De Bâle - Herzog & de Meuron

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de Bâle Herzog & de Meuron Jean-François Chevrier

Birkhäuser



p. 

I.

Local/global – 1. L’agence –

2. Orientations – 3. Commandes et adresse, la question sociale – 4. L’invention vernaculaire – 5. Le cube – 6. L’image du corps – 7. Intimité territoriale et échelle de mobilité – 8. Ornement(s) – 9. La nature comme modèle de complexité

p. 

II. Portraits croisés. La fabrique d’une biographie urbaine. Montage textes/images

p. 

III. Conversation. Jacques Herzog, Pierre de Meuron, Jean-François Chevrier. Bâle, les  et  juin 

 ,    : Trois étapes de la conception du revêtement en cuivre embouti pour la paroi extérieure du de Young Museum, San Francisco (concours , projet -, réalisation -) : modélisation à partir d’une photographie de feuillage


Local/global

Les propos de Jacques Herzog et de Pierre de Meuron cités dans ce texte proviennent de divers entretiens que nous avons eus

depuis une dizaine d’années, publiés (dans la revue El Croquis, en  et ) ou demeurés inédits.


1.

’

Comme son nom l’indique, l’agence Herzog & de Meuron est issue de la rencontre de deux personnes, Jacques Herzog et Pierre de Meuron, tous deux Bâlois, nés en , et dont les biographies présentent une étonnante similitude. Implantée à Bâle, l’agence répond aujourd’hui à des commandes venues de toutes les régions du monde ou presque (l’Afrique est une exception de taille). Herzog & de Meuron emploie à ce jour (juin ) trois cent cinquante architectes. Les fondateurs ont neuf partenaires, qui détiennent des parts de l’entreprise, dont trois partenaires principaux (Senior Partners) : Christine Binswanger, Ascan Mergenthaler et Stefan Marbach, qui travaillent avec Jacques Herzog et Pierre de Meuron depuis plus de vingt ans. Une structure hiérarchique ramifiée a été progressivement adaptée au développement de l’agence. Pierre et moi, dit Jacques Herzog, étions très jeunes quand nous avons commencé à travailler ensemble. Nous avons pris l’habitude d’être deux. Cela crée déjà une certaine différence, d’intérêts, de caractères, etc. C’est peut-être la raison pour laquelle nous pouvons travailler avec des partenaires. Pour la plupart des projets, un partenaire responsable est désigné, avec qui Jacques Herzog et Pierre de Meuron développent le projet. Les partenaires suivent le projet quotidiennement et organisent le travail des équipes. Le choix des nouveaux projets est fait de manière collégiale, mais Jacques Herzog et Pierre de Meuron ont conservé une voix prépondérante. Nous devons avoir envie de travailler sur chacun des projets retenus, et d’y travailler dans le contexte des autres projets en cours. Notre travail, c’est l’ensemble des projets. C’est le contexte de l’agence qui permet de juger de l’intérêt des propositions qu’on reçoit. Comme un vin dépend de son terroir, un projet présente un certain potentiel, qui dépend du client, du budget, du paysage, du programme, de la possibilité de faire évoluer ce programme. Plus largement, la direction de l’agence est restée essentiellement bipolaire : les deux fondateurs ont conservé leur liberté initiale dans la définition des options stratégiques de l’entreprise. Pierre de Meuron assure la direction effective de l’agence. Jacques Herzog est le pôle mobile. Il est vain d’essayer de définir ce qui revient à l’un ou à l’autre dans l’initiative et le cours des projets. Notre rôle, à Pierre et à moi, est d’apporter concepts et inspiration à tous les projets. Nous pensons différemment, mais on voit instantanément ensemble


