j’avais toujours admiré ces magnifiques textiles séchant sur des cordes à linge. Dans certaines maisons, des saris sont tendus au-dessus du lit pour le protéger de la poussière qui tombe du toit de chaume. J’ai repris cette tradition, mais d’une autre manière et à une autre échelle.

Si j’ai conçu cette école avec de la terre et du bambou, c’est pour mettre en valeur la beauté inhérente à ces matériaux. Je voulais prouver que leur utilisation ne se limite pas à de petites huttes sombres et qu’ils permettent également d’ériger de grandes structures témoignant de leurs fantastiques qualités. Au rez-de-chaussée, les murs porteurs sont construits selon la technique de la bauge. La terre et la paille de riz ont d’abord été mélangées par des vaches et des buffles d’eau. Ensuite, les ouvriers ont formé des boules qu’ils ont entassées sur un socle pour former une couche d’environ 65 centimètres de hauteur. Après quelques jours de séchage, l’excès de matière a été enlevé à l’aide d’une bêche avant de commencer la couche suivante.

12 L’endroit préféré des enfants : les grottes de l’école METI 13 À l’étage de l’école METI , les cours se déroulent dans une ambiance de cabane dans les arbres.

Les techniques de construction en terre et en bambou ont été développées avec l’architecte Eike Roswag-Klinge et l’ingénieur Christof Ziegert. Les vingt-cinq ouvriers et artisans de Rudrapur et des villages voisins qui les ont ensuite mises en œuvre ont été formés sur place, ce qui a permis de créer des emplois, initiant une nouvelle étape vers l’émancipation. Nous leur avons enseigné de nouvelles techniques, mais ils nous ont aussi beaucoup appris, par exemple la meilleure manière de réaliser l’amalgame. Bien sûr, nous n’avions pas de malaxeur sur place ! Nous avons d’abord essayé de mélanger terre et paille avec une charrue, mais cela n’a pas fonctionné. Nous avons alors fait travailler des vaches. C’était déjà mieux, mais les ouvriers m’ont dit : « Regarde Anna, les vaches sont trop intelligentes. Elles posent toujours leurs pattes dans les trous du tour précédent. Il te faut des buffles d’eau ! » À  la fin du chantier, j’étais l’heureuse propriétaire de huit buffles !

La modernité que beaucoup recherchent passe par l’architecture, pas par l’usage de matériaux industriels.

Afin de protéger les murs de l’humidité, le bâtiment repose sur une fondation en maçonnerie de 50 centimètres d’épaisseur en brique de terre cuite, le produit le plus courant dans l’industrie du bâtiment au Bangladesh. Un enduit au ciment apporte une finition imperméable. Deux couches de film en polyéthylène, disponible localement, ont été superposées sur cette base pour créer une membrane d’étanchéité. Fondation et membrane, les deux ajouts principaux aux méthodes locales de construction en terre, permettront au bâtiment de durer plus longtemps tout en réduisant les besoins d’entretien. pour protéger les murs par le haut, nous avons couvert le bâtiment d’un toit largement débordant. L’ajout de paille à la terre est aussi une amélioration des techniques traditionnelles : lorsque la surface s’érode d’environ deux centimètres, les brins commencent à dépasser, rendant la façade plus rugueuse. C’est l’écoulement de la pluie sur la surface qui provoque l’érosion. La rugosité apportée par la paille ralentit la vitesse de l’eau qui glisse le long de la façade et stabilise les parties humides. L’eau elle-même n’est pas un problème : elle ne peut pas pénétrer très profondément dans le mur, car lorsque la terre est mouillée, les particules d’argile gonflent et referment naturellement les fissures. Et comme l’argile sèche rapidement, les façades sont très durables.

