Panoramadesjoies

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Panorama des Joies

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Panorama des joies

Ah, que c'est bon que c'est bon que c'est bon que c'est Bon de chasser le pus dans une âme amassé! Jacques Audiberti Quando eu nasci, Um anjo veio ler à minha mão Não era um anjo barroco Era um anjo torto, solto, muito louco, com asas de avião E ele me disse : « Vai, bicho, vai, desafinar o coro dos contentes! » Let's play that! D'après Torquato Neto

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1 Il avait l'air gentil, Tourterelle. L'air, tout exactement, de l'un de ces jeunes hommes des comédies romantiques américaines, dont l'allure saine et la mise adolescente empêchent qu'on puisse leur donner un âge précis, entre vingt et trente-cinq ans. Il avait les yeux bleus de l'Idéal, un T-shirt vert avec un nuage marron qui pleuvait, sur lequel il était écrit « chocolate », un jean bien coupé, et des Converse à l'usure calculée. Se dégageait de lui une impression de santé, de pacifisme et de dentifrice. On aurait dit un voisin qui vient demander du sucre pour le crumble de sa petite copine, et qui se sait observé par le judas. On l'observait par le judas. La porte s'ouvrit sur un vieux beau en peignoir aux cheveux gris épais, les yeux plissés. C'était bien lui. - Bonjour! Excusez-moi. Vous... vous êtes seul dans l'appartement, en ce moment? - Oui... enfin, non... Pourquoi? Il ne prit pas la peine de se dépêcher. Manfrini, c'était le nom de l'homme en peignoir, était trop mal réveillé. Plus exactement, l'appartement sentait l'orgie, en relents d'alcool et de stupre. La chair et le sang tachèrent le mur blanc.

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Il enjamba le corps et referma la porte. Il lui fallait maintenant retrouver la fille dont le oui-enfin-non lui avait indiqué la présence probable. Elle pouvait être n'importe où. Il visita. Malgré l'odeur, l'appartement était propre, grand, lumineux. Dans la chambre, des préservatifs usagés jonchaient le sol. Mais il n'y avait pas de jeune fille. Elle n'était pas non plus dans la salle de bain. Il essaya la porte des toilettes. - Oui? fit-elle timidement. Jolie voix, douce et claire. Il prit un ton gêné, toussa. - Ah, occupé... Pardon... Elle devait maintenant croire à une visite de maintenance, ou quelque chose comme ça. Il s'éloigna en appelant fort, pour qu'elle entende : - Monsieur Manfrini? Manfrini bien sûr ne répondit rien, occupé qu'il était à saigner dans l'entrée. Au salon, sur la table basse, il avait repéré le déballage appétissant d'un petit déjeuner de riche. Ça tombait bien, il n'avait pas eu le temps ce matin. Il avait directement sauté du lit de Julie, ô merveilleuse Julie, à ses baskets. Il s'était même mis en retard sur l'horaire prévu. Au passage, au bout du couloir, il s'arrêta face à un tableau ancien. Un corps tout en ogives potelées aux petits seins ronds et blancs, d'où sortait une unique goutte de sang, pareille à une perle, sous la pression d'un poignard. Lucrèce. Il le décrocha et le posa près de lui, sur le canapé, avant de se beurrer un toast. Il l'étudia un moment. Les seins semblaient des rajouts maladroits. Deux plots de marbre translucide que la pointe du poignard ne faisait qu'effleurer : la 4


chair saignait d'elle-même la perle de sang, précieuse comme un rubis, et cette pointe si présente justement, parce que pas cachée dans la chair, et aiguë, semblait paradoxalement n'y être pour rien. Il n'y avait même pas de blessure à proprement parler. Pas de vie, pas de lien, dans ce corps saignant. Il n'y avait que l'absolue dignité d'un objet parfaitement réfléchi. Très bon pain. La chasse d'eau se fit entendre. Il posa sa tartine, eut encore un regard pour Lucrèce, et se mit en position, la main droite dans la gauche, les coudes verrouillés sans tension. La fille apparut alors au bout du couloir. Elle n'avait peut-être pas dix-huit ans. Ses épaules étaient nues et le haut duveteux de ses seins, que laissait apercevoir l'échancrure délacée de sa chemise, avait la chaleur et l'appétence d'une brioche du Paradis. L'espace d'un instant, il eut le même âge. Fut amoureux. Le temps qu'elle tourne la tête exactement, puisqu'elle l'avait tournée vers le tableau manquant. Cela dura une seconde, où elle dit « Qu'est-ce », puis il reprit ses esprits, et le sang et la chair furent projetés à l'endroit exact où avait été suspendue Lucrèce. 2 La lame du hachoir qu'il sortit de son sac venait d'être affûtée. Selon Brutus, son collègue qui aimait le jambon et les grosses poitrines, le « dégoût du premier coup de scie », ou de hachoir, selon, dont ils avaient beaucoup discuté, venait seulement de l'instinct atavique de conservation de l'espèce : ce n'était pas parce que l'homme, ce babouin prétentieux, s'était fait le créateur de Dieu qu'il fallait croire qu'il y eût une autre 5


raison à ce qu'il répugne au massacre de ses semblables... Tourterelle, lui, plaçait un peu plus haut la dignité humaine, et il était tenté, puisqu'ils l'enjoignaient à prendre parti entre eux, de suivre plutôt Cardin, l'élégant, qui disait que la capacité à surmonter ce dégoût chez l'homme, pour le transformer même, parfois, en plaisir, était la preuve indiscutable de son éminente différence. Mais c'était quand même aller un peu trop loin pour Tourterelle. Car en fait de plaisir, la phase de découpe le faisait plutôt vomir. Autant Lucrèce avait l'air aisément démontable, elle, dans le froid assemblage de ses membres fragiles, autant les véritables corps humains lui demandaient un gros effort. Il y avait l'odeur entêtante du sang, tout d'abord, qu'il fallait vaincre, puis les articulations réticentes sur lesquels glissait la lame, et enfin la souillure inévitable de tout ce qui se trouvait dans un rayon de plusieurs mètres, à cause des giclures, des morceaux que faisait sauter le hachoir, et des humeurs qui se répandaient toujours au moment le moins opportun. Au moment de partir, son regard fut encore une fois attiré par le Lucrèce. Le regard de la jeune fille, qu'il avait tout à l'heure cru mélancolique, lui semblait maintenant empreint d'une sorte de colère affirmative, qui lui était adressée. Cela lui fit une telle impression qu'il détourna le regard, et qu'il remit le tableau à l'endroit précis où, quelques minutes auparavant, les bouts de crâne de l'autre jeune fille avaient été projetés. Puis il resta au moins deux minutes ainsi debout, face à lui, dans un état de fascination inexplicable, avant de prendre ses affaires et de sortir. Il en était à charger les deux derniers sacs-poubelle dans la camionnette, lorsque son portable carillonna. Texto. Julie? 6


« Expéditeur : « Julie « +33673568956 » « Envoyé : « 07-sept-2009 « 09 : 16 : 22 » « Je suis coincé « ctre la bar du « métro et G en « vi de toi » Julie ! 3 L'étrange fascination qu'il avait ressentie pour le tableau le travaillait toujours à son retour chez lui. Il y avait derrière cette fascination, il le sentait, un souvenir de lecture qu'il aurait bien aimé pouvoir préciser. Mais il devait téléphoner à Maman et faire un peu de ménage, avant de chercher. Nettoyer ses affaires, et l'appartement. Faire un tas avec le linge qui traînait, au moins, et débarrasser la vaisselle qui s'étalait autour de la table basse. Car Julie serait là dans une heure et demie tout au plus. Julie qui s'était mise à genoux devant lui ici même, dimanche dernier. Dans ce fauteuil. Il prit le téléphone. Tout s’était bien passé, dit-il à Maman, mais il avait quand même eu du mal, pour la fille. Maman lui demanda comment elle était, et il lui répondit : « une vierge aux seins de miel ». Maman rit, dit qu'il 7


doutait qu'elle fût vierge, le félicita de ses efforts, et raccrocha. Il s'occupa du sac. Il y avait une oreille au fond. L'oreille gauche de la jeune fille, plus précisément. Il se demanda ce qu'il allait en faire. Le plus simple serait sans doute de la hacher. Il tentait de décrocher son marbre à découper du mur, ce qui d'une main était un peu compliqué quand, Ta-dum, la messagerie instantanée l'appela. Il avait mis son PC en marche pendant qu'il téléphonait tout à l'heure à Maman. Julie? Il se précipita, marcha sur le canapé pour s'y asseoir, poussa deux verres et un cendrier. Julie! Julie a dit : Slt! Tu vas bien? Valentin a dit : Oui. Il réfléchit un instant, puis écrivit : Valentin a dit : Tu viens toujours, tout à l'heure? Elle ne répondit pas tout de suite. Julie a dit : Sais pas si j vais pvoir finalmt... g encore bocou de boulo et j'aimerais bien finir ça pr avoir l'esprit libre samedi... Valentin a dit : Ah... ok...

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Ok... Sa conférence de Lyon à préparer. Elle l'avait prévenu. Elle avait dit « peut-être ». C'était prévisible. Julie a dit : T déçu? Valentin a dit : Non, non... Son regard se dirigea vers son sac, d'où dépassaient ses outils. La lame de la scie était noire de sang, et un petit bout d'os avec des lambeaux de chair encollés de poils noirs était fiché sur le coin du hachoir. Il avait toujours l'oreille dans la main droite. De la gauche, il écrivit : Valentin a dit : J'avais du ménage à faire, de toute façon. Julie a dit : Menteur Valentin a dit : Je te jure... J'ai même une oreille à la main, en ce moment... Julie a dit : Non, je disais : menteur, T déçu Valentin a dit : Ah oui. Un peu, peut-être... Julie a dit : Mais G une surprise... Valentin a dit : Cool Julie a dit : 9


Attds, j'y arrive pas... Il attendit un moment. Julie a dit : Zut... Attds, je demande à Mireille comment on fait. Ce fut rapide. Mireille ne devait pas être très loin. Julie a dit :

[fichier : wxn1065.jpg] Ça y est! Tiens. C ma robe pr samdi... Sa robe... Il lança le téléchargement du jpg, alla poser l'oreille au fond du sac poubelle, se rinça les mains et revint devant l'écran. La barre de téléchargement n'en était qu'à la moitié. Il eut donc encore le temps d'ouvrir un onglet et de lancer une recherche Google sur Lucrèce. Lucrèce. Le mythe venait de Tite-Live, avait été développé ensuite par Denys d'Halicarnasse. Ce n'était pas ce qu'il cherchait. Ce qu'il cherchait, c'était un contexte littéraire plus moderne, dont il avait une sorte de réminiscence floue, et dont il était de plus en plus persuadé qu'il lui livrerait la clef, quant à sa fascination du matin pour le tableau. Le téléchargement était terminé. Il ouvrit le jpg. Sentiment d'étrangeté. Ce n'était pas tant la robe. Impudente et sophistiquée, mais pas plus qu'il ne le fallait après tout pour mériter le corps de Julie. Non, ce n'était pas tant la robe que la mise en scène : la pose lascive, trop 10


convenue, sur la méridienne du salon, et l'abandon de victime propitiatoire pleine de foi avec lequel elle s'offrait à l'objectif. Même pour elle, c'était trop. Viole-moi, disait la photo. Julie a dit : Alors? Valentin a dit : C'est Mireille qui a pris la photo, non? Julie a dit : Oui. Ça, il en aurait parié de manger l'oreille. Julie a dit : Alors? Ça te plaît? Valentin a dit : Oui! Julie a dit : Cochon... Valentin a dit : Oui! Il envisagea un instant de continuer son ménage, mais reprit plutôt ses recherches sur Lucrèce. Images. Le troisième résultat, un portrait d'elle par Cranach, lui donna la réponse qu'il cherchait. Bien sûr... Ta-dum Julie a dit : Et Mireille m'a racheté ce que tu m'as arraché...

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Ce qu'il lui avait arraché? Les points de suspension sentaient l'allusion polissonne. Il renvoya un smiley qui se grattait la tête. Julie a dit : Il y a 2 semaines... Tu veux voir? Ah... Oui. Il y a deux semaines... Il y a deux semaines, ici même, dans ce salon, il s'était approché de Julie, occupée à consulter ses messages sur son portable. Il s'était collé à son dos et lui avait serré la taille. Elle s'était alors mise à onduler de cette manière si extraordinairement animale qui était parfois la sienne, puis avait laissé tomber le portable et enlevé son pull, son débardeur et son jean. Elle avait ensuite repris ses mains en posant les siennes par dessus pour les remettre sur ses côtes. Ils étaient restés ainsi un moment. Elle, nue contre lui. Son dos contre son torse, ses fesses contre son jean... qui bougeaient... Ses mains toujours posées sur les siennes, elle l'avait ensuite guidé pour qu'il lui caresse les seins et le ventre, et lui avait enfin refermé autoritairement les poings sur la ceinture de son string. Ses mains fermées sur ses poings l'avaient longtemps empêché de lâcher le string comme de le baisser. Au bout de quelques secondes, il avait compris et il le lui avait alors arraché, effectivement. C'était assez singulier, mais il l'avait fait. Julie a dit : Tu veux voir? Valentin a dit : 12


Avec la webcam, tu veux dire? Julie a dit : Oui. Valentin a dit : Tu veux dire Valentin a dit : comme si j'étais un de ces pochards solitaires et vineux qui laissent couler la bave entre leur chicots après avoir donné leur code de carte bleue dans l'espoir de chater en direct et d'une main avec une adolescente nue qui s'enfonce des doigts rien que pour eux? Julie a dit : Oui. Valentin a dit : Ok... Julie a dit : Attends, je branche la cam! Troublé par la perspective de cette expérience nouvelle, il attendit un instant avant de repasser à l'onglet « Lucrèce ». Bien sûr... Lucrèce, Judith, Leiris. Bien sûr... 4 - Et c'était ça, le contexte littéraire plus moderne que je cherchais! Dans l'Âge d'Homme, Leiris parle de deux tableaux de Cranach : un qui représente Lucrèce, et l'autre Judith. Ce qu'explique Leiris, c'est que ce sont les deux seuls types de femme qui l'ont jamais intéressé : les vierges martyrisées, et les féroces mangeuses d'hommes. De la pièce insonorisée à côté, leur parvenaient des hurlements étouffés. Comme s'ils venaient de loin. 13


- Moi je trouve ça un peu simple, répondit Cardin, en se curant les ongles avec la pointe de son couteau. - Bien sûr... C'est ce que je me suis souvent dit, aussi. Mais c'est ce que Leiris veut faire, justement : mettre de l'ordre dans le chaos du monde... Il dit : « pour nous sauver du désastre... » Il y eut encore des hurlements, qui se muèrent en pleurs beuglants. Et puis plus rien. - Alors ça, c'est complètement stupide. Personne ne se sauve du désastre. Et puis, l'essence de l'art est dans la complication, pas dans l'explication... C'est même ce qui fait toute la beauté de notre métier : l'extrême complication, l'intensité du désastre... - Je ne sais pas. À propos de Lucrèce, il y a une histoire de lait et de sang, aussi. Ça l'excite à mort, qu'elle saigne précisément de là. Cardin essuya sa lame dans son mouchoir, et les petits caillots de dessous ses ongles disparurent dans le linge blanc. - C'est déjà une image plus intéressante. Mais elle n'est pas de Leiris. Elle est beaucoup plus ancienne. Vieille comme la Poésie, même. On la trouve chez Eschyle, déjà. C'est le rêve de Clytemnestre : un serpent vient téter son sein, et boit son lait et son sang mêlés. Mais tu cherches quoi, exactement? - Tu sais, quand j'ai remis le tableau à sa place... à l'endroit précis où les bouts de tête de la fille avaient été projetés... j'ai ressenti comme une sorte de, je ne sais pas, c'était comme si... comme si j'avais fait une chose... une sorte d'erreur. Et... - Laisse, on nettoiera après! Maman sortait de la pièce insonorisée, suivi de près par Brutus, à qui il parlait. Il portait tablier, manchettes et gants blancs, avec beaucoup de sang. Il passa derrière le bar sans les regarder, ou à peine, et fit couler de l'eau. Il lava le plus gros dans le courant avant de relever la tête : - Excusez les garçons, je ne vous embrasse pas comme ça... 14


Il s'interrompit. - Cardin... Il y avait une tache de sang, aussi, sur son front. - Cardin, qu'est-ce que c'est que ça? Il agitait un gant et une manchette, qu'il venait d'enlever, dans sa direction. - Quoi, ça? - Tu sais très bien. - Ah, ça... C'était son pendentif que Maman visait. - Cardin, on en a déjà parlé. Sobres. Discrets. - Oui mais... - Des os, c'est ni sobre, ni discret. - Ce ne sont pas « des os »... se défendit Cardin, avec mauvaise foi. - Ce sont des os. - Non... C'est une amulette reliquaire de Saint Jean Chrysostome... - Cardin. Ce serait la zigounette du petit Jésus que je te dirais la même chose. Et depuis quand tu es catholique, toi? Tu sais pas qu'il faut précisément ce qui vous manque, pour ça? - En fait, c'est plutôt orthodoxe... - C'est pas mieux. Allez. Arrête ça. Maman se retourna et se remit à frotter son bras énergiquement, avec le côté vert de l'éponge. Cardin, de mauvaise grâce, s'exécuta. Il enleva l'amulette et la mit dans la poche de son veston. Mais il boudait, maintenant. Maman jeta l'éponge et le torchon dans lequel il s'était essuyé à la poubelle et les rejoignit au salon. Il leur tendit la joue, et ils l'embrassèrent. Cardin moins volontiers que Tourterelle. - Euf... soupira ensuite Maman, en se laissant tomber dans un fauteuil. Je suis cre-vé. Trois heures, sans relever la tête, ou 15


presque... Mais il a fini par cracher le chinois! Hein Brutus? Brutus acquiesça. Maman s'intéressa à Tourterelle : - Ouh, je n'aime pas cet air-là... Tourterelle? Oh oh! Il claqua des doigts. Tourterelle bougea à peine le regard. - Eh ben... Ça faisait longtemps... Grave, encore? demanda-t-il à Brutus et Cardin. - Ouh là... firent-ils en chœur. - Hé, Tourterelle ! Tu as mangé au moins, ce matin? Cette semaine? Ou bien tu vis d'amour et d'eau fraîche et tu vas encore nous tourner de l'œil, comme la dernière fois? Ah oui. Pas tout-à-fait la dernière, en fait. Linda. Au début de leur relation, par enthousiasme, il en avait oublié de manger pendant trois jours. - Non, mais c'est pas grave... - Comment ça, c'est pas grave? J'ai des choses à vous dire, moi, et j'ai besoin de garçons qui tiennent debout. Henri, sers-lui un café. Et va lui chercher des viennoiseries en bas. Un sandwich, même, si tu trouves. Tiens, ramène la monnaie. Henri, serviteur silencieux qui pesait son quintal, jusque là posté dans l'ombre, prit les deux cents euros qu'on lui tendait. Tourterelle avait bien esquissé un geste de refus, mais Maman y avait coupé court. - Tu vas manger. Où j'en étais... Ah oui... Linda... Il y avait cru un moment, avec Linda. Elle lui plaisait bien, Linda. Mais elle avait fini par partir. Comme beaucoup d'autres, en lui disant qu'il était finalement vraiment trop bizarre. Henri revint, posa ce qu'il avait acheté sur la table. Julie, elle, ne réclamait pas encore qu'il change. Julie 16


était peut-être différente. Elle avait aussi son côté bizarre, d'abord. L'iceberg de sa personnalité... - Tourterelle ! Tu écoutes ? Ah là là... Bon. Allez. Je te donne cinq minutes pour nous la raconter, ta nouvelle. Vas-y. Cinq minutes. Il avait effectivement envie de raconter. - Merci, oui... Euh... en fait, c'est pas qu'elle est nouvelle... Ça fait même un moment qu'on se voit, maintenant. Tu sais? Julie... - On sait, oui... dit Brutus, goguenard. - Ben... En fait, hier, j'ai découvert... qu'elle avait du génie! - Rien que ça... soupira Cardin. - Laissez-le parler, dit Maman. Et Brutus, arrête de manger ses croissants. - Ça va... Il a un sandwich... - Fais ce que je te dis. Pose ce croissant. Brutus obéit. - Continue, Tourterelle. - Vous savez, elle est... tellement... femme... Par exemple, le fait de porter des talons, ou un string, ou même un portejarretelles, c'est complètement naturel, chez elle. Pas du tout comme les filles que j'ai connues avant et qui portaient ça pour faire femme, ou pour me faire plaisir, avec un peu d'humour. Elle, ça lui va vraiment... et c'est dingue, et tout le monde se retourne sur nous dans la rue, comme aveuglé par la lumière de sa mandorle, de son aura fabuleuse, et... - Oh là... l'interrompit Maman, doucement, sur la poésie. Je te l'ai déjà dit. - Pardon. - Qu'est-ce qu'il a dit, en fait? demanda Brutus, mâchant. Il avait repris un morceau du croissant qu'il avait posé. - Double-page centrale, traduisit Cardin. - Non, le mot trop compliqué, là. 17


- Ah, « mandorle ». C'est le halo lumineux qui entoure le visage des saints, dans l'iconographie médiévale. - Je croyais que c'était tout sauf une sainte? - C'est sûr, reprit Tourterelle... Il n'y a qu'à voir les traces de griffures, dans mon dos. Et c'est ça qui est excitant avec elle... Je suis comme... son maître et sa proie, c'est ça. Son maître et sa proie... - « Son maître et sa proie... », caricatura Brutus, d'un ton miphilosophe, mi-efféminé. Bon, tu baises comme tu n'as jamais baisé, quoi... Les deux autres sourirent. - Non mais c'est pas tout... C'est aussi un ange, Julie... Et c'est ça qui est incroyable, avec elle. Il y a de ces moments, où elle montre tellement autre chose... Hier soir, par exemple, on était en train de discuter sur Msn, et elle m'a proposé de me faire voir un truc. Un truc que je lui avais arraché et qu'elle avait racheté... - Oh oh oh! Tu as eu le strip de ta vie? - Non justement, mieux que ça... - C'est qui déjà la fille au boa blanc, dans Une Nuit en Enfer? coupa Brutus, en postillonnant à nouveau des bouts de croissant. - Salma Hayek, répondit Cardin. - Ah oui... Machine... Elle, elle s... - Brutus ! Croissant ! s'énerva Maman. - En fait, elle n'a jamais réussi à mettre la cam en marche, reprit Tourterelle, qui voulait continuer son histoire. - Ben tiens, la futée... dit Cardin. - Je sais, oui... mais à la place, pour se faire pardonner, elle m'a envoyé ça : Il leur montrait son baladeur MP3. - Oh, non... fit Cardin, comme nauséeux. Il avait compris. 18


- Elle t'a envoyé de la musique, et tu l'as sur ton MP3, c'est ça? - Oui. Il y eut un flottement. - On est vraiment obligés, Maman? Maman acquiesça. - Désolé, les garçons. Il a ses cinq minutes. Il les utilise comme il l'entend... Tourterelle brancha donc son MP3 sur l'ordinateur du bureau. 5 Samedi. Le grand branle des cloches l'annonçait au monde entier, percutant, dans l'azur absolu : jusqu'ici, tout allait bien. La chapelle, déjà. Le granit rustre de son clocher, qui jetait sa dignité séculaire sur l'écrin de pelouse verte, tondu de frais, qui l'entourait, l'aiguail qui perlait, les floraisons grasses des annuelles au pied des murs, tout ça était parfait. On y serait même bien resté toute la journée sur cette pelouse, à ne rien faire qu'écouter les oiseaux dans les massifs d'hortensias, et le riant gargouillis de la fontaine de la Vierge, sourdant au coin de l'enclos. Mais bon. On n'avait plus le temps pour ça. Il fallait encore réunir tout le monde pour la photo, et ils avaient déjà pris du retard. Face à l'enclos de la chapelle, il y avait un semblant d'agglomération, avec un commerce au milieu. Un bar-tabacmarchand de journaux-épicerie-librairie. Devant ce commerce s'était formée une petite foule. Des chasseurs en tenue kaki, principalement, le ballon de rouge à la main, qui trinquaient 19


dans leur direction, et des bavardes à permanentes, qui se la montraient du doigt levé, le regard en coin, la main sur le sac. foule.

Elles semblaient avoir eu du mal à la repérer dans la

C'était la robe, ça. Céline avait eu plus de mal à la choisir que la chapelle. Chez Laura Z, on lui avait d'abord demandé de choisir entre une orientation « champêtre », « luxe », et « tendance ». Elle était venue seule, contre l'usage, parce qu'elle n'aimait pas le shopping entre filles. Mais une robe de mariée n'était pas un vêtement ordinaire. Et l'idée que cette robe dût être la robe de sa vie la paniquait un peu, soudain. Devant son indécision, la vendeuse lui avait alors suggéré d'aller vers quelque chose de « tendance », mais qui reste en même temps ancré dans la tradition. Ça lui avait tellement rappelé la philosophie de quelqu'un qu'on croisera un peu plus tard, que surprenant la vendeuse par la fermeté de son refus, elle avait choisi d'aller vers le carrément « tendance ». Elle portait donc une robe en organza ivoire mi-longue, sans drapés, et imprimée de raies mauves et bleues qui se croisaient en chevrons à la ceinture dans un esprit très retour aux seventies, voire psychédélique. Quand elle l'avait montrée à sa mère et à sa tante, cette robe, elles l'avaient trouvée « originale », et répété le mot chacune quatre ou cinq fois. Visiblement, aucun autre ne leur venait à l'esprit. Elle n'avait pas été sûre que ce soit un compliment. Mais les raies mauves, osées, avaient une élégance qu'elle aimait, et elle avait besoin de s'affirmer, à ce moment de la préparation du mariage. Le doute l'avait cependant travaillée jusqu'au bout. Il 20


avait même fini par lui donner des cauchemars, ces derniers jours. Le problème, en y réfléchissant, c'était que ça ne faisait peut-être plus assez « robe de mariée ». C'était sans doute pourquoi les mamies à sac à main avaient eu du mal à la repérer, et sûrement ce qu'avait voulu dire sa mère en ajoutant : - Non, avec le voile, ça va... C'est bien... Par contre, il est relevé sur l'arrière, ça gonfle, là... - Non non, c'est comme ça... avait rougi Céline. Elle avait aussi eu des doutes, sur la forme particulière, conique, de ce voile. Thierry, ce matin, avait trouvée la robe « vachement originale » lui aussi, et puis « vachement bien », et il avait demandé s'il lui restait des caleçons propres. Il y en avait sur la table à repasser, pliés. Elle avait un peu insisté et demandé ce qu'il pensait du tissu. Il avait dit « J'aime bien, le côté Commandant Spock » puis il avait ri. Mais il s'était aussitôt corrigé. Il le trouvait super. Elle s'était laissée convaincre pour ne pas pleurer. Ils avaient maintenant fini de descendre les marches, sous les dernières poignées de confettis quand soudain, du groupe de vieilles et de chasseurs, surgit Valentin, suivi par ce qui devait être la fameuse Julie. Elle tressaillit en les voyant. Elle eut beau réfléchir, elle ne se souvenait pas, en effet, les avoir vus dans la chapelle. Mais quel connard... 6 Au fait... Richard lui non plus, elle ne l'avait pas vu... Et si Valentin sortait du bistrot... Ah les... Et c'était toujours 21


comme ça, avec eux. Et on leur pardonnait toujours. Pire, même : il n'y en avait plus que pour eux, dès qu'ils étaient là. Richard, à cause de sa grande gueule sympathique, capable qu'il était de transformer la plus plate des réunions autour d'une table basse en one-man show, et Valentin parce qu'avec son tempérament lunaire et ses saillies lyriques, c'était de toute façon un être d'un autre monde, sur lequel on avait l'impression de n'avoir jamais prise, en même temps que la cible idéale de l'autre grande gueule. Est-ce qu'ils s'étaient jamais demandé ce qui se passerait si tout le monde faisait comme eux? Non. Ils s'en foutaient même sans doute complètement. C'était ce qui était tellement agaçant chez eux ; cette désinvolture, cette espèce de liberté avec laquelle ils agissaient en toute circonstance, ce manque de respect pour les plus élémentaires obligations, qui ne leur apportait que du rayonnement. C'était... pas juste. Quand Valentin l'aborda, quelques secondes plus tard, elle sourit quand même. On la photographiait. Mais elle le lui fit remarquer : - Toujours à l'heure, je vois. - Je suis désolé... Non, vraiment... On a eu un problème à la mairie... Julie ne se sentait pas très bien, j'ai dû l'accompagner aux toilettes, du coup on a pris du retard et on s'est perdu dans la campagne. C'est pas évident à trouver ici, hein? Quand on est arrivé, c'était déjà commencé et... on n'a pas osé entrer... - Et Richard, il est où? - Richard? Euh... Il finit de payer et il arrive, je crois. - Donc, il était avec vous... - Je... Il s'est perdu, lui aussi. On s'est retrouvé ici devant, en fait. - Ah... Vous vous êtes perdus tous les deux, vous vous êtes 22


retrouvés ici, et vous n'avez pas osé entrer, c'est ça? - Oui. - Merde, c'est con... - Oui, c'est con... - Valentin... - Oui ? - C'est juste que ce serait bien que tu arrêtes de me prendre pour une gourdasse : Richard ose tout, c'est même à ça qu'on le reconnaît. Et toi, tu n'as jamais su mentir. Toi et ton copain, vous êtes des putains d'enculés. Rater la cérémonie pour aller commencer à vous torcher avant tout le monde! Des putains d'enculés de salopards de merde! Elle avait crié et autour d'eux, les gens s'étaient retournés. Richard surgit et lui sauta au cou. - Hey, Céline! - Connard ! Elle souleva des deux mains les bords de sa robe, fit demi-tour, et s'éloigna sur ce mot sans nuance. 7 - Elle a l'air stressée, non ? - Plus précisément, je crois qu'elle serait d'humeur à nous scier la tête à la trancheuse à jambon. - T'as des drôles d'idées, parfois. - Non, j'ai vu faire ça, au boulot. - Ah oui, c'est vrai... Mais pourquoi est-ce que je t'ai laissé sortir du bistrot en premier, moi aussi? - Parce que je passe pour le plus gentil des deux, et que Céline est potentiellement plus sensible à ma gentillesse qu'à ton éloquence? - Mmh... Oui. Sans doute. Mais en même temps, je savais bien 23


aussi que t'étais moins doué encore pour mentir que pour trouver ton chemin... - Oui. - Et que question trouver ton chemin, tu te perdrais dans ton slip s'il était une taille plus grand... - Elle va peut-être se calmer. Je veux dire, aujourd'hui... - Mon cul, oui... Déjà que j'ai beurré la gueule à Thierry, hier soir... Tu aurais vu ce qu'on s'est pris, en rentrant... Valentin jeta un coup d'œil dans la direction du marié. Il avait le teint jaune, en effet. - J'étais censé me rattraper, moi... En réalité, Valentin savait mentir, et même trouver son chemin. Il avait raconté la même histoire à Richard qu'à Céline, parce qu'il savait très bien qu'ils associaient facilement l'absence de sens de l'orientation aux particularités de sa personnalité, mais s'ils étaient arrivés en retard avec Julie, au départ, ça n'avait pas du tout été parce qu'elle s'était sentie mal à la mairie, ni parce qu'ils s'étaient perdus... Non... - Je suis dans la merde. Céline ne me le pardonnera jamais. Tu vas voir, je la connais. Elle va me faire la gueule toute la journée, raconter que je suis pédé à toutes ses copines, me priver de dessert, si ça se trouve même appeler ma mère, et probablement engager une vingtaine de tueurs dès demain, des pires que toi, avec des techniques de kung-fu et des machines à jambon. Merci. Julie, sérieusement. Une fille comme toi peut pas rester avec un mec comme lui. Non... Ce qu'il te faudrait c'est un garçon capable, solide, un peu fin, tu vois? Un garçon avec... de l'humour, par exemple, euh... dans les 1m84 pour 75 kilos... - Tu veux dire comme toi? - Ben oui, tiens... - Oh non... - Non? 24


- Moi j'aime bien, qu'il ne sache pas mentir. Richard prit une seconde de réflexion. - Et merde. De la logique féminine. C'est toujours là que j'échoue. - Et puis... Elle se pencha à son oreille pour finir sa phrase. - Ah oui? dit-il. Il commence à faire chaud, non? On pourrait peut-être s'en jeter un petit avant... - Pas tout de suite. La photo. - Ah, oui... la photo. Sur la photo prise ce jour-là, à la sortie de l'église, la mère de la mariée, placée juste devant Julie et Valentin, fait une drôle de tête. - Je t'aime bien, tu sais? Je crois que tu es vraiment mon préféré... - Qu'est-ce que tu lui as dit, à Richard? Se penchant en avant, et offrant à son regard ses seins blonds et fermes, miraculeux et comme souriants, elle lui avait alors répondu, avec une minauderie exagérée, lentement, et bien dans les yeux : - Que tu me fais mouiller... Tout le temps... S'ils étaient arrivés en retard, en réalité, ça n'avait pas été parce que Julie « ne se sentait pas très bien », mais parce qu'elle avait remarqué que la clef était sur la porte des toilettes toutes neuves et spacieuses de la mairie, et qu'elle était venue le chercher en en sortant pour l'y amener, et qu'après avoir refermé sur eux, avec des regards félins, et éteint la lumière de sorte que la pénombre caressât juste ce qu'il fallait de ses mouvements, elle avait pris le temps de le déshabiller entièrement et de le baiser sur tout le corps avant de s'offrir, 25


disant non à chaque geste qu'il faisait pour précipiter les choses. Et même lorsque après s'être lentement déshabillée elle-même, elle s'était enfin offerte, les mains posées sur le rebord du lavabo, elle avait continué à dire non et à le repousser. Elle l'invitait pourtant des reins, par oscillations, et du regard, dans le miroir. Un regard qui avait à la fois quelque chose d'impersonnel et d'hypocrite. Il avait mis du temps, mais fini par comprendre. Alors, sans rire, il avait fait semblant de la forcer, par derrière, en l'étranglant presque. C'était ce qu'elle voulait, elle l'avait montré. Le jeu s'était terminé pour elle par une jouissance en soubresauts, comme d'une bête à l'agonie, qu'il avait trouvée vraiment bizarre. Vraiment bizarre, mais qui lui avait bien plu, aussi. Richard, lui, n'avait pas d'autre excuse que sa gueule de bois. Il était arrivé dix minutes avant la sortie de l'église. 8 Cette Julie-là, qui se mordillait le bout de la langue en le regardant par en-dessous pour l'attirer à elle, et qui jouissait comme une biche en convulsion, il ne la comprenait pas toujours très bien, il lui reconnaissait même parfois quelques ridicules, mais il devait reconnaître qu'elle lui plaisait quand même pas mal. Dimanche dernier, par exemple, quand elle lui avait ouvert la braguette dans son fauteuil, il avait continué à regarder la télé pendant qu'elle s'occupait de lui. Ça allait contre beaucoup de ses principes, et il avait conscience que c'était une manière de faire des moins élégantes, mais c'était elle qui l'avait voulu, cette fois-là encore, le repoussant de la main dès qu'il faisait un mouvement. Et cette humiliation-là, qu'elle demandait à jouer, cette soumission d'esclave, de la part 26


d'une fille aussi sublime devant son sexe à lui, il avait été loin de les détester. Cette Julie-là, c'était la même que celle qui jouait à lui déclarer régulièrement qu'il était « son préféré », prétendant depuis toujours qu'il n'était que l'un, même si le principal, de ses nombreux amants, et encore celle qui prenait des photos équivoques avec sa colocataire lesbienne, et qui les lui envoyait par msn. Il n'avait jamais croisé aucun de ces autres amants supposés, mais ils existaient potentiellement sans que ça ne lui pose vraiment de problèmes. La jalousie avait en effet été le sujet de l'une de leurs premières discussions sérieuses. Ils l'avaient définie ensemble comme un désir de possession inutile, sans avantages. Ce qu'elle est, si on y pense bien. Valentin étant quelqu'un d'exceptionnellement rationnel, comme on le verra, il avait donc assez facilement accepté le contrat suivant : se passer des hypocrisies de la fidélité, et ne se voir que quand ils en auraient envie. Ça fonctionnait mieux que bien. Ils se voyaient tout le temps. Et puis il y avait l'autre Julie. Cette autre Julie, moins exotique, plus authentique et humaine, plus riche, même, qu'elle semblait s'efforcer de cacher, lui plaisait davantage encore. Cette seconde Julie, il commençait seulement à la découvrir ; c'était celle de My funny Valentine. À propos de My funny Valentine, Brutus n'avait dit qu'une chose, c'était que c'était le genre de truc qui le faisaient bander raide, une voix comme ça, et Cardin avait parlé de sublime, ce qui n'était pas un mot qu'il utilisait à la légère, surtout quand il s'agissait de jazz. Tourterelle se souvenait qu'à la première écoute, il s'était surtout demandé, lui, qui étaient 27


les musiciens derrière, avec qui elle partageait des moments d'une telle intensité audible, et pourquoi elle ne lui en avait encore jamais parlé. Pourquoi le meilleur en elle lui avait encore une fois été caché. Il était comme retombé amoureux, en entendant cette voix d'ange et de vérité, cette voix dans laquelle il y avait comme le glaive de la source dans la chaleur des moissons, et de la peur et de l'orage mêlés... À cause de l'heure qui tournait, Maman avait décidé qu'on s'arrêterait là, avec « l'épée dans la source des petits oiseaux des étoiles du printemps qui s'affole », comme il l'avait résumé, et il leur avait expliqué ce qu'il attendait d'eux. Ce serait pour le lundi, et du très sérieux. 9 Lundi. Comme il était prévisible, Tourterelle avait mal à la tête. À demi couché sur la banquette arrière, il avait un mug de café froid et un joint à la main, des Wayfarer plastiques et colorées sur le nez, et aucun souvenir, ou presque, de la manière dont il était rentré chez lui. Vaguement, quelques réveils dans la voiture de Richard, aux arrêts, le métro aux odeurs rances, et la lumière du jour encore froide à son arrivée dans son appartement, où il s’était permis une demi-heure de sommeil supplémentaire avant que Brutus et Cardin ne viennent le chercher. Quant à sa journée de la veille, il ne s’en souvenait pas du tout. Le noir complet. Tout ce qu'il savait, c'était qu'il s'était cassé le nez. Sa narine gauche était encore bouchée et les Wayfarer, avec un peu de fond de teint, servaient à dissimuler l'hématome. 28


Cardin, qui était frais, lui, rompit le silence. - Au fait... J'ai fait des recherches sur Lucrèce, moi aussi, ce week-end. - Ah oui? - Oui : je me demandais pourquoi on n'en avait jamais fait de grande tragédie. C'est pourtant une des figures phares de la culture classique... Et puis il y avait le lait, le sang, ce qu'il fallait, a priori... - Oui... - En fait, il y en a eu ; j'en ai trouvé quatre. Une de Nicolas Filleul, une de Pierre du Ryer, une d'Urbain Chevreau, et une de Nicolas Pradon. Mais rien d'immortel... J'ai un peu étudié la question, et j'ai fini par me dire qu'il devait y avoir deux problèmes. Le premier est d'ordre dramatique : dans le mythe de Lucrèce, le sang vient à la place du lait, mais ne s'y mêle pas. C'est toute la différence avec le songe de Clytemnestre. Et on manque là, à mon avis, une complication essentielle à la Tragédie : Lucrèce est un personnage trop pur, d'une vertu trop froide et d'un sens du devoir trop inébranlable. Tarquin lui-même, un monstre trop affirmé. Le mythe est trop abstraitement nationaliste, trop romain. Ça pourrait faire un film à Hollywood, à la rigueur, mais pas une grande tragédie. La vraisemblance... - ...réclame des personnages ni entièrement bons, ni entièrement méchants, pour provoquer la pitié du spectateur, non son dégoût ni sa colère. C'était la phrase à peu près exacte d'Aristote. - Voilà. - C'est marrant, je me suis fait la même réflexion devant le tableau. Je lui ai trouvé une sorte de froideur... mécanique. - Ah oui ? L'idée d'associer Lucrèce à Judith, par ailleurs, n'est pas de Leiris. C'est un lieu commun de la littérature classique, 29


et Villon, déjà, avait fait le rapprochement. C'est dans ce rapprochement que je vois le second et principal problème... - Vous voulez bien arrêter, avec vos conneries? On arrive... Brutus, qui portait, lui, un bleu de travail et un T-shirt « ThyssenKrupp », gara la voiture à une centaine de mètres environ de la rédaction du quotidien national où travaillait leur cible. Puis, lâchant un pet bruyant, il dit : « On descend. » 10 Et voilà. Au lieu de louer un chauffeur, comme Mme Doucet leur avait dit de le faire, ils avaient demandé à Mickaël, un copain de Thierry, de conduire, et ils s'étaient embourbés. Et maintenant, ils allaient arriver en retard, et on allait les attendre, là-bas, et tout allait rater – il fallait bien que ça arrive à un moment ou à un autre, de toute façon- et ça avait l'air de n'inquiéter qu'elle. Thierry se contentait d'observer mollement le train arrière, enfoncé jusqu'au moyeu. - Mais fais quelque chose ! Appelle, je ne sais pas! Thierry répondit « Oui commandant ! », en levant la main et en écartant l'auriculaire et l'annulaire du majeur et de l'index. C'était le salut vulcain de Star Trek, et ça ne la faisait toujours pas rire. Mickaël, par contre, se marra franchement. C'était un geek lui aussi. - Ah mais en fait... réalisa Thierry, j'ai pas mon portable... Il est resté à la maison, ce matin. - Et on fait comment? Tu crois que j'ai de la place, moi? Avec des contorsions, elle lui montrait l'absence de ses poches. - Mickaël? - Plus de batterie... - Et merde! 30


- Il nous reste la téléportation... dit Thierry. - Arrête, avec ça ! Je suis sérieuse! - Mais moi aussi... Viens. La salle doit être à cinquante mètres par là. Et il lui passa un bras par-dessous les genoux, pour la porter. À travers bois, ils n'étaient en effet pas si loin de la salle. Ça la calma un peu. Et au fur et à mesure de la traversée, elle accepta même en souriant deux ou trois bruits de navette spatiale : le porté de Thierry leur promettait une arrivée triomphale, quand ils sortiraient du sous-bois devant tout le monde. En fait d'arrivée triomphale, ils débouchèrent à la lisière en arrière de la salle, et tombèrent sur Mme Doucet qui sortait des poubelles. Elle se figea sur les marches de la cuisine. - Mais d'où venez-vous ? Mon Dieu, Thierry, vos chaussures ! Mme Doucet était leur traiteur. Détail extraordinaire, Céline, en temps normal, était son employée. Quand elle avait traversé l'administration pour demander son congé et annoncer son mariage, il y a un peu moins d'un an, elle était loin de l'idée de transgresser le sain principe selon lequel on ne doit pas mélanger sa vie professionnelle à sa vie personnelle. Mais Mme Doucet avait une philosophie, d'après laquelle une entreprise était un peu comme une grande famille, dont elle, Mme Doucet, était un peu comme la mère bienveillante. Aussi, quand Céline lui avait annoncé son mariage, s'était-elle exclamée : - Mais c'est formidable, ça, Sophie! Nous allons pouvoir faire quelque chose de fantastique... Ah, oui. Elle avait du mal, avec les prénoms. Comme un 31


chef étoilé qui propose de s'occuper d'une bête omelette, elle avait ajouté : - Je pourrais même m'en occuper moi-même... Oh, ce serait amusant! Non? - Euh... Oui. Euh... Il faudrait que j'en parle à Thierry... Et puis... Ce sera un mariage plutôt modeste... Mme Doucet l'avait grondée : - Enfin, Sophie... Mais je vais vous faire un prix, bien sûr... - Céline... avait corrigé Céline. Mme Doucet avait semblé lui en vouloir un peu de la corriger, puis elle avait continué : - Oui, Céline... Je ne suis pas là pour saigner mes employés, tout de même... Céline avait alors gardé le silence une trop longue seconde. Mme Doucet avait compris, rougi, puis elle avait dit : - Oh, mais peut-être que vous ne voulez pas le faire avec nous... Elle était vexée. Or, vexer Mme Doucet, Céline le savait, n'était pas une bonne idée du tout. - Si, si... C'est pas ça... C'est juste qu'il faut que je... qu'on en parle, avec mon copain... Le sang avait reflué et une grande raideur, comme celle que provoque une colère sévèrement comprimée, avait gagné le visage de la patronne. Elle avait dit, avec la plus évidente mauvaise foi : - Non, non, je ne veux pas vous forcer... Vous êtes libre de faire ce que vous voulez... Céline avait baissé les yeux vers le bureau, se perdant une seconde dans la contemplation de l'agrafeuse, du stylo de luxe et des dossiers qui y étaient posés puis, sentant peser le silence, elle avait relevé la tête : - Et ma mère a déjà un ami traiteur, en fait, qui voudrait s'en occuper... 32


L'argument avait eu l'effet inverse de celui qu'elle aurait voulu. Il venait trop tard pour paraître assez vrai : - C'est vous qui décidez... avait répondu Mme Doucet, plutôt comme on prononce une sentence que comme on concède une option. La nuit suivante, Céline avait eu du mal à dormir. Elle se disait bien qu'elle était libre de faire ce qu'elle voulait, rationnellement, et elle ne voyait pas pourquoi elle aurait ne serait-ce même que commencé à céder à cette sorte d'angoisse qui la prenait à l'idée d'opposer un refus à Mme Doucet ; mais cette angoisse était bien là. Elle en avait parlé à Thierry, le lendemain, au petit déjeuner. Thierry, dont on commence à percevoir l'art de simplifier les problèmes, avait trouvé qu'elle s'inquiétait pour pas grand chose et que si Mme Doucet leur faisait un prix, ça valait carrément le coup, vu les trucs de nabab qu'ils organisaient. Puis il s'était enfilé une grande tartine qui lui avait rempli la bouche. Elle s'était laissé convaincre. Outre son penchant facile à la colère, Mme Doucet était d'une certaine conformité d'esprit déplaisante et ennuyeuse, supportable au travail, car elles ne se fréquentaient finalement que très peu, mais à laquelle Céline n'avait pas vraiment envie d'être confrontée en dehors. D'autant plus qu'il s'agissait d'organiser son mariage. On n'aurait pas été jusqu'à parler de mauvais goût, c'était bien trop cher pour ça, mais il fallait reconnaître que les mariages à la Doucet sentaient un peu tous l’asepsie du luxe et la fausse originalité. C'était de Mme Doucet que venait notamment l'idée que le « traditionnel et original à la fois » était l'essence de la réussite ; cette idée qui la ferait plus tard frémir au moment du choix de la robe, et que Mme Doucet tenait de Karl Lagerfeld, le vrai, qu'elle avait rencontré 33


une fois dans un cocktail d'ambassade. Il lui avait fait un compliment à ce sujet. Elle l'admirait beaucoup, depuis. - Oh là là... Mais vous ne pouvez pas aller accueillir vos invités comme ça... Allez donc voir François dans la cuisine. Il va vous aider à vous nettoyer... - Oh oui... fit Thierry, d'un ton libidineux. François était le premier commis de Mme Doucet, et son bras droit. Thierry avait imaginé qu'il était aussi son amant, et il délirait depuis quelques mois sur leur vie sexuelle cachée et leurs jeux érotiques culinaires, dans lesquels Mme Doucet par exemple, toque en chef, lui battait les fesses à coups de fouet électrique. Ça faisait beaucoup rire Céline, en privé, mais là, devant elle... Mme Doucet ne remarqua pourtant rien, ou fit au moins semblant de ne rien remarquer ; elle eut un nouveau regard pour ses chaussures et dit « Eh bien... » puis, tandis qu'il s'éloignait pour rejoindre François : - Quel massacre... Mais quelle idée vous avez eue... C'était vrai. En ne passant pas par la route, ils n'avaient dû gagner que deux cents mètres et ils auraient très bien pu faire le détour. Seulement Thierry avait trouvé plus marrant de faire comme ça. C'était quelque chose qu'elle aimait chez lui, sa tendance à faire passer le marrant devant le pratique ; mais le moyen de l'expliquer à Mme Doucet? Sans compter qu'elle examinait maintenant sa robe, qu'elle découvrait, et que ça empêchait Céline de penser bien clairement. - C'est original... jugea-t-elle à son tour, avec un sourire qui lui fit mal. Puis elle la prit par le bras : - Allez. Le moins qu'on puisse dire, c'est que nous ne sommes pas en avance... Vous allez accueillir les premiers toute seule... Quelle chance nous avons avec ce temps, n'est-ce pas? Oh, ce n'est pas toujours comme ça... Il y a un mois, nous avons eu un 34


mariage africain : il pleuvait, il pleuvait... Vous auriez dû voir ça... Céline ne réagit pas. - Tous ces noirs sous la pluie... Mais quelle élégance, pourtant... La mariée surtout, quelle dignité ! Ah, là-dessus, il faut reconnaître que les africains... les africaines surtout, sont incomparables... Les réunions préparatoires au mariage avaient souvent été pour elles l'occasion de « discuter ». Elle aimait ça, discuter , Mme Doucet. Elle en avait le temps. Céline, moins. Comme Mme Doucet la convoquait généralement le jour même pour ces réunions, elles la mettaient souvent en retard dans son travail et elle était donc plus pressée. Et puis elle osait d'autant moins donner son avis sur les sujets que Mme Doucet abordait qu'elle sentait bien qu'elles n'auraient pas été d'accord du tout, bien souvent, et que ça aurait vraiment pris trop de temps d'en débattre avant de commencer à parler vraiment du sujet du jour (les serviettes à choisir, par exemple). Elle s'était donc toujours contentée de montrer un intérêt poli pour les souvenirs d'enfance de sa patronne en « Bretagne », à l'île de Ré, pour son expérience du mariage, qui la poussait à une misandrie parfois extrême, pour sa lecture du moment à la rentrée littéraire, pour ses avis politiques souvent très limites (sur l'avortement de confort par exemple ; d'autant plus que, Mme Doucet ne le savait pas mais Céline en avait vécu un, d'avortement), ou encore pour ses préoccupations de mère quant à l'incapacité de sa fille à se prendre en main (elle passait sa licence de lettres pour la quatrième fois), dont Céline comprenait bien l'angoisse résultante, certes, mais pas vraiment l'intérêt pour elle-même. Ça créait une certaine tension entre elles, à chaque fois. 35


Au point que le jour où le hasard avait fourni un sujet sur lequel le père de Céline, ce salaud, aurait été d'accord, Céline avait été soulagée de pouvoir citer son point de vue, malgré ce qu'elle pensait de lui, et d'avoir ainsi au moins un moment de conversation coulante et facile avec la patronne, et une illusion d'accord. Michel Sardou, qui était l'un des rares chanteurs de variété que Mme Doucet supportât, était aussi une idole de son père ; et leur chanson préférée était la même. Quant à la supériorité élégante des africaines, heureusement, elles étaient arrivées à l'entrée de la salle et Mme Doucet la planta là sans attendre de réponse : - Souriez. Je vous envoie Thierry dès qu'il sera présentable. Ah! Et n'oubliez pas de passer me voir, tout à l'heure, pour le problème du Champagne... Céline fit ce qu'elle lui avait dit, et commença à serrer des mains. Mais elle se sentait un peu inutile et bête, là, toute seule. Et comme elle se demandait toujours si « original » était vraiment un compliment, et comme elle se remémorait ce que Mme Doucet lui avait dit des africaines, le doute l'étreignit, plus fort que jamais, quant à la robe. Elle regarda ses ongles une seconde, la main pliée en crochet face à elle, mais rabaissant le bras d'un geste brusque, se retint de les ronger. Le problème du Champagne? Est-ce que ce n'était pas réglé depuis longtemps? Puis elle sourit au photographe qui, après avoir vérifié son cliché, lui demanda une seconde prise, moins crispée. 11 Tourterelle entra le premier dans le bâtiment : dans le grand hall, au fond duquel était la réception, et dont la 36


moquette rouge répétait à milliers le logo du journal. Il traversa ce hall le mug à la main, ignora les deux agents de sécurité en habitué des lieux, passa devant la réception en bâillant, et poussa la porte vitrée qui donnait accès à la cour intérieure où les journalistes prenaient leurs pauses cafécigarette. Là, trois jeunes filles discutaient. L'une d'entre elles, la seule qui fumait, donna à Tourterelle une impression de déjàvu. C'était une punk ; avec la crête, et tout. Leurs regards se croisèrent et il lui sembla qu'elle avait eu la même impression. Mais comme elle était en train de discuter, leurs regards se séparèrent et il s'éloigna vers le mur. S'appuyant des coudes contre une haute jardinière, il s'installa de manière à voir le hall, à travers la porte vitrée. Il vit Cardin entrer, puis Brutus, qui prirent l'ascenseur ensemble. Il s'alluma une cigarette et recracha la fumée de la première bouffée en l'air, à la verticale. Au-dessus de lui, carré dans un carré dans un carré dans un carré dans un carré vers le ciel gris, s'étageaient les coursives intérieures, et le joint qu'il avait fumé dans la camionnette lui faisait trouver ça génial. Son rôle serait assez simple. Il devait prévenir Brutus à l'arrivée de Michel. L'ascenseur en maintenance serait débloqué par lui au moment où Michel entrerait, et envoyé au rez-de-chaussée. Le bouton du quatrième étage, sur lequel Michel allait appuyer, l'enverrait au huitième grâce à une simple inversion de fils. Au huitième, c'était la porte de l'escalier du toit. Là l'attendrait Cardin, qui l'emmènerait, et qui ferait ensuite de l’art à base de Michel. Il continuait à se demander où il aurait pu avoir déjà croisé cette fille. Une flamme tatouée lui montait dans le cou, 37


et ses yeux, d'un bleu qui tirait vers le gris, avaient quelque chose de sauvage. Des yeux de louve, se dit-il. Elle aussi le regardait à la dérobée. Michel était en retard. Il décida d'éclaircir le mystère, en attendant. D'autant plus que si c'était bien ce qu'il craignait, et que sa vie professionnelle était bien sur le point d'entrer en contact avec sa vie personnelle, il faudrait faire quelque chose. - Ouaip... Moi aussi, j'ai l'impression qu'on s'est déjà vu quelque part... répondit-elle. - Tu ne travailles pas ici? lui demanda l'une des deux autres filles. - Oh, non... C'est pour ça que je demande... Il leur expliqua qu'il était en mission et qu'il s'était juste invité aujourd'hui dans la rédaction pour torturer horriblement quelqu'un, puis l'assassiner. Ce qui les fit rire. - C'est pas une de nous, au moins ? - Oh, non... Celle qui avait déjà parlé observa avec humour qu’il n'avait vraiment pas la tête de l'emploi ; il le savait, mais n'appréciait jamais qu'à moitié qu'on le lui fasse remarquer. Il parla ensuite à la punk de ses yeux de louve. Les deux autres sourirent de l'image, mais pas elle, qui lui expliqua que c'étaient des taches brunes qu'elle avait héritées de son père qui donnaient, de loin, cette impression de gris. Il exprima son étonnement que le brun, ajouté au bleu, puisse donner du gris, et il lui fut permis d'observer ces taches de près. C'était vrai. S'écartant à nouveau, il retrouva l'impression de gris, et cette espèce de netteté agressive qui lui avait mis l'image d'une louve en tête. - Si ça doit en venir là, tout à l'heure, j'espère ne pas avoir à te tuer. C'est justement une sorte de... vitalité, que j'aime bien, dans tes yeux... 38