  : Croquis de Jacques Herzog pour le Bâtiment 1 de Roche, site de Bâle (premier projet, -, non construit). Texte manuscrit : « montrer la structure à l’extérieur ? / lignes de structure orientées dans différentes directions – éventuellement visibles à l’extérieur comme les contours d’un profil ? c.-à-d. surface vitrée légèrement en retrait ? »   : Visualisation du plan de développement du site Roche, avec le Bâtiment 1 à l’arrière-plan (projet -, réalisation -) et les projets en cours d’étude depuis  : Bâtiment 2 et pRED Center




 tion du projet. Cette inertie est une menace, mais aussi une condition intéressante. Il est parfois difficile pour ceux qui travaillent tous les jours sur un projet de le voir attaqué. Ils ont tendance à le défendre. Je comprends ça très bien. Quand j’étais étudiant, j’étais très affecté quand le professeur détruisait mon projet. Je n’avais pas encore compris qu’il faut toujours créer une distance entre soi et l’œuvre pour lui donner une qualité autonome.

2.



L’histoire de l’agence depuis  a connu des tournants, des changements d’orientation. On peut déceler une alternance ou des allers-retours entre un parti pris initial de simplicité, qui a été qualifié de « minimaliste », et une recherche de complexité, particulièrement visible dans la Philharmonie de Hambourg. Les surcoûts générés, dans ce cas, notamment par l’articulation d’un programme multifonctionnel, ont révélé la nécessité d’un retour à la simplicité, appelé également par le contexte de la crise financière qui s’est installée en  (avec la faillite de Lehman Brothers). Il se trouve que c’est en cette même année  que la tour conçue pour les bureaux de Roche à Bâle fut rejetée par la direction de la firme. Il fallut réviser le projet, le simplifier. Pierre de Meuron racontait en août  : Le projet que nous avions proposé, avec deux spirales enlacées, a été rejeté par la direction de Roche. Alors que la construction était sur le point de commencer, ils se sont rendu compte qu’ils ne souhaitaient pas être représentés par une architecture qui contrastait trop avec leur patrimoine architectural, surtout par un bâtiment de grande hauteur très visible dans le contexte urbain bâlois. Leur message était clair et net, nous l’avons vite compris et avons pu poursuivre le dialogue – heureusement. Finalement, la tour est plus haute, mais plus modeste dans son expression formelle. Pour la majeure partie des gens, le second projet a gagné en se simplifiant. Aux p. -, -, yeux de quelques-uns, il s’est banalisé. La forme moins spectaculaire a été -, , dans ce cas la bonne approche, car elle a permis et généré une solution , ,  convaincante pour la phase suivante du développement à la verticale du site. Certains cas de figure permettent des solutions formelles plus spectaculaires ; dans ce cas-là il a été préférable de chercher la retenue et la modestie dans l’apparence extérieure, aussi en raison de la complexité de l’espace interne. En effet, le Bâtiment 1 offre à l’intérieur comme à l’extérieur des qualités spatiales et fonctionnelles inédites et peu communes pour un bâtiment de cette hauteur, notamment des terrasses avec accès à l’air libre pour les employés ainsi que des zones de communication sur trois étages, réparties dans tout l’édifice.




Immeuble de logements sociaux rue des Suisses, Paris (concours , projet -, réalisation -), septembre  [].   : façade sur la rue des Suisses.   : vue de l’intérieur de l’îlot