Les murs en bauge de l’école METI , construits en 2005, ont prouvé leur solidité, même sous la pluie battante de la mousson. La terre ne contient aucun additif chimique, seulement la paille du riz produit localement. Beaucoup de gens pensent que pour rendre les constructions en terre

plus modernes et plus solides, il faut ajouter du ciment ou un autre additif stabilisant. Mais ce n’est absolument pas nécessaire ! pourquoi ajouter quoi que ce soit à un matériau qui est déjà parfait ? La terre peut équilibrer l’humidité pendant la saison des pluies mieux que n’importe quel autre matériau. Si un endroit doit être réparé, il suffit de prendre la partie abîmée, d’ajouter un peu d’eau et de la remettre en place. Quand la terre sera sèche, la façade retrouvera son aspect d’origine. Et si le bâtiment doit être démoli, il suffit d’enlever le toit et de laisser les murs s’effondrer sur le sol dont ils sont issus. Ensuite, vous pouvez même y cultiver vos légumes. Rien de tout cela n’est possible si vous ajoutez du ciment ! La modernité que beaucoup recherchent passe par l’architecture, pas par l’usage de matériaux industriels, même si on peut en utiliser de manière ciblée pour des besoins précis. Les bambous de la structure de l’école ont été assemblés à l’aide de cordes en nylon et de broches en acier, qui pourront être réutilisées quand le bâtiment sera en fin de vie, conformément aux principes de l’économie circulaire. Dans d’autres constructions avec des portées plus petites, nous avons utilisé des broches en bambou et des cordes en fibre de coco, que nous avons tissées nous-mêmes.

Donner à la façade un rythme irrégulier était pour moi très important. C’est là que la musique entre en scène ! Je trouve les grilles répétitives horribles. Les projets qui n’émergent que d’un plan standardisé me hérissent le poil. Lorsque vous jouez de la batterie, vous laissez tomber certains temps ou vous mettez l’accent sur le contretemps. C’est ce que j’ai ressenti en concevant la façade de l’école METI . Cela a donné lieu à de nombreuses discussions sur le chantier avec mes collègues allemands. Ils pensaient qu’il valait mieux créer une trame régulière et placer toutes les fenêtres à la même hauteur. Cela semblait plus facile du point de vue de la construction, mais je tenais beaucoup au rythme irrégulier de la façade. Ce sont nos émotions qui donnent le rythme. Même les battements de cœur ne sont pas toujours les mêmes … et le cœur s’arrête parfois de battre quand on tombe amoureux ! Il n’est pas naturel que tout soit aussi rationnel. D’ailleurs, en fin de compte, comme les artisans n’avaient jamais utilisé de mètre ni de niveau auparavant,

DU BANGLADESH À L’E u ROPE

UNE PLANÈTE, UNE FAMILLE À LA RECHERCHE D’ u NE STRATÉGIE MONDIALE

pendant longtemps, je n’ai pas eu envie de construire en Allemagne. Les très nombreuses réglementations y sont adaptées à l’industrie du bâtiment et soutenues par ses lobbies, et elles entravent, souvent délibérément, les innovations potentielles. Il faut beaucoup de temps et bien des efforts pour sortir des processus de construction conventionnels et éviter l’usage de matériaux industriels. J’ai longtemps pensé que c’était une perte d’énergie. Bien sûr, il n’est pas facile de construire dans des zones rurales reculées, avec des ressources très limitées et des ouvriers non formés, qui ne savent souvent ni lire un plan ni utiliser des outils de mesure. Il faut également beaucoup de temps et d’engagement pour y créer un environnement de travail fécond. Mais je trouve ce processus beaucoup plus gratifiant, car tous les acteurs impliqués profitent de l’expérience. Établir un climat de confiance et apprendre ensemble à surmonter ses peurs est bien plus efficace que n’importe quelle réglementation. À mes yeux, l’Europe comptait bien assez d’architectes, et je ne me sentais ni nécessaire ni vraiment désirée.