- Il vaudrait mieux pas essayer. J'ai tendance à défoncer les dents de ceux qui m'emmerdent à coups de pompes. Il resta étonné de la violence de cette réaction. Elle se reprit : - Excuse-moi. Je suis comme ça. - Ah... fit-il. Enfin, ça a peu de chances d'arriver, de toute façon... On se prépare bien, en général. Et puis, au quatrième étage, sur la coursive, il vit Michel qui trottait tranquillement vers la salle de rédaction. Michel. Au quatrième. - Oh, merde. Excusez-moi... Quel con. Il sortit son portable de sa poche arrière, faillit le faire tomber dans la panique, et appela. « Je l'ai raté », dit-il. Il y eut une question à l'autre bout du fil à laquelle il répondit « oui » d'un air désolé, puis un rire, suivi d'une assez longue explication. Il raccrocha. - Finalement, on va attendre la conférence de rédaction et on le cueillera à ce moment-là, dit-il. Elles sourirent encore, et c'était bien charmant, ces trois filles qui lui souriaient comme ça, à lui tout seul. 12 Quand il était revenu, le bas du pantalon humide mais propre, après avoir informé Céline de ce que la vue du crâne de François penché à ses genoux lui avait rendu la quéquette toute dure, Thierry avait rapidement trouvé inutile de rester là à saluer tout le monde, chose qu'ils avaient déjà plus ou moins faite à la sortie de l'église, même si de manière informelle, et il voulait maintenant l'entraîner à la suite de Richard et Valentin, qui venaient d'arriver, vers le bar. Ben tiens... On les suivrait, 39


pour changer... Sans compter que Mme Doucet risquait de ne pas être contente. - C'est toi la mariée, tu fais ce que tu veux... argua Thierry. Détends-toi... C'était facile à dire. Trop de choses s'étaient organisées de manière imprévue et sur ses heures de travail pour que Thierry puisse vraiment y prendre part ; il ne se rendait pas compte de l'importance de certains détails. De ces détails, c'était elle qui portait la responsabilité. Elle finit quand même par céder : on se souvient qu'elle ne se sentait pas non plus si à l'aise en potiche janitoire. Les trois garçons se firent servir un Ricard, autre nécessité. Céline, elle, se permit un verre de Pacherenc et se mit un peu à l'écart, avec une copine qu'elle n'avait pas vue depuis longtemps. Elle commença à se détendre. - Vous avez déjà terminé? Mme Doucet l'avait fait sursauter. Elle parlait de l'accueil des invités à l'entrée. - Oui, mentit Céline. Elles eurent un regard simultané et gênant vers l'entrée, par où la foule continuait de passer. Mme Doucet n'insista pourtant pas davantage. - Bon, enchaîna-t-elle, faisant signe d'approcher à un couple qui avait attendu son signal un peu plus loin. Je crois qu'il va falloir vous expliquer avec ces messieurs-dames là-bas, maintenant... Ils ont été oubliés, apparemment... Je vous avais pourtant prévenue, pour le plan de table... Pour le placement à table, Céline avait trouvé un jeu, au dernier moment, dans un magazine spécialisé, qui consistait à 40


coller sur le plan un tas de petits objets peints aux couleurs du mariage pour cacher les noms des invités ; chacun avait à deviner l'objet qui lui correspondait pour trouver son nom et par conséquent, sa place. L'objet pourrait être gardé en souvenir de la journée. Mme Doucet avait trouvé risqué de changer ainsi les choses au dernier moment, et le jeu difficile à comprendre. Et puis surtout, elle avait trouvé dommage que les objets recouvrent le plan qu'elle avait elle-même dessiné, et les arabesques étamées modern-style qui l'agrémentaient. Céline avait insisté et elle avait fini par plier, mais de mauvais gré et en lui demandant de faire une liste des invités et des objets correspondants, pour qu'elle réoriente les perdus et les lassés, dont elle ne doutait pas qu'ils seraient nombreux. Et maintenant, il y avait effectivement un problème. Les deux vieux qui s'approchaient, c'était « tonton » Jean et « tante » Marie, les deux agriculteurs qui occupaient la ferme du manoir de sa grand-mère. Elle ne les avait pas vus depuis longtemps. Le corps de tante Marie avait l'affaissement généreux d'une vingtuple grand-mère, ce qu'elle n'était pas loin d'être, et ses lèvres, un peu trop maquillées, avec cette coquetterie incompréhensible des femmes qui ne paraissent plus ressembler à rien pour personne d'autre qu'elles-mêmes, s'ouvraient en sourire sur des dents trop régulières pour en être de vraies. Tonton Jean avait une bedaine qui éprouvait lourdement les boutonnières de sa chemise, et le visage veiné. Ses manches étaient un peu courtes. Lui aussi souriait. Le temps qu'ils se rejoignent, en y réfléchissant, Céline trouva facilement l'origine du problème. Elle avait écrit « tonton Jean » et « tante Marie » sur la liste faite en catastrophe la veille, et c'était sans doute leur nom de famille qu'ils avaient donné à Mme Doucet, quand elle avait voulu les 41


aider à chercher sur le tableau. Tout simplement. Eux comme Mme Doucet, qui s'était remise à sourire, furent amusés de la facilité de ce qui se révéla être effectivement la solution. Ils n'avaient pas vraiment été oubliés, en fait. Tout simplement, c'était leur nom de famille qu'ils avaient cherché. Et puis tante Marie n'avait pas ses lunettes, alors, forcément... Tonton Jean riait encore. - Et nous... On était là, et, hop, pas de Bourlès Jean ni de Bourlès Marie comme sur la liste, mais en fait c'était « tonton Jean » et « tante Marie »! Hé hé! Tout simplement ! Ah, on s'est demandé, il faut dire. On ne savait pas trop à qui s'adresser, heureusement que vous étiez là... Et on cherchait, on cherchait... « Bourlès »... Ah! On aurait pu chercher longtemps encore... Puisque c'était « tonton Jean » et « tante Marie » en fait... Et nous on cherchait autre chose... - Et puis sans les lunettes maintenant... reprit tante Marie. - Ah ça me donne bien envie de rire, encore... Quand Céline était petite, tonton Jean, d'une bonne humeur permanente et incorruptible, avait toujours une bonne blague de prête, ou plutôt un mauvais jeu de mots, et il la prenait sur ses genoux pour lui lire celles des Carambars qu'il lui offrait. Elle l'aimait beaucoup. -Moi-même, sans mes lunettes... relança Mme Doucet. Tante Marie la coupa : - Oui... Oh, mais on ne va pas embêter la grande plus longtemps... Allez merci, hein, Madame... - Mais de rien... Madame, Monsieur... Et ils s'éloignèrent. Mme Doucet, alors, se retourna vers Céline : - Il y a peut-être d'autres erreurs comme ça... On va vérifier rapidement, vous voulez bien ? Il n'y avait pas eu d'erreur à proprement parler, mais Céline, encore plongée dans les réminiscences de son enfance, 42


accepta. - Alors... Abadiou, Marie-Françoise... Mme Doucet avait sorti la liste des invités de son blazer, et elle en cherchait maintenant le premier nom sur les plans des tables. Seulement alors, Céline réalisa ce qu'elle venait d'accepter. Elle s'en mordit la lèvre. Mme Doucet sortit encore de sa poche intérieure des lunettes en écaille à cordon de fausses perles. Elle les chaussa, scruta le tableau, et continua. - Ah oui. Là : sur la table « Hélicon »... Ensuite... Abadiou, Jean-R... Qu'est-ce qui est écrit? Jean-Roger? Jean-René?... Elle allait passer toute la liste. Ce genre de vérification, Céline en avait vécu d'autres. Mme Doucet en était amatrice, et Céline avait parfois l'impression qu'elles avaient passé l'année à compter et recompter des choses, toutes les deux. On pouvait pourtant souvent douter de la nécessité de ces vérifications. La première fois, comme elle les avait par hasard amenées, pensant les poster après la réunion, elles avaient passé une demi-heure à vérifier que les invitations envoyées pour le ban d'honneur, d'une part, et le repas, d'autre part, correspondaient bien à la liste qu'elle avait fournie à Mme Doucet la fois précédente. Une autre fois, parce que Mme Doucet venait de les recevoir, elles avaient fait le compte des bouteilles de Pacherenc. Deux fois, en fait ; une de plus pour vérifier et « faire les choses comme il faut » (c'était une expression que Mme Doucet utilisait beaucoup). On aurait pu se limiter à compter les cartons, mais Mme Doucet avait insisté pour qu'elles comptent ensemble les bouteilles une à une. « Il y a parfois des erreurs » avait-elle dit. Elles n'en avaient bien entendu pas trouvé. Céline, qui commençait à bien connaître sa patronne (du moins, elle le pensait) avait compris que cette obsession du 43


compte et de la vérification tenait à deux choses, chez elle. D'une part, à la masse de son temps libre. Elle passait littéralement sa vie au travail, mais elle ne l'avait jamais vue pressée ni débordée. D'autre part à sa passion pour le contrôle, des choses comme des gens. Elle prenait une sorte de plaisir visible à constater l'adéquation de l'état du monde et de ses désirs, qui l'entraînaient parfois à des comportements étranges. Il y a quinze jours, elles avaient dû recompter les invités au repas, que Céline savait pourtant bien être cent-deux pour avoir utilisé le chiffre presque quotidiennement depuis un an maintenant, parce que le jeu d'assiettes que Mme Doucet voulait absolument utiliser était un jeu de cent. Céline n'avait aucun doute sur le chiffre, mais Mme Doucet avait bizarrement insisté. Le compte avait été interrompu par des parenthèses de conversation personnelle, par des coups de téléphone, des irruptions de sa secrétaire pour signer des papiers, des ordres à donner, et elle l'avait à chaque fois repris au début. Elle avait au final bien trouvé cent. Tout rond, et comme elle le voulait. Elles avaient recompté une seconde fois, puis une troisième ensemble, et alors Céline avait pris Mme Doucet en flagrant délit de sauter des invités dans la liste, avec une mauvaise foi aussi curieuse qu'intenable. Mise le plus poliment possible devant le fait, elle avait tranquillement reconnu que tiens, oui, Céline avait raison. Et elles avaient finalement décidé, solution toute simple, de mettre des assiettes différentes à la table des enfants. Elles avaient cependant perdu une grosse demieheure, de quatre heures et quart à cinq heures moins dix. C'était un jour où Céline avait absolument à contacter la banque de l'entreprise, qui fermait à cinq heures ; elle n'y était du coup pas parvenue, et ça avait beaucoup compliqué les choses à la comptabilité dans les jours qui avaient suivi. - Céline... Vous pouvez lire pour moi? - Euh... c'est Jean-René. Table « Balafon ». 44


- Alors, oui, Jean-René, Jean-René... Le voilà. Ensuite. Abhervé, Mathilde... Céline tenta la voie diplomatique. - Je ne suis pas sûre qu'on soit obligé de tout... - Comme ça, nous serons plus sûres... la coupa Mme Doucet, affable. Céline laissa tomber. Elle se contenta, discrètement, d'inspirer un long trait, et d'expirer. Là-bas, près du bar, il y avait Richard et Valentin. Comme toujours et bien entendu, eux n'étaient obligés à rien. Richard faisait le spectacle. On l'écoutait, et on riait... Valentin seul paraissait un peu moins captivé, l'air amoureux et pensif devant sa truite. Mais où estce qu'il était allé la chercher, celle-là, au fait? Elle avait l'air con comme un sac. - Céline... Mme Doucet lui faisait maintenant les yeux noirs. - Je suis là... Elle se remit à sourire, comme on sourit à un élève distrait, pris en flagrant délit de ne pas écouter. - Bon... Alors maintenant, Barthes... on prononce « Barthe » ou « Barthèze » ? Marie-France ? Euh... Il nous faut trouver un masque africain... Oh, c'est un peu le bazar, quand même... Pourquoi avait-elle insisté, pour le jeu ? - « Barthèze », elle est à la table « Trompinette », là, je crois. - « Trompinette »... C'est vraiment amusant... Là-dessus, au moins, ces noms d'instruments... « Trompinette »... Une idée de Thierry, les instruments rares. C'était lui, le musicien. Céline, elle, ne s'était chargée, comme on l'a dit, que du jeu. Ça allait vraiment durer des heures. Comme Mme Doucet, concentrée sur le tableau, ne la regardait pas, elle porta son index à sa bouche, d'un geste vif. Ses dents glissèrent sur le rebord de l'ongle, dont le vernis fut rayé, et puis la voix de Richard se fit entendre, derrière elles : 45


- Et pour moi, c'est quoi? - Une grosse bite, répondit Thierry. Mme Doucet écarquilla les yeux, puis le photographe fit jouer son flash, et Céline eut des étoiles dans les yeux. Celle-là aussi, il la lui fit recommencer. 13 D'en bas, Tourterelle avait vu les coursives se remplir de journalistes, puis se vider. C'était l'heure de la conférence de rédaction, dans la grande salle de réunion du dernier étage. Ils connaissaient assez les habitudes de Michel pour savoir qu'il n'y participait que rarement : ils devraient donc, sauf nouvel imprévu, le retrouver en salle de rédaction au quatrième. Il n'y serait pas seul, il y aurait sûrement un certain nombre de stagiaires, aussi, mais ils ne devraient pas être trop nombreux. De toute façon, le secret n'était pas dans leurs priorités. Ce que Maman avait eu ordre de leur faire faire, cette fois, c'était de l'exemplaire. Chose rare, voire inédite, du moins dans ces proportions. Cardin avait été chargé de s'en occuper à sa manière, ce qui promettait du spectaculaire, et serait, forcément, très vite médiatisé. Michel devait avoir une importance particulière. Tourterelle, qui se faisait ces réflexions dans l'ascenseur, n'en savait pas plus. Les vraies raisons n'avaient jamais été, et ne seraient jamais à leur portée. C'était le principe. Eux n'étaient, comme disait Cardin, que des anges. Tourterelle n'aimait pourtant pas trop ça, l'exemplaire. D'autant plus que c'était un journaliste. Même si c'était sans doute le hasard, même s'il avait confiance en Maman, et en 46


tout ce qu'il représentait, tout ce qu'il avait lu le lui avait enseigné et il y avait déjà pensé plusieurs fois ce week-end : faire de l'exemplaire avec un journaliste posait un problème éthique. Il se rassurait en se souvenant que sa vision morale était tronquée, que l'idée du complot était inhérente à sa maladie, et que le joint en rajoutait à sa parano, parce qu'il faisait travailler son imagination, mais ça ne suffisait pas à le satisfaire complètement. La porte de l'ascenseur s'ouvrit sur le palier du quatrième étage, et sur Brutus et Cardin qui l'attendaient. - Tu l'as laissé passer! dit Brutus. Tu l'as laissé passer! Il étouffait son rire, et il était rouge, les larmes aux yeux. - Woaouh... Putain... fit-il tout fort, en s'essuyant le visage d'un geste ample. - Chht! dit Cardin. Tourterelle, qu'est-ce que tu nous a fait, là? Brutus m'a dit que tu avais rencontré des filles, en bas? - Euh... Oui... - Et... on n'a que ça à faire...? - Non, non... Brutus étouffa bruyamment un nouveau départ de fou rire. - Bon, on y va? abrégea Tourterelle. Eux ne se la posaient visiblement pas, la question. 14 Après la torture de la vérification détaillée des plans de table, qui avait duré un bon quart d'heure vingt minutes, Céline s'était laissé aller à un ou deux verres de Pacherenc supplémentaires, et elle était maintenant un peu, comme on dit, pompette. D'autant plus qu'elle avait aussi accepté deux tafs sur le joint de Valentin. Elle les avait acceptées comme s'il 47


s'était agi d'un défi à relever, et elle s'en voulait un peu d'avoir encore une fois, quelque part, marché dans les conneries des garçons. Mais ça avait aussi fait rire tout le monde de voir la mariée tirer sur un joint, et elle avait apprécié d'être le centre de l'attention générale -une autre attention que celle de Mme Doucet- pendant au moins cinq minutes. Dans le mouvement, elle en avait oublié que la patronne lui avait redemandé de passer la voir, pour le Champagne. Elle n'allait encore pas être contente, et c'est avec une certaine inquiétude que Céline se dirigeait maintenant vers la cuisine. Au sujet du Champagne, Thierry soupçonnait Mme Doucet d'être rentrée chez eux plusieurs fois ces derniers mois, en pleine nuit, grâce à un double des clefs dont elle avait pris l'empreinte dans de la mie de pain, et de s'être glissée dans leur chambre pendant qu'ils dormaient, pour leur souffler « Tanson noir » à l'oreille et leur envoyer des messages subliminaux par neurotransmetteurs Alpha, grâce à une onde particulière ramenée de la planète Darkstar pour nourrir François, qui était en réalité un mutant esclave Zlotien. Le Tanson Noir, Mme Doucet en connaissait personnellement le producteur. Jacques (elle ne l'appelait jamais que par son prénom) était un homme formidable, « très proche de la terre ». Un artiste, même, qui aimait son métier jusqu'à la passion. C'était le cas de beaucoup de viticulteurs, semblait-il à Céline. Et puis son Champagne, surtout, était beaucoup plus cher que le Fourmet-Héry, qu'elle et Thierry avaient déjà choisi chez le caviste. Mme Doucet avait longtemps insisté. Elle avait même passé la commande du reste des boissons sans Champagne, 48


pour les pousser à réfléchir encore. Elle répétait qu'on verrait bien, que rien ne pressait... Ce qui avait fini par ne plus être vrai. Cinq semaines plus tôt, puisque Mme Doucet ne le faisait toujours pas, Céline avait demandé le bon de commande ellemême à son chef. Elle s'était un long moment demandé comment prendre cette initiative sans impolitesse, et elle n'avait pas trouvé de solution vraiment satisfaisante. Pour ne pas fâcher la patronne, elle ne lui en avait finalement parlé qu'assez allusivement, sans utiliser le nom du Champagne. Mme Doucet, concentrée sur autre chose -elle lui parlait encore de sa fille- n'avait pas réagi. Ce n'était donc que quand la facture était arrivée qu'elle s'était rendu compte de la marque du Champagne qui avait été commandé. Les gens du secrétariat, paraissait-il, avaient entendu sa colère tonner à travers la porte quand elle avait convoqué le nouveau chef de Céline. Elle avait dit qu'elle annulerait la commande. Ce qui était une drôle d'idée (ils étaient quand même libres de choisir leur Champagne) et une idée impossible même, puisque le délai légal de rétractation était passé. Céline ne s'en était donc pas trop fait, et comme la dispute ne s'était pas étendue jusqu'à ce qu'on la convoque, non plus, comme elle était déjà particulièrement débordée par le travail à ce moment-là et comme elle avait un peu peur aussi, elle ne s'était pas même déplacée jusqu'au bureau de la patronne. C'était passé comme ça, ou presque. Cette semaine, Mme Doucet l'avait bien à nouveau convoquée. D'abord informellement, en la croisant dans le couloir, puis par une note laissée sur son bureau. Mais Céline l'avait ignorée. Volontairement. Elle commençait à en avoir marre, tout lui semblait réglé, et elles n'allaient pas non plus rediscuter cent 49


fois le même problème qui n'en avait jamais été un. Elle avait décidé que, sur ce point précis, elle ne plierait pas. Il fallait bien qu'il soit commandé, ce Champagne... Quant à ce que Mme Doucet voulait encore maintenant, elle se le demandait bien. Elle craignait vaguement d'avoir à recompter les bouteilles. Thierry et elle avaient tiré à la courte paille, elle avait perdu, il lui avait resservi un verre pour lui donner du courage, l'avait fait rire avec ses histoires de mutant esclave, et elle avait pris la direction de la cuisine. Tiens, oui, elle en avait peut-être bu trois supplémentaires, finalement, de Pacherenc... - Ah! Sophie... - Céline ! dit Céline, avec une précipitation et une désinvolture un peu brutales, qui la surprirent. La patronne leva un sourcil et fronça l'autre. Céline rougit. C'était le Pacherenc, ça. - Oui... Céline... Je n'ai pas voulu vous embêter avec ça jusqu'ici... vous étiez occupée... Mais il va bien falloir que je vous le dise... Ce matin, le frigo était plein de caisses de Fourmet-Héry! Ah mais c'est que si on se laisse faire... Qu'elle en soit encore là était étonnant. - Oui... c'est ce qu'on a finalement commandé... - Céline... Ce n'est pas la première fois que vous gérez une commande, tout de même... Le problème, c'est qu'il faut ma signature. Je ne l'ai pas encore déléguée à M. Bingé-loule... Elle voulait dire Ben Jelloun ; le nouveau chefcomptable. Elle n'arrivait pas à le prononcer mieux que ça. Elle n'essayait pas beaucoup. - Enfin bref, nous sommes dans l'embarras, maintenant... Céline n'y avait jamais pensé, à la délégation de signature. Enfin, ce n'était qu'un problème administratif. - On fera avec, ça ira très bien... - Céline, ce n'est pas ce que je veux dire. Nous sommes obligés de faire les choses comme il faut... Je ne peux pas accepter une commande sans un bon valide... Et il ne vaut pas sans ma 50


signature, encore une fois... J'ai dû tout renvoyer! Céline blêmit. - Vous avez tout renvoyé? - Oui! Oh, je sais, du coup il faudra faire sans Champagne, mais on ne peut pas faire n'importe quoi non plus... Ah, ce Herrault... C'était le caviste. - Oh, mais ne vous inquiétez pas. Je ne travaillerai plus avec lui! C'est fini ! Pour défendre son idée de leur faire acheter du Tanson Noir, elle leur avait déjà expliqué qu'Herrault essayait de profiter de leur ignorance en matière de vins pour leur « refourguer n'importe quoi ». Elle changeait parfois de niveau de langue, en fonction de ses humeurs. L'argument était un peu léger, d'autant plus qu'Herrault était un vieux bonhomme qui leur avait paru plutôt sympathique, et le Fourmet-Héry un très bon Champagne. Ils s'y connaissaient un peu. Thierry, amateur, avait fait une formation en œnologie pendant une période de chômage, deux ans plus tôt. - Mais sans Champagne... - Oh, Céline, c'est un peu de votre faute, aussi, non? Vous ne m'avez pas répondu, cette semaine... - Mais... on avait décidé... Mme Doucet se mit alors carrément en colère. - Vous avez une drôle de manière de comprendre les choses. Qu'est-ce que je vous ai dit, sinon d'attendre? Et cette semaine? Quand je vous ai croisée par hasard dans le couloir et que je vous ai conseillé de venir me voir à ce sujet : vous n'avez pas répondu... Jeudi, je vous ai laissé une note et vous n'en avez pas tenu compte. Et aujourd'hui encore : vous arrivez seulement maintenant! Je ne vais quand même pas vous courir après! Céline s'appuya sur la table derrière elle. Pas de 51


Champagne... - Céline, attention! Elle se releva vite, sentant l'humidité qui atteignait ses fesses. Pas grand chose : simplement, la table venait d'être lavée à grande eau. Mais tandis qu'elle se relevait précipitamment, et comme l'exclamation de Mme Doucet l'avait surprise, elle achoppa à la queue d'une casserole qui était posée là, et qui tomba. Céline chercha à la rattraper et fut éclaboussée. Son bustier en fut taché. - Mon Dieu! dit Mme Doucet. Puis elle la toisa et s'exclama : - Vous avez bu ! Elle se retourna ensuite vers ses commis : - Mon Dieu! Elle est complètement bourrée! Ce qui les fit sourire, et honte à Céline. Mme Doucet parvint à enlever la sauce du bustier, et envoya François chercher un fer à repasser dans le camion, pour sécher les taches d'eau. - Eh bien... répétait-elle, en s'occupant de tamponner le discours, que Céline avait laissé dans son bustier et qui avait lui aussi pris un peu de sauce. Elle le lisait en même temps. Eh bien... Céline aurait préféré qu'elle ne le lise pas. - Je, j'ai pas fait exprès... C'était, elle s'en rendait compte elle-même, une excuse stupide. Mme Doucet continua son travail de séchage en silence, jusqu'à ce que Céline se sente vraiment mal à l'aise et décide de sortir en disant qu'elle allait boire un peu d'eau. - Ça vaudrait mieux, oui, je crois, dit la patronne. Ah. Et puisque nous en sommes aux boissons... vous n'avez rien oublié d'autre? Céline l'interrogea du regard. Mais Mme Doucet se contenta de soupirer : 52


- Eh bien... Repassez me voir, tout à l'heure, si vous ne trouvez pas... Céline ne voyait pas de quoi elle parlait, ni pourquoi elle ne le lui disait pas tout de suite, mais comme elle n'en pouvait plus, elle sortit. Son regard en sortant se porta là-bas, au bar. Il fallait qu'elle parle du Champagne à Thierry. Là-bas, Valentin contemplait toujours sa blonde et Richard faisait toujours son show. Qu'elle boive un café, et qu'ils lancent la pétanque. On était de plus en plus en retard sur l'horaire. Posant son verre sur le bar sans regarder ce qu'il faisait, Valentin eut un mouvement malheureux qui lui fit bousculer un vase contenant un très grand bouquet. Le vase se mit à tanguer et il tenta de le rattraper, mais il ne fit que le déséquilibrer davantage et le vase se renversa. L'attention se détourna de Richard et tout le monde rit, autour d'eux. Richard charria Valentin. Le cœur de Céline se pinça. Valentin réarrangea rapidement les fleurs. Le résultat ressembla assez bien à un oiseau qu'on aurait abattu à bout portant au gros plomb, après lui avoir brisé les pattes. Richard planta une olive au sommet, pour rire. 15 Ils avaient demandé à tout le monde de ne plus bouger. Cardin et Tourterelle s'étaient placés au centre de la pièce. Brutus se dirigea à grandes enjambées vers une femme mûre à permanente et écharpe mauve qui n'avait pas écouté et qui traînait, la dernière, à retirer ses mains de son clavier. Elle n'eut que le temps de pousser une sorte de petit cri mouillé 53


avant qu'il ne lui frappe la tête contre son bureau. Une seule fois aurait suffi. Mais il le fit trois fois. Pour le spectacle. C'était un truc que leur avait appris Maman. Elle s'affaissa par terre. Il y eut des cris d'horreur et un assez attendu : - Vous êtes fous ! - Non non... répondit Tourterelle, à celui qui avait parlé. Lui, il est juste violent. Puis montrant Cardin du doigt : - Lui, il est fou. C'est un artiste... Mais tout ira bien... Ne vous inquiétez pas... Cardin s'était redressé avec fierté à l'évocation de son talent, mais c'était Tourterelle qu'ils regardaient tous maintenant comme si c'était lui, le fou. Il le savait ; c'était à cause du ton de sa voix ; trop calme, trop gentil. Ça détonnait. C'était toujours comme ça. Ils les rangèrent ensuite contre le mur du fond. Ils y firent traîner aussi, par deux hommes, la dame à l'écharpe. - Elle est juste évanouie. Il sait ce qu'il fait, mon collègue, les rassura Tourterelle. La punk et ses deux copines de pause cigarette étaient là, et elles avaient l'air plutôt surprises, maintenant qu'elles découvraient qu'il leur avait dit la vérité. On l'aurait été à moins. Cardin prit Michel par le bras et l'entraîna dehors, vers les toilettes. - On n'a pas tout le temps, hein ? dit Brutus, tandis qu'ils sortaient. La nécessité artistique faisait en effet partie des choses qu'il avait du mal à comprendre. À propos de Michel, il remarqua : - Tu as vu comme il tremblait? C'était comme s'il savait... 54


- En même temps... oui, il doit bien se douter... - Non, non, insista Brutus. C'est animal, ça : ça se sent... Le corps se vide, même, souvent... Dans les abattoirs, les bœufs et les porcs chient partout avant d'être électrocutés. Et c'était pareil pour les juifs, à Auschwitz... - Je ne suis pas sûr que la comparaison entre les porcs et les juifs... - Oh, ça va... L'homme est un animal comme les autres... - Ben... Non... Pas tout à fait comme les autres... - Mais si... Tiens, toi! Il agita son Beretta sous le nez d'un petit jeune, le plus près de lui. - Qu'est-ce que tu en penses? Tu ne crois pas que l'homme est un animal comme les autres? - Euh... Si... répondit le journaliste, d'une voix étranglée. - Ah. Tu vois? Tourterelle acquiesça dubitativement à la démonstration, puis il sourit, l'air désolé, à la punk. Il y avait dans son regard une sorte de colère, qui lui rappelait Lucrèce. - J'aime pas son regard, à elle, dit Brutus. - Moi, j'aime bien. 16 - Elle va te tuer, avait dit Thierry, à propos du vase. - Tu crois ? C'est juste un bouquet, non ? - Oh non non non... c'est le bouquet qu'elle a fait avec sa mère... - Et c'est important ? - Elle va te tuer, c'est tout. Et donc, Camille ? C'était à Richard qu'il posait la question. Il y avait aussi avec eux son frère Jérôme, et Laurent, un copain qui s'était 55


installé à Montréal et qu'ils n'avaient pas vu depuis presque un an. Richard en était à raconter, surtout pour Julie et Laurent, parce que les autres avaient déjà entendu l'histoire plusieurs fois, ses derniers déboires amoureux. Ses échecs dans ce domaine étaient toujours un sujet de conversation à succès. - Début de soirée grand prince ! Caleçon propre, le parfum offert par maman pour Noël, chemise H&M et veste Tim Barjo. La grande classe, quoi. Je passe la prendre chez elle, je lui paie le taxi (je suis pété de thunes) et direction la Comédie française, pour voir Claudel dont elle me tanne depuis un mois. Oui, arrête de te marrer, j'ai bien dit Claudel, et la Comédie française... - J'ai rien dit... dit Thierry. Non, c'est « pété de thunes » qui m'a fait marrer, je crois... - C'est un auteur super chiant, expliqua Jérôme, tout bas, à Julie. - Ah bon? répondit-elle, comme si ça l'amusait de l'apprendre. - Quoi, c'est pas vrai? - Disons que ça dépend à quel point tu considères que « pété de thunes » est conciliable avec « interdit bancaire »... C'était bien la remarque que Richard, dont l'incapacité pathologique à faire remonter son compte en banque audessus de zéro était bien connue, avait voulu provoquer. Thierry, Laurent et Jérôme ricanèrent. - Et donc le top, la Comédie française... Mousse et pampre, stuc et velours... Y a même un coup à boire, si on veut. Le seul inconvénient, c'est qu'on y fait aussi du théâtre. Et du Claudel, en particulier. Et là, c'était Tête d'Or. Tête d'Or... Comme Julie ne réagissait pas, Jérôme lui expliqua encore que c'était « genre tragédie ». Pas du tout. Avec Tête d'Or, Claudel ambitionnait en fait de composer un monument capable à la fois de « rivaliser avec le drame lyrique et captiver par la splendeur de l'épopée. » Valentin avait lu ça, quelque 56


part. Mais il se garda d'une correction inutile. Sa mémoire démesurée l'agaçait parfois. - Je ne sais pas, jugea plus modestement Richard. Mais en gros, on ne comprend pas grand chose, et il y a un gars, sorte d'aristo qui le vit mal, qui hurle pendant toute la pièce. Et parfois il bave, même. Mais ça fait surtout mal aux oreilles. - Ah bon? refit Julie. - Oui. Ça peut paraître surprenant, comme ça, mais c'est assez classique en fait, dans le style de la Comédie française. Faut aimer... Faut aimer, surtout que ça dure quand même deux heures quarante-cinq minutes, sans entracte, et que si t'es pas d'humeur à te casser la tête à essayer d'y comprendre quelque chose, ça peut paraître long. Moi, perso, au bout de dix minutes, je commençais déjà à compter les rousses... - Compter les rousses? dit Julie. - C'est un jeu, entre nous... lui expliqua Thierry. Quand on s'emmerde, on compte les rousses. - Et ça doit être à peu près là que j'ai reçu son SMS, intervint Jérôme. Il ménagea une pause théâtrale. - « Mais qu'est-ce que je fous là... » Tout le monde rit encore, sauf Valentin : - C'est là que ça ne va pas, déjà, dans ton histoire, Richard... Quand même... tu étais avec elle... Richard s'attendrit : - Bien sûr, Valentin... j'étais avec elle... et son sourire était à lui seul un monde et une promesse... Ils rirent tous. C'était une formule qui lui était venue, un jour à propos de Linda, qui avait bien amusé tout le monde déjà à l'époque, et dont Richard se servait souvent depuis, en jouant sur le comique de répétition. - Mais les copains eux, ces salauds, ils étaient chez Michel, un bar à Montparnasse, poursuivit-il. Et ils fêtaient l'anniversaire 57


du patron, là-bas. Et ils se marraient comme des cochons. C'est du moins ce que j'ai retenu du deuxième acte, grâce à Thierry qui m'envoyait des SMS pour chambrer. J'ai bien tâté le terrain, après, mais elle commençait à me connaître et elle a préféré qu'on aille dans un bar du quartier, où elle était déjà allée. Et au lieu de rejoindre les autres, on s'est donc retrouvés à boire du thé à la cardamome dans des Duralex au fond d'une espèce de guinguette d'Ali Baba, avec des pots en zinc qui pendaient du plafond et des lampes sculptées en fer forgé plantées sur des roues de vélo noircies, dans les vapeurs d'encens et la musique des Têtes Raides. Bon, c'était pas un moment désagréable non plus... et puis comme ça, au moins, j'ai réussi à la ramener à la maison. Tôt, mais à la maison. - Et ensuite? demanda Laurent. - Ensuite... Bon, d'abord, ce que vous imaginez, badaboum, tac tac, et puis on atteint comme ça les minuit et demie... J'insiste un peu, avec humour et délicatesse, vous me connaissez... - Oui, surtout la délicatesse... - Bien sûr, la délicatesse... Je vous rappelle que je passe mes nuits avec Valentin... Moi aussi, j'ai les papillons de l'amour qui fanfreluchent comme des alouettes ! Valentin ne trouva pas nécessaire de réagir à ce simulacre lyrique. - Oui, bon. En tous cas, je parviens à peu près à la convaincre de ressortir. J'envoie donc un message à Thierry, qui me répond. Ils vont chez Monique. Alors là, c'est mort, je me dis. - Pourquoi? demanda Julie. - Chez Monique, c'est le nom d'un bar de nuit, sur les Grands Boulevards, expliqua Thierry. Pas vraiment le genre de bar où tu emmènes une fille que tu veux séduire après la Comédie française. Pas vraiment le genre de bar où tu emmènes une fille tout court, en fait. - Pourquoi? redemanda Julie. 58


- Ben... L'ambiance est plutôt... virile... - C'est un bar de militaires? Oh... J'adore les militaires... ils s'entreregardèrent, tous ; Valentin seul eut l'air de ne rien trouver d'anormal à sa remarque. Richard reprit. -Thierry voulait dire que c'est un bar gay. - Vu la taille de l'endroit, et ce qu'on y fait dans les toilettes, ou sur le comptoir (on a vu ça, une fois), je dirais plutôt un couloir à pédés, dit Thierry. Mais c'est surtout le seul endroit du quartier qui reste ouvert après quatre heures, et l'ambiance est plutôt drôle. Surtout quand on est bien bourrés. Et comme ça nous arrive de temps en temps... - Ça veut dire souvent, c'est ça? demanda Julie. La question paraissait sérieuse. Il y eut encore un échange de regards, rapide, entre les garçons. - C'est ça... dit Laurent. Et alors, ensuite? demanda-t-il à Richard. - Ben... Je lui ai dit qu'on laissait tomber, je lui ai refait l'amour, et elle s'est endormie dans mes bras. Et... je me suis levé. Et je suis allé chez Monique. - Tu l'as laissée toute seule chez toi! - Ben oui... elle dormait, c'était samedi soir et puis... Les copains, c'est les copains... Laurent éclata de rire : - Richard!... - Ça va, on n'était pas si loin... Et donc, super soirée, chez Monique : tout le monde en forme, on se marre bien.... Ça a même tourné Salsa, à un moment. J'ai dansé, j'ai picolé... Si bien que je l'ai un peu oubliée, la demoiselle qui m'attendait... et qu'elle a fini par s'inquiéter... - S'inquiéter... répéta Laurent. Moi, j'aurais mis moins de temps que ça à penser que tu étais un gros mufle... - Attends, c'est pas fini... - Un mufle... dit Julie, pensive. C'est pas le nez des vaches, ou 59


quelque chose comme ça? Il y eut vraiment un blanc, cette fois. Quelque chose qui voulait dire quelque chose comme : Ah ouais, quand même... et une sorte de malaise général. - Pas seulement en fait, dit Richard, avec une sorte de compassion pédagogique, un mufle, c'est aussi un macho, un indélicat... un peu comme moi sur le coup, là, c'est vrai... - Ah... - Oui. Et donc, c'est là que je suis allé aux toilettes, en laissant mon portable sur le comptoir. Les gars, il y a des choses simples qu'on regrette, parfois. Mais ça, ça... C'est la plus grosse erreur de ma vie... - Plus grosse que de rater la cérémonie, ce matin? Céline venait de les rejoindre, accompagnée d'une sorte de beau gosse sportif que Valentin ne connaissait pas. - C'est l'heure de la pétanque, dit-elle à Thierry. - Attends... Il finit son histoire... - Oh on la connaît, son histoire... À la fin Camille téléphone pendant qu'il est aux toilettes. Il a laissé son portable sur le comptoir et c'est Thierry qui décroche. Comme il n'entend rien, Thierry, à cause de la musique, et comme il est complètement raide, aussi, et comme il a lu « Camille » sur l'écran du portable (c'est le nom d'un de ses copains à lui, que Richard ne connaît même pas) il hurle en titubant qu'il est chez Monique et qu'il faut absolument qu'il vienne parce que c'est chaud, ce soir. Le problème, c'est que la fille sait où c'est et ce que c'est, chez Monique. Et que quand Richard est rentré à la maison, elle était partie en laissant un mot sur la porte qui sousentendait qu'il a des problèmes d'identité sexuelle. C'était beaucoup plus drôle quand Richard faisait luimême la chute. Il sauva une partie de l'effet en citant le message exact (« Je crois qu'il y a des questions sur toi-même 60


auxquelles il faut que tu répondes. Mais j'ai passé une bonne soirée... A+ Camille »), mais ça ne suffit pas. - Céline... C'est tragique, mon histoire... - Oh oui... Passer pour un pédé : grande tragédie... Richard... On le sait bien... Si ça rate toujours, c'est parce que tu es aussi tendre que ton copain, là, contrairement à ce que tu voudrais faire croire. Que tu fais tout foirer volontairement avec celles qui ne te plaisent pas assez, que le rôle de Don Juan que tu te donnes ne sert qu'à te justifier, que tu es désespéré, et que ces temps-ci, tu en arrives à t'inquiéter, quand tu es tout seul, de ton alcoolisme festif... C'est ça, ta tragédie... Alors viens pas nous les casser... C'était trop vrai pour être drôle. C'était même, sans doute (mais ça, Tourterelle avait toujours du mal à en juger), méchant, dans la mesure où l'humiliation n'était accompagnée d'aucun enseignement. - Et maintenant, pétanque. On est en retard... J'ai fait les équipes. Je vous présente Clément. C'était le beau gosse. - Clément est mon cousin. Il est médecin ; il s'occupe des enfants au CHU de Brest. Il jouera avec toi, Julie. Julie est... esthéticienne, c'est ça? - Diététicienne. - Pardon... diététicienne. Cette correction ne sembla pas devoir appeler plus de commentaires. - Allez! Thierry, tu peux venir ? Il faut que je te parle. On a un gros problème, avec le Champagne. Au moins, elle n'avait rien dit, pour le bouquet. 17 61


Brutus n'était pas très patient. Surtout quand il s'agissait d'attendre Cardin, dont les manières d'artiste l'agaçaient. Face à la destinée de l'Homme en général, et à la leur en particulier, il était le plus résigné des trois, et celui qui s'assumait le mieux. Tourterelle admirait quelque part cette indépendance d'esprit, qui faisait que contrairement à eux, il n'avait jamais cherché à devenir normal et à s'intéresser pour ça aux arts. Il n'avait jamais ouvert qu'un livre, le Voyage du Beagle de Darwin, dont le titre l'avait attiré vers ses six ans ; et l'impression désagréable d'envahissement de sa pensée que lui avait laissée le fait de s'en souvenir trop exactement, à cause de sa mémoire exceptionnelle, l'avait à tout jamais dégoûté de la littérature, et des arts en général. Il estimait donc toutes les œuvres de l'Homme à peu près à la même mesure, qu'elles sèchent au fond des musées, des bibliothèques ou des fosses septiques, et au bout de sept à huit minutes, malgré les promesses faites à Maman, il avait décidé d'aller pousser un peu Cardin à se dépêcher. Il était vrai que maintenant, à cause de la faute d'inattention de Tourterelle, ils n'avaient plus tout le temps qu'ils voulaient. Ce n'était pas pour autant une bonne idée. Tourterelle n'avait pas le même charisme que ses deux collègues, et la gestion des groupes lui posait toujours problème. Il ne se passa en fait que deux minutes avant qu'il n'entende ce qu'il s'attendait à entendre, mais qu'il n'avait tout de même pas envie d'entendre : 62


- Vous... vous avez l'air plus gentil que les autres. On peut s'asseoir ? Et voilà. L'audacieux, un geek manifeste, à cheveux longs et T-shirt noir, en rougissait -il en suait même, et ça avait quelque chose de ridicule, à cause du squelette à chevelure bleue qui, sur son T-shirt, jaillissait d'une tombe en jouant de la guitare électrique devant le mot « Death » coulant en lettres de sang, mais il avait bel et bien osé. Et c'était toujours comme ça. La dernière fois, il avait dû tirer dans le genou d'une dame pour lui faire comprendre. - Non, non... Je ne suis pas gentil non plus... rectifia-t-il. Mais comme d'habitude encore, sa voix trop posée conduisit à une mauvaise interprétation, et on prit ça pour une affectation de modestie. - Si, ça se voit... dit une laide frisée, comme si c'était lui qu'il s'était agi de rassurer. Brigitte a été opérée de la hanche le mois dernier et elle supporte mal la station debout. Est-ce qu'elle peut prendre une chaise ? S'il vous plaît... La Brigitte en question, qu'elle avait déjà saisie par le bras, était une grosse dame qui dégoulinait dans un pull à col roulé. Elle s'efforçait visiblement, en effet, de peser davantage sur sa jambe gauche pour soulager la droite. Le temps que Tourterelle hésite, une fille fluette, à lunettes, s'écroulait le long du mur en sanglotant. Un homme à côté d'elle s'accroupit pour lui caresser la tête et la consoler. - Bon. Asseyez-vous, concéda-t-il à Brigitte. Ils le prirent pour eux tous, et tous se laissèrent glisser à terre. Ils en profitèrent même pour se mettre à chuchoter. La méprise était contrariante, mais il ne dit rien. On lui proposa un chewing-gum, qu'il refusa poliment par réflexe. Il s'en voulut trop tard. Et puis en quelques minutes, les 63


chuchotements devinrent des bavardages à voix haute, au milieu desquels Brigitte haletait péniblement et sifflait, comme un cachalot à l'évent bouché. Le geek hard-rock finit par oser de nouveau s'adresser à lui, et sur un ton de reproche plus assuré cette fois : - Elle ne se sent vraiment pas bien... Il jouait avec les limites. - Il ne vaudrait mieux pas commencer à me parler comme ça... lui dit Tourterelle. Sinon je vais être obligé de te tirer dessus... Le geek ignora la menace, et demanda l'autorisation d'aller jusqu'à son bureau chercher sa bouteille d'eau pour Brigitte, tout en s'y rendant sans attendre sa réponse. Ce n'était pas, comme ils devaient tous maintenant à peu près le croire, qu'il fût gentil ou faible. Si les choses débordaient vraiment, il tirerait sans hésitation et tout rentrerait dans l'ordre. Il en était aussi capable que les autres. C'était simplement, encore une fois, qu'il n'aimait pas le faire. Ça lui demandait toujours un effort. Combien de fois Maman, les formant, ne s'était-il pas exclamé : - T'es doué, Tourterelle. T'es le plus intelligent. J'ai jamais réussi à faire atteindre le même niveau aux autres. C'est vraiment con que tu sois aussi fainéant ! Il laissa donc faire. Il s'alluma le stick qu'il avait préparé d'avance, en cas de besoin, et il laissa faire. 18 Le coéquipier que Céline avait collé à Richard était un adolescent. Une oreillette grésillait dans son oreille gauche ce qui était sans doute pour lui de grosses basses mais qui, pour le reste du monde, ressemblait davantage à des bruits de courts64


circuits réguliers venus de son cerveau, et depuis le début de la partie ou presque, il consultait son portable. Soit il en apprenait par cœur tous les SMS, soit il s'agissait seulement de se donner une contenance tout en adressant le message clair à ceux qui l'entouraient qu'il ne désirait pas se mêler au jeu. Quand Richard l'appelait, il soupirait, ne se déplaçait que de mauvaise grâce jusqu'au cercle de départ, et jouait avec la nonchalance la plus ostensible pour à peu près systématiquement rater son coup. Richard aimait la pétanque. Ça ressemblait à une punition. À Valentin, par contre, Céline avait donné une partenaire charmante. Non, vraiment : charmante. Gentille, jolie, rien à dire. Emmanuelle, elle s'appelait. Mais il y avait Julie, là-bas, que le médecin beau gosse faisait rire. « Il s'occupe des enfants au CHU de Brest... » Céline, comme tout le monde, devait être certaine d'avoir tout de suite tout compris à Julie. Le coup de l'esthéticienne, déjà. L'erreur de Céline était fréquente. Esthéticienne, diététicienne, c'était la même chose pour la plupart des gens. Que Julie, grande, blonde et bien faite, avec ses yeux d'égyptienne et sa bouche à croquer le fruit, ait pour métier de tripoter des dames avec des onguents inutiles et coûteux, ou de rédiger des menus minceur belle-en-maillot pour les mensuels de juin, ça revenait un peu au même dans la manière dont tout le monde pensait devoir l'envisager : pas trop futée, superficielle, et probablement facile à tenter. Pour ce en quoi consistait réellement le métier d'esthéticienne, il ne le savait pas, mais ce qui était certain, c'était que Julie, diététicienne, n'avait jamais publié une recette dans un magazine. Ah, si, peut-être une fois. Et dernièrement 65


encore. Dans PLOS Medicine. A propos d'une étude sur l'utilisation des épices pour compenser la perte d'appétit et le dégoût des produits carnés dans les régimes hépatovésiculaires faisant suite aux cirrhose hépatiques. Elle avait pris du grade depuis, d'ailleurs. Ses recherches sur les épices, à cause de leur nouveauté et de l'efficience de leurs résultats, intéressaient les universités. D'où les conférences. C'était une tactique très courante chez elle que de jouer les attardées mentales dès qu'on la regardait comme la première blondasse venue. Elle s'amusait à jouer le cliché. Quand on lui expliquait Claudel en se limitant à « auteur super chiant » pour qu'elle comprenne, par exemple. En réalité, elle connaissait Claudel. Quelques semaines auparavant, elle avait envoyé par mail à Valentin le passage du « baise-moi » de Terpsichore dans la première des Cinq Grandes Odes, particulièrement bien choisi. Quand elle jouait comme ça, il y avait ceux qui y croyaient sans se poser de questions et ceux qui, décelant que l'excès de son adéquation au cliché cachait quelque chose, creusaient un peu. À ceux-ci seulement elle révélait le pot-auxroses et accordait de l'intérêt. Aux autres, son mépris. C'était probablement une fille gentille. Simplement, elle triait. Le médecin devait donc être sa punition à lui. Il était beau, et apparemment drôle. C'était des qualités qu'il n'était pas sûr d'avoir, ou du moins pas de la même manière, et Clément avait en plus la bonne humeur pleine d'assurance des esprits sportifs. Julie le regardait d'ailleurs bizarrement ; d'un œil exceptionnellement volontaire, trouvait-il.