’  d’ailleurs jamais donné lieu à de grandes déclarations théoriques. Le préalable à tout projet est une analyse du « contexte », c’est aussi et surtout une réflexion sur le programme jusque dans ses éléments les plus immatériels (la psychologie du commanditaire en particulier) et une imprégnation des données territoriales, au-delà du site immédiat d’intervention. Cette attitude permet d’intervenir dans les situations les plus variées, en évitant que les éléments typologiques et la syntaxe qui ont été progressivement mis en place se figent en formules passe-partout. Le développement de l’agence peut être comparé à celui de la firme Ricola qui exporte un savoir-faire fondé sur des ressources locales (l’analogie expliquant d’ailleurs en partie le succès, sur tous les plans, communication comprise, des bâtiments conçus pour cette firme). Avec son treillage de pierres extraites du site, le chai Dominus est un autre exemple d’invention vernaculaire. L’idée que le matériau de construction lui-même puisse contribuer à l’inscription du bâtiment dans son environnement a été mise en œuvre à plusieurs reprises, en particulier dans le territoire de Bâle, avec le Schaulager (-) et, récemment, avec p. , - le Kräuterzentrum (la Maison des plantes) de Ricola (-). p. - Comme le signale Pierre de Meuron, la conception de ce bâtiment interprète le métier propre à Ricola, à l’encontre des (mauvaises) habitudes qui déterminent généralement la conception de bâtiments industriels : Le processus de préparation des herbes est proche de celui du vin : c’est une chaîne linéaire de transformation d’un produit naturel. Les herbes sont livrées par les agriculteurs, passent en quarantaine, suivent les étapes du séchage et sont finalement mises en sac. Elles sont ensuite mélangées selon les différentes recettes, et stockées à nouveau. Tout est automatisé et ne nécessite pas plus de cinq employés. Les ingénieurs ne pensent pas forme globale, ils conçoivent une succession de fonctions et de machines, une sorte de diagramme concrétisé. Le résultat est un monstre bâti informe. De notre côté, nous avions proposé une forme épurée – un prisme rectangulaire. Nous avons tenu bon et avons pu convaincre le maître d’ouvrage et les utilisateurs. Une structure simple à grands volumes neutres est le propre d’un bâtiment industriel : vingt ou cinquante ans après il peut être vidé et changer de fonction. La dimension agricole et locale de la production Ricola allait dans notre sens. Sachons qu’il s’agit d’un bâtiment industriel de dimensions considérables. Pour la construction du mur extérieur, nous avons choisi la terre crue, aussi appelée « pisé », un matériau dont nous avions déjà à plusieurs reprises considéré l’emploi, mais sans jamais jusqu’ici trouver le projet le justifiant pleinement. Comme le béton, le pisé est composé de différents liants




La fabrique d’une biographie urbaine



Le quartier de Kleinbasel depuis le Bâtiment 1 en construction sur le site Roche, juin . Au premier plan la cheminée du Bâtiment 97 pour la recherche et le développement ; à gauche le Landhof, les bâtiments de la Foire, et à l’arrière-plan le Campus Novartis.


À droite la Kunstgewerbeschule, les voies de la gare allemande, le nœud routier est-ouest/nordsud et à l’arrière-plan les installations portuaires le long du Rhin [] 


Jacques Herzog et Pierre de Meuron sont nés dans le quartier de Bâle situé sur la rive droite du fleuve, nommé Kleinbasel (le Petit Bâle). Cette appellation remonte au moins au e siècle. Elle désignait alors l’agglomération qui faisait face au cœur historique de la ville. Un pont fut construit en . Pierre de Meuron raconte : « Au début du e siècle, la construction du Mittlere Brücke [littéralement le “pont central”, ou “pont du centre”] a été déterminante pour le développement de la ville. Il n’y avait à l’époque que deux ou trois ponts sur le Rhin. La voie Nord-Sud suivait le Rhin, traversait Bâle, passait par Lucerne puis Flüelen [le port situé à l’extrémité du lac de Lucerne] et se poursuivait par le fameux pont du Diable (Teufelsbrücke), construit quelques années plus tard sur la route du Saint-Gothard ; les Romains ne connaissaient pas le col du Gothard. Ces deux ponts, celui qui traverse le Rhin à Bâle et celui qui ouvre une voie pour traverser les Alpes, ont permis le développement des échanges entre le nord et le sud de l’Europe au cours du e siècle ; Bâle est devenue alors un important centre de commerce et de crédit. Ils ont également permis la naissance de la Confédération suisse, à la fin du e siècle (). En , le territoire de Kleinbasel fut intégré à la commune de Bâle par acquisition auprès de son propriétaire, l’évêque de Strasbourg. Aujourd’hui, le quartier est délimité par le Rhin au sud et à l’ouest, 


et de l’autre côté par un double seuil, les deux voies Nord-Sud : l’autoroute reliant Hambourg à l’Italie – qui heureusement est enterrée à cet endroit –, et la voie de chemin de fer. C’est au-delà de la voie ferrée qu’ont été construits les quartiers modernes dans les années . »




