Susanne Stacher
Architecture en temps de crise Stratégies actuelles et historiques pour la conception de « mondes nouveaux »
Birkhäuser Bâle
Mentions légales Susanne Stacher
Library of Congress Control Number : 2023936448
HDR, Doctorat en architecture et aménagement, Professeure à l’École nationale supérieure d‘architecture de Versailles,
Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek
Chercheuse attachée au laboratoire de recherche LéaV
La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans
https://www.versailles.archi.fr/fr/annuaire-enseignants/susanne-stacher
la Deutsche Nationalbibliographie ; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse
Imprimé avec l’aimable soutien de l’Université des arts appliqués de
http://dnb.dnb.de.
Vienne, du Ministère de la culture, de l’École nationale supérieure d‘architecture de Versailles et son laboratoire de recherche LéaV
Les droits d’auteur de cet ouvrage sont protégés. Ces droits concernent la protection du texte, de l’illustration et de la traduction. Ils impliquent
Avec des contributions de : Paolo Amaldi, CH-Genève,
aussi l’interdiction de réédition, de conférences, de reproduction
et Philippe Potié, F-Nice
d’illustrations et de tableaux, de radiodiffusion, de copie par microfilm ou tout autre moyen de reproduction, ainsi que l’interdiction de divul-
Responsable de la série « Edition Angewandte » pour l’Université
gation, même partielle, par procédé informatisé. La reproduction de la
des arts appliqués de Vienne : Anja Seipenbusch-Hufschmied, Vienne,
totalité ou d’extraits de cet ouvrage, même pour un usage isolé, est
Autriche
soumise aux dispositions de la loi fédérale sur le droit d’auteur. Elle est par principe payante. Toute contravention est soumise aux dispositions
Responsable d’édition pour la maison d’édition : Katharina Holas,
pénales de la législation sur le droit d’auteur.
Vienne, Autriche ISSN 1866-248X Lectorat et traduction : François Mortier, Orthez, France
ISBN 978-3-0356-2774-9
Maquette, conception graphique et mise en page : Katharina Erich,
e-ISBN (PDF) 978-3-0356-2776-3
Vienne, Autriche
ISBN édition imprimée allemande 978-3-0356-2772-5
Conception graphique de la couverture : Floyd E. Schulze, Birkhäuser
L’édition allemande paraîtra simultanément en 2023 sous le titre :
Verlag, Berlin, Allemagne
Architektur in Zeiten der Krise. Aktuelle und historische Strategien für
Lithographie : Katharina Erich et Elmar Bertsch, Vienne, Autriche
die Gestaltung „neuer Welten“
Lithographie couverture : Pixelstorm Litho & Digital Imaging, Vienne, Autriche
© 2023 Birkhäuser Verlag GmbH, Bâle
Impression : Holzhausen, Gerin Druck GmbH, Wolkersdorf, Autriche
Im Westfeld 8, 4055 Bâle, Suisse
Papiers : Nautilus Classic 90 g/m2, papier couché sans bois mat 135 g/m2
Membre de Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston
Polices corps de textes : Avenir, MetaPlus, Nami Com ; Polices couverture : Arial, Times
987654321
www.birkhauser.com
Table des matières
2 Retour à la terre Une manière de décélérer le temps ..........................
62
• Ebenezer Howard : la cité-jardin comme modèle de ville agricole moderne, 1898 ....................................... Prologue ...................................................................
6
Introduction théorique ...............................
9
Crises ........................................................................
10
• Quels projets, quelles esthétiques face à la crise ? ....
11
Psychologie de la crise .............................................
12
66
• Adolf Loos et Margarete Schütte-Lihotzky : la Maison avec un mur et son jardin de subsistance, 1920 .........
69
• Hannes Meyer : Siedlung Freidorf, Muttenz, 1919–1924
73
• Bruno Taut : Une couronne pour la ville et la cité
• Pierre-Henri Castel : apocalypse, angoisse,
en fer à cheval, 1920/1933 ..........................................
83
3 Création par destruction L’accélération du temps comme salut ........................
98
• F. T. Marinetti et Antonio Sant’Elia : Manifestes
effroi – comment réenchanter le monde ? ..................
13
• Sigmund Freud : pulsion de mort et sublimation ........
14
• Hartmut Rosa : accélération et résonance, un
futuristes, 1909/1914 .................................................. 101 • Le Corbusier : Plan Voisin de Paris, 1925 ...................
106
• Gordon Matta-Clark : Anarchitecture et Conical
nouveau rapport au monde .......................................
16
Esthétique ...............................................................
17
Usages et rituels .......................................................
18
Intersect, 1975 ............................................................ 116 • Bjarke Ingels Group (BIG) : Masterplanet, depuis 2020 123
4 Réenchanter le monde Suspendre le temps pour se projeter dans l’avenir ... 134 • Paul Otlet et Le Corbusier : Musée mondial et Musée
Crise, catastrophe, effondrement, collapse ..............
19
à croissance illimitée, 1928/1939 ................................ 136 • Cedric Price et Joan Littlewood : Fun Palace, 1961–1965 148
Temps ........................................................................
20
• Archigram, David Greene : Rokplug et Logplug, 1969
• Progrès .......................................................................
21
• Ryūe Nishizawa et Rei Naito : Teshima Art Museum,
• Accélération ................................................................
23
• Le temps subjectif .......................................................
25
Quatre figures ............................................................
27
Architecture en temps de crise ..............
2010 ...........................................................................
156 161
Conclusion et ouverture ............................ 168 Autres temps, autres espaces – Paolo Amaldi .............
177
Face à la « fin des temps » – Philippe Potié .................
181
33
1 Archaïsme
Annexes .................................................................. 183
Un saut en arrière dans l’espace-temps ....................
34
Crédits images .............................................................. 184
• J.-N.-L. Durand et J.-T. Thibault : Temple à l’Égalité, 1793
39
Bibliographie ................................................................. 187
• Bernard Rudofsky : Architecture sans architectes, 1964
46
Index ............................................................................. 193
• Hans Hollein : Architecture absolue, 1962 ...................
49
Remerciements ............................................................... 199
• Junya Ishigami : Maison-restaurant à Yamaguchi, 2019
55
Biographie de l’autrice ................................................... 200
Prologue Ce qui suit est spéculation, une spéculation qui remonte souvent bien loin et que chacun, selon ses dispositions personnelles, prendra ou non en considération. C’est aussi une tentative pour exploiter de façon conséquente une idée, avec la curiosité de voir où cela mènera. Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir (1920)
Giorgio de Chirico, La Conquête du philosophe, 1913/1914, huile sur toile L’heure de l’horloge indiquant un début d’après-midi ne correspond pas à l’ambiance sombre du tableau, car les ombres longues suggèrent une heure bien plus tardive. Ce décalage inquiétant brouille les repères temporels. La présence du canon brillant au premier plan, devant lequel reposent deux artichauts ressemblant à des boulets de canon, ainsi que l’absence d’humains et un silence supposé ne font que renforcer ce sentiment de crise. Seule la technique – incarnée en outre par le train en marche – semble être en mouvement de manière autonome, symbole d’un progrès qui a pris un air menaçant. Le titre « La conquête du philosophe » évoque ce point de bascule, où la technique remplace la pensée réflexive.
6
Prologue
En nous fondant sur différentes positions scientifiques et phi-
crises ontologiques qui remettent en question notre rapport
losophiques sur les crises contemporaines, nous nous propo-
au monde. De fait, ces moments de rupture conduisent à réin-
sons de questionner les notions de progrès, de croissance, de
terroger le progrès, la culture et la société dans leur fondement
nature et de société telles qu’elles s’expriment dans certains
et leur essence. Ces crises remettant radicalement en question
projets architecturaux récents. Nous confronterons les choix
notre façon d’être au monde et notre action sur celui-ci, nous
esthétiques de ces derniers à des stratégies de projets conçus
pouvons considérer les postures adoptées dans pareil contexte
à d’autres moments de crise survenus dans l’histoire. Dans ces
par les architectes comme des mécanismes psychiques résul-
périodes de basculement, le temps est comme suspendu, les
tant de leur propre crise existentielle. Ils sont en quelque sorte
attentes vis-à-vis de l’avenir modifiées, et de nouvelles per-
sommés de prendre position et d’inventer de nouveaux rapports
spectives s’ouvrent.
au monde à travers leurs projets.
Il s’agira donc d’interroger le temps présent en parcourant
La crise historique sert de déclencheur, provoquant des émo-
l’histoire de l’architecture appréhendée sous l’angle des cri-
tions fortes qui nous font penser et agir : nous nous projetons
ses, des fractures, et non en suivant un récit fondé sur une
dans la crise et prenons appui sur elle pour concevoir des
supposée linéarité historique.
projets qui, en questionnant radicalement le monde, le met-
N’est–ce pas à ces moments de bouleversements, toujours
tent à leur tour en crise. En générant ce contre-courant, ces
accompagnés d’une forte accélération, que surgissent dans
conceptions exercent un « effet de retour » sur la société. En
l’urgence des projets de grande ampleur, capables d’esquisser
ce sens, les projets architecturaux pourraient être considérés
un nouveau rapport au monde ? L’élaboration de ces projets
non seulement comme des « révélateurs » des crises auxquel-
n’est-elle pas en fin de compte le seul moyen pour avancer
les ils donnent une forme tangible, mais aussi comme des
dans ces moments d’instabilité et d’angoisse ? Comment
« objets agissants » qui, à leur manière, participent à la trans-
l’angoisse peut–elle devenir élan créateur ?
formation de la société. Ils permettent ainsi de comprendre
Si nous essayons aujourd’hui – dans le contexte des crises qui
les crises, angle sous lequel nous entreprendrons notre recher-
secouent et menacent nos sociétés à l’échelle planétaire – de
che. De quelle nature sont ces « objets » ? Quels types de
faire une lecture de l’histoire de l’architecture à travers le
projets les architectes développent-ils et quelles sont leurs
prisme des crises, c’est pour sortir d’un effroi paralysant et sti-
stratégies et outils, leurs « instruments » ?
muler à la fois la réflexion et l’action.
Ces moments de suspension ouvrent un champ fictionnel ; l’inattendu, le flottement et l’inconnu libèrent un potentiel créatif
Relations entre la crise, le temps et l’esthétique
porté par le désir de réinventer le monde : les architectes
Là où les grands bouleversements de l’histoire génèrent de
cherchent alors à restructurer la société, à repenser le lien
nouvelles dynamiques esthétiques, comprises comme expres-
entre la ville et la campagne, à réimaginer les villes et les formes
sions d’une renaissance culturelle, il est possible de repérer
d’habitat, à réinventer l’architecture et sa matérialité, mais
certaines récurrences et constantes, qui sont à l’origine de la
aussi à créer une nouvelle esthétique pour induire une dynami-
formation d’un imaginaire collectif. Ces bouleversements,
que de renaissance. Quel regard sur le monde proposent-ils ?
qu’ils soient induits par des crises économiques, financières,
Selon quelle esthétique (dans le sens d’une expérience
politiques, sociales ou sanitaires, par des guerres ou des
sensible) et à quelles fins ?
catastrophes écologiques, se manifestent notamment dans
L’idée de « fin des temps » nous invite à repenser notre rapport
l’architecture, qui à l’instar des autres pratiques artistiques
au monde et à sa temporalité. Les crises créent une rupture,
est à même de proposer en avant-garde, sur les ruines de
une scission nette entre l’avant et l’après. Elles suspendent les
« l’ancien », l’image d’un « monde nouveau ».
dynamiques qui, jusqu’alors, ont régi le monde et ont une
Nous émettons l’hypothèse que les crises historiques, qui
temporalité qui leur est propre. Dans cet instant de bascule-
provoquent une rupture du temps linéaire et de la marche
ment, les évènements se déroulent de façon condensée. Face
vers le progrès (conçu depuis la modernité comme une dyna-
à la crise, telle est du moins notre hypothèse, les architectes
mique continue), entraînent toujours dans le même temps des
doivent développer des stratégies pour créer leur propre
Prologue
7
espace-temps, et s’extraire du chaos en créant un « monde
en fonction des caractéristiques propres à nos quatre figures.
nouveau ». Quel est précisément le moteur de ces projets ?
À partir de l’esthétique et des récits produits par ces architectes
Quel est le rôle des architectes dans ces grands moments de
dans ces moments de basculement, nous nous concentrerons
crise, comment participent-ils à l’élaboration de nouvelles
sur leurs émotions et leurs objectifs, sur leur rapport au progrès
valeurs ?
et à la technique, et sur la manière dont ils ont participé à la création de nouvelles valeurs. Plus particulièrement, nous
Quatre figures comme actes pour modifier le temps
chercherons à mettre en lumière leur action dans le champ
Nous proposons de classer en quatre catégories la façon
spatio-temporel, point de départ d’une esthétique où fiction
dont les architectes réagissent face à ces temps de crise, en
et rituel jouent un rôle essentiel. Les architectes choisis sont
fonction de leur manière de « manipuler » l’espace et le
des personnages célèbres, leurs projets et leurs textes sont
temps. Ce sont des catégories de contraction et de dilatation
bien connus ; ce que nous tentons d’apporter, c’est une ana-
de l’espace-temps liées à une manière spécifique d’agir,
lyse et une relecture de ces projets au prisme de la crise, en
toujours associée à un état psychologique particulier : soit les
nous interrogeant sur leurs outils et sur leurs manipulations du
architectes changent de cap en se projetant dans l’espace-
temps. Si les exemples sélectionnés sont essentiellement
temps d’une époque passée ; soit ils cherchent à ralentir les
issus du XXe et du XXIe siècle, certains d’entre eux sont plus
dynamiques en cours ; soit ils cherchent à les accélérer ; soit
anciens pour souligner la persistance de certains phénomènes
ils cherchent à suspendre le processus disruptif de la crise
et modes d’action dans une temporalité plus longue.
pour se projeter dans un avenir lointain.
Le choix des exemples est délibérément international, afin
Pour lier le mode d’action au traitement temporel, nous avons
de mettre en évidence les différences de contextes politiques,
identifié quatre « figures » – comme représentations d’une
sociaux et culturels. La dimension internationale permet en
dynamique particulière, comme images mentales, concepts ou
outre de situer l’architecture dans un monde de plus en plus
actions sous une forme tangible – qui reposent sur une mani-
interconnecté (ce que l’on perçoit de manière encore plus
pulation du temps. Ces figures, qui (re)surgissent dans le
aiguë dans les moments de crise et de conflit). Replacer les
monde contemporain, sont l’expression psychique et politique
projets contemporains dans l’histoire permet de mieux les
au moment du passage à l’acte créatif en temps de crise. Ce
saisir, de comparer les récits, les objectifs et les outils et de
sont des manières d’agir et de se positionner qui se cristallisent
questionner leur potentiel d’action face aux crises écologiques,
dans une posture esthétique, offrant des récits pour la réorga-
sanitaires, économiques et sociales à venir.
nisation de nouveaux espaces sociétaux. Voici quatre modes
La première partie du texte expose les outils théoriques qui
d’action esthétiques possibles ayant une action sur le temps :
nous permettront d’aborder l’analyse architecturale proprement dite qui constitue la seconde partie, structurée selon les quatre
Archaïsme : un saut en arrière dans l’espace-temps Retour à la terre : une manière de décélérer le temps Création par destruction : l’accélération du temps comme salut Réenchanter le monde : suspendre le temps pour se projeter dans l’avenir À travers différents exemples, nous allons décortiquer les mécanismes de ces opérations spatio-temporelles qui esquissent différentes possibilités de réagir, de projeter et d’agir. Nous nous appuierons essentiellement sur les projets et les textes écrits par les architectes, ainsi que sur leurs interviews. Le choix des textes et projets, loin d’être exhaustif, a été fait
8
Prologue
« figures » d’action et de manipulation du temps et de l’espace.
Introduction théorique Enfin, qu’est–ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, […] ; également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti. […] Voilà notre état véritable. C’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout à l’autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affirmer, il branle et nous quitte ; et si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle. Rien ne s’arrête pour nous. […] Nous brûlons de désir de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante, pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini ; mais tout notre fondement craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes1.
Blaise Pascal, « Impossible de trouver une assiette ferme », Pensées, 1670
9
Crises
rêves de profond changement se transforment en scénarios utopiques ou dystopiques.
10
Les médias nous annoncent pratiquement tous les jours des
Autre phénomène qui nous a touchés, plus particulièrement
crises et nous prédisent des catastrophes majeures. Il y a
pendant le confinement imposé par la propagation de la
d’une part l’urgence climatique et la crise environnementale,
pandémie : l’impression d’une suspension du temps. « Si tout
qui risquent de devenir une catastrophe majeure si l’impact
est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné,
humain sur la planète n’est pas réduit drastiquement, il y
trié, interrompu pour de bon ou au contraire accéléré 2 »,
a d’autre part l’augmentation des inégalités qui, depuis les
constate le sociologue et philosophe français Bruno Latour,
années 1980, provoquent la paupérisation croissante des
qui voit dans cet arrêt du temps la chance d’une possible
couches sociales les plus démunies. Des mouvements de
réorientation. Temps propice pour se concentrer sur l’essentiel
protestation émergent, ils occupent les rues, les ronds-
et pour imaginer un autre monde à venir. « En effet, la crise
points, les places, les centres commerciaux et les futurs aéro-
sanitaire est enchâssée dans ce qui n’est pas une crise – toujours
ports. Les écologistes, les manifestants pour le climat, les Gilets
passagère – mais une mutation écologique durable et irréver-
jaunes, les syndicats, les zadistes et de nombreux autres
sible. Si nous avons de bonnes chances de "sortir" de la pre-
mouvements cherchent à s’emparer des lieux symboliques
mière, nous n’en avons aucune de "sortir" de la seconde 3 »,
pour exprimer leur désaccord avec la dynamique qui régit
nous avertit Latour.
désormais notre monde.