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Il s'en rendit soudain compte : il y avait dans ces réflexions de la jalousie. Ça, c'était une première. Il aurait aimé lui en parler mais, outre qu'elle ne l'aurait sans doute pas apprécié, il s'en trouvait stupide, à cause de sa haute rationalité, qui lui rappelait combien ce sentiment auquel il avait été jusque là si heureux d'échapper était absurde, sans compter que les amants de Julie étaient certainement beaucoup moins nombreux qu'elle ne le disait par jeu, et qu'il y avait peu de chances qu'elle saute sur ce jeune médecin, là, maintenant, en sa présence. Julie et le médecin avaient cependant l'air de s'entendre beaucoup mieux qu'il ne l'aurait voulu, tandis que lui et Emmanuelle en étaient encore aux atermoiements polis de la rencontre forcée. Il en résultait une drôle de nausée qui lui chatouillait désagréablement l'estomac. La punition fonctionnait, contre toute attente. Il soupira, et proposa à Emmanuelle : - Je vais chercher des bières. Tu en veux une? - Non, merci, je suis témoin de Jéhovah... Les témoins de Jéhovah ne boivent pas... L'alcool est mauvais pour la santé. Et toi, pourquoi est-ce que tu bois? Comme quoi, il ne faut jamais juger trop vite. 19 Chez Thierry, la pétanque, c'était une institution, dans les réunions de famille. Mais la famille de Thierry, c'était des éleveurs de porcs, des maraîchers et des pêcheurs, qui aimaient le camping, le pâté et les cuites entre nous. Dans sa famille à elle on descendait, du côté de son père, d'un chirurgien dont la statue surplombait trois ou quatre cours d'universités et on comptait, entre autres gens sérieux, un 67


député, tant que son père était vivant, deux dentistes, un professeur de la Sorbonne, et un général trois étoiles. Pour les vacances, on avait un chalet à Méribel, on ne buvait qu'en se cachant d'être ivre, et la pétanque n'était pas vraiment dans les mœurs. Elle avait donc un peu craint l'échec, quant à cette partie de la journée, et ce n'était que parce que Thierry avait vraiment beaucoup insisté qu'elle avait fini par accepter de demander au général et aux autres de jouer aux boules comme des Maurice. Mais finalement, ils avaient l'air d'aimer ça. Quand le tonton Jean-Louis de Thierry, pour le taquiner parce qu'il venait de pointer trop court, avait lancé à son grand-oncle le général : « Hop! Manque de calcium! », le général avait ri de bon aloi. Éminemment satisfaisant, aussi, était le spectacle de Richard ramant pour arracher un semblant de bonne volonté à Kevin, et des yeux brillants de Valentin se soûlant pour oublier la sienne, de partenaire, et celui de sa pétasse à gros seins. Restait le problème du Champagne. Herrault, qui n'avait pas dû trop bien prendre le retour du stock, ne répondait pas au téléphone. Thierry avait envoyé un copain en acheter en urgence, qui venait d'appeler. Il avait fait deux supermarchés, c'était du Champagne de second ordre, les bouteilles seraient dépareillées, et beaucoup plus chères, mais ils feraient avec. Mme Doucet avait évoqué un autre problème à propos des boissons. Céline y avait réfléchi. Tout le reste avait été livré ; s'il lui manquait autre chose, c'était soit dans la réserve, soit au frigo... Pourquoi ne lui avait-elle pas dit de quoi il s'agissait ? 68


Mme Doucet avait l'habitude, en bonne mère d'entreprise, d'agir de cette manière qu'elle pensait pédagogique. Si Şeyma par exemple, la femme de ménage qui s’occupait de son bureau, oubliait de vider le filtre à café de la veille, plutôt que de le vider elle-même, plutôt même que de lui demander de le vider, elle la convoquait et se limitait à lui dire qu'elle avait oublié « quelque chose…» Şeyma pouvait passer une demi-heure à chercher ce qui n’allait pas et à refaire le ménage du bureau en entier. Il était vrai que comme ça, Şeyma n’oubliait pas le filtre à café les fois suivantes. Le truc, c'était que dans le cas de Céline, il n'était pas supposé y avoir une fois suivante. - Marraine ! Marraine ! C'était les jumelles qui couraient vers elle. Les filles de sa cousine, dans leurs robes « de princesses » comme elles l'avaient dit le matin. Elle s'accroupit pour les recevoir dans ses bras. -Marraine ! La dame de la cantine, elle veut te voir ! - Et il y a tatie Chantal aussi, elle pleure... Céline mit une seconde à comprendre qui était la « dame de la cantine », puis elle eut un serrement au cœur. Le photographe fit encore jouer son flash et, de nouveau, eut un air contrarié en en regardant le résultat. Mais Céline, cette fois, ne lui laissa pas le temps d'en reprendre une autre. Dans la cuisine, elle trouva en effet Mme Doucet et sa mère, qui pleurait. - Céline... dit Mme Doucet. Occupez-vous un peu de votre maman... Céline se précipita vers sa mère, qui s'excusa : - Oh, aujourd'hui... Céline, je ne voulais pas... Ça faisait longtemps, en effet. 69


- Vous voyez ? la rassura Mme Doucet. Elle n'est pas si ivre que ça non plus... Il ne faut pas vous mettre dans des états pareils... C'était ça ? Céline, même si elle n'aurait jamais osé l'exprimer, avait plutôt ressenti du soulagement quand son père était mort. Un soulagement coupable, mais un soulagement quand même. Sa mère, elle, avait perdu vingt kilos et pendant trois ans, caché sa douleur et ses yeux rougis sous des lunettes noires. Elle prenait aussi des médicaments, qui lui donnaient des crises de tremblements, des absences et des trous de mémoire, et son visage s'était couvert de sécheresses et d'eczéma. L'annonce du mariage, cependant, avait radicalement changé les choses. On aurait dit qu'elle avait pris une sorte de résolution. Elle avait abandonné les médicaments et les lunettes noires. Elle avait recommencé à rire. Elle s'était passionnée pour l'ikebana. Et elle avait réussi à faire le bouquet. - Je suis sûre qu'elle est juste très stressée, aujourd'hui... N'estce pas, Céline ? Céline ne répondit rien, mais Mme Doucet continua. - Ah, nos jeunes... Ma fille, si vous saviez... Elle rit. - Elle revient passer sa licence de lettres pour la quatrième fois, cette année ! Oh, elle n'est pourtant pas bête... Tout au contraire... elle lit depuis ses quatre ans ! Et puis elle est fine, sensible... Tenez, regardez ça. C'est elle qui me l'a fait ! Elle leur montrait le collier de graines exotiques qu'elle portait autour du cou. - Elle me l'a envoyé du Mali. Elle est allée forer un puits, là-bas. Sonia est d'une extrême générosité, il faut dire. C'est une valeur que j'ai tenu à lui transmettre... N'est-ce pas, Céline ? Céline acquiesça, même si elle n'en savait rien, ne connaissant ni Sonia, ni si bien sa mère. Elle cherchait de 70


l'essuie-tout pour le rimmel de la sienne, qui avait coulé, et qu'elle avait étalé sur l'aile de son nez d'un revers de la main. - C'est seulement verni, s'extasia encore Mme Doucet, qui tendait toujours le collier vers elles. Les couleurs sont les couleurs naturelles ! Elle les laissait admirer. - Mais l'université aujourd'hui... Les professeurs ne savent plus donner le goût des études... Il n'y a aucun suivi ! C'est l'époque, que voulez-vous... Et puis il faut avouer que Sonia n'est pas un bourreau de travail non plus. Si on ne la pousse pas un peu... Je le sais depuis toujours. Mais vous voyez, Céline ? Vous voyez comme vous avez blessé votre maman, vous aussi ? Vous avez compris maintenant, n'est-ce pas ? - Oui, acquiesça Céline, passant outre le côté infantilisant du ton employé. Au moins sa mère, désarçonnée par le peu de rapport de l'histoire qu'elle venait de raconter avec la situation présente, s'était-elle un peu calmée. Elle se moucha. - Ah ! s'exclama Mme Doucet. C'est tou-jours comme ça... C'est encore plus stressant pour la maman que pour la mariée... Oh, on a l'habitude... Si vous aviez vu ce garçon, qu'elle m'a ramené, il y a deux ans ! Un cuisinier ; ils voulaient ouvrir un restaurant ensemble... Oh, c'était une idée romantique, certainement, mais il fallait aussi se rendre compte... L'explication s'arrêta là. Elle ajouta seulement, d'un air dégoûté : - Et il avait des tatouages, comme ça, partout ! Puis un commis vint l'appeler pour un problème de gaz. Elle s'enfuit, un peu trop visiblement contente de ce prétexte. Elle n'avait pas eu le temps de raconter comment elle avait mis bon ordre aux idées romantiques de sa fille. Mais dans l'entreprise, tout le monde le savait. 71


Mme Doucet les avait invités tous les deux à déjeuner, tous les dimanches, pendant un mois et demi, dans une grande brasserie chère. La première fois, elle s'était beaucoup plainte de sa solitude (jusqu'aux larmes), et c'était pourquoi ni le cuisinier tatoué ni Sonia n'avaient osé décliner les invitations suivantes. À chaque fois ensuite, elle s'était doucement moquée de lui, en plaisantant : de son inculture littéraire et historique, de son langage, de la musique qu'il écoutait et de celle qu'il n'écoutait pas, de ses connaissances en mécanique automobile, de son accent en anglais, de sa manière de s'habiller, de son déodorant, de sa montre à affichage digital, de ses difficultés en calcul mental, de son écriture, de sa gourmandise, et de tout ce qu'elle avait pu trouver de moquable chez lui. Ce qui avait abouti à une engueulade publique entre les amoureux à la fin de laquelle le cuisinier avait crié « Toi et ta tarée de mère » et elle « Maintenant, je comprends mieux pourquoi la tienne s'est suicidée! », trait de férocité mesquine qui avait fait le tour de l'entreprise et qui, contrairement à ce que Mme Doucet avait maintes fois exprimé, tendait à faire croire à Céline qu'elle aurait difficilement été amie avec Sonia. Après quoi Sonia, sur le désir de Mme Doucet, s'était installée chez elle. En quelques mois, elle avait beaucoup changé. Elle avait grossi ; elle était devenue laide et molle. C'était du moins ce que disaient ceux qui l'avaient croisée à cette époque-là, quand elle venait voir sa mère au travail. C'était peut-être d'ailleurs pourquoi elle était partie en Afrique. Mais Mme Doucet venait de la convaincre de revenir, pour terminer ses études. 20 - C'est quoi ce bordel!? 72


Quand Brutus était revenu des toilettes, les otages étaient tous assis, et parlaient entre eux comme à la terrasse d'un café. Certains étaient même installés sur les sièges des bureaux les plus proches. C'était tout juste si Tourterelle ne les avait pas laissé aller twitter la situation. Brutus resta une seconde interdit, les yeux ronds, avant de se remettre à hurler : - Tout le monde debout! Contre le mur! Ils obéirent. La laide frisée qui s'occupait de Brigitte, seulement, protesta un peu : - On a une handicapée, et... Brutus lui brisa sans doute le nez ; car elle saigna et gémit beaucoup. Ils se relevèrent tous assez vite, Brigitte compris. Brutus expliqua à Tourterelle que Cardin n'avait toujours pas terminé. Il lui laissait encore cinq minutes. Les cinq minutes s'écoulèrent, et trois autres encore sans que Cardin ne revienne. Brutus regardait sa montre et se raclait la gorge. Tourterelle ne s'inquiétait pas, lui (ce n'était pas dans ses habitudes), mais dut commencer à reconnaître que Brutus avait raison. L'heure avait bien tourné, maintenant ; et la conférence de rédaction n'allait pas tarder à finir. Brutus préféra que ce soit lui qui se charge, cette fois, d'aller faire un tour aux toilettes. Quand il avait fini par accepter qu'ils bougent un peu et que ceux qui avaient mal au dos viennent même s'asseoir sur la première rangée de bureaux, la punk s'était approchée de lui. Et il lui avait dit : - Je me demande vraiment où on s'est déjà vu... - Oui. Moi aussi. - C'est embêtant, en fait. Parce que si vraiment on se connaît, 73


et que tu finissais par t'en souvenir... - Ouais. Elle avait l'air de considérer le problème du même point de vue que lui. - Tu n'as pas peur... avait-il alors remarqué. - Ben.. En même temps... ça sert à rien, la peur, si ? À bien y penser, effectivement, non. - Mais tu ne te sers finalement pas de tes Rangers non plus... - Ben, ce serait un peu con. T'as beau pas avoir l'air méchant... - J'ai jamais compris pourquoi, ça. Je veux dire... je tue des gens. Je ne suis pas gentil. - Oh, non... C'est pas tout à fait ça le mot, je pense. C'est pas que t'aies l'air gentil. T'as l'air d'un gros tocard, surtout. - Un tocard ? - Ah oui... désolée, je te l'ai déjà dit, je suis toujours comme ça. C'est à cause du manque de peur, je crois. - Ah, bon. Non, c'est juste que « tocard », je ne vois pas bien... Et puis Brutus était arrivé. Un « tocard ». C'était bien la première fois qu'on le qualifiait comme ça. C'était un concept qu'il n'utilisait pas, personnellement. Il y sentait une nuance plus insultante qu'à aucun autre mot, mais il ne comprenait pas bien quelle elle était. Il aurait aimé avoir eu le temps d'en approfondir la définition avec elle. 21 - Ça va mieux. - Tu es sûre ? Céline avait dit à sa mère de prendre son temps. Elles sortiraient de la cuisine quand elle se sentirait tout à fait bien, et on reprendrait les choses tranquillement. Elle lui avait tiré 74


une chaise dehors, sur le perron, quand Mme Doucet était retournée à son travail. Du perron, on voyait le bout du parking sur lequel avait lieu la pétanque, et la partie où jouaient Julie et Clément. Julie riait fort, l'air un peu ivre, s'accrochant au bras de Clément, un peu trop manifestement content de lui. Cette insouciance, qui était comme un prolongement de celle de Richard et Valentin, l'agaça. - Elle est un peu « spéciale » celle-là, non ? dit sa mère. Céline, qui ne savait pas ce qu'elle avait entendu pendant la photo, ne put mesurer toute la portée de la remarque. Mais elle en fut d'accord. Ce qui était bizarre, c'était que Valentin s'y intéresse. Ce genre de voyante Bimbo était plus dans le style de Richard, d'habitude. Elle n'eut cependant pas le temps d'y penser davantage. Car derrière elle, Mme Doucet cria de loin : - Au fait, Céline... Vous avez trouvé de quoi je voulais vous parler, tout à l'heure? Ce que vous avez oublié... - Euh... Non... avoua-t-elle avec une crainte vague. Mme Doucet, en un hochement de tête, semblant signifier que son cas était désespéré, puis elle dit : - Le punch, Céline... Le punch... Oh merde, le punch, oui... Pour comprendre l'histoire du punch, il faut commencer par celle de Marcel, l'aventurier. Marcel était son oncle paternel. À dix-huit ans, Marcel était tombé amoureux. De Sylviane. Comme Sylviane était hippie et qu'elle avait huit ans de plus que lui, ça avait assez peu plu dans la famille. À vrai dire, on avait carrément fini par interdire à Marcel de la voir. Mais il était amoureux, et Sylviane était la plus grande 75


aventure sexuelle qu'il ait jamais vécue. Ils s'étaient donc enfuis en Amérique, tous les deux. Ce n'était que le premier pas de Marcel dans l'extraordinaire. Travaillant d'abord comme ouvriers agricoles, ils étaient parvenus à s'acheter un peu de terre dans le Kansas et s'étaient construit une fermette, où ils avaient vécu heureux pendant deux ans. Au bout de deux ans, cependant, une tornade avait tout emporté : la ferme et Sylviane, écrasée sous une poutre de la grange où elle avait essayé de libérer -trop tard- les quelques vaches qu'ils possédaient. Ce n'était que la première surprenante catastrophe qu'il devait vivre. Comme ils n'étaient pas assurés, il avait tout perdu. Sitôt Sylviane enterrée, il avait donc enfourché son tracteur en pleurant -il n'avait pas de permis de conduire- et pris la route vers le Sud. Quand il avait arrêté de pleurer, il était quelque part dans le nord du Mexique. Là, il avait été accueilli un moment chez une artistepeintre dont l'hacienda isolée, entre les montagnes et le désert, lui avait fourni une retraite propice à la fin de son deuil. Ils s'étaient rencontrés sur un marché, alors que Marcel hésitait à faire la manche. Elle lui avait proposé le déjeuner, puis le coucher. Et puis il était resté. Un an, plus ou moins. La peintre était veuve et possédait une bibliothèque immense, dans laquelle il avait puisé son occupation quotidienne, en dehors des menus travaux d'entretien de l'hacienda qu'elle lui demandait, pour la forme, en échange du gîte et du couvert. La vie s'écoulait ainsi tranquillement, lui lisant, elle peignant, et il commençait à avoir des projets de retour au pays, et d'études, quand ils avaient été attaqués par les indiens.

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Ceux-ci étaient arrivés de nulle part un dimanche matin, au volant de 4x4 titanesques, armés et joviaux, et bourrés surtout, et ils les avaient séquestrés pendant deux jours. Deux jours de fête. La veuve avait été violée par tous et presque tuée sous les coups. Le troisième jour, Marcel avait cependant réussi à prendre une de leurs armes et à les mettre en fuite. Ils étaient trop soûls pour être courageux, et il avait commencé par en tuer un. Le reste s'était égaillé dans les 4x4. La peintre était morte des suites des coups reçus, dans l'hôpital le plus proche. La peintre avait un grand et seul admirateur, un journaliste de Culiacan qui avait été hébergé comme Marcel à l'hacienda, à une époque triste de sa vie, et qui la visitait une fois par mois. Un drôle de type, ce journaliste. Une sorte d'intellectuel citadin échoué, fin et cultivé. Très silencieux et mélancolique, il avait sur le visage la teinte grise de son âme. Marcel devait l'écrire, un jour. Après avoir enterré la veuve, ils s'étaient rendus ensemble à Mexico, où le journaliste voulait emporter les toiles pour les présenter au monde, ce que la veuve avait toujours négligé de faire de son vivant. Elle n'avait ni entourage ni testament et le journaliste admirateur avait aussi peur que l'État, en mettant la main sur l'hacienda, ne détruise, ou au mieux ne disperse et brade tout. Ça avait marché. À Mexico, les toiles avaient été exposées, fait la une des rubriques culturelles, à cause de la tragédie en partie, et faisaient maintenant partie du patrimoine national mexicain, au point que le musée Tamayo en ait racheté cinq. Le journaliste ni Marcel n'avaient tiré d'argent de l'affaire, n'étant pas propriétaires des tableaux. Et le 77


journaliste avait disparu comme il était arrivé, en ombre silencieuse. Il lui fallait donc une nouvelle direction à prendre. Il l'avait trouvée en la personne d'une luchadora1 japonaise nommée « La Reina Suzukada », qui en réalité était chinoise, s'appelait Moxueqin, et dont il s'était amouraché dans un bar à tequila. Moxueqin avait été un garçon étant petit. Sa tournée de lutte les avait menés trois mois sur les routes du Mexique et puis jusqu'à Belem, au Brésil. C'était là-bas qu'il avait commencé à avoir des doutes sur leur relation et la compatibilité de leurs personnalités. Il avait déjà remarqué combien, malgré un profonde bonté, elle était impulsive, et un peu en dehors des réalités, parfois. Elle avait fini, en fait, par lui annoncer qu'elle était enceinte. Elle en avait l'air tellement convaincu qu'il avait presque douté. Puis, comme il insistait pour la convaincre de l'impossibilité de la chose, ils avaient commencé à se disputer. Alors elle l'avait battu. Il portait encore aujourd'hui une cicatrice, là où elle lui avait éclaté la pommette à coups de botte. Il avait donc encore fui, et rencontré dans un bar où il noyait un sentiment de perdition bien compréhensible, à ce point de son voyage, des garimpeiros qui projetaient d'aller faire fortune, dans l'or de Guyane française. Il les avait suivis parce qu'il était soûl, en grande partie. Il avait traversé la frontière avec eux sur une pirogue, remonté l'Oyapock, et découvert un univers, celui des clandestins de Guyane Française, qui ressemblait à un écho du bagne d'autrefois et dans lequel il avait vite décidé de ne pas rester trop longtemps. Un monde où on s'épuisait au travail jusqu'à la mort, et où la vie d'un homme valait moins que les cinq grammes d'or qu'il dissimulait. L'entreprise était dirigée par un Italien qui était 1 Catcheuse mexicaine.

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peut-être en réalité plutôt argentin, appelé Fonzini. Fonzini avait mis Marcel dans le bain dès le dixième jour de travail en abattant l'un des garimpeiros venus avec lui, qu'il soupçonnait de l'avoir volé. Un jour qu'il était à Cayenne avec Fonzini, qui se servait de lui pour vendre l'or parce qu'il était français, il s'était enfui par les toilettes du Mac Donald où ils s'étaient arrêtés pour caler la petite faim du patron. Il avait emporté de l'or avec lui. Avec cet or, il s'était rendu au port. Il avait appris à naviguer quand il était adolescent. Il s'était acheté le premier bateau qu'il avait pu et pris la mer le plus vite possible, sachant ce que pèserait sa vie si Fonzini et les siens le retrouvaient à Cayenne. Les bushinenges, surtout, qui jouaient de la machette comme des bouchers enthousiastes. Là avait commencé une longue errance dans les Caraïbes. Il avait vivoté de pêche et de convoyage au noir pendant trois ans. Puis il avait rencontré le docteur Helmut, à Clifton, Dominique. Le docteur Helmut était un psychanalyste et historien de l'art de Rotterdam qui, à quarante-deux ans, pendant un séjour à Delft où il donnait des conférences sur la sexualité de Vermeer, lors d'une soirée trop arrosée qu'il avait finie Dieu sait comment avec de jeunes rastas surinamiens, avait découvert le cannabis, et le reggae. Il avait ce jour-là décidé d'aller s'installer dans les Caraïbes, vendu son cabinet, mis un short, pris l'avion, et s'était mis là où il avait trouvé la plus grande surface à acheter pour le prix le plus bas possible : à Clifton, Dominique. Son idée était de monter un camping. Il l'avait monté. Mais sous ces latitudes, camper n'est tout simplement pas une bonne idée. On ne peut pas dormir sur le 79


sol, à cause des scorpions, des serpents, des mygales et des myriapodes vénéneux, et personne n'a vraiment besoin de camping de toute façon. On fait autrement. À vrai dire, c'était une belle connerie, cette idée qu'il avait eue Helmut, et ça faisait plusieurs années qu'il pensait à refaire ses valises. Il attendait juste pour ça un homme comme Marcel : un aventurier sans but, avec un bateau qui pourrait l'emmener gratuitement jusqu'à la Jamaïque, dont il rêvait depuis longtemps. Marcel avait accepté la proposition d'Helmut. Helmut avait laissé son camping, et ils étaient partis. Pendant la traversée, Marcel avait découvert qu'Helmut avait du talent. Il jouait de l'accordéon. Principalement du folklore bavarois : son père, qui lui avait appris à jouer, était d'Augsburg. Ce talent leur avait permis de survivre dans les premiers temps à Port Antonio, Jamaïque, où ils avaient mouillé. Helmut jouait bien, et était en quelques semaines devenu une figure connue du port. L'allemand à l'accordéon, tout le monde savait qui c'était. Un groupe local l'avait invité à jouer avec eux. La couleur surprenante que l'accordéon ajoutait à leur reggae avait fait leur succès, et le groupe Helmut in Zion avait atteint, en quelques mois, une renommée nationale. Comme Marcel n'avait aucun projet de son côté, Helmut avait convaincu les autres membres du groupe de l'embaucher comme technicien. Leur matériel était en fait trop rudimentaire pour ça et il n'y connaissait de toute façon rien. À force de leur préparer les repas, il était par contre devenu leur cuisinier. Le punch, c'était celui de Renee. Renee travaillait dans un bar où se produisit Helmut in Zion. Elle avait été enfant des 80


rues et prostituée, avant d'être barmaid. On la disait un peu sorcière. Mise au défi par les deux hommes déjà un peu ivres, elle leur avait d'ailleurs, pour le prouver, préparé un love punch qui les avait littéralement envoûtés. Marcel l'avait raconté à Céline, bien conscient que ce qu'il disait était à peine croyable vu d'ici, pour qui n'a pas croisé l'Afrique déportée et n'a jamais vu sa puissance, pour qui n'a pas pu constater de lui-même l'efficience du vaudou haïtien, de la médecine des grands mans bushinenges ou des oxalas des quilombos, et les considère seulement comme les pratiques superstitieuses de communautés mal éduquées en attente d'être révolues par la rationalité européenne, mais lui l'avait vécue. En un verre, une gorgée même, le love punch de Renee les avait rendus esclaves. Et ce soir-là, ils avaient dormi tous les trois ensemble. La relation à trois avait duré. Marcel et Helmut étaient amis, aimant la même femme, et aimés en retour. Ça n'était pas plus compliqué que ça. Marcel avait vendu le voilier et acheté un restaurant, qu'il avaient baptisé le Happy Helmut. Pendant dix ans, ils y avaient été heureux. Tous les trois. Et puis il y avait eu un nouvel accident. Le camion d'Helmut in Zion était rentré dans un autre, sur une route de montagne étroite, et il était tombé dans un ravin. Helmut, le batteur et le guitariste étaient morts sur le coup. Marcel et Renee s'étaient alors retrouvés seuls. Tout, dans le bar, leur rappelant l'amant et l'ami perdu, Marcel avait commencé à penser à un retour en Europe. Il avait toujours les idées d'études que son année de lecture au Mexique lui avaient données. Six mois plus tard, ils étaient là. Avec la vente du bar, 81


ils s'étaient payé le voyage, et une toute petite maison sur la côte. Renee était redevenue barmaid, et Marcel avait entamé une licence d'Histoire de l'Art. Il avait aussi écrit ses aventures, ayant été convaincu par la mère de Céline, pour des raisons qu'on comprendra plus tard, qu'elles en valaient la peine. Il avait eu du mal à trouver un éditeur. Le récit manquait trop de logique, trouvait-on. Puis il avait rencontré Henri, qui tenait un café-librairie dans un petit port de pêche près de chez lui. Henri se lançait dans la micro-édition. Il avait publié Marcel à deux cents exemplaires, puis il l'avait envoyé au festival des Étonnants Voyageurs de Saint-Malo. Là, Marcel avait obtenu le prix Joseph Kessel, la gloire, et un gros contrat pour lui et Henri. Céline adorait Marcel et Renee. C'étaient des cas rares d'esprits libres, dans la famille. Pour le mariage, elle avait demandé à Renee de préparer le fameux love punch. « Le love punch, lui avait répondu Renee, mais non... » Et elle avait éclaté d'un rire immense. « Non, c'est trop puissant, ma chérie... » Céline aimait qu'elle l'appelle « ma chérie ». « Non, je vais te faire quelque chose de plus grave... c'est un mariage, quand même... Un mariage, ma fille... » Puis elle avait eu, de la main, un geste de sorcière, contournant une boule imaginaire et aérienne de ses ongles longs et vernissés, et son regard, comme habité par les plus anciens esprits de l'Afrique, avait fait frissonner Céline. La maison Doucet, de son côté, payait tous les ans un chef étoilé pour lui composer ce que l'on appelait dans le catalogue le « punch de l'année ». Cette année, c'était un punch givré à la fraise et aux écorces de citron caramélisées, par Michel Tréteaux. Mme Doucet en était extrêmement fière. 82


Quand Céline lui avait annoncé que ce serait Renee qui s'en occuperait, du punch, elle avait trouvé qu'honnêtement, un cocktail pensé par Michel Tréteaux, des Trois-Moulins... sans vouloir déprécier les talents de sa tante... Sans compter qu'elle aurait sûrement autre chose à faire le jour du mariage de sa nièce, non?... Céline ne connaissait pas Michel Tréteaux, des Trois-Moulins. En revanche, elle connaissait bien Renee, de la Jamaïque, et allait jusqu'à oser penser que son punch eût des chances de valoir autant, sinon davantage le détour. Mme Doucet avait fini par accepter la chose, mais comme une énième idée stupide ; et elle avait dit : - Très bien, très bien, mais c'est vous qui vous chargez de tout organiser alors. Et s'il y a un problème... Ne venez pas vous en prendre à moi... Et il y avait eu un petit problème, qui était maintenant devenu gros, par la faute de Céline. Ni Marcel ni Renee n'avaient de permis de conduire. Il fallait les transporter à chaque réunion de famille. Ils étaient venus avec sa cousine, ce matin, mais, Céline l'avait appris avant la cérémonie à l'église, ils n'avaient pas pu embarquer les marmites de punch, à cause des corbeilles pour l'église qui encombraient la voiture. Renee lui avait demandé un chauffeur pour retourner le chercher, depuis, mais elle l'avait complètement oublié. Et c'était nul, d'avoir oublié le punch de Renee. Sans compter que, comme Mme Doucet ne manqua pas de le rappeler en soupirant : - La pétanque est déjà bien entamée ; il vous reste une demiheure avant le repas ; Vous n'y arriverez pas... C'était pourtant la seule chose dont vous aviez à vous souvenir, Céline... En effet. Du moins, c'était l'une des plus fondamentales. Céline s'arrachait un morceau d'ongle quand le photographe entra. - Un petit sourire, quand même? dit-il. 83


On aurait dit que ça l'amusait, maintenant. 22 Valentin avait passé toute la partie à se débattre pour trouver des arguments en faveur de l'alcool, du tabac, de l'athéisme, des relations sexuelles hors mariage, des films d'horreur, et de toutes les choses que sa partenaire condamnait et que lui pratiquait sans jamais s'être vraiment posé de questions. Et c'était horrible. Parce que face à la rigueur morale de la jeune témoin, fraîche et con comme le printemps, il se sentait presque pervers, à force. Et encore, ils n'avaient pas parlé des vrais sujets complexes : le joint, la sodomie... le meurtre... Ah oui, le meurtre... Si bien qu'il avait trop bu, déjà, et trop vite. Il sentait même qu'il entrait déjà dans cette espèce de non-zone qu'il connaissait trop bien, et qui lui laissait parfois des trous de mémoire. Si Emmanuelle et lui avaient été éliminés dès le premier tour, Julie et Clément, eux, enchaînaient les parties gagnées. Ils avaient Phoibos Hekebolos de leur côté, sans doute, et Julie même, par des coups hasardeux (déplacement du cochonnet, casse d'un tas), avait provoqué des coups de théâtre dont elle riait un peu trop -elle avait bu elle aussi-, mais qui avaient renversé des parties, et qui faisaient qu'ils s'en claquaient cinq après chaque manche. Valentin aurait aimé participé à cet enthousiasme qui était le leur. Il était même resté pour ça un moment, au bord de leur terrain, à les encourager démonstrativement. Mais ils n'avaient pas vraiment fait attention à lui. Elle n'avait même pas trouvé drôle son « Vas-y 84


chouchou ! » Las de jouer les Pom-pom boys inutiles, et puis comme il ne trouvait rien de brillant à dire, embarrassé qu'était son esprit de ce curieux sentiment trop prégnant qui devait être, il fallait bien qu'il l'admette maintenant, de la jalousie, il était alors retourné au bar. Richard, lui, avait fini par réussir à faire retirer son oreillette au gamin, mais c'était devenu pire. Parce qu'il avait, trente secondes plus tard, recommencé à écouter sa musique sans oreillette, directement au portable, et que c'était du dancehall, et qu'il était difficile, selon l'expression propre de Richard un peu plus tard, de se concentrer sur la partie quand on avait dans les oreilles des vagissement de demi-pute sur fond de beat en conserve. Il lui avait demandé d'arrêter, mais le gamin avait répondu, d'une voix lente et cassée : - On est dans un pays libre, on est en démocratie... je fais ce que je veux... Richard avait été un instant arrêté par cette prise de conscience politique soudaine autant qu'inattendue, puis avait essayé de prendre le portable de force. Le gamin avait esquivé son geste, et rangé le portable dans sa sacoche. - Eh! T'as pas le droit! Il ne l'avait pas pour autant éteint. Et il avait continué, glissant du rauque à l'aigu sur un ton offusqué : - C'est mon portable, c'est vital! Voyant qu'il n'arriverait à rien par la force, Richard avait alors essayé la raison. - Pourquoi pas, oui... Mais Kevin, il faut que tu comprennes... Ça demande de la concentration, la pétanque, et... - Pff... Comment tu t'y crois trop avec ton jeu de merde... - Ouh... Bon. Kevin, tu sais que c'est un gros mot, ça ? - Et alors quoi... Tu vas aller le dire à ma mère ? - Non. Je crois que je vais te mettre une baffe. 85


- Ben vas-y ! avait alors dit le gamin, amusé. Richard lui en avait effectivement mis une. Ça avait un peu fait scandale autour de lui. On ne parle pas comme ça de la pétanque, avait justifié Richard. Mais tout le monde, les parents en particulier, n'avait pas été convaincu par l'argument. Surtout que Kevin beuglait fort que Richard était fou, et qu'il commençait effectivement à être franchement soûl. Il avait maintenant rejoint Valentin au bar. Et au moment où, avec de grands gestes, il professait : - On sous-estime toujours l'importance de la pétanque dans la formation intellectuelle d'un homme. On y apprend pourtant le prix de l'acte, et de l'instant... Céline leur retomba dessus. - Les garçons! J'ai besoin de vous. 23 Cardin dansait. Il balançait ses bras et ses jambes au rythme de la rengaine qu'il sifflait, et que Tourterelle avait entendue depuis la coursive avant même d'entrer dans les toilettes. Un ostinato lent et mélancolique, sur trois temps, que la froideur de l'acoustique des toilettes carrelées rendait comme lointain et magnétique. Par terre, près de la porte, une masse brunâtre et poilue répandait harmonieusement, en irisations noires, rouges et rose clair, son contenu liquide. C'était un morceau de Michel, ça. Cardin s'arrêta, et tourna la tête. - Alors ? - Alors c'est... parfait, répondit Tourterelle, lui-même étonné par l'adjectif. 86


Car il fallait le reconnaître. Il y avait, dans la manière dont les morceaux avaient été disposés au sol, dans les projections de sang, par terre et sur les murs, un rythme, un sens de la proportion exacte, qui dégageait une impression de pureté et de précision sublimes. Un style impressionnant. La pièce était orientée vers la lumière d'une baie faisant pignon. Le corps de Michel, non loin de la baie, à contre-jour, était attaché sur une chaise au design épuré, que Cardin avait dû trouver dans un bureau à côté. Complètement affalé, il lui manquait un avant-bras, et son visage n'était plus qu'un masque sombre, fait de son sang le plus épais. - Le décor... - Oui... c'est bien mieux que le toit, n'est-ce pas ? Le carrelage des murs et du sol imitait le marbre, et c'était en effet du contraste entre ce marbre très blanc et le sang que venait, pour beaucoup, la beauté du spectacle. - Le marbre est comme le lait, tu y as pensé ? Comme quoi, contrairement à ce que pensait Mishima, le destin prête parfois, peut-être, l'oreille aux considérations esthétiques... Tourterelle s'avança, en regardant bien où il marchait. Il dut contourner, devant Michel, une large tache qui projetait ses rayons sur le sol, et au centre de laquelle un œil immaculé jetait son regard plein comme un cri vers le plafond. Il vit que la poitrine de Michel était animée d'un halètement faible. - Il est toujours vivant ? - Et conscient, même. - Mais... comment c'est possible ? - C'est ça, l'Art... L'éternelle promenade au bord de la grande falaise... - Ah. Justement, au fait. Brutus m'envoie te dire qu'on n'a pas vraiment l'éternité. 87


- J'ai presque fini. - C'est dingue, quand même... - Quoi ? - Cette propreté... Cette espèce... d'élégance. C'était le mot qui lui était venu à l'esprit. - L'élégance est soumission, adéquation aux critères de la race, dont elle se distingue pourtant, par sa perfection. L'élégance aussi, est un chemin de falaise. Elle se doit même, sans doute, d'être assez précise pour en être le bord... Cardin sortit de sa serviette, posée sur les lavabos, une paire de tenailles. Tourterelle, observant Michel de plus près, remarqua pendant ce temps qu'il avait la braguette ouverte. Du sang en coulait en calmes et épais filets qui faisaient du Jackson Pollock au sol. C'était ça, la masse brunâtre à l'entrée... - Les dents ont quelque chose de comique, tu ne trouves pas ? La paire de tenailles brillait. Elle était toute neuve. - Hein ? - Les dents... Je trouve qu'elles ont quelque chose de comique. Dans les Etats et Empires de la Lune et du Soleil, un oiseau jugeant le genre humain en parle comme de « quantité de petits grès carrés qu'ils n'ont pas l'esprit d'avaler ou de cracher. » Oui, vraiment, les dents ont quelque chose de comique... Disant cela, il s'était mis à sautiller de son pied droit sur son pied gauche avec une rigidité bizarre, effectivement comique. Tourterelle comprit. L’œil restant de Michel, jusqu'alors fermé, s'ouvrit, et il s'agita, en émettant le borborygme caractéristique des victimes de Cardin, qui commençait toujours par leur sectionner les cordes vocales pour éviter que leurs cris ne parasitent ce qu'il appelait son « geste ». Il avait compris, lui aussi. - Je me suis beaucoup intéressé au Kyôgen, ces derniers temps, 88


continua Cardin, toujours sautillant. La version comique du Nô... Et j'y ai découvert de la puissance. Ça tient à l'énergie solaire, immédiate, du rire, je crois... Il poussa un cri étrange, guttural, et accentua ses sauts, avant de courir, à petits pas, glissant plutôt qu'il ne marchait, jusqu'à la bouche de Michel à qui il arracha une première dent. Michel se raidit. Cardin eut un rire frénétique, et fit des gestes mécaniques avec les bras. Tourterelle détourna la tête et recula jusqu'à la baie vitrée. Il y avait effectivement quelque chose de puissamment horrible et d'inédit, dans cette manière de faire. Le dégoût montait en lui, il le sentait, comme à chaque fois qu'il voyait vraiment trop de sang. Il essaya de se concentrer sur la vue des toits. Le zinc luisait d'un éclat noir sous un soleil d'après averse. Il y avait de la perfection, aussi, dans cette lumière d'orage. Derrière lui, Cardin continuait à danser et sautiller, tout en arrachant une à une les dents de Michel. Et il criait ces conseils, d'une voix hystérique qui passait du grave à l'aigu d'une manière ridicule : - Anticipe la douleur ! Je te l'ai dit ! Anticipe-la, et tu trouveras le courage ! La Mort est l'adversaire... Elle ne doit que s'ajuster au creux de l'espace que tu auras délimité... Tu dois rire! Rire! Les borborygmes de Michel continuaient, montrant trop bien qu'il ne maîtrisait pas encore complètement les subtilités de la philosophie japonisante qu'on était en train de lui enseigner. - Je n'ai pas l'impression qu'il y arrivera, dit Tourterelle. - Bien sûr que si... Michel et moi formons une équipe, au sens noble, sportif, du terme. Mon « élégance », comme tu l'as si bien dit, est une forme de courage physique, elle aussi, qui entraîne le sien. Elle est musique, et danse, parce qu'elle est, comme le courage, avant tout une idée donnant forme au corps. Et c'est dans ces deux sortes de courage, ainsi unies, que 89


nous combattons tous les deux la douleur, et la mort. Nous les battrons. Ahiii ! Il arracha une nouvelle dent. Sur la droite, la vue était bouchée par l'autre aile du bâtiment, perpendiculaire à celle où ils se trouvaient. - Sa douleur m'a quand même l'air vachement trop forte... Cardin s'offusqua. - Tu sous-estimes le rire... et mon travail. A-hou ga ! Nouveau borborygme. Tourterelle remarqua alors qu'un étage plus haut, dans l'autre aile, on apercevait le bout de la salle de réunion où se tenait la conférence de rédaction. Une table était près de la fenêtre, sur laquelle étaient posées une cafetière et des tasses. Une femme vint s'y servir, qui, regardant par la fenêtre dans leur direction, s'immobilisa. Tourterelle entendit dans son dos le bruit des dents lâchées par terre, comme semées, au moment même où la cafetière toucha le sol. Puis la femme s'en alla subitement. Dans la seconde, elle fut remplacée par une dizaine de personnes, qui regardaient elles aussi dans leur direction. De là-haut, on devait très bien voir l'intérieur des toilettes. - Merde, dit Tourterelle. Là, je crois qu'on est dedans... Michel, derrière lui, s'était pourtant enfin mis à rire, ou du moins à pousser des sifflements désordonnés qui contentèrent suffisamment Cardin pour qu'il l'achève d'un coup de tournevis dans la trachée, provoquant des petits jets et des suffoquements qui le secouèrent comme une dernière bonne grosse vanne. 24 C'était nul, nul, nul...

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Les tables du fond étaient posées sur une estrade en léger surplomb de la salle. Renee, seule à la sienne, observait la foule comme une reine son peuple depuis son trône. - Renee... Je suis désolée... Je t'ai complètement oubliée... - Ah ah ! Ma fille, personne ne m'a jamais oubliée. - Je veux dire, ton punch... - Tu ne l'as pas oublié, puisque tu es là. - Oui, euh... je crois que j'ai trouvé du monde pour te conduire. Mais vous allez arriver trop tard... On va passer à table et on n'aura pas vraiment le temps d'en boire. Et c'est de ma faute. Je suis vraiment, vraiment désolée... - On en boira, ne t'inquiète pas. On en boira. Et les anges que tu effraies reviendront autour de toi. Djah l'a déjà décidé... Cet optimisme toucha Céline. Même si c'était faux, même s'il faudrait bien une heure pour faire l'aller-retour et qu'ils seraient déjà plus ou moins en train de passer à table quand le punch arriverait, il y avait tant de certitude dans les yeux de Renee, elle donnait tellement envie de la croire, que Céline se sentit mieux. Elle avait eu plus de mal que prévu à trouver quelqu'un qui n'ait pas encore trop bu pour conduire. Elle avait fini par tomber sur Christiane. Christiane était la femme de Roger, le cousin de son père ; l'orthodontiste. Christiane ne buvait pas. Roger, qui aimait trop sa Mercedes et qui était un peu con, ne la laissait jamais la conduire seule, mais il accepterait, si Céline trouvait quelqu'un pour leur garder Gwendall, de faire le copilote. Gwendall, c'était leur fils ; et il était un peu particulier. À l'âge de trois ans, Christiane l'avait laissé une minute par terre dans le garage, le temps d'attraper ses clefs qu'elle avait oubliées dans la cuisine. Au moment où elle prenait ses clefs, elle avait entendu le moteur de la voiture s'allumer. Elle avait eu en tête l'image de son bébé par terre derrière les roues, elle avait couru au garage, et était arrivée 91


juste à temps pour voir le pneu commencer à peser sur la tête, et arrêter son mari en poussant le grand cri universel et toutpuissant de la mère devant son enfant à la mort. Le cri avait arrêté la voiture et Gwendall avait survécu au traumatisme crânien. Mais il était resté un peu léger. Il en avait aussi tiré un caractère un peu difficile, accentué par le fait que le sentiment de culpabilité des parents était tel qu'ils n'osaient jamais rien lui interdire vraiment. Et c'était, en conséquence, un nouveau cas qui pourrait se révéler plein d'enseignements pour Richard et Valentin. À un moment, Renee se leva de sa chaise et arrondit le poing devant sa bouche, comme quelqu'un qui va tousser. À travers ce tuyau de poing, elle souffla à coups secs, plusieurs fois, dans la direction du visage de Céline, puis de plusieurs endroits de sa robe. Le bruit était à la limite de celui du crachat et des cousines de Thierry, assises non loin d'elles, les regardèrent avec étonnement. - Attends, dit tranquillement Renee. C'était idiot mais Céline sentait en effet, montant dans son corps comme une vague, une sorte de chaleur qui la rendait plus forte, et plus assurée. Jusqu'à la fin de la nuit, il devait lui en rester quelque chose. 25 Du bras gauche, Tourterelle l'avait enlacée, et il la serrait contre lui. Du contact de son dos contre sa poitrine, du frottement de leurs bassins, de l'odeur de sa peau, de la chaleur de son corps tout entier, dont il avait l'impression qu'elle le pénétrait d'une manière étrangement familière, avait résulté une érection qui le gênait. D'autant plus qu'elle devait la sentir. 92


Mais il n'y pouvait pas grand-chose. De la main droite, il tenait le canon du Beretta appuyé sur sa tempe. Et devant eux, les suivant, montaient des flics. Une bonne vingtaine ; cuirassés et casqués. La punk s'était proposée d'elle-même comme otage. Pas directement, bien sûr ; mais elle s'était approchée de lui quand il avait fallu. Il l'avait prise en partie à cause du problème de l'impression de déjà-vu, auquel il n'avait pas encore trouvé de solution satisfaisante ; le fait que ce soit elle son otage lui permettrait d'y réfléchir encore un peu. Et puis il y avait, aussi, son étonnante absence de peur, qui laissait penser qu'elle ne ferait rien d'imprévisible. C'était pratique. La situation était déjà assez inconfortable comme ça. Face aux flics en général, il s'en était déjà fait réflexion ; même quand il les voyait, dans la rue, s'occuper la circulation. Mais l'impression en était plus frappante, maintenant qu'ils le tenaient en joue et qu'ils étaient nombreux. Ils avaient quelque chose d'inhumain.

la de là, si

Certes, leurs travails s'opposaient. Eux défendaient le monde des apparences et des conventions, lui celui de la Raison. Le conflit était nécessaire. Mais la dureté de ce conflit et cette certitude d'être dans leur droit qu'il lisait dans leurs yeux lui paraissaient exagérés. - Je ne vois pas trop pourquoi vous nous suivez. Il me semble que, pour l'instant, le mieux serait... - Ta gueule. C'était le chef qui avait parlé. Si on pouvait appeler ça parler. Ce clair refus d'user du Logos le déshumanisait encore. Puisqu'on en était à la prise d'otage, le mieux aurait pourtant 93


bien été de se séparer pour réfléchir chacun calmement de son côté, flics et preneurs d'otage, à la manière de trouver une solution propre à la situation. C'était de toute façon ce qui allait se passer : ils allaient arriver jusqu'à la porte du toit, et ensuite ils se sépareraient ; les flics d'un côté, eux de l'autre. Cardin et Brutus y étaient même déjà, sur le toit. Avec une autre otage. Alors... « Putain, je les supporte pas, ces glands » dit la punk, comme si elle avait suivi son cheminement de pensées. Ils parvinrent au dernier étage. En l'atteignant, Tourterelle sursauta. Il avait été surpris par deux hommes qui s'étaient embusqués sur la coursive. Les voyant le mettre brusquement en joue, il eut un mouvement vif de rotation qui lui fit rater une marche, et il appuya du bout du canon sur la tempe de la punk à lui faire mal. Il y eut une seconde de déséquilibre et ils faillirent bien tomber. - Aïe, Meerde ! cria-t-elle. Non mais ils vont se calmer, les cowboys ? Vous croyez qu'il va se passer quoi, si on se viande ? Merde ! Il y eut un silence inquiet devant cette réaction. Puis celui qui lui avait dit « ta gueule » tout à l'heure s'adressa à elle sur un tout autre ton : - Ne vous inquiétez pas, mademoiselle... Il se voulait rassurant. - Ben non, tiens... Je vais pas m'inquiéter. Vingt-cinq tocards qui se prennent pour Robocop... C'est pas de lui que j'ai peur... Il y eut comme un répit dans l'avancée des flics, qui leur permit d'atteindre la porte du toit. - Arrêtez ! hurla alors le chef. - Quoi? demanda Tourterelle. - Le visuel avec l'otage ! Hors de question qu'on le perde ! Tu 94


touches à la porte, on tire ! - Je ne crois pas du tout que vous soyez en position de négocier ça... - Je m'en bats les couilles, de ce que tu crois. Si tu touches à cette porte, tu es mort. Vous avez vu ce que vous avez fait de l'autre, en bas ? Tu crois qu'on va te laisser t'amuser avec cellelà aussi comme ça, gratuitement ? On garde le visuel ! La porte s'ouvrit, tirée depuis l'extérieur par Cardin ou Brutus. - Ça ne change pas grand chose, répéta Tourterelle, après une seconde de réflexion. Nous avons un otage, euh... facultatif, on pourrait dire, et... - Merde, hurla le flic, je te préviens pour la dernière fois : encore un pas et tu es mort ! Ça allait contre toute pensée rationnelle et Tourterelle eut un moment d'hésitation. Il avait l'air tellement surtendu, l'autre, et prêt à la faire, sa connerie... - Non mais oh ! intervint encore la punk. On vous a dit quoi ? Chacun se pose dans son coin tranquillement et on réfléchit... C'est mieux, non ? - Ne vous en mêlez pas, mademoiselle.. - Alors là je te jure que je me sens vachement mêlée pourtant. Bizarrement. Vas-y, monte, toi ! C'était à Tourterelle qu'elle s'adressait. Il obéit et ils se retrouvèrent sur le toit. - Mademoiselle, nous sommes là pour vous aider ! Il ne faut pas que cette porte... - Va aider ta mère à jouir ! répondit-elle. Puis elle ferma la porte d'un coup de pied haut lancé. - Putain, les tocards... - Tiens, tu t'en sers finalement, de tes Rangers, dit Tourterelle. - Ouais, super... Et toi qui bandes comme un âne... Putain de... tocards ! 95


26 Les partenaires de pétanque n'étaient rien, à côté de la suite. Céline leur avait donné à garder un petit cousin ; Gwendall. Le Gwendall en question avait plus ou moins treize ans et devait peser dans les quatre-vingts kilos. Il était légèrement handicapé. Ce qui frappait d'abord, chez ce gamin, c'était sa saleté. Sa morve, au nez en permanence, et qu'il essuyait de ses doigts boudinés, s'étalait en plaques plus ou moins sèches sur sa chemise. Il faisait des bruits bizarres, par ailleurs. Quand ils avaient voulu lui serrer la main, il avait littéralement brait. Mais il était « gentil », avait dit Céline, et ça se passerait sûrement bien. Elle avait présenté les choses comme ça à ses parents : - Richard a l'habitude ; il a un petit frère handicapé lui aussi... N'est-ce pas Richard ? C'était faux, mais Richard n'avait pas osé contredire ce qui était logiquement destiné à rassurer les parents. Ses parents à peine partis, Gwendall s'était précipité sur le buffet et avait saisi un pot de beurre, qu'il avait raclé de ses doigts déjà luisants de morve, avant de tenter d'engloutir la motte entière. Richard avait dû la lui faire cracher dans sa main. Il s'était ensuite essuyé sur Valentin en lui embrassant la jambe du pantalon. Et puis il l'avait mordu, avait baissé son propre pantalon, pissé quelques gouttes au milieu de la salle en éclatant de rire, et tiré sur une nappe, précipitant couverts, assiettes et verres au sol. Après quoi, Richard et Valentin avaient passé beaucoup de temps à lui barrer la route du buffet, et Gwendall autant de temps à essayer de les 96


contourner. Ils ne pouvaient pas faire grand chose de plus : Gwendall, qui soufflait et reniflait déjà comme un animal en temps normal, transformait ce reniflement en des sortes de rots nasaux qui donnaient l'impression qu'il s'étouffait, dès qu'on essayait de le toucher. Ils n'avaient eu de contacts physiques avec lui, à vrai dire, que lorsqu'il venait essuyer sa morve au bas de leur veste avec le rire outré et l'innocence totale d'un trisomique heureux. À un moment, en montrant son pantalon du doigt et en gémissant, il avait exprimé son besoin d'aller aux toilettes. Comme il n'en avait visiblement pas l'idée tout seul, ils avaient dû jouer au shifumi le plaisir de le torcher. Sauf qu'il avait voulu s'échapper encore, se débattant au moment crucial, et que Richard avait eu de sa merde plein les doigts. Et peu de temps pour s'essuyer avant de lui courir après ; car il s'était de nouveau enfui, pantalon baissé, en riant. Ils étaient maintenant à table. Valentin se taisait, écoutant sa voisine de gauche, qui racontait le voyage au Brésil dont elle et son voisin d'en face, qui était aussi son copain, revenaient. Ils s'appelaient Sylvain et Marie-Astrid. Elle, ses copains l'appelaient Marie-A. - Là-bas, disait-elle, tout le monde est gentil avec toi... c'est hallucinant... Même les plus pauvres, ceux qui crèvent vraiment la dalle... Parce qu'il y en a, tu sais... Ils ont toujours le sourire... - C'est culturel, aussi, analysa Sylvain. Ça se sent partout où on va, ça flotte dans l'air en permanence, cette espèce de... d'harmonie, tu vois ? Les gens ils ont rien et ils sont heureux. C'est pas du tout comme nous qu'on est tout le temps à se plaindre, et tout... - Par contre, la bouffe... le coupa Marie-A. Que de la viande... C'est dingue, ils en mangent des tonnes, ils sont malades avec 97


ça. Ça craint d'ailleurs, pour la forêt... - Sauf chez les indiens, nuança Sylvain. - Ah ouais, chez les indiens. Enfin là, il faut aimer... Le poisson au petit déj... Le poisson tout le temps, moi j'en pouvais plus. Au bout de dix jours, j'aurais tué pour un pot de Nutella le matin... La voisine de droite de Tourterelle réagit, en une inspiration soudaine : - Han, moi aussi... Je suis trop nutellomane... On aurait dit qu'elle venait de rencontrer une autre victime de la même maladie orpheline pour la première fois de sa vie. Ce groupe au milieu duquel il se trouvait placé, et dont la badinerie allègre passait sans ambages de l'éloge de l'humeur des Brésiliens en général, les plus pauvres y compris, au vice terrible du Nutella, était à ranger dans la catégorie « babos ». Marie-Astrid était piercée à l'arcade et à la lèvre inférieure. Deux atébas pendaient sur sa nuque. Sylvain, le théologien, avait des orbites creuses derrière des verres épais, de maigres dreadlocks blondes, et les grands yeux gentils et la barbe adulescente des Christs du Greco. Ils étaient la seule table à faire tourner discrètement un joint ; c'était le bon côté. Les incohérences de leur conversation étaient extrêmement douloureuses, et au sens médical du terme même pour Tourterelle, heurté qu'il était dans les exigences particulières de son sens logique. Concrètement, ça en annulait presque les effets de l'alcool ; il se sentait le long dorsal tout contracté, et l'envie de vomir. Sur le plan, à l'origine, il était prévu qu'il soit assis près de Julie, et avec Laurent et Richard. Céline, qui le connaissait 98


pourtant bien, l'avait replacé là au dernier moment. C'était peut-être surtout que tout à l'heure, Richard avait complimenté le punch et qu'il lui avait répondu, sans se rendre compte que Céline était dans son dos : - Ah oui ; déjà, il est meilleur que leur Champagne... Parce que ça avait eu l'air de la fâcher beaucoup. Elle l'avait replacé là, parmi les babos, et dans le creux du L formé par deux rangées de tables. Ce qui faisait que Julie, pourtant près de lui, lui tournait pratiquement le dos. Clément, par contre, était juste en face d'elle. 27 On en était au deltaplane. Clément décrivait avec un enthousiasme que le mauvais Champagne qui leur avait été servi, mais aussi sa poitrine, elle le savait, exagérait, les sensations fantastiques et l'impression de liberté extraordinaire que procure le vide. Et puis la Suisse... C'était des paysages tellement... magnifiques... On sentait qu'il aurait voulu trouver un autre mot, mais il s'était arrêté là ; « …Ouais... », insista-t-il, avec un air faussement rêveur qui aurait voulu pouvoir compenser l'absence de développement de la description. Clément avait aussi fait du surf en Australie et du snowboard au Canada, il avait voyagé au Pakistan, puis au Pérou, où il avait fait dans l'humanitaire, habité un an à New York, et il venait de terminer sa thèse de médecine l'année précédente. Une expérience assez étonnante, pour ses vingtcinq ans. Mais il donnait aussi parfois l'impression de s'ennuyer lui-même, et de n'avoir pas vraiment fait toutes ces choses, ou de les avoir vécues d'une manière si extérieure qu'elles ne lui avaient laissé ni leçon ni étonnement. De Lima 99


par exemple, il ne lui avait parlé que de la pollution, et Julie devait en permanence relancer la conversation à coups de remarques idiotes. « Moi j'aurais tellement peur que ça se décroche, les machins ! dit-elle. Tu sais, les trucs qui font clic... - Les mousquetons ? Non, c'est parfaitement sécurisé en fait... » Clément, retrouvant un nouveau souffle, se lança dans une explication du principe de base du mousqueton. Valentin, lui, n'avait jamais traversé une frontière, et se serait arraché une jambe plutôt que de se fatiguer à un cent mètres. Mais il avait d'autres qualités. Ils s'étaient rencontrés dans une boîte de nuit. Richard l'avait amenée à Valentin en disant les trouver assortis. C'était une blague. Il l'avait prise pour ce pour quoi on la prenait si souvent, et les converses et le T-shirt de Valentin (une sorte de pop-art représentant les Beatles), comme ses yeux trop grands de labrador fidèle, étaient ceux d'un garçon timide et doux. Son corps provocant et sa taille à elle, face à cet angélisme, étaient donc amusants. Aux sourires du reste du groupe de garçons du moins, on devait le penser. Par esprit de fantaisie ou de contradiction, elle avait quand même passé un moment à discuter avec lui, et ils étaient sortis fumer une cigarette au bout de quelques minutes, pour s'isoler du bruit. Richard, surpris, avait dit à Thierry, au moment où ils sortaient : « Tu vas voir qu'il va se la faire ! » Il avait mal contrôlé le volume de sa voix, à cause de la musique, et ils l'avaient entendu tous les deux, ce qui aurait dû être gênant. Mais Valentin s'était retourné vers elle et il avait dit 100