BA GB PB BB SB

Ballon d’Alsace / Elsässer Belchen Grand Ballon / GroĂ&#x;er Belchen Petit Ballon / Kleiner Belchen Ballon Badois / Badischer Belchen Ballon Suisse / Schweizer Belchen

SSW WSW TNG

Sommersonnenwende / Solstice d’ÊtÊ Wintersonnenwende / Solstice d’hiver Tagundnachtgleiche / Équinoxe

Le tracĂŠ de la voie celte traversant l’oppidum (zone rouge ÂŤ O Âť ci-contre) sur la colline de la cathĂŠdrale (MĂźnsterhĂźgel) est presque perpendiculaire Ă l’axe du soleil au solstice d’ÊtĂŠ (SSW). La cathĂŠdrale et les chapelles situĂŠes de part et d’autre sur la MĂźnsterhĂźgel, St. Johann et St. Ulrich, sont orientĂŠes selon cet axe. La mĂŞme orientation rĂŠgit la grille des rues d’Augusta Raurica, la plus ancienne ville romaine du Rhin supĂŠrieur, Ă 10 km Ă l’est de Bâle. La voie antique traversant l’oppidum se prolongea dans la ville gauloise (zone rouge ÂŤ K Âť ci-contre) ; elle constitua l’Êpine dorsale du quartier de St. Johann dans la ville basse, et la route principale vers l’Alsace. Son tracĂŠ correspond Ă l’axe reliant le Ballon Suisse (SB) et le Petit Ballon (PB). Voir aussi le plan p. 71

SchĂŠmas de Pierre de Meuron, octobre ďœ˛ďœ°ďœąďœľ. ď?Łď?Š-ď?¤ď?Ľď?łď?łď?ľď?ł : esquisse reprĂŠsentant le Belchensytem ou ÂŤ Système des Ballons Âť, plan de la rĂŠgion de Bâle ; ď?Łď?Š-ď?Łď?Żď?Žď?´ď?˛ď?Ľ : manifestation urbaine du Belchensystem Ă Bâle

ďœľďœ´








Photographies de l’action de Joseph Beuys avec la clique « Alti Richtig », Feuerstätte II [Foyer II], carnaval de Bâle,      : l’œuvre exposée dans la collection du Kunstmuseum (don de l’artiste et de la clique « Alti Richtig » en )




Vue vers le nord depuis l’angle entre la Peter Rot-Strasse et la Chrischonastrasse, avril  []




Ma maison natale est à l’angle des rues Chrischonastrasse et Peter RotStrasse. La fontaine blanche où, en tant que fils cadet, j’allais chaque jour chercher l’eau fraîche est encore là, de même que le hêtre rouge, qui a dû être planté en 1934, au moment de la construction de la maison. Mes parents y ont emménagé en 1946 ; à l’époque on pouvait voir la colline Chrischona, car il y avait moins de constructions. Les bâtiments sur la droite datent également des années 1930 ; un promoteur très entreprenant, un certain Baumgartner, a répandu dans la ville le même modèle d’immeuble néobaroque. Les laboratoires Roche sont au bout de la rue. Ils étaient déjà là dans les années 1950, mais c’était moins étendu. En face de la maison, il y avait un parking et

quelques baraques en bois. À l’époque, les terrains de Roche étaient un site de production majeur et très actif, d’où s’échappaient des bruits et des odeurs. Je suis en train de vider la maison pour y faire des travaux de rénovation et de transformation. Je suis maître d’ouvrage et je travaille avec un jeune bureau d’architectes qui conduit le projet. Si j’avais cherché la rentabilité, j’aurais démoli et construit le double de surface. Mais j’ai voulu conserver la maison et surtout l’arbre. De plus, il me semblait difficile d’implanter un bâtiment d’architecture contemporaine dans ce quartier. Nous allons conserver la maison et ajouter de nouveaux éléments sur ses trois côtés. (P.d.M., février 2011)




Vue vers l’ouest le long de la Grenzacherstrasse, avril  : le site Roche, à droite le Bâtiment 92 []