Si les premières commandes de clients européens ont tardé à venir, c’est sans doute parce que ma philosophie et mon architecture étaient trop éloignées des standards auxquels ils étaient habitués. Mais j’ai compris peu à peu que ma méthode ne serait vraiment juste et pertinente que si elle était testée et validée dans des pays industrialisés. Je suis allée dans le lointain Bangladesh et j’y ai construit des bâtiments considérés comme exotiques qui m’ont apporté honneurs et récompenses. Mais s’arrêter là m’aurait privée d’une expérience encore plus décisive. J’ai soudain ressenti – et je ressens toujours – le besoin de mettre en œuvre les leçons apprises au Bangladesh dans le contexte du Nord global. Je suis persuadée que nous formons une grande famille humaine partageant la même planète. Il n’existe aucun principe éthique justifiant que nous construisions d’une manière différente dans les régions du monde où la richesse permet d’acheter toutes sortes de ressources en exploitant ceux qui ne possèdent ni les mêmes moyens ni le même pouvoir. Je crois en une stratégie écologique globale, abordable pour tous. Et face

aux tensions géopolitiques et aux fractures sociales actuelles, ce processus inclusif et participatif est plus indispensable que jamais.

Une stratégie environnementale qui n’est appliquée que par une partie de la population mondiale n’est pas pertinente. Lorsque nous concevons et réalisons nos bâtiments, il est impératif de penser et d’agir à l’échelle mondiale. Avoir plus d’argent ne signifie pas que nous avons le droit d’épuiser des ressources qui appartiennent à tous. Je veux prouver que l’approche écologique que j’ai menée au Bangladesh est tout aussi applicable dans le contexte européen, voire au-delà, mais également que nous avons beaucoup à apprendre du Sud global. L’intégration des connaissances vernaculaires dans nos processus de construction n’est pas seulement éthique, elle enrichira aussi nos cultures et nos sociétés. •

28 Ce petit land autrichien est l’un des plus innovants au monde en ce qui concerne l’écologie, les cultures constructives et la valorisation de matériaux locaux dans une architecture contemporaine.

HORS-LA-LOI POUR FAIRE AVANCER

LA LOI

LE CO u RAGE DE S u IVRE D’Au TRES VOIES

Il serait tout simplement injuste que je construise en terre pour une congrégation catholique au Ghana et en béton pour l’Église catholique de Bavière. Valoriser les ressources locales et les matériaux naturels, en particulier la terre, est une préoccupation centrale pour moi, et elle est pertinente partout dans le monde. Mais, bien sûr, il est beaucoup plus difficile d’appliquer ces principes en Europe. pour les projets que j’ai réalisés dans le Sud global, je n’ai jamais suivi de normes ni de réglementations ni de certifications. Je n’avais pour boussole que mon intuition et une vision écologique fondée sur le bon sens. J’applique la même démarche en Allemagne, mais le processus y est accompagné d’un « br uit de fond » incessant, qui entrave les décisions intuitives. La plupart des obstacles rencontrés sont associés à une certaine forme de crainte. Au Bangladesh, je discute des détails avec l’entreprise, les artisans et le client, et nous cherchons ensemble la meilleure solution. Si quelque chose ne fonctionne pas comme prévu, nous en assumons conjointement la responsabilité, et lorsque la situation devient vraiment difficile, nous nous serrons les coudes. C’est ce qui rend l’innovation possible. Je l’ai également expérimenté dans le Vorarlberg 28

Une expérience partagée avec Martin Rauch a eu un grand impact sur moi. En 2011, j’ai passé un an à Boston grâce à une bourse du LOEB Fellowship. Dans ce cadre, nous avons réalisé ensemble une installation sculpturale le long de la façade principale de la Harvard Graduate School of Design (GSD ) où j’enseignais. Le projet a impliqué environ cent cinquante personnes : étudiants, membres de la faculté et habitants de la région. La construction était interrompue presque quotidiennement à cause d’une nouvelle crainte concernant la responsabilité ou les dommages potentiels. Après ce qui devait être le dixième arrêt des travaux, la patience de Martin était à bout et il s’est écrié : « Je vous le dis clairement : il n’y a pas d’innovation sans risque ! » Son cri du cœur a fait l’effet d’une bombe, et pas seulement pour moi. Après ce coup d’éclat, plus personne n’a osé exprimer la moindre inquiétude.