« ah oui, il est con... » sur le ton d'une explication objective. Dehors, il lui avait posé des questions réellement intéressées sur son métier, ce qui était plutôt rare. Et quand elle lui avait expliqué que la médecine occidentale avait oublié l'importance, quand on s'occupait de n'importe quel être vivant, de la manière dont on le nourrissait, et que c'était une vision des choses qui demandait de la patience et de la lenteur, ce qu'elle aimait, elle, il n'avait absolument pas eu l'air de trouver ça stupide, ni surpris qu'elle connaisse plus que son alphabet, comme on l'était la plupart du temps avec elle. Elle avait ensuite décidé de le bousculer un peu en lui disant la manière dont elle considérait les relations amoureuses. Il n'avait pas même été surpris. Il avait tout compris, et tout accepté. Il prétendait ne jamais l'avoir été, jaloux, et donnait étonnamment envie de le croire. Elle avait alors décidé d'en faire un régulier, s'il tenait ses promesses. Jusqu'à aujourd'hui, il les avait tenues. Clément était à la fois moins candide et plus con. En tant que médecin, l'idée que la diététique remette en cause certains fondements de la médecine occidentale le faisait sourire. Par exemple. Cependant, Valentin l'avait énervée, à la pétanque, et Clément avait de beaux pectoraux qui se laissaient deviner aux boutonnières tendues de sa chemise. Et Julie aimait toucher du beau pectoral. Il concluait, à propos des mousquetons : - Mais bon, c'est sûr... C'est un peu impressionnant quand même la première fois... 101


Ça faisait déjà un moment qu'elle le regardait par endessous, droit dans les yeux, en souriant comme si elle pensait à tout autre chose qu'à ce qu'il racontait. Ça le rendait ce qu'il fallait de gêné, mais les choses n'avançaient pas. Elle n'allait pas non plus y passer la soirée. Alors elle sourit malicieusement, sortit un bout de langue, qu'elle contracta contre ses incisives, et dit : - Oh, mais j'aime bien, moi, certaines sensations fortes... C'était si caricatural que le visage de la dame qui était en train de leur servir le foie gras poêlé, encore penchée sur Clément, se figea d'austère réprobation. Ce genre de réaction, Julie en avait l'habitude. Elle regarda la dame dans les yeux en souriant toujours, et la dame fuit son regard. Clément, lui, ne sut que dire. Il gloussa bêtement tandis que la dame s'éloignait, le visage toujours fermé et les lèvres pincées. C'est à ce moment que Valentin, placé en arrière d'elle, caressa son cou. Elle sursauta, et repoussa doucement sa main avec la sienne. Clément parut trop visiblement content. Ce geste faisait de lui son vainqueur. Valentin, lui, avait l'air très ivre. Il prit son verre, et se dirigea vers les toilettes. Qu'il ne refasse plus jamais ça. Clément, qui s'était repris de son trouble, la regarda avec approbation et l'air de dire « quel gros lourd », un peu comme si elle avait repoussé n'importe quel pochtron câlin. Puis il passa à sa mission prochaine aux États-Unis, qui concernerait les réserves indiennes et le problème de l'alcoolisme des enfants. Il aurait peut-être la chance d'habiter un certain temps une de ces réserves. Julie exprima son admiration, puis parla de la possibilité qu'elle aussi voyage aux États-Unis l'année prochaine, pour sa thèse. Elle évoqua sa peur d'avoir à s'exprimer en anglais, en rit, et alla jusqu'à 102


rappeler ses notes du collège, avec Mme Pingouin, dont c'était le vrai nom. Il en rit avec elle. Elle avait beaucoup progressé depuis en anglais, en réalité, mais la compensation de l'effet brillant de l'évocation de sa thèse par le souvenir de ses difficultés avec Mme Pingouin plurent au mâle, qui cessa de rire pour lui proposer paternellement de l'aider. Une fille mignonne comme elle, surtout... Ça, ça signifiait qu'il était prêt pour l'accouplement. Car derrière le compliment sexiste, il se posait en protecteur. La mécanique du cerveau masculin, en complexité, atteignait rarement des sommets beaucoup plus hauts que celui-là. Parce qu'elle sut le lui faire désirer, d'un frottement du pied sous la table et d'un regard, il la suivit aux toilettes, quand elle déclara s'y rendre. Elle n'avait qu'attendu que Valentin en sorte. 28 La valse lente et noire des monstres gigantesques qui s'amassaient devant eux, chenus dans les hauteurs, et les rayons d'or qui plus loin venaient poudrer la ville, alternant avec des rideaux de pluie qui coupaient l'horizon en obliques dispersées, à ce moment précis, entraînaient Tourterelle à la rêverie. Il y avait encore du tragique dans les contrastes de ce paysage. Cardin avait repris la conversation sur Lucrèce. - Le premier problème, donc, c'était le manque de complication, la trop grande pureté du personnage... Le second problème, qui est aussi le principal, est d'ordre moral et religieux ; c'est que cet héroïsme très-romain entre en conflit avec l'idée que se fait de la vertu le très-chrétien XVIIème siècle. Pour ce siècle, une femme violée est adultère, et le suicide un meurtre. La tradition scolastique le dit depuis Saint 103


Augustin : soit Lucrèce était coupable dans son viol, soit elle était coupable d'avoir tué une innocente. On n'aurait donc pas dû pouvoir en faire un personnage positif. Ils étaient montés sur le toit de la cage d'escalier. Là, bien au centre du bâtiment, ils étaient hors de portée des flics qui entouraient l'immeuble, en même temps qu'ils avaient un point de vue plongeant sur l'endroit où ils apparaîtraient, s'ils décidaient de défoncer la porte par impatience. Il fallait quand même espérer que ça n'arrive pas. S'ils en arrivaient à tuer d'autres gens, et des flics en plus, Maman les engueulerait vraiment. Pour temporiser, Tourterelle avait demandé un interlocuteur plus gentil, et qui le vouvoie. Le chef avait dit « Ça peut être moi, si vous faites pas les cons. » Tourterelle avait répondu : - Non, vous, vous êtes méchant. Vous finissez toujours par crier. Ils attendaient, maintenant. - Bien sûr, une femme violée n'était pas toujours adultère... Une ordonnance de 1670 leur permettait de porter plainte pour viol, à condition de séjourner une petite année en prison, histoire de prouver qu'elles n'étaient pas grosses, et qu'elles n'y avaient donc pas pris de plaisir... - Ah... - En fait, la morale catholique a toujours eu un vrai problème avec les conséquences du viol et du suicide. Dans un cas comme dans l'autre, les victimes sont à la fois victimes et acteurs : ce qui est une manière insupportable, pour une pensée dont l'économie se veut si claire, de brouiller les frontières entre le bien et le mal. Le plus simple dans ce cas, c'est de se dire que, puisqu'il y a duplicité, il y a péché. Ainsi on élude le problème : la Justice catholique refuse d'entendre les 104


femmes violées, et de voir une différence entre le meurtre de soi-même et celui d'autrui. - Vive le pape, dit la punk. Elle était assise en tailleur derrière eux, et elle écoutait en regardant elle aussi le ciel. Ils l'avaient laissée libre en attendant qu'elle se calme, après avoir claqué la porte, et elle l'était restée depuis. On aurait dit que son absence de peur, sa réaction face aux flics, et la manière dont elle les avait engueulés, lui avaient donné une sorte de place parmi eux. Brutus, qui la surveillait d'en bas, avait seul l'air de s'en méfier encore. D'en bas aussi leur parvenaient les sanglots de la seconde otage, qu'ils avaient attachée aux climatiseurs. Elle gémissait et reniflait d'une manière assez désagréable et bruyante. - On pourrait tout aussi bien se dire que Lucrèce était un personnage rêvé pour forger une tragédie chrétienne : ni entièrement bonne, ni entièrement méchante... non ? - Sauf que du point de vue chrétien, si on va jusqu'à refuser d'entendre les femmes violées, ce n'est pas pour les mettre en scène : les mêmes raisons qui empêchent de voir clair dans la part de culpabilité et la part d'innocence au moment du viol empêchent qu'on essaie de mettre cette ambiguïté sur scène. - Putain, elle est chiante, elle... La punk se pencha, sur un bras, arracha une pierre au revêtement du toit, et la jeta sur l'autre otage qui la reçut à la tête et, après un cri de surprise étouffé, arrêta de gémir. Cardin et Tourterelle lui en furent reconnaissants. - Mais tu m'as bien dit qu'il y avait quand même eu quelques tragédies sur Lucrèce, non ? Même de second ordre ? - Oui, bien sûr. Et même des œuvres de premier ordre, dans les autres domaines artistiques. Lucrèce reste une figure incontournable, au XVIIème siècle. C'est que le XVIIème siècle 105


n'est pas seulement catholique, mais aussi romain. Et que dans une perspective romaine, Lucrèce était acceptable. Mais on revient au premier problème. Dans ce cas-là, comme je te l'ai dit, on retombe sur une Lucrèce trop pure : la Lucrèce mise en scène, la Lucrèce romaine, avec sa morale romaine, était d'une vertu parfaite. Son suicide était même l'aboutissement ultime de cette vertu, comme celui de Sénèque. D'où l'échec à en faire une véritable grande tragédie, et autre chose qu'un ennuyeux éloge de cette vertu. - Ouais, en gros, ce qui vous emmerde, dit la punk, c'est que la meuf se soit comportée en vrai bonhomme, quoi... Cardin se retourna, étonné : - Oui, l'idée n'est pas bête... La vertu, la Virtus romaine est avant tout virile... - Ben voyons... Et les femmes, ça n'a plus qu'à fermer sa gueule en attendant la mort... Un grand bruit commençait à se faire entendre dans le ciel. - Tout à fait... C'était la solution que proposait d'ailleurs Saint Augustin : ce que Lucrèce aurait dû faire, selon lui, c'était s'enfermer dans la prière. Le seul problème étant qu'il n'y avait pas de couvents cinq siècles avant Jésus-Christ... Mais attends... C'est une découverte, ça... - Quoi ça ? Ils durent s'interrompre là, parce que le bruit de l'hélicoptère, sorti des nuages, devenait maintenant trop assourdissant, mais Cardin paraissait extrêmement excité par l'idée qui venait de lui apparaître. Brutus se mit à tirer sur la porte de l'escalier, pour impressionner. Après cinq tirs, il y eut une explosion, et la porte tomba dans l'escalier. Une balle fut tirée depuis l'intérieur, qui ne toucha personne. Tourterelle reprit la punk dans ses bras et lui remit son Beretta sur la tempe, ce qui empêcha d'autres tirs. 106


- Et merde, hurla Brutus, il va falloir l'emmener, maintenant ! À vrai dire, ça tombait bien. Cardin voulait finir sa discussion, et Tourterelle éclaircir les choses à propos de son érection de tout à l'heure. Il commençait à s'en faire une idée, mais il continuait aussi à se demander ce qu'elle entendait exactement par « tocard ». 29 Rationnellement, la jalousie est un sentiment reposant sur deux facteurs : le désir de possession et la peur de l'abandon. La peur de l'abandon, ou de la solitude, était une peur. Or en soi, la peur était mauvaise. Elle ne servait à rien, pas même à la prudence ; Maman, et tout ce qu'il savait de philosophie orientale, en grande partie grâce à Cardin, le lui avaient appris. Quant au désir de possession, en particulier quand il était dirigé vers l'être humain, il ne valait pas mieux. C'était ce désir qui avait rendu Néron Néron, si l'on en croyait Racine, mais aussi provoqué la guerre de Troie, et le viol de Lucrèce. Vu le rationalisme extrême de son esprit, il n'y avait donc aucune raison pour que Valentin soit jaloux, quand bien même Julie se serait mise à genoux devant Clément, là, sous ses yeux. Mais pour supporter leur conversation, Valentin avait dû beaucoup tirer sur le joint des babos, et il se sentait maintenant tout cotonneux. Ce qui faisait qu'il avait envie de câlins. Les mêmes raisons qui auraient dû empêcher sa jalousie faisaient qu'avec Julie, ils se passaient généralement de démonstrations publiques de leur amour. Julie avait remarqué, 107


et Valentin avait trouvé la remarque très juste, que la plupart du temps, ce qu'on appelait des gestes d'amour étaient des gestes de possession. Les hommes y étaient naturellement plus enclins, davantage encore en présence d'autres hommes, et ils devenaient d'autant plus fréquents que la femme prenait de la liberté. Le parangon de ces gestes, et le plus insupportable pour Julie, étant la main refermée sur le cou. Valentin, donc, s'abstenait de ce genre de gestes en dehors des cas d'envie réciproque évidente ; cas assez nombreux, mais pas systématiques. Leurs caresses, ainsi réservées aux moments d'intimité, ou aux moments où ils décidaient soudain que le monde autour d'eux n'importait plus, autre forme d'intimité, en devenaient plus vraies. Rationnellement, c'était idéal. Néanmoins, et il le sentait très fort maintenant, il y avait comme une injustice aussi à être privé des caresses dont on avait envie au nom des principes qui devaient en garantir l'authenticité. Il ne comprenait pas bien où était cette injustice, mais il la sentait. Ce qui était curieux. Il était rarement capable de sentir des choses de ce genre. Et c'était la deuxième fois, aujourd'hui. D'abord ça avait été la jalousie, et maintenant cette forme mystérieuse d'injustice non rationnelle. Côté babos, ça ne s'était pas amélioré. Il était question, depuis quelques minutes, de jardinage dans des placards, de one-buds et de lampes à sodium. Nicolas, le producteur de la beuh qu'ils avaient fumée, monopolisait l'attention. C'était parti du voyage au Brésil des deux autres. On avait parlé d'ayahuasca, parce qu'ils disaient en avoir pris dans une réserve avec des « indiens ». Les effets qu'ils décrivaient semblaient cependant assez faibles. De là on était passé à une critique du tourisme dans ce domaine (ils ne s'y incluaient visiblement pas, considérant leur expérience comme 108


authentique), puis à Morrison et au thème de l'overdose, puis Nicolas avait parlé de son voyage à lui, en cametard à Dam, d'où il avait ramené des prods et des semences. Il fut également et subséquemment question de culture bio, de Monsanto, de Yann-Arthus Bertrand, et de savoir si le photographe avait du talent ou si c'étaient seulement les moyens techniques extraordinaires mis à sa disposition qui faisaient la beauté des images. Marie-A, qui savait utiliser la topique du semblable sans avoir lu Aristote, raconta que sa sœur faisait elle aussi de super photos depuis qu'elle s'était achetée un appareil très cher pour son anniversaire. On parla enfin du kérosène de l'hélicoptère de Yann-Arthus Bertrand. Le pire, pour son exigence logique déjà éprouvée par la jalousie, ce n'était pas la progression. Certes, ils étaient passés de l'ayahuasca à Morrison parce qu'ils confondaient l'ayahuasca avec le peyotl, certes, l'enchaînement prodssemences-culture bio était un peu violent, mais tout ça avait au final une certaine logique d'association d'idées qui pouvait s'expliquer. Non, le pire, c'était la facilité déconcertante avec laquelle, sans s'en rendre jamais compte, ils professaient les unes après les autres des idées reposant sur les valeurs les plus opposées : le dégoût un peu méprisant avec lequel ils parlaient des toxicos pour vanter ensuite leurs prods, l'éloge des onebuds et la fronde contre Monsanto, ou encore la contradiction entre leurs critiques de la société de consommation et le débat « Sony ou Canon ? », qui avait précédé l'histoire du kérosène. Tout ça sans compter la platitude de leurs jugements en général. Pendant que ces contradictions entraient en collision dans sa tête avec la violence d'une série de trains de marchandises, ils avaient encore changé de conversation. Ils 109


parlaient de la violence des banlieues, maintenant, et donnaient chacun leur avis sur ses causes. On pouvait légitimement se demander à quoi pourrait bien servir, dans ce domaine, l'avis de ces broute-fleurs. Sylvain pensait sérieusement que la violence venait de la publicité. - Mais évidemment ! s'enthousiasmait-il. Le seul rêve possible, c'est la marque ! Quand tu es enfermé dans un ghetto, que ton seul espace de liberté c'est le choix de la chaîne, et que le seul restau du quartier c'est le Mac Do d'en bas, on comprend mieux... Si on traite les immigrés comme du bétail, c'est normal qu'ils deviennent des gros bœufs! Forcément, ça crée un repli culturel, forcément ça fait monter l'islam et l'intégrisme, forcément ça fait monter les voix des fachos... - Excuse-moi, dit Valentin. Il avait la bouche pâteuse et la voix ramollie, et il allait peut-être manquer de crédibilité, mais vraiment, il n'en pouvait plus. - Oui? - Excuse-moi, reprit-il. L'idée, c'est bien que les clients du Mac Do sont des banlieusards, que les banlieusards sont des immigrés, que les immigrés sont des musulmans, que les musulmans sont des intégristes, et que ceux qui sont contre l'intégrisme sont des fachos? Il avait trébuché sur quelques mots. Sylvain prit un air contrarié. - Tout de suite... Tu exagères mes pensées... Ça, ça ne voulait rien dire, sinon qu'il essayait de dissimuler avec candeur l'aveu que ce fussent bien ses pensées derrière la fausse idée que l'exagérer était condamnable. Ça augurait mal de la suite. Tourterelle se demanda pourquoi il était entré dans la conversation. C'était pourtant couru... - C'est pas parce que tu penses un truc que tu es raciste, ajouta Sylvain. 110


« penser un truc. » - C'est... une histoire de proportion... - Tu veux dire qu'une forte proportion des clients du Mac Do sont des intégristes musulmans? - Ben non! Justement... « Justement. » Et Sylvain le regardait comme s'il était le dernier des abrutis. Tourterelle avait un peu envie de lui faire du mal, maintenant. Pour que ça s'arrête. Mais comme il se sentait très capable de mener cette idée jusqu'au bout, et qu'on n'allait pas non plus transformer le mariage de Céline en bain de sang -là pour le coup, elle aurait eu de vraies raisons de lui en vouloir, et pour longtemps- il préféra laisser tomber et s'abstraire de la conversation. - Pardon. Il s'écarta de la table, et les babos reprirent. Tout en continuant à le regarder de travers, ils se mirent à parler de tricot. Ça « revenait » à la mode, selon la nutellomane. Il avait encore davantage envie de la passer, cette main dans le dos de Julie. Il finit par le faire discrètement en se levant. C'est par conséquent son cou qu'il effleura et elle le repoussa doucement de la main. Puis il prit la direction des toilettes. En titubant pas mal. Dans son dos, il entendit quelque chose comme « Putain il est bourré, lui... » et des rires. 30 Jusqu'au moment où il s'était retrouvé à la table des anciens camarades de l'ENSC de Thierry, Richard s'était senti assez à l'aise dans son costume. Il n'avait pas l'habitude d'en porter, et les épaulettes de la veste qui le rendaient plus carré, 111


la cravate qui le forçait à redresser le dos et le lustre de ses chaussures, exceptionnellement pas des baskets, lui avaient donné l'impression qu'il était tout beau. Cette impression changea, cependant, dès qu'il s'assit avec eux. Pour la première fois de la journée, il se demanda si ses chaussures ne sentaient pas un peu trop le Chauss'expo de Rancy en voyant les leurs, autrement stylées. Et il n'y avait pas que les chaussures. Celui qui parlait portait une chemise raisin à col Mao. Son voisin de droite avait une veste en lin, et celui de gauche une chemise en soie noire entrouverte qui lui donnait un peu l'air d'un baron colombien. Et ils étaient sept, comme ça, sept qui respiraient le bon goût de convenance chez les gens riches. Un seul, un noir, portait comme lui une cravate. Mais damasquinée, la cravate. La sienne était beaucoup plus terne. Ils portaient aussi des gourmettes et sentaient fort le parfum. Ils ne le saluèrent que par le regard, et n'interrompirent pas leur conversation. - Au final, disait le col Mao, mine de rien, ça a donné un marché de deux millions cinq, grâce aux débouchés sur le net. Je peux te dire qu'on s'en veut encore de pas y avoir pensé... Rien que sur la rating du premier site, c'est monté le premier mois à vingt mille... - Pour ça? - Oui. - Le truc, dit le baron colombien, c'est qu'en utilisant des prestataires comme Whappi, tu restes dans l'aveugle sur le ciblage. Du coup, ça donne pas forcément confiance au client. Il faudrait un retour en temps réel, à la rigueur. On a pensé à une appli I-Pad, mais bon... On connaît les limites... Tout en disant ça, il faisait rebondir le bout d'une fourchette, prise entre deux phalanges, sur la nappe. Il la laissa négligemment tomber, avec un peu de bruit, sur le mot « limites », et se ravachit sur sa chaise, un bras en arrière du dossier. Ils semblaient tous d'accord avec lui. 112


- Je ne comprends absolument rien à ce dont vous parlez, dit Richard, les yeux écarquillés. Ce qui les amusa. - Excuse-nous, dit le noir à la cravate damasquinée. On a des fois du mal à sortir du taf... - Ah oui ? Vous faites quoi? demanda Richard. - Ah ! dit le col Mao, comme s'il ne s'attendait pas à la question et qu'elle était gênante. On aurait dit qu'il allait annoncer qu'ils étaient putes. Richard attendit l'aveu. - On est le diable... dit-il. - Le diable ? - Oui... On est dans la pub... - Ah oui, dit Richard. C'est le diable... Le sujet de l'éthique publicitaire l'ennuyait d'avance, mais bon. - Eh oui. Tu ne t'en rends pas compte, mais personne ne nous échappe, aujourd'hui... Il en avait l'air un petit peu fier, quand même. Richard, lui, s'en foutait pas mal. Mais comme il fallait bien commencer la discussion par quelque chose, il relança : - Ah ? - Oui. Tu sais qu'on est confronté à deux cents publicités par jour, en moyenne ? Tu ne t'imagines même pas. On oriente tout... Tes goûts, tes désirs... et même ta vie sexuelle ! Cette dernière idée était un peu froissante. - Je n'ai pas l'impression d'être si influencé que ça par la pub, moi... Ils sourirent tous ensemble de sa naïveté. - Et c'est bien pour ça que ça marche... répondit le col Mao. Ce qui était d'une logique imparable. 113


Il développa encore longuement la description de son pouvoir. Richard apprit ainsi que la pub était partout, aujourd'hui, et jusqu'au JT. Personne ne s'en rendait compte, mais le format, la rhétorique, les stratégies de contenu même, c'était de la publicité. Richard n'avait pas la télé et ne regardait par conséquent que rarement le JT. Mais soit. - Et toi, tu fais quoi ? Ça, ça devait venir. - Oh, moi... C'est un peu compliqué. - Ah... réagit le baron, amusé. T'es un de ces potes zicos à Thierry, alors? - On peut dire ça... Richard n'avait jamais joué d'un instrument de musique, mais outre que la catégorisation simplifierait les choses, il sentait que « zicos » avait pour le baron un sens plus large, proche de « gitan » ou « chômeur », qui correspondait assez bien à ses problèmes, finalement. - Ça, ça m'a toujours éclaté chez Thierry, qu'il ait tout laissé tomber comme ça... Enfin... c'est bien, il a trouvé ce qui lui plaisait, je crois, non ? Thierry était animateur dans un centre social de SeineSaint-Denis, où il avait monté une batucada qui tournait bien. Et il aimait ça, effectivement. - Je crois, oui... Le noir à la cravate damasquinée intervint alors. - Moi je vous admire les artistes, dans un sens... Non mais c'est vrai... Si t'y penses bien... T'es payé à t'amuser... Comme quand tu prenais ta guitare au lycée, et que tu restais à jouer dans ta chambre au lieu d'aller en cours. Je sais, je l'ai fait aussi. Sauf que là, maintenant, c'est tout le temps, que t'as le droit et que c'est payé... C'est le bon plan, quand même... Le groupe entier fut amusé de cette provocation. En 114


réalité, Richard n'avait jamais séché les cours pour jouer de la guitare pour la bonne raison qu'il n'en avait jamais eu, de guitare. Il allait corriger cette fausse impression, mais il fut coupé par celui qui portait une veste en lin : - Oui, enfin, c'est un bon plan sur nos impôts, surtout, les intermittents... Et même quand c'est pas le cas, ils sont au chômage ou au RSA, alors... Thierry n'était ni intermittent, ni au chômage, ni au RSA. Quant à Richard, il n'était toujours pas artiste, et il était bien passé ces derniers mois par le chômage et le RSA, mais aussi par la chaîne dans un abattoir, la manutention dans un hangar de supermarché, la billetterie d'une piscine, et la surveillance dans un collège difficile. Il n'avait eu, à aucun moment, même quand il était au chômage ou au RSA, l'impression d'avoir profité d'un bon plan. Aussi trouva-t-il la remarque injuste. Il ne put toujours pas répondre cependant, à cause d'une réaction venant de gauche : - Depuis quand tu paies des impôts, toi? C'était le noir à cravate qui s'adressait à la veste en lin. Tout le monde rit. Les riches qui ne paient pas d'impôts, Richard avait toujours cru que c'était un mythe. Il posa donc directement la question. - Tu ne paies pas d'impôts? L'autre lui répondit avec le sourire en coin et la fière ironie de qui vient de jouer un tour osé : - Non, pas dans ce pays, non... C'eût été une absurdité, apparemment. Il fut ensuite question de responsabilité, puis d'immigration, puis du manque d'autorité des profs, puis des manifs étudiantes, sujet comique, puis de la force de travail des chinois. On passa de là au prix du brut, à la nécessité du nucléaire, et à la crise. 115


Richard se sentait de plus en plus mal à l'aise. Ils finirent par lui avouer qu'ils étaient « plutôt » de droite. Ça faisait un moment qu'il s'en doutait. - Je sais, avait dit le col Mao, ça ne se dit pas dans ce pays quand on est jeune en principe, mais il faut être réaliste... On ne peut pas s'en sortir avec tous nos « acquis sociaux »... Faut pas rêver... Richard avoua ne pas pouvoir en juger et ne rien comprendre à l'économie. Il y eut un léger flottement alors dans la conversation, comme s'il avait eu une maladie honteuse. Puis on l'ignora tout bêtement, pour parler de ventes d'avions. Il avait commencé à penser aux moyens de s'en sortir. Et à se fixer sur l'idée d'atteindre son cerveau avec sa fourchette en se la plantant dans les yeux vers le canard, quand ils avaient commencé à parler des femmes. - Et t'as la pension après... C'est pour ça, moi, le mariage... Tu me prendras plus vite à donner mes Spencer à un clodo... 31 Le problème, avec Brutus, c'était que malgré son indifférence générale dans l'action, cette indépendance d'esprit que Tourterelle admirait, il avait parfois des idées stupides. Il y a six mois par exemple, il avait chié dans la bouche d'une de leurs cibles. Quand ils avaient découvert l'étron fumant qui débordait sur les joues du mort, ça l'avait beaucoup fait rire ; eux moins. Certes, c'était lui qui s'était ensuite occupé luimême d'emballer et de transporter la tête. Mais c'était quand même très irrespectueux de l'être humain. Et même si pour lui, ça ne faisait que rentrer dans un certain genre de blague et de 116


choses qui l'amusaient, comme uriner dans les piscines, ou sur les animaux de compagnie, roter pour acquiescer dans les conversations les plus sérieuses ou lâcher des caisses dans les moments les moins opportuns, ils l'avaient grondé. Brutus était vraiment immature, par moments. Il y a deux mois il avait, avec davantage de conséquences, décidé de s'amuser avec une cible qui était un ancien footballeur. Pendant qu'ils s'occupaient des deux autres cadavres exigés par la mission dans la maison, il était sorti dans le jardin avec le footballeur et s'était mis à lui lancer la balle comme à un chien, après lui avoir promis que tant qu'il la ramènerait, il resterait vivant. C'était que depuis quelques temps il s'était mis dans la tête d'en avoir un, de chien, et que Maman n'en voulait pas. Brutus était le seul d'entre eux à vivre encore en permanence chez Maman, et leurs missions constituaient pour lui un espace de liberté dont il profitait parfois avec excès. Tourterelle et Cardin avaient eux aussi toujours leur chambre chez Maman, mais n'y vivaient plus. Tourterelle, le premier, avait eu droit à un appartement et pu retrouver une vie presque normale, trois ans plus tôt. Pour Cardin, c'était plus récent, mais Maman avait aussi assez confiance en lui, maintenant, pour lui permettre de vivre ailleurs. Ils n'avaient pas, cette fois-là encore, réussi à le convaincre d'arrêter ses bêtises à temps. Le footballeur avait fini, ça devait arriver, par sauter la haie, et ils avaient dû le poursuivre dans le quartier et l'abattre sur la route, devant des familles de voisins. Et rester deux semaines terrés chez Maman, après ça, le temps que leurs portraitsrobots disparaissent des médias, et qu'on arrête d'en parler. Richard s'était d'ailleurs beaucoup amusé de la ressemblance entre Valentin et le portrait de Tourterelle, par la suite. Ils s'étaient fait gronder tous les trois, cette fois-là. 117


Aujourd'hui, c'était de la faute de Tourterelle s'il y avait tant de témoins ; mais la plus grosse, c'était encore Brutus qui devait la faire. Dans l'hélicoptère, Cardin, toujours aussi excité, leur expliquait son idée : - Mais oui! C'est ça, le problème. Le geste de Lucrèce est viril alors que la Tragédie, au contraire, réclame de la féminité ! La Tragédie est féminine ! Il était obligé de parler fort, à cause du rotor, et des casques qui n'étaient pas très bons. La punk écoutait attentivement, penchée en avant, les coudes posés sur ses genoux écartés. Elle participait à la conversation comme s'il avait été absolument normal qu'elle soit là. - Le geste de Lucrèce, continua Cardin, c'est le geste de Caton, de Sénèque, de Socrate aussi. Un geste conclusif et affirmatif, porteur de sens ; un geste de raison pure, et donc viril. La Tragédie, au contraire, réclame d'hésiter, de fuir le sens et l'affirmation : Phèdre, Athalie, Bérénice, Andromaque : ce sont toutes des femmes, parce qu'en elles est l'essence de la Tragédie : l'hésitation, l’ambiguïté féminine, qui seule mène à l'aveuglement du Soleil tragique ! - Ah ouais... dit la punk, comme épatée. Puis elle ajouta : - T'en es un vrai, toi en fait... - Comment ? - Globalement, l'idée, c'est que les femmes ça ne réfléchit pas assez pour prendre des décisions, quoi... - Elle a raison, appuya Tourterelle. Et puis c'est faux... La plupart des héros de Corneille sont des hommes, par exemple... - Bien sûr ! Corneille est obsédé par l'héroïsme... Mais regarde jusqu'où il est obligé de se lancer dans le bricolage, pour 118


exposer ses dilemmes : tout ça sert à donner de l'hésitation, de la féminité à ses héros... Racine, lui, l'a compris beaucoup plus vite : la tragédie est dans la fureur, marque de la disgrâce divine, et c'est pourquoi ses grands sujets sont des femmes ! La fureur est dans les contradictions intrinsèques à la femme ! - Les hommes sont des héros, et les femmes hystériques. Non mais continue comme ça, c'est brillant. Seulement c'est pas mon hésitation, que tu vas prendre dans la gueule. Les trois hommes sourirent de la naïveté de la menace. - Tu n'as pas tout compris, répondit Cardin. Ce que je dis, c'est qu'il manque quelque chose à l'homme pour atteindre le sublime ; quelque chose que la femme, elle, possède ! C'est un éloge... - Un éloge... Quoi, qu'est-ce qu'elle a en plus, la femme... des nichons ? Brutus éclata de rire. Même lui semblait peu à peu perdre sa méfiance. Elle ajouta : - Je te jure que c'est toi, qui as pas l'air de tout comprendre. Ça fait une demi-heure que je vous écoute vous branler les neurones sur cette pauvre fille comme si vous aviez une thèse à écrire et ta conclusion, c'est que les femmes c'est super parce que ça hésite ? Arrête... Je préfère encore ton copain, là. Lui au moins il traite les filles comme des jambons, mais il ne vient pas nous dire en plus que c'est un éloge... Brutus était content ; pour une fois, quelqu'un prenait son parti et le plaçait au-dessus de Cardin. Cardin, lui, ne répondit rien. Il était rare qu'on le déstabilise ainsi. Tourterelle sourit à la punk. Elle lui dit : - Qu'est-ce qu'il a, lui? T'es amoureux ? Tu veux encore me sodomiser? Brutus rit encore, et Tourterelle n'arriva pas à répondre autre chose que : - Je... J'ai pas fait exprès, tout à l'heure... 119


Brutus éclata de rire, une troisième fois, et Tourterelle détourna le regard vers le paysage qui défilait sous eux. Les nuages mous et noirs à un endroit, bleus et vaporeux plus loin, concentrés ici et s'écartant là-bas, jetaient sur la ville le flou de leur lumière, en halos dorés ou en masses sombres, en vastes régions éclairées ou en taches de nuit qui écrasaient sa logique. Il se sentait stupide. - Allez, arrête de te marrer... dit la punk, en frappant le genoux de Brutus. Et à Tourterelle : - Je m'énerve, faut pas faire attention. C'est pas grave... Puis elle changea de sujet et demanda, comme si ça n'avait été qu'une question de curiosité : - Je peux poser une question, sinon ? - Dis toujours... - Vous lui avez fait quoi, à Michel ? Cardin répondit : - On lui a fait comprendre les choses. Et il s'arrêta là. Ça voulait dire qu'il était vexé. Il était généralement plus prolixe, quand il s'agissait de ses œuvres. - Ah ben vous avez dû vous fatiguer. - Je ne suis pas sûr qu'il ait vraiment tout compris, d'ailleurs, dit Tourterelle. - Il est mort, dit Cardin. Il a forcément tout compris... C'était un peu facile. - Ça a pas l'air de te fâcher, qu'on l'ait buté, remarqua Brutus. - Oh... Ça ne fait pas longtemps que je suis en stage au journal, mais assez pour m'être lassée. C'était mon chef. Le genre de chef journaliste qui trouvait les photos qu'on recevait du Darfour pas assez « sexy », les phrases de plus de dix mots trop longues parce que ça fait deux chiffres, qui nous forçait à faire des sujets sur le prix des cartables et de l'essence « parce que ça touche les gens », et qui ne participait pas aux conférences de rédaction parce qu'il connaissait la ligne éditoriale comme 120


son catéchisme, et que de toute façon, plus rien ne l'intéressait beaucoup depuis longtemps en dehors de son pouvoir sur la cohorte des stagiaires. Le genre qui préférait quand les stagiaires étaient femelles, d'ailleurs, et qu'elles mettaient des talons. Le genre à sous-entendre dix fois par jour que je ne suis pas une femme, et à dire à voix haute que Brigitte est un tracteur, en la montrant du doigt. Elle se défend moins bien que moi, Brigitte. - C'était un tocard, aussi ? demanda Tourterelle. - Ah non, lui, je l'aurais plutôt rangé dans la catégorie « gros connard ». Les deux vont souvent ensemble : le pouvoir des gros connards reposant sur la reconnaissance des tocards. Tiens, même vous, dans la hiérarchie, je suis sûr qu'il y a un gros connard au-dessus de vous. Ça fit encore rire Brutus. - Oui, répondit Tourterelle. Il vaudrait mieux éviter de le dire quand tu le rencontreras tout à l'heure, ceci dit. Brutus l'eut alors, son idée stupide. - Ah, je l'adore, elle, en fait ! On pourrait pas la garder ? - C'est pas un chiot, Brutus. Non, on ne peut pas. - Moi je dis, il faut demander à Maman, c'est tout. Ça manque de présence féminine, rue d'Elfort. - Alors là t'es con, dit Cardin. - Oh putain, le con, confirma Tourterelle. - Quoi ? demanda la punk. Ils se regardèrent entre eux. - Et tu l'as fait exprès... Si, ça ne sert à rien de nier, c'était pas naturel : tu l'as fait exprès ! Pendant que Brutus boudait pour cacher sa faute avec mauvaise foi, ils lui expliquèrent. Jusqu'ici, ils avaient dans l'idée qu'ils pourraient l'abandonner là où ils atterriraient. Mais maintenant qu'elle avait entendu le nom de la rue 121


d'Elfort... La situation devenait plus complexe. - On n'a qu'à l'adopter, comme j'ai dit, répéta Brutus. - Oui, merci Brutus, dit Cardin. On avait déjà compris. Il y eut un moment de silence, qu'elle rompit ellemême : - Moi je veux bien. De toute façon, c'est votre mère, là, qui décide, non ? - Oui... ah mais c'est pas notre mère, en fait, Maman. - Je m'en doute. Il sera là à l'arrivée ? - Oui, dit Tourterelle. Le problème, c'est qu'il risque de te trouver pas très utile, et qu'il est plutôt psychorigide sur le superflu. Brutus eut une nouvelle fausse bonne idée : - On pourrait la violer, au moins, avant ! Le regard de la louve se durcit. - Ne t'inquiète pas, c'est une blague, dit Tourterelle. C'en était une, effectivement. Et d'ailleurs, Brutus se remit à rire. - On va la garder ! disait-il. C'était bien optimiste. 32 Terre... brûlée... au vent... Oh non, pas ça... des landes de pierre... Pas ça, merde ; elle aurait dû prévenir. Céline prit les bords de sa robe à deux mains et se précipita vers le DJ. - Pas ça ! dit-elle, paniquée. Derrière ses grosses moustaches, il avait l'air irascible d'un chef de gare. Il en portait même le gilet à col en V. Où Mme Doucet avait-elle été le chercher ? Il ne répondit pas. Avec les gestes lents des esprits 122


pleins d'inertie, il continuait à s'occuper de sa machine, sans même la regarder. Une vague de contrariété, seulement, était passée sur son visage. - Monsieur ! Pas ça ! répéta-t-elle. Il daigna enfin sortir de son mutisme pour dire, mais comme seulement pour lui-même : - Ah non putain, vous allez pas commencer à me les briser... Céline, encaissant ce premier coup, hésita presque à insister. Un peu d'enfer, le Connemaraaa... Mais non. Il le fallait. - Pas ça ! C'est la chanson de mon père ! expliqua-t-elle. - Hein ? Il devait être un peu sourd aussi. - Pas ça ! C'est la chanson de mon père ! Il se mit en colère. - Ah ! Ah bah voilà... Je l'attendais, celle-là. J'en accepte une et maintenant... Ah mais non, je suis désolé, mais j'avais prévenu ! Je ne travaille pas à la demande, moi... Soit je fais le boulot, soit je ne le fais pas. Pas question que je me retrouve avec une file, là, devant... On donne ça et puis... C'était un gros con. Elle s'en était rendu compte dès qu'il était venu installer son matériel, cet après-midi. Il avait exigé une rallonge supplémentaire, qu'ils n'avaient pas, il avait dit : « c'est tout simple ma petite dame : pas de rallonge, pas de musique ! » et ne les avait pas remerciés quand ils avaient fini par en trouver une. Ensuite, parce qu'il y avait un pot de fleurs trop près de là où il devait se poser, il avait agoni sa tante Christiane, au lieu de le déplacer lui-même. Christiane, qui n'y était pour rien, et ne faisait même que passer par là, avait accepté de déplacer le pot. Mais parce qu'il était vraiment lourd, elle avait renversé un peu d'eau en le traînant, et il l'avait à nouveau engueulée. Est-ce qu'elle savait combien ça 123


coûtait, du matériel comme le sien ? Celui-ci ne consistait pourtant, à ce moment-là, qu'en la rallonge pas encore branchée, et en deux rouleaux de câbles posés par terre. - Arrêtez ! supplia-t-elle encore. - Ah non, écoutez. Ailleurs vous faites ce que vous voulez, mais ici... A ce moment de la chanson, il y avait un blanc. Une pause subite. Et c'est à ce moment précis que Céline hurla : - Mon père est MORT ! Tout le monde l'entendit. On se retourna, même. Lui comprit enfin et, gêné, enchaîna avec un autre titre. Mais c'était trop tard. La mère de Céline s'était levée précipitamment de table. Elle courut vers les toilettes. C'était avec du Patrick Sébastien qu'il avait enchaîné. Il demanda au micro à tout le monde, sa gêne comme déjà disparue, de se lever pour faire tourner sa serviette. On lui obéit timidement. Il ajouta quelques hip hip hip pour la mariée. C'était pire que tout. Mais il dit à Céline : - Ça, ça plaît toujours ! Il avait déjà l'air de nouveau content de lui. Céline fuit pour ne pas le gifler. Elle avait presque atteint sa table quand Mme Doucet la rattrapa, son discours à la main. Elle l'avait oublié, tout à l'heure, en cuisine. - Votre discours, Céline... - Mais... Mais qu'est-ce que c'est que ce DJ ? demanda Céline. Et comme l'agacement commençait à l'épuiser, elle osa se plaindre franchement : - Ça fait des heures qu'on a l'impression d'écouter Nostalgie ! - C'est le prix, Céline... C'est le prix... Je vous l'avait dit ; il ne fallait pas s'attendre à des miracles... 124


À cause du prix, Céline avait en effet refusé de payer le déplacement d'un des DJs parisiens habituels de Mme Doucet, contre sa proposition de départ. - Mais c'est... c'est une horreur, ce type ! - Céline! Quand même... Là, vous êtes de mauvaise foi... C'est vous qui avez insisté pour qu'on recrute quelqu'un de la région ! - Mais... - Oh, ça suffit ! Mais ! Mais ! Arrêtez, hein ! Les yeux de Mme Doucet ardaient d'une telle rage soudaine que Céline s'en figea. Puis sa patronne retrouva aussi soudainement son calme qu'elle s'était énervée. - Bon. Votre discours. Vous l'avez oublié tout à l'heure et... - Merci, dit Céline, tendant la main pour le récupérer. - Ne soyez pas si pressée, mon Dieu... Je l'ai lu. Et j'aimerais que nous en parlions un peu, vous voulez bien ? Céline chercha le photographe des yeux, s'attendant au flash. Mais il ne vint pas. C'était presque aussi contrariant. 33 Aux toilettes, Valentin fut rejoint par Richard, qui se mit dans le box à côté du sien. - Ouah, j'en peux plus... - Moi non plus. - Elle t'a mis à côté de qui, toi ? - Des babos. - Ça va, c'est plutôt cool... - Euh... Pas tant que ça, non. J'ai envie de vomir. - Moi, j'ai eu droit aux anciens copains d'école de Thierry... On a parlé de réalisme politique. Même effet. - Oui mais moi j'ai mes migraines... 125


- Je sais, je sais... Il s'étira : - Coup de mou là quand même, non ? - Oui... - Et Julie ? - Julie fait la gueule. Je ne comprends pas pourquoi. - Ah. Ni l'un ni l'autre n'avait envie de rejoindre sa place. Ils se mirent d'accord pour continuer à boire ensemble, où ils pourraient. Ils se posèrent à la table des enfants, qui l'avaient désertée en leur laissant des flaques de jus d'orange, des giclées de purée, du gras de jambon dans des gobelets, et une punk. Oui, une punk. Mystérieusement échouée là (ce qu'une punk faisait à la table des enfants...), assez jolie du reste, malgré la crête, elle éclusait, seule, la cinquième de la rangée de huit bières posées devant elle. C'était peut-être une collègue de Thierry. Elle avait un peu une tête à travailler dans un centre d'aide sociale. Ils lui demandèrent la permission d'en prendre une, et elle la leur donna, d'un rot bref, mais puissant, et d'un geste de la tête. 34 Georges entra dans la bibliothèque. Le Président était assis dans son fauteuil. Il lisait Marx devant la télévision. Curieux, se dit Georges, en déposant le plateau en argent avec les DVD et la bouteille de bière sur le guéridon. Le Président portait son nouveau jogging, aux couleurs du club de son nouveau meilleur ami, un prince Qatari. Il lut dans les yeux de Georges que sa lecture l'intriguait. - C'est une sorte de... défi qu'on m'a lancé, l'autre jour, à la télévision. Un syndicaliste... 126


- Je n'ai rien dit, Monsieur. Georges fit demi-tour pour sortir. Le Président le retint : - Vous savez, Georges... - Oui Monsieur? - C'est intéressant, ce que raconte Marx. Vous croyez que ça pourrait marcher? - D'autres ont essayé, Monsieur. Mais je crains que ça ait globalement donné parmi les dictatures les plus meurtrières et les plus durables du vingtième siècle... - Oh oui... C'est vrai. -Autre chose, Monsieur ? - Oui. Je voudrais des chips. J'avais oublié de vous le demander. - Je vais voir s'il en reste en cuisine. À la première rencontre, qui devait décider de son embauche, Georges et le Président n'avaient parlé que quatre minutes. La recommandation chaleureuse d'un des meilleurs amis du Président, l'excellence de son CV et un rapide coup d’œil avaient suffi à le convaincre. C'était pourtant un poste délicat, dans la mesure où il le ferait accéder à toutes les pièces du Palais, et à la plus grande intimité du Président. Celui-ci l'avait prévenu d'entrée : « Vous aurez à gagner ma confiance. » Il l'avait tant gagnée qu'au bout de deux mois, dès la fin du stage probatoire en fait, il était passé de maître d'hôtel à majordome. Georges avait en effet une grande qualité, qui plaisait au Président et le poussait à sa fréquentation. C'était un intellectuel. Un ancien professeur de langues anciennes, plus précisément. Il avait un temps enseigné le grec ancien, les deux langues akkadiennes et l'hébreu biblique à l'université. Il s'était dégoûté du milieu universitaire, ensuite. Non par convictions 127


politiques. On n'avait rien trouvé sur lui de ce côté pendant l'enquête préliminaire à l'embauche. Mis à part, à la rigueur, qu'il vivait dans une banlieue difficile (le rapport l'avait précisé sous cette rubrique). Non, comme il l'avait expliqué lui-même au Président, il était devenu las d'enseigner. Les étudiants qu'on lui présentait lui avaient paru tous les ans plus analphabètes, bovins, et apathiques, jusqu'à l’écœurement, et il avait eu de plus en plus de mal à accepter de les sentir si imperméables aux beautés de la mimation et de la nunation dans les langues sémitiques, détournés qu'ils en étaient par des angoisses sordidement freudiennes d'ambitieux salariaux égarés et de procrastinateurs revendiqués. Quand il le lui avait expliqué, ça avait bien fait rire le Président. Malgré son crâne dégarni et sa moustache surannée, Georges paraissait jeune. Derrière les lunettes épaisses qui déformaient son visage, son grand regard clair perçait le monde comme s'il avait trouvé dans la poussière des manuscrit la clef d'une jouvence fascinante. C'était aussi pourquoi le Président l'aimait bien. Quand il revint avec les chips, le Président avait posé le livre et regardait la télévision. On diffusait un portrait de luimême tourné par l'équipe de journalistes d'une émission « people » une semaine auparavant, dans le cadre d'une spéciale sur les « coulisses » du Palais. - Je suis un épicurien, disait le Président à la télé, en caressant son stylo à deux mains comme pour le polir. J’aime l’art, la culture, les expositions, le cinéma, les voyages… Je viens de découvrir la Hollande, enfin... Les Pays-Bas. Vous connaissez les Pays-Bas ? - Non, répondit la journaliste, surprise par la question. - C'est charmant. 128


Le Président ne développa pas davantage. - On m'a dit en bas que vous aviez aussi un certain goût pour la pâtisserie. C'est vrai ? - Me voilà dénoncé ! Je dois avouer que je suis un gourmand. Mais ce n'est pas uniquement de ma faute ; entre nous, je crois que j'ai surtout un certain goût pour Maurice Bléraud... Un encart s'afficha silencieusement, signalant que Maurice Bléraud était le chef-pâtissier du Palais. - Cet homme, et ce qu'il fait... c'est tout bonnement incroyable. Je suis fier de ces savoirs-faire nationaux. Je me suis d'ailleurs toujours appliqué à les conserver. En fait, j’aime le raffinement. J’ai horreur de la vulgarité, puisque vous voulez tout savoir. - L'élégance de la Première Dame en témoigne, Monsieur le Président. Elle vit avec vous ici : on dit qu'elle vous a sensibilisé aux idées féministes ? - Je suis un féministe modéré. Je prône la théorie développée dans XY par Elisabeth Badinter ; la femme est complémentaire de l’homme. J’estime que la femme a avant tout besoin de respect, et de dignité. « Vous avez remarqué, Georges ? La référence ? - Oui Monsieur. Je dois féliciter Monsieur. Il a fait des progrès. Même s'il s'est peut-être légèrement trompé sur le contenu de l'ouvrage. - Ah, la philosophie, aussi... C'est comme la littérature ; ça ne me réussit pas aussi bien. Aussi bien que quoi ? se demanda Georges. En se levant de son fauteuil, le Président péta. Un pet fin, sifflant, mais audible et long. Georges pensa au risotto de choux-fleurs de la veille. Ni lui ni le Président ne réagirent cependant à ce pet, et ce bien qu'une ardente odeur d'oignon pourri et de lisier de volaille envahît l'espace de la bibliothèque. Le Président prit la 129


bière et les DVD sur le guéridon. - Tarkovski... lut-il, songeur. Le Président était un homme d'énergie et d'ambition. Comme tous les hommes d'énergie et d'ambition, il pensait qu'il y avait une solution à tous les problèmes, pourvu qu'on y mette assez d'énergie et d'ambition. Or, on avait beaucoup accusé son défaut de culture, il y avait quelques mois dans les médias. À l'époque où il avait embauché Georges, précisément. En homme d'énergie et d'ambition, il avait décidé d'y remédier. Il avait demandé à Georges, qui s'y connaissait mieux que lui, quelques titres de classiques qui pourraient lui permettre de briller en société, et Georges lui avait donné des noms chocs comme celui de Proust ou de Sartre. Le Président s' était mis à la lecture, mais il avait vite remarqué qu'il parvenait difficilement à lire plus d'un titre par semaine, et il voulait aller plus vite. Georges le savait : il y avait aussi que lire était un effort qu'il n'avait pas toujours envie de faire. Georges lui avait alors suggéré de se faire plutôt une culture cinéphile. Dans ce domaine, chaque œuvre ne lui coûterait qu'une heure et demie de temps. Le Président avait trouvé l'idée formidable de prime abord, puis s'était demandé si ça faisait assez sérieux, le cinéma. Georges l'avait rassuré : aujourd'hui, on prenait les cinéphiles quasiment autant au sérieux que les littéraires, les grands classiques du septième art commençant à avoir l'âge suffisant pour être considérés comme de grands chefs d’œuvre, et non plus seulement les manifestations phénoménales de cette distraction à fauteuils rouges que Céline appelait le pardon tiède. Qui ça ? avait demandé le Président. Céline, l'écrivain, avait répondu 130


Georges. Bien sûr, avait répondu le Président, peu sûr de lui. Quoi qu'il en soit, il avait finalement chargé Georges d'acheter ce qu'il considérerait comme les deux cents plus grands classiques du cinéma, dont il s'obligeait depuis deux mois à en regarder deux quatre fois par semaine. Et ce soir, c'était le tour de Tarkovski. Il avait zappé, maintenant, sur une autre chaîne. Son portrait était terminé et le sujet suivant, sur une ex-mannequin qui se battait contre la famine en Afrique, ne l'intéressait pas plus que n'importe qui. L'émission sur laquelle il s'était arrêté était en direct, d'après un petit encart en haut à gauche de l'écran. C'était un jeu animé par un ancien animateur du club Med devenu clown cathodique, où des quidams s'évertuaient à donner le prix des choses qu'on leur présentait, sans jamais apparemment se rendre compte que le fait de présenter un produit avec son prix et de concentrer l'attention du téléspectateur sur le prix et les qualités de l'objet constituât une forme très peu détournée de publicité agressive. - Ça va me détendre, ça, dit le Président, comme s'il s'excusait. J'en ai bien besoin. En direct... lut-il ensuite. Vous croyez qu'ils font vraiment croire à beaucoup de gens que cette émission a lieu en direct? Regardez les cadres qui bougent, les numéros qui s'affichent, le texte qui défile... En même temps que les choses se passent à l'image... Comment les gens peuvent-ils y croire? C'est impossible de faire tout ça... - En fait, Monsieur... c'est tout à fait possible. - Vous pensez? - J'en suis sûr. J'ai quelques notions d'informatiques moimême... - Ah bon... Le Président eut un tic nerveux. 131