Face à l’urgence écologique, qui plus qu’une crise annonce
Au moment où nous rajoutons les lignes qui suivent, à la fin de
« une mutation écologique durable et irréversible », des scien-
notre recherche, deux crises majeures sont venues s’ajouter :
tifiques de divers domaines, des politiques, des philosophes,
d’abord une pandémie particulièrement ravageuse et sans li-
des architectes et des urbanistes réfléchissent à de nouveaux
mites géographiques, et ensuite la guerre en Ukraine, vérita-
modèles où l’impact humain sur la nature serait moindre.
ble catastrophe humaine, éthique et géopolitique, qui, de plus,
L’urgence écologique est intrinsèquement liée au système
aggrave drastiquement la crise écologique, économique et
géopolitique, économique et financier, lequel est susceptible
sociale à l’échelle mondiale, crise dont nous ne mesurons pas
de générer d’autres bouleversements d’ordre social. Les
encore pleinement l’ampleur. Bien que l’interdépendance
chercheurs nous avertissent que la convergence des diverses
mondiale en cas de crise, et plus particulièrement quand
crises risque de provoquer une catastrophe mettant en péril
plusieurs crises se chevauchent, ait déjà donné lieu à de nom-
la survie de notre planète.
breuses publications et alertes, ce n’est que maintenant,
À la suite de la crise financière de 2008, Jacques Attali a
lorsque nous sommes brusquement et directement concernés,
pronostiqué dans Sept leçons de vie 4 un avenir bien sombre ;
que nous nous rendons collectivement compte du degré
de son côté, Thomas Piketty voit dans la crise non pas uni-
d’interdépendance des flux d’énergie, de nourriture, de pro-
quement une menace, mais aussi une dynamique d’accéléra-
duits technologiques, etc. dans un monde globalisé. Ces
tion, de progrès, qui peut induire d’importants changements,
crises majeures nous montrent que nous ne sommes à l’abri
y compris des améliorations, dans l’histoire de l’humanité.
de rien (pour ceux qui pensaient encore l’être), et que ce
Dans Capital et idéologie 5 (2019), l’économiste souligne la
monde totalement interconnecté est terriblement fragile, sur
nécessité de construire une société plus égalitaire et basée
le plan politique, économique, social, environnemental et
sur un modèle social-démocrate, qui ferait de la redistribution
sanitaire. La rapide propagation du Covid -19 à l’échelle pla-
des biens une priorité absolue (par exemple par des impôts
nétaire et la crise énergétique en Europe due à la guerre en
progressifs sur la fortune) pour endiguer les inégalités crois-
Ukraine ont considérablement renforcé notre prise de con-
santes. Pour éviter une catastrophe écologique irréversible, il
science de ce moment de crise. Nous avons été soudain
plaide pour une régulation mondiale des émissions de CO2
confrontés aux effets négatifs de la mondialisation et à la
(ce qui touche principalement les pays riches), afin de réduire
fragilité de nos milieux de vie. La logique du progrès et de la
la pollution de l’air et la destruction de la couche d’ozone.
croissance illimitée est plus que jamais mise en doute, les
La convergence des crises et l’aggravation ou la montée en
Introduction théorique
Notes Notes :: page page 29 xx
puissance de nombreux indicateurs (épuisement des ressources
lieu est une bonne nouvelle qui nous place face à une alter-
énergétiques, démographie galopante, migrations climatiques,
native : perpétuer la vie ou édifier un espace pour le possible »,
inégalités sociales et économiques, crises financières, etc.)
car « le plus urgent n’est pas d’éviter l’apocalypse à venir, mais
peuvent conduire, selon les analyses d’un grand nombre de
de réinvestir le monde ». Dans sa postface à la réédition
chercheurs, à l’effondrement des sociétés. Ces dernières années,
2019, Fœssel thématise « l’accélération désastreuse du chan-
l’amplification des diverses crises à l’échelle mondiale a fait
gement climatique15 » et centre sa réflexion sur « ce qui fait
apparaître la « collapsologie », qui se veut une nouvelle
du réel un véritable monde16 ». Face aux inégalités sociales
science malgré son approche intuitive ; car prévoir le futur à
fortement accentuées par un changement climatique auquel
partir de données complexes ne peut être une recherche pure-
seuls les plus riches survivront de manière bunkerisée, il se
ment scientifique, dénuée de dimension spéculative, estiment
demande ce qu’est un monde digne d’être habité, digne
Pablo Servigne et Robert Stevens, porte-paroles de ce courant
d’être sauvé. Son livre est une invitation à agir en ces temps
en France. Dans Comment tout peut s’effondrer , leur pre-
incertains, et à refaire monde.
mier livre grand public devenu un bestseller , ils posent cette
Si certains mettent l’action politique et sociale au premier
question rhétorique sur un ton apocalyptique : « La conjonction
plan, d’autres cherchent avant tout à éviter l’apocalypse éco-
et la pérennisation des "crises" peuvent-elles réellement en-
logique. Quel que soit l’angle adopté, la question de l’irréver-
traîner notre civilisation dans un tourbillon irréversible ? 8» Ils
sibilité touche tout le monde et dans tous les domaines.
soulignent ensuite les liens entre les différentes crises afin de
Les données scientifiques s’entremêlent avec les émotions. Les
nous avertir du danger que leur convergence pourrait repré-
prédictions, plus ou moins hasardeuses, face à la question
senter pour la société. Ils cherchent à nous faire comprendre
« La fin du monde, c’est pour quand ? » échauffent les esprits
que l’on se dirige vers l’effondrement, vers « la fin du monde »,
sans apporter de réponse, car personne ne peut prédire l’avenir.
non sans tenter cependant de réenchanter le monde par des
On essaie alors de se projeter dans un avenir incertain. Pour
scénarios qui dessinent un autre avenir, afin de ne pas plonger
éviter l’angoisse de « la fin du monde », certains développent
le lecteur dans une dépression nihiliste . Ainsi, ils prônent la
des théories, des stratégies, divers scénarios de « sociétés
construction d’une société plus résiliente, basée sur la formation
alternatives », plus résilientes, égalitaires et durables. D’autres
de collectifs autonomes interconnectés, et par conséquent loca-
adoptent à l’inverse une position nihiliste, et choisissent de
lisée en milieu rural. La crise sanitaire induite par le Covid-19
regarder le monde s’écrouler et de profiter de leurs derniers
a renforcé ce mouvement vers la campagne, refuge pour les
instants. La dynamique du basculement déclenche des scéna-
citadins, mais aussi lieu essentiel à la production de produits de
rios dystopiques ou utopiques, d’avant ou après catastrophe,
première nécessité.
qui dessinent les contours d’une nouvelle société. Ce processus
« Notre temps est, dit-on, celui des catastrophes. Face aux
fictionnel nous ramène à notre champ de recherche, l’archi-
crises sanitaires, écologiques ou à la menace nucléaire, la
tecture, l’art et l’esthétique au sens large du terme, compris
6
7
9
10
croyance dans le progrès fait place à l’angoisse. Cette résur-
comme le partage d’une expérience du sensible (voir : sous-
gence des thèmes apocalyptiques est plus qu’un symptôme », 11
chapitre « Esthétique »).
écrit le philosophe Michaël Fœssel, pour qui « la fin du monde a déjà eu lieu12 », car les sujets, dépossédés du monde, ont perdu toute possibilité d’agir : « Le triomphe de la technique sur l’action, du capital sur le travail, du besoin sur le désir sont
Quels projets, quelles esthétiques face à la crise ?
autant de phénomènes qui expliquent pourquoi l’on est
Par leur ampleur, les différentes crises de notre époque et les
pressé de voir finir un monde que l’on a déjà perdu13. » Il situe
récits apocalyptiques touchent aussi l’architecture. Quel rôle
cette perte dans l’époque moderne et dans la « dissolution
peuvent jouer l’art et l’architecture dans ce moment charnière
moderne des hiérarchies traditionnelles [qui] a provoqué une
où les systèmes s’effondrent ? Peuvent-ils construire un nou-
nouvelle inquiétude : devoir vivre "après la fin du monde" ».
veau rapport au monde ? Quelle peut être la mission d’une
En ce sens, poursuit-il, « le fait que la fin du monde a déjà eu
architecture qui devient le vecteur d’une vision décliniste ou
14
Notes : page 29
Quels projets, quelles esthétiques face à la crise ?
11
au contraire créatrice d’une société nouvelle ? Ces questions
représentations ; une croûte assez fine, « et la critique vient
nous amènent à celle de l’esthétique et de la forme.
gratter, tenter de dissoudre ce qui s’est sédimenté, faire appa-
Pour le mathématicien René Thom, fondateur de la Théorie
raître que sous une évidence se cachent des contradictions21. »
des catastrophes (1972), le terme « catastrophe » désigne le
La pensée critique post-métaphysique (qui dénonce, depuis
lieu où une fonction change brusquement de forme . Il cherche
Kant, le fait de vouloir prouver l’existence de Dieu par la phi-
à tenir compte des variations soudaines de formes qui condui-
losophie) se réfère à ce qui est manifeste, notamment la cul-
sent à l’apparition de discontinuités pour construire un modèle
ture, et cherche à mettre au jour les couches sédimentaires.
dynamique pouvant engendrer une morphologie . En établis-
Tentons donc de gratter cette croûte et d’analyser les diffé-
sant un lien entre les singularités et la naissance des formes,
rentes crises culturelles de notre société en nous plongeant
il appréhende la « catastrophe » comme une modification de
dans le monde de l’architecture et des visions urbaines.
forme conduisant à l’apparition d’une discontinuité 19. Le lien
Comment fonctionne l’acte esthétique, et comment investit-il
entre discontinuité, rupture, et genèse d’une forme basée sur
le monde ? Quelles sont ses motivations profondes ?
un modèle dynamique est particulièrement intéressant si l’on
Pour répondre à ces questions, nous allons développer dans
applique cette hypothèse à la production architecturale. Car
cette introduction théorique cinq thématiques : d’abord la
l’architecture, comme l’art et la littérature, fait partie de ce
psychologie de la crise, pour comprendre les actes esthéti-
processus fictionnel, qu’il soit utopique ou dystopique, par
ques d’un point de vue psychologique ; l’esthétique, pour
son pouvoir de suggestion d’autres modes de vie dans des
définir ce que recouvre ce terme ; les usages et les rituels,
espaces autres.
pour saisir la dimension physique qui génère, elle aussi, une
La question de la forme appartient au domaine de l’esthétique.
certaine esthétique ; le temps, matériau principal des mani-
Quelle esthétique peut-on convoquer quand tout bascule ?
pulations fictionnelles effectuées par les architectes ; et, pour
Quelle est la fonction du projet imaginé, comment se met-il
finir, la question du progrès pour mieux appréhender les
en œuvre ? Quel est son mode opératoire pour dépasser la
objectifs des projets.
17
18
crise ? Dans le contexte actuel, placer la crise au cœur de la recherche permet d’analyser la corrélation entre le déclin d’un système
Psychologie de la crise
et la naissance d’un nouveau paradigme, tant sur le plan esthétique que social. L’architecture est souvent l’expression
Afin de mieux comprendre le processus esthétique, examinons
première de cette quête d’un monde nouveau, elle ouvre des
un état émotionnel propre aux temps de crise : l’angoisse.
espaces imaginaires et crée de nouvelles façons d’habiter le
Comment le geste créatif nous permet alors de réagir et de
monde (et donc aussi d’être au monde, au sens heideggérien).
sortir du marasme ? Comment, grâce au processus esthéti-
Ainsi les bouleversements de nos sociétés peuvent-ils être lus
que, peut-on dépasser notre rapport inquiet au monde ?
dans les architectures, qui incarnent le noyau, le statu nascendi
Pour le philosophe danois Søren Kierkegaard, l’angoisse est
d’idées utopiques. Dans les moments de basculement,
profondément humaine ; c’est le vertige de l’individu libre
comment les architectes ont-ils participé à l’élaboration de
face à des possibilités et à des choix contradictoires :
nouvelles valeurs culturelles ?
« Si l’homme était ange ou bête, il ne pourrait connaître l’an-
En s’appuyant sur sa lecture de Theodor W. Adorno, la philo-
goisse. Étant une synthèse, il en est capable, et il est d’autant
sophe française Agnès Gayraud définit la culture comme « la
plus homme que son angoisse est profonde22. » L’angoisse
manière dont la société se représente elle-même, et toutes
s’amplifie considérablement en situation de crise. Les cher-
les formes sédimentées qui montrent ces représentations
cheurs, particulièrement les philosophes et les psychologues,
d’elle-même ». La culture est l’expression des idées politiques,
tentent alors de sonder et d’évaluer les possibles et l’ampleur
philosophiques et artistiques d’une société. Elle représente,
de la réaction humaine à la crise.
20
comme Gayraud le formule, une sorte de « croûte sur le monde », créée à la fois par l’histoire, les discours, les bavardages, et les
12
Introduction théorique
Notes : page 29
Pierre-Henri Castel : apocalypse, angoisse, effroi – comment réenchanter le monde ?
une prise de conscience collective. « Comment transformer l’angoisse paralysante en impulsion collective au salut ? 27 », se demande-t-il dans son livre Le Mal qui vient : essai hâtif sur la
Prenons un exemple de l’actualité récente. Le 31 décembre 2018,
fin des temps à mi-chemin entre la philosophie et la psychologie.
L’Invité(e) des Matins de France Culture était Pierre-Henri Castel,
« On a longtemps essayé la peur », or « l’heuristique de la
philosophe, psychanalyste et directeur de recherches au CNRS.
peur n’est pas efficace, car l’angoisse peut provoquer un sur-
Guillaume Erner, le journaliste de l’émission intitulée « Effon-
saut ; mais elle paralyse aussi, et les effets de résignation qui
drement : 2019 ou la fin des temps ? », ouvre le débat par la
en découlent sont répandus. Comme on a beaucoup essayé
question suivante : « Face à la litanie des catastrophes climati-
l’angoisse, j’ai proposé d’essayer l’effroi. On va finir par avoir
ques, des prévisions alarmantes, mais aussi de l’attention
tellement peur que l’on va se réveiller 28 », spécule Castel
croissante portée aux théories de l’effondrement, l’idée que
dans l’espoir de pouvoir encore changer le cours des choses,
la fin est proche semble imprégner les mentalités. Mais que
bien que sceptique sur la réaction des gens après cette prise
se passe-t-il si l’on prend cette hypothèse au sérieux ? Que
de conscience : « Ce n’est pas sûr que ça aille dans la di-
devient l’action humaine et la morale lorsqu’il n’y a plus de
rection de l’intérêt collectif, si elle [la prise de conscience] ne
lendemain ? Comment vivre avec la fin du monde ? Pourquoi
nourrit pas des stratégies de survie en déchaînant des actions
continuer d’agir pour sauver le monde si l’on sait l’inéluctabilité
terribles, violentes29. » Il appelle cet état « le règne du Mal »
de sa destruction ? »
(en s’appuyant sur la théorie freudienne des pulsions de des-
Dans sa réponse, Pierre-Henri Castel s’intéresse au moment
truction), scénario qui part de l’hypothèse qu’en situation de
qui précède l’apocalypse : comment l’homme va-t-il réagir ?
chaos, l’action humaine n’est pas nécessairement orientée
Il resitue la fin du monde dans un horizon historique, en con-
vers le Bien : « S’il y a de la hâte, est-ce que l’on se trouve du
statant que le récit apocalyptique existe depuis la nuit des
côté des victimes ou des bourreaux ? », se demande-t-il, en
temps ; « ce qui est nouveau, c’est que ce n’est pas une, mais
imaginant la réaction du dernier survivant qui pourrait éprou-
la catastrophe. Günther Anders l’appelait une apocalypse
ver une « jouissance effrayante, particulière, de la ruine, du
sans royaume, sans salut », précise-t-il, « cette conception là
massacre, etc.30 » La possibilité que le Mal se déchaîne est bel
n’existait pas avant la guerre nucléaire des années 1960. La
et bien présente dans les scénarios postapocalyptiques holly-
catastrophe écologique et environnementale menace l’existence
woodiens, mais pas dans le discours de la catastrophe, avertit-il.
de l’humanité et du monde. » Contrairement à nombre d’autres,
« Ça n’exclue pas le Bien, mais le Bien aura des griffes et des
Pierre-Henri Castel ne cherche pas à tirer la sonnette d’alarme
dents, il préservera la volonté de maintenir la justice jusqu’au
pour mobiliser les gens afin d’améliorer la situation actuelle
bout, en appliquant des moyens assez violents pour pouvoir
(comme le faisait par exemple Bruno Latour dans son livre Où
le faire31. »
atterrir ? 24). Il part d’un constat fataliste : « L’apocalypse est
Castel poursuit en revenant sur le facteur du temps, car « la fin
inévitable, elle arrive, en fait elle a déjà commencé. Les hom-
du monde n’arrive pas toute suite ». Quand la panique retombe,
mes de la fin, c’est nous. La question qui se pose n’est plus
il faut reconsidérer la vie et se faire à l’idée du déclin : « Si
comment l’arrêter, mais de savoir comment la vivre25. »
notre destin se joue d’ici quelques siècles, que devient notre
Castel s’interroge sur notre comportement dans les derniers
morale lorsqu’il reste peu de temps pour être heureux ? Finale-
temps de l’humanité, en concluant qu’il ne faut justement pas
ment, être proche de la fin du monde, est-ce vraiment grave, et
avoir peur de la fin du monde puisqu’elle est aussi certaine
après tout, comment finir en beauté ?32 » Castel propose
que l’est, pour l’individu, l’évidence de la mort. Ce constat
donc une morale de la joie : « Si nous voulons être heureux,
n’empêche pas pour autant l’angoisse. Pour Castel, l’angoisse
nous avons peu de temps. C’est une manière de présenter
et l’obsession sont « des dommages collatéraux à l’émer-
demain ou après-demain comme la seule occasion de réaliser
gence de la figure de l’individu responsable26. » Notre état
ce que nous avons à cœur33. »
psychologique face à la fin du monde (qu’il situe dans un avenir
Il thématise donc à la fois la jouissance effrayante de la des-
lointain) devient une question majeure parce qu’il conditionne
truction et le désir de réenchanter le monde. La question de
23
Notes : page 29
Crise : Pierre-Henri Castel
13
la perception et de l’état psychologique face à l’effondrement
ne savons même plus quelle signification donner aux im-
est au centre de ses recherches : « C’était une manière de
pressions qui nous assaillent et quelle valeur accorder aux
reprendre l’idée de pulsion de mort chez Freud. Ça permet
jugements que nous formons. Il nous semblera que jamais
de soulever le sens même de la civilisation et de la part
encore un événement n’avait détruit tant de biens précieux
d’anéantissement qu’il y a dans sa construction . » Au chapitre
communs à l’humanité, frappé de confusion tant d’intelli-
« Création par destruction », nous reviendrons sur cet aspect
gences parmi les plus claires, si radicalement rabaissé ce
qui nous donne une clé de compréhension de l’ivresse de la
qui était élevé. Même la science a perdu son impassible
destruction.
impartialité ; ses serviteurs pleins d’une profonde rancœur
La position de Pierre-Henri Castel pourrait sembler fataliste, –
tentent de lui ravir des armes, pour apporter leur contribution
car il ne cherche pas à changer le cours du monde en nous
au combat contre l’ennemi. L’anthropologue se doit de
invitant à lutter contre toute action allant à l’encontre des
déclarer l’adversaire inférieur et dégénéré, le psychiatre de
intérêts communs – s’il n’avait pas annoncé, tout au début du
diagnostiquer chez lui un trouble de l’esprit ou de l’âme.
livre, qu’il adoptait une démarche spéculative, en se référant
[…] L’individu qui n’est pas lui-même devenu un combattant
à une épigraphe de Freud : « Ce qui suit est spéculation […],
ni, de ce fait, une infime particule de la gigantesque machine
une tentative pour exploiter de façon conséquente une idée,
de guerre, se sent confus dans son orientation et inhibé
avec la curiosité de voir où cela mènera35 ». Castel ouvre donc
dans sa capacité d’activité36. »
34
une réflexion qui place l’effondrement, qu’il situe dans un
Freud s’interroge alors sur les pulsions qui nous poussent à
futur lointain, du côté de la fiction. Le récit apocalyptique
vouloir la mort d’autrui : « Nous reconnaissons l’existence de
proposé est une spéculation, qui lui permet d’explorer les con-
la mort pour les étrangers et les ennemis et nous les y con-
tours d’un monde fictif. Par son approche fictionnelle, il nous
damnons avec autant d’empressement et aussi peu de
invite à ne pas sombrer dans le nihilisme, mais à viser un
scrupules que l’homme originaire37. » La différence avec ce
réenchantement du monde.
dernier est que « notre inconscient n’exécute pas la mise à
Cette attitude est en effet l’une des réactions récurrentes en
mort, il se contente de la penser et de la souhaiter. […] Nous
situation de crise, y compris dans le domaine de l’architecture.
sommes donc nous-mêmes, si l’on nous juge selon nos motions
Quelques exemples illustreront cette approche dans le
de souhait inconscientes, comme les hommes originaires une
quatrième chapitre « Réenchanter le monde ».
bande de meurtriers. » Freud replace ce désir dans la perspective des Lumières, portée par l’idée de progrès humain :
Sigmund Freud : pulsion de mort et sublimation
« C’est une chance que tous ces souhaits ne possèdent pas la
Sigmund Freud nous apprend que l’acte esthétique peut
feu croisé des malédictions réciproques, les meilleurs et les
reposer sur la pulsion de mort. Il développe ce concept
plus sages des hommes comme les plus belles et les plus
après la Première Guerre mondiale, épisode de destruction
douces des femmes38. »
force que leur attribuaient encore les hommes des temps originaires ; l’humanité aurait depuis longtemps péri dans le
humaine sans précédent. En 1915, en plein conflit mondial, le père de la psychanalyse publie un texte sur les effets
Pulsion de destruction, pulsion de mort
dévastateurs de la guerre, il y analyse les relations complexes
Après la guerre, Freud développe dans Au-delà du principe
qui unissent la guerre et la mort. Ce texte, traduit aussitôt
de plaisir 39 (Jenseits des Lustprinzips, 1920) le concept de
en français, laisse entrevoir son profond scepticisme quant
« pulsion de destruction » ou de « pulsion de mort » (Destruk-
à l’idée de progrès de l’humanité, puisque la guerre a détruit
tionstrieb et Todestrieb). Il observe une compulsion de répétition
l’illusion que les acquis culturels étaient immuables ;
chez les névrosés de guerre, chez qui l’événement traumatique
impitoyablement, elle a mis à nu les motions pulsionnelles
génère de fortes tensions et revient sans cesse dans le rêve.
primitives :
Le patient est « bien plutôt obligé de répéter le refoulé comme
« Pris dans le tourbillon de ce temps de guerre […], nous
14
Introduction théorique
expérience vécue dans le présent au lieu de se le remémorer
Notes : page 29
comme un fragment du passé, ce que préférerait le médecin40 ».