L’avant-projet définitif pour la nouvelle construction destinée à la recherche date de mai 1996. Les architectes Pierre de Meuron et Jacques Herzog évoquent la possibilité d’une intervention picturale. […] Dans ce type de collaboration, l’architecte est au début. L’artiste vient ensuite. À l’artiste, donc, de s’adapter et de réagir, de comprendre et d’interpréter. À lui de combler son retard et d’assimiler ce qui est déjà pour devenir un partenaire à part entière, apte à dialoguer. L’intervention picturale doit naître de l’architecture. Plus, elle doit donner à croire que l’acte artistique et l’architecture ont été conçus simultanément

et que l’un est impensable sans l’autre. L’art sera donc intimement lié à l’architecture et paraîtra irréductiblement nécessaire. Une fois achevé, le travail du peintre donnera l’impression d’avoir été désiré, appelé et voulu par l’architecture qui, sans l’art, n’aurait pu devenir ce qu’elle devait être et serait restée à jamais inachevée. C’est à cette seule condition que le travail de l’artiste est légitime, fondé et sensé. Si sa contribution est réussie, l’artiste n’aura rien fait en apparence, puisque son œuvre fut voulue et dictée par l’architecture. L’artiste disparaîtra dans l’évidence de la nécessité de l’œuvre. […] 


Rémy Zaugg, projet de peinture murale pour le laboratoire de recherche (Bâtiment 92) de Roche, vue en coupe de la façade sur la Grenzacherstrasse, -. Typographie Michèle ZauggRöthlisberger, infographie Loïc Raguénès




Le lotissement Zu den Drei Linden depuis la Bäumlihofstrasse, mars  []





Isolé par le Bäumlihof, Zu den Drei Linden est un peu une île, ou une arche. Le travailleur n’est pas exposé à une esthétique d’avant-garde qu’il ne comprend pas, comme c’était le cas dans la Weissenhofsiedlung de Stuttgart, construite en 1927 sous l’égide de Mies van der Rohe. Les architectes ont choisi de construire des bâtiments aux formes familières, comme « autrefois ». Mais l’histoire peut être racontée autrement. Otto Meier était protestant et communiste. Il s’est résolument engagé pour la classe ouvrière. Au début du 20e siècle, pour les architectes comme lui, l’utopie sociale allait de pair avec une

remise en cause des formes traditionnelles, une volonté de rupture. En 1944 la situation avait beaucoup changé. Ce qui se manifeste dans les Drei Linden, nous le connaissons de l’histoire postrévolutionnaire : la visée d’une révolution sociale qui ne doit pas être menée par une élite culturelle, qui ne s’inscrit pas dans une innovation formelle, mais prône un égalitarisme qui s’oppose à l’émergence d’une esthétique indépendante conçue par une élite. C’est une vision de l’avenir fondée sur une humilité vis-à-vis de la tradition. (J.H., février 2011)




- : Zu den Drei Linden, plan-masse et plans des différents types de logements,  - : Vue de mars  []






Vue du bâtiment Helsinki Dreispitz, juillet  []




Jacques Herzog et Pierre de Meuron Kabinett, bâtiment Helsinki Dreispitz : vue de l’un des niveaux dédiés aux archives de l’agence, avril  []




Conversation Jacques Herzog Pierre de Meuron Jean-François Chevrier Bâle, les  et  juin 