- Tarkovski, quand même... Rien que le nom... Je suis vraiment obligé ? - Oui, Monsieur le Président. Du moins, ce serait du meilleur effet. Imaginez-le vous : « Dans Solaris de Tarkovski, bla bla bla bla... » - Vous avez raison. Et mes chips ? - Ici, M. le Président. 35 Valentin était sorti des toilettes avec Richard, et ils étaient allés s'installer à la table des enfants. Ils étaient soûls tous les deux et en passant, Valentin avait buté contre un dossier de chaise, manquant de s'étaler sur la dame qui l'occupait. Il s'était excusé avant de reprendre sa route. Ce genre de détail attendrissait généralement Julie. Néanmoins, cette fois, elle ne s'y laissa pas prendre. Des candides, elle en avait connu d'autres. Aussi sincères. Et ce genre de sincérité, qui impliquait la paresse de l'homme et la responsabilité de la femme, se transformait vite en argument de faiblesse stratégique si on n'y faisait pas attention ; le même genre d'argument qui force une mère à ne jamais abandonner son enfant. Or, si Julie ne voulait pas d'enfants, ce n'était pas pour en adopter un de vingt-huit ans. Elle le lui avait laissé entendre assez souvent pour qu'il soit au courant : elle voulait continuer à prendre ce que la vie offrait. En l'occurrence, ce soir, de beaux pectoraux, et -elle l'avait imaginé mais leur perfection l'avait quand même étonnée le moment venu- de beaux abdominaux aussi, et encore une queue plus grande que la moyenne, ce qui était toujours plaisant, comme un de ces rares cadeaux de Noël espérés et 132


surprenants à la fois, pour déballer lesquels on n'a pas à renforcer l'enthousiasme par la politesse. Cette sincérité ne la touchait en fait que dans la mesure où elle se mêlait à une autre, plus mystérieuse. Derrière ce Valentin-là en effet, un autre, plus profond, plus grave aussi, l'attirait davantage. Un Valentin sérieux, qui faisait de lui la meilleure de ses aventures sexuelles, parce qu'il mettait à ses caresses un prix suffisant -c'était rare, chez les hommes- pour le rendre attentif à ses désirs à elle. À chaque fois, au-delà de son plaisir, il semblait chercher dans l'amour quelque chose de sérieusement essentiel ; à étancher une sorte de soif métaphysique. Ce sérieux, elle le sentait, allait de pair avec une force de principes et une fermeté dans ses promesses qu'elle n'avait jamais rencontré chez personne d'autre. Notamment à propos de la jalousie. Pourtant, tout à l'heure, à la pétanque, il était venu jouer les Pom-pom boys inutiles. Et il avait crié « Vas-y chouchou ! » en forme de blague. C'était une blague déplacée, forcée par l'alcool : ils n'utilisaient jamais de petits noms ridicules entre eux. Cette blague lui avait permis, en quelque sorte, de marquer son territoire. Ce qu'elle n'avait déjà pas apprécié. Elle lui avait laissé le bénéfice du doute cependant, jusqu'au moment où ils s'étaient retrouvés à table. Comme elle lui en voulait toujours un peu, pour le « chouchou », elle avait continué à l'ignorer et il était passé à la technique des yeux de chien battu. Ce qu'elle n'avait pas apprécié non plus. Elle avait ensuite vu son combat intérieur pour savoir s'il devait la toucher ou pas, et ce débat l'avait agacée. Il avait fini par le faire. Devant Clément. Elle l'avait repoussé de la main. On connaît la réaction de Clément, et la suite, ou presque. Sortant 133


des toilettes avec Clément, elle vit qu'il buvait encore. De la bière. Avec Richard, et une punk. Comme si c'était de sa faute. Grand bien lui fasse. Dans les toilettes, il y avait eu un instant de flottement, et puis elle n'avait pas fait pas dans le compliqué ; elle s'était plainte d'une douleur oppressante aux cervicales. Serviable, Clément l'avait massée, et quand la minuterie avait éteint la lumière, il avait dit : « On dirait que le monde s'éteint, autour de nous... » C'était censé être romantique. Il l'avait retournée. Elle avait appliqué sa main sur son torse et s'était laissé embrasser. Enfin, comme il hésitait encore trop, elle l'avait tiré jusque dans les toilettes les plus proches, et claqué l'abattant en mettant du feu à son regard. Ce n'est pourtant pas là qu'ils avaient baisé. Clément avait voulu fermer la porte à clef, sans succès. Il s'était débattu un moment avec le verrou. Finalement, il l'avait traînée à son tour maladroitement, sa langue pétrissant toujours la sienne, jusqu'à la case d'à côté, où il avait fermé cette fois lui-même l'abattant, avant de s'asseoir dessus. C'est là. Elle s'était agenouillée devant lui par étapes, ses baisers descendant sur son torse ; lui avait rejeté la tête en arrière sur le tuyau de la chasse d'eau, en posant la main sur sa tête. Elle avait ouvert son pantalon et découvert son sexe, sa taille satisfaisante, lui avait signalé cette satisfaction par un sourire, et en en surmontant l'odeur ichtyaque, légèrement désagréable, l'avait sucé. Grognant, il avait exprimé son contentement. Elle aimait assez ce moment. Où l'homme, parce qu'elle 134


l'avait dans la bouche, devenait son esclave. Pour le reste, Clément avait été un peu rapide. Elle avait eu beau simuler son plaisir en gémissant, pour le pousser à continuer, il s'était arrêté brutalement, la serrant de toutes ses forces au moment de son orgasme à lui pour l'empêcher de bouger davantage, et ils n'étaient pas allés plus loin. Curieux comme l'homme qui jouit devient soudain égoïste. Comme son esprit s'en trouve assez troublé et refermé sur lui-même pour qu'il n'agisse plus soudain que par réflexes stupides. En sortant, et sans s'en rendre compte, il avait tiré la chasse. Elle avait finalement trouvé le défoulement assez peu efficace. 36 - Bon, voilà, dit Richard, après un long silence. - Voilà quoi ? - On en est à se regarder dans le blanc des yeux et à boire des bières tièdes à la table des enfants avec une punk. Je crois qu'on a touché le fond... La punk, qui n'avait pas non plus parlé jusque là, n'eut pas l'air de prendre ça mal : - Mais non... Je pourrais encore vous agresser. - T'as l'air de t'amuser autant que nous, remarqua Valentin. - À mort ! Un mariage, tu penses bien... Je trépigne en attendant la queue leu leu, plus exactement. Ou la Lambada. Un truc qui pète, quoi... - Tiens, oui. C'est pas courant en fait, une punk dans un mariage. - Ah ben oui, tiens. On se demande pourquoi. - C'est même contre ta religion, non ? - Le problème de ma religion, c'est que je n'en ai ai pas. Mais 135


t'as raison. En principe, j'aurais du tout casser à l'église, et monter pisser sur l'autel en gueulant des chansons paillardes. Mais bon. Qu'est-ce que tu veux ? Je suis faible, quand j'ai pas assez bu. Et puis je ne pouvais pas faire ça à mon ange. - Ton ange ? - La fille en Star Trek, là. On se connaît depuis l'école primaire : elle ne comprend rien, on n'est d'accord sur rien, mais on s'aime. Le premier qui l'emmerde, je lui pète les genoux. C'est comme ça. Ça fait même trop longtemps que c'est comme ça pour qu'on se demande pourquoi. Et puis ils sont tellement mimis, avec Thierry... ajouta-t-elle, avec un soudain sourire d'attendrissement. Tourterelle eut un regard pour Céline qui, à ce momentlà, dans le dos de la punk, déméritait tout particulièrement l'adjectif, dénotant une certaine tranquillité innocente. Il y avait la manière dont elle leur avait pourri l'après-midi et le début de soirée, bien sûr, mais aussi et surtout, à ce moment précis, la manière dont elle se rongeait les ongles, et l'angoisse qui se lisait dans ses yeux. - C'est vrai, on n'est d'accord sur rien, continua la punk, et elle fait tout selon une ligne de conduite pitoyable, pour des valeurs qui sont les plus opposées au bon sens. Mais elle le fait tellement sincèrement... Elle ment très peu, mon ange. C'est pour ça que je l'aime, aussi. Elle est pure. Ce complément d'explication le convainquit davantage. C'était vrai, cette idée, sur la sincérité de Céline. C'était ce qui faisait qu'il l'appréciait lui aussi, d'ailleurs, malgré sa rigidité un peu outrée, parfois. Il pouvait comprendre cet attendrissement soudain. Ses yeux avaient quelque chose de particulier. Quelque chose d'animal. Ça tenait à leur couleur, entre le bleu et le gris. Des yeux de louve, se dit-il. 136


- Ouais... dit Richard, dubitatif. Mimi... c'est pas tout à fait le mot que j'emploierais aujourd'hui, quand même... Et il allait sans doute commencer là le récit de leur soirée, quand la punk l'arrêta dans son élan : - Oh ! Elle avait réagi à quelque chose qui venait de se passer loin devant elle, vers le bar. - Attendez-moi, je reviens. Ils la regardèrent s'éloigner, intrigués. Arrivée au bar, elle bouscula tout le monde pour se frayer un passage, puis tapa sur l'épaule d'un serveur qui venait d'atteindre le comptoir avec une lourde caisse, et lui expliqua quelque chose avec de grands gestes, lui montrant la direction de la cuisine. Le serveur posa la caisse sur le comptoir et partit vers la cuisine au pas de course. Quand il se fut assez éloigné, ils la virent plonger la main dans la caisse et en extraire une grande bouteille, qu'elle leur ramena avec un air triomphant. C'était un jéroboam de whisky. - Oui, dit Richard, ça devrait suffire. - Mais... tu l'as volée ? demanda Tourterelle. - Ah oui, c'est mal, répondit-elle. Le bouchon entre les dents l'empêchait d'articuler. Elle cherchait maintenant des verres sur la table. - Les enfants, c'est sale. En général, quand ça vous parle, ça se tripote le cul d'une main et le nez de l'autre, vous avez déjà remarqué ? Elle scruta le fond de quatre ou cinq verres déjà utilisés, en choisit trois, puis les servit à ras bord. - Tant pis. Le whisky leur donna un sérieux coup de fouet. Il parvint même à les sortir peu à peu de leur marasme. Et 137


Richard allait rentamer l'histoire de son dernier échec amoureux avec une bonne humeur retrouvée, quand arriva le serveur qu'elle avait volé. Le voyant s'approcher, elle prit la bouteille et se cacha sous la table, se penchant jusqu'à coucher sa tête sur les cuisses de Valentin. Il ressentit de la honte, ce qui était rare. - Mademoiselle, je vous vois... c'est stupide... Elle se releva. Ses yeux plus que jamais étaient ceux d'une louve. La bête féroce, cette fois. Le serveur ne se laissa pourtant pas intimider. - Mademoiselle, le whisky, c'est pour tout le monde... - Ah non, je l'ai volé. Il est à moi, maintenant. - Bien. Vous l'avez volé. Il n'est donc pas à vous... - Dans ton monde pourri basé sur l'échange financier et la propriété, non, effectivement, gros gland. Mais qu'est-ce que tu veux. C'est un mariage. On est en famille. Et la famille est un milieu dépourvu de transactions, et de propriété. Autrement dit, ici, le vol n'existe pas. - Allons, Mademoiselle... - Non. Elle avait l'air franchement agressif. - Mademoiselle, je vais devoir en parler aux mariés... - Mais vas-y... Comme il commençait sans doute à sentir qu'il n'aurait pas le dernier mot, le serveur soupira, fit volte-face et se dirigea, comme il l'avait dit, vers la table d'honneur. Tourterelle se demanda si se faire une nouvelle fois remarquer, pour lui et Richard, était bien opportun. Le serveur s'adressa d'abord à Thierry, lui exposant son problème à l'oreille. - Ben oui, évidemment. C'est à lui qu'il s'adresse en premier, commenta la punk. Thierry se pencha ensuite vers Céline et lui transmit 138


l'information. Céline dirigea son regard vers eux. La punk lui fit un grand salut du bras et levant la bouteille au-dessus de sa tête, la lui montra du doigt. Céline sourit et répondit à son salut en levant le pouce. - Elle te pardonne tout, à toi, s'étonna Tourterelle. - Je lui pardonne bien de se marier... dit la punk. Puis elle les resservit. - Mais vous au fait, qui êtes des garçons gentils comme il faut et qui n'avez rien contre le mariage et tout, comment ça se fait que vous ne vous amusez pas ? Ils ne purent pas répondre. Céline s'était levée et les invités de la table d'honneur frappaient leurs verres avec le dos de leurs couteaux. C'était l'heure du discours des mariés. 37 Son discours, Céline l'avait voulu amusant. Elle comptait y parler de ses futurs amants. Quand sa patronne avait commencé à le lire, en l'essuyant dans la cuisine, elle s'était sentie un peu honteuse. Elle avait bien remarqué qu'il ne la faisait pas même sourire. Mais il ne s'agissait pas de ça. Si Mme Doucet l'avait fait revenir en cuisine avec le discours, c'était pour lui parler d'autre chose. Traditionnellement, commença-t-elle par expliquer, le discours du marié, ou de la mariée, comme ça n'avait plus d'importance aujourd'hui, était le moment de remercier ses parents avant de quitter symboliquement leur foyer. C'était ce que tout le monde faisait, et même si les raisons qui l'y avaient poussée étaient compréhensibles (elle voulait certainement ne pas trop évoquer son père pour ménager sa mère), le fait que Céline fasse complètement l'impasse sur ce sujet risquait quand même de choquer un peu. C'était du moins ce qu'elle 139


pensait. - Votre Maman ne va pas très bien, ce soir. Vous savez quoi ? Faisons-lui le plus beau cadeau du monde ! - Le plus beau cadeau du monde ? Mme Doucet porta la main à son cou et la posa sur le collier de sa fille avec un sourire entendu. - Ce qui vient du cœur d'une fille, Céline... Devant cet élan lyrique inattendu, Céline rit presque. Mais Mme Doucet continua : - Votre Maman est une femme formidable. Douce, sensible. Remerciez-là pour ça... Céline se dit que ça n'était en fait pas une si mauvaise idée. Bien sûr, elle n'allait pas réécrire tout le discours maintenant... Mais il suffirait, par exemple, de rajouter une courte partie, une fin plus solennelle, où elle pourrait parler de l'amour maternel et du modèle que sa mère lui avait apporté. Ce serait même un contrepoint parfait au début comique. Elles retravaillèrent donc le discours ensemble, qui au final donna ceci : « Chers amis, Sur le site « cordocou.com »... (elle fit une pause qui provoqua, déjà, quelques rires) -c'est véridique- j'ai lu il y a quelques mois que Nicolas de Chamfort avait dit : « Le mariage et le célibat ont tous deux des inconvénients, mais il vaut mieux préférer des deux celui dont les inconvénients ne sont pas sans remèdes. » « C'est pourquoi, Thierry, je souhaiterais maintenant poser ainsi les bases de notre nouvelle vie. » Elle déplia le papier taché. Ses mains tremblaient. Sa 140


voix un peu, aussi : « Mon amour. Tu es attentionné. Sensible. Intelligent. Inventif. Intrépide et débrouillard. Persévérant. Drôle. Presque parfait, et même putain de canon à mon avis... » Elle fit une pause et il y eut des hurlements et des sifflets, puis des applaudissements. Le décalage entre l'image que la plupart avaient d'elle d'une part, et le gros mot d'autre part, avaient bien eu l'effet escompté, et elle le ressentit comme une petite victoire personnelle sur Mme Doucet, qui lui avait conseillé d'enlever ce mot « laid ». Thierry voulut se lever mais elle le repoussa doucement, en disant : « Presque parfait... Parce que tu es un homme, aussi, quand même. Et donc parfois aussi sale, grossier, égoïste, fainéant, prétentieux, irréfléchi et immature. Un homme, quoi...» Tout le monde rit. « Alors je me suis dit que, vu que je serais forcée d'en prendre pour prouver que Nicolas de Chamfort avait tort et que le mariage n'est pas l'état des inconvénients sans remèdes, j'allais te faire maintenant la liste de mes futurs amants. Comme ça, si tu les croises à la maison, tu ne seras pas surpris. » Il y eut des cris et des rires encore. « D'abord, donc, il me faudrait un chauve baraqué, 141


genre marin, avec une boucle d'oreille et des dents blanches. Un qui sache à quoi sert l'endroit du fond de la maison que j'appelle buanderie... Un à qui elle n'apparaîtrait pas comme un rêve à demi réel, fait il y a deux ans, d'une pièce fraîche où une mystérieuse machine blanche était à réparer ou à racheter... Quelqu'un qui la fréquente, et qui sache aussi que « plus c'est chaud plus c'est propre » n'est pas un vrai principe fondamental de l'art de la lessive. Qui sache même qu'il est indélicat, quand on a fait la connerie, d'essayer de la cacher en me disant que j'ai grossi... » Il y eut des murmures dans le public. « Oui oui, c'est arrivé... » Les murmures se muèrent alors en huées turbulentes. « Vous voyez? Ce que je disais... dit la punk. Vous voyez? C'est des rêves de femme, ça ? Super. Et pourtant, je l'aime... C'est incompréhensible... - Déjà, c'est elle qui parle. - Ouais. T'as raison. - Et puis c'est souvent comme ça, les amis, remarqua Richard. Regarde Valentin : il est rempli à 80% de THC, ça le fait planer plus loin que Mars, il se prend alternativement pour un tueur à gages et pour un pâtre amoureux, et pourtant je reste son pote... Valentin ne prit pas la peine de relever. - Mais on est plus que potes, avec Céline ! Je crois même que le seul vrai problème entre nous, c'est qu'elle est pas gouine... - Ah? Parce que tu l'es, toi? - Je m'efforce... dit la punk. Mais j'y arrive pas toujours bien, c'est vrai... » Elle avait un regret sincère dans la voix. 142


Céline continua : « Il m'en faudra aussi un performant. Un sportif. Un athlète, même, capable de... Enfin... Vous voyez ce que je veux dire? Réactions dans le public. « Oui, de se lever du canapé pour répondre au téléphone par exemple. Ce serait déjà pas mal. Elle avait espéré plus de rires sur celle-là. « Et puis ce qui est bien, avec les sportifs, c'est leur insensibilité à la musique. Tout le monde a bien vu, tout à l'heure à l'église, comme il jouait bien? «Oui!» cria-t-on. Et il y eut des applaudissements. « Bravo. Tu peux encore faire ton beau. Ça avait l'air difficile à jouer, hein? Tout le monde a bien vu qu'il y avait beaucoup de boums avec des tacs et des tching un peu partout? Je peux vous dire, en connaissance de cause, que c'est difficile. À entendre, tous les matins avant qu'il n'y arrive, surtout... On la hua à son tour et elle en sourit. « Le dernier, ce sera un chef d'entreprise. Un grand patron. Avec beaucoup d'argent et de distinction. Du genre à pouvoir nous aider à rembourser tout ce qu'on a payé pour aujourd'hui, déjà...

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Rires. « Et puis à ne pas mettre ses doigts dans son nez, aussi, et encore à ne pas passer la nuit avec les copains à jouer au mikado avec des spaghettis, ni à s'endormir allongé devant le frigo de ces mêmes copains, torse nu, avec un paquet de gruyère râpé à la main et des vermicelles dudit gruyère plein les poils, la veille de son mariage. Oui, ça aussi, c'est arrivé... Il y eut des cris et des rires encore. Thierry, embarrassé, eut l'air de se demander qui l'avait si bien informée. « Ne cherche pas, c'est Richard qui a cafeté. Pour se protéger lui-même... - Hé! non! » démentit trop fortement Richard, depuis leur table. Céline reprit son sérieux. « Mais j'ai réfléchi à tout ça... Et puis, je me suis dit que, peut-être, tu étais capable d'être tous ces amants-là. « Je crois que je vais gerber, dit la Punk. Ça dégouline trop, là. - Attends, c'est presque la fin. « Que je n'ai qu'une chose à te demander, c'est de continuer à être surprenant. Et je sais que tu le seras. Parce que jusqu'ici, ça t'a toujours coûté encore moins cher que de te lever du canapé. Et que c'est peut-être juste ça l'important. Alors voilà. Je t'aime, mon amant. » Céline avait à peu près prévu de finir là. Le reste était ce 144


que Mme Doucet l'avait poussée à rajouter. « Mais il y a quelqu'un d'autre que je dois remercier, au moment où je vais construire une famille. Car s'il y a une leçon que j'ai reçue d'elle, c'est bien celle-là. Que la fidélité est une arme invincible, et qu'il est beau d'aimer pour toujours. Quelqu'un dont la douceur et la patience me font un modèle, et que j'aime pour ça. Merci Maman. » Ce sur quoi sa mère éclata curieusement en sanglots, et se précipita aux toilettes. La salle en resta silencieuse. Céline aussi. Le photographe l'aveugla de son flash, ses mains tremblèrent, elle inspira fortement, se reprit, et retrouvant son aplomb, rappela comment, autrefois, le mariage était le moment crucial où une femme quittait le giron parental pour entrer dans la famille qu'elle allait construire avec son mari, remercia ses parents, de nouveau, et exprima sa certitude quant à la capacité de son mari tout neuf à assurer la relève et à la rendre heureuse. Cendre but un demi-verre de whisky cul sec. La mère de Céline reparut à la porte des toilettes, et fit un geste pour montrer que tout allait bien ; un soulagement général provoqua alors des applaudissements redoublés ; et tandis que Thierry se levait pour l'embrasser, son frère lança des « Et pour la mariée hip hip hip ? » auxquels tout le monde répondit « Hourra ! » d'une voix énergique. Le DJ lança un medley, tandis que sa mère sortait maintenant discrètement de la salle. Céline la vit, de loin. Le photographe en prit encore une, regarda le résultat, et fronça les sourcils, contrarié. 38 Montrant la Louve, Maman dit : 145


- C'est quoi, ça? - C'est la Louve, dit Brutus. - La Louve? - Ouais. On l'aime bien. Alors on l'a adoptée. Tourterelle acquiesça timidement. Cardin haussa les épaules. - Adoptée ? - Ben oui... On peut pas la relâcher. J'ai dit « rue d'Elfort ». - Tu... Mais il est con ! - Oui, on lui a dit, déjà, approuva Cardin. - Alors là non, Brutus ! Tu passes les bornes ! Vous ne croyez pas que vous en avez déjà assez fait comme ça pour aujourd'hui? Vous vous rendez compte de ce que ça nous coûte, l'hélicoptère? Et le pilote ? Tiens, à propos, Henri, tu peux t'occuper du pilote ? Henri s'éloigna vers l'hélicoptère. Maman se passa la main sur le visage. - Alors, c'est d'accord ? insista Brutus. Il y eut une détonation. Henri venait d'abattre le pilote. - Non... Brutus... On n'adopte pas les êtres humains! - Et nous alors? - C'est différent, gros... Vous le savez bien... - Ben... Justement, dit Tourterelle. C'est peut-être pas si différent que ça. Elle a l'air d'être comme nous. C'est pour ça qu'on l'aime bien, aussi. - Vraiment? s'étonna Maman. - Elle s'en foutait complètement, pour Michel. - Ouais, complètement, s'empressa de confirmer Brutus. Allez, juste une ou deux semaines... Maman réfléchit un instant. Lui et la Louve se dévisageaient bizarrement. - Ça ne te fait rien, ce qu'ils ont fait de Michel? - Ben... Comme je leur disais, c'était un gros connard... J'aime 146


pas trop ça, les gros connards. - Ah. La question n'est pas vraiment là, en fait. Est-ce que tu sais ce que c'est que la compassion ? - Euh... Oui... - Eh bien eux non. - Je sais. - Tu n'imagines pas à quel point. - Si, si. Ils m'ont tout raconté dans l'hélicoptère. Le cortex machin, tout ça... - Ah non ! s'exclama Maman. Il était furieux, maintenant. - Bon, Henri ! Avec une adresse et une rapidité qui étonnaient toujours Tourterelle, à cause de son gabarit, Brutus glissa la Louve derrière son dos et dit : - Non ! - Ouais, et puis moi j'ai quelque chose à proposer, dit la Louve. Maman resta déconcerté de leur solidarité. Si bien qu'il demanda : - Quoi ? - On peut discuter tranquilles, tous les deux ? - On n'a pas vraiment le temps, là, non. - Garde-moi, alors. Maman réfléchit. - Bon. Il est temps qu'on y aille. On verra à la maison. Brutus lui sauta au cou. - Merci Maman! - Arrête ça! Monte dans la voiture. Ils mirent la Louve dans le coffre et revêtirent des uniformes. Au cas où il y aurait des barrages de police. Maman portait déjà le sien. - Tu vois ? On n'est pas méchant, en fait, dit Brutus à la Louve en fermant le coffre. 147


39 Céline, les deux mains appuyées contre le lavabo, faisait le bilan pour se calmer. Mais ça avait plutôt l'effet inverse. Sa mère avait donc recommencé à pleurer, le Champagne était mauvais, le punch de Renee gâché -il en restait des litres, l'ikebana renversé, et l'ambiance d'un morne à se tuer, à cause de ce DJ de supermarché, con comme un vigile, dont la programmation donnait plus l'impression de pousser un caddie qu'envie de danser. Pour des gens comme Valentin, Richard et la plupart des copains musiciens de Thierry, ça ferait sans doute de son mariage juste un samedi soir où ils iraient se coucher plus tôt que d'habitude. Elle s'en voulut de penser encore à eux, et à l'image qu'elle voulait leur donner. C'était sa mère, le plus grave et le plus important. Elle l'avait rejointe après, espérant un éclaircissement. Mais elle s'était contentée de se remettre à serrer les poings et à trembler, en disant qu'elle était désolée et que tout était de sa faute. La dépression avait l'air d'être revenue. Céline n'avait pu que la calmer un peu, avant de la ramener à sa table. Mme Doucet entra dans les toilettes. - Ah! Sophie! Vous êtes là? Céline se sentait incapable de répondre. - Eh bien... Ce discours!... c'était un peu raté, non? C'était précisément ce que Céline avait tout sauf envie d'entendre dit à voix haute, et par cette voix-là. - La réaction de votre mère... Vous avez vu ? Oui, elle avait vu... 148


- Le début... c'est peut-être ça. J'aurais dû vous prévenir... J'avais un peu senti, j'avoue, que tout ne passerait peut-être pas forcément... Ses lèvres s'étaient contractées avec dégoût. - J'ai essayé de vous le dire, mais... Non, ce n'était pas la première partie du discours qui avait choqué sa mère. Il fallait être bien pauvre psychologue pour le penser. Mais Céline n'avait plus la force de la contredire. Elle aurait voulu mourir, à l'instant, ou que la salle s'écroule, ou l'étrangler, à la rigueur. Juste que quelque chose de plus grave chasse l'horreur du rien qu'elle se sentait être. - Bon. On vous attend pour un jeu, maintenant. Vous venez ? Céline se sécha les yeux et prit une grande inspiration. Puis elle suivit Mme Doucet. Mais la porte passée, elle s'arrêta. Il lui sembla qu'elle n'aurait jamais le courage de traverser la salle. C'était trop de lumière et trop de bruit. -Remettez-vous! Vous avez l'air complètement bouleversée! La dépression se définit par sa chronicité. C'est ce qui la rend maladie, et ça a quelque chose de rassurant parce qu'une maladie, ça ressemble déjà à une cause. Mais on a aussi parfois de bonnes raisons de pleurer. Chantal, par exemple (la mère de Céline) avait une bonne raison de pleurer. Quand ils étaient jeunes, elle et Patrick étaient tous les deux engagés politiquement. Chantal dans un collectif féministe et Patrick à la tête d'un syndicat étudiant. C'était comme ça qu'ils s'étaient rencontrés : le syndicat de Patrick avait défilé un jour avec son collectif, pour le droit à l'avortement. Elle n'y avait pourtant pas pensé, à l'avortement, quand elle était tombée enceinte par accident deux mois plus tard. Ils s'étaient mariés, et avaient eu Céline. Se marier si 149


jeunes était un peu piquant. Elle avait aimé ça ; c'était bien la première fois que quelque chose piquait, dans sa vie. Elle avait été une petite fille sage, une étudiante studieuse et une jeune fille rangée jusque là. À cause de ce bonheur nouveau, Chantal avait arrêté ses études, et laissé tomber le féminisme. Patrick, lui, avait continué à avancer. Il était passé du syndicat au parti, avec très vite d'assez hautes responsabilités. Il s'était assagi avec le temps, mais elle ne l'en admirait pas moins. S'il était moins passionné, il était devenu plus important. Il devait longtemps sembler à Chantal que cette importance lui donnait toujours raison. Ils n'étaient jamais parvenus à faire un petit frère à Céline. Après analyses, on découvrit qu'elle était un miracle. Ça venait d'elle, et elle en fut déprimée. Mais ils se firent à l'idée. Céline fut un peu trop gâtée peut-être. Elle fut en tout cas particulièrement difficile à l'adolescence, au point que de ses quatorze à ses seize ans, elle ne lui parla presque plus. Elle passait ses soirées entre la télévision et ses copines, et traitait ses parents de cons. Patrick disait, pour blaguer : « Heureusement qu'on n'a réussi à en faire qu'une ! » Chantal, elle, prenait son mal en patience. Son instinct maternel (elle y croyait) et les magazines qu'elle lisait (elle y croyait aussi) le lui disaient : Céline avait besoin de se construire son univers désormais, et elles reprendraient le contact quand elle y serait parvenue. Elle accepta la distance. Mais elle s'ennuya un peu, alors. Et elle grossit. Pour y remédier, elle redécora la maison et prit des cours de Taï-chi. Ce ne fut pas suffisant. Elle se sentait vide. Sans jamais l'avouer vraiment ni l'exprimer, mais elle se sentait vide. Elle pleurait seule, parfois.

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Puis Marcel revint d'Amérique. Il était arrivé sans autre bagage que Renee, au manoir, chez la mère de Patrick. Il n'avait voulu prévenir ni par courrier, ni par téléphone. Il s'était dit que pour renouer le contact avec la famille, il vaudrait mieux qu'il soit là en chair et en os. C'était mieux, pour s'expliquer. Mais il n'y eut pas d'explication, le soir où on réunit tout le monde au manoir. Son père, qui s'était le plus fâché à son départ, était mort depuis cinq ans. Sa mère avait pleuré de joie. Quant aux autres, comme ils connaissaient déjà globalement son parcours, dont il les avait tenus informés par des lettres à peu près bisannuelles depuis son départ, et que raconter seize ans d'absence en une seule soirée était impossible, paradoxalement, ils ne posèrent pas vraiment de questions : devant la masse de l'inconnu, on ne savait par où commencer. On parla de choses banales et terre à terre. De leurs difficultés administratives, pour les papiers de Renee, par exemple. Il y eut des discussions qui ne les concernaient même pas. Patrick demanda ainsi des nouvelles des Monuments Historiques à sa mère. Il était urgent de refaire la toiture de l'aile nord du manoir et les autorisations tardaient à arriver. De cette soirée, Patrick ne sembla retenir que deux choses : que la petite amie de Marcel était grosse, et noire, ce qui le faisait sourire ; et bien que Marcel ne se soit finalement exprimé que très peu, que son frère n'avait pas changé. Il l'avait dit, dans la voiture au retour, avec une sorte de blâme ironique dans la voix. C'était une vue bien concise selon Chantal qui, elle, les avait trouvés fascinants tous les deux. Mêmes s'ils n'avaient pas dit grand chose, il y avait quelque chose de particulier dans leur regard. On aurait dit qu'ils voyaient plus loin que tout le monde. 151


À cause de cette curiosité qu'ils éveillait en elle, elle avait proposé de les aider, pour les démarches administratives. Elle participa du coup aussi à leur emménagement. Elle en avait une expérience récente, puisqu'elle venait de refaire sa propre décoration, et elle s'amusa beaucoup à agencer les meubles avec eux. D'autant plus qu'ils suivaient souvent son avis et qu'elle n'avait jamais eu l'habitude que qui que ce soit suive son avis en s'y intéressant vraiment. Elle continua à passer beaucoup de temps chez eux, après l'emménagement. Elle s'y sentait bien. Ils avaient notamment des conversations de fond telles qu'elle n'en avait plus entendues depuis longtemps. Ils parlaient de choses comme l'amour, par exemple, dont Chantal n'osait parler ni avec Patrick, ni avec ses amies du Taï-chi. De l'amour, Renee avait dit que c'était un don de « Jah » destiné à faire « tenir aux lions les deux extrêmes pouvoirs qui dépasseraient toutes les compréhensions humaines » et qui consistait dans la « fascination des lions pour les lionnes, quand leurs corps sont nus comme la lune ». Tout ça était un peu obscur, mais très beau. Marcel, de son côté, racontait des histoires étonnantes. Elle se demandait souvent si elle devait vraiment le croire. Il prétendait, entre autres, avoir survécu à une tornade, à une attaque des indiens, et à une course-poursuite avec des trafiquants d'or dans les rues de Cayenne. De temps en temps, elle essayait de raconter ces histoires à Patrick. Ça ne l'intéressait pas. C'était dommage, parce qu'elle aurait aimé partager ça avec lui. C'était peut-être qu'elle racontait moins bien que Marcel, aussi. Marcel travaillait beaucoup. Il prenait ses études en 152


Histoire de l'Art au sérieux. Quand il travaillait, que Renee allait se promener seule dans les dunes, comme elle le faisait souvent, et que Chantal préférait rester au chaud, elle lisait devant la cheminée, une infusion à la main, des livres que Marcel achetait par dizaine toutes les semaines dans le cafélibrairie du petit port de pêche à deux kilomètres de chez eux, dont le patron devait un jour devenir son premier éditeur. Des romans contemporains, essentiellement. Chantal n'en avait pas lu beaucoup depuis la fac. Elle avait oublié qu'elle aimait ça. Elle en dévora à la pelle. Ça finit même par amuser Patrick. Il appela ça sa crise de lecture comme on parle de crise d'adolescence. Elle n'y prêta pas vraiment attention. Patrick y mettait le miel de l'ironie, de toute façon, parce qu'il y avait quelque chose qui le rendait comme soudain mal à l'aise, à chaque fois qu'on évoquait son frère. Les infusions, c'était Renee qui les préparait. Leur goût était surprenant, mais surtout elles accroissaient mystérieusement sa capacité de concentration. Elle le sentait. Marcel expliquait, convaincu, que c'était parce que Renee était un peu sorcière, et qu'elle descendait de la reine de Saba. Chantal voulait bien y croire. Renee avait effectivement le port aérien d'une reine. Et un jour que Chantal lui parlait de son admiration pour Patrick, elle lui avait dit : - Oui ma chérie. Mais tu vois cette pierre, sur ce meuble ? Chantal voyait. - De ces deux choses, laquelle est la plus lourde ? La pierre était une pierre plate, une sorte de grand galet que Renee avait dû ramasser dans les bois. - Le meuble ? - Non, la pierre ma chérie. - La pierre ? On n'en avait pourtant pas l'impression. 153


- Oui ma chérie. Parce qu'on aime le poids des pierres. » Chantal avait senti qu'il y avait de la sagesse là-dedans, même si elle n'avait pas tout compris. Quant aux infusions cependant, leur secret était qu'elles étaient légèrement parfumées au cannabis. Renee le lui avait avoué. Chantal avait eu un mouvement de surprise, mais Renee avait ri, et elle avait ri avec elle. « Mais oui, du cannabis ma chérie ! » avait-elle confirmé. « Oh, juste un peu tu sais... » Chantal aimait que Renee l'appelle « ma chérie ». Ce fut à cause de la frustration de ne pas pouvoir partager cet univers si particulier qui était le leur avec Patrick, que Chantal suggéra à Marcel l'idée d'écrire un livre qui rassemblerait toutes ses histoires. Il trouva l'idée bonne, et le fit. Ça agaça Patrick davantage encore. Il ne lut que cinq pages de la première édition, et n'y vit qu'un drôle de délire mythomane d'une pauvreté de style accablante. Ce livre, comme les études en Histoire de l'Art, lui parut même n'être qu'un nouveau prétexte pour éviter de trouver un vrai travail. Marcel devait vivre sur ce qui lui restait de la vente du restaurant, là-bas, et quand il n'y en aurait plus... Quand il n'y en aurait plus... On savait sur qui ça allait tomber. Plus Chantal connaissait Marcel, et plus il lui semblait que Patrick se trompait sur son frère. Elle s'était posée la question de la cause de cette erreur dans laquelle il persistait si énergiquement, et avait compris le jour où il lui avait dit, agacé par son insistance : - Je ne peux quand même pas accepter qu'on dise qu'il a fait les bons choix ! Et moi alors, j'aurais travaillé pour rien ? 154


Après le prix Kessel, Patrick se remit cependant à la lecture. Il se sentait bête de ne pouvoir répondre à ceux qui lui parlaient du livre de son frère, qui était devenu un peu célèbre. Sa réaction fut de colère alors. Il avait pensé à leur mère surtout. Qu'elle puisse lire ces horreurs le choquait. Par « ces horreurs » il entendait les histoires d'amour de Marcel avec Moxueqin et Renee et Helmut. Patrick avait l'ouverture d'esprit de son parti, dans le domaine de la sexualité comme ailleurs. Du moins il la professait. Il était étonnant que ces passages l'aient choqué. Chantal les relut pour voir, en essayant de faire abstraction du fait que le narrateur était Marcel. Elle avait déjà lu de la littérature érotique, à l'époque de la fac. Ça avait été une politique du collectif. Pour la révolution sexuelle. Dans ses souvenirs, il y avait globalement deux écoles. Celle de ceux qui y allaient franco, et écrivaient des choses comme « verge turgescente » et ceux qui restaient volontairement évasifs avec l'idée que suggérer est toujours mieux que montrer, pensant atteindre le sommet de ce qui était admissible avec des choses comme « je lui passai la main entre les cuisses ». Elle n'avait trouvé passionnants ni les uns ni les autres. Chez Marcel, c'était différent. Ce n'était ni une mécanique des femmes ni une mécanique du langage. Le sexe était toujours une expérience neuve, parce que Moxueqin avait un pénis et parce qu'Helmut, Renee et Marcel étaient trois, certes, mais surtout parce que Marcel ne décrivait que des gestes qui avaient du sens et que ses histoires d'amour avaient le pouvoir évocateur des grandes épopées. Quand elle avait voulu en reparler à Patrick, pour qu'il pardonne à son frère de s'être autant dévoilé, disant qu'elle ne 155


trouvait pas si « horribles » les passages qu'il incriminait, elle, il avait répondu : - Bien sûr ! Soutiens-le ! Et il était parti en claquant la porte. Elle avait trouvé cette réaction démesurée. Patrick commençait en fait à lui en vouloir de fréquenter autant Marcel et Renee ; elle le sentait depuis un petit moment déjà. Un soir qu'elle rentrait tard, parce qu'elle avait voulu finir un John Irving avant de partir, ça tourna même mal. Il se plaignit de l'heure à laquelle elle arrivait : il avait faim. Comme elle s'excusait, et qu'histoire de partager un peu de son plaisir elle expliquait le truc de l'ours, qui l'avait fait rire, il l'interrompit, disant qu'il avait du travail, et autre chose à faire que de lire des romans, lui. Il y avait de la foudre dans ses yeux. Elle tenta de terminer son histoire mais il lâcha un grondement bestial en contractant les mâchoires et en avançant les dents, mimant deux boules à son cou avec ses deux mains. Ça symbolisait deux couilles ; les hommes font ça parfois, quand ils s'énervent. Elle tenta de prendre la direction de la cuisine, décidée à y rester le temps qu'il se calme, mais il la rappela pour lui reprocher d'avoir laissé Céline toute seule toute l'après-midi. Céline avait dix-sept ans. Puis il partit en claquant à nouveau la porte, et en faisant rugir le moteur de la voiture comme s'il avait voulu la précipiter contre le mur du garage. Elle en resta un long moment tremblante et interdite. Il rentra, trois heures plus tard, mais alla se coucher directement, sans lui parler. À partir de ce jour, elle passa moins de temps chez Marcel et Renee.

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Ce ne fut pas suffisant. Un soir, Patrick lui raconta qu'il avait par hasard croisé Marcel en ville. Il avait dit « sa grosse doudou» en souriant, pour parler de Renee, et comme il recommençait à être bête avec ça, elle l'interrompit en disant : « Oh, arrête... » Elle s'était surprise elle-même. Elle le contredisait rarement aussi directement. Lui ne finit pas sa phrase. Il s'assit, commença à manger en silence, et ne répondit plus que par grognements à ses questions. Elle arrêta bientôt d'en poser, puis même de parler. On regardait la télévision. La tension était telle que quand vint le dessert, ni Céline ni elle n'osaient plus le regarder. Elle avait fait une charlotte. Il adorait ça, la charlotte. Mais il refusa d'en manger en disant qu'il n'avait plus faim. Il se punissait pour qu'elle s'en sente coupable. C'était volontairement blessant : il savait qu'elle l'avait faite pour lui. Pendant qu'elles en mangeaient, elles, de la charlotte, il se mit ensuite à débarrasser en faisant beaucoup de bruit avec les assiettes. Elle osa lui en faire la remarque et il répondit : « Évidemment ! Mais emménage là-bas, tant que tu y es! Céline et moi, on va se débrouiller ! » Elle ne sut que dire. Il lâcha une assiette par terre. Céline se mit à pleurer. Elle lui dit de monter dans sa chambre, l'accompagnant sur quelques mètres. Il lui reprocha de vouloir l'éloigner de lui. Il força Chantal à faire demi-tour en lui tordant le bras. Elle hurla. Il lui dit de la fermer et il la secoua par les épaules. Elle le supplia d'arrêter. Il lui frappa la tête contre la plinthe de la porte et elle saigna. Et ils allèrent aux urgences, où il réussit à se calmer suffisamment pour rire de sa chute avec elle devant l'interne de garde. Patrick n'avait jamais été vraiment violent, avant. Chantal réfléchit longtemps à ce qui était arrivé ce soir-là. Elle finit par se rendre compte de sa part de responsabilité. Cette 157


sorte de vacance de son rôle de mère et d'épouse, qu'elle commençait à prendre chez Marcel et Renee, avait quelque chose de puérilement égoïste. Elle s'était assimilée à ces êtres exceptionnels par envie, mais ne valait pas la moitié de leur amitié. Céline et Patrick étaient le seul sens de sa vie. Elle avait cessé d'être leur soutien. C'était les trahir. Elle avait été bien rapide à condamner la jalousie de Patrick. Le vertige qui la prenait, quand elle pensait à l'absence de son développement personnel, ces dernières années, elle l'enfouit donc sous le tapis. Elle était mère et devait tenir son rôle mieux que ça. Marcel avait pris la mauvaise habitude de rire de Patrick en l'appelant « M. le député » quand il s'énervait trop. Un jour, dans une réunion de famille, Patrick finit par éclater, et lui dire : « Oui, député... C'est une responsabilité, ça, Marcel. Tu sais ce que c'est, une responsabilité ? Non... Tu n'en as aucune idée. Tout ce que tu sais faire, c'est fumer des joints et écrire ces... horreurs en attendant d'être dans la merde. C'est un peu facile, de partir dans le scandale, de jouer les touristes, et de revenir quémander de l'affection seize ans plus tard, en recommençant. » Puis il avait ajouté qu'il était égoïste et sans honte. Que ses cochonneries, il aurait pu les garder pour lui. Et qu'il se casse et ne refoute plus les pieds chez lui. Cette dernière décision était arbitraire et despotique, dans la mesure où elle coupait aussi Chantal de ceux qui étaient ses seuls vrais amis. Néanmoins, elle l'accepta. Patrick était surmené, à cette époque. On prévoyait une réforme de l'enseignement supérieur, et c'était un peu sa spécialité, l'enseignement, parce qu'il avait déjà mené des actions locales à ce niveau. La commission à laquelle il appartenait était en 158


lien direct avec le ministre et il voulait faire bonne impression. Il se défonçait au travail. Littéralement. Il était épuisé. Il fit même un infarctus. Après cet infarctus, il dut arrêter le surmenage, et changea brutalement. Il délégua tout ce qu'il pouvait de son travail, c'est-àdire beaucoup ; les règles de l'Assemblée étaient tout de même faites pour qu'un tas de messieurs d'un certain âge puissent y survivre confortablement. Et il redevint gentil. Parce qu'il avait failli la perdre, il trouvait la vie riche et belle. Il recommença aussi à fréquenter son frère, même s'ils n'avaient généralement pas grand chose à se dire. Céline aussi allait mieux. Elle avait recommencé à lui parler, et elle avait trouvé un petit copain que Chantal aimait beaucoup, parce qu'il était un peu artiste. Ils reformaient une famille heureuse. Ou presque. Parce qu'elle ne recommença pas à aimer Patrick pour autant. Sa nouvelle gentillesse l'agaçait, même. On aurait dit qu'elle reposait sur une sorte de peur, et qu'il n'était pas tout à fait lui-même. Qu'elle avait quelque chose d'insincère. Elle s'en voulut encore. C'était l'infarctus qui l'avait marqué. C'était normal, et elle aurait dû être capable de continuer à aimer son mari avec cette sorte de handicap. Pire, elle fit quelques rêves érotiques dans lesquels Marcel lui faisait l'amour. Elle se sentit alors carrément monstrueuse, et poussa ces nouveaux sentiments sous le tapis, avec le vertige du vide. Elle ne fut dès lors plus que l'ombre d'elle-même, si du moins elle-même existait encore. Ce qu'elle ne savait pas, c'était que Céline y était pour quelque chose, à la nouvelle gentillesse de son père. Elle avait 159


vingt ans maintenant, et des copines féministes d'une autre trempe que le groupe d'étudiantes de Chantal à son époque. Cendre en faisait partie. Cendre était une punk qui pensait qu'un homme bon était un homme mort, ou pas loin. Céline avait en tous cas appris d'elle qu'il ne pouvait exister aucune, mais absolument aucune excuse pour que son père soit violent avec sa mère, pas même le surmenage, et la jalousie moins que tout. Sur la proposition de Cendre, elles avaient donc profité de l'infarctus pour passer le voir à l'hôpital et le menacer, mains au col de son pyjama sur son fauteuil roulant. Il avait eu peur, et beaucoup réfléchi. Céline aussi avait eu un peu peur, et ça lui avait fait quelque chose de voir son père diminué traité ainsi, mais quand elle avait vu les effets de leur action, et son efficacité, elle avait été plutôt contente. Puis il y eut le deuxième infarctus, fatal. La veille, Chantal était restée dîner chez Marcel et Renee. Elle avait téléphoné pour demander la permission à Patrick de les laisser manger tout seuls, lui et Céline. Elle venait de terminer un livre et ils passaient à table. Patrick la lui avait donnée, la permission, et sans reproches sous-entendus. Il était devenu comme ça. Elle but du vin, à table, et même un peu trop. Ils lui proposèrent de rester dormir. Il était en effet peu prudent qu'elle prenne le volant. Elle avait songé un instant à Patrick, mais décidé de rester. Elle le trouva par terre, devant le canapé du salon, en rentrant le lendemain matin. C'était assez terrible, comme coïncidence. Si elle avait été à la maison, elle aurait peut-être pu appeler une ambulance à temps. Elle l'avait presque tué. Mais ce qui la plongea dans des abîmes de culpabilité, c'est qu'elle ne le regretta pas. Elle ressentait plutôt comme un énorme soulagement. Vis-à-vis de l'homme bon qu'il était devenu ces derniers temps, c'était 160


honteux. Alors elle travailla son rôle de veuve. Elle prit l'habitude de concentrer ses pensées sur tous les moments heureux qu'ils avaient vécus ensemble. Elle pleura beaucoup. Et avec le temps, elle s'érigea même en vestale de son souvenir, cherchant en permanence à raviver autour d'elle, d'une manière qu'on trouvait déplacée sans oser le dire, la douleur qui s'amenuisait naturellement chez les autres. Elle dut prendre des médicaments. Ça dura jusqu'à ce que Céline annonce son mariage. Ce jour-là, pour la première fois depuis longtemps, elle se regarda dans un miroir et se dit que le personnage qu'elle était devenu ne correspondait pas à celui que Céline pouvait espérer pour la grande fête qui se profilait. Elle prit donc une grande résolution. Ce mariage la ferait entrer dans une nouvelle période de sa vie. Elle apprendrait à vivre avec le vide et la culpabilité avant ce jour et elle ne pleurerait pas. Elle laissa tomber les lunettes noires et réduisit considérablement sa consommation de médicaments. Elle chercha à s'occuper. Marcel lui avait fait lire beaucoup de littérature japonaise et le Japon la fascinait. Elle prit des cours d'Ikebana. L'art floral lui semblait constituer une sorte d'essence pure de cette culture, ou du moins de ce qu'elle y aimait : le calme et l'art de faire du vide une perfection. Ça lui donna une esquisse de paix intérieure. Elle composa un certain nombre de bouquets pour le mariage, et notamment ce qui était en quelque sorte son chef d’œuvre : une énorme composition, chargée, et réalisée en collaboration avec Céline. Il était rare qu'elles fassent comme ça des choses ensemble. Céline vivait loin d'elle maintenant. C'était ce bouquet que Valentin avait renversé, tout à l'heure.