Bien sûr, il faut avoir la capacité d’assumer les risques et ne pas se lancer à la légère. Cela nécessite une connaissance approfondie des matériaux, de bons artisans, et un client courageux qui soit un véritable partenaire. On peut alors évaluer ensemble les risques et se limiter à ceux dont on est capable de maîtriser les conséquences potentielles. Il faut surtout savoir pourquoi et pour qui on accepte de prendre de tels risques. Cela doit en valoir la peine, et la protection de l’environnement est la meilleure des raisons. Surmonter la crainte d’enfreindre la loi et d’en assumer la responsabilité ne représente cependant que la moitié du défi. Je suis convaincue que la cupidité est l’une des principales causes des problèmes auxquels nous sommes confrontés. En ef fet, de nombreuses réglementations sont fortement influencées par des intérêts industriels, et les lobbies de la construction utilisent la peur à leur avantage. Dans certains pays, ils ont même réussi à interdire les constructions en terre porteuse si la terre n’est pas stabilisée avec du ciment !

44 Cette installation devant la façade de la Harvard Graduate School of Design de Cambridge, dans le Massachusetts (États-Unis), a été réalisée en 2012 avec Martin Rauch dans le cadre d’une bourse du LOEB Fellowship.

29 Ce projet est décrit en détail → page 115.

Nous accordons aux normes un pouvoir énorme, mais les normes ne sont pas des lois de la nature ! L’hégémonie de la réglementation me semble particulièrement flagrante en Allemagne. Lorsque j’ai interrogé l’architecte japonais Shigeru Ban sur la réalisation de son immense structure en papier pour l’Expo 2000 à Hanovre, il m’a répondu : « partout dans le monde, les gens se réjouissent lorsqu’il n’y a pas de norme pour un certain type de structure, un matériau ou un détail constructif, car cela crée une zone grise. Et ils exploitent cette lacune avec bonheur. En Allemagne, en revanche, l’absence de norme signifie que c’est interdit et qu’on ne peut pas construire. » Je pense qu’il est parfois justifié de ne pas respecter une norme et, comme dit mon père, de « brûler un feu rouge en conscience ». Car si nous attendons que toutes les exigences réglementaires soient en faveur d’une architecture écologique et économe en ressources, il sera trop tard !

Nous accordons aux normes un pouvoir énorme, mais les normes ne sont pas des lois de la nature !

Il est urgent de remanier en profondeur les règles applicables au bâtiment. Chacune devrait être examinée précisément à la lumière de la question suivante : « Qui en bénéficie ? » Et la nature ne doit pas être exclue de l’équation ! L’amélioration de la sécurité de quelques personnes ne peut pas justifier des méthodes constructives qui consomment de grandes quantités de ressources et impactent le climat. Car il est certain que les dérèglements climatiques auront des répercussions sur tous les habitants de la planète.

Il est essentiel de vérifier les raisons de nos craintes et de s’assurer que le risque est bien réel. En Allemagne, par exemple, l’homologation des sièges pour enfants, des ceintures de sécurité, des airbags et d’autres composants d’une voiture est de plus en plus stricte. Mais pour accroître la sécurité des enfants et des adultes, la limitation de vitesse sur les autoroutes serait une solution beaucoup plus pertinente : la circulation y serait moins dangereuse et les émissions de CO 2 en seraient diminuées, ce qui protègerait également la nature. De tels exemples abondent dans le domaine de la construction. La quantité des ressources consommées pour la protection contre l’incendie est énorme. Il en va de même pour la réglementation acoustique et thermique.