La sublimation par l’art et son rapport au temps
Il caractérise ce phénomène comme un « éternel retour du
Dans la conception freudienne, l’énergie de la pulsion destruc-
même
trice peut être transformée en activité créatrice, notamment
41
» et émet l’hypothèse « qu’il existe effectivement
dans la vie psychique une compulsion de répétition qui se
par le recours à la sublimation. Il s’agit d’un processus de
place au-dessus du principe de plaisir ». Freud estime que,
transformation de l’énergie pulsionnelle, qu’on détourne vers
paradoxalement, le principe de plaisir et la pulsion de destruc-
d’autres domaines, socialement valorisés, notamment celui de
tion ne sont pas contradictoires, puisque l’autodestruction est
l’art, approuvé par le groupe social et le surmoi. Cette dyna-
une façon de réduire les tensions intérieures, et que la recher-
mique double, induite par les pulsions de mort, qui cherchent
che du plaisir n’est parfois rien d’autre que la fin d’une douleur.
à détruire, et leur sublimation, qui consiste à ouvrir une nouvelle
Selon sa thèse, le plus bas niveau de tension (que le principe
perspective à travers l’art par exemple, permet de surmonter
de plaisir veut atteindre) correspondrait en définitive à l’état
le trauma (qu’il soit individuel ou collectif) de la destruction.
de repos du non-vivant. Il en conclut que le principe de plaisir
Cet aspect sera abordé dans le chapitre « Création par des-
est au service de la pulsion de destruction : « Compulsion de
truction ».
répétition et satisfaction pulsionnelle aboutissant directement
Dans le processus de sublimation, qui consiste en une élévation
au plaisir semblent ici se recouper en une intime association . »
des pulsions primaires vers des sphères créatrices, la notion
Dans Malaise dans la civilisation (Das Unbehagen in der Kultur,
de temps devient un outil important. L’art permet d’altérer,
1930), Freud fait la distinction entre la tendance à la désagré-
voire de suspendre la perception du temps, comme l’exemple
gation de la pulsion de mort, qui tend à dissoudre la substance
de la musique le montre bien. Songeons au Magnificat de la
vivante, la détruire, pour la « ramener à l’état inorganique
Dante-Symphonie de Franz Liszt : lorsque nous entendons le
initial », et la tendance à rassembler la substance vivante
decrescendo des voix du chœur d’enfants, qui s’éloigne de
dans des unités toujours plus grandes (Lebenstrieb ou Éros,
plus en plus, nous retenons notre souffle. Les violons continuent
qui comprend aussi l’autoconservation et les pulsions sexuelles,
à vibrer dans l’aigu, dans un état de suspension sublime. Puis
son énergie étant la Libido ). Éros et Thanatos agissent simulta-
c’est le silence. Nous ressentons une baisse de tension, pour
nément et luttent sans cesse l’un contre l’autre, ce qui produit
un instant nous avons le sentiment d’être hors du temps.
de la vie. Ces deux pulsions, soumises à une compulsion de
Dans le domaine de l’architecture, la suspension du temps
répétition, visent d’abord le sujet lui-même et s’orientent ensuite
peut être provoquée par une esthétique anachronique, une
vers un autre objet, sous forme d’amour ou de destruction, afin
ambiance spatiale puissante ou une action artistique spécifique,
d’éviter l’autodestruction.
créant un nouveau rapport au monde qui modifie la perception
La thèse de Freud 46 est fortement contestée par ses contem-
de l’espace. La suspension spatio-temporelle fait advenir autre
porains, notamment par les marxistes Wilhelm Reich et Otto
chose. L’action créatrice peut être considérée comme une
Fenichel, car elle permettrait selon eux de légitimer irrévoca-
opération fictionnelle qui fonde ses propres temporalités et
blement la guerre, le génocide, mais aussi l’exploitation sociale
spatialités et permet de construire un ailleurs. En temps de
et économique, en les considérant comme des phénomènes
crise, après une guerre ou une catastrophe, l’art, l’architecture
biologiques.
et l’esthétique (au sens le plus large) permettent de sublimer les
Ce qui nous intéresse dans la pulsion de destruction est le fait
pulsions destructrices pour les orienter vers des fins plus éle-
que dans sa dynamique ravageuse elle cherche à atteindre le
vées, afin de reconstruire avec les pulsions de vie une société
plus bas niveau de tension pour parvenir à un soulagement.
plus résonnante, plus civilisée, plus collective – ce que Freud
Pour arriver plus vite au « point zéro » de la tension, on aspire à
appelle la civilisation (Kultur).
42
43
44
45
une accélération de toutes les choses et du temps. C’est alors qu’une opération mentale exercée par le surmoi peut interagir
Le renoncement pulsionnel comme base de la culture
avec les pulsions destructrices, afin de canaliser l’énergie vers
La définition de la culture selon Freud est étroitement liée aux
un champ plus productif, qu’on appelle la « sublimation ». Cela
pulsions. Il voit dans la culture un moyen pour l’homme de
nous ramène à l’objet de notre étude : l’architecture et l’art.
s’éloigner de sa propre nature et de son environnement naturel :
Notes : page 29-30
Crise : Sigmund Freud
15
« Il suffit donc de répéter que le mot "civilisation" [Kultur]
d’un acte de sublimation qui suspend le temps et ouvre le
désigne toute la somme des réalisations et des institutions
champ des possibles (chapitre « Création par destruction »).
par lesquelles notre vie s’écarte de celle de nos ancêtres
Le processus esthétique varie ainsi selon le type d’opération
animaux, et qui servent deux buts : protéger l’homme contre
temporelle et la condition psychologique.
la nature et réguler ses rapports avec ses semblables . » La 47
civilisation est basée sur le renoncement, comme cela est précisé dans Malaise dans la civilisation : « Il est impossible de ne pas remarquer dans quelle mesure la civilisation est bâtie sur le renoncement pulsionnel [Triebverzicht], à quel point elle
La question de la civilisation et de la suspension du temps est
repose sur l’insatisfaction (refoulement, déplacement) des
également traitée par le sociologue allemand Hartmut Rosa.
pulsions puissantes 48. » Pour le fondateur de la psychanalyse,
Dans le sillage de Theodor Adorno, Hartmut Rosa s’attache à
« la conscience est la conséquence du renoncement
comprendre la situation de l’individu face à la crise provoquée
49
».
La civilisation (Kultur) ne serait donc pas une construction
par ce qu’il appelle « l’accélération » du temps dans nos
active et consciente, mais « un processus singulier, qui
sociétés modernes. Il élabore ainsi une « critique sociale du
dépasse l’humanité », un processus inconscient au service
temps » et analyse pour ce faire les transformations, les chan-
d’Éros qui cherche à unir les gens en unités plus grandes
gements sociaux, le devenir de l’individu et son rapport au
51
(poussés par la pulsion de vie) . Ce processus civilisationnel
monde. Selon lui, l’expérience majeure de la modernité est
s’oppose à la pulsion d’agression naturelle, expression de la
« l’accélération », « tout devient toujours plus rapide », ce qui
pulsion de mort tournée vers l’extérieur. Mais la pulsion agres-
provoque une crise fondamentale de notre société. « Si l’accélé-
sive n’est pas simplement réprimée, elle est aussi utilisée pour
ration constitue le problème central de notre temps, la résonance
construire la civilisation (par le biais de la sublimation). La
peut être la solution pour remédier à la frénésie actuelle52 »,
civilisation est donc au cœur de la lutte entre Éros et Thanatos,
affirme-t-il. Par le concept de résonance, il entend « une forme
la pulsion de vie et la pulsion de mort – un concept opératoire
spécifique de l’entrée en relation avec le monde qui repose
pour notre recherche, car si nous plaçons l’esthétique au centre
sur des éléments essentiels. […] Pour cela, il faut se sentir en
du conflit permanent entre pulsions, nous pouvons en tirer de
lien avec le monde. […] Il faut avoir fait l’expérience de toucher
puissantes clés de lecture pour analyser l’esthétique produite
le monde53. » Cette approche du point de vue de l’individu,
en temps de crise : dans ces moments de forte accélération,
qui a presque une dimension mystique, est abordée également
tout se radicalise, a fortiori la lutte d’Éros et de Thanatos.
d’un point de vue sociétal, car la qualité d’une vie humaine
Cette approche par la psychanalyse ouvre une nouvelle per-
est aussi un problème institutionnel et culturel. Hartmut Rosa
spective pour la lecture des projets architecturaux conçus
cherche à rompre avec l’idée que seules les ressources maté-
dans ces moments d’instabilité, surtout si on les relie à la
rielles, symboliques ou psychiques suffiraient à notre bonheur,
question plus globale des effets de l’esthétique sur la société
en soulignant qu’il faut aussi pouvoir agir. La « résonance »,
en général.
c’est-à-dire notre lien sensible et conscient au monde, accroît
En résumé, en examinant les liens qui peuvent exister entre
notre pouvoir d’agir et, en retour, notre aptitude à nous laisser
les réactions psychologiques et les caractéristiques du temps,
« prendre », toucher et transformer par le monde. D’après
on peut émettre l’hypothèse que le processus du refoulement
Hartmut Rosa, cette résonance ferait défaut dans la société
est une double action, qui consiste d’abord en une suspension
moderne, car l’accélération du temps a bouleversé en profon-
du temps pour s’extraire de l’ici et maintenant, suivi d’un saut
deur notre rapport au monde sur le plan individuel et collectif.
en avant dans le temps, pour ouvrir un nouvel avenir en
Hartmut Rosa analyse notre relation au monde à travers des
s’appuyant sur la pulsion de vie (chapitre « Réenchanter le
formes très diverses, de l’expérience corporelle la plus basique
monde »).
(respiration, alimentation, sensations…) aux rapports affectifs
L’opération temporelle de la pulsion de mort, en revanche,
et aux conceptions cognitives les plus élaborées. Il établit
consiste en une accélération afin de précipiter le déclin, suivie
trois catégories de résonance : la relation avec autrui dans les
50
16
Hartmut Rosa : accélération et résonance, un nouveau rapport au monde
Introduction théorique
Notes : page 30
sphères de l’amitié, de l’amour ou de la politique (ce qu’il
culturels de la société moderne, dévolus à des expériences
appelle « l’axe horizontal ») ; la relation avec la matière, les
ritualisées de résonance : dans les musées, les théâtres,
artefacts et les choses dans les sphères du travail, de l’éduca-
les salles de concert, les cinémas et autres lieux semblables,
tion ou du sport (« l’axe diagonal ») ; et la relation avec une
les individus modernes cherchent des moments de boule-
idée ou un absolu dans les sphères de la nature, de la religion,
versements et de fluidification de leur rapport à eux-mêmes et
de l’art et de l’histoire (« l’axe vertical »), donc tout ce qui
au monde, des instants où ils seront touchés, émus, saisis 57. »
constitue, selon Gayraud, « la croûte », ou la Kultur, au sens
Les émotions suscitées par les arts nous amènent au cœur de
allemand de « civilisation ». Ce concept nous intéresse pour
la question esthétique, un concept holistique pour Hartmut
notre recherche sur les stratégies et le langage architectural,
Rosa, qui considère la beauté comme résonance offrant « la
car il englobe la totalité de notre « être-au-monde » que nous
possibilité d’une relation réussie au monde et, par là même,
interrogeons ici à travers le prisme de l’esthétique.
un bonheur réel 58. » L’art est au centre de cette quête nostalgique de résonance :
L’esthétique et la force de l’art
« La spécificité de l’art réside cependant dans sa capacité à
L’esthétique fait partie intégrante, selon Hartmut Rosa, de la
dépasser l’expérience de pure résonance et à reproduire, à
résonance :
exprimer et à rendre sensible l’éventail complet des relations
« L’art est devenu – presque en même temps que la nature
possibles au monde (c’est-à-dire culturellement possibles à
et de façon très semblable – la sphère de résonance peut-
tel moment historique) 59. »
être la plus importante de la modernité, au point d’avoir
Cela attire l’homme moderne dans les musées, les cinémas,
pénétré peu à peu tous les domaines de la vie quotidienne.
les théâtres et les salles de concert, car il peut y faire l’expé-
[…] L’art, plus qu’autre chose, touche l’homme moderne au
rience de différentes relations au monde qui lui permettent de
plus profond de son âme – et il commande à l’artiste ou au
canaliser, modifier ou réajuster la sienne. « La résonance esthéti-
créateur en faisant valoir ses propres lois contre toute raison
que devient ainsi un champ d’expérimentation où se pratique
instrumentale, politique ou économique . »
l’assimilation de différents modèles de relation au monde60. »
54
Comme l’empreinte du religieux dans les sociétés d’autrefois,
Pour notre sujet, ce qui nous intéresse particulièrement dans
la force de l’art « pénètre tous les pores de la subjectivité
son approche, c’est le rôle de l’art, puisqu’il permet d’aller
moderne tardive. La capacité esthétique de résonance s’est
au-delà de l’expérience de résonance, de s’extraire de l’ici et
ainsi substituée à la capacité religieuse de résonance en tant
maintenant, et d’explorer les relations possibles au monde.
qu’exigence collective . » Nous reviendrons sur ce phénomène
L’art a la faculté de créer des fictions spatio–temporelles en
dans le sous-chapitre « Temps », car la substitution de l’art à
imaginant de nouveaux possibles. Dans les moments de
la religion est un point d’analyse important dans nos sociétés
forte accélération ou dans les situations de crise, quand les
en proie au sentiment de crise.
repères sont brouillés, l’art a pour tâche d’explorer d’autres
Pour comprendre le fonctionnement du processus esthétique,
relations au temps présent pour retrouver une forme de
rapprochons-nous de Nietzsche. Christoph Menke résume de
résonance. Quelle esthétique peut surgir dans de telles
manière pertinente la double caractéristique de l’art thémati-
situations ? Qu’entendons nous par « esthétique », plus
sée par Nietzsche dans la Naissance de la tragédie : « Il n’y a
particulièrement dans ces contextes où un nouveau rapport
d’art que là où l’ivresse et la conscience, le jeu des forces
au monde est à construire ?
55
s’opposent. […] L’artiste est divisé en lui-même, scindé entre la compétence consciente et l’ivresse d’une force déchainée56. » Cette dissonance de l’art, pour Hartmut Rosa, fait partie inté-
Esthétique
grante du concept de résonance (à ne pas confondre avec la
Par esthétique, entendons non pas d’abord le Beau, mais la
consonance, qui, elle, est harmonisante, comme il tient à le
faculté de percevoir les sens, l’aïsthésis, nous rappelle le philo-
préciser) et comprend aussi les spectateurs :
sophe allemand Gernot Böhme (terme qu’il emprunte à
« Les "temples de l’art" sont de fait les nouveaux espaces
Notes : page 30
Baumgarten, disciple de Winckelmann) : l’aïsthésis [terme grec
Crise : Hartmut Rosa
17
Charles de Wailly, Projet pour la transformation du Panthéon en pyramide, Paris, vers 1797 Perspective, plume et encre, lavis d’encre et trace de crayon graphite sur papier, monté sur carton
1Archaïsme Un saut en arrière dans l’espace-temps Temps : un saut dans l’espace-temps pour opérer un changement de cap Psychologie : retour à l’archétype en convoquant une culture antérieure Mode opératoire : réduction des matériaux, application de formes primaires
L’esthétique, telle que nous l’avons présentée dans l’introduc-
dans lequel l’apocalypse, la figure du désert ou du jardin
tion, adopte dans ce chapitre un mode opératoire consistant
servirait « à l’ouverture d’une nouvelle temporalité qui va ériger
à effectuer un saut dans l’espace-temps. La convocation d’une
l’archaïque comme mode majeur d’appréhension et d’identifi-
époque suffisamment lointaine, permettant de prendre du
cation au temps3 ». Comment ce « retour » se manifeste-t-il
recul par rapport à l’époque actuelle et d’instaurer ainsi un
en architecture et dans quelle mesure contribue-t-il à penser
autre rapport au monde, s’opère par un changement de cap
un nouvel avenir ? Comment créer un nouveau langage, une
voulu. Il s’agit d’un « retour aux sources » idéalisé, d’une pro-
nouvelle esthétique, en puisant dans le passé, sur quels modèles
jection dans une époque antérieure dont on réutilise l’esthé-
s’appuyer, et comment « réinitialiser » ainsi le temps présent ?
tique dans le but de construire un nouvel idéal politique, culturel et sociétal. Dans ce chapitre, il est question de réin-
Archétype
vention d’un langage, d’une grammaire ou d’un code culturel
Dans sa dynamique spatio-temporelle, l’esthétique convoque
qui initie une nouvelle ère en puisant dans l’arché, le principe
l’archétype (du grec arkhetupon, « type primitif, modèle4 »),
premier du monde. Se référant aux philosophes grecs, Hannah
qui, en philosophie, est un modèle idéal (et général) à partir
Arendt le définit comme un « commencement absolu (arché)
duquel un sujet, appartenant en quelque sorte à une série,
lui-même non-commencé, source permanente et non engendrée
est construit dans sa forme, sa matière et sa fin. Chez les phi-
d’engendrement . » C’est dans cette source originelle de
losophes empiristes, l’archétype est une « sensation primitive
devenir potentiel que l’architecte ou l’artiste puise sa force
servant de point de départ à la construction psychologique
créatrice. Chris Younès la désigne comme une « source-
d’une image5 ».