Jean-François Chevrier : Un peu par provocation, j’ai avancé dans le texte qui ouvre ce livre que l’architecture est un « métier opportuniste ». Vous inventez des formes, en supposant qu’elles peuvent s’adresser au public, dans sa généralité, du moins quand elles présentent une qualité qui leur permet de contribuer à l’environnement commun, quand elles peuvent faire l’objet d’une appropriation par le public au-delà de leur fonction initiale. Comme Aldo Rossi, vous considérez qu’un monument est une forme de permanence dans l’environnement urbain, susceptible de changer d’affectation. C’est en fonction de cette idée que vous avez pu concevoir le stade de Pékin. Jacques Herzog : Oui, on constate aujourd’hui que le Bird’s Nest [« nid d’oiseau »] fonctionne particulièrement bien dans la période postolympique, il est utilisé pour accueillir différents événements mais aussi comme un parc public. On l’a conçu dans cette visée. JFC : Mais vous avez dû négocier. Vous ne dépendez pas, pieds et poings liés, d’intérêts politiques ou financiers. Vous vous êtes donné une marge de manœuvre, vous pouvez même, dans des limites variables, infléchir le programme. Mais vous agissez nécessairement dans un système de contraintes, vous devez répondre à des intérêts politiques ou des critères de rentabilité qui ne correspondent pas nécessairement aux vôtres ; la commande du stade de Pékin est un bon exemple, et je ne pense pas que le programme, très commercial, d’Unibail pour la tour Triangle à Paris vous ait complètement satisfaits. JH : En tant qu’architecte, à la différence d’un artiste, tu travailles dans des conditions très définies : il y a un sujet, un programme et un lieu. Dans ce cadre-là, nous ne pouvons pas nous permettre d’être « opportunistes ». Pourquoi ? Un opportuniste est prêt à tous les compromis pour assurer un profit personnel. Nous avons une perspective et une idée claires du potentiel de chaque projet, et nous mettons tout en œuvre pour le réaliser. Pas pour nous, mais pour mieux servir les besoins de tout le monde. Le succès d’une architecture est qu’elle soit aimée, acceptée et utilisée par les gens et cela pendant des générations. Pour atteindre ce but, il faut souvent manipuler et retravailler le programme donné. Ce travail est un moment clé dans la genèse d’un projet. Plutôt que d’opportunisme, on pourrait parler de ruse. Pierre de Meuron : Afin de se repérer dans des contextes et des plannings de jour en jour plus complexes et imprévisibles, il est parfois approprié d’intégrer la ruse dans notre système mental d’orientation et d’intelligence stratégiques. Le développement d’un projet avance




Nouveau Stade de Bordeaux (concours -, projet -, réalisation -)




 utilises la pyramide pure, la sphère pure, tu mets en avant une forme très forte, avec un caractère symbolique fort, mais tu n’en es pas l’auteur : tu la choisis, tu ne la crées pas. Pour le pavillon de la Serpentine Gallery à Londres, le projet réalisé était fondé sur l’archéologie, c’était une excuse pour ne pas créer une forme. JFC : Cette réticence à l’égard de la forme et de l’invention formelle est quasiment une loi de l’art moderne. C’est la réponse de Duchamp à Picasso. Mallarmé avait déjà écrit : « La Nature a lieu, on n’y ajoutera pas ; que des cités, les voies ferrées et plusieurs inventions formant notre matériel. » (La Musique et les Lettres, ). Depuis la fin du dix-neuvième siècle, une tension fondamentale caractérise la posture moderne, entre une réticence à ajouter quoi que ce soit au monde existant et la nécessité de produire tout de même de nouveaux objets (ne serait-ce que de nouveaux équipements, comme l’admettait d’ailleurs Mallarmé). Dans le domaine de l’architecture, la nécessité anthropologique est probablement celle de l’abri. L’abri devient maison, et, comme vous l’avez montré vous-même, la forme la plus simple de la maison est déjà un argument architectural. JH : L’architecte ajoute presque toujours quelque chose. La pensée écologique de « l’intervention minimale » nous a été enseignée par le sociologue Lucius Burckhardt qui était notre professeur à Zurich en -. Burckhardt était radical et avait une pensée très politique. Cela nous fascinait et nous repoussait en même temps. Nous sommes conscients d’avoir bénéficié au cours de nos études des deux influences très contradictoires de Lucius Burckhardt et d’Aldo Rossi. Ce conflit d’idées s’est avéré très productif au cours des années. JFC : L’idée qu’il est absurde d’ajouter des choses a pris de l’ampleur récemment car l’être humain ne cesse d’ajouter sur la planète des choses destructrices pour cette même planète. L’encombrement est un risque majeur ; il suffit de penser au stockage des déchets nucléaires. Celui qui pense la nature comme une force dynamique, observe aujourd’hui que l’homme s’oppose à cette force. PdM : Mais un volcan aussi a une force destructrice. De même que le jeu des plaques tectoniques. JFC : Il se trouve que Sade prend l’image du volcan pour définir la capacité de destruction humaine, qu’il met en avant, contre les Lumières. Mais cette capacité de destruction est positive. Il est évident que la destruction peut être un moment nécessaire du processus créatif, mais ce n’est pas la destruction opérée malencontreusement par des gens qui