pendant la construction du plancher de l’internat en structure bois du campus Sankt Michael à Traunstein 29, l’analyse de la physique du bâtiment a fait ressortir la nécessité d’insérer un lait de latex dans le remplissage en gravier, afin d’augmenter l’isolation acoustique d’environ trois décibels et d’atteindre la valeur prescrite par la norme. Nous avons

beaucoup discuté avant de décider s’il était acceptable ou non de demander aux futurs jeunes occupants du bâtiment d’être plus attentifs les uns aux autres. Heureusement, cette alternative a été acceptée. Nous avons ainsi évité d’introduire des produits chimiques dans le bâtiment et de produire des émissions de composés organiques volatils (COV ) et des déchets dangereux inutiles. Le respect mutuel a primé sur la liberté individuelle poussée à son paroxysme …

Nous devons nous réapproprier notre pouvoir de décision et réapprendre à assumer nos responsabilités.

Si seulement nous avions tous un peu plus d’empathie les uns envers les autres ! Nous pourrions économiser tant de surface si le nombre de personnes qui aspirent à posséder une maison diminuait. pour maximiser notre liberté individuelle, nous détr uisons la biodiversité et des terres agricoles fertiles, nécessaires pour produire notre alimentation. Qu’en diront les générations futures ? L’obstacle majeur à une construction écoresponsable, c’est la peur. La peur du changement, du manque, des erreurs, de ses propres limites, de la responsabilité … Nous avons créé un filet de sécurité virtuel, fait de normes et de polices d’assurance, qui nous donne l’illusion d’être libérés de ce fardeau. C’est ce filet qui nous a piégés. Bien sûr, nous ne devons pas abolir toutes les normes, mais nous devons nous réapproprier notre pouvoir de décision et réapprendre à assumer nos responsabilités.

L’essentiel n’est pas le pouvoir, mais l’émancipation. En fin de compte, il est beaucoup plus utile de faire consciemment ce que nous dit notre voix intérieure. pour y parvenir, nous avons besoin d’une approche holistique associant tous les niveaux de l’intelligence : intellectuelle, manuelle, émotionnelle, sociale et spirituelle. Atteindre cet objectif est un but important dans la vie. C’est en s’affranchissant de ses peurs et de ses doutes qu’on accède à la véritable liberté et qu’on renoue avec son être profond.

Un autre problème sociétal courant est le désir de perfection. Un désir qui, en fait, est lui aussi une peur, celle de ne pas être à la hauteur. Heureusement, j’ai pu me débarrasser en grande partie de l’étau de ce perfectionnisme. La recherche de la perfection entrave toute forme de participation et provoque une consommation excessive de ressources. Combien d’acier et d’autres armatures pourrions-nous économiser, par exemple, si nous acceptions des fissures non structurelles ? Et combien de tonnes de peinture et d’autres finitions ou adhésifs toxiques pourrions-nous économiser si nous assumions ces imperfections ? Le

perfectionnisme mobilise également d’énormes quantités d’énergie que nous pourrions utiliser à meilleur escient. Nous savons tous combien d’ef forts il faut déployer pour atteindre les derniers 10 % de perfection sur un chantier. Est-ce vraiment indispensable ? N’existe-t-il pas des objectifs plus pertinents sur lesquels concentrer notre attention ? Une poignée de porte n’est qu’une poignée de porte. Bien sûr, c’est un beau geste si elle est magnifiquement dessinée, et je suis heureuse lorsque je découvre des détails bien pensés et bien exécutés. Mais l’effort doit rester proportionnel au résultat. Ces détails occultent souvent les sujets pour lesquels il vaut la peine de se battre, par exemple la suppression des matériaux cachés, nocifs pour la santé des humains et de la planète.