ressource jaillissante2 ». Philippe Potié appréhende la question
Selon la théorie psychanalytique de C. G. Jung, « les archétypes
du temps et décrit très justement l’archaïsme comme un
sont les formes instinctives de représentation mentale6 », qui
« lieu de réinitialisation du temps et du langage », processus
sous-tendent a priori l’expérience humaine en conditionnant
1
Notes : page 59
Un saut en arrière dans l’espace-temps
35
36
les schémas de pensée ou de représentation. Ce sont donc des
base de la psyché humaine qu’à travers une couche d’élé-
préformes vides qui organisent la vie instinctive et spirituelle
ments culturels qui les recouvre. Les contes de fées, en
et structurent les images mentales (pensées, fantasmes, rêves...)
revanche, contiennent bien moins de matériel culturel
selon leurs dynamiques propres. Jung puise dans les mythes
conscient spécifique, aussi reflètent-ils avec plus de clarté
pour repérer les archétypes culturels. Dans une lettre adressée
les structures de base de la psyché10. »
à Sigmund Freud (qui oppose à la théorie jungienne le concept
La « couche d’éléments culturels » dérange Jung dans la
de fantasmes originaires, réduisant la multitude des archétypes
lecture de la structure de base de la psyché humaine, car elle
à la scène primitive, à la séduction, à la castration et à la vie
les recouvre et les complexifie, alors que les contes de fées s’y
intra-utérine7), Jung insiste sur sa théorie culturelle : « Nous
prêtent bien mieux du fait de leur évidente simplicité.
ne résoudrons pas le fond de la névrose et de la psychose
En est-il de même pour les formes architecturales ? Prenons
sans la mythologie et l’histoire des civilisations8 ».
cette analyse comme une clé de lecture des œuvres : les
Le lien entre l’archétype (comme forme représentative), la
archétypes sur lesquels peut reposer une œuvre sont d’autant
psychologie et l’histoire des civilisations nous intéresse ici
plus faciles à reconnaître, avec toute la symbolique qu’ils
particulièrement puisqu’il s’agit de comprendre la genèse
renferment, que le langage formel est réduit et épuré. En
d’une œuvre aux traits archétypiques dans un contexte de
effet, les œuvres surgissant dans des situations où les valeurs
basculement, lorsque la culture, la société et l’environnement
sociétales sont en crise puisent souvent dans les archétypes,
subissent une crise ontologique, qui, au fond, est aussi psy-
telle est du moins notre hypothèse, afin de renouer avec une
chologique. Quels rêves peuvent être générés par le recours
culture antérieure idéalisée. Ainsi, le présent suspendu vit
à l’archétype d’une culture antérieure ? Quelle symbolique
une renaissance à travers le passé. L’archétype sert alors à
véhicule-t-il ?
réactiver des catégories symboliques qui structurent les cultures,
Revenons à Jung pour en savoir plus. Selon sa théorie, la
à se (ré)approprier ces dernières en remplaçant les valeurs
psyché humaine tendrait partout à recourir à une même forme
jusque-là en vigueur. Cette manipulation spatio-temporelle
de représentation donnée a priori et serait structurée par le
permet de changer les valeurs ontologiques d’une société.
thème universel qu’elle renferme. Ce thème, qui serait commun
L’archétype sert d’outil pour une critique de la culture et de la
à toutes les cultures humaines, à toutes les époques de l’his-
société en puisant dans les mythes, les symboliques et les
toire, bien que figuré sous des formes symboliques diverses,
formes représentatives données a priori. Mais cela ne veut
génère l’inconscient collectif. Les archétypes apparaissent
pas dire que les archétypes soient figés, bien au contraire :
dans les mythes et dans les rêves, formant des catégories
Jung note que « les structures des archétypes ne sont pas
symboliques qui structurent les cultures. D’une simplicité
des formes statiques. Ce sont des éléments dynamiques qui
flagrante, ils unissent un symbole avec une émotion.
se manifestent par des impulsions tout aussi spontanément
« Les archétypes sont représentés [dans les contes de fées]
que les instincts11. » Cet aspect leur confère un caractère
dans leur aspect le plus simple, le plus dépouillé, le plus
vivant, qui permet de les réactiver et de les réemployer indé-
concis. Sous cette forme pure, les images archétypiques
finiment, car la particularité de l’archétype est précisément
nous fournissent les meilleures des clefs pour nous permettre
son intemporalité ; il est toujours là et a été toujours là, il est
la compréhension des processus qui se déroulent dans la
hors du temps.
psyché collective9. »
Quels archétypes ont été convoqués, dans quel but et à quels
Ce qui nous intéresse plus particulièrement dans la conception
moments de l’histoire ?
jungienne de l’archétype, c’est le fait qu’elle réduit à l’essentiel
Ces opérations spatio-temporelles de « retour » introduisent
une image ou une forme, porteuses d’un contenu symbolique
des dynamiques opposées à l’esthétique qui prévalait jusque-
et culturel. Pour ce faire, le meilleur support est celui qui est
là. En témoignent les banquets de Platon à la Renaissance,
le plus simple :
qui, par un retour à l’Antiquité, ont pris le contre-pied de
« Dans les mythes, les légendes, ou dans tout autre matériel
la situation politique de l’époque, marquée par des guerres et
mythologique plus élaboré, l’on n’atteint les structures de
des luttes claniques incessantes. Dante, lui-même en exil,
Archaïsme
Notes : page 59
décrit bien cette situation dans son voyage en Enfer, au bord
ce nouveau souffle. La pulsion de vie surgit avec vivacité,
duquel, guidé par le poète Virgile, il rencontre Socrate, Platon,
chassant l’obscurité de l’époque révolue.
Euclide et de nombreux autres philosophes grecs. Cette quête
À partir de la Renaissance, le mode fictionnel d’un ancrage
de renaissance sous la forme d’un retour à une époque anté-
dans une période historique antérieure devient un phénomène
rieure s’exprime dans la Naissance de Vénus de Botticelli,
récurrent dans les moments de basculement en temps de crise,
inspirée de l’Antiquité, dans lequel la déesse de l’amour,
bien que l’esthétique et la dimension symbolique puissent
dans sa fragilité magique quasi flottante, annonce une ère
varier selon l’époque.
nouvelle. Le tableau de Botticelli révolutionne la peinture médiévale, tout comme la Cité idéale qui introduit la perspective en peinture. Le retour aux sources antiques permet de remettre les pendules à zéro. Le rôle de l’esthétique consiste alors à donner forme à ce nouvel élan intellectuel qui encourage la réflexion philosophique et politique. Élan que l’on retrouve dans la fraîcheur fragile de Vénus, ainsi que dans la rotonde d’inspiration romaine qui semble flotter dans un espace dynamique et paraît « suspendue » dans une ville déserte, encore à créer – in statu nascendi. À ce moment de suspension du temps, l’esthétique fait renaître les archétypes d’une époque lointaine pour toucher les gens, en leur insufflant (comme Zéphyr à Vénus) une impulsion vivifiante qui les pousse à
Sandro Botticelli, La Naissance de Vénus, vers 1484/1485, huile sur toile
construire une société meilleure. Ici, l’esthétique véhicule de manière codifiée un message
Une « réinitialisation » du langage
politique et sociétal. L’utilisation d’archétypes antiques intro-
Prenons comme exemple la Révolution française. Elle signe
duit une nouvelle forme de résonance, auparavant impossible,
« la fin d’un monde », pour reprendre la formule de Kant,
qui permet de « toucher le monde » au sein d’une société
en instaurant une nouvelle gouvernance reposant sur les
humaniste. Au Moyen Âge, l’axe vertical (relation à une idée
valeurs des Lumières. Dans cette transition radicale de l’abso-
ou un absolu dans les sphères de la nature, de la religion, de
lutisme à la souveraineté populaire, où le temps est remis à
l’art et de l’histoire, selon Hartmut Rosa) est essentiellement
zéro (le nouveau calendrier commence avec la fondation de la
occupé par la religion.
République en septembre 1792, début de l’an I), quelle esthéti-
À la Renaissance, il s’élargit et s’ouvre à l’art, à l’architecture
que émerge, et comment véhicule-t-elle les nouvelles valeurs ?
et à la philosophie. La nouvelle tangibilité du monde, où
Sur quelle époque, quelle culture, quels mythes et quels rites
l’homme peut désormais penser et agir, se reflète dans les
s’appuie-t-elle ? Après les destructions massives de monuments
peintures qui expriment (littéralement dans le cas de Zéphyr)
royaux et ecclésiastiques, la nécessité s’impose d’introduire
12
Notes : page 59
Une « réinitialisation » du langage
37
Luciano Laurana (attribué précédemment à), Cité idéale, vers 1480/1490, huile sur panneau de bois
de nouveaux symboles pour la République naissante. À travers
D’une manière générale, les projets soumis au concours de
le prisme de la psychanalyse, on pourrait émettre l’hypothèse
l’an II se caractérisent aussi par une abondance de formes
que les pulsions de destruction (et les pulsions de mort), por-
égyptiennes. Parmi ses nombreux thèmes, on trouve notam-
tées à leur comble pendant la Terreur, sont sublimées (hissées
ment le remplacement de la statue de Louis XIV sur la place
vers des sphères supérieures) par un nouveau programme
des Victoires par un monument républicain. Ce concours est
culturel et symbolique. À cet effet, un grand concours national
remporté par l’architecte Sobre, qui propose un obélisque
est lancé au cours de l’an II de la République (du 22 septembre
porté par des éléphants avec, tels des hiéroglyphes égyptiens,
1793 au 21 septembre 1794), dont l’ambitieux programme
des allégories gravées en bas-relief, le tout surmonté d’une
porte sur la création de cérémonies et de fêtes révolutionnaires
statue de la Liberté13. La reprise du style égyptien confère ici
ainsi que de nouvelles institutions et de nouveaux monuments
un rôle majeur au temps puisqu’il permet de se projeter dans
pour la République, destinés à remplacer les anciens.
une époque antérieure. Cette opération esthétique s’accom-
Ce moment de basculement voit le retour de formes archaïques.
pagne d’un programme politique : les intellectuels qui pen-
En témoigne notamment le projet de Charles de Wailly, qui
saient que la France devait apporter les Lumières au peuple
en réponse à un appel d’offres de 1797 pour la consolidation
égyptien et le libérer des mamelouks considèrent désormais
de la coupole du panthéon, propose d’y insérer une pyramide
l’Égypte comme le « berceau de la civilisation » occidentale.
afin de mettre l’ancienne église au goût de l’époque et de lui
Cet ancrage dans un lieu et dans une époque lointaine
donner la solidité statique qui lui manquait.
fonctionne comme un archétype au sens jungien et permet de fonder une société nouvelle à partir de « zéro ». Dans ce renversement radical, qui concerne à la fois la politique et la gouvernance, ainsi que l’éthique, la morale, la religion et l’ontologie, les rituels jouent un rôle essentiel : à la fonction émotionnelle de l’église se substituent des fêtes laïques tournées vers les nouveaux idéaux de la Liberté, de l’Égalité et de la Justice (qui remplace alors parfois la Fraternité). De nombreux projets sont conçus pour mettre en scène les fêtes républicaines, et les architectes conçoivent des arènes gigantesques pour leur offrir un cadre approprié. Ainsi, le décret du 5 floréal an II (24 avril 1794) vise par exemple la transformation de l’opéra de l’Académie royale de musique (symbole majeur de la culture d’Ancien Régime), alors situé sur le boulevard Saint-Martin14, en arènes couvertes,
Architectes Legrand et Molinos, Projet d’un cirque national sur la place des Invalides à Paris, 1791
38
Archaïsme
« destinées à célébrer les triomphes de la République, et aux
Notes : page 59
fêtes nationales pendant l’hiver, par des chants civiques et
Marceau, député montagnard à la Convention nationale18 et
guerriers ». Les anciens monuments culturels doivent céder
membre du Comité de surveillance, joue un rôle important.
la place aux nouveaux symboles et rituels instaurés afin de
Fervent révolutionnaire, il est mêlé aux massacres de septem-
consolider la jeune République. De telles requalifications des
bre 179219. Sa signature figure sous une circulaire prenant la
rites, notamment le remplacement des airs d’opéra par des
défense de ces actes :
15
chants révolutionnaires, semblent jouer un rôle essentiel dans
« […] La commune de Paris se hâte d’informer ses frères
la « sublimation » de la politique de la Terreur, détournant
de tous les départements qu’une partie des conspirateurs
les pulsions destructrices vers des fins supérieures grâce à un
féroces détenus dans ses prisons ont été mis à mort par le
rituel de fête fonctionnant sur le mode dionysien.
peuple […] Sans doute la nation entière […] s’empressera
En 1792, le programme des nouveaux projets reste essentiel-
d’adopter ce moyen si nécessaire de salut public20. »
lement centré sur la République et la Liberté (comme en témoi-
En octobre 1792, Sergent-Marceau est nommé adjoint à la
gnent de nombreuses propositions pour l’Assemblée nationale
commission conservatrice des monuments des arts dont la
et la place de la Bastille). Avec la montée en puissance de l’aile
mission était de conserver dans les musées les chefs-d’œuvre
gauche au sein du mouvement révolutionnaire, le programme
menacés par la tourmente révolutionnaire et de protéger les
s’oriente plutôt vers la vertu républicaine et vers l’Égalité .
monuments historiques du vandalisme. Dans cette fonction,
Dans cette dynamique, l’homme politique et graveur Sergent-
il propose lors de la séance de la Commune des arts du
16
17
7 octobre 179321 « de demander à la Convention qu’il soit érigé un temple à la Liberté et un à l’Égalité et que les programmes des ouvrages servent à la fois d’ornements pour ces deux et d’exemples ou de leçons pour l’instruction publique. J’observe que puisque c’est la nation qui paye, il est juste que ce soit la nation qui en jouisse. […] Ce sera un spectacle nouveau, pour l’univers, effrayant pour les despotes, intéressant pour tous les peuples22. »
J.-N.-L. Durand et J.-T. Thibault : Temple à l’Égalité, 1793 Jean-Nicolas-Louis Durand et Jean-Thomas Thibault, qui auparavant avaient travaillé dans l’atelier d’Étienne-Louis Boullée, remportent le premier prix de ce concours pour le Temple à l’Égalité en proposant un édifice néoclassique qui, dépassant la simple fonction de temple, devient un véritable sanctuaire dédié à la République23. Cet édifice en forme de périptère, qui ne correspond pourtant à aucun ordre classique, comporte plusieurs curiosités : les six colonnes frontales ont toutes le même entrecolonnement, contrairement aux conventions classiques, toujours nuancées, et confèrent ainsi à l’ensemble un caractère matriciel et systémique. Le soubassement n’est pas moins étrange, car les deux parties latérales ne sont pas constituées de marches, comme c’est le cas des temples Architecte Sobre, Projet d’un monument pour la place des Victoires à Paris avec hiéroglyphes et éléphants, projet de concours, 1793
Notes : page 59
gréco-romains, mais de murs épais se terminant par des carrés
Durand et Thibault : Temple à l’Égalité
39
Leo von Klenze d’après Jean-Nicolas-Louis Durand et Jean-Thomas Thibault, Temple à l’Égalité, 1793, perspective et plan
sur lesquels sont gravées des allégories de la Justice (à droite)
gravées des allégories de la Liberté et de l’Égalité parmi les-
et de l’Égalité (à gauche). Les piliers sont également inhabi-
quelles figure l’inscription « Elles sont inséparables ». Sous la
tuels, car leur section n’est pas ronde mais carrée24. Tous ces
frise est écrit : « Les vertus sont les plus fermes soutiens de
dispositifs architecturaux reflètent le nouvel « ordre révolution-
l’égalité26 », vertus énoncées sur les piliers : « Civisme, Courage,
naire » de ce temple aux caractéristiques modernes, cubiques
Concorde, Travail, Économie, Sagesse ». Le message de ces
et abstraites. Quant à son allure égyptianisante, il la doit
inscriptions, qui en appellent au comportement civique et
d’une part aux têtes féminines, manifestement inspirées du
moral des républicains, est symboliquement souligné par
temple de Dendérah en Égypte25, qui lui tiennent lieu de
les têtes féminines (aux coiffes non pas égyptiennes mais
chapiteaux et, d’autre part, à ses murets latéraux qui s’avancent
grecques) qui les regardent d’en haut comme de multiples
comme les pattes du Sphinx de Gizeh. Sur le fronton sont
surmois. Durand et Thibault sont les seuls architectes participant au concours pour le Temple à l’Égalité à avoir proposé, outre un simple monument, un musée historique de la Révolution à l’intérieur des murs du temple. Un programme iconographique, inspiré des dessins de Jacques-Louis David, illustre les événements majeurs de la Révolution : La prise de la Bastille, Le serment du jeu de Paume, une scène de la Convention nationale, ainsi que plusieurs batailles. Le centre du musée est dominé par une statue de la Liberté (aussi appelée : Félicité publique27). Sur deux autels latéraux est inscrit : « La Nature, la Raison, l’Humanité et la Justice sont les bases de l’ordre social ». Ce temple-musée de la morale, dont une grande verrière assure l’éclairage zénithal, baigne les tableaux et les éléments iconiques de la République dans une lumière blanchâtre. Cette réduction du temple classique à une matrice parfaitement
Jean-Nicolas-Louis Durand, « Combinaisons horizontales, de Colonnes, de Pilastres, de Murs, de Portes et de Croisées », 1802, planche 2, extrait de : Précis des leçons d’architecture données à l’École polytechnique 40
Archaïsme
géométrique annonce un changement de paradigme : ce
Notes : page 59
n’est plus le Beau qui régit l’esthétique dans son fragile équi-
une simplification drastique, qui réduit l’architecture à une
libre de la perception, ni le sublime de Boullée qui frappe les
grammaire élémentaire de la discipline.
émotions, mais une réduction et une simplification radicale, qui
Ainsi, comparée à l’architecture sublime de Boullée, celle de
vont de pair avec la rationalisation et l’économie de la cons-
Durand atteint le degré zéro de la tension émotionnelle. Pour
truction . Ce temple de la Révolution a en quelque sorte pour
revenir à la théorie freudienne, cette non-tension sous-tend
mission de sublimer les pulsions destructrices en les transfor-
le principe de plaisir, qui vise à soulager la tension suscitée
mant en un art suprême, que les architectes combinent avec un
par la lutte contre les pulsions destructrices. Dans sa simplicité
programme d’éducation morale et civique. L’archétype du tem-
affichée, dans sa banalité grammaticale, cette esthétique
ple d’inspiration égyptienne, comme forme représentative a
peut-elle être perçue comme une sorte de décontraction
priori, sert de point de départ à la construction psychologique
volontaire après les tensions révolutionnaires ? Comme si une
d’un imaginaire collectif.