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Quand Mme Doucet l'avait convoquée pour lui annoncer qu'elle pensait que « Céline était complètement ivre », la patronne de sa fille lui avait paru en faire un peu trop. Elle avait doucement ri. Mais Mme Doucet s'en était vexée. Haussant un sourcil, elle avait dit : - Oh mais bien sûr... - Bien sûr ? - Oui, tout est là. Avec un tel laisser-aller, il ne faut pas s'étonner d'en avoir fait une évaltonnée... - Une évaltonnée ? Le mot avait encore amusé Chantal ; il correspondait trop mal à Céline. Si Céline avait des défauts d'organisation, c'était plutôt par excès. Elle avait ri à nouveau, tout en se demandant comment faire une sortie polie. - Vous savez, je crois que Céline est tout sauf une évaltonnée ! La patronne ne réagit pas. Elle semblait presque penser à autre chose. - Mais je vais lui en parler, si vous pensez que... c'est nécessaire... Chantal était prête à sortir de la cuisine, n'ayant nullement l'intention d'aller parler de son ivresse à sa fille. Si Céline avait bu un petit verre de trop, c'était plutôt bon signe. Elle la connaissait et savait qu'elle avait besoin de se détendre. Mme Doucet la rappela en lui disant : - Je suis veuve, moi aussi, vous savez... Comme ça n'avait aucun rapport avec la situation, Chantal s'arrêta, intriguée. Mme Doucet s'était affaissée négligemment, comme pour abandonner toute politesse parce que la conversation prenait un tour intime. Elle avait un air bienveillant : - Ça fait d'ailleurs un moment que nous parlons de vous, avec Céline. Je commence à vous connaître un peu, toutes les deux... Hé oui... Certes vous êtes douce, gentille, généreuse ! Et 162


vous avez beaucoup pleuré votre mari. Ce sont des qualités de femme admirables. Mais si cette douceur n'est qu'une manière de cacher le vide de votre vie, et les pleurs la culpabilité de certains désirs... Vous devez penser au modèle que vous êtes, à vous toute seule, pour votre fille. Nous ne voulons pas la rendre aussi malheureuse que vous l'avez été... Faites donc preuve d'un peu de caractère, pour une fois ! Mon Dieu... Tout est à l'image de votre ikebana, là... c'est un peu kitsch, vous savez. La mode du Japon est passée depuis longtemps. Mais surtout... Comment dire... on dirait parfois que vous n'avez aucune personnalité... Chantal avait alors vraiment éclaté en sanglots, et elle s'était effondrée sur la chaise la plus proche. Ces choses, sur le vide de sa vie et son manque de personnalité, elle se les était si souvent dites... Elle s'accusait vite, dans ces cas-là, de noircir le tableau, mais maintenant que c'était dit à voix haute, et par quelqu'un d'autre, ça lui semblait plus vrai que jamais. Mme Doucet, comme si elle avait dépassé son intention, s'empressa d'essayer de la consoler : - Allons, reprenez-vous. Je ne disais ça que pour vous aider... Puis, comme paniquée, elle demanda aux jumelles, qui jouaient devant la porte de la cuisine : - Soyez gentilles mes mignonnes, allez chercher votre tante Céline, vous voulez bien ? 40 Grâce au whisky, elle était maintenant aussi bourrée qu'eux. Elle pleurait presque. - Rah, mon ange... Mon ange, à la merci d'un homme ! Ça y est ! - Tu sais, ça fait un quart d'heure qu'on essaie de te l'expliquer, 163


mais « ton ange »... c'est pas toujours la douceur incarnée non plus... - Je t'emmerde... Elle est pure, mon ange... - Mouais, firent-ils ensemble, peu convaincus. Et comme enfin, elle leur en laissait la place, ils lui racontèrent tout : la conscience politique de Kévin, les leçons d'Emmanuelle, Julie et Clément, le caca de Gwendall, les anciens camarades de Thierry, et les babos. Pleine d'une admiration pensive, elle ponctua le récit de « la salope... » accompagnés de grands sourires. Elle était apparemment très fière de sa copine. - Vous avez dû bien me l'énerver, quand même. - Je crois qu'il n'y a pas que nous. Elle n'a pas l'air bien, depuis le début de la journée. Sa mère, en plus... - Oui. Le sujet était un peu tabou. La mère dépressive de Céline, c'était quelque chose dont on ne pouvait pas vraiment rire. Ils approfondirent donc plutôt le sujet des babos et des publicistes, débattant pour savoir quel groupe était le pire. Comme ils n'arrivaient pas à se mettre d'accord, elle finit par décider d'aller en juger par elle-même. Tourterelle, qui se levait pour la suivre, constata que son aptitude à l'équilibre avait diminué depuis la dernière fois qu'il s'était retrouvé en station verticale. La salle se mit en mouvement, du bas vers le haut, lentement d'abord, puis en une brusque accélération. La punk s'en cassa la gueule. Elle tomba avec sa chaise, et ne sauva le whisky que de justesse. « Merde ! » dit-elle, la bouteille à bout de bras. Comme ça avait fait beaucoup de bruit, les regards s'étaient tournés vers eux. Richard, titubant le doigt en l'air, dit : « Si j'étais vous, j'arrêterais de la regarder », et on lui obéit. Elle se releva en s'époussetant, et ils 164


firent marche vers la table des babos. « Salut les gauchos ! » fut sa formule d'entrée. Ils s'entreregardèrent sans répondre. - On peut s'asseoir ? reprit-elle. Ils ne répondirent toujours pas mais elle s'assit près de Sylvain, bousculant pour ça son voisin, et posa bruyamment la bouteille sur la table. - Cendre, se présenta-t-elle à Sylvain, lui tendant la main. Cendre ? Valentin se rendit compte qu'ils ne s'étaient pas présentés. Ce prénom bizarre comportait une sorte de tendresse qui lui allait mal. - Sylvain, dit Sylvain, acceptant la main tendue. Il y avait dans son regard beaucoup de répulsion. Il n'avait apparemment aucune envie d'entrer en discussion avec une punk bourrée. - Alors, Sylvain. T'es un pote aux cousins ? - Euh... Non, en fait, on était au lycée ensemble avec Céline et... - Non, pas les cousins des mariés, les cousins de banlieue... - Ah. Euh, oui, on en a parlé tout à l'heure, dit-il en montrant Valentin de la tête. - Voilà. Les mecs à casquette qui bouffent des burgers ; tu y es. Mais... qu'est-ce que t'as contre les hamburgers ? - Ben... dit Sylvain, sur le ton de l'évidence. C'est de la merde... Ça fit rire autour de lui. - Ah non. - Ben... Si... - Ben non. T'as déjà mangé de la merde, Sylvain ? Tu sais, c'est franchement pas bon, la merde. Personne ne voudrait manger ça, de la merde. Alors que les burgers... À un ou deux comme toi près de temps en temps, qui mangent des graines pour se sentir stylés, tout le monde aime ça, les burgers. C'est même le secret de leur succès, si tu veux mon avis. C'est que c'est chaud, 165


c'est gras, c'est mou, c'est hyper bon. - Ouais, dit Sylvain, arrangeant. Mais... - Attends. Tu vas me l'expliquer, ton « mais ». Mais déjà ça me fait plaisir que tu comprennes que personne n'aime bouffer de la merde. - Non, moi, je suis végétarien, de toute façon... De toute façon ? Quel rapport ? Un élancement de douleur logique emplit à nouveau le crâne de Valentin. - Mais je peux comprendre le plaisir de la viande, tu sais... Même, de temps en temps, j'en mange aussi. Non, ce que je voulais dire, c'est que la merde, c'est dedans, tu vois ; pour ta santé. Tu sais qu'ils rajoutent des produits dans le pain, pour te donner faim ? - Et si on en a rien à péter, de la santé ? - Hein ? - Ben ouais... J'en ai rien à foutre, moi, de ma santé. Regarde ce que je bois... Elle se resservit un whisky, et en versa aussi un à Richard et Tourterelle. - Alors là, évidemment... Il était déconcerté. - Ben c'est super alors. On va finir d'accord. Tu pourrais même changer, et conseiller le Mac Veau à tous les gens comme moi, maintenant... - Bien sûr, dit Sylvain. S'imaginer en prosélyte du hamburger l'amusait. Elle porta un toast : -À ceux qui n'en ont rien à foutre. Elle but. - Tu sais qu'on est nombreux, comme ça ? - Oui, malheureusement... Il avait dit ça sur un ton un peu moralisateur, conscient qu'il était de faire partie d'une élite. 166


- Eh oui. C'est terrible. J'ai même une copine vegan qui est devenue fan du Mac Veau, en une après-midi. Tu y crois, à ça ? - Euh... C'est pas vraiment possible... - Si si. Ça lui est tombé dessus, comme ça, en une après-midi. - Moi aussi, j'avoue, j'adore ça ! dit la nutellomane. Elle battait des records, elle. Cendre l'ignora. - Elle était au chômage, et elle avait postulé pour être équipière, là-bas. Ah oui parce que chez Mac Veau, on ne dit pas « employé », mais « équipier ». Eh ben ma copine, le jour de l'entretien, elle s'est retrouvée dans une salle, assise sur de jolies chaises en plastique avec dix autres personnes qui voulaient devenir équipiers eux aussi, et elle a découvert la foi comme ça. C'est venu d'un film qu'on leur a passé, sur la philosophie de l'entreprise. On leur a demandé de réagir. Crois-moi, crois-moi pas, mais elle s'est alors rendu compte, ma copine, qu'eux tous, là, dans la salle, c'était les plus grands dingues de Mac Veau du pays. Une pure réunion de passionnés. Il y en avait même un qui connaissait par cœur le nombre de restaurants au niveau national. Même elle ! Ça surtout, c'était une découverte ! Elle adorait ça, le Mac Veau... Tu comprends ? - Oui, dit Sylvain. Il ne riait plus. - Et puis l'ambiance était bien sympa. On se tutoyait. Alors ils ont fait un jeu. Ils ont joué à la marchande ; deux par deux, un contre un. À chaque fois, très démocratiquement, on votait pour le meilleur vendeur, le plus sympa. Comme ça, on éliminait l'autre. C'est là qu'elle a perdu, ma copine. Au premier tour. Pas assez sympa. C'est con, hein ? - Ouais... - Eh ouais, surtout que l'enjeu était de taille : pour les cinq meilleurs, les sélectionnés, deux jours de mise à l'essai. Pas payés, mais avec la perspective de pouvoir être LE recruté en fin de semaine. Dans l'équipe. L'espoir, ça n'a pas de prix... 167


- Non... - Non. Et ça, c'est juste le recrutement. C'est gentil, encore. Parce qu'il y a aussi le management, après. Mais je suis sûre que tu en as déjà entendu parler aussi. Alors, tu sais pourquoi, maintenant ? - Pourquoi quoi ? - Pourquoi t'étais prêt à conseiller le Mac Veau à ton prochain ? - Ben... On avait seulement parlé du goût des sandwichs et... - Ouais, mais c'est surtout que pour le reste, tu t'en branles complet. Autant que moi de ma santé. T'as jamais vraiment galéré, faut dire. Au Mac Veau, on te servirait des graines avec des chaînes au cou que tu serais leur meilleur client. C'est le genre de choses auxquelles tu évites de trop penser, parce que t'es un gentil. Un pire. Toi et tes trous du cul, là, vous êtes de la race de ceux qui se laissent porter par les escaliers roulants et que les incidents voyageur du métro emmerdent ; de ceux qui croient en la paix comme Himmler, en la Nature comme Goebbels et en la drogue comme Göring. Et ça, ça me fait gerber. J'en continue même à aller au Mac Veau de temps en temps quand j'ai faim, juste pour pas te ressembler. Elle finit son verre. - Mais un jour, vous vous en prendrez plein la gueule. Avec des méchants, comme moi. On viendra au milieu de la nuit et on vous pétera les dents. Elle avait brandi sa bouteille d'une manière menaçante et Sylvain avait sursauté. Mais elle s'arrêta là, se leva, et à sa suite Richard et Valentin quittèrent la table. - Vous venez ? On va voir les banquiers, maintenant ? - C'est pas des banquiers... commença de corriger Richard. - Ouais, c'est pareil... Venez. Quant aux babos, qui restaient étonnés de la conclusion du débat et de la violence finale de la peroratio, ils ne reprirent 168


leur conversation que lorsque le trio titubant se fut assez éloigné. Valentin se sentait curieusement soulagé. 41 Tourterelle lavait les parties blanches de ses Converse à la brosse à dents au-dessus du lavabo. Ça faisait maintenant deux jours qu'ils étaient chez Maman. Brutus et la Louve regardaient la télé, ce qui, avec dormir et jouer au poker menteur (elle aimait ça parce qu'elle les y humiliait systématiquement tous les trois) avait été leur occupation principale depuis qu'ils étaient rentrés. Elle était assise sur le canapé, un coude posé sur le genou et un paquet de chips qu'elle finissait de vider à la main. Brutus avait le sien lui aussi. - Mais oui, t'es malheureux... Putain, mais quelle patate... Le docu-fiction qu'ils regardaient, c'était écrit dans un encart en haut à droite de l'écran, s'appelait « Le Soleil noir ». C'était de Louis XV qu'elle parlait. - Vas-y, change, il m'énerve. Brutus, sans protester, prit la télécommande sur la table basse et se mit à zapper. Ça faisait presque un quart d'heure qu'elle ne lui avait pas demandé de le faire. La dernière fois, ils regardaient Family man, avec Nicholas Cage, et elle en avait eu marre quand la jolie femme blonde de Nicholas Cage s'était rendu compte qu'il avait oublié l'anniversaire de leur rencontre et l'avait pris au tragique. Tandis qu'un hautbois mélancolique montait sur le regard désolé de Nicholas Cage jouant les douleurs de la culpabilité, la Louve avait dit à sa femme : « Ben ouais, connasse... Ben ouais, il a oublié. C'est qu'un anniversaire, qu'est-ce qu'on s'en branle, tu vas pas nous en chier des bougies... » Elle était de cette humeur depuis la veille au soir. 169


Brutus, lui, la trouvait toujours aussi géniale. Il était en tout cas très content de l'adoption. Tourterelle, qui avait fini de laver ses Converse, alla se poser à côté d'elle. Ils avaient pris une grosse engueulade, en rentrant à la maison. Si Maman avait accepté de prendre la Louve dans la voiture, ça n'était pas parce qu'il avait accepté l'adoption, comme Brutus l'avait trop vite pensé, mais seulement que la manière dont avaient tourné les choses cette fois-ci le travaillait beaucoup. De tout le trajet, ni eux ni lui n'avaient rien dit, mais son humeur était tangible. Les cheveux isolés qu'il laissait pousser en mèche pour lui barrer l'avant du crâne se levaient d'eux-mêmes selon une pente accusée, ce qui n'arrivait que quand il était particulièrement en colère ; ils se doutaient donc qu'ils allaient y avoir droit. Et à l'arrivée, en effet, il les avait fait s'asseoir au salon, et commencé par détruire la cuisine. Ça avait un peu étonné la Louve. Eux avaient davantage l'habitude. Ils lui avaient fait signe de se taire le temps que ça passe. Maman avait commencé par renverser le séchoir à vaisselle, à demi plein, par terre. Il avait ensuite arraché le tableau blanc pour les courses et le poster de la Compagnie Créole de Brutus du mur en poussant des gémissements de rage, puis la porte d'un placard. Il avait tiré tout le contenu du placard et l'avait aussi jeté par terre, puis il était passé à un autre placard, et à encore un autre, et ainsi de suite, jusqu'au dernier. Il donnait des coups de pieds et des coups de poing au hasard, défonçant les portes, cassant la vaisselle. Et quand la cuisine avait à peu près été dévastée, il avait demandé : - Il y a écrit quoi, là ? 170


Il montrait un endroit vague, au-dessus de la porte d'entrée. - Il y a écrit quoi ? avait-il répété, les yeux ardents. Il n'y avait rien d'écrit du tout, mais personne n'osait le lui dire. Il avait répété sa question une troisième fois, dans un hurlement étranglé, saisissant un des deux verres qui restaient sur le bar et le fracassant au sol. - Je vous ai posé une question ! - Il n'y a rien d'écrit... avait finalement répondu Brutus. - Merci! Il n'y a donc pas écrit « Bienvenue au cirque, essuyezvous les pieds dans les conseils du patron » ! On est d'accord ! Assieds-toi, toi aussi. Brutus s'était assis. - Combien de fois je vous ai dit de le surveiller, quand vous sortez ? C'était à Cardin et Tourterelle qu'il s'adressait. - Combien de fois je vous ai dit de faire attention, avec lui ? Mais non... On est des grands, maintenant... Plus besoin de se concentrer ! Tout coule ! Et tant pis s'il y a des morts ! Le principal c'est de s'amuser ! Il avait pris un tabouret à pleines mains, et l'avait lancé avec force. Le tabouret avait rebondi contre une étagère, qui s'était écroulée. - Vous étiez mieux à l'hôpital ? C'est ça ? Je ne m'occupe pas bien de vous ? Hein ? Je suis un mauvais père ? Et le dernier des imbéciles et des abrutis ? Il en pleurait presque. Ses reproches manquaient de logique, mais ils comprenaient qu'ils l'avaient déçu. - Mais non... avait alors osé Tourterelle. Une chaise prise par le dossier avait aussitôt volé audessus de sa tête et était allée se briser contre l'écran de la télé, qui avait explosé à son tour. Depuis, ils utilisaient celle de la chambre de Brutus. 171


- Et toi ! Tu restes regarder les filles !... - C'est un peu plus compliqué que ça... Michel était en retard, et... - Ben voyons... Ça va être sa faute, maintenant ! Non mais tu imagines combien de francs témoins on a sur les bras, combien de flics t'ont vu face à face, Tourterelle ? Il s'était assis. Ça le désolait visiblement. Il commençait aussi à se calmer. - Vingt-huit, avait répondu Tourterelle. - Vingt-huit... l'avait-il imité sarcastiquement. C'était pas une question ! On s'en fiche, de savoir combien t'ont vu ! Enfin ! Avec une tasse ramassée à ses pieds, il l'avait encore visé. La tasse comme la chaise était passée au-dessus de sa tête, puis s'était démontée en rencontrant le piano, dont le vernis s'était étoilé comme un pare-brise avec un bruit de tutti d'orchestre des ténèbres. - Alors déjà, pas question de bouger d'ici avant que ça se calme dans les médias. Et on en a au moins pour deux semaines. Et toi, avait-il repris pour Brutus, ne crois pas que je vais commencer à te passer des caprices. J'ai dit « on verra à la maison » mais c'est tout vu. Maintenant tu t'en occupes. Allez, zou ! D'un revers de manche, il avait enfin essuyé la salive qui s'accumulait en mousse blanche au coin de sa bouche. L'euphémisme était clair. Il rejetait l'adoption. La Louve, toujours aussi peu effrayée, avait seulement rappelé : - J'ai une proposition à faire, avant. - Oh mais bien sûr ! Ça m'intéresse ! C'était de l'ironie. Maman se moquait d'elle. - Je te le garantis à cent pour cent, que ça t'intéresse. Elle avait l'air vraiment sûre d'elle. Maman l'avait regardée d'un air suspicieux et s'était tu. - Il faut qu'on parle seuls, avait-elle encore dit. Deux minutes. 172


Ils étaient allés pour ça dans le bureau de Maman. Ça en avait en fait duré dix-sept, de minutes, et trente-quatre secondes. Comme pour les vingt-huit flics, c'était des choses que Tourterelle ne pouvait s'empêcher de retenir. Et puis Maman était revenu, en disant : - Bon. On la garde. Une quinzaine de jours. - Merci Maman ! avait encore dit Brutus. Tourterelle, lui, s'était posé plus de questions. Mais Maman n'était sûrement pas d'humeur à répondre. Il avait dit : - Chacun dans sa chambre, maintenant. Et vous ne sortirez pas avant que je vous le dise. Et tout le monde me donne son portable ! Pas de communications avec l'extérieur. - Même moi ? avait demandé Cardin. - Oui, toi aussi. - C'est pas juste, moi je... - On ne discute pas ! Ils avaient obéi tous les trois, en grommelant. À l'hôpital militaire, au départ, personne n'aurait jamais pensé que Tourterelle puisse s'en sortir si bien. Il était tombé dans un trou pendant un exercice dans un blockhaus désaffecté, et une barre de fer à béton lui avait traversé la tête de sous la mâchoire jusqu'au sommet du crâne. Il était plus ou moins végétatif quand Maman l'avait trouvé. Pourtant, ses facultés intellectuelles n'avaient pas été altérées ; il n'avait pas même été inconscient, le jour de l'accident. Et une fois réparé ses deux chevilles cassées, résorbé les hématomes et cicatrisé les trous qu'avait percés le fer à béton, il avait presque paru guéri. À ceci près qu'il avait des migraines, des crises d'épilepsie, et une sorte de violence chronique qui le rendait lunatique, parfois méchant. Comme il avait blessé un infirmier, le docteur qui l'avait pris en charge avant Maman l'avait bourré 173


de neuroleptiques. Maman était docteur, lui aussi, dans un autre hôpital militaire plus important, et il avait déjà travaillé sur des cas semblables au sien. Il s'occupait de ses patients plus et mieux que les autres docteurs. Attentionné, il avait passé des semaines entières auprès de lui, et réussi à supprimer peu à peu les neuroleptiques, soignant la douleur et les crises à la seule morphine. De la morphine, on était ensuite passé au cannabis, dont Tourterelle consommait toujours de grandes quantités. Le cortex ventro-médian, qui était la spécialité médicale de Maman et la partie lésée de son cerveau, était le siège de certaines émotions, dont l'absence créait ces douleurs et ces crises. Maman le lui avait expliqué, et aussi qu'il lui faudrait à cause de ça une sorte de rééducation émotionnelle et morale. Maman avait utilisé la littérature. Elle était comme un grand manuel des émotions humaines, selon lui. Tourterelle avait suivi ses conseils, et à coups de de lectures suivies de grands débats avec Maman, il avait retrouvé, sinon une partie de ses facultés, au moins une certaine stabilité émotionnelle, en quelques mois. La Tragédie classique, en particulier, à cause du côté outré des sentiments et des débats moraux qu'elle mettait en œuvre, lui avait beaucoup réappris. C'était aussi grâce à Maman qu'il avait peu à peu appris à se considérer non comme un malade mais comme quelqu'un de différent, et à comprendre les avantages que lui donnaient cette différence : sa nouvelle mémoire, notamment, qui se développait par compensation, et son aptitude extraordinaire à respecter la logique dans les cas où les autres y éprouvaient des difficultés. À la question de savoir s'il hésiterait à abattre un 174


ami pour sauver deux enfants par exemple, Tourterelle répondait « Non, bien sûr. » Il ne comprenait pas même le sens de la question, ne percevant pas la raison qui aurait pu être à l'origine de cette hésitation. C'était l'effet de sa trépanation. Grâce à ses lectures, il savait plus ou moins ce qu'était l'amitié et était bien capable de la mimer, mais si un argument logique, comme la vie de deux enfants, se mettait en balance avec cette émotion qui n'était que reconstituée, Tourterelle n'hésitait pas. Dans sa tête, n'apparaissait alors plus que ce simple argument : 2>1. Maman lui avait proposé de réintégrer l'armée, et de mettre ce grand avantage au service de la Démocratie. Les recherches de Maman sur le cortex ventro-médian avaient en effet été considérées avec intérêt en haut lieu ; et dans un certain nombre de cas où les complexités bureaucratiques consubstantielles aux principes mêmes de la démocratie mettaient un retard parfois fatal au dénouement d'affaires dans lesquelles des vies nombreuses étaient en jeu, on avait pensé que l'apathie provoquée par la lésion ferait de lui un soldat extrêmement efficace. Maman avait déjà recruté comme ça un autre de ses anciens malades, et obtenu de l'autorité la plus haute l'autorisation de le faire entraîner, au tir et au combat entre autres choses, à à titre expérimental. Tourterelle l'avait rencontré. C'était Cardin, qui lui plut. Chez lui, la lésion du cortex était congénitale. Il sortait d'un hôpital fermé où il avait passé presque toute sa vie. On ne l'aurait pas dit. Il était même d'une érudition agréable. Le miracle était frappant. Tourterelle essayait d'aimer Maman, autant qu'il le pouvait, par reconnaissance. Pour la vie qu'il lui avait rendue, l'attention qu'il leur avait toujours donnée, la sagesse dont il 175


avait toujours fait preuve devant leurs questionnements les plus angoissants, et la place qu'il leur avait trouvée. Mais Maman, plus humain qu'eux, cédait parfois un peu vite à certaines de ses pulsions, et il arrivait que Tourterelle trouve en lui-même des critiques à lui adresser. Quand il agissait sous le coup de la colère, par exemple. La pulsion à laquelle il cédait le plus excessivement, même si c'était la plus pardonnable, c'était sa passion pour eux, emprunte de possessivité. Il les considérait comme ses « enfants », il le leur avait dit mille fois, et il avait toujours beaucoup de réticences à les voir affronter le monde extérieur. Tourterelle était d'ailleurs le seul des trois à avoir vraiment des relations sociales, parce qu'il avait gardé des amis d'avant l'accident ; Brutus, qui était arrivé il y avait moins longtemps, avec sensiblement la même histoire que Cardin, n'était pas encore allé assez loin dans la rééducation pour que Maman le laisse sortir en dehors du travail, d'autant plus qu'il refusait toujours de lire et que ça avançait donc beaucoup moins vite pour lui. Quant à Cardin, il était resté un asocial. Ses réflexions sur l'Art ennuyaient, en général, étaient souvent mal comprises, et il n'avait pas d'amis. Quand ils en avaient parlé à la Louve, dans l'hélicoptère, elle avait dit : - Ah oui. Super. Vous êtes complètement dingues, en fait. - Non, avait répondu Cardin. Nous sommes des anges. Il semblait à Tourterelle que le nouvel isolement que Maman leur imposait était encore une décision prise sous le coup de cette pulsion exagérée. Si on y pensait bien, c'était injuste, et même inconsidéré. On allait s'inquiéter pour lui, s'il disparaissait pendant quinze jours. Et puis il y aurait sans 176


doute, encore, des portraits-robots dans la presse. Comme la fois où c'était déjà arrivé, celle du footballeur de Brutus, Valentin aurait pu gérer la ressemblance de ces portraits en passant par la blague, avec Richard, selon laquelle Tourterelle était son sosie. Mais il fallait pour ça que Maman lui rende son portable. Et puis il faudrait qu'il le fasse au moins pour Julie... Il allait tout bousiller de sa vie extérieure, sinon. - … dans l'affaire. Le pilote retrouvé abattu était plus que connu des services de police. Figure du grand banditisme de la Côte d'Azur, Alessandro Macchini avait été condamné deux fois pour attaque à main armée, puis libéré sur parole. Le président de la République, interrogé hier sur A-télé, a déclaré absurdes les accusations portées par le candidat d'extrêmegauche quant à une implication du gouvernement. « Voyons... Soyons sérieux. Est-ce que vous croyez que nous utilisons ce genre de méthodes? Franchement... Vous m'imaginez dans un tel scénario? Ce sont là des idées de gens qui regardent trop, excusez-moi, la télévision... La réalité ne ressemble jamais à ça, heureusement... » - Tiens, c'est encore nous. - Cet homme, qui traverse le hall une tasse de café à la main, devait originellement servir de guetteur. La même caméra, dix minutes plus tard, filme ce faux technicien et cet homme, qui attendent l'ascenseur. Bien organisés, les trois hommes n'ont cependant pas pu mener leur plan à sa fin. L'erreur incroyable du guetteur l'a transformé en prise d'otages. Des otages qui ont trouvé les trois hommes très étranges. « Il y en avait un qui était très jeune et très gentil. Les deux autres avaient l'air complètement fous, et ils ont emmené Michel et.... » La femme interrogée s'arrêta là, éclatant en sanglots. Le reportage présenta ensuite un plan de la rédaction en images de synthèse. Le trajet de Cardin et Michel jusqu'aux toilettes 177


fut reconstitué. - ...qu'il s'adonne a une séance de torture d'une telle barbarie que les enquêteurs refusent toujours de la décrire... - « Barbarie... » Ça, ça ne plairait pas à Cardin. - Il est déjà furieux, dit Brutus. Il n'a pas arrêté de se plaindre que personne n'ait dit que c'était beau... Il s'arrêta là. Son regard se posa sur eux : - Vous êtes mignons tous les deux... La Louve et la Tourterelle. On dirait une fable de La Fontaine. - Oui, dit Tourterelle en se relevant. Je me demande comment elle finirait. - À la fin, le loup boufferait le pigeon, dit la Louve en se gavant d'une poignée de chips. - Tourterelle, pas pigeon, corrigea Tourterelle. - C'est pareil, non? - Non. - C'est quoi, la différence? - L'amouuur, répondit Brutus. Les tourterelles en meurent. Tourterelle est convaincu que mettre sa queue dans une chatte est le truc le plus important qu'il y ait au monde. Qu'il y a là le secret de beaucoup de choses. Qu'il pourrait même redevenir normal comme ça. - Non, Brutus. La fidélité de la sexualité compte beaucoup moins que l'éternité et la fidélité à soi-même, en amour. Enfin, d'après ce que j'ai lu, c'est le plus important. - Eh ben... sourit la Louve. - Sinon, il y a aussi que pigeon, c'est masculin. - Oui, j'ai une certaine féminité, acquiesça Tourterelle. - Tourterelle, c'est une vraie pucelle, sur pleins de trucs. - Tu mets des petites culottes et tu te plains tout le temps? railla-t-elle. - Non, c'est pas ça la féminité. - Parce que t'y connais quelque chose, toi, à la féminité? 178


- Sans vouloir faire de généralités, en gros, j'ai tendance à essayer de résoudre les choses par la parole plutôt que par la force. Je dis aussi moins de ces conneries avec des poils et des gros mots qui passent pour des signes de virilité que Brutus. Elle fit la moue. - C'est correct. - Et puis il est doué pour le ménage aussi, dit Brutus. Y a pas plus rapide que lui pour nettoyer une scène. Parce que ça le dégoûte, il dit, mais... - Toi, y'a des moments, t'es juste un gros con, par contre. - Beuh... Maman et Cardin sortirent de la pièce insonorisée. - Alors? demanda Cardin, voyant qu'ils étaient devant les infos. - « Barbarie », toujours pas d'images ni de détails ! lui répondit Brutus. Ça lui faisait manifestement plaisir. Maman ébouriffa les cheveux de Cardin : - Ne t'inquiète pas mon grand... Tu as fait ton travail. Maman était de meilleure humeur, aujourd'hui. Peutêtre Tourterelle allait-il pouvoir lui parler du portable. Cardin, lui, n'aimait pas qu'on touche à ses cheveux, et ne s'était pas laissé convaincre. - Si seulement tu me laissais filmer... - On en a déjà parlé, Cardin. - Mais là... - C'est toujours non ! Ça va, maintenant, on en a parlé ! Il ne fallait pas trop le chatouiller quand même. Cardin s'assit sur le canapé et se repeigna des deux mains. Depuis deux jours, il n'avait pas quitté cet air sombre. - J'ai vérifié ; j'avais raison, dit-il à Tourterelle. La première pratique de Sibelius a bien été la musique militaire. 179


Ça avait été leur discussion du matin. Cardin insistait pour voir chez Sibelius une dimension militaire, plus ou moins pour contrarier Tourterelle, qui s'était extasié sur les images de nature sauvage qui lui venaient en écoutant le compositeur finlandais. Il lui en voulait un peu d'avoir pris un peu trop systématiquement le parti de la Louve contre lui, ces derniers temps, avait cru deviner Tourterelle. D'ailleurs, par un accord tacite, ils n'avaient plus réabordé le problème Lucrèce depuis l'humiliation que la Louve lui avait infligée. Son échec à l'expliquer par l'idée que la Tragédie est féminine n'avait pas pour autant fait cesser la fascination de Tourterelle pour le tableau. Seulement, il en était revenu à son point de départ. L'étrange effet de son regard, et le sentiment nouveau qu'il avait à cause de lui ressenti. Cette colère dont il s'était senti la cible, après qu'il avait tué la call-girl de Manfrini. - Ça ne veut pas dire que c'est fondamental, objecta Tourterelle. - Bien sûr que si. Un premier contact, c'est important. Et son œuvre est toute empreinte de nationalisme. C'est l'époque : le groupe des cinq, Dvorák, Grieg, et Ravel, même... Aujourd'hui, il s'était dit que ce n'était pas le regard qui avait changé. C'était impossible. Ça ne pouvait donc qu'être sa manière personnelle d'envisager cette mélancolie. Ce qui voulait dire que le sentiment d'un être humain -ou du moins de sa représentation- en avait provoqué un autre en lui. Il semblait s'agir d'empathie. - Mais tout ça, c'est un retour postromantique aux traditions populaires, pas un nationalisme guerrier... - Tous les nationalismes sont fondamentalement guerriers... - C'est quoi, le groupe des cinq ? demanda la Louve, qui mâchait toujours ses chips en parfaite synchronie avec Brutus. - Un groupe de compositeurs russes, expliqua Cardin, qui est à l'origine, véritablement... 180


- Non en fait je m'en fous, l'interrompit-elle, avalant sa boule de chips. Cardin en resta presque bouche bée. Brutus rit. Mais elle se corrigea. - Ça va, je déconne... Allez, continue. Qui est à l'origine... - À l'origine de la grande musique russe, reprit-il, de pire humeur. Avant eux, on n'avait pas eu grand chose d'autre que de la musique populaire des villages un peu mise en forme. Glinka manquait encore de structure, de... solidité... Ça restait très rustique. C'est vraiment à partir de Rimsky-Korsakov et du groupe des cinq que tout va commencer. Les cinq, c'est Moussorgsky, Rimsky-Korsakov, César Cui, Borodine... et euh, le dernier... dont je ne me souviens plus le nom... Il se mit à compter et à répéter les noms sur ses doigts. C'était curieux, de sa part. Un trou de mémoire. Il finit par s'excuser : - Bon, en même temps c'est pas LE plus important justement puisque dans les cinq euh tout le monde, enfin personne n'a été connu -mis à part Rimsky-Korsakov... - Et Borodine et Moussorgsky... suggéra Tourterelle, bien qu'il ne les connût pas très bien effectivement. - Borodine et Moussorgsky, oui... Mais ils ne se sont fait un nom que parce que Rimsky-Korsakov a orchestré leurs œuvres. Pour revenir à... - Ah, la mauvaise foi ! dit la Louve. La mauvaise foi ! Elle prenait Brutus à témoin en lui secouant le bras. - En fait, tu t'es embrouillé parce que tu ne sais pas... Pourquoi tu l'avoues jamais, que tu ne sais pas ? Allez, avoue-le, tu sais pas, c'est tout... - Non, je ne sais pas, non ! Cardin avait froncé les sourcils. Cette nouvelle humiliation l'agaçait. - Alors c'est pas la peine de faire semblant... T'es gonflé 181


d'orgueil... Tu me fais marrer. - Puisque je vois que mon histoire ne t'intéresse pas davantage... Cardin sortit de la pièce. Et on entendit claquer la porte de sa chambre. Cardin n'aimait pas la Louve autant que Brutus et Tourterelle. Elle manquait de finesse et d'idéal, à son avis. Il lui trouvait aussi l'élégance d'un camionneur polonais. C'était peut-être surtout qu'il aurait aimé lui montrer ses capacités artistiques, que les journaux ne l'aidaient pas pour ça, que Maman lui avait toujours interdit de filmer et de prendre des photos, et que depuis deux jours, elle le battait à plate couture à chaque partie de poker menteur. Qu'il avait en effet un peu d'orgueil, quoi. - Ça lui passera, dit la Louve en avalant une grosse bouchée de chips. Ils lui conseillèrent tous les trois d'y aller doucement, quand même, avec lui. 42 - Salut ! Excusez, il paraît que vous êtes le diable. - Euh... Oui... C'était un « oui » posé, et qui voulait faire preuve de sobriété par contraste. Un « oui » méfiant aussi. Pas du tout un oui de bienvenue. Mais Cendre força Richard et Valentin à s'asseoir : - Bah lors ? Vous avez des croûtes au cul ou quoi? Richard prit une autre chaise libre, Valentin en tira une d'une table à côté, et Cendre se serra contre le col Mao pour lui faire de la place, entrant pour ça dans son espace intime. Elle devait sentir fort le whisky ; il s'écarta. 182


- Sans déconner... Le diable en personne... Vous faites des messes noires, vous buvez des règles, vous enculez des bébés morts, tout ça ? Elle eut un hoquet, et le baron colombien sembla quêter du regard, parmi les autres, une confirmation ; est-ce qu'il fallait absolument que cette conversation se poursuive? - Non, non... Ça ne va pas jusque là. On est dans la pub, c'est tout... - Ah mais c'est cool, ça la pub ! Lesquelles vous avez faites ? Il y en a qu'on connaît ? - Non, nous on est plutôt dans le plan média... la distribution, si tu préfères. - Ah. Oui. C'est vachement moins marrant, tout de suite... Ça doit bien rapporter, par contre! - Pas mal, ouais... - Ah ben depuis le temps que j'ai envie de m'en taper un avec du pognon, vous tombez bien ! - Oui. Enfin, t'es mal partie, là. - Pourquoi ? - Ben... Tu sens la vinasse, tu tiens à peine debout, et tu t'exprimes comme une charretière. Déjà... Elle papillonna des paupières. - Oui mais je suis jolie. On sentit qu'ils le lui accordaient, ça. C'était vrai, d'ailleurs. - Je ne sais pas si ça suffira... - Mais si. Tu vas voir, dans dix minutes, je suis sûre qu'on s'entendra bien. Celui qui ne payait pas ses impôts intervint : - Avec les virulentes de gauche, on s'entend quand même rarement... Elle parut surprise. - « Virulente de gauche » ? Qui t'a dit que j'étais de gauche ? 183


J'ai une tête à vendre des produits bio sur les marchés ? - Euh... non... - En ben alors ? On va pouvoir être copains... - Je ne sais pas si... Il s'interrompit car, se détachant soudain du reste du groupe, elle s'était penchée à l'oreille du col Mao, s'appuyant lourdement sur son épaule. Elle la lui léchait presque, son oreille. On s'entreregarda. Elle lui parla bizarrement longtemps, et les yeux du col Mao s'arrondirent de plus en plus. Ça rappela quelqu'un d'autre à Valentin. Elle changea de conversation en revenant à eux. - Et alors, c'est vrai ? Vous êtes pas mariés ? Aucun ? Ils répétèrent les arguments contre le mariage qu'ils avaient donnés à Richard, et notamment à propos de la merde qu'était le divorce. Elle ne réagit pas vraiment. Elle continuait à boire en dévorant le col Mao des yeux. Parce que Richard le leur avait raconté, elle savait qu'ils avaient plutôt dit « ces putes » que « les femmes » dans la version précédente de la conversation, quand il s'était agi de mettre un sujet au verbe « profiter ». Mais elle ne le fit pas même remarquer. Elle semblait juste contente qu'ils ne soient pas mariés. Elle riait avec eux, et elle posait sa main sur le bras de ceux à qui elle s'adressait. Valentin sortit se fumer un joint. Ça virait au n'importe quoi. Maintenant que Cendre était si raide qu'elle était prête à se faire baiser par le premier connard venu, et Richard dans un état si proche du Tennessee qu'il acquiesçait à tout (il l'avait laissé dans un conversation sur la puissance diesel), il se sentait seul. Il repensa à Julie, qu'il n'avait pas vue depuis un moment. Quand il revint, c'était pire encore. Richard riait à une 184


blague dont la chute était « un smartphone arabe », et Cendre avait une jambe posée sur celle du col Mao. Elle lui remplissait son verre et il avait l'air d'aimer ça. Valentin décida de lui parler. - T'es bien bourrée... lui dit-il doucement. - Ah oui, ça, je suis bourrée! confirma-t-elle à voix haute. Puis elle le repoussa et reprit sa conversation avec le col Mao. Ils parlaient coupés sport et elle avait l'air de trouver ça intéressant. Bientôt, ils sortirent de table. Elle laissa simplement à Richard et Valentin la bouteille de whisky devant eux en leur disant : - Tiens. Vous en aurez besoin. Ils furent absents un bon quart d'heure. Avec une excitation pré-pubère, les autres en avaient profité pour leur poser des questions sur Cendre, et pour tenter notamment de répondre à celle, cruciale, de savoir si elle avait vraiment proposé à Paul -c'était le col Mao- d'aller baiser, tout à l'heure. Comme Richard et Valentin venaient eux aussi de la rencontrer et qu'ils ne la connaissaient pas encore bien, ils les frustrèrent par leur ignorance. On se demanda si elle n'était pas à moitié hystérique, puis la conversation s'éloigna du sujet. Pendant que Richard et Valentin, défiant les lois physiologiques pour le supporter, finissaient presque la bouteille, il fut question de drogues, d'amphétamines, de vélo à Paris et de gros seins, avant qu'elle et le col Mao ne reviennent. Elle revint en gambadant, morte de rire. Et elle cria, depuis l'entrée : - Ça y est ! Je suis de droite ! Sur le personnage, ça avait un drôle d'effet. Elle vint à eux, faisant sursauter une dame en lui tapant sur l'épaule, en passant. 185


- Et voilà ! Je suis de droite. Elle s'assit. - Putain. Ça c'est une caisse. Ah oui. Le coupé sport. Le col Mao arrivait : - Alors tu vois ? C'est plutôt sympa, non ? - Ouais... c'est vraiment cool... Elle avait l'air sincère. - Mais il reste quand même un truc qui me dérange, chez vous. - Quoi donc ? - La manière dont je vous vois dans dix ans. Trop clairement... La femme les gamins, tout ça... Le labrador, la maison architecturalement osée dans un lotissement du PoitouCharentes, le jogging du dimanche... - Est-ce que c'est dans un monospace que je viens de te faire monter ? - Oh, bien sûr, non... Tu as passé cette barre-là, de ce côté-là. Mais tu sais, je vois pas tant que ça la différence, en fait. Elle allait se resservir en whisky, mais elle arrêta son geste. - Tu te trompes beaucoup sur moi. Tu me sous-estimes. Par exemple, j'ai des connaissances en économie. Si si. Le rôle de la publicité par exemple. La publicité entraîne la consommation, affûte la concurrence, soutient cinquante pour cent des médias qui n'existeraient pas sans elle, et génère jusqu'à des emplois dans la création artistique ; l'individualité artistique se liant bien à la construction de l'identité des produits. Vous faites tourner une partie du monde, quoi... Tu vois, je connais. Elle n'avait plus du tout l'air ivre. Ils furent assez surpris de cette brusque lucidité. - Oui... - Enfin c'est la version officielle. Mais on peut voir les choses autrement. Le fait que la croissance vous doive quelque chose n'est absolument pas avéré. Aucune étude statistique ni 186


économique ne le prouve. Les nécessités de la concurrence les empêchent. Du coup, rien n'est moins sûr que le fait que la publicité permette vraiment de lancer des produits. Si on regarde bien, on constate d'ailleurs que les campagnes de pub coïncident quasiment toujours avec les pics hauts des ventes. Ce qui veut dire qu'il y a de grandes chances pour que vous n'ayez aucun autre rôle que de flatter la folie des grandeurs de qui a la démesure de pouvoir se payer vos louanges, que vous n'ayez aucun rôle économique, et que vous soyez seulement les parasites de l'orgueil et les putes du système. Vous servez à rien, quoi. Et ta caisse, là, c'est jamais qu'un monospace sans espace. Tu m'as parlé du fond de ta pensée, tout à l'heure. Tu veux que je te dise ? Il est tellement près de la surface, le fond de ta pensée, que même ta bite rentrerait pas dedans. Et j'aurais le sida que je t'aurais baisé dedans, ta caisse. Tu comprends ? Si j'avais le sida... Elle paraissait très sérieuse. Trop sérieuse. - Si j'avais le sida, Philippe... mais t'es sûr que je l'ai pas, hein ? Non, t'es un malin... Tu te serais pas laissé avoir comme ça, hein Philippe ? Personne n'est aussi méchant, non ? Non, c'est sûr, je l'ai pas... Philippe était de plus en plus pâle, et plus personne ne riait. - Écoute, le mieux c'est qu'on te laisse là avec ta certitude que j'ai pas le sida, hein. C'est bien, les gens sûrs d'eux. Je voudrais pas finir par te mettre le doute... Des larmes, de rage semblait-il, lui montaient aux yeux. Et puis soudain elle se tut, comme incapable de parler davantage, et elle partit en courant vers les toilettes. Personne ne dit rien. Richard prit Valentin par le bras et le leva. - Viens, on va voir, dit-il. Et ils s'éloignèrent vers les toilettes, laissant derrière 187


eux un silence plus profond encore que celui des babos auparavant. Richard avait pris la bouteille avec lui. « Il ne s'appelle pas Philippe... » remarqua-t-il doucement.

43 Rapport d'enquête psychiatrique. Concernant l'individu : Désyer, Cendre 1. Quant à l'état de santé général de Mlle Désyer. Mlle Désyer est une jeune femme âgée de 26 ans, sans enfants. Elle était à la dernière visite de la médecine du travail (il y a un an) dans un état de bonne santé générale, malgré une certaine fragilité du système urinaire, qui lui avait valu des infections répétées dans les mois précédents. La cause en est cependant sans doute davantage à chercher du côté d'une hygiène et d'une vie sexuelle à risques (cf. §3) que d'une défaillance immunitaire spécifique. Des lésions interdigitales au niveau des pieds ont été repérées lors de cette même visite, 188


dues à des mycoses mal traitées. RAS à ce niveau, en dehors de ces détails. 2. Bilan familial, d'après renseignements. Le père et la mère de Mlle Désyer sont en vie, mariés, vivant toujours ensemble. Une enquête auprès du voisinage révèle cependant des failles dans l'apparente stabilité de ce premier aperçu. Le père de Mlle Désyer est décrit comme un homme bourru, peu sympathique, voire « perché », selon les voisins les plus proches. Il est connu pour consommer régulièrement de l'alcool avec excès et est amateur de sports mécaniques. Les voisins ont maintes fois été témoins de gros conflits conjugaux, avec soupçons de violences, et l'on peut se demander si l'engagement féministe marqué (cf. §4) de Mlle Désyer n'a pas pour origine cette image paternelle survirile et peut-être violente. Les mêmes témoignages, ainsi que l'historique des réservations de la SNCF (Mlle Désyer ne possédant pas de voiture) semblent en tous cas montrer que Mlle Désyer s'est progressivement éloignée de la cellule familiale, ne rendant visite qu'environ une fois par an à ses parents, et qu'elle est en conflit avec eux. Des collègues témoignent l'avoir souvent entendu les traiter de « gros connards ». Son père en particulier. On peut supposer à Mlle Désyer une adolescence particulièrement difficile, toujours d'après les mêmes témoignages. Il y a huit ans, elle a été accueillie au service de réanimation du CHU de Maurcy-sur-Veyron à la suite d'une TS par empoisonnement. Il s'agissait d'un empoisonnement aux 189


somnifères, accompagnés d'une quantité d'alcool qui peut faire supposer une accoutumance déjà forte pour cet âge (2,9 g/L). 3. Quant à l'hygiène de vie de Mlle Désyer. Mlle Désyer consomme de l'alcool avec excès hebdomadairement, et ne s'en cache pas. Ses collègues les plus proches font état de trous de mémoire réguliers. Deux mains courantes des services de police et de gendarmerie en témoignent également, ces deux dernières années. La première est un constat d'infraction pour conduite en état d'ivresse (1,2 g/L). Dans la seconde, Mlle Désyer a été retrouvée inconsciente au milieu d'un rond-point, où elle dormait les pieds dépassant sur la chaussée. Outre cette consommation alcoolique, Mlle Désyer paraît consommer régulièrement des cannabinoïdes et de la cocaïne. Selon ses collègues, il lui arrive souvent d'arriver « pas très fraîche » le lundi matin au travail. Certains ont même parlé d'odeurs nauséabondes. La déshydratation alcoolique et ce manque d'hygiène constaté peuvent être à l'origine des problèmes urinaires évoqués ci-avant, en sus de sa vie sexuelle. Mlle Désyer est connue pour avoir une vie sexuelle assez mouvementée, et dont elle ne se cache pas, y compris auprès de ses collègues. Elle est ouvertement bisexuelle et pratique sans doute le sexe en groupe. Sans conjoint connu, elle a une vie cybersexuelle assez active, avec une fréquence de visites élevée sur des sites pornographiques « exotiques », et notamment lesbiens. Elle possède un compte très actif sur un site de sexe par webcam, pratique peu répandue chez des jeunes femmes de cet âge. Son compte bancaire relève pour le 190


mois dernier pas moins de cinq cents euros d'achat dans des boutiques de type « sex-shop ». Cette consommation n'est cependant pas répétée si on remonte dans les mois précédents, et peut correspondre à un événement particulier et exceptionnel. Ses supérieurs se sont félicités des résultats d'un reportage mené l'année dernière, sur son initiative plus ou moins personnelle, qui lui a valu le sobriquet de « fantômette ». Elle a réussi à infiltrer un certain réseau du Sud du pays, mettant à jour plusieurs affaires de corruption et de délits d'initié. Néanmoins, on parle de méthodes peu orthodoxes. Selon ceux qui ont eu accès au bilan de son travail, elle n'aurait pas hésité à se prostituer pendant plusieurs semaines. 4. Quant aux comportements paranoïdes qui en résultent. Malgré son bon état de santé générale, Mlle Désyer a été bénéficiaire d'un certain nombre d'arrêts de travail ponctuels ces deux dernières années. Le sérieux de la motivation d'un certain nombre d'entre eux peut être remis en cause, mais certains (trois, exactement) attirent notre attention, dans la mesure où ils font suite à des crises d'angoisse survenues sur le lieu de travail. Ces crises, assez fortes pour provoquer suées et accélération cardiaque, étaient accompagnées d'une perte du « sens de la réalité » telle qu'on en rencontre chez les schizophrènes. Elles peuvent tout aussi bien être dues à un manque de sommeil grave ou à une consommation très excessive de caféine (ce dont les collègues de Mlle Désyer témoignent également pour ces jours-là), mais sont également typiquement associables à la consommation d'autres 191


stupéfiants, et à celle de cannabinoïdes en particulier, quand on en arrive au point où ils ont des effets paranoïaques intenses. Certaines déclarations, outre son engagement politique, pourraient par ailleurs laisser penser que Mlle Désyer est influencée par les théories conspirationnistes. Ses collègues dénoncent une vue du monde parfois simpliste par son côté anticapitaliste, et des idées de complot. Ce genre d'idées est également caractéristique de la paranoïa qui s'associe au renfermement provoqué par l'usage abusif de stupéfiants, dont il constitue une projection politique cathartique. Mlle Désyer appartient en effet de manière assumée au mouvement dit « punk ». Sa tenue vestimentaire en témoigne. On peut également l'affilier aux mouvements anarcholibertaires. Elle est déjà connue de nos services pour avoir activement participé à diverses manifestations d'extrêmegauche, de défense du droit à l'avortement en particulier. On la sait partie prenante d'un groupe féministe « dur », relié à un réseau anarchiste, et humoristiquement appelé « Speculum Tremens». Elle a plusieurs fois été appréhendée par la police lors de ces manifestations, sans jamais subir de poursuites judiciaires cependant. Il y a quelques semaines, elle a violemment agressé une collègue de travail qui l'avait injuriée suite à un débat à propos de la photocopieuse de l'entreprise (le mot de trop était « pute », selon les témoignages). Plainte a été déposée, puis retirée, pour coups et blessures. Pour conclure, Mlle Désyer a possiblement une personnalité instable avec des tendances mythomanes, et des troubles de la personnalité suffisamment graves pour qu'on prenne des précautions vis-à-vis de tout témoignage qu'elle 192


apporterait. 44 - Non, mais je ne sais plus comment il s'appelle et je trouvais que ça lui allait bien. J'ai jamais trouvé un prénom aussi con que Philippe. Philippe Bouvard, Philippe Castelli, Philippe Candeloro, Philippe Pétain, Gérard Philippe, Philippe Eicher, Philippe Cabrel, Jean-Philippe Johnny... Ils sont pas gâtés. « Philippe », ça veut dire « j'aime les chevaux ». Non mais super... Genre « J'aime les petits poneys ». C'est con, Philippe... Non? - T'as... T'as pas le sida... dit Tourterelle. L'affirmation était assez hésitante pour être une question. - Mais non, dit-elle. - Et... c'est pas un peu méchant ? - Ah si... répondit-elle avec fierté. Il s'en souvenait maintenant. Quand ils avaient changé de table, elle avait chuchoté quelque chose à l'oreille de Richard que Tourterelle n'avait pas entendu. C'était pour ça que Richard était devenu sympa avec eux, lui aussi. - Et tu l'as vraiment laissé te baiser, dans la voiture ? Juste pour ça ? Elle fronça les sourcils. - Qui a baisé qui ? Tu comprends vraiment jamais rien, toi... - Mais alors... Il te l'a peut-être refilé, lui, le sida... - Vu sa gueule à la fin, je ne pense pas, non. Il a l'air plus prudent, d'habitude. Faut croire que je suis super forte. - Tu l'es, admirent-ils tous les deux. - Qui va lui dire qu'il vaudrait mieux faire des tests, maintenant ?