Construire sous des climats tropicaux fut pour moi une leçon très instructive. Rien n’y reste parfait bien longtemps, et c’est en quelque sorte libérateur. Je refuse également d’être parfaite en Allemagne ! Si la conception a vraiment du sens et si l’architecture est belle, nous pouvons tolérer quelques imperfections dans les détails. C’est ce qui rend les bâtiments humains ! Dans l’architecture islamique, on intègre même délibérément des erreurs, par exemple dans les ornementations, pour montrer que seul le divin est parfait. Une position très sympathique … •

LA BEAUTÉ DES MATÉRIAUX NATURELS

CENTRE DE SOINS AY u RVÉDIQ u ES ROSANA À ROSENHEIM

Un des avantages des bâtiments en matériaux naturels est qu’ils ne sont, par nature, jamais tout à fait parfaits. Ils sont vivants, et cela nourrit l’âme ! C’est ce que nous disent les curistes qui résident dans la Waldhaus 30, la maison d’hôtes que j’ai conçue avec Martin Rauch en 2019 pour le centre de soins ayurvédiques RoSana à Rosenheim, en Allemagne. pour compléter l’hébergement existant, nous avons planifié un petit bâtiment avec quatre chambres et un appartement pour le personnel, en essayant de l’insérer le plus délicatement possible dans son milieu naturel. La forêt alluviale qui jouxte le site offre des ressources utilisables dans la construction : bois, saule et argile. pour une intégration harmonieuse avec son environnement, la maison d’hôtes a donc une structure porteuse en bois, des murs en pisé et une façade tressée en tiges de saule non pelées et non traitées. Ces trois matériaux sont, par nature, polychromes. Leur surface, très vivante, présente de petites fissures et des nuances de couleurs. De temps en temps, une petite pierre se détache du mur en pisé. La nature ne connaît pas les angles droits. La maison d’hôtes serpente donc organiquement le long de la petite plaine inondable, qu’elle surplombe comme un nid d’oiseau géant.

C’est parce qu’ils se sentent physiquement et mentalement surchargés, donc fragiles, que les patients viennent au centre de soins ayurvédiques RoSana. Si certains sont épuisés, c’est peut-être parce qu’ils cherchent constamment à atteindre la perfection, sans y parvenir. Il me semble qu’un environnement parfait entraverait le processus thérapeutique. S’accepter soi-même, avec toutes ses faiblesses, est souvent le premier pas vers la guérison. De nombreux hôtes nous disent qu’ils apprécient la Waldhaus parce qu’ils ont l’impression de se fondre dans la nature et que les chambres les protègent sans les isoler.

Le parti pris de la conception était une réduction à l’essentiel. Mais se concentrer sur l’essentiel ne signifie pas seulement diminuer la taille d’un projet. Il faut créer des ambiances singulières rendant l’expérience spatiale unique et passionnante. De cette manière, la frugalité n’est pas

45 Façade est de la maison d’hôtes du centre de soins ayurvédiques RoSana de Rosenheim, en Bavière, érigée en 2021 en lisière de la forêt alluviale.

30 « maison de la forêt » [NdT].

perçue comme une réduction de la qualité. Les hôtes séjournent généralement à RoSana pendant deux ou trois semaines, et ils passent beaucoup de temps dans leur chambre. Avec une surface d’environ 14 mètres carrés, celles de la Waldhaus sont relativement petites par rapport aux autres hébergements proposés dans le centre. Nous pensons que ces dimensions modestes peuvent aider les patients à retrouver une paix intérieure. Le bien-être n’est pas une question de mètres carrés, mais de justes proportions, de qualités haptiques et de mise en œuvre artisanale. Dans la maison d’hôtes, les matériaux laissent transparaître leurs nuances subtiles, en particulier ceux qui sont à base de terre : le pisé archaïque, la surface veloutée de l’enduit, les carreaux de céramique faits à la main, la finition en argile et caséine finement crémeuse pour le sol et le mobilier. Il en résulte une profonde harmonie, à l’intérieur comme à l’extérieur, car ce qui est bon pour la nature l’est aussi pour l’être humain.

CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES

© ARGE Heringer & Rauch : pp. 94/95

© Iwan Baan : pp. 108/109

© Alizée Cugney : pp. 88/89

© Dipshikha : pp. 20/21

© Klara Fehsenmayr : pp. 144/145

© Laurenz Feinig : pp. 126/127, 128/129, 129

© Dominique Gauzin-Müller : p. 149

© GABRICAL : pp. 113, 114, 114/115, 116/117

© Alexandra Grill : pp. 56/57, 58/59

© Alice Guilhou, Studio Anna Heringer : pp. 136/137

© Anna Heringer : pp. 22, 24, 24/25, 27, 30, 48, 50, 50/51, 80, 90/91, 92/93, 139

© Famille Heringer : pp. 15, 16/17, 18/19

© Kurt Hörbst : pp. 36/37, 39, 40/41, 46/47, 72/73, 74, 74/75

© Margarethe Holzer : p. 79

© B. K. S. Inan : pp. 54/55, 59

© Jenni Ji : pp. 83, 84/85

© Julien Lanoo : pp. 80/81

© Katharina Lehmann (Ananda Earth Atelier) : p. 4

© Fabio Marcato : pp. 38, 62/63, 65

© Stefano Mori : pp. 71, 96/97, 98/99, 99, 100

© Planungsgemeinschaft Heringer, Rauch, Nägele-Waibel Architekten, Salima Naji : p. 7 7

© Norbert Rau : pp. 120, 122/123

© Martin Rauch : p. 150

© Tommy Schaperkotter/Shaowen Zhang : p. 67

© Sophie Scheurer, Studio Anna Heringer : p. 14

© Pauline Sémon : p. 132

© Studio Anna Heringer : pp. 124/125

MENTIONS LÉGALES

Auteures

Anna Heringer, Dominique Gauzin-Müller

Éditeur d’acquisition : David Marold, Birkhäuser Verlag, Vienne, Autriche

Éditrice de contenu et de production : Bettina R. Algieri, Birkhäuser Verlag, Vienne, Autriche

Traduction de l’anglais : Dominique Gauzin-Müller, Stuttgart, Allemagne

Correction et relecture: Stéphanie Quillon, Jean-Pascal Vachon

Maquette, conception graphique et mise en page : Kathleen Bernsdorf, Berlin, Allemagne

Édition d’images : Pixelstorm Litho & Digital Imaging GmbH, Vienne, Autriche

Impression : Beltz Grafische Betriebe GmbH, Bad Langensalza, Allemagne

Papiers : Igepa Flora, Amber Graphic

Font : Cádiz Luzi Type Foundry, Swift Linotype

Library of Congress Control Number : 2024931290

Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek

La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliographie. Les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http://dnb.dnb.de.

Les droits d’auteur de cet ouvrage sont protégés. Ces droits concernent la protection du texte, des illustrations et de la traduction. Ils impliquent aussi l’interdiction de réédition, de conférences, de reproduction d’illustrations et de tableaux, de radiodiffusion, de copie par microfilm ou tout autre moyen de reproduction, ainsi que l’interdiction de divulgation, même partielle, par procédé informatisé. La reproduction de la totalité ou d’extraits de cet ouvrage, même pour un usage isolé, est soumise aux dispositions de la loi fédérale sur le droit d’auteur. Elle est par principe payante. Toute contravention est soumise aux dispositions pénales de la législation sur le droit d’auteur.

ISBN 978-3-0356-2887-6

e-ISBN 978-3-0356-2888-3

ISBN édition imprimée en allemand 978-3-0356-2853-1

ISBN édition imprimée en anglais 978-3-0356-2854-8

© 2024 Birkhäuser Verlag GmbH, Bâle

Im Westfeld 8, 4055 Bâle, Suisse

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