« détente émotionnelle » était nécessaire pour se concentrer
Contrairement à l’architecture de Claude-Nicolas Ledoux, où
sur l’attente d’un avenir, orienté vers le progrès technique à
tout – de la forme architecturale à l’ornement décoratif – est
l’aube de l’industrialisation ? Cette remise à zéro de l’expression
porteur d’une symbolique dite « parlante », et inversement à
stylistique et du langage architectural témoigne d’une refon-
l’architecture d’Étienne-Louis Boullée, qui joue sur le registre
dation radicale de la société.
28
du sublime, Jean-Nicolas-Louis Durand, en rupture radicale avec son maître, réduit l’architecture à des types, à une grammaire quasi muette, où, sans aucun mystère, l’intérieur se devine déjà depuis l’extérieur. Ce projet de temple n’a jamais été construit. Trois ans après le coup d’État de Napoléon Bonaparte, Durand, dans le premier volume de son cours Précis des leçons d’architecture données à l’École polytechnique (1802), développe une méthode complète pour mener un projet de construction et analyser un bâtiment. La maison à neuf cases, soumise à trois différentes combinaisons des parties de l’édifice « pour réunir celles-ci pour former un ensemble29 », en est un exemple phare. Ce jeu spatial, intitulé sur la planche n° 2 de la 2e partie du premier volume « Combinaisons horisontales [sic], de Colonnes, de Pilastres, de Murs, de Portes et de Croisées », est une sorte de retour aux sources géométriques de l’architecture, qui s’inscrit dans la tradition du De architectura de Vitruve. La réduction de l’architecture à une grammaire de types efficaces et utiles est animée par une dynamique inverse de celle des projets imaginaires de Boullée, portés par la puissance d’un sublime à l’atmosphère cosmique, comme en témoignent ses projets de Cénotaphe d’Isaac Newton (1784)
Jacques-Louis David, Le Serment des Horaces, 1784, huile sur toile
et de Bibliothèque royale (1786). La réduction stylistique postrévolutionnaire reflète l’émergence d’une nouvelle clientèle bourgeoise (moins fortunée), mais aussi la percée de l’idée de progrès qui se concrétise rapidement avec l’industrialisation naissante. La purge formelle et économique s’opère à travers
Notes : page 59
Durand et Thibault : Temple à l’Égalité
41
Emil Krause, Hugo Mayer (d’après un plan directeur d’Adolf Loos), Cité ouvrière Rosenhügel à Vienne, Travail des colons, 1921, photo : Josef Derbolav Machovsky
2 Retour à la terre Une manière de décélérer le temps Temps : décélération Psychologie : retour aux archétypes sociétaux, ressourcement et empathie collective Mode opératoire : réduction et sublimation par l’esthétique
Le phénomène du « retour à la terre » est lié à la décélération
fondamental d’embellir ce nouvel « état de nature » pour y
et à une réduction radicale du mode de vie, qui n’est plus
trouver des satisfactions basiques liées à la simple survie,
urbain, mais devient agraire. En réaction à la dynamique du
mais aussi un épanouissement sensible et intellectuel permet-
progrès et à ses conséquences qui nous échappent de plus
tant de transcender cet état primaire, si éloigné du modèle
en plus, l’idée de décélération apporte un espoir de ralentis-
culturel habituel. Comment l’esthétique peut-elle créer de
sement d’un processus d’accélération qui a pris des dimensions
nouveaux récits de « retour à la terre » et quelles formes
exponentielles. En opposition à la croissance chaotique des
architecturales adopte-t-elle pour résister à la dynamique des
villes industrielles provoquée par la dynamique du capitalisme
villes en pleine expansion ?
et de la spéculation foncière, le « retour » à une nouvelle forme
Le mode psychologique est celui d’une « empathie collective »
de société agraire, souvent fondée sur l’autarcie et l’autosub-
(portée par la pulsion de vie), vision utopique projetée sur
sistance, est généralement lié à la vision d’une société réorga-
l’ensemble d’une classe sociale (on parle alors de solidarité),
nisée selon un modèle coopératif et recherchant une certaine
ou, à plus petite échelle, sur le cercle restreint des membres
autonomie. L’action collective y joue un rôle clé et comporte
d’une microsociété vivant un experimentum mundi parallèle.
une forte dimension politique afin de construire collectivement
« Ressourcement » fondé sur un mode sociétal préindustriel,
une société plus solidaire et plus « résonante ».
cette forme de décélération est parfois empreinte d’une cer-
Cette contre-dynamique va de pair avec une réduction dras-
taine nostalgie, voire d’un certain romantisme pouvant aller
tique (du mode de vie, de la culture, des matériaux disponi-
jusqu’au mysticisme, quand elle ne verse pas dans la robin-
bles, etc.), imposée soit par la force des choses après une
sonnade. Toujours est-il qu’elle renoue avec des archétypes
catastrophe ou une guerre, soit par une volonté proactive qui
sociétaux refoulés dans les profondeurs de l’inconscient
implique un certain renoncement. Ces moments de réduction
collectif. L’imaginaire porte ici sur un rapport différent à la
s’accompagnent d’une forte aspiration esthétique, d’un besoin
nature productive (plus naturel, plus proche de l’homme, et
Une manière de décélérer le temps
63
à une autre échelle de production) ainsi que sur la refondation
et l’exubérance, la morale finirait par l’emporter. Mais l’his-
d’une société plus « sobre », c’est-à-dire à la consommation
toire ne lui a pas donné raison. Avec l’industrialisation crois-
réduite et concentrée sur la satisfaction des besoins fonda-
sante au XIXe siècle, le développement du capitalisme (avec
mentaux, mais assortie d’éléments culturels et de nouvelles
ses fluctuations cycliques inhérentes au processus de « des-
valeurs sociétales permettant de supporter et de surmonter
truction créatrice » théorisé par Joseph Schumpeter (prospé-
cette réduction et le sentiment de perte dont elle s’accompa-
rité, récession, dépression, reprise ; cf. chap. 3) et la spéculation
gne inévitablement. Reste à savoir comment ce mode opéra-
foncière (avec l’éclatement de la bulle spéculative en 1873,
toire de la décélération parvient à introduire de nouvelles
première Grande Dépression d’envergure internationale), une
valeurs et à quelles ressources esthétiques il recourt pour
grande partie de la population est restée en marge du pro-
gérer la réduction et, en même temps, sa sublimation.
grès. L’industrialisation a rapidement transformé les villes en
Le « retour à la terre » est une réaction récurrente dans l’histoire.
métropoles, surpeuplées et par conséquent insalubres, sou-
La vision d’une « fin du monde » associée à l’idée d’un retour
mettant la classe ouvrière à des conditions de vie inhumaines.
salutaire à la « campagne », tel que le préconisent aujourd’hui
Depuis la Première Guerre mondiale, l’espoir placé dans le
les « collapsologues » (la crise Covid -19 a accéléré l’exode ur-
développement technique a été en partie brisé par ses effets
bain déjà en cours), nous rappelle le « Mouvement de réforme
dévastateurs. Le progrès a gagné sa course contre la morale.
de la vie » (Lebensreform) qui est apparu à la fin du XIXe siècle en Angleterre et dans les pays germanophones. Sur quelles
Walter Benjamin et l’Ange de l’Histoire
idées repose cette quête de renouveau et comment se tradui-
Dans le contexte de la montée du nazisme en Allemagne et
sent-elles dans l’architecture ? Comment engagent-elles
du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, Walter
l’action ? Entre réponse aux nécessités primaires et projection
Benjamin, né à Berlin dans une famille juive assimilée et exilé
utopique d’un monde meilleur, nous retracerons ce mouve-
en France à partir de 1933, critique le progrès. Il le compare à
ment de « retour à la terre » à l’aide de quelques exemples
une tempête incontrôlable qui pousse « l’Ange de l’Histoire »
des débuts du XX siècle, afin de mettre en perspective le
vers l’avenir, bien que ce dernier veuille se tourner vers le
courant contemporain d’un exode urbain motivé par l’an-
passé pour en relever les décombres. Benjamin a puisé là son
goisse du changement climatique et la volonté de décélérer.
inspiration dans un tableau de Paul Klee qu’il avait acquis au
e
début des années 1920 : Mise en doute du « progrès »
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus.
Ce chapitre aborde la notion de progrès, « processus de per-
Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner
fectionnement constant et croissant […] dans les mains des
de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont
hommes qui le planifient et l’exécutent », qui fait désormais
écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est
l’objet de critiques de plus en plus nombreuses. Au postulat
à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage
de Leibniz, selon lequel « le progrès est dans la perfection
est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne
infinie », et à l’idée de Rousseau d’une perfectibilité de
d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique
l’homme (notamment s’il est en contact avec la nature), Kant,
catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et
nous l’avons évoqué, avait déjà opposé l’existence d’un dé-
les précipite à ses pieds. Il voudrait s’attarder, réveiller les
calage entre la vitesse du progrès technique et la lenteur de
morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du
la morale humaine : « Mais la constitution morale de l’huma-
paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes,
nité qui boitille toujours à sa suite […] finira un jour (comme on
si violemment que l’ange ne peut plus les refermer.
pourrait l’espérer sous la conduite d’un sage ordonnateur du
Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir
monde) par la rattraper et la dépasser, elle qui, dans sa
auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines
course précipitée, s’égare et trébuche souvent 3. » Au siècle
devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que
des Lumières, Kant était convaincu que dans cette course ef-
nous appelons le progrès4. »
1
2
frénée entre la morale et le progrès, qui inclut le consumérisme
64
Retour à la terre
Chez Benjamin, les ruines causées par la marche du progrès
Notes : page 94
conservent donc une mémoire à même d’interrompre le
communauté qui renoue
cours catastrophique de l’histoire. L’ange veut décélérer le
avec la nature ? De fait,
temps pour s’arrêter afin de relever les ruines, en vain. Cette
dans l’espace anglophone
critique du progrès cherche à sortir de la dynamique d’accé-
et germanophone de la fin
lération qui entraîne l’humanité vers un avenir effrayant. C’est
du XIXe et du début du
là l’un des nombreux textes confiés par Walter Benjamin à
XXe siècle, la nature est au
Hannah Arendt, après avoir fui le camp d’internement du sud
premier plan de cette am-
de la France où il était détenu en tant qu’Allemand. Dans son
bition de renouveau por-
désespoir, il se suicide probablement peu après, en septembre
tée par le désir d’une
1940, coincé près de la frontière espagnole. Hannah Arendt
réconciliation de l’homme
enverra ces manuscrits à New York, où ils seront publiés en 1942.
avec son environnement,
Devant la montée du fascisme, Benjamin médite sur l’histoire
qui s’exprime dans la vision
et le temps et remet en cause la conception linéaire du progrès :
idéale d’une « ville-campa-
« L’idée d’un progrès de l’espèce humaine à travers
gne » (Town-Country), ou
l’histoire est inséparable de celle d’un mouvement dans un
de cité-jardin. Celle-ci n’est
temps homogène et vide. La critique de cette dernière
pas conçue comme une
idée doit servir de fondement à la critique de l’idée de
opposition entre ville et campagne, mais plutôt comme une
progrès en général . »
ville idéale qui assimile la campagne et retourne à la nature.
5
Paul Klee, Angelus Novus, 1920, aquarelle à l’encre de Chine et pastel gras sur la gravure jaunie d’un portrait de Luther du XIXe siècle
Sa mise en doute de la linéarité du progrès englobe aussi
Pour ce mouvement, qui repose sur une forte empathie col-
l’exploitation de la nature. Selon la conception marxiste de
lective, il fallait inventer des formes urbaines et architecturales
Benjamin, le travail, « tel qu’on le conçoit à présent », ne
adéquates. Ces modèles holistiques créent un véritable « cos-
devrait pas se résumer « à l’exploitation de la nature, exploi-
mos » qui rétablit une résonance entre l’homme et son envi-
tation que l’on oppose avec une naïve satisfaction à celle du
ronnement et rend possible la construction d’une société
prolétariat6 », écrit-il en se référant à Josef Dietzgen, figure
coopérative basée sur l’action commune. Quelles formes pren-
importante de la social-démocratie allemande, pour qui la
nent ces modèles sociétaux ? Par quels moyens peut-on forger
nature « "est offerte gratis"7 » et entièrement au service de
un esprit collectif ?
l’homme. Face à cette conception positiviste du monde, Benjamin défend plutôt l’idée de Joseph Fourier qui associait
Les exemples présentés dans ce chapitre contiennent des
la question de la nature à l’idée d’un travail sociétal ayant du
réflexions sur la nature et la finalité du progrès. Il y est égale-
sens ; l’exploitation de la nature devrait être subordonnée à
ment question du statut de la nature (à la fois la nature d’agré-
l’intérêt collectif (et non pas spéculatif). Cette conception,
ment et la nature productive) face à la croissance incontrôlée
qui englobe à la fois la nature et un travail utile à l’ensemble
des villes industrielles. Les projets sont porteurs d’une critique
de la société, était déjà largement répandue dans le mouve-
de l’indifférenciation de l’espace urbain régie par une dynami-
ment de réforme anglais de la fin du XIXe siècle, qui s’opposait
que capitaliste purement spéculative ; ils proposent des espa-
à la dynamique illimitée du processus d’industrialisation altérant
ces de vie différenciés et structurés par des « formes fortes9 »,
drastiquement les villes et les campagnes.
destinées à la collectivité. Nous allons présenter quatre propo-
Le progrès, généralement associé à cette dynamique, est un
sitions qui reposent sur un questionnement fondamental :
vecteur qui tend vers l’infini. Mais la morale ne correspondant
comment trouver une forme combattant l’informe d’une ville
plus à un progrès qui s’est progressivement affranchi de toute
moderne qui efface les espaces collectifs ? Comment penser
moralité pour ne plus suivre que sa propre trajectoire du « tou-
un contre-modèle qui soit à la fois macrocosmique, suffisamment
jours plus », il fallait redéfinir le concept de progrès et chercher
fort pour lutter contre les dynamiques en cours, tout en étant
de nouvelles formes de stabilité, en partant de la nature, y compris
déclinable en de multiples expériences microcosmiques per-
la nature humaine. Comment et sur quelle base créer une
mettant d’établir très concrètement une autre relation au monde ?
8
Notes : page 94
Une manière de décélérer le temps
65
Ebenezer Howard : la cité-jardin comme modèle de ville agricole moderne, 1898
« Beauté de la nature. Société. Champs et parcs accessibles
La cité-jardin, imaginée par Ebenezer Howard (1850 –1928),
domicile. Place aux esprits entreprenants. Capitaux abondants.
nous servira de point de départ, car elle a servi de modèle
Eau et air purs. Bons égouts. Habitations claires. Grands jardins.
par la suite à de nombreux projets urbains. Aujourd’hui, nous
Pas de fumées. Pas de taudis. Liberté. Coopération. Harmo-
associons généralement ce terme à une simple forme d’habitat
nie sociale11. »
Travail en abondance. Vie économique. Pas de travail à
et avons tendance à oublier la philosophie inhérente au con-
Avec son projet, Howard propose un compromis pour remédier
cept de cité-jardin, pourtant révolutionnaire d’un point de
aux inconvénients des deux modes de vie. Pour ce faire, il con-
vue sociétal ; face aux crises contemporaines, il suscite un
fère à la campagne les qualités de la ville et réciproquement, à
regain d’intérêt. En réaction aux effets dévastateurs de la
la ville les qualités de la campagne. Ainsi, il fait retourner la ville
Révolution industrielle – l’insalubrité des villes recouvertes de
à l’état de nature et il élève la campagne à l’état de culture, en
suie noire, leur surdensification, et la misère des ouvriers –
renversant complètement les logiques urbaines traditionnelles.
Ebenezer Howard mène, dans le contexte londonien de la fin
L’ennui rural est ainsi dépassé par la culture et l’éducation, dans
du XIX siècle, une réflexion très approfondie sur le lien entre
un nouvel ordre sociétal où chaque individu participe à la vie
la ville et la campagne. Il veut ralentir la dynamique spécula-
collective.
tive en cours en proposant un modèle communautaire alterna-
L’organisation spatiale idéale repose sur un principe circulaire
tif dans les zones rurales.
avec un jardin au centre, autour duquel sont disposés la mairie,
La cité-jardin, véritable modèle de mixité sociale, doit agir
les équipement culturels et l’hôpital, entourés d’un grand « parc
comme un aimant en attirant à la fois les populations de la
central ». Celui-ci est bordé d’une galerie commerçante entière-
ville et celles de la campagne. Pour illustrer cette idée, il
ment vitrée, appelée « Crystal Palace ». Autour de celle-ci s’étend
conçoit le diagramme des « Trois Aimants » qui représente la
un quartier résidentiel structuré par des avenues, dont la plus
ville, la campagne et ce qu’il appelle la « ville-campagne »
large et la plus majestueuse, en forme de parc circulaire, com-
(Town-Country), avec leurs avantages et leurs désagréments
prend les écoles. Le dernier anneau est constitué d’usines direc-
respectifs. Au déséquilibre flagrant entre la ville et la campagne,
tement desservies par une ligne de chemin de fer périphérique
Howard répond par le modèle idéal de la « ville-campagne10 »,
reliée aux grandes lignes. Un véritable microcosme ayant son
la cité-jardin, qui cumule idéalement tous les avantages :
fonctionnement propre, tout en étant connecté au monde extérieur.
e
Ebenezer Howard, in : Tomorrow – A peaceful Path to Real Reform, 1898, « Les trois aimants » 66
au public. Loyers très bas. Salaires élevés. Impôts modérés.
Retour à la terre
« Villes sociales », diagramme du réseau de la cité-jardin
« Garden-City », diagramme de la cité-jardin et des terres agricoles
Notes : page 94
Un modèle politique
produits et le mode de production de manière plus équitable
Howard est très attentif à la manière dont le bien commun du
et plus sociale.
sol doit être géré, puisqu’il veut lutter contre la spéculation.
Cherchant à remédier aux défauts du capitalisme, Howard veut
Il affirme une vision politique forte, qui porte sur la réforme
réguler le marché pour éviter la surproduction et les pertes
du droit foncier ainsi que sur l’augmentation du pouvoir des
commerciales. Ainsi, les commerces du « Crystal Palace »
municipalités et de l’État dans le processus d’urbanisation.
seraient soumis au contrôle municipal qui établit un numerus
Il envisage même de réformer les banques dans un sens plus
clausus afin de les préserver de la concurrence, tout en pro-
social ; elles verseraient leurs bénéfices à la caisse municipale
tégeant les consommateurs qui pourraient, s’ils étaient mé-
et seraient contrôlées par les autorités de la ville12. C’est une
contents des produits ou des prix, demander qu’un autre
vision ancrée dans son temps. Rappelons que Marx a publié
commerce spécialisé dans le même domaine obtienne l’auto-
Le Capital en 1867, 31 ans avant la publication du projet de
risation de s’installer dans la cité. Ce système régulateur qu’il
Howard. Sur le communisme, Howard a une position mitigée :
appelle « principe de l’option locale » pourrait, dans un pre-
« C’est un principe excellent et nous sommes tous commu-
mier temps, s’appliquer à « la création de boulangeries et
nistes dans une certaine mesure, même ceux qui frémiraient
blanchisseries municipales15 », avant d’être généralisé. Ainsi,
si on le leur disait. Car nous croyons tous au communisme en
la cité-jardin offrirait de meilleures conditions que les villes
matière de routes, de parcs, de bibliothèques. Mais si le
existantes. Ni « communisme absolu16 » ni socialisme radical
communisme est un principe excellent, l’individualisme ne
(qui impliquerait un monopole étatique rigide), le modèle
l’est pas moins ».
idéal de Howard est un mélange original entre les aspects
Il défend aussi la nécessité du principe de concurrence pour
communautaires et les aspirations individuelles, entre la ré-
stimuler l’action humaine, notamment dans la manière de cul-
gulation sociale et la liberté individuelle soumise au principe
tiver la terre, puisque la productivité rapporte à la commune
de la concurrence.
une bonne rente foncière, essentielle à son fonctionnement.