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45 Elle avait bien tenté, Dieu sait combien de fois au début, de lui montrer comment faire, à la petite ; les choses comme il faut. Elle s'était montrée pédagogue. Elle était douée, pour ça : souvent elle se disait qu'elle aurait été institutrice, si elle n'avait pas si bien réussi. Mais Sophie ne comprenait jamais rien à rien. Elle n'avait d'ailleurs l'air de rien comme ça, toute tremblante dès qu'on lui adressait la parole, mais elle avait un pouvoir de nuisance étonnant. Entre ses exigences de mauvais goût, son entêtement, son mépris des bons conseils, son art de l'esquive et sa lâcheté... Le coup du DJ, par exemple. Il avait fallu aller lui en chercher sur place, au lieu de ceux avec qui elle travaillait d'habitude. Comme si c'était simple. La petite voulait du moins cher. Elle en avait eu. Le moins cher, même. Enfin elle devait maintenant comprendre qu'on récolte ce qu'on sème. Et puis il y avait le Champagne. La petite comptable se prenait pour une princesse : elle l'avait ignorée comme si tout allait se dérouler facilement, et qu'on pouvait se passer de son accord... Mme Doucet l'avait dit, à François : « Oh mais vous allez voir... Je vais la détruire. » Avant de la quitter, au pied de la scène, elle redemanda en souriant à Sophie de passer ensuite en cuisine, pour une discussion importante et nécessaire. L'accablement visible de Sophie, son froncement de sourcils exaspéré pendant que, sous 194


les flashs du photographe, on lui expliquait le jeu auquel elle devait participer, lui faisaient supposer qu'elle y était presque, et ça la remit de bonne humeur. 46 Mme Doucet s'était cependant légèrement trompée dans son estimation de la situation. L'accablement de Céline avait en réalité atteint un tel point qu'elle n'était plus qu'un nébuleux écœurement, et que le vin aurait pu se transformer en eau, l'électricité être coupée, Thierry violer sa sœur sur scène et sa mère s'arracher les cheveux au sang en hurlant qu'elle avait trompé son mari avec son frère, sans qu'elle s'en trouve plus mal. Les douleurs les plus extrêmes et apparemment inexpugnables se soignent parfois ainsi d'ellesmêmes, en arrivant à saturation. La densité noire du brouillard de ses pensées avait fini par imploser, et faire jaillir une idée lumineuse. Une perspective que Mme Doucet ne lui enlèverait pas. Thierry et elle. C'était tout ce qui importait. Sa mère était un cas complexe et avec lequel elle avait depuis longtemps appris à composer. La perfection de cette journée, transitoire, était accessoire. Elle se mit à considérer les choses d'une manière plus extérieure. Elle se rappela qu'aujourd'hui elle était une cliente, seulement une cliente, qu'elle n'avait donc pas à se sentir responsable et qu'elle était même censée pouvoir se permettre d'exiger que tout soit réglé sans qu'elle y mette le nez. La manière d'agir de Mme Doucet finissait par ressembler à du harcèlement. Elle décida de ne plus s'y soumettre. Elle n'irait pas en cuisine. Elle profiterait de la fête. Quel que soit le problème, c'était à Mme Doucet de trouver une solution ; 195


c'était son métier, et le service qu'elle avait vendu à Céline ; même si elle l'avait payé quatre fois moins cher que n'importe quel autre client. Céline, elle, avait son rôle de mariée à tenir, et c'était déjà beaucoup. Elle s'y remit, d'ailleurs, et gagna même le jeu contre Thierry. On l'avait assise sur une chaise, dos à lui, et on leur posait des questions sur l'histoire et les goûts de l'autre. Thierry n'eut pas l'acharnement nécessaire pour se souvenir du nom de son lycée, tandis qu'elle sut trouver jusqu'au prénom de son meilleur ami en CE1 et premier duettiste, qui s'appelait pourtant Douglas. Ça alla, ainsi, beaucoup mieux, jusqu'à la fin du jeu. À la fin du jeu, le DJ lança une dernière chanson. Ba-rra-cu-da! Quoi? - Et pour les mariés hip hip hip? Une partie de la salle répondit « hourra ». - Comment ça, la dernière? dit Céline, à voix haute. Elle courut à nouveau jusqu'au DJ, qui commençait déjà à ramasser son matériel. -Ah bah, c'est le contrat, hein, ma grande... L'apostrophe l'horripila. - On avait dit une heure ! ajouta-t-il. - Mais... On ne va pas arrêter la musique maintenant! - Oh là. Vous voyez ça avec la patronne... C'est elle qui me paye... Et le contrat est comme ça... J'ai un thé dansant à Saint Mathurin à dix heures, moi, demain... Jusqu'à une heure... Mais pourquoi? Ce n'était jamais le cas avec les DJs habituels de Mme Doucet... Céline avait vu assez de leurs fiches de paie pour le savoir... Elle courut à la cuisine. Là aussi, on rangeait tout. La rapidité enthousiaste des allers et venues des commis disait la 196


fin du service. Mme Doucet seule avait des gestes lents, et la majesté placide de qui n'a dans ses propres obligations que des ordres à donner. - Mme Doucet, il y a encore un petit problème... - Ah, Céline. Attendez. Elle posa les deux assiettes qu'elle portait sur le plan de travail, et s'essuya les mains dans un torchon. - Voilà. Je suis à vous. - C'est le DJ. Il veut partir... - Oui ? Je lui ai dit une heure... - Une heure mais... justement... On ne va pas arrêter la musique à une heure! Mme Doucet fronça les sourcils. - C'est l'heure légale, Sophie. Nous ne faisons pas, non plus, tout ce que nous voulons... - Céline. L'heure légale? Elle sourit, pour s'excuser de l'erreur de prénom, puis elle poursuivit : - - Oui... Il faut une autorisation, pour faire du bruit plus tard... Je vous rappelle que c'est vous qui avez voulu que nous recrutions un DJ local... Quel rapport? - Mais... c'est un mariage... et on est isolés dans les bois. Je ne pense pas que quelqu'un se plaigne ou appelle la police... - Il y a quand même trois maisons derrière le parking ; je ne sais pas si vous l'aviez remarqué... Mme Doucet se retourna et donna un ordre à un commis. Céline dut contourner la table pour se retrouver face à elle et continuer la discussion. - Mais.. ils ne vont pas faire attention, ces gens. Ils ont l'habitude... Ce n'est quand même pas le premier mariage... - Ah, mais nous n'en savons rien... coupa-t-elle. Céline, Céline... Bien sûr, si j'avais su... on aurait même pu prévoir, 197


louer une « sono » pour continuer sans lui, je ne sais pas... Mais vous vous y prenez toujours au dernier moment aussi... C'est comme pour le punch, aussi, ça... Je veux bien faire comme vous voulez, mais que de problèmes, que de problèmes... Enfin, ça ne me concerne plus ! Moi, j'ai fini... Ça dépassait l'entendement. L'angoisse revint, plus forte que jamais, et Céline fut obligée de sortir de la cuisine pour ne pas s'effondrer ou hurler. 47 Quand Richard était revenu à la table des publicitaires, Paul-Philippe l'avait quittée. Dehors, il ne l'avait pas trouvé non plus, ni sa voiture. Il avait confirmé aux autres que Cendre était séropositive, mais les autres, ça n'était pas pareil. Il était resté frustré. Comme il était revenu aux toilettes, Cendre le consolait. - Ce gros con doit être déjà à l'hôpital en train de harceler un médecin. Et le médecin doit être en train de lui expliquer qu'il faut trois mois avant qu'on puisse faire un test fiable. - Je suis sûr que c'est quand même super méchant, répéta Valentin. Pensive, elle observa : - T'es rigolo, toi. Et sans les attendre, elle sortit. - Elle, je l'aime bien, dit Richard. - Moi aussi, dit Valentin. Mais vraiment, je crois que c'était un peu méchant. - Ouais... elle déchire... - Tu trouves ça bien, toi, un truc méchant ? Richard le dévisagea. 198


- Tu sais que t'as des obsessions bizarres, parfois ? - Ah. Oui, pardon... Ils sortirent à leur tour. Dehors, il était une heure, et il n'y avait plus de musique. Thierry était en train de l'annoncer au micro, en demandant si quelqu'un avait une solution. - Entre ça et le Champagne, ils sont pas super bien organisés, quand même, remarqua Valentin. Céline et Cendre étaient derrière eux. Ils se retournèrent en entendant : - Évidemment. C'est facile! Tout est toujours tellement facile, pour vous! Même s'ils étaient très soûls, le regard de Céline était effrayant. Ses yeux étaient exorbités. - Tous des connards, commenta Cendre en la prenant par les épaules, comme si elle rappelait une évidence oubliée. Viens, mon ange. Elles s'éloignèrent alors ensemble, en partance vers ce monde que les garçons, depuis leur puberté, voyaient comme une sorte d'Olympe, de mystérieux Saint des Saints, et qui nourrissait des fantasmes à côté desquels ceux qu'ont nourri les Protocoles des Sages de Sion pourraient passer pour des histoires drôles : le monde de la confidence entre filles. Ils n'eurent que le temps d'entendre Cendre proposer à Céline de leur casser la gueule, si elle voulait. - Je crois que j'ai vu qu'il restait du punch, dit Richard. On va se prendre un dernier verre, avant de mourir? Car ils n'en doutaient pas : il allait être question, encore, de leur faire payer cette dernière gaffe, et si Cendre s'y mettait, on allait droit au massacre ; sans problème, jusqu'à la mutilation, la mort, ou la castration. Eh bien le voici, ce Saint des Saints, cet univers mille fois fantasmé, cet Eldorado de la puberté masculine, qui ne 199


s'achève jamais vraiment. La voici, la conversation des filles. Il ne fut en fait quasiment plus question d'eux, très vite. On leur pardonnera d'avoir pensé que le contraire fût nécessaire. - Non, c'est pas la peine, répondit Céline, en tâchant de maîtriser les tremblements de sa voix. - Ouais. C'est pas eux le problème, de toute façon. C'est la vieille pute, là, qui te fait du mal. Non? - Cendre, c'est ma patronne... - Ah ouais? Ça change quoi? Je suis sûre que c'est une vieille pute... Céline rit parmi ses sanglots, ce qui la surprit ellemême. - Je la sens pas, en tous cas. Ce n'était pas l'impression habituelle que faisait Mme Doucet aux gens qui la rencontraient pour la première fois. Elle était bonne commerçante (c'était au moins une partie de son métier qu'elle faisait bien) et on la trouvait en général souriante, aimable, voire ouverte. Quant à ceux qui la connaissaient mieux, elle leur faisait peur et ils formulaient rarement les choses aussi crûment. - Elle calcule, c'est une vicieuse. Cendre était ivre, mais elle pouvait avoir raison. Il y avait peut-être encore davantage de vice en Mme Doucet que Céline ne le pensait. Si elle avait fait exprès de la convoquer quand ça l'arrangeait le moins, et de faire traîner les réunions en longueur par ses bavardages ineptes, peut-être que son obsession de tout recompter lentement était elle aussi tout à fait consciente, et qu'elle avait pris du plaisir à lui faire encore perdre une demi-heure avec le plan de table tout à l'heure. Elle avait volontairement attendu qu'il soit trop tard pour lui rappeler le punch. Le problème du DJ lui aussi était explicable par une mauvaise volonté calculée. Et celui du Champagne venait peut-être moins de la conjugaison de sa passion pour M. 200


Tanson et du concours de circonstances qui faisait que le nouveau gestionnaire n'avait pas encore reçu la délégation de signature, que d'une stratégie qui visait à lui faire payer son audace d'avoir voulu le choisir sans elle. Madame Doucet n'avait pas pris sa retraite, l'âge venu. Elle avait soixante-deux ans. Cette sorte de confusion mentale pleine d'illogismes qui la prenait quand elle s'énervait, Céline l'avait souvent considérée comme la normale perte de cohérence due à une sénilité balbutiante. Mais c'était peut-être davantage une forme de rhétorique qui permettait de gagner à tous les coups, et d'empêcher l'adversaire de reprendre le dessus par la raison. La conversation qu'elles venaient d'avoir en était un exemple probant, tout comme le compte des invités, le jour où Mme Doucet s'obstinait bizarrement à en trouver cent. Céline et Cendre furent ensuite abordées par Marcel et Chantal. Marcel leur apprit qu'on ne servait plus d'alcool au bar. Céline blêmit encore davantage, si c'était possible. Plus de musique, plus d'alcool. Bien. Quant à Chantal, elle lui dit : - Céline, il faudrait qu'on discute, toutes les deux. Enfin, elle le demandait. Elle avait l'air d'aller mieux. Mais le problème de l'alcool ? Marcel promit qu'il s'en occuperait. Et de la musique aussi. Céline se laissa emmener par sa mère. Chantal avait eu une très longue discussion avec Marcel, grâce à laquelle elle se sentait mieux. Entre autres choses, il lui avait dit pourquoi son père avait été plus gentil sur la fin. À lui seul Céline l'avait révélé. - Céline, je sais que ce n'est pas le moment, ni le genre de chose qu'on doit dire à une mariée mais je crois que finalement, c'est pas une chose si... nécessaire, la fidélité. 201


- Tu sais, c'est pas pour ça que je l'épouse, Thierry... C'est plus comme ça aujourd'hui. C'est pas pour la fidélité... - C'est pour quoi, alors? - Je ne sais pas. Parce que je l'aime? Ça ne veut pas dire grand chose. Pour rendre la chose publique? On n'en a rien à faire, en fait. Parce que c'est la tradition? Peut-être un peu. Mais essentiellement, pour la fête, je crois... Je crois que c'est beaucoup plus important qu'on croit, la fête. - Même si on peut difficilement le dire en public, il est beaucoup mieux comme ça, dis, ton discours. - Oui. Quand c'est moi-même qui l'écris... Maman, tout à l'heure... - Oui. C'est pour ça qu'il fallait qu'on parle. Moi et Mme Doucet, on a parlé toutes les deux dans la cuisine en t'attendant, et elle a été très dure avec moi. C'est vrai, il y a quelque chose de vide, en moi, et que j'ai du mal à combler. Elle a touché juste en me parlant de mon manque de personnalité. Ne dis rien, c'est quelque chose que j'accepte... On en a parlé, avec Marcel. J'ai mon histoire, elle est comme elle est, et je suis qui je suis. Mais quand je t'ai entendu faire mon portrait, pendant le discours, j'ai reconnu ce qu'elle m'avait dit et je ne l'ai pas supporté. Et puis il y avait eu la chanson, celle de ton père, avant. Tout s'est enchaîné bizarrement... Est-ce que même ça, Mme Doucet avait pu le calculer ? Le DJ lui avait dit que c'était une chanson qu'on lui avait demandée. Elle se souvint aussi avoir parlé de Michel Sardou avec elle pendant les réunions préparatoires. Elle alla poser la question au DJ, qui s'en allait. Il confirma. C'était bien Mme Doucet qui avait demandé le Connemara. Pendant qu'elle discutait avec sa mère, Thierry était allé 202


voir Mme Doucet, histoire de comprendre pourquoi on ne servait plus au bar. Il vint lui faire son rapport. Mme Doucet lui avait expliqué qu'elle et ses commis avaient fini leur service, qu'elle avait appelé Céline pour savoir s'ils devaient lui laisser des boissons, et que Céline était sortie de la cuisine avant qu'elle ait pu lui en parler. Et maintenant, c'était trop tard : le camion était parti. Elle s'était beaucoup plainte de l'attitude de Céline, qu'elle trouvait de manière générale très indépendante. Sa voix mettait une nuance péjorative au mot indépendante. Thierry avait fait comme s'il n'entendait pas, et réussi à négocier le numéro de portable d'un des commis. Mme Doucet ne donnait pas, en principe, les données personnelles de son personnel, mais elle avait fait une exception parce qu'elle le trouvait raisonnable et sympathique, lui. Et il avait réussi à négocier le retour des commis, au moins pour qu'ils leur ramènent de l'alcool. - Une faveur pour te monter contre moi. C'est un monstre, commenta Céline. - Elle, elle dit que c'est toi qui n'a pas voulu l'écouter... - Évidemment... - C'est pas grave ; c'est un peu de votre faute à toutes les deux, si tu veux. C'est une bourgeoise intolérante qui panique parce qu'un apprenti t'a vu fumer un joint, c'est des choses qui arrivent... - Alors c'est comme ça que... Et elle y arrive presque... Céline se rua en cuisine. 48 Il avait la main dans sa culotte alors qu'elle lui léchait l'oreille. Il lui frottait les poils, la main arrêtée par l'élastique. Ça brûlait. Elle écarta les jambes pour qu'il change d'endroit. Il 203


trouva le clitoris, et s'acharna dessus comme s'il curait un coin d'évier. Elle éloigna son bassin, ce qui fit ressortir sa main de sa culotte, et se mit à défaire sa ceinture à lui. Il rejeta la tête en arrière avec un soupir, dans un nouvel élan d'isolement égoïste. Elle défit les boutons, écarta, baissa tout, et vit avec satisfaction son sexe se dresser contre la lune. Ses caresses firent lever ses fesses de l'humus à Clément. Elle y mit la bouche. Elle avait mal au genou gauche, appuyé sur une branche morte. Il leva la tête, et posa ses mains sur la sienne. De retour dans la salle, pour se débarrasser de lui, elle utilisa trois phrases toutes faites, sûre de leur efficacité : « Je ne sais pas si c'était une bonne idée », « La situation est trop compliquée » et « Je ne sais pas si j'ai vraiment envie de ce que j'ai envie, tu comprends? » Clément eut l'impression d'avoir affaire à ce qu'il devait comme Richard appeler de la psychologie féminine, et s'éloigna vers le bar. Valentin et elle s'étaient complètement séparés, maintenant. Ça faisait plus d'une heure qu'elle ne l'avait pas même approché. Il continuait à boire, et lui, Richard et la punk à la table de qui elle les avait vus s'asseoir tout à l'heure étaient dans un état pitoyable. Il lui manquait, un tout petit peu. Il ne buvait plus par désespoir, mais parce qu'il était sur autre chose, avec Richard. Ça faisait qu'elle se sentait oubliée. Elle avait passé du temps à rencontrer des gens, du coup. Elle avait discuté avec des musiciens, un dentiste, un ado qui lorgnait sur une fille de son âge et à qui elle avait appris à danser pour l'aider, parlé un moment diététique à la mère des jumelles, que ça intéressait, et retrouvé Clément. Elle se dirigea vers les tables du fond, où était sa place. Sur le chemin, un homme lui sourit. Il était debout sur un pied sur une chaise, 204


dans la position qu'en cours de gym on appelle la planche, et faisait des bruits d'avions. C'était apparemment la chute d'une blague, car on éclata de rire autour de lui. Leurs regards s'étaient déjà croisés, quelques heures auparavant. Elle avait alors lu dans ses yeux la réprobation caractéristique des hommes à qui la différence d'âge faisait penser qu'elle leur était inaccessible, et qui n'était qu'une frustration transformée. Mais maintenant, il lui souriait. De manière générale d'ailleurs, elle remarquait que les regards qui se posaient sur elle étaient devenus plus brillants, plus légers, bienveillants. Une force étrange avait contaminé tout le monde. C'était depuis qu'on s'était mis au punch. Il y avait eu un moment de la soirée où il n'y avait plus eu de musique ni plus rien d'autre à boire. Les mariés avaient apparemment des problèmes d'organisation. On s'était rabattu sur le punch de l'apéritif, dont il restait beaucoup. Pour la musique, en attendant que les copains musiciens de Thierry aillent chercher leurs instruments et s'accordent, après une paire de minutes de brouhaha confus, un vieux s'était levé et s'était mis à chanter ; une chanson qui parlait de violettes et d'hirondelles. On avait écouté et applaudi à la fin. Puis, suivant un refrain que tout le monde avait répété en chœur, « toutes les femmes » avaient eu « le droit de l'embrasser ». Sous la pression du groupe qui l'entourait, à la table du dentiste, elle avait dû y passer ellemême. Elle avait trouvé ça plutôt rigolo. Trois autres vieux avaient chanté encore. À leur table, au bout là-bas, on avait continué à servir des cruches entières de punch depuis le début du repas, parce qu'ils trouvaient ça bon, ce qui faisait qu'ils étaient sans doute un peu soûls. Des jeunes, puis des moins jeunes les avaient ensuite imités. Entre les vieilles chansons en patois, les tubes de R'nB, des Francis 205


Cabrel et des Loguivy de la Mer s'étaient donc intercalés, et le mariage avait tourné à la kermesse de village. Puis les copains musiciens de Thierry avaient fini de s'accorder, et s'étaient mis à jouer. La foule était beaucoup plus agitée, aussi. On dansait et on se bousculait. Se frayant un chemin, elle passa près d'une table, la plus bruyante, qui l'acclama : - Fran-çoise! Fran-çoise! Fran-çoise! Elle ralentit, surprise. - Ouaiiiis! Fran-çoise! hurlèrent-ils. Elle chercha à comprendre. - Je ne m'appelle pas « Françoise »... - C'est dommage, lui répondit l'un d'eux, avec un air sincèrement désolé. Les autres éclatèrent de rire. C'était assez mystérieux. Mais elle n'eut pas plus d'explications, car elle fut bousculée par un trentenaire titubant, travesti en femme. Son maquillage outré bavait, et les poils abondaient sous les aisselles, entre la jupe argentée et le débardeur rose, qui laissait transparaître les contours d'un soutien-gorge trop petit pour les seins de mousse ballottants et mal équilibrés qu'il contenait, au-dessus desquels débordaient encore des poils. Il ne s'excusa pas. - Fran-çoise! Fran-çoise! Fran-çoise! avait repris la table. Le travesti écarta alors les bras comme en signe de reconnaissance et de victoire. Ils crièrent : - Françoiiiiiiiiise! Et il embrassa le plus près d'entre eux dans le cou, lui laissant une marque de rouge à lèvre. Ils avaient tous l'air heureux. Comme s'ils avaient vraiment résolu l'énigme de savoir qui était Françoise. Julie continua son chemin. Au passage, elle happa des morceaux de conversation étranges : 206


- Vas-y ! Fais des flexions ! - Ça, c'est le stress de l'examen, tu prends pas assez de bifidus actif. - Je te dis, elle avait une bouche à aspirer des balles de golf par un tuyau d'aspirateur... - Allez viens chérie, je t'emmène en Camargue ! - Ce soir 14h, hein ! - Qui est en état de conduire ? - Moi ! Mais pas loin. Le morceau des musiciens se termina et quelqu'un se mit à chanter, encore. C'était une chanson à répons ; comme elle passait près d'un groupe, on la saisit au passage et ils la prirent les épaules pour la faire entrer dans la ligne qu'ils formaient ; la chanson avait pour thème un curé dont les couilles pendaient. Quand il s'asseyait dessus, elles lui rentraient dans le cul. Il en résultait son érection. Le dernier vers de ce couplet fut littéralement hurlé par des dizaines de gens : « Il baaande, il baaaaaaande, il baaaaaaaaaaande! » Dans un autre couplet, le curé et le maire s'enculèrent. Dans un autre encore, un âne républicain, acheté par lui, était destiné à baiser « tous » les putains, au masculin. Tant étaient fortes la cohésion et la ferveur de l'assemblée, dignes des plus émouvantes Marseillaises, que Julie, tanguant toujours dans la ligne, finit par se montrer aussi volontaire que les autres ; surtout quand les vierges hypocrites, alitées, préférèrent tenir un vit qu'un cieeeerge, qu'un cieeeeeerge, qu'un cieeeeeeeeerge! Car elle avait soudain senti, dans un frisson, qu'il se passait là quelque chose de vrai, de beau, de bien et de bon. Personne dans la salle ne s'en souvenait sans doute, mais l'auteur de la chanson, en 1903, après qu'il eut renversé son pot de chambre sur une procession, avait été assiégé 207


pendant deux jours à son hôtel par deux mille paroissiens, aux cris de « À mort Tailhade! » (c'était son nom) et « À mort l'anarchie! » et on avait dû faire intervenir la gendarmerie pour protéger sa fuite. 49 À voir Céline se ruer comme elle l'avait fait dans la cuisine, Thierry avait eu un mauvais pressentiment, et il leur avait demandé de l'accompagner. Après avoir ouvert la porte, il se figea. Valentin regarda par-dessus son épaule. Le spectacle qui s'offrait à eux était pour le moins surprenant, en effet. Tourterelle poussa Thierry à l'intérieur, entra à sa suite, tira Richard par le bras, claqua la porte et la bloqua avec un frigo. Il avait agi par réflexe professionnel, pour ainsi dire. Richard dit « Ben merde alors », en découvrant la cuisine à son tour. Quand Céline y était entrée, dans la cuisine, Mme Doucet y était seule avec François. Et la laideur de Mme Doucet l'avait soudain frappée. Elle était d'une laideur vague, qui ne tenait à aucune difformité spécifique, mais laide quand même. Le nez droit, les pommettes abruptes qui cadraient des lèvres parfaitement arquées, le maquillage sans faute, les sourcils nettement dessinés par des années d'épilation et la silhouette idéalement sèche n'avaient rien de laidement frappant, mais manquaient justement de cette grâce du défaut qui fait le charme, et l'humanité. - Vous avez vraiment renvoyé toutes les boissons ? - Ah, Céline... Vous fuyez aussi, comme ça... - Ça suffit ! hurla Céline. 208


Mme Doucet l'avait regardée comme si elle était folle, puis elle avait crié à son tour : - Non mais c'est... c'est vous, ça suffit ! Sa syntaxe, et la mollesse peu habituelle de sa réaction disaient sa surprise. - Mademoiselle ne daigne se déplacer qu'une fois sur deux, et je dois tout organiser comme ça ! Céline, vous êtes d'un égocentrisme, mon Dieu ! - Pourquoi vous ne m'en avez pas parlé tout à l'heure, aux toilettes? - On vous attendait le jeu! Je n'allais pas faire attendre tout le monde pour un problème d'intendance, quand même! Ah, j'ai encore voulu vous rendre service, mais vous êtes, vous êtes... - Vous êtes un monstre. - Ben voyons... Et vous une princesse spatiale ? Le regard de Mme Doucet s'était planté sur sa robe, puis elle avait levé les yeux au ciel en signe d'ironie. François s'était mis à rire. Céline avait eu envie de hurler à nouveau, mais à la place, elle avait saisi une grande poêle enveloppée dans un sac plastique, qui traînait sur le piano près du sac à main et des clefs de Mme Doucet, et elle en avait envoyé un grand coup dans la figure de sa patronne. La casserole avait fait un énorme « DONG ». Thierry n'osait rien dire. Richard plissait les yeux, comme qui a trop bu et essaie d'accommoder pour évacuer une hallucination. Quant à Valentin, il ne savait trop quoi penser. Céline était sur une chaise, jambes écartées, une grande poêle dans la main droite. Devant elle gisait Mme Doucet, face contre terre et probablement inconsciente, près de qui était François, également sur le ventre et sanglotant. À la vue des garçons, il redressa la tête, mais Céline le menaçant de la poêle il la rabaissa aussitôt, avec un reniflement. 209


Céline avait l'air un peu hagard des quelques grands psychopathes que Tourterelle avait pu croiser au boulot, ou à l'hôpital. Elle revint à la réalité. Elle inspira violemment et se cacha la bouche avec la main, lâchant pour ça la poêle, qui refit beaucoup de bruit. François en profita aussitôt pour se relever et courir dans un coin de la cuisine. - Elle est folle, s'écriait-il. Elle est complètement folle!Elle... Elle l'a blessée! Vous irez en prison, mademoiselle! Vous irez en prison! Valentin s'approcha de Mme Doucet. Elle respirait, avait un œuf au-dessus de la tempe. - Ça va aller, dit-il. Elle est juste K.O. - Je suis désolée! dit Céline. Je suis désolée. Oh, merde... - Ouais, là... dit Thierry, t'y es allée un peu fort, quand même... Je vais peut-être annuler le mariage, moi... - Oh... - Non, c'est une blague... Viens. Elle se précipita dans ses bras. Entre temps, Valentin l'ayant un peu secouée, Mme Doucet commençait à se réveiller. Elle se remit à quatre pattes, puis à genoux et, comme il était à sa portée, accroupi près d'elle, s'accrocha à lui, se laissant même aller à poser sa tête sur sa jambe. Il n'aurait pas su dire pourquoi, mais il en ressentit du dégoût. - Vous avez vu ce qu'elle m'a fait? lui dit-elle, les yeux encore plein de panique. Il ne répondit rien. Elle reprit de la vigueur d'une manière assez soudaine : - Vous vous rendez compte? Vous auriez pu me tuer! François, vous témoignerez! Vous êtes complètement folle! 210


Complètement folle! Tourterelle prit alors la décision de s'occuper d'elle. D'un geste de la tête, il fit signe à Richard et Thierry d'emmener Céline. - Je m'en occupe. Je vais la calmer. Il avait l'air sûr de lui. 50 - C'est vite dit... Mme Doucet touchait sa bosse. - Vous avez vu ce qu'elle m'a fait? répéta-t-elle. Elle est complètement folle, votre amie... Tourterelle n'aimait pas la manière dont elle lui parlait. Il trouvait le ton dégradamment agressif. - Non. C'est ça qui est bizarre, d'ailleurs. En fait, je crois que vous êtes quelqu'un de mauvais, vous. Non? Il la scrutait comme s'il cherchait une étiquette minuscule, quelque part sur son visage, qui le lui confirmât. - C'est curieux... Je crois que j'en ai la certitude morale. Ce dont je suis normalement incapable. Mme Doucet, commençant à se demander si elle n'avait pas échangé un fou pour un autre, garda le silence. Après un moment de réflexion, elle demanda : - Vous êtes complètement soûl ? - Oui. - Mais elle aurait pu me tuer, votre copine! Vous vous rendez compte? - Vous l'avez déjà dit. - Qu'elle s'attende à un procès, en tous cas ! - Non, vous n'allez pas porter plainte. Cette prédiction la décontenança. 211


- Je ferai ce que je veux... - Non non. Vous n'allez pas porter plainte. J'ai des amis qui découpent les gens en morceaux. Comme on ne le croyait jamais quand il disait que lui le faisait, il avait préféré formuler les choses comme ça. - Comment? - Je dis : j'ai des amis qui découpent les gens en morceaux. Elle n'était pas sûre qu'il soit bien sérieux. - Ce sont des menaces? - Oui oui. Elle ne comprenait toujours pas. - Je sais : en général, on ne me croit pas. Vous n'êtes pas la première... François non plus, n'avait pas l'air de rien comprendre. - Oh! J'ai une idée. Il prit son portable, chercha. François et Mme Doucet le regardaient, interrogés. Il leur sourit. - Il faut attendre un peu. L'image chargea. Il leur montra la photo. Ils se regardèrent. - Vous travaillez sur des films d'horreur? - Non. En principe, on ne fait pas de photos, mais Cardin, avec le sécateur, là, voulait vraiment qu'on en fasse ce jour-là et... Bon. Ils n'y croyaient toujours pas du tout. C'était visible. En soupirant, et puisque finalement, et encore une fois, c'était le seul moyen de montrer que tout ça était vrai, il mit sa main sur la bouche de Mme Doucet, lui prit l'annulaire droit, et le luxa. Sa main avait étouffé son cri. - Merde! dit François, soudain redevenu blême. Le doigt était à l'envers, dans une position que Tourterelle, lui, ne trouvait que grotesque mais dont il connaissait l'effet empathique sur les gens normaux. 212


- Oui, c'est assez impressionnant, il paraît. Bon... En fait, la photo est vraie. On ne plaisante pas du tout. Je vais lâcher. Si tu cries, si tu bouges, je t'en casse carrément un. Mais tu ne vas pas le faire. Tu diras au médecin que tu es tombée. Dans trois mois, ça ira mieux. Il lui redressa le doigt, ce qui la fit à nouveau sursauter de douleur. - Et si vous parlez d'autre chose que de ta chute à qui que ce soit, je vous découpe, et toute votre famille avec, comme sur la photo. Céline est une copine, et je crois que vous êtes deux vraies connasses, comme dirait Brutus. Brutus, c'est mon copain qui ne fait pas dans le détail. Je pense que vous êtes capable de comprendre, maintenant... Je relâche. Elle pleurait. Il était plutôt fier de lui. Il était rare qu'il fasse preuve d'autant d'autorité. Le tutoiement, les gros mots, et tout. Il ne le savait pas encore, mais ce n'était qu'un début. Ce qui l'avait provoqué? Son amitié pour Céline, et ce qu'il avait appelé « certitude morale ». C'était comme si une autre Raison, en dehors de la sienne, lui dictait ses actions. Marrant, ça aussi. Décidément, la journée était pleine d'émotions nouvelles. 51 Mercredi, à neuf heures, allongé sur son lit, il lisait Le Lys dans la Vallée, un des quelques livres de son ancienne bibliothèque qu'il avait laissés chez Maman. Il tentait de retrouver, en même temps qu'il lisait, ses souvenirs du week-end, qui s'arrêtaient toujours à la pétanque. Il se souvenait avoir ressenti -chose extraordinaire- de la jalousie, que ça avait fâché Julie, et puis plus rien. Il n'avait en 213


particulier aucun souvenir du moment où elle avait quitté la fête, et il était inquiet. Elle n'avait pas téléphoné, lundi, avant que Maman ne lui confisque son portable, et il était, déjà en temps normal, rare qu'ils restent comme ça deux jours sans nouvelles l'un de l'autre. Elle lui manquait, lui en voulait peutêtre toujours, et ça ajoutait une frustration terrible au problème du joint. Maman avait dit hier soir qu'il enverrait Henri chercher de l'herbe dès qu'il pourrait. Il aurait en réalité pu l'y envoyer tout de suite. C'était une punition supplémentaire, que Tourterelle trouvait tout aussi injuste et inconsidérée que sa semi-captivité. Il était à court en tous cas, et ça lui rendait les idées insupportablement claires. Ça l'avait même empêché de dormir ; d'où Le Lys dans la Vallée. Mais la complexité incroyable de la logique des sentiments que développait le roman renforçait sa migraine, et il en était à se poser la question de l'abandonner en cours de lecture, quand la Louve était entrée. Elle s'était déshabillée comme si ça avait été sa chambre, et comme s'il n'avait pas été là ou presque, s'était glissée en Tshirt et culotte dans son lit, et s'était blottie contre lui. Elle reniflait, et des larmes coulaient sur ses joues. - Tu t'es fait ça comment ? demanda-t-elle. Elle désignait l'hématome et la fracture du nez qu'il s'était faits dimanche. Il les avait presque oubliés. - J'arrive pas à m'en souvenir. J'ai eu un week-end chargé... Une grosse fête. - Ah ah ! s'esclaffa-t-elle doucement. Remarque, moi aussi j'ai un gros trou dans mon week-end. J'ai un peu forcé samedi, je crois. - Et toi, qu'est-ce que tu fais là ? 214


- Où ça ? - Dans mon lit. - Ah... Je suis désolée, je sais que t'aimes pas qu'on te le dise, mais t'as l'air gentil, et j'avais besoin de me mettre contre quelqu'un de gentil justement, là, tout de suite. - Je ne suis pas « gentil ». - Je sais... Mais il y a aussi que j'ai l'impression de te connaître. Toi aussi, d'ailleurs, tu me l'as dit. Et puis t'as des moments plus lucides que les autres : ça fait du bien. - Lucides ? Je ne sais pas. C'est quoi, un « tocard » ? Ils n'avaient pas eu le temps de revenir sur le sujet, depuis lundi. Elle réfléchit une seconde. - Quelqu'un comme toi. - Ça, j'avais compris. - Qui ne se pose pas de questions, quoi. Comme pourquoi estce que Maman m'a gardée, par exemple. - Pourquoi Maman t'as gardée ? - Ah bah ça me fait plaisir que tu me poses la question ! C'est quand même pour ça, que je chiale... - Ah ! Oh, oui... tu pleures. J'avais vu mais... Excuse-moi. C'est ma lésion, là. Et puis j'étais un peu perdu dans mes pensées. Elle se redressa pour s'appuyer sur l'oreiller. - Lundi, j'ai tout de suite vu qu'il me bavait dessus ton patron ; au premier regard sur mes jolis petit nichons, et j'ai même compris que ce serait comme ça que je pourrais m'en sortir provisoirement. Ils sont pas jolis mes petits nichons ? - Euh... si. - Tant qu'il ne faisait que me bourrer la chatte à la régulière, c'était encore tolérable. Déjà un peu crade, parce que j'en avais pas vraiment envie, mais tolérable. Mais là, maintenant... - Maman te baise ? - Oui. Tourterelle en resta pantois. 215


- T'as l'air surpris. Tu crois qu'il m'a gardée pour faire plaisir au gros? - Non, mais... - Je lui ai dit : j'ai quelque chose à te proposer. Il m'a dit : Quoi ? Je lui ai dit : Je vais faire un article sur vous quatre, là. Un gros scandale. Il a dit : Je ne comprends pas. Tu crois que tu vas repartir, comme ça, avec ton papier sous le bras ? J'ai dit : Oui. Je te suce la bite autant que tu veux, le temps de trouver comment m'enfuir, et j'écris cet article. Je ne plaisantais pas. En général, je m'en sors. Quoique je commence à me demander si j'ai pas un peu préjugé des choses, là, maintenant que je vous connais davantage. Enfin, bref, lui ça l'a fait rire, mes petites illusions sur la possibilité d'une évasion, et puis ça l'a rendu rêveur, ensuite. Alors j'ai posé ma tête sur ses genoux, il me l'a caressée, et je m'y suis mise. J'ai un gros avantage, pour ça : zéro dignité. Le problème c'est que de lui sucer la bite, on est passé ces dernières heures à des choses plus exotiques, avec ton patron. J'avais bien vu que c'était un vicieux, et c'était même pour ça que je m'y étais collée, mais ça va trop loin, là. Il me baise à coups de poings, maintenant. Et puis cette nuit, il a sorti les objets. - Les objets ? - Les objets, répéta-t-elle seulement, avec une moue qui en disait long. - Je n'aurais jamais pensé ça de Maman, dit Tourterelle. - Ah ouais... Tu ne déconstruis jamais, toi... C'est ça, en fait, le truc avec vous. - « Déconstruire »? - Oui, déconstruire. J'y passe ma vie, moi. La Justice, le Bien, le Mal, l'Amour, l’Économie, les blancs, les noirs, les hommes, les femmes, tout, quoi... Toi jamais? - Non. J'essaie de construire, déjà... - Ben tiens : c'est exactement ça, un tocard. Il paraît que ça 216


rend heureux ? - Euh... Il reposa son livre. - Non, pas spécialement. Je préférerais souvent être normal. - Oh mais je te rassure : c'est très très normal, d'être un tocard. Si vous étiez pas si nombreux, il n'y aurait pas beaucoup de gouvernements qui tiendraient debout. - Ah oui ? Je dois être plus tocard que les autres, alors... Sa candeur la fit sourire. - Peut-être. Mais je pige toujours pas. Comment ça marche ? Vous comprenez pas que la torture, c'est mal, par exemple ? - Si, bien sûr. C'est extrêmement douloureux, et infliger de la douleur, c'est mal. Mais on peut aussi la considérer comme un moyen qui peut entrer dans un calcul s'il le faut, et qui permette d'atteindre le bien. Le chinois de demain par exemple, si j'ai bien compris, pourrait faire avancer la cause du Dalaï-lama. - Ben voyons. Il cautionne la torture maintenant, le Dalaïlama ? C'est é-nooooorme... Mais vous êtes complètement cons, en plus d'être dingues, en fait... enfin, pardon... - Non non, tout va bien. J'aime tes avis. - C'est juste que ta morale, là, on dirait un peu un film américain, non ? Mais putain mais vous êtes une sorte d'excréments ultimes de l'impérialisme occidental, si on y pense bien... Oh, excuse-moi encore. - De rien, je te l'ai dit. - Enfin, si j'ai bien compris, tu n'en sais rien, de pourquoi vous torturez des chinois par exemple. Qu'est-ce qu'il a avoué le dernier ? - Je ne sais pas. C'est Brutus qui s'occupe de recueillir les aveux, moi je ne parle pas chinois, et il y a beaucoup de choses dont on nous a appris à ne pas parler par prudence, même entre nous. 217


- Il parle chinois, Brutus ? - Oh, oui, enfin le mandarin, et douze ou treize autres langues. J'en parle dix-sept, moi. C'est à cause de la lésion. Tu sais, la mémoire qui compense, tout ça... Le fait que je retienne des prospectus de théâtre, et des chiffres débiles... Ça nous aide, pour les langues. - Ah. Bon. Mais de qui Maman reçoit ses ordres ? - De ses chefs, je ne sais pas... Le Monsieur en costume, je suppose. - Quel Monsieur en costume ? Il le lui expliqua. Le Monsieur en costume était un Monsieur que lui, Cardin et Brutus n'avaient jamais appelé autrement que le Monsieur en costume, parce qu'ils ne savaient rien à propos de lui, mis à part qu'il portait un costume et qu'il passait régulièrement voir Maman, et ça depuis déjà l'époque de l'hôpital. Ils s'enfermaient pour de parfois longues mais souvent courtes discussions. Si Maman avait été une vraie maman, ils auraient pu penser qu'il était son amant. Mais Maman n'était pas une vraie maman. Alors ils pensaient plutôt à son supérieur hiérarchique. Si ce n'était que le Monsieur en costume, ce vieux dandy, avait la politesse et l'air obséquieux d'un majordome. Elle paraissait atterrée de l'entendre. - Bon. On va essayer un truc. Moi, je vais tout t'expliquer. 52 Elle commença par l'histoire de fantômette. Michel l'avait choisie pour une courte mission d'importance cruciale, un an auparavant, parce qu'elle était 218


punk et qu'il avait besoin de quelqu'un qui ait le physique de l'emploi. Il s'agissait de se rendre chez un dealer de crack des banlieues de Marseille, surnommé « Beau Gosse », de se faire passer pour une consommatrice, de lui en acheter une dose et de s'en aller. Michel avait ajouté autre chose. Il faudrait y aller un certain jour, à une certaine heure, et tenter de voir si le dealer en question n'était pas en train de parler à un homme petit et gros. Si elle ne voyait rien, ça n'était pas grave. Qu'elle ne prenne pas de risques inconsidérés. Mais l'information selon laquelle ce dealer parlait avec ce petit gros suffirait en soi à faire au moins les unes des quotidiens régionaux. Une fois encaissé le coup du préjugé sur les punks, elle avait accepté. L'information de base était erronée. Elle n'avait pas vu le petit gros. Mais d'après le compte-rendu qu'elle en avait fait trois semaines plus tard à la rédaction, elle avait réussi à visiter l'appartement, et même à coucher avec Beau Gosse. Elle était ensuite restée ces trois semaines chez lui, avait rencontré des gens, et ramenait un témoignage suffisant pour mettre à jour plusieurs affaires de corruption, de trafic d'influence et de délits d'initié touchant des proches du gouvernement. On avait parlé devant elle parce qu'on l'avait toujours crue trop folle, ivre ou défoncée pour comprendre ce dont il était question. C'était sa technique bien personnelle. Michel étant un gros connard, il avait signé l'article. Il n'en avait supprimé que l'expérience trop personnelle du témoin. La Louve était convaincue que c'était pour ça que Maman les lui avait envoyés.

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Tout ça, se dit Tourterelle, aurait voulu dire que Maman avait partie liée avec un réseau politico-mafieux qui touchait le sommet de l’État. Maman l'avait déjà mis en garde contre la facilité de faire des théories sur ce qui restait secret. C'était assez peu crédible. Elle lui raconta ensuite sa dernière nuit en détail. Elle lui montra son ventre. Elle avait des bleus aux côtes et des estafilades, comme faites au rasoir, sur l'estomac et les seins. Au récit de ces violences, Tourterelle éprouva quelque chose d'assez proche de l’écœurement qui le prenait à la découpe, au travail. Cette nuit, Maman lui avait enfoncé des godes de formes et de tailles variées dans la chatte, l'avait frappée avec une bouteille, et enfoncé cette bouteille dans son cul. Elle avait cru que la bouteille finirait par exploser, et eu peur, pour une fois. Le retour du motif frappa Tourterelle. Lucrèce. La Louve, on l'a dit, avait une drôle de manière de pleurer. C'était aussi pour ça qu'il n'avait pas réagi tout de suite. Elle pleurait sans se plaindre, en quelque sorte : sa tristesse se contenait malgré ses larmes, au point qu'on doute de son existence ; on aurait cru qu'elle venait simplement d'éplucher des oignons. Elle avait aussi ponctué son récit de détails, comme celui d'une certaine sensation à la sortie de la bouteille par exemple, qui donnaient l'impression qu'elle n'attachait pas davantage d'importance à ses organes sexuels qu'aux autres parties de son corps, et qu'elle n'avait ressenti l'obligation d'y laisser pénétrer n'importe quoi que comme une blessure qu'on aurait aussi pu lui porter ailleurs. Avec la même absence de douleur que Lucrèce dans le tableau de Cranach. Mais pour Tourterelle, c'était des choses importantes. Et 220


l'écœurement tourna à l'insupportable. En effet, convaincu depuis longtemps que l'amour nécessitait de la compassion, et tentant de retrouver ce sens perdu à l'aide des rêveries sentimentales qu'on lui reprochait toujours, Tourterelle avait fait du sexe le temple où se cachait son dieu. Bien sûr, il savait que l'acte sexuel pouvait avoir lieu sans amour. C'était une banalité que Richard et la littérature lui avaient aussi réapprise, depuis l'accident. Il n'empêchait que c'était la voie qui lui semblait la plus inexplicable, et par où il pensait que pouvait passer le mystère. Valéry, qui contre les Freudiens défendait l'idée d'un Homme plus poète que musée des horreurs, avait dit : le plus important chez l'homme, c'est la peau. La Louve le lui avait fait comprendre jusqu'à la nausée. - Oh, ça va ? Tu vas tomber dans les pommes ? - Non. Je crois que j'ai... de la compassion pour toi. - De la compassion... Eh ben ça me fait une belle jambe. Mais dis-moi la compassion... C'est pas le truc que vous êtes censés pas avoir ? - Justement. Et ça me met en colère. - Ah oui, dis-donc. C'est impressionnant... Puis, après un moment, et comme il ne répondait rien : - Non, je me fous de ta gueule, hein... Oh, autre chose, il n'y a pas que moi. Toi aussi, à cause de ta connerie, je crois qu'il veut te garder. À mon avis, c'est même pour ça qu'il vous a pris les portables. 53 Valentin avait promis à Céline que Mme Doucet ne l'embêterait plus. Céline en doutait un peu, connaissant sa 221


patronne, et ne pouvant pas deviner à quel point Valentin avait su se montrer convaincant. Pourtant, elle l'avait remercié en le serrant dans ses bras, s'était excusée pour tout ce qu'elle leur avait fait subir, à lui et à Richard, et elle allait maintenant globalement bien. Mieux que bien, même. Cachée derrière le bar, elle improvisait un spectacle de marionnettes-chaussettes avec Richard pour un groupe de buveurs esbaudis, et riait ellemême. La baffe de fonte donnée à sa patronne lui avait apparemment rendu le sens de l'humour. Elle avait aussi bu pas mal de punch. Une fois Mme Doucet partie et l'alcool revenu, il avait fallu prendre le bar en charge. Richard et Valentin s'y étaient mis. Valentin jouait en même temps une partie de caps avec Cendre. Elle gagnait. La capsule posée sur le goulot, dans un tintement net et brillant, sautait presque à chaque fois qu'elle lançait, et il était obligé de boire beaucoup. Marcel et Jean-Louis arrivèrent au bar et lui demandèrent deux sakés. Ils venaient de faire connaissance et le courant avait l'air de bien passer, entre eux. Marcel était l'oncle écrivain de Céline et Jean-Louis un oncle de Thierry, que Valentin avait déjà rencontré dans l'après-midi, pendant la pétanque. Un rigolo. Il avait passé la partie à le chambrer quand il visait trop court avec la même blague récurrente : « Hop! Manque de calcium! ». Un slip vola. Ce qui n'avait plus rien d'étonnant. Ce slip rasa la crête de Cendre, et tandis qu'il s'écrasait mollement contre les étagères du bar, Jean-Louis lui 222


demanda : - Ho pah ! T'as mangé un iroquois ou bien ? - Et toi, t'as mangé un cul ? lui fut-il aussitôt répondu. Jean-Louis était chauve. Tout le monde rit, lui compris. - Ah, ça... dit-il, se caressant le crâne. C'est le grand front des intellos. On lui accorda tacitement cette explication et Valentin leur servit le saké chaud. Après l'avoir bu, Jean-Louis s'exclama : - Ah ! Ça donne envie de chanter ! - Vas-y ! l'encouragea Marcel. - Ah oui mais je ne sais pas, chanter. Il aurait pu, pourtant. Il n'y avait plus de musique depuis un petit moment. - Tout le monde, sait chanter... - Pas tout le monde. Pas moi. Il fit une démonstration : Eh quoi, les matelots... Vous avez tous la frousseuh Eh oui je le sais bien... Il est vieux mon trois-mâts. C'était catastrophique, effectivement. Marcel et un certain nombre de gens qui les entouraient grimacèrent. Cendre en rata son lancer. - Ah, la vache! s'exclama-t-elle, il est pire que moi, lui... - Ah... toi aussi... dit Jean-Louis, content de trouver un étai. Tu vois, Marcel? Pas tout le monde... - Ah non, confirma-t-elle. Regarde : Mais il me faut douze homme... Un capitaine, un mousseuh 223


Qui le ramèneront... Vers le Guatémalaaaa... Alors pendant dix jours... Il cherche un équipageuh Contraint de le former... de marins d'occasion Vagabonds sans aveux, dont certains tatouageuh Affichent l'anarchie, et la révolutiooooooooon! Elle aussi, effectivement, chantait faux. Mais pourtant, il y avait une différence. Ils avaient réussi à l'écouter plus longtemps. Ça tenait à l'énergie qu'elle y mettait, qui compensait l'injustesse de la mélodie. - Tu la connais? demanda Valentin, médusé. C'était en effet, manifestement, la suite de la même chanson. - Bah oui... Berthe Sylva, le Maître à bord! Berthe Sylva! Et le beau Fred... Berthe, c'était une gamine du port ; une meuf, une vraie, avec une voix comme asse. Mais elle est morte dans la misère et l'alcoolisme, la pauvre Berthe. Alors de dépit le beau Fred, son amant et compositeur, il s'en est enrôlé dans la Résistance. Et puis après, il a laissé tomber la chanson pour se lancer dans le commerce des frites. C'est vrai. Sans déconner. Berthe Sylva... Et puis j'ai fait partie d'une chorale de chants de marins, il y a longtemps. - Tu as fait partie d'une chorale de chants de marins? - Et alors? - Non, rien. - Ils m'ont gentiment virée, d'ailleurs. - Tu vois que tout le monde ne peut pas chanter? reprit JeanLouis. - Tout le monde peut, récusa Marcel. C'est votre manière de chanter, c'est tout. C'est Gordon, qui m'a expliqué ça. Il y avait aussi maintenant un groupe de musique qui 224


remplaçait le DJ. Plus seulement les copains de Thierry. Un très bon groupe. C'était Marcel qui l'avait fait venir. Comme ça. À deux heures du matin. Gordon en était le leader. Gordon était un copain à lui, un musicien anglais. Ils s'étaient rencontrés au festival des Étonnants Voyageurs, où Gordon accompagnait le chef kayapo Raoni, porte-parole de l'Amazonie menacée, dont il défendait la cause. L'un des guerriers kayapo qui accompagnaient le chef Raoni s'était égaré dans la foule, un jour. Quand il avait retrouvé son chemin et voulu rentrer dans le carré VIP, l'agent de sécurité qui en contrôlait l'entrée l'avait pris pour un des pseudopéruviens qui jouaient de la flûte de pan et du synthétiseur à l'entrée du festival. Le guerrier kayapo ne parlait que kayapo, portugais, espagnol et anglais ; l'agent de sécurité ne le comprit pas. Le ton monta assez vite entre eux. Et l'agent de sécurité commençait à se demander si en plus il n'était pas soûl, parce qu'étrangement menaçant, quand arrivèrent Marcel et Renee. Ils revenaient de déjeuner, et avaient eux aussi à passer par cette entrée. Ils reconnurent le guerrier kayapo et tentèrent d'expliquer qui il était à l'agent de la sécurité. Celui-ci parcourut Renee du regard, sans vraiment écouter. Il crut deviner, à la rougeur de ses yeux, qu'elle avait fumé de la marijuana. Ce qui, on doit le lui accorder, était vrai. - Je suis désolé mais s'il n'a pas de badge, il ne rentre pas. On a des ordres stricts, Madame. - Nous avons des badges... - Je suis encore désolé mais on ne peut pas inviter, euh... n'importe qui comme ça, Madame... C'est les consignes. -N'importe qui ? répéta-t-elle en souriant. Quand elle relevait ainsi le buste, la lourdeur de ses formes était proprement majestueuse. 225


Elle ne fit que lui encercler le poignet du bout des doigts. Surpris, il le retira, et recula d'un pas. Mais Renee resta le bras en avant suspendu en l'air, comme si elle le lui tenait toujours, et les yeux exorbités. Puis son corps entier entra soudain en convulsions, sa hanche se déboîta, en quelque sorte, et la moitié droite de son corps s'affaissa. Elle se releva, et ce fut au tour de la moitié gauche de s'affaisser. Et elle se mit à grommeler alors, des choses dont on ne comprenait pas bien si c'était une suite d'insultes, une prière, ou une malédiction. Les mots censés n'apparaissaient que comme des nébuleuses mal articulées, au milieu d'un flot qui balançait entre le gargarisme et le murmure. Ça donnait quelque chose comme : « MMMbrbrbrbr Jah manablbtcprf peuh mmm pray man ! Grbbblibbnnt evil mmmbrbrbr obeah ! » Elle se labourait le visage avec les doigts tandis que continuait l'étrange désarticulation rythmée de son corps. L'agent de la sécurité avait reculé de deux pas. Il se demandait si c'était une agression ou une crise d'épilepsie. Il tenta de s'approcher d'elle, mais les gestes de la sorcière, violents, se firent plus larges, et il faillit prendre sa main dans la figure. De nouveau, il recula, et jeta un regard interrogateur à Marcel, qui se contenta de hausser les épaules. Renee, toujours convulsionnante, prit alors le guerrier par la main. Lui n'avait pas bougé, nullement impressionné. Il avait déjà vu ça chez des bushinengues, lors d'un congrès de tribus amazoniennes. Il se laissa guider par l'esprit qui habitait Renee aussi naturellement qu'un enfant emporté par sa mère. Chaque fois que l'agent de la sécurité faisait ne serait-ce que mine de s'approcher, elle était prise d'un grand tremblement qui lui faisaient claquer les joues contre ses mâchoires. C'était assez impressionnant ; il n'insista pas. Marcel entra à leur suite.