Turbine Hall, hall d’entrée de la Tate Modern, Londres (concours -, projet -, réalisation -)




 JH : C’est ce qui fait de l’architecture une forme d’art très intéressante par rapport à la sculpture, qui n’est traditionnellement pas spatiale ; c’est pourquoi les artistes s’y sont intéressés. Tu mentionnais la Voltaplatz, un espace urbain difficile à nommer, qui tient sa qualité, en partie, de cette indéfinition. Mais je suis sûr qu’on peut aussi produire le même effet avec un espace urbain défini plus traditionnellement. Dans le centre des villes, les espaces beaux et anciens sont souvent inertes ou altérés par des aménagements laids et des éléments de design qui brouillent tout. Nous sommes finalement assez peu intervenus jusqu’alors dans le centre historique de Bâle. Nous travaillons depuis quelques mois sur un projet qui nous tient à cœur car il porte sur le site que nous avions choisi pour le projet de notre diplôme d’architecture, en , la Barfüsserplatz, au cœur de la ville. Il s’agit du réaménagement du Stadtcasino – une salle de musique du dix-neuvième siècle –, sur la Barfüsserplatz. Notre intervention – en même temps destruction et simulation – sur cette salle de musique va ouvrir des espaces nouveaux et inattendus. Une fois réalisé, le projet fera apparaître un nouveau potentiel urbain et révèlera des endroits jusqu’alors invisibles sur cette place au cœur de la ville. Ce geste urbanistique sera comparable à celui que nous avons produit pour le projet du Musée Unterlinden, à Colmar.

p. 

p. -

p. -

PdM : Le premier geste est d’amener sur la place l’entrée de la salle de concert, qui donne actuellement sur une rue adjacente. C’est aussi un peu la même configuration que sur le site Roche, où nous avons orienté l’entrée et les endroits vivants vers la rue. JFC : Vous travaillez sur des échelles très différentes. L’intérieur est généralement associé à l’intimité. Mais vous avez produit avec le projet de la Tate un intérieur immense, monumental, qui correspond à l’effet du bâtiment dans le paysage plutôt chaotique des rives de la Tamise. JH : Le projet de la Tate a été déterminant, il nous a poussés à travailler pleinement à l’échelle de la ville. La vraie qualité du projet est l’invention d’un espace interne d’échelle urbaine, le Turbine Hall, qui ne figurait pas au programme du concours. Nous avons décidé de creuser cet espace, de le dégager entièrement pour le faire apparaître en tant que tel et l’utiliser comme un immense hall d’entrée qui serait aussi la première salle d’exposition. Le projet de la Tate Modern nous a fait comprendre qu’à l’échelle d’un monument urbain d’une telle visibilité et d’une telle dimension, on ne peut pas se contenter de faire de la cosmétique de surface. Le projet demandait une prise de position radicale et précise des architectes,




 comme un chirurgien pour l’intervention décisive au cours d’une opération. L’invention du Turbine Hall est venue comme un geste courageux dont nous n’avons pas tout de suite mesuré l’importance. Dans une autre ville, cet espace aurait été inadéquat et disproportionné. Cette expérience très importante nous a aussi permis de comprendre la différence entre les villes. Une preuve supplémentaire de notre thèse : les villes sont spécifiques et non pas génériques.

1

Voir Roger Diener, Jacques Herzog, Marcel Meili, Pierre de Meuron, Manuel Herz, Christian Schmid, Milica Topalovic,

The Inevitable Specificity of Cities, éd. ETH Studio Basel, Zurich, Lars Müller Publishers, .




Jetzt Du Hier [maintenant / toi / ici], - : œuvre de Rémy Zaugg dans la salle de réunion de Jacques Herzog et Pierre de Meuron, Bâle, juin  []




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