En fait, Howard s’inspire de la théorie politique de Thomas
Cependant, la concurrence ne devrait pas conduire à un
Spence (1750 –1814), un démocrate radical qui, à la suite
système d’exploitation ; les entrepreneurs « sont bien en-
d’un conflit de biens communaux à Newcastle à la fin du
tendu soumis à la loi générale et tenus de procurer à leurs
XVIIIe siècle, imagine une réforme agraire basée sur la collecti-
ouvriers des conditions de travail normales en fait d’espace
visation de la terre et la formation de communautés paroissiales
et d’hygiène ». L’objectif est d’améliorer la qualité des
autonomes, où une seule taxe serait à payer, la taxe foncière
13
14
pour la paroisse, proportionnelle à la surface et à la qualité du terrain que chacun occupe17. Celle-ci permettrait de financer les infrastructures et édifices communs, ainsi que l’administration et les aides pour les pauvres. Howard s’intéresse également aux premiers écrits de son contemporain Herbert Spencer (1820 –1903). Avant de devenir libéral, Spencer avait fait la promotion de la réforme agraire de Thomas Spence et défendu la « loi générale de la liberté égale pour tous18 ». Contrairement à ces modèles, Howard n’envisage pas l’expropriation des propriétaires terriens à l’échelle nationale, il propose l’achat d’un « terrain nécessaire à l’établissement du système sur une petite échelle19 », et dans un second temps seulement, l’extension du projet ; il remplace la paroisse de Spence par la municipalité, qui est l’unique propriétaire foncière20 et décide entièrement de la nature de ses investis« Ward and Centre Garden-City », segment du plan de la cité-jardin
Notes : page 94
sements. Son modèle repose donc sur une sorte de commu-
Ebenezer Howard : la cité-jardin
67
Notes : page xx
Gordon Matta-Clark, Conical Intersect, Paris, 1975, photo : Harry Gruyaert
3Création par destruction L’accélération du temps comme salut Temps : accélération Psychologie : pulsion de destruction et sublimation Mode opératoire : provoquer le déclin pour enclencher une renaissance
Le mode d’action dont traite ce chapitre repose sur un acte
activités productives et artistiques par le détour de la sublima-
de destruction. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il n’y ait
tion : si l’on « sait augmenter suffisamment le plaisir tiré du
pas d’ambition constructive sous-jacente, car la destruction
travail intellectuel et psychique, le destin ne peut alors guère
peut aussi ouvrir un nouvel horizon, comme si un « nettoyage
nous atteindre », souligne Freud ; « Cette forme de satisfaction,
en profondeur » était d’abord nécessaire. Il sera question
comme la joie de l’artiste à créer, à donner corps au produit
d’histoire et de table rase, idée fortement promue par
de son imagination […] possède une qualité particulière1 ».
Nietzsche, de progrès et d’entropie, de l’accélération et de
Comme les artistes, les architectes savent aussi se servir de
ses conséquences sur le plan économique, écologique, urbain
cet élan créateur dans les moments de crise, à la fois réelle et
et social.
ontologique, pour échapper ainsi à ce qui se présentait à eux
D’un point de vue psychologique, le moteur de l’action créa-
comme « le destin » immuable. Or il s’agit précisément de
trice est ici la pulsion de mort (ou pulsion de destruction),
changer ce destin : l’opération d’accélération temporelle vise
théorisée par Freud après les traumatismes de la Première
à précipiter un déclin, suivi d’un acte de sublimation qui sus-
Guerre mondiale. Contrairement à la pulsion de vie, elle tend
pend le temps afin d’ouvrir un nouveau champ de possibles
à la déliaison : elle veut casser, réduire à néant, détruire, ramener
qui soit radicalement différent.
le vivant à un état antérieur anorganique en visant d’abord le
Cette dynamique psychologique sous-tend tous les projets
sujet lui-même. Ce processus de désintégration est une lutte
présentés dans ce chapitre dont l’action créatrice repose sur
constante entre Éros et Thanatos. La pulsion de destruction,
un processus de destruction. Poussés par le désir d’accéléra-
soumise à une compulsion de répétition, se place au-dessus
tion, certains architectes ont tenté de créer des espaces et
du principe de plaisir, car elle réduit les tensions internes.
des temporalités autres, soit pour esquisser un « monde
Afin de les soulager au plus vite, on veut détruire – et accélérer
nouveau » (radicalement plus moderne, égalitaire, hygiénique,
le temps. Toutefois, cette pulsion peut être transformée en
sensoriel, etc.), soit pour effacer l’ancien – parfois sans viser
Notes : page 129
L’accélération du temps comme salut
99
une perspective d’avenir particulière. Nous appelons « création
qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation.
par destruction » cette double opération de destruction et
Pour pouvoir déterminer ce degré et, par celui-ci, les limites
de sublimation par l’architecture (et les arts). Il s’agit plus
où le passé doit être oublié sous peine de devenir le
précisément, selon le cas, d’une création qui peut s’opérer
fossoyeur du présent, il faudrait connaître exactement la
de manière proactive à travers un acte de destruction, ou de
force plastique d’un homme, d’un peuple, d’une civilisation,
manière réactive à la suite d’une destruction subie, en adoptant
je veux dire cette force qui permet de se développer hors
des postures prospectives ou aperspectives (sans perspective,
de soi-même, d’une façon qui vous est propre, de
nihilistes). Dans l’analyse des exemples, nous serons attentifs
transformer et d’incorporer les choses du passé, de guérir
à cette nuance, car elle implique chaque fois un déroulement
et cicatriser des blessures, de remplacer ce qui est perdu,
temporel différent ainsi qu’une autre disposition psychologi-
de refaire par soi-même des formes brisées3. »
que. Ces opérations temporelles portées par des réactions
Si la capacité d’oublier est libératrice pour le philosophe du
psychiques peuvent se traduire par diverses postures esthéti-
romantisme allemand, il importe aussi de savoir se souvenir
ques qui apparaissent dans les moments d’instabilité et de
au bon moment, car « le point de vue historique aussi bien
basculement. En quoi consistent donc ces actes de destruction
que le point de vue non historique sont nécessaires à la
opérés par les architectes ? Quels sont les modes de sublima-
santé d’un individu, d’un peuple et d’une civilisation4 ».
tion, et quel est leur message sociétal et symbolique ? Quelles
Soucieux de ne pas se laisser écraser par l’histoire, mais de
fins poursuivent-ils et quelle esthétique produisent-ils ? De
générer perpétuellement un renouveau qui, à son tour, s’inscrira
quelle nature sont ces stratégies accélérationnistes et quel
dans l’histoire, Nietzsche plaide pour que chacun puisse
est leur impact sur la ville, la société et l’environnement ?
créer son propre horizon, sa propre vision du monde, prémisse pour que « l’homme devienne homme5 ». Il introduit ainsi
Le Dionysos nietzschéen : « faire table rase »
une nouvelle approche qui permet à l’individu de penser et d’agir librement – quitte à rompre avec l’histoire quand bon
L’acte de destruction peut aller de concert avec un rituel
lui semble pour tourner la page.
dionysiaque, puisque celui-ci évacue tout ce qui relève de
L’idée romantico-dionysiaque d’une « création de valeurs à
l’apollinien (le Beau, l’harmonie, la stabilité). C’est cette
partir du néant6 » s’exprime dans le concept de la table rase
perte de repères et ce chamboulement qui rendent possible
créatrice, qui réapparaît dans plusieurs écrits de Nietzsche.
une libération profonde en faisant table rase du monde an-
Dans Ecce homo, il proclame : « Et pourquoi n’irais-je pas
cien, condition même d’une renaissance : se libérer du passé
jusqu’au bout ? J’aime faire table rase7. » C’est une façon de
pour pouvoir agir. Cette posture est incarnée par la figure de
libérer la pensée qui permet de créer. Dans La généalogie
Dionysos, que Nietzsche associe à la rupture avec l’histoire,
de la morale, cette idée est intériorisée et mise en relation
la table rase étant un mode opératoire de la création. Ses
avec la conscience : laisser place au silence pour faire appa-
réflexions nous intéressent particulièrement ici, car le philo-
raître l’inattendu : « Fermer de temps en temps les portes et
sophe nous fournit une clé de lecture de cet étrange mode
les fenêtres de la conscience ; […] faire silence, un peu, faire
de destruction qui semble être en fin de compte la condition
table rase dans notre conscience pour qu’il y ait de nouveau
même de toute création radicale.
de la place pour les choses nouvelles8 ». À ces moments de suspension, d’oubli et de rupture avec le
Rupture avec l’histoire et table rase
temps historique, des actes créateurs surgissent. S’interrogeant
L’acte de destruction met fondamentalement en question le
sur les motivations d’un tel processus de création-destruction,
rapport à l’histoire. Selon Nietzsche, la conscience nostalgique
Nietzsche fait une distinction entre les nihilistes, portés par
du passé est paralysante : « toute action exige l’oubli » pour
« la haine de l’être manqué9 » (posture qu’il écarte résolument),
qu’il puisse y avoir transformation :
et le désir dionysien, qui le fascine : l’âme torturée du philo-
2
100
« Il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens
sophe ou de l’artiste qui se cherche sans cesse dans une
historique qui nuit à l’être vivant et qui finit par l’anéantir,
quête profondément romantique de la connaissance.
Création par destruction
Notes : page 129
Le côté obscur et tragique de la puissance créatrice se cristallise
Son plaidoyer pour la table rase libératrice fait école et se
dans le rire de « ce monstre dionysien, qui a [pour] nom
prolongera au-delà de la philosophie vers la pratique, surtout
Zarathoustra » et dans sa danse chancelante dans la tempête.
dans le champ de l’architecture et de l’urbanisme. Nietzsche
Le rire et la danse du prophète narrés par Nietzsche sont des
est fasciné par la figure de l’architecte, dans laquelle il pro-
symboles porteurs d’un monde qui se dissout pour se recom-
jette « le grand acte de volonté, la volonté qui déplace les
poser autrement, dans une incertitude libératrice – « cette
montagnes, l’ivresse de la grande volonté qui a le désir de
merveilleuse incertitude, […] cette multiplicité de la vie »,
l’art. » Dans l’architecture, il voit « une sorte d’éloquence du
comme Nietzsche le formule avec enthousiasme. Le rire résulte
pouvoir par les formes tantôt convaincantes et même cares-
d’une distanciation critique par rapport à la société, c’est une
santes, tantôt donnant seulement des ordres. Le plus haut
réaction soudaine provoquée par la prise de conscience de
sentiment de puissance et de sûreté trouve son expression
notre propre être-au-monde, en décalage avec la société.
dans ce qui est de grand style16. » Il n’est donc pas étonnant
Nous avons vu ce type de distanciation au Monte Verità
que cette fascination rejaillisse sur certains mouvements
(chap. 1), où la danse, libérée de toute convention, brise la
architecturaux qui suivront, puisqu’en mettant en avant « le
morale en vigueur. Nietzsche met en avant qu’il n’y a pas de
grand acte de volonté » et la puissance ordonnatrice, il confère
vérité absolue, chacun doit trouver son chemin pour devenir
à l’architecte un pouvoir singulier qui jusqu’alors n’avait pas
ce qu’il est. Ainsi, Zarathoustra s’adresse à ses disciples en
été conceptualisé de la sorte.
10
11
précisant que « celui qui parle ici n’est pas un fanatique, ici on ne "prêche" pas, on n’exige pas la foi 12 », en les invitant à se suivre eux-mêmes. Le rire, la danse, l’incertitude, l’oubli, les formes brisées et la table rase sont les modes opératoires d’une création destruc-
F. T. Marinetti et Antonio Sant’Elia : Manifestes futuristes, 1909/1914
trice qui rompt avec l’histoire au profit d’une quête artistique.
En Italie, la réception de Nietzsche débute sur un plan littéraire,
Dans l’un de ses manuscrits de la fin de l’année 1888, écrit
avec D’Annunzio, mais elle prend une tournure foncièrement
dans l’un de ses derniers moments de lucidité (publié à titre
politique en 1908 avec l’article « La filosofia della forza17 » de
posthume dans Ecce homo en 1908), Nietzsche se montre
Mussolini, réponse à la conférence du député Treves sur La
bien conscient du caractère explosif de son œuvre :
volonté de puissance (publié en 1901, après la mort du philo-
« Un jour, mon nom sera associé au souvenir de quelque
sophe, par sa sœur qui aura assemblé et modifié ses écrits à
chose de prodigieux – à une crise comme il n’y en eut
sa guise18). Mussolini, à cette époque encore socialiste radical,
jamais sur terre, à la plus profonde collision de consciences,
exalte la dimension antisystème et les accents antiallemands
à un verdict inexorablement rendu contre tout ce qu’on
de la philosophie nietzschéenne, tout en donnant une inter-
avait jusqu’alors cru, réclamé, sanctifié. Je ne suis pas un
prétation strictement belliciste du surhomme, à laquelle il
être humain, je suis de la dynamite . »
associe l’édification d’un homme nouveau, au sens évolution-
13
Pratiquant une inversion de toutes les valeurs, Nietzsche pense
niste et darwiniste du terme, comme le souligne Francesca
qu’après lui, « nous allons changer le Calendrier du temps, je
Belviso. Le surhomme mussolinien, dont la devise est « Nulla
vous le jure », écrit-il en mettant en cause le temps chrétien
è vero, tutto è permesso! 19» est appelé à bâtir un monde
avec un certain aplomb, mais aussi avec « une peur panique
nouveau en faisant table rase de toutes les valeurs anciennes.
que l’on aille un beau jour me canoniser. […] Je ne veux pas
Fondées sur la rupture avec l’histoire et la table rase, les
être un saint, plutôt encore un pitre ». Mais ses successeurs
idées nietzschéennes inspirent largement le futurisme, qui
en décideront autrement. Ses écrits, et en particulier la notion
révolutionne l’art et l’architecture. Ce mouvement, dont le
dionysiaque de surhomme, feront l’objet d’un contresens
mode opératoire est la glorification et l’esthétisation de la
(seule sera retenue la volonté de puissance), bien loin de la
vitesse machinique et des forces destructrices, entend rompre
quête de transcendance qu’il prônait et dans laquelle il voyait
brutalement avec le temps présent et le passé – élan aux
un corollaire indispensable de l’émancipation de la pensée.
traits dionysiaques, mais en fin de compte assez éloigné du
14
15
Notes : page 129
F. T. Marinetti et Antonio Sant’Elia : Manifestes futuristes
101
Robert Delaunay et Félix Aublet, Aménagement intérieur du hall tronconique du Palais de l’Air, réalisé par l’association Art et lumière, architectes : Audoul, Hartwig, Gérodias, Paris, 1937, Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne, 1937; au premier plan : différents moteurs d’avions; photo : Henri Baranger
4
Réenchanter le monde Suspendre le temps pour se projeter dans l’avenir
Temps : suspension du temps Psychologie : pulsion de vie et refoulement Mode opératoire : mettre la crise entre parenthèses pour se projeter dans l’après-crise
Après une crise ou une catastrophe majeure telle que peut
qui fait référence à l’effet paralysant de la conscience du
l’être une période de guerre, la question de l’identité et de
passé ; nous devrions donc nous libérer du sens historique et
la culture en tant qu’âme d’une société se pose avec acuité.
de la mémoire quand cette dernière devient nuisible, conclut
Comment reconstruire notre « être » collectif dans une société
le philosophe avant Freud et sa théorie de refoulement. Dans
d’après-crise ou de post-conflit, répondre aux aspirations
ce chapitre, ce n’est pas la table rase, mais précisément cette
d’une vie meilleure, en paix, en résonance avec la société et
notion de refoulement qui nous intéresse comme stratégie
en équilibre avec l’environnement ? La réponse varie selon
de défense psychique contre les pulsions destructrices pro-
les défis et besoins propres à chaque époque.
voquées par des crises majeures, permettant aux pulsions de
Le désir de réenchanter le monde pendant ou après une crise
vie de prendre le dessus. Quels sont les outils des architectes
est une dynamique animée par les pulsions de vie, à savoir
pour esquisser la vision d’un monde meilleur ? En quoi les
l’autoconservation, l’amour-propre et l’amour d’autrui, que
projets architecturaux peuvent-ils avoir une dimension politi-
Freud appelle Éros ou Libido. C’est tenter de réunir ce qui est
que et une action concrète sur notre vie ?
dissout, en neutralisant les pulsions de destruction et de divi-
L’opération temporelle visant à « réenchanter le monde » est
sion. Les pulsions de vie réunificatrices peuvent aller de pair
une action double, qui consiste d’abord en une suspension
avec le refoulement, dont l’essence, selon Freud, « ne consiste
du temps pour s’extraire de l’ici et maintenant, puis en une
que dans le fait d’écarter et de maintenir à distance du
projection dans un avenir meilleur. Comment se manifeste ce
conscient1 ». Il s’agit du mode de défense privilégié contre les
double mouvement temporel chez les architectes et dans
pulsions et de l’opération par laquelle le sujet repousse et
leurs œuvres ? Quelles valeurs, notamment esthétiques, véhi-
maintient à distance du conscient des représentations jugées
culent-ils ?
désagréables et inconciliables avec le Moi. Rappelons égale-
La culture et la société sont au cœur de ce chapitre, il s’agit
ment le postulat nietzschéen du « toute action exige l’oubli »,
d’y analyser comment sont envisagées la transmission des
2
Notes : page 165
Suspendre le temps pour se projeter dans l’avenir
135
sonores, des « poèmes de souffle » (« Atemgedichte »), des partitions et des calligrammes (« topologies langagières » de Konrad Bayer) – comme s’il fallait, après une catastrophe majeure comme la guerre, réinventer le langage même. Carl Andre, très marqué par Stonehenge qu’il a visité en 1954, crée des tableaux typo-graphiques au début des années 1960, dans lesquels le langage, complètement dénué de sens, est réduit à des mots (…cockcockcock…) disposés en carré ou en d’autres figures géométriques. La forme prend alors le pas sur le sens, le langage écrit disparaît dans des figures abstraites. Ses sculptures massives et sombres ou bien en bois brut appartiennent davantage à la tradition orale, ancestrale et tribale, qu’à l’écriture. Bien avant l’avènement d’Internet, l’idée d’une mise en réseau du monde entier, d’une interconnexion généralisée de tous les habitants de la planète est un rêve qui inspire de nombreux artistes et architectes réfléchissant à de nouvelles manières d’habiter la Terre, par exemple dans des habitacles mobiles et ultra-connectés. En 1969, Hans Hollein imagine une sorte de bureau éphémère, gonflable, mobile, susceptible d’être installé partout et déplacé à volonté. Il se fait filmer assis par terre dans une bulle gonflable, une planche à dessi-
Carl Andre, Essay On Sculpture For E. C. Goossen, 1964, écriture dactylographique sur papier, 28 × 21 cm, Things in Their Elements
ner sur les genoux, des avions de sport en arrière-fond ; son téléphone sonne, il décroche et explique à son client que le
inventer un autre monde : celui de la joie communautaire et
dessin de sa maison sera bientôt terminé. Ce court métrage
des expériences essentielles, un monde dionysiaque et sans
Bureau mobile célèbre une invention qui nous libère de la
bornes, mû par le mouvement perpétuel et l’instantané.
contrainte spatiale grâce au téléphone, que prémonitoire-
Particulièrement iconoclaste, leur revue Archigram rompt
ment, il imagine portable. L’idée d’une mise en réseau du
avec la culture architecturale de l’époque et avec les modes
monde entier et d’une mobilité sans contraintes bouleverse
de représentation habituels, mais surtout avec le sens même
déjà complètement la conception de la culture et du monde.
de l’architecture, qui devient une sorte de jeu, une bande dessinée, un amusement, un récit spéculatif et proactif.
156
Archigram, David Greene : Rokplug et Logplug, 1969
« Archigram se libère de l’"homme-besoins" des CIAM, de
Pratiquement au moment où Cedric Price conçoit le Fun
Alain Guiheux. Dans son « théâtre personnel », Archigram
Palace, un groupe de jeunes architectes londoniens, en rébel-
joue et rejoue de nombreuses fictions qui effraient ou en-
lion contre l’architecture fonctionnaliste de la reconstruction
chantent. Le groupe imagine par exemple des villes ambu-
d’après-guerre, entreprend d’inventer une autre manière de
lantes en forme de machines gigantesques et inquiétantes,
faire de l’architecture afin de réenchanter le monde. Issus de
ou, au contraire, légères et éphémères, portées par des bal-
la culture pop, ils tentent par leurs récits et leurs fantasmes
lons flottants. Diagrammes, dessins et bandes dessinées à
architecturaux d’oublier au plus vite le temps de la guerre
l’appui, ils esquissent un monde qui interroge le réel, ils ex-
et de la crise qui s’en est suivie. La jeunesse n’a alors qu’une
plorent les limites du possible et de l’imaginable dans un futur
envie : s’affranchir au plus vite de cette « grisaille » et
proche ou lointain. C’est un jeu avec le temps et l’espace, un
Réenchanter le monde
l’homme culturel et relationnel de TEAM X, pour cerner un être fictionnel qui s’invente son théâtre personnel63 », écrit
Notes : page 166
jeu dans lequel l’homme, la ville, la culture et la société sont renversés, réinventés, un jeu dans lequel on perd délibérément tous ses repères. Le principal outil et mode d’action d’Archigram est, comme dans tout récit de fiction, la manipulation du temps et de l’espace. Dans son œuvre, on retrouve deux types de récits, l’un traitant de la ville et l’autre de la nature, avec pour dénominateur commun les nouvelles technologies et l’impermanence. Il en résulte des interactions inédites entre l’homme et son environnement, qui remettent complètement en cause le rapport à la ville et à la nature. Crise culturelle et crise ontolo-
Hans Hollein, Bureau mobile, 1969, installation, photo et film : Hans Hollein en escale avec une planche à dessin et un téléphone à l’aérodrome d’Aspern près de Vienne en Autriche
gique sont propices à la réinvention du monde et de la société. Le rêve d’une symbiose
l’obsolescence : chaque élément, selon le principe d’une re-
entre l’homme et l’ordinateur a ainsi ouvert un champ fiction-
construction incessante, peut être déplacé grâce à des grues
nel multiscalaire, qui va de la mégastructure au corps humain.
installées en haut de la structure, comme pour le Fun Palace. Peter Cook développe ce principe en ajoutant un programme
Visions d’une ville éphémère, Plug-in City et Instant City
éducatif, le Plug-in University Node (1965). Quant à Dennis
Les membres d’Archigram – Peter Cook, Warren Chalk,
Crompton, il s’intéresse plus particulièrement à la chaîne des
Ron Herron, Dennis Crompton, Michael Webb et David
changements d’activités dans le temps et crée en 1964 la
Greene – sont basés à l’Architectural Association de Londres.
Computer City, une ville et son réseau métropolitain actionnés
S’ils reprennent certains thèmes de Cedric Price et de son
par des ordinateurs.
Fun Palace, ils s’inspirent également de la Ville spatiale
La question de l’attachement au temps et au lieu est traitée
(1959) de Yona Friedman, qui dessine de gigantesques
par Peter Cook dans Instant City (1965), scénario d’une ville
mégastructures dans lesquelles sont insérées des cellules
instantanée superposant temporairement de nouveaux espaces
d’habitation surplombant la ville et la campagne afin de dé-
de communication, d’information, d’éducation et de loisirs à
gager le sol. Dans leur revue, ils abordent la question de la
une ville existante. Cette ville offre un environnement audiovi-
mobilité, de l’impermanence et du plaisir. Avec Plug-in City,
suel de mots et d’images projetés sur des écrans suspendus,
publié en 1964 dans la revue Archigram 5, ils élaborent une
des objets mobiles tels que des capsules et des unités d’habi-
mégastructure, inclinée à 45 degrés, qui comprend des uni-
tation au-dessus desquels flottent des ballons dirigeables
tés d’habitation amovibles, des services de première néces-
portant des tentes suspendues. Une infrastructure technique,
sité pour les habitants, des voies d’accès intégrées et un
consistant en portiques, grues et robots, permet d’actionner
système de transport par monorail. Ce projet iconoclaste est
ces installations temporaires. Cette ville éphémère, haut lieu
conçu pour encourager le changement perpétuel afin d’éviter
d’une culture festive et enchantée, crée l’événement, puis
Archigram, David Greene : Rokplug et Logplug
157
Architekturzentrum Wien, Kalter Krieg und Architektur, https://www.
Émissions radio
azw.at/de/termin/kalter-krieg-und-architektur/ Gruntz, Lukas, 100 Jahre Siedlung Freidorf : Pioniergeist an der « äus-
Audoin-Rouzeau, Stéphane, « Il y a un imaginaire de fin de guerre qui,
sersten Geschmacksgrenze », publié le 05.01.2019 par Architekturbasel :
avec la crise du Covid-19, n’arrivera jamais », émission radio sur France
https://architekturbasel.ch/100-jahre-siedlung-freidorf-pioniergeist-an-
culture : L’Invité(e) des Matins, modérateur : Guillaume Erner,
der-aeussersten-geschmacksgrenze/
15.04.2020, https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-
Ingels, Bjarke, Masterplanet by BIG, conférence à la Columbia Univer-
matins/stephane-audoin-rouzeau-est-linvite-des-matins
sity (GSAPP), le 04. 05. 2020, https://readingoffice.com/masterplanet-
Castel, Pierre-Henri, « Pollution, inondations, contaminations : com-
by-big/
ment vivre avec la peur ? », émission radio sur France culture :
Ishigami, Junya, guide de l’exposition Freeing Architecture, 30 mars -
L’Invité(e) des Matins, modérateur : Guillaume Erner, 28.10.2019 :
9 sept. 2018, Fondation Cartier, Paris, 2018.
https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/pollution-
Ishigami, Junya, conference « Masterclass » à l’École spéciale à l’occa-
inondations-contaminations-comment-vivre-avec-la-peur
sion de l’exposition Freeing Architecture à la Fondation Cartier, le 12
Castel, Pierre-Henri, « Effondrement : 2019 ou la fin des temps ? »,
avril 2018, https://fb.watch/i7DMM_hIhz/
émission radio sur France culture : L’Invité(e) des Matins, modérateur :
Man, Machine and Motion, Institute of Contemporary Arts (ICA),
Guillaume Erner, 31.12.2019. https://www.radiofrance.fr/franceculture/
Londres, 1955.
podcasts/l-invite-e-des-matins/effondrement-2019-ou-la-fin-des-temps-
Matta-Clark, Gordon, Conical Intersect, film 16 mm couleur, silencieux,
2355938
lieu : Paris, rue Beaubourg, réalisé dans le cadre de la Biennale de Paris
Gayraud, Agnes, « Adorno, mort d’un anti-moderne » émission radio
de 1975, Caméraman : Bruno de Witt, Son : Nicolas Petit Jean, Distri-
sur France culture : Les Chemins de la philosophie, « 69, année philo-
buteur : Light Cone, fond : Centre Pompidou n° AM 1994-F1271.
sophique », ép. 2/4, 01.10. 2019, modératrice : Adèle Van Reeth,
Naito, Rei dans un entretien avec Judith Benhamou-Huet, mis en ligne
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-
le 29.01.2017, https://www.youtube.com/watch?v=MVQbAGTe7E0
philosophie/adorno-mort-d-un-anti-moderne-5117463
Pais, Filipe, Brugier, Julie, Porry, Olivain, Manifeste du GOR (Groupe
Hartog, François, « Confinés, déconfinés, reconfinés : que faire de
des objets révolutionnaires), point 1, in : Filipe Pais, « Le retour des ob-
notre incertitude ? » émission radio sur France culture : L’Invité(e) des
jets, quasi-objets et super-objets », conférence, cycle « Quasi
Matins, modérateur : Guillaume Erner, 28. 09. 2020, https://www.radio-
Objets/Objecto Quase » du 20 mars 2018 à la Fondation Calouste Gul-
france.fr/franceculture/podcasts/l-invite-e-des-matins/confines-decon-
benkian de Paris, consultable sur : Academia, https://academia.edu/re-
fines-reconfines-que-faire-de-notre-incertitude-avec-francois-hartog-et
source/work/40197907
-frederic-worms-5412638
Sawaragi, Noi, critique d’art, in : « Naoshima Note », juin 2010.
Rosa, Hartmut, « Quelles relations aux autres dans la société moderne ? »,
Smart City Taiwan : https://www.twsmartcity.org.tw/en
émission radio sur France culture : L’Invité(e) des Matins, modérateur :
Williams, Alex et Srnicek, Nick, « Manifeste accélérationniste » (2013),
Guillaume Erner, 26. 09. 2028. https://www.franceculture.fr/emissions/la-
trad. Yves Citton, in : Multitudes, n° 56, 2014, pp. 23‑35, ici point n° 01.01.
grande-table-2eme-partie/quelles-relations-aux-autres-dans-la-
www.multitudes.net/manifeste-accelerationniste/
societe-moderne
Dictionnaires Bailly, A., Dictionnaire grec-français (1894), Paris, 1935, « crisis » : p. 1137, col. I- II. Dictionnaire de l’Académie française Dictionnaire de l’académie française, 5e éd., Paris, 1798. Dictionnaire étymologique CNRTL du CNRS (Centre national de la recherche scientifique) Gaffiot, F., Dictionnaire latin-français, Hachette, Paris, 1934, « crisis » : p. 443. Larousse, Dictionnaire français, « catastrophe » : https://www.larousse.fr/ dictionnaires/francais/retournement/68910 Dictionnaire Larousse en ligne : https://www.larousse.fr/dictionnaires/ francais/rituel/69585?q=rituel#68833 Dictionnaire Le Robert Dictionnaire TLFi, Le Trésor de la Langue Française informatisé
192
Annexes
Index
Attlee, James 116, 131
Carli, Mario 105
Aublet, Félix 135, 143 sq.
Carlyle, Thomas 178, 180
Auböck, Carl 60
Castel, Pierre-Henri 13 sq., 29, 174, 176
aborigène électrique 160 sq., 163
autogestion 74 sq., 79
catastrophe 7, 10-13, 15, 19, 30, 48, 55, 63 sq.,
absolutisme 37
avant-garde 7, 51, 60, 95, 143
115 sq., 130, 135, 146, 156, 173 sq., 177, 199
accélération, dynamique d’accélération 7 sq.,
catastrophisme 182
10 sq., 15 -17, 19 sq., 23, 27 sq., 44, 63, 65, 68,
Bakounine, Michail 84
catastrophiste 116
80, 86, 91, 99, 102, 107, 113, 115, 117-119, 122
Bangkok 121 sq., 185
Centre Pompidou 117, 132, 154
sq., 125, 127 sq., 142, 146, 171, 174, 177 sq.
Banham, Reyner 150
Chamberlain, Neville 149
accélérationnisme 119 sq., 171
Barcelone 106, 115, 182
changement de paradigme / paradigme 12,
accélérationnistes 100, 118, 120, 126 sq.
Bard, Jean 80
41, 55, 113, 116, 146, 152, 163, 169
Achleitner, Friedrich 155
Baron, Erich 84 sq., 96, 97 sq.
Château de Compiègne 59, 184
action 7 sq., 11, 13-16, 19-21, 25 -27, 44, 51,
Bauhaus, Bauhaus de Dessau / Dessau 50,
Chauvier, Éric 25, 31
63- 65, 67, 91, 99 sq., 106, 115, 117, 124, 135
74, 82 sq., 90, 95, 97
Chenal, Pierre 113
sq., 157 sq., 169, 172 -174, 176, 181 sq.
Baumgarten, Siegmund Jacob 17
Chiattone, Mario 103
Adorno, Theodor W. 12, 16, 29
Bayer, Konrad 155 sq.
Chipiez, Charles 138
agencement spatial 88
Belviso, Francesca 101 sq., 129
Chirico, Giorgio de 6, 168
Ahrenberg, Theodor 145
Benjamin, Walter 60, 64 sq., 72, 92, 94, 105,
chronos, Chronos 26, 31, 145, 173 sq., 176
agir 91-93, 100, 144, 154, 169, 170 sq., 172-174,
129, 130, 173 sq., 176
Churchill, Winston 148
179
Benoît de Nursie 177
circularité 153, 177 sq.
aisthétique 81 sq., 117
Bergson, Henri 176
cité-jardin 73, 67
Alger 115
Bernoulli, Hans 94
Cité mondiale 136, 138
Algérie 145
Berthault, Louis-Martin 43
cité ouvrière Rosenhügel 63
Alloway, Lawrence 151, 165
Bezos, Jeff 126
Città Nuova 103 -106, 129
Altmann-Loos, Elsie 94
Bibliothèque mondiale 136 sq., 139 sq., 146
Colbert, Jean-Baptiste 112, 125, 130
Amaldi, Paolo 88, 96 sq., 104, 129, 165, 177-179
Bibliothèque universelle 137
collapse 19, 20
Anarchitecture 5, 116 sq., 130 -132, 171
BIG 5, 123-127, 131
collapsologie 11
Anders, Günther 13
Birobidjan 83
Colomb, Christophe 177
Anthropocène 29, 56
Blum, Léon 143
connaissance universelle 142
Anvers 145
Boccioni, Umberto 105
Conrad, Peter 178, 180
apokalypse 85
Böhme, Gernot 17, 30, 81, 95
consonance 17
apollinien 19, 100
Bois, Marcel 95, 97
contre-révolutionnaires 24
Appia, Adolphe 149
Booth, Andrew 151
contretemps / contre-espaces 25, 172, 174,
archaïsme 8, 27 sq., 35, 43, 55 sq., 163, 169
Borromini, Francesco 142, 165
176
arché 53
Botticelli, Sondra 37
coopérative 65, 70 -78, 80 -82, 84, 91 sq., 95,
archétype 27, 35 sq., 38, 41, 43, 51 sq., 56 -59,
Boullée, Étienne-Louis 39, 41
106, 170
141 sq., 169
Buenos Aires 115
cosmos holistique 91
Archigram 155-161, 163, 166, 172
Braillard, Maurice 93 sq., 106
création-destruction 100
architectonique 85, 96, 104
Bramante, Donato 142, 165
création destructrice 101
Arendt, Hannah 35, 50, 59, 65, 146, 165
Brasilia 115
crise 7 sq., 10 -12, 14-20, 24 -27, 29, 31, 36 sq.,
art 6, 11 sq., 15 , 17-19, 37, 41- 44, 46 -48, 50,
Brecht, Bert 149, 152
43 sq., 45 sq., 49 -51, 54- 58, 60, 64, 66, 68 sq.,
58- 60, 79-84, 89, 92, 95 sq., 99, 101, 103 -105,
Breitenborn 74
72 sq., 75, 91, 93, 99, 101, 103, 106, 113 -116,
107 sq., 114, 116, 124, 129, 135, 143 -145, 147,
Brunelleschi 181
118 sq., 122, 127, 135 sq., 143 sq., 146, 148 sq.,
151 sq., 155, 159, 161-166, 172, 180
Bruschi, Arnoldo 142, 165
156, sq., 163 sq., 169-174, 176 -178, 181
Artmann, H. C. 132 sq., 155
Buckminster Fuller, Richard 148, 150
crise ontologique 36, 49-51, 55, 114, 148,
Ashby, Ross 151 sq., 165
Büchner, Ludwig 23, 31
157, 163, 172
Attali, Jacques 10, 29 Attlee, Clement 148, 165
crises de la modernité 114 capitalisme 44, 63 sq., 67, 73, 91, 93, 118 sq.,
crise temporelle 24
122, 127, 131
Index
193
croissance infinie 172
Engels, Friedrich 69, 84, 94
George, Henry 74 sq.
Cues, Nicolas de 21, 30
Enthoven, Raphaël 24, 31
Gérodias, Jack 135
culture 7, 12, 15, 22 sq., 25, 29 -31, 35 - 38, 43,
entropie 99, 116 sq.
Gérôme, Jean-Léon 44
46-50, 55, 57-60, 63, 66, 68, 70, 72, 79 sq., 84,
espace-temps 106, 169 sq., 172
Gesell, Silvio 74 sq., 95
92, 94, 102 sq., 106, 114, 135 sq., 138, 140-142,
esthétique 7 sq., 11 sq., 14 -19, 25 sq., 30,
Gibson, William 127
145, 148, 154-158, 161-165, 170 -173, 176, 181 sq.
35 - 38, 40, 42-49, 54-56, 63, 68, 73, 78, 81- 83,
Goethe, J. W. v. 24
culture universelle 140 -142, 145
86, 91- 96, 100, 104-106, 113-117, 121, 129, 140,
GOR (Groupe des Objets Révolutionnaires)
cybernétique 147, 151-153, 155, 160, 172
142, 144, 159, 164, 169, 170 sq., 181 sq.
173, 176
Epstein, Jean 113
Green City 132 sq.
D’Annunzio, Gabriele 101
Erner, Guillaume 13, 29-31, 59, 165, 176, 192
Grenoble 145
Dalí, Salvador 172
Éros 15 sq., 30, 54 sq., 81, 99, 135, 171
Gropius, Walter 82
Damaschke, Adolf 74
esthétisation 101 sq., 105
Gruntz, Lukas 95
Dante 15, 36
état de culture 66
Guevrekian, Gabriel 181
David, Jacques-Louis 40 -43, 59 sq.
état de nature 44 sq., 57, 63, 66, 92
guerre froide 49, 54, 148
décélération 63 sq., 73, 92, 127 sq., 170, 179
être-au-monde 101, 117, 155, 162, 173
Guggenheim, Salomon 93, 145
Delaunay, Robert 135, 143 sq.
éthique 10, 24, 38, 48
Delécluze, Étienne-Jean 59
Euclide 37
Hamilton, Richard 151, 165
démiurge 124
experimentum mundi 63, 82
Hartog, François 18, 24, 26, 31, 146, 148, 165,
destruction 8, 10, 13-16, 20, 24, 27 sq., 38, 44,
exposition universelle 144
173 sq., 176, 181
46, 64, 6 sq., 99 sq., 104 sq., 106, 115 -119,
expressionisme 84, 89
Hartwig, René 135
127 sq., 131, 135 sq., 146, 170 sq.,
Haussmann, Georges-Eugène 106
destruction créatrice 128
Fenichel, Otto 15
Henri VIII 177
Detroit 119 sq.,
Feuerstein, Günther 60
Heidegger, Martin 26, 155
Deutsche Gartenstadtgesellschaft (Société
fiction 8, 14, 18, 85, 120 sq., 124, 126 -128,
Heisenberg, Werner 152
allemande des cités-jardins) 83
155, 157, 181
Herder, Johann Gottfried 23, 31
Deutscher Werkbund à Cologne 84
fin de toutes choses 20-22, 24, 30, 94, 174
histoire universelle 146
Diderot, Denis 42
Fischer, Theodor 83
Hitchcock, Henry-Russell 48
Dietzgen, Josef 65, 94
Fleming, Billy 124, 131
Hitler, Adolf 97, 143-145, 149
dionysiaque 19, 100 sq., 155 sq., 163, 172
Fœssel, Michaël 11, 29 sq., 178, 180
Hoffmann, Franz 83
Dionysos 100, 115
fonctionnalisme 106, 115, 147, 171
Hoffmann, Theodor 77-79, 81
Directoire (Style) 42- 44
Fondation Braillard Architectes 93
Hölderlin, Friedrich 84
dissonance 17
Ford, Henry 119 sq.
Hollein, Hans 49-55, 57 sq., 60, 156, 165, 170
doctrine 21, 48 sq., 55, 102, 105, 111 115, 117,
forme de spirale 138, 141 sq.
Hollywood 145
169
Fourier, Joseph 65, 94
Holzmeister, Clemens 51
doctrine universelle 169
Frank, Josef 69
homme-machine 125, 147
Doumergue, Gaston 143
Franz, Marie-Louise von 59
homme-ordinateur 147, 161, 163, 172
Dubut, Louis-Ambroise 179
Freidorf 73-77, 79- 83, 91- 95
Hoppen, Donald W. 60
Dufy, Raoul 143
Freud, Sigmund 99, 131 sq., 135, 172
Howard, Ebenezer 66-69, 73 sq., 77, 83, 88,
Durand, Jean-Nicolas-Louis 39 - 42, 57, 59,
Fried, Michael 42, 59
91-94, 106, 170
170, 179
Friedrich, Caspar David 87, 96
Hüttenau 74
dynamique d’accélération 10, 65, 68, 119, 128
Frugès, Henry 112
Hufeisensiedlung 90, 96 sq.
Fuhrmann, Ernst 84
Huizinga, Johan 48
effondrement 11, 13 sq., 19 sq., 24, 29, 48
Fun Palace 148-158, 163, 165 sq., 172
humanité spécifique 18
sq., 57, 83, 116, 119, 135, 143, 181
futurisme, futuristes 101-106, 110, 113-15,
Hundertwasser, Friedensreich 50, 54, 60
Egli, Ernst 69
118-120, 127, 129, 140, 146, 171
Einstein, Albert 23, 182
194
ICON Build 125
Empire austro-hongrois 105
Gayraud, Agnès 12, 17, 29
Immeubles-villas 112 sq.
Empire ottoman 105
Genève 59, 93 sq., 96, 106, 129, 136, 138-140, 165
indéterminisme 152, 15 sq.
Annexes
industrialisation 23 sq., 41, 44, 64 sq., 68, 83,
Lévi-Strauss, Claude 23 sq., 31, 173, 176, 181
Mayer, Hugo 63, 69 sq.
91, 93, 102, 114
Licklider, J. C. R. 147, 165
Meisenbach, Johann Adam 45
Ingels, Bjarke 123-127, 131, 171
Liszt, Franz 15
Mendelsohn, Erich 182
Instant City 157
Littlewood, Joan 148 -152, 154, 165 sq., 172
Mengel, Johannes 95, 97
intelligence artificielle 122 sq., 125, 127
Londres / London 68, 94, 111, 119 sq., 130,
Mengel, Margarete 83, 97
Ishigami, Junya 55 -58, 60, 170
145, 149, 154, 157, 160, 165, 180
Menke, Christoph 17, 30
longue durée 173
Mensch, René 95, 97
Jäggi, Bernhard & Pauline 73-75, 78
Loos, Adolf 68-73, 77, 83, 91 sq., 94, 170, 182
Metzendorf, Atelier de 94
Jeanneret, Pierre 112 sq., 130, 145, 165, 186
Loos, Claire 94
Meumann, Klaus 95, 97
Johnson, Philip 48
Loos, Lina 94
Meyer, Hannes 97
Jung, C. G. 35 sq., 59
Louis XVI 42
Meyerhold, W. E. 149
Lumières 14, 20-22, 24, 37 sq., 59, 64, 119, 178
Mies van der Rohe, Ludwig 182
Kant, Immanuel 12, 20-26, 30 sq., 37, 64, 94,
Möhring, Bruno 83
173, 178, 180 sq.
MacColl, Ewan 149
mode opératoire 12, 35. 64, 100, 101
Kaufmann, Emil 178 -180
machine à temps 154
modernité 7, 16, 19, 49, 72, 106, 111, 119 sq.,
Kairos 25 sq., 31, 174
Mafarka (figure littéraire) 103
178 sq., 181
Keynes, John Maynard 120
maison avec un mur 69, 71
Möller, Matthias 95
Kierkegaard, Søren 12, 29
Malabou, Catherine 26, 31, 154, 176
Molinos, Jacques 38
King, Martin Luther 79, 116
Mallet-Stevens, Robert 143, 181
monde nouveau 7, 12, 20, 27, 43 sq., 53, 72,
Klee, Paul 64 sq.
Malraux, André 115
79, 83, 85, 89, 101, 114 sq.,124, 126, 148, 170 sq.
Klenze, Leo von 40
Manifeste
monde post-capitaliste 119 -121
Knopf, Alfred Adoul 180
– #ACCELERATE MANIFESTO for an
Monzie, Anatole de 113
Kolbe, Georg 182
Accelerationist Politics (Manifeste accélé-
Montagnard 39
Koolhaas, Rem 93
rationniste), 119, 121, 123, 127
Montaigne, Michel de 21, 30
Koselleck, Reinhart 20 sq., 30 sq., 94, 177, 180 Krause, Emil 63, 69 sq. Kropotkine, Pierre 84 Krupp (Konzern) 74 Laban, Rudolf von 45 sq., 60, 149 Labbé, Edmond 143, 165 La Estampa Mexicana 83 La Fontaine, Henri 59, 140
– Absolute Architektur (Architecture absolue) 49, 51, 53, 170 – Alles ist Architektur (Tout est architecture) 52
Monte Verità 44- 46, 101 Montevideo 115 Morasso, Mario 102 More, Thomas 177
– Anarchitecture 116 sq., 130 -132, 171
Moses, Robert 116 sq.
– Architektur mit Händen (Architecture avec
Moukinha, Vera 144
les mains) 50 – manifeste de l’architecture futuriste 104, 121, 129
Moya, Hidalgo 148 Mundaneum 136 -141, 165, 171 Muscheler, Ursula 95, 97
Lalande, André 177, 180
– manifeste futuriste 105, 121
Musée à croissance illimitée 136, 140 -142,
Lamartine, Alphonse de 23, 31
– manifeste pour le mouvement coopératif
144 sq., 163
Landauer, Gustav 84 sq.
91
Musée des Beaux-arts de l’Occident 145-147
Lapauze, Henri 59
– musée-manifeste 163
Musée esthétique 140, 186
Larousse, Pierre 30, 60
– Verschimmelungsmanifest (Manifeste des
Musk, Elon 126
Latour, Bruno 10, 13, 29, 173 sq., 176
moisissures) 50, 60
Mussolini 101, 105, 112, 129, 143
Laurana, Luciano 38
Margarethenhöhe 74
Muttenz bei Basel 73
Le Corbusier 51 sq., 55, 60, 82, 104, 106 -117,
Marinetti, Filippo Tommaso 101-106, 121,
125, 127, 130 sq., 136 -147, 165, 171, 178, 180 sq.
129, 171, 176
Napoléon Bonaparte 41- 43
Ledoux, Claude-Nicolas 41, 178 sq., 180, 188
Marot, Sébastien 93
NASA 125, 128
Lee, Simon 59, 149
Marx, Karl 44, 67, 84, 118, 131
Neumann, John von 129, 151, 165
Legrand, Jacques-Guillaume 38
Masterplanet 123 -127, 131, 133, 171
Neurath, Otto 140
Leibniz, Gottfried Wilhelm 64, 94
matérialité 7, 56, 78, 138, 144, 182
Newby, Frank 148, 150, 152 sq.
Lenoir, Nicolas 59
Mathews, Stanley 151, 165 sq.
Newton, Isaac 41
Letchworth 68
Matta-Clark, Gordon 99, 116 -119, 130 -132
New York 30, 47, 51, 60, 65, 93, 95, 104, 111, 115 sq., 129, 160, 166, 180
Index
195
Niemeyer, Oscar 115
Plan (de Barcelone) de Cerdà 106
réseau 66, 68, 76, 80, 93, 121 sq., 124, 137,
Nietzsche, Friedrich 17, 19, 30, 46, 84, 99-103,
Plan de Paris 108 -110, 113, 130
147, 156 -160, 170
106, 114 sq., 118, 129-131, 165, 171, 176, 178,
Plan Voisin de Paris 106-113, 130, 132
résonance 16 sq., 30, 37, 44, 46, 49 -51, 54,
180
planification universelle 123
56-58, 60, 65, 68, 79, 92, 115, 128, 135, 169 sq.,
Nishizawa, Ryūe 161 -164, 172, 199
Platon 36 sq.
174 sq.
Nuove Tendenze 103
Plug-in City 157
retour à la nature 45, 160
Popper, Karl 152, 154, 166
retour à la terre 8, 27 sq., 45, 63 sq., 68, 91,
objet temporel 162
Portoghesi, Paolo 142, 165
93, 127, 170, 181
obsolescence 157 sq., 176
postmodernité 181
retour d’information / feed back 153
Olbrich, Joseph Maria 103
Potié, Philippe 35, 59, 181, 183
révolution, révolutionnaire 21-24, 37, 39,
OMA 122 sq.
Powell, Philip 148
40-44, 57, 59, 66, 69, 89, 96, 111, 115, 130, 149,
ordinateur 147 sq., 151-155, 157, 159, 161,
Prachensky, Markus 50, 54, 60
151, 165, 170, 178 -180
163, 172
préraphaélites 42
Révolution française 21, 23 sq., 37, 57, 170,
ordre révolutionnaire 40
présentisme 24, 148, 173
178, 180
Otlet, Paul 136 -141, 145-147, 155, 163, 165,
Price, Cedric 148-154, 156, 165 sq., 172
révolution industrielle 66
171
primitivisme décélérationniste 119
Rio de Janeiro 115
Owen, Robert 75
progrès 6-8, 10-12, 14, 20-24, 27, 30 sq., 41,
rituel 8, 12, 18 sq., 30, 36, 38 sq., 44 - 46,
48 - 50, 52, 55, 57, 63- 65, 68, 72 sq., 82, 91-93,
51-53, 56 sq., 100, 117, 169, 171, 177
Pais, Filipe 173, 176
99, 113-120, 122, 125, 141, 144 -148, 155, 163,
rituel de passage 53
paix universelle 146, 163, 165, 171
169-175, 178
Robert, Hubert 177, 180
Palais de cristal 85 sq., 89, 91 sq., 170
psychanalyse de la robe 47
Robespierre, Maximilien de 59
Palais de l’Air 135, 143 sq., 185 sq.
Püschel, Konrad 95, 97
Rogers, Richard 154
Palais de Trocadéro 144
pulsion(s) de destruction 13-15, 38, 69, 99,
Rosa, Hartmut 16 sq., 30, 37, 44, 51, 57, 60,
Palais-Royal 108
131, 135
68, 179, 180
Palladio, Andrea 78
pulsion de mort 14-16, 51, 53, 99
Rosenberg, Harold 116
pandémie 10, 124
pulsion de vie 16, 27, 30, 37, 63, 99, 135
Rosenblum, Robert 42, 59 sq.
Panthéon 35, 38, 117 Paris 29-31, 35, 38 sq., 55, 59 sq., 94-97, 99,
Rousseau, Jean-Jacques / rousseauiste 21, quasi-objet/-sujet 176 sq.
102, 106 -113, 115, 117 sq., 129 -132, 141-143,
Rühm, Gerhard 155
145, 165 sq., 178-180
Rabhi, Pierre 93, 96 sq.
Rudofsky, Bernard 46-50, 57, 60, 103, 170
Pascal, Blaise 9, 29
Rainer, Arnulf 50, 54, 60
Rudofsky, Berta 47
Pask, Gordon 151-153, 166
Rainer, Roland 60
Russolo, Luigi 105
Pasmore, Victor 151, 192
Rancière, Jacques 18, 30, 56, 60, 73, 82, 97,
Pavillon de la lumière 143
117, 131, 133
Sagan, Carl 123
Pavillon de l’Esprit Nouveau 112 sq., 144
Raphaël 42
Salzbourg 51, 94
Pavillon des Temps Nouveaux 113, 144
réancrage 46, 145
Sant’Elia, Antonio 101, 103-106, 114, 117,
perception du temps / de l’espace / du
Récamier, Juliette (Madame de) 43, 45
121, 129
monde 15, 18, 20 sq., 23, 25 sq., 56, 81, 84,
Red Megaphones 149
São Paulo 115
141, 162 sq.
réduction 35, 40-42, 45, 48, 59, 63 sq., 69 sq.,
Saramago, José 172, 176
Perrot, Georges 138
73 sq., 81, 83, 92, 96, 124, 162, 169 sq.
Sartois, Alberto 104
Pérugin 42
réforme agraire, foncière 67, 74, 94, 106
saut dans l’espace-temps 27 sq., 35, 45, 56,
Pestalozzi, Johann Heinrich 75
réforme de la vie 44- 46, 48, 64, 82 sq., 85
169, 170
peur 13, 29, 101, 176
refoulement 16, 27, 52, 135, 165, 171
Schär, Friedrich 74
Philippeville (Skikda) 145, 165
régimes d’historicité 18, 26, 31
Schaudt, Emil 73
Piano, Renzo 154
Reich, Wilhelm 15
Scheerbart, Paul 84-89, 92, 96 sq., 174
Pichler, Walter 51, 54, 60
religion 17, 20 sq., 37 sq., 44, 58, 75, 88, 92,
Scheeren, Ole 121 sq., 131, 133
Pierrefeu, François de 60
162, 178
Scheffler, Béla 95
Piketty, Thomas 10, 24, 29
Renaissance 7, 20 sq., 24, 36, sq., 45, 51, 54,
Schinkel, Karl Friedrich 87, 96 sq.
78, 89, 93, 99, 100, 136, 163, 179, 181
196
64, 178
Annexes
Schlegel, Friedrich 23, 31
Temporal, Marcel 107
Wagner, Martin 90
Schumpeter, Joseph 64, 118 sq., 127, 131, 171
temporalité 7 sq., 18, 35, 42, 89, 104, 117, 162
Wagner, Otto 52, 103, 106
Schütte-Lihotzky, Margarete 69-73, 94, 170
sq., 169 sq., 181 sq.
Wailly, Charles de 35, 38
Schwarzwald, Eugenie 72
temps long 158, 170, 182
Walking Architecture 160
SEArch+ 125
tempus 26, 169
Warhol, Andy 116
Sell, Madlen 54, 60
Ternaux, Louis Mortimer 59
Weiner, Tibor 95, 97
Semper, Gottfried 54
Terre 8 sq., 20, 22, 27 sq., 44 sq., 50, 55 sq.,
Welwyn 68
Sénèque 19, 30
63-70, 72- 96, 101, 120, 123, 126 -128, 130,
Wiener, Norbert 147, 151
Sergent-Marceau 39, 59
140 sq., 156, 160, 162 sq., 170 sq., 174 sq.,
Wiener, Oswald 155
Serres, Michel 173, 176
177 sq., 181 sq.
Wiener Gruppe 155
Servigne, Pablo 11, 29
Teshima Art Museum 161-164
Williams, Alex 119, 120, 123, 125, 131-133
Siedlerbewegung / colonie coopérative 69,
Thanatos 15 sq., 53-55, 99
Winckelmann, Johann 17
75 sq.
Théâtre Co-op 81, 95
Wittwer, Hans 82
Siedlung Freidorf 73 -83, 91 sq., 94 sq., 170
théorie du jeu 152
Wright, Frank Lloyd 50, 60
Siedlung Friedensstadt 72
Theatre of Action 149
Skylon 148 sq.
théâtre total 80
Smart (Cyber) City 122, 131, 133
Theatre Union 149
Smithson, Robert und Alison 116
Thermidor 21
Yeampierre, Elizabeth 124
Sobre (Architekt) 38 sq., 42, 64
Thibault, Jean-Thomas 39-41
Younès, Chris 35, 59, 164
socialisme libertaire 84
Thom, René 12, 29, 180
socialisme universel 88, 92
Tokyo 49, 145-147
ziggourat 138, 140
Socrate 37
Tolstoï, Léon 84
Zschokke, Heinrich 75
Solano, Solita 72, 94
Tolziner, Philipp 95, 97
Sombart, Werner 118, 131, 133
Town-Country 65 sq.
Sorel, Georges 102
tradition tribale 155
Soria y Mata, Arturo 106
Trédé-Boulmer, Monique 26, 31
spatialité 42, 56, 113, 155, 169, 181
Treves, Claudio 101, 129
Speer, Albert 144
Turing, A. M. 151
Xenakis, Iannis 182
Spence, Thomas 67, 94 Spencer, Herbert 67
Ukraine 10, 122
Srnicek, Nick 119 sq., 122, 125, 131, 133
Urban, Antonin 95, 97
standardisation 73, 77, 81 sq., 92, 136, 141,
Ursprung, Philip 116, 130
147
utopie / dystopie 45, 89, 91, 111, 123 sq.,
Steinmann, Martin 91, 94, 96 sq.
127 sq., 154, 161, 171, 180 sq.
Stevens, Raphaël 11, 29, 143, 181 style Empire 42
Vienne 46, 49- 52, 60, 63, 69 sq., 72, 77, 94,
sublimation 14-16, 27, 39, 53, 63, 92, 99 sq.,
103, 113, 130, 141, 157
131, 170 sq.,
village globalisé 155
suspension du temps 10, 15 sq., 37, 135, 154,
Ville Radieuse 11, 114-117, 127, 130, 144 sq.,
163
171
symbiose 84, 125, 147, 152, 154 sq., 157, 159
Ville spatiale 157
Szambien, Werner 59
Virgile 37 Virilio, Paul 179, 180
tabula rasa 171
Vischer, Robert 95
Taipei, Taiwan 12 sq., 131, 133
Vitruve 41
Taller de Gráfica Popular (mouvement d’ar-
Voisin, Gabriel 108, 112, 130
tistes) 83 Taut, Bruno 69, 72, 83 -92, 96, 170
Index
197