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Le guerrier les amena au chef Raoni, à qui il raconta l'histoire. Le chef Raoni les remercia, et eut une longue discussion avec Renee par l'intermédiaire du jeune guerrier, qui traduisait en anglais, au sujet de l'esprit qui venait de la posséder. Pendant ce temps, Marcel fit la connaissance de Gordon. Gordon était un type sympa. Pacifiste et végétarien. Bouddhiste, même, ou quelque chose comme ça. Il avait une gravité permanente étrange, qui lui faisait dire des choses intéressantes. Il pensait que tout le monde chantait, notamment. Leur discussion dura jusqu'à quatre heures du matin, et ils se quittèrent les meilleurs amis du monde. Ils s'étaient revus deux fois depuis. La première fois à New York, l'année dernière, chez Gordon, parce que Renee avait ressenti le besoin urgent de le voir. Quand elle était arrivée, elle lui avait touché la tête et ça lui avait suffi. C'était ce qu'elle était venue faire, avait-elle dit. Ils étaient restés quelques jours ensuite pour visiter la ville. Gordon les avait aussi emmenés dans des studios -il enregistrait un album- où ils avaient rencontrés beaucoup d'excellents musiciens et de gens intéressants. La deuxième fois, c'était au début de cette semaine. Gordon devait jouer dans un gros festival du coin, à une cinquantaine de kilomètres de là, et il était passé par chez eux. Il y était resté trois jours, et s'y était senti aussi bien que Chantal à son époque. Quand on s'était retrouvé sans musique et sans alcool, tout à l'heure, pendant que Renee servait le punch, Marcel avait appelé Gordon sur son conseil, et en lui expliquant la 227


situation, l'avait convaincu de venir animer la fin de la soirée avec son groupe. Pour lui, Gordon l'avait fait. Ils avaient pris le bus du staff, et ils étaient venus. Quand il était arrivé, tout à l'heure, Thierry avait accouru vers Marcel. - Marcel ! - Oui ? - Ton pote Gordon, c'est le bus, là ? - Oui. - Tu veux dire que ton pote Gordon, c'est Gordon Matthew Thomas Sumner ? - Je sais pas. Sting, quoi. Oui... Sting tapait donc le bœuf depuis une heure avec Thierry et ses copains musiciens. Ça faisait pas mal d'heureux. La musique s'était arrêtée parce qu'il avait décidé de prendre une pause et de venir boire un verre au bar. - Salut, les amis ! dit-il en s'approchant. C'était vraiment ce qu'il avait dit. La platitude de cette entrée, plus proche d'un exemple de familiarité dans un manuel des années soixante que d'une vraie phrase, venait de sa maîtrise récente du français, et de son manque d'idiomatismes conséquent. Cendre le releva. - Salut les amis ! répéta-t-elle, moqueuse. - Ce n'est pas ce que je devrais dire ? - Ben non, mon vieux... Ça fait trop propre, trop anglais, là... - Ah oui ? Qu'est-ce que je devrais dire ? - Eh ben, par exemple, tu pourrais dire « Hé les poteaux !» ou même « salut les ptits pédés », ou « Salam les frères ! » Un truc qui ait de la gueule, quoi ! - Salut les ptits pédés ! Cendre, qui venait de faire dire « salut les ptits pédés » à Sting, sourit. - Eh ben voilà. Ça c'est la classe. 228


Les quatre musiciens demandèrent un punch à Valentin. - Tu bois de l'alcool ? s'étonna Marcel. - Les punchs de Renee, seulement, répondit Gordon. Cette réponse suffit. Ils burent. - Tu te rappelles quand tu m'as dit que tout le monde avait sa manière de chanter ? J'étais en train de leur expliquer ça. - Oh, oui... On a souvent l'impression du contraire, parce que notre éducation nous apprend à retenir nos cris, tu vois, mais tout le monde a sa manière de chanter, d'une façon ou d'une autre. Je crois beaucoup ça. - Tu vois ? dit Marcel à Jean-Louis. - Et comment on fait, alors ? - Il ne faut qu'aimer et voyager, dit Gordon. Ce à quoi tout le monde réfléchit. - Ah bah c'est ça ! s'exclama Cendre. Faut voyager... Le pauvre Jean-Louis, il doit connaître la distance entre son potager et sa télé, à peu près... - Oh mais c'est que ça devient insolent ! s'insurgea Jean-Louis. - Oh oui, surtout que le véhicule, il le connaît, dit Marcel. Il a plus voyagé que moi... Valentin osa en douter. Il connaissait les voyages de Marcel, dont il avait lu le livre, et ça lui semblait assez indépassable, comme expérience. - Vous aussi, vous avez voyagé? - Marcel... Il me vouvoie, Marcel. - Les jeunes sont cons de nos jours, Jean-Louis. C'est comme ça. Jean-Louis se retourna vers Valentin : - Et comment, bonhomme, que j'ai voyagé ! En vingt-cinq ans de Marmar, sur tous les océans ! J'ai connu l'Afrique, l'Inde, la Chine, le Japon, l'Australie, le Chili, le l'Argentine, les Caraïbes... Et des trous du cul du monde dont t'as même pas idée. J'ai vu la Mort et l'Immensité, moi. Quant à l'amour... 229


J'en ai entendu, des chansons. Des tambours de vahinés et des flûtes africaines, des orchestres entiers de thaïlandaises de bordel et des russes à clochettes. Mais attends un peu que je te montre. Mimi! Il interpellait sa femme, à l'autre bout du comptoir. - Mimi! Mimi était une grosse dame. - Mimi, je t'aime ! Elle ne répondit pas tout de suite, comme méfiante. - Il a fait une connerie? demanda-t-elle. - Non... répondirent-ils. - Mimi, tu es le voyage de ma vie ! Elle attendit encore un peu, avant de répondre. - Oui... moi aussi... Mais tu vas encore finir caisse... On rit autour d'elle et elle se retourna. Jean-Louis n'eut qu'une conclusion : - Je l'aime... Il y avait tellement d'évidence et de franchise là-dedans que Valentin en fut touché. Perdu dans ses pensées et fixant amoureusement Mimi, qui s'était remise à sa discussion, JeanLouis rata d'ailleurs le bar avec son coude, et faillit tomber de son tabouret. - Jean-Louis? Ça va? demanda Valentin. - Oui oui... Tiens, ressers-moi un punch à madame, là. Le truc de tout à l'heure. Valentin obéit. Il n'avait pas vu Julie depuis longtemps. Il n'avait plus pensé à elle depuis un moment, même, mais Jean-Louis lui avait fait envie. Seulement il n'était plus évident de retrouver qui que ce soit dans la foule, maintenant. - Ce qui resterait à faire, dit Jean-Louis en buvant, c'est illuminer tout ça. Mettre plus de couleur, encore. - On pourrait tout cramer ? proposa Cendre. - Cramer ? demanda Gordon. 230


- Brûler. - Oh. Je crois il y a une plus facile manière... 54 - Moi, j'aurais préféré tout cramer, dit Cendre. Dans la nuit devant eux, sur toute la surface de la colline qui s'élevait en partant de la salle, couraient des lumières. Tellement de lumières que Valentin arrivait à rouler sans autre éclairage. Après la suggestion de Jean-Louis et la proposition de Cendre, Gordon les avait amenés jusqu'au bus et ouvert les malles, qu'ils avaient trouvées pleines de structures en bois, contenant des rangées de gros tuyaux, desquels sortaient des fils électriques. - T'es sûr ? avait demandé Marcel. On va pas t'attirer des emmerdes ? - Oh, oui... Il avait l'air tranquille. - Il y a juste un chose chiante, c'est on ne sait pas les brancher... Jean-Louis avait alors écarté tout le monde, s'était approché des fils, les avait pris en main, jaugés à la lune et dit : - À bord, dès qu'il y avait un truc qui déconnait, c'était pour moi ; « Monsieur Bricolage », on m 'appelait ! Un jour, j'ai sans doute sauvé tout le monde en faisant une soudure avec deux allumettes et un radiateur de relais de charge sur la radio. Alors c'est pas trois fils et deux inflammateurs qui vont me donner des vapes ! Il paraissait sûr de lui. On décida de lui faire confiance. 231


Dans le même festival que Gordon était programmé un groupe de rap extrêmement connu. Malheureusement, l'un des membres du groupe avait été mis en prison deux jours avant, et il avait fallu improviser son remplacement. Plutôt que de décevoir le public en engageant un groupe mal préparé ou de trop petite envergure, leur cachet avait été transformé en feu d'artifice. Parce que c'était la politique générale du festival, on avait préféré engager un artificier local. Le problème, c'était qu'il n'avait pas tout à fait les moyens techniques d'organiser un spectacle pyrotechnique de cette taille dans l'urgence. Le groupe de rap avait laissé un très, très gros cachet. Le bus de Sting servait donc de moyen de transport aux mortiers supplémentaire qu'il avait commandés. C'était le moyen le plus rapide qu'on avait trouvé. Un système pyrotechnique de cette taille, et incomplet en plus, c'était quand même un peu plus compliqué à mettre en marche qu'un rasoir électrique, ou même qu'une radio. Tout en leur faisant transporter les mortiers sur la colline, Jean-Louis passa une demi-heure à gribouiller dans tous les sens des serviettes en papier que Cendre lui avait apportées, à sa demande. Il s'énerva pas mal. Il commença à essuyer son front dans les serviettes, se plaignant de ne rien voir, cherchant des excuses. C'était aussi qu'il était bien bourré, et que ça ne l'aidait pas. Cependant, quand il fit une pause, c'est du saké qu'il envoya Cendre lui chercher, qu'il but à même la bouteille. Cendre partagea avec lui. Les autres avaient terminé le transport des mortiers sur la colline. Il finit par avouer son impuissance. - Saloperie de merde ! Demain matin, à la rigueur, je pourrais, mais là... - Tu veux du café ? proposa Valentin. 232


- Non, merci. J'ai mon tafia. - Ben justement... - Quoi justement ? Je l'ai, la solution. On arrache tout. - On arrache tout ? - Ben oui. On va pas laisser tomber pour une connerie de confort. On va faire ça à l'ancienne, sans électricité, et puis c'est marre. - Ah ça me plaît, ça, comme solution, on arrache tout, dit Cendre. Jean-Louis leur montra comment repérer la jonction entre les fils électriques et les mèches lentes, puis il les leur fit tous arracher. Ensuite, il leur fit retirer la poudre des bombes d'un certain nombre de mortiers, qu'ils déposèrent dans des serviettes en papier. Il demanda à Gordon si on pouvait arracher des tuyaux de métal enrobés de plastique aux accoudoirs du bus. Gordon donna son accord, toujours sans hésitation ni inquiétude particulière. Et comme ça, avec le Leatherman qu'il avait toujours sur lui, deux grosses pierres pour faire marteau et une certaine manière de remplir les tubes, Jean-Louis avait réussi à leur faire fabriquer deux centaines de torches, qui ne brûlaient pas les mains et duraient assez longtemps. - On a les torches, faut plus que les torchistes, avait-il dit. Ils étaient allés chercher discrètement une dizaine d'invités dans la salle. Quand tout avait été prêt, Cendre, sincèrement admirative, avait dit à Jean-Louis : - T'es pas juste un gros Philippe, en fait. Elle buvait toujours du saké au goulot. - Ouais, répondit-il. Je crois que si j'avais pas réussi ma vie, j'aurais fait ingénieur. Elle lui avait rendu la bouteille. Il avait levé la main, l'avait tenue un moment comme ça en l'air, puis baissée brusquement en criant : 233


- Feu ! Et maintenant dans le ciel éclataient les bombes, et sur la colline, en-dessous d'elles, les invités qu'ils avaient recrutés, courant d'un poste d'allumage à l'autre, faisaient comme un écho rigolard et sautillant à la scénographie céleste. Richard et Jérôme, entre autres. Ils avaient commencé sportif, en courant un « cent mètres rosé » d'après l'expression et l'idée de Richard. Entre deux alignements de mortiers, ils avaient couru un cent mètres en s'arrêtant tous les dix mètres pour en allumer un et boire un gobelet de rosé posé à son pied. Jérôme gagna la course, mais ils eurent autant de mal tous les deux à ne pas vomir le dixième gobelet. Une fois passés les spasmes et les hauts-le-coeur qui avaient quelques secondes agité leurs corps, Jérôme demanda à Richard : - Qu'est-ce que j'ai gagné ? Hein ? Qu'est-ce que j'ai gagné ? - Une bombe atomique dans ton cul ? Richard avait penché un fût de mortier et visait le cul de Jérôme, qui baissa son pantalon à ses chevilles. La fusée partit, et il eut tout juste le temps de s'allonger à terre pour l'éviter. Il éclata de rire. - Attends, attends ! dit Richard. Lui alla carrément s'allonger sur une caisse de mortiers. - Vas-y ! Envoie-moi dans les étoiles ! Jérôme mit à feu mais Richard tomba de la caisse avant que les fusées ne l'emportent ou ne le brûlent. Jérôme, sans davantage lui prêter attention, était allé chercher ce qui leur restait de la bouteille de rosé. Quand il revint, Richard avait disparu. Cherchant aux alentours, il le trouva à dix mètres qui rampait façon commando, avec sur le visage le sérieux et la décision qui auraient convenu à un véritable objectif militaire. - Mais qu'est-ce que tu fous ? 234


Richarde releva la tête, mit un doigt approximativement sur sa bouche et répondit : - Chhht. The snake, the snake... Puis il reprit sa route. Jérôme alors s'allongea et se mit à ramper avec lui. Ils parvinrent comme ça jusqu'à un immense hêtre, près du sommet de la colline. - C'est là-haut... dit Richard. Ce hêtre avait bien cinq mètres de diamètre. Il se divisait très bas en deux lourdes branches qui supportaient le reste. Ils n'eurent pas trop de mal à monter au départ. Mais arrivés à une plateforme large et confortable, constituée par la jonction de trois gros fûts, Jérôme s'adossa à l'un d'eux, essoufflé. - On est pas mal ici... dit-il. Richard voulait continuer : - C'est là-haut, répéta-t-il. Il monta encore très haut. Jusqu'à ce que les branches commencent à plier sous son poids. L'une d'entre elle cassa. - Arrête, tu vas tomber ! - T'inquiète. Si je tombe, je vole ! Richard était presque à la cime de l'arbre. De la plateforme déjà, on voyait toute la vallée jusqu'au village, et le damier des champs et des bois qui courait jusqu'aux montagnes. Richard cria : - Je vois l'Afrique ! Puis il y eut un grand craquement, et le bruit du corps de Richard qui tombait en écrasant les branchages, et puis plus rien tout à coup. Jérôme appela. - Richard ? T'es mort ? Pas de réponse. 235


- Richard ? Oh ! Jérôme n'en croyait pas ses yeux. Richard nageait tranquillement dans les airs, à quelques mètres de lui. Il rejoignit la plateforme. - Comment tu fais ça ? Voler ? - Je ne sais pas. Ça m'arrive que quand je bois. Il se posa face à Jérôme et sortit deux bières de sa poche. - Fais gaffe, lui dit-il en lui en tendant une. Elles doivent être un peu secouées. Ils trinquèrent, puis Richard, pour mieux goûter le vent tiède, jeta sa veste et sa chemise au pied de l'arbre. Jérôme l'imita. Richard jeta aussi son pantalon et ses chaussures. Jérôme ne l'imita pas. Mais ils restèrent ainsi un moment, apaisés, fascinés par le paysage et le feu d'artifice. Jusqu'à ce qu'ils entendent rire. Ils se retournèrent et virent la sorcière sur une branche non loin d'eux. Elle était grosse et elle avait l'air gentille. Ses dents reflétaient la lune. - Co... comment est-ce qu'elle est arrivée là, elle ? - Vous êtes bien, les enfants ? - Super bien, ouais. - Il vous manque quelque chose ? - Non, non... - Tu sais, à bien y penser... Puisqu'on a une vraie sorcière sous la main... - Quoi ? - Ben... un truc pour décorer, là, un fût de pression et un barbecue, par exemple... La sorcière rit. Quand elle disparut, au-dessus du hêtre, une flamme immense jaillit vers le ciel, irisée de bleu. En bas, on crut à une fusée plus puissante que les autres. Les spectateurs firent « Oooh ! » avant d'applaudir. 236


- Hé les gars ! Ils font un barbecue dans l'arbre ! - Mais où vous avez trouvé ça ? - Ils sont complètement schlass. Ils disent que c'est une sorcière qui le leur a donné. - Descendez, les gars ! C'est dangereux ! Eh ! Qu'est-ce que... Hé, mais c'est dégueulasse ! Il me pisse dessus ! De leur côté, après la première mise à feu, Valentin, Cendre et la bouteille de saké, qu'elle avait récupérée, épuisés par le transport des mortiers, étaient allés s'asseoir sur un banc devant une baraque en tôle qui devait être un vestiaire, ou quelque chose comme ça. Elle bordait le terrain de foot, et ils étaient dans l'ombre, ce qui fit que Julie ne les vit pas. 55 La soirée avait pris un tour surréaliste. Sting, le chanteur, le vrai, était arrivé dans la noce, et il était même passé sur scène. Quelqu'un le connaissait, apparemment, dans la famille de la mariée. Il lui semblait qu'elle n'avait jamais vu autant de gens ivres à la fois. Du moins à ce point. C'était le fait qu'ils le soient toutes générations confondues, aussi, peut-être. Ce mélange des générations, comme l'ambiance de kermesse qui avait pris tout à l'heure quand ils s'étaient mis à chanter, lui plaisait. Néanmoins, elle s'ennuyait un peu. Elle était à nouveau seule. Elle avait rejoint sa place, au fond de la salle. La punition infligée à Valentin pour sa jalousie et son manque de retenue virait au malentendu et une envie, qu'elle ne trouvait 237


pas digne d'elle, la gênait. Elle se disait qu'elle se serait bien elle aussi glissée dans ses bras, à Valentin, de la manière traditionnelle qui était celle des femmes soumises et bêtement heureuses qu'elle voyait en couple autour d'elle. À sa table, il y avait des vieux, qui s'étaient installés là, à l'écart, pour jouer aux dominos. Il devait être trois heures du matin et ils n'avaient pas l'air fatigués. Des vieux, et -on se souvient que la soirée avait pris un tour surréaliste- une grosse dame africaine, qui s'éventait avec une serviette. Son regard couvait la salle avec altitude, comme celui d'une reine parcourant son peuple qui s'amuse, un jour de bal au palais. La vieille assise à côté de Julie buvait du café. Elle le sucrait, une main posée sur sa canne, les yeux rivés sur la partie qui se jouait sur la table. Julie lui demanda : - Vous tenez encore ? - Comment? La musique était forte, et Julie se dit qu'elle devait être un peu sourde. - Vous tenez encore, à cette heure? - Oh oh... s'offusqua la vieille. Oui ! On n'est pas en sucre ! - Et ça ne vous dérange pas, le bruit? - Comment? - Je dis, ça ne vous dérange pas, le bruit? - Oh, non! On en a vu d'autres... Elle versa du rhum dans son café. - Gwechall e oa ar vombard oc'h ober kement reuz... dit sa voisine de droite. - Reuz eus bet, ya... gant ar vombard da waz, dreist-holl... répondit-elle, en faisant claquer un domino sur la table. Et les quatre autres rirent. - Qu'est-ce que vous avez dit? demanda Julie. La vieille sembla hésiter à traduire. Puis elle fit ce 238


résumé clairement approximatif : - Que la jalousie n'est pas une bonne chose ! - C'est vrai, ça... dit Julie, surprise de voir un sujet auquel elle avait autant réfléchi venir sur la table. Mais ils sont tous jaloux, alors... Elle l'avait dit à moitié pour elle-même ; aucun des vieux, pensait-elle, n'était capable de comprendre le cas de conscience qui la travaillait. La dame africaine répondit, sans la regarder : - Ils sont jaloux parce que tu as jeté le sort, ma chérie. C'est un peu de ta faute... Julie resta un moment surprise. On ne l'avait pas renvoyée à son apparence depuis au moins deux heures et elle l'avait presque oubliée. Par réflexe, elle répondit en minaudant : - Je ne fais rien pour ça... - Tu te caches, ma fille. C'est peu d'efforts, mais beaucoup d'action. Julie fut encore surprise. Elle eut le sentiment étrange que la grosse dame l'avait observée depuis longtemps. Elle répondit : - Je ne suis pas sûr qu'il serait moins jaloux si je lui montrais tout ce que je fais... - Ce à quoi tu penses n'est pas ce que tu caches d'important. Ce que tu caches d'important, ma fille, c'est ce que tu voudras montrer dans cinq minutes parce qu'à toi aussi il te sera caché. Il est dit : car parmi les esclaves dominés par la peur tu seras toujours sauvage et étrangère... C'était assez obscur. - Qu'est-ce que ça veut dire ? - Que j'ai beaucoup d'expérience, ma fille. Elle se pencha sur elle en souriant : - J'ai su élever plusieurs lions à la fois... 239


Le sourire ne laissait pas de doute sur la signification de la métaphore. - Moi aussi... répondit fièrement Julie. - Oh, non... Mais tu vas bientôt enfin savoir ce que c'est que d'en approcher un. Ça va être un peu éprouvant, mais tu en sortiras grandie. Va au spectacle, maintenant... Julie n'avait rien compris, mais elle n'eut pas le temps de demander davantage d'explications. Une explosion fit sursauter tout le monde et il y eut un mouvement de foule vers les baies vitrées. Comme la grosse reine africaine l'y invitait d'un geste de la tête, Julie alla elle aussi voir ce que c'était. Elle fut emportée par la foule jusque devant le bus, près des mariés. Ce qui fit que Valentin, assis avec Cendre et la bouteille de saké de l'autre côté du bus, ne la vit pas. C'était un feu d'artifice énorme. Il était tiré depuis la colline, où une dizaine de personnes couraient en tous sens, avec des torches colorées. C'était beau aussi, d'ailleurs. - Puté merde... dit Thierry, souriant, avec un approximatif accent du Sud. Mais où est-ce qu'ils ont trouvé ça ? Julie n'avait pas bien compris les paroles de la grosse reine, mais elles lui avaient fait peur, et l'avaient mise mal à l'aise. Julie détestait ce genre d'impression irraisonnée mais elle avait besoin de Valentin, maintenant. Elle resta pourtant devant le feu d'artifice tout le temps qu'il dura, résistant. Comme un chien devant la télévision, les yeux divertis sans plaisir mais ne pouvant se détacher du spectacle, elle était pétrifiée. Des centaines de bombes furent tirées. Puis les explosions se firent plus discontinues. On sentit que sur la 240


colline, on cherchait maintenant les fusées oubliées dans l'euphorie du début. Il était peut-être là-bas. Elle sentit le calme revenir en elle. À l'intérieur de la salle, Thierry, ses copains et Sting jouaient maintenant une version reggae d'English man in New York. Près de Julie, la vieille des dominos, qui se trouvait en fait être tante Marie, la tante Marie du manoir, dit à son mari : - On a eu une belle messe, au moins... - Oui, dit tonton Jean. - Et une belle fête aussi... Parce que les quelques fleurs oubliées qui finissaient d'illuminer le ciel étaient plus dispersées, et parce que la musique était beaucoup plus calme et planante, le ciel et les astres reprenaient peu à peu leurs droits. Tous les contemplaient en silence, et ce silence prenait une dimension métaphysique. - Moi, quand je vais mourir, quand je sortirai de l'église, je m'en irai sur du Bob Marley, dit tante Marie.

56 - Julie me manque. - Moi aussi, baiser me manque, dit Cendre. C'était un peu tout pourri avec Jean-Philippe, là, tout à l'heure... Et puis les feux d'artifice, ça me donne toujours envie. Je sais pas pourquoi. Tu veux pas qu'on baise, ensemble? Elle avait doucement roté pour ponctuer sa question. - Non, pas seulement baiser, avait répondu Valentin. C'est elle que je veux. Mais j'ai fait une connerie, je crois. - Oh là là... c'est l'amour, c'est ça ? 241


Elle se moqua de lui. - Arrête... Sert à rien l'amour... laisse tomber. C'est complètement con. Ça se fait plus. « Le coupable, c'est les hommes, avec leur amour. » Tiens. C'est du Berthe Sylva, ça encore. Vous vous laissez avoir à un truc que vous avez inventé il y a deux mille ans pour nous contrôler. C'est stupide. Et puis, sans vouloir te blesser, elle m'a pas l'air hyper, hyper fidèle ta princesse... - Je sais. - Tu sais ! Il est con ! Alors pourquoi on se priverait? - Je ne sais pas. - Tu sais pas ! Quel gland ! Non, faut qu'on baise, là. Je viens de passer un quart d'heure à parler de sexe tantrique avec Sting. Il est pas si spécialiste que je croyais, d'ailleurs. Mais ça donne envie. Considérant la situation et la personne, l'idée ne déplut finalement pas tant que ça à Valentin. - Si c'est pour toi... - Ah, ça me fait plaisir de te voir raisonnable! Mais je te préviens, je vais te démonter... Après tout, il était soûl, et il avait le droit de faire ce qu'il voulait lui aussi. C'était le principe. Il n'entendit donc pas Julie chanter, et ne la retrouva pas non plus à la fin du feu d'artifice. 57 À la fin du feu d'artifice, tandis que le flot des invités regagnait la salle, Julie resta là où elle était. Et quand tout le monde fut rentré, et qu'il n'y eut plus personne ni sur le parking, ni sur la colline, elle resta encore. Le vent était tiède et caressant. Elle s'assit sur une 242


grosse pierre couchée à la lisière du parking, se retrouvant ainsi face à la salle. À travers les baies vitrées, elle vit que la reine africaine avait disparu. Du moins, qu'elle n'était plus à la table où les vieux jouaient aux dominos tout à l'heure. De l'autre côté du parking, près du terrain de foot, il y avait une baraque à toit de tôle qui devait être quelque chose comme un vestiaire. À droite de la porte, par une petite fenêtre basse, Julie distingua fugitivement mais clairement le buste nu d'une femme. Ça lui fit tout drôle. Elle se souvint de la voix de la grosse reine, et de son côté impérieux. En partie à cause de cette voix, elle s'approcha. Elle s'y attendait plus ou moins. Elle ne s'en rendit compte que sur le moment, parce c'était un soupçon qui se basait sur des vaticinations plus inquiètes que rationnelles, et qu'elle mesurait tout ce que cette inquiétude comportait de jalousie, mais elle s'y attendait plus ou moins : c'était Valentin, et la punk. Elle eut d'abord du mal à voir quoi que ce soit. Le temps que ses yeux ne s'habituent à la faible lumière dégagée par le panneau de sortie de secours, elle n'eut même que le son. Reconnaissant la voix de Valentin, son réflexe premier fut de s'éloigner de la fenêtre. N'importe qui d'autre qu'elle se serait d'ailleurs sans doute enfui en courant à ce moment-là. Mais Julie, elle, décida d'aller au bout de ses principes. Si elle le faisait, aller au bout de ses principes, c'était un spectacle auquel elle était capable d'assister. Elle s'y remit donc. Vu ce à quoi elle s'attendait, il y avait une chose sur laquelle la grosse dame au moins s'était trompée. À elle, rien ne serait caché. Elle resta dans l'angle le temps que ses yeux s'habituent à l'obscurité. Ce qu'elle avait pris pour un vestiaire était 243


davantage une sorte de remise à matériel. Il y avait des tatamis empilés, des agrès, et un trampoline. Elle entendit Valentin rire, d'un rire clair et sonore, qu'elle ne lui avait jamais entendu. Elle en conçut encore de la jalousie, mais la réprima, et comme elle les avait maintenant localisés loin de la fenêtre, se permit de s'en approcher davantage. Ils étaient nus, et debout. Ils titubaient vaguement tous les deux. La punk se moquait visiblement de lui parce qu'il n'arrivait pas à bander. Julie en fut, contre ses principes, contente. Elle n'entendait pas ce qu'il lui répondait mais il riait encore, de ce même rire clair et sonore. Comme celui des sirènes dans l'Odyssée. Puis il fit une chose étonnante. Il monta sur le trampoline, et se mit à faire des bonds en agitant sa queue molle comme une pale d'hélicoptère. Il finit -ça devait arriver- par frapper le toit de la cabane avec sa tête, ce qui produisit un énorme « Blong » qui les fit rire plus fort encore. La punk l'aida ensuite à se relever en lui tendant la main puis, une fois qu'il fut debout, l'attrapa par le milieu du corps et le traîna jusqu'aux agrès comme un cheval à la longe. Si ce n'était qu'en l'occurrence, sa longe était sa bite. - Aïe ! Aïe ! s'écria-t-il distinctement. Mais il la suivit ensuite sans réelle douleur apparente, se remettant à rire. Julie n'aurait jamais imaginé qu'on puisse faire ça avec un homme. Elle était même extrêmement jalouse de n'y avoir jamais pensé. Le truc, c'était que c'était sur Valentin que c'était fait. La punk, elle, marchait droite, dos dressé et seins pointant. Julie la trouva belle à ce moment, ce qui aggrava encore la jalousie. La punk eut une seconde de réflexion devant les barres 244


asymétriques, puis elle dit, avec une force que guidait l'enthousiasme : - Attends, on va se marrer ! Elle posa quelque chose par terre, qui fit le bruit d'une bouteille, monta sur la barre la plus basse, manqua de tomber, se rattrapa en s'accrochant à la barre la plus haute, et finalement s'y pendit par les genoux écartés. - Vas-y ! dit-elle. Elle faisait signe à Valentin d'approcher. Il obéit et ils se lancèrent dans une sorte de 69 vertical entrecoupé de rires qui dura une vingtaine de secondes, jusqu'à ce que la punk tombe en criant « merde ! » Ils eurent un nouveau fou rire et elle se releva. Elle était essoufflée. Ils se traînèrent ensuite vers un tas de tatamis avec des caresses qui paraissaient passionnées, autant qu'on puisse en juger dans la pénombre, et la suite devint beaucoup plus commune. Pourtant, même là, le Valentin qu'elle voyait lui paraissait étrange. Heureux. C'était le mot. Et bien plus qu'avec elle. À un moment il dit « Eh ! c'est mon cul ! » et rit encore de la même manière. Cette fois-là fut celle de trop. 58 Maman, Brutus et Henri étaient tous les trois au petit déjeuner. Tourterelle apparut, avec sur le visage l'étonnement perturbé d'un ado qui vient de découvrir son premier bouton d'acné, ou de vivre sa première érection. - Maman, ça va pas... Je crois que j'ai de la compassion. Maman en renversa le yaourt contenu dans sa cuillère. - Quoi ? - Oui. J'ai discuté avec la Louve, et j'ai ressenti quelque chose qui ressemble à ce que je crois comprendre de la compassion. 245


Du coup, je suis en colère. Contre toi. Je crois que c'est... méchant, ta manière de faire avec elle, non ? Tu lui fais du mal. Je ne comprends pas. Maman rougit. Tourterelle comprit que c'était de honte et la douleur de sa migraine augmenta. - Mais qu'est-ce qu'elle m'a fait... Ah, j'en étais sûr ! Pour foutre la merde, y a pas mieux qu'une femme. Mais non, Tourterelle. Quelle compassion ? Et puis c'est ce qu'elles demandent toutes, tu sais bien. Rappelle-toi ta Julie, là... Tourterelle réfléchit sincèrement. - Non... je ne crois pas que ce soit comparable, non... - Et puis elle est trop fière, cette fille-là. Et c'est fini pour elle, de toute façon. Tu comprends ? - Je ne comprends pas, non. L'illogisme du discours de Maman s'empirait. La douleur devenait insupportable. - En fait, je voudrais partir. Et l'emmener avec moi. - Ça, c'est pas possible, Tourterelle. Il n'y a pas moyen qu'elle s'en sorte. C'est pour ça... - Je veux aussi du joint. Et téléphoner à Julie. Un étau de plomb. - Oh là là... dit Maman. Mais qu'est-ce qu'elle m'a fait ? Henri va aller t'en chercher, du joint, d'accord ? Henri ! C'est urgent. Henri se leva immédiatement. - Et savoir pourquoi on torture des chinois aussi. Et pourquoi on a fait ça à Michel. - Mais ma parole, elle t'a complètement retourné, grand... Tu sais pourtant bien que c'est important, que vous ne posiez pas de question. Hein ? « Servir », Tourterelle, « Servir »... C'était la devise des compagnies mobiles auxquelles ils avaient été rattachés pour l'administration, et dont Maman leur avait souvent expliqué ce qu'il appelait la beauté simple. Il le prit dans ses bras. Ça améliora un peu les choses. Cette 246


tendresse physique que Maman avait pour eux, contrairement à Cardin, Tourterelle l'appréciait. - Rends-moi mon portable. S'il te plaît. Maman, mesurant la gravité de la crise, céda. - Je vais te le rendre, je vais te le rendre. Assieds-toi là. Je vais te donner de la morphine, aussi. Ça faisait longtemps qu'il n'en avait pas pris. Ça lui ferait effectivement du bien. Maman l'installa dans le canapé, lui mit un oreiller derrière le dos, puis se précipita dans son bureau. Il revint avec le portable, et une seringue. Tourterelle alluma le portable. C'est à ce moment que Mireille le localisa. La perspective de la morphine avait déjà un peu calmé la migraine. Néanmoins, à propos de ce qu'il faisait avec la Louve, Maman ne l'avait pas convaincu. L'argument selon lequel elle aimait ça était faux, il en avait directement parlé avec elle, et celui selon lequel il ne lui restait que peu de temps à vivre n'était pas meilleur. Il leur avait lui-même toujours enseigné qu'il fallait faire les choses plus proprement que ça. Ce qui faisait que la colère continuait de monter en lui. Elle finit par atteindre un tel point qu'il se demanda un moment si ce n'était pas surtout l'effet du manque de joint. Mais non. Il le voyait maintenant. Maman s'agitait pour l'endormir, mimant la bienveillance et agonisant la Louve : - Vous voyez quelle merde elle est venue nous mettre ? C'était prévisible, pourtant... Et tout ça à cause d'un de tes caprices, gros ! Encore deux jours comme ça, et vous serez tous fous. J'aurais plus qu'à vous ramener à l'hôpital. Cette... pute de journaliste n'a pas le droit de vous faire douter comme ça ! Brutus, tu finis ton petit déjeuner, et tu t'en charges, maintenant. - Mais Maman... 247


- Il n'y a pas de mais ! Tourterelle n'aima pas cette manière de détourner la faute sur la victime. Le fonctionnement de la mémoire est tel : il se souvint soudain d'une chose qui s'était passée samedi soir. Il se souvint de la patronne de Céline, de cette même manière d'user de la colère qu'elle avait eue, de ce que Céline lui avait fait, et de ce sentiment irraisonnable qu'il avait appelé « certitude morale » à défaut de bien pouvoir le définir, qui venait de la même impression qu'on le prenait pour un imbécile. Il se leva, laissant son téléphone sur la table. - Ça va mieux ? lui demanda Maman. Tourterelle fouilla dans sa veste. De la veste il sortit son Beretta, et tira sur Maman. Derrière lui, des fleurs rouges à grumeaux constellèrent le mur, et il s'écroula en silence. Ça fit un bien fou à Tourterelle. Son mal de crâne disparut subitement. Cardin était sorti de sa chambre armé, attiré par le bruit. Lui et Brutus peinaient visiblement à comprendre ce qui venait de se passer. La relation particulière des trois pseudo-frères cependant, fit qu'ils ne se mirent pas contre lui. Il y avait un mur entre eux et le reste du monde, et même Maman faisait partie du reste du monde. - T'as tué Maman... observa Brutus, mâchant. - Ça me fait de la peine, observa Tourterelle, tout aussi objectivement, et remettant son arme dans la veste. Mais je crois que finalement, il n'était pas bon du tout. Il lui faisait du mal, à la Louve. Beaucoup de mal. Cardin demanda : - Tu as trouvé la compassion, c'est ça ? Grâce à elle ? Génial ! Il semblait soudain avoir retrouvé sa bonne humeur perdue. Il leva son arme, et tira à son tour. Brutus fut frappé en 248


plein front, ouvrit la bouche, laissa tomber sa main qui tenait la tartine dans son bol avec beaucoup de bruit, puis son visage dans sa main sur la tartine, avant de couler sur le sol. Et Cardin dit à Tourterelle : - Non non ! Ne bouge pas. Je n'ai absolument pas envie de te tirer dessus ! Pas maintenant... Il avait l'air beaucoup, beaucoup trop content. 59 Julie arriva chez elle vers midi. Dans la voiture, elle avait mis la radio pour s'occuper l'esprit et cherché des émissions avec des gens qui parlent, mais n'était parvenue à se concentrer sur aucune. Elle avait hurlé pour se défouler, mais ça n'avait pas marché. Elle avait aussi serré son volant comme si elle voulait le briser, et frappé son tableau de bord, mais sans cesse lui revenait en tête l'image du corps de Valentin. Après le troisième rire, elle s'était enfuie loin de la petite fenêtre et elle avait pris la voiture. Elle l'avait regretté tout en le faisant, sentant le déchirement la torturer davantage à chaque mètre, puis centaine de mètres supplémentaire qui l'éloignait de lui. Elle avait impatiemment attendu de pouvoir enfin s'estimer raisonnablement trop loin pour pouvoir faire demi-tour, mais même au-delà de cette limite raisonnable, l'envie de revenir à lui, de s'expliquer, avait continué à la travailler. Si elle ne l'avait pas fait, c'était uniquement parce qu'il aurait fallu pour ça prendre une sortie sur la voie express, et qu'elle avait réussi à s'en abstenir passivement. Il lui semblait aussi être passé à côté de quelque chose, avec tous ces gens. Quelque chose d'essentiel et à quoi 249


appartenait Valentin. Elle avait voulu téléphoner à Mireille et s'était rendu compte que, dans la précipitation du départ, elle avait laissé son portable dans le mariage. Elle avait encore hurlé, changé de station radio, pleuré sans larmes, pensé au suicide et à se jeter contre une barrière de sécurité. Elle s'était finalement contentée d'enfoncer l'accélérateur à fond pendant quelques secondes, le temps de se faire peur, et était revenue à une vitesse normale. Elle s'était arrêtée pour acheter des cigarettes et, bien que non-fumeuse, en avait fumé trois à la suite, et écrasé la dernière avec rage, à moitié consumée seulement, dans le cendrier de la station-service. Elle avait toussé plus que nécessaire, comme si elle cherchait à se blesser la gorge ou à se faire vomir, avait encore hurlé une fois la route reprise. Et puis elle avait éteint la radio et s'était mise à chanter, fort. Ce qui lui avait enfin fait un peu de bien. Mais dès qu'elle s'était arrêtée de chanter, l'image de Valentin et de la punk était revenue. Elle fut contente d'arriver. Ça sentait le brûlé. - T'as mangé? Tu veux des croquettes de poulet? demanda Mireille, depuis sa chambre. Elle avait dû en manger tout le week-end. - Non, merci... - Ça va ? Dans la cuisine, sur la poêle, six croquettes calcinées baignant dans l'huile finissaient de refroidir. Des pots de sauces ouverts traînaient sur le plan de travail et une pile de quatre assiettes, avec leurs couverts, remplissait l'évier. 250


- J'ai pas fait la vaisselle! Elles se connaissaient assez bien pour que Mireille sache ce qu'elle pensait précisément à ce moment de son arrivée. Julie fut encore davantage irritée d'être si prévisible. Dans sa chambre, Mireille était à son bureau, devant ses écrans. Sur celui de droite défilaient des lignes de code. Sur celui de gauche, la fenêtre d'un chat porno couvrait celle d'un site de streaming gratuit. Autour de celui du milieu, sur lequel elle programmait, deux nouvelles assiettes vides séchaient, entre deux canettes de Cola zéro et une pile d'épais romans de Fantasy et de livres de philosophie, avec Hegel au sommet. Mireille ne s'était visiblement pas coiffée depuis deux jours, elle n'avait pas dû se laver non plus, et elle avait le teint blanc, les yeux rouges et un débardeur taché, avec une large tache de sueur dans le dos. Elle se remit à taper. - Eh ben? T'as l'air toute triste... - J'ai perdu mon portable... Elle avait commencé par ça. Elle était fatiguée, et expliquer un sentiment qu'elle ne maîtrisait encore qu'à moitié lui semblait finalement une tâche hors de sa portée. Mireille n'avait pas l'air d'avoir vraiment écouté la réponse, de toute façon. Elle tapa une ligne, valida, et s'exclama : - Fuck U Lamerz! - Hein? - Vraiment trop facile. Je suis à deux doigts de pouvoir déclencher une guerre nucléaire. Julie avait l'habitude de ce genre d'annonces. - Super... Tu vas aller en prison, et on ne pourra plus payer le loyer. - T'es jalouse ! remarqua Mireille. - De ton pouvoir et de tes cernes ? Non. Tu pues, tu sais ? - Non, du gogol, là. T'es jalouse. Comment il a fait ça ? 251


Qu'elle le prenne si légèrement agaça encore Julie. - L'appelle pas comme ça... - Alors ? - Je ne sais pas... C'est pas dans mes principes en principe. - Oh là là... dit Mireille. Si t'es amoureuse, maintenant... Qu'elle ne se rende pas compte de sa douleur, qu'elle ne se torde pas les mains, ne s'arrache pas les cheveux, ne hurle pas avec elle, était agaçant. Julie sortit en disant qu'elle avait ses bagages à faire. Elle revérifia cinq fois qu'elle avait tout ce qu'il lui fallait, avec à chaque fois la même impression d'avoir oublié quelque chose, tout en sachant que non. Il faudrait qu'elle rachète un portable le lendemain matin, pour lui téléphoner. Elle avait urgemment des choses à lui dire. Et besoin de l'entendre. Elle s'assit sur son lit, s'allongea, se tourna en serrant son oreiller, se remit sur le dos, porta son oreiller à sa bouche et hurla. - Ça va? demanda Mireille, de loin. Ce qui l'agaça encore davantage. Elle partit donc pour la gare avec une heure d'avance, se disant que sortir et avancer lui ferait du bien. Mais ce fut pire. L'attente à la gare, le train, et la solitude à l'hôtel, à Lyon, lui firent encore tourner et retourner l'idée qui l'obsédait. Elle ne mangea rien, ne dormit presque pas. Le lendemain, avant de se rendre à la fac, elle acheta un portable de dépannage, à carte. Elle se sentit un peu soulagée en sortant du magasin, mais se rendit compte, une fois qu'elle eut activé le portable, qu'elle ne connaissait pas son numéro par cœur. Elle n'avait qu'à sélectionner son nom dans ses contacts, d'habitude. Le cœur lui serra devant le répertoire vide, qu'elle resta quelques secondes à fixer bêtement. Elle se consola en se disant qu'on 252


était lundi, qu'il avait dû rentrer, et qu'elle arriverait sans doute à le contacter par internet en rentrant le soir à l'hôtel. Pourtant, elle eut du mal à se concentrer et elle fit la pire conférence de sa vie. Elle eut des trous de mémoire impardonnables et ne parvint pas à répondre à certaines questions, parce qu'elle n'arrivait pas à y accorder assez d'importance. Le professeur qui l'avait invitée fut visiblement déçu. De retour à l'hôtel, elle essaya huit ou neuf fois de l'avoir par internet. Sans succès. Elle hurla aussi dans l'oreiller, mais finit quand même par abandonner et se calmer, et réussit même à manger sans appétit et à dormir. Deux jours de cette torture l'avaient maintenant usée, et si ça n'allait pas mieux, au moins savait-elle qu'elle pourrait se rendre chez lui dans quelques heures. La capacité à rationaliser ses émotions lui revint. Elle se remit à réfléchir aux causes. Elle commença par se demander pourquoi c'était ce rire particulier qui lui avait fait aussi mal, et tout déclenché. D'une part, ça donnait l'impression que la punk bourrée avec qui il partageait ces rires le possédait davantage qu'elle-même ne l'avait jamais possédé. D'autre part qu'il était bien plus heureux sans elle, et qu'une vitre bien plus épaisse que celle de la petite fenêtre les séparait. Elle ne le reconnaissait même plus. Quand ils s'étaient allongés sur les tatamis, Valentin avait aussi eu des gestes dont elle ne le savait pas capable, par exemple. Il avait donné à la punk des caresses qu'elle-même n'avait jamais connues. À vrai dire, elle lui laissait assez peu d'initiative en général. Il y avait encore que lui et la punk se regardaient dans les yeux. Julie avait toujours trouvé ça très 253


con, dans l'acte sexuel. Les hommes qui le faisaient la gênaient. Une fois, avec lui, elle avait tenu deux ou trois secondes. Elle avait eu, précisément, l'impression de faire l'amour à un enfant, et elle avait fini par fermer les yeux en simulant un plaisir plus fort. Il y avait pourtant là-dedans quelque chose de beaucoup plus important que la candeur qu'on lui attribuait si facilement. C'était l'absence de pitié devant la tare psychologique qu'induisait son physique dans l'esprit de la majorité des gens, et la pleine acceptation de tout ce qu'elle était. Elle était comprise par ce regard, et l'avait compris. Si elle l'avait refusé, méprisé même, c'était par pudeur et par peur pour sa propre indépendance. Mais c'était trop tard. Elle n'avait en réalité plus depuis longtemps cette totale indépendance dont elle rêvait. C'était même pourquoi le regard la gênait. Elle s'en rendait compte maintenant, et s'en voulait énormément. Il méritait de le savoir. Elle mériterait qu'il le sache. C'était une résolution. Qui la mènerait loin. Mardi, de retour à Paris, elle commença par téléphoner à Céline. En rentrant, elle avait trouvé sur la table un message de Mireille, partie jusqu'à Limoges rejoindre des copains gamers pour une session Assassin's Creed. Mireille lui y reprochait sa mauvaise humeur de dimanche, ce qui avait peu d'importance, et l'informait que Céline avait retrouvé son portable, et qu'elle avait appelé et laissé son numéro. Elle disait enfin sa surprise que jusque là, Julie n'ait pas eu l'idée de s'appeler elle-même. C'était très juste. Julie se sentit stupide, et puis téléphona à Céline. Céline lui apprit d'abord que Valentin était parti comme prévu par le train de dimanche soir. Elle lui donna aussi son 254


numéro, et elles s'arrangèrent pour qu'elle lui expédie son portable par la poste. Julie, après avoir raccroché, hésita un peu, la boule au ventre, avant d'appeler Valentin. Elle n'avait osé poser aucune question à Céline sur la manière dont Valentin avait passé la journée de dimanche, ni sur la punk. Il ne répondit pas. Bien entendu. La force de sa résolution étant ce qu'elle était, elle insista dix fois. Ce chiffre rond atteint, elle revint à son idée de départ et prit le métro jusqu'à chez lui. Il n'y était pas. Elle attendit devant sa porte. Pendant cinq heures. Il y a longtemps, au début de leur relation en fait, il avait voulu lui donner une clef et elle avait refusé, trouvant peu rassurant qu'il lui fasse si vite confiance. Elle le connaissait encore mal et avait vu de loin venir le mec collant. Elle s'en voulut d'avoir refusé alors qu'entrer chez lui ne lui aurait servi à rien, logiquement. C'était juste qu'elle se sentait le besoin de continuer à avancer vers lui, coûte que coûte. Sur le chemin du retour, elle passa à la colère -s'il était parti avec la punk, il aurait pu, au moins, la larguer clairement avant de disparaître- puis à une résignation fantasmée -s'il était capable de lui faire autant de mal, il valait mieux se dire que c'était un con. Mais elle n'abandonna pas. Elle cogita encore une demi-heure, faisant des allers-retours entre la cuisine et sa chambre sans trouver le courage de se faire à manger, but un vieux fond de vodka qui restait de l'anniversaire de Mireille mais s'était désalcoolisé avec le temps, et finit par avoir une idée. Une idée un peu saugrenue, mais qui était une idée quand même. Mireille l'avait un jour localisée grâce à son téléphone portable. Alors qu'elle faisait une course à l'autre bout de la ville, elle avait reçu un SMS avec 255


le message suivant : « Traverse la rue, et prends-moi deux pains au chocolat chez Roger. » Quand elle avait relevé les yeux, il y avait effectivement une boulangerie qui s'appelait Chez Roger devant elle, et elle avait trouvé ça extrêmement désagréable. - Tu fais chier, dit Mireille. Tu peux pas laisser tomber? - Non. - Bon. Mais c'est moi qui suis jalouse, maintenant. Je te déteste, je te préviens. T'as intérêt à être gentille quand je reviens. C'est quoi, l'opérateur ? - Je ne sais pas. - C'est quoi le numéro ? Julie le lui donna. - C'est pas le même opérateur. Et de toute façon, ils ont supprimé la faille depuis longtemps. Mais pleure pas, hein. Donne-moi quinze minutes, d'accord ? Je te dis si c'est possible. Julie attendit, essaya de trouver quelque chose à regarder à la télévision pour attendre, ne trouva rien qui ne l'agaçât pas, puis Mireille rappela. - Euh... bon. On n'a pas de solution directe. Mais t'inquiète pas... On continue à chercher. Si on trouve quelque chose, je te rappelle. Julie crut deviner que c'était perdu, et que Mireille ne faisait que la ménager. Elle raccrocha et chercha une autre idée. Elle se tortura encore longtemps l'esprit, sans rien trouver. Ce qu'elle ne savait pas, c'était qu'une vingtaine des meilleurs hackers d'Europe, pas moins, étaient réunis autour de Mireille. Que leurs sessions Assassin's Creed étaient une 256


couverture pour jouer aussi à d'autres jeux au langage plus complexe. Que l'autre jour par exemple, Mireille jouait vraiment au chat et à la souris avec les services mondiaux de surveillance et de sécurité du réseau. Que Mireille avait fait à ces vingt hackers un grand discours au nom de l'amour... et qu'ils avaient marché. Parce que tous les geeks sont des bisounours, ils avaient accepté d'interrompre tout ce qu'ils faisaient pour travailler à la géolocalisation de Valentin. Au bout de deux heures, Mireille appela, et lui dit qu'ils avaient trouvé. - C'est vrai? - Oui... Enfin, non, on ne l'a pas trouvé en fait. Mais on a trouvé le moyen de le trouver. C'est juste que son portable est éteint... - Ça ne marche pas s'il est éteint? - Non. Il va falloir que tu attendes qu'il s'allume. Ça finira forcément par arriver. Il aime la technologie, ton gogol, non? Je t'appellerai. - À n'importe quelle heure, d'accord? - À n'importe quelle heure... contrefit ironiquement Mireille, avant de raccrocher. Ma pauvre... - Je t'emmerde... - Mais moi aussi. Ça voulait dire je t'aime. Après ça, Julie attendit. Elle passa la nuit à regarder la télé. À neuf heures trente du matin, alors qu'elle envisageait de retourner à l'appartement de Valentin pour une nouvelle garde de plusieurs heures, Mireille rappela. - C'est faible : mais il s'est rallumé. Je sais à peu près où il est. Je t'envoie un plan par mail. Le truc, c'est qu'on ne peut pas faire mieux qu'une triangulation entre antennes ; une tache sur la carte, quoi. Pas une adresse. Mais il est en ville. À Paris.

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Julie essaya d'appeler. En effet, ça sonnait. Valentin ne répondit pas. Elle réessaya, dix fois, à nouveau, ouvrit sa boîte mail, imprima ce que Mireille venait de lui envoyer, sortit, prit le métro, et se rendit dans la quartier indiqué. Elle se demanda là ce qu'elle allait faire. La triangulation de Mireille ne lui avait permis que de savoir que le portable de Valentin s'était trouvé quelque part, une heure auparavant, sur deux pâtés d'une vingtaine d'immeubles. C'était beaucoup d'espace. Elle vit passer des témoins de Jéhovah, et se dit que la seule solution était d'aller lire les boîtes aux lettres à la recherche de quelque chose, et de se faire toutes les portes auxquelles elle aurait accès (en profitant de l'entrée de quelqu'un dans l'immeuble ou en sonnant à tous les interphones), pour commencer. Par chance, dans ce quartier, les appartements étaient plutôt grands et le nombre d'étages limité. C'était au passage un quartier tout sauf punk. Mais il y a des punks dans toutes les couches de la société, après tout. Vraiment beaucoup d'espace. Elle mit une heure à faire tous les commerces et onze immeubles. Si on comptait la possibilité que Valentin ait été seulement de passage dans le quartier, les appartements vides, ceux où on avait refusé de lui ouvrir, ceux où on ne lui avait tout simplement pas répondu, et celle qu'on lui mente, quand elle demandait s'il était là, ça faisait vraiment beaucoup de raisons de se dire que sa recherche était vaine. Elle n'abandonna pourtant pas. Le douzième immeuble n'avait pas d'interphones. C'était un grand haussmannien à fenêtres opaques blanches au rez-dechaussée, et qui faisait un peu banque, un peu clinique, sans aucune plaque. Elle poussa la porte cochère, qui s'ouvrit. - On peut savoir où vous allez, comme ça? L'homme qui se tenait devant elle avait l'air droit sorti 258


de bien autre chose que la réalité. Grand, artificiellement musclé, portant des lunettes noires alors que la pénombre du porche, du moins pour elle qui venait de la lumière, laissait déjà à peine en entrevoir les contours, il avait l'air d'un porteflingue de série américaine. Elle se fit la plus assurée qu'elle pouvait pour dire : - Je viens voir Valentin. Ce qui était assez ridicule. Elle l'avait joué comme dans cette blague récurrente qu'ils avaient avec Richard, qui jouait sur le comique de répétition et selon laquelle Valentin était un tueur à gages. Richard lui avait même offert un T-shirt « Monsieur Killer », sur le modèle de la série des Monsieur et Madame, avec un bonhomme rond qui portait une tête d'enfant sanglante à la main. C'était un des T-shirts préférés de Valentin, qui en avait beaucoup. Le porte-flingue eut l'air un peu surpris, puis il lui dit, après un temps : - Attendez ici. Je vais voir. Il revint au bout de deux minutes environ et lui demanda de le suivre. Il gardait le même air de mystère. Elle le talonnait, presque amusée et se demandant si elle allait tomber sur le laboratoire secret des Men in Black ou bien quoi. Il était dix heures et cinquante-huit minutes, mercredi. 60 Tourterelle se réveilla, à quinze heures douze, chevilles et poignets liés à un pilier, un horrible goût de vinaigre dans la bouche. Il recracha ce vinaigre. À sa droite, sur un autre pilier et dans la même position, était la Louve. À sa gauche, Julie, inconsciente. Ça, c'était une surprise. 259


Son dernier souvenir, c'était la chute de Brutus, après que Cardin lui avait tiré dessus. Il n'avait aucune idée de ce qui s'était passé ensuite. Cardin l'avait en fait forcé à se piquer à la morphine. Puis il était allé chercher la Louve, qui s'était cachée sous le lit au premier coup de feu. Il l'en avait violemment tirée et elle avait crié : - Ça va, ça va, ça va... Aïe, hé ! C'est des vrais cheveux ! - Tu vas enfin participer à quelque chose de beau ! avait-il répondu, euphorique. La bouteille de vinaigre à la main, il désignait maintenant Julie à Tourterelle : - Tu as vu ? Elle est arrivée toute seule. Ex monitu deorum ! Quand Henri parti chercher du joint d'urgence, après être tombé sur Julie dans le porche de l'immeuble, était remonté à l'appartement, il avait trouvé Cardin seul au salon. Il avait demandé : - Ils sont où, tous ? - Tourterelle et Maman sont dans sa chambre. Brutus prend une douche. - Il a commandé une pute, Tourterelle ? - Une pute ? - Je sais pas : il y a une grande, blonde, machin, genre pute, là, en bas, qui le demande. Un large sourire s'était affiché sur le visage de Cardin. - Fais monter ! - Je ne sais pas si le patron... - Fais monter, je te dis ! L'arrivée de Julie au milieu de tout ça avait convaincu 260


Cardin que, décidément, le Destin prêtait l'oreille aux considérations esthétiques. Quand Henri était revenu avec Julie, deux minutes plus tard, il s'était pris une balle en refermant la porte. - Si j'ai bien compris, il compte pas nous faire du bien, expliqua la Louve en montrant le chariot sur lequel Cardin avait rangé ses outils. Deux sortes de ballons, couverts par du tissu, étaient posés au sommet. - Cardin, Maman nous a mentis... dit Tourterelle. - Oui, oui. Je le sais depuis un moment. Tu étais le plus naïf, Tourterelle. Mais qu'importe. Ça faisait longtemps que j'attendais ça. Longtemps aussi que j'étais sûr que ce serait toi. - Moi quoi ? - Qui retrouverais le premier la compassion. Tu avais des failles. Mais surtout, tu avais raison. Eros, le vieil Eros primordial, était sans doute une clef. Il désinfectait ses gants avant de les passer. - Eh ben c'est super, dit la Louve. Le règne de l'amour, moi ça me va : peace and love. T'as plus qu'à nous détacher et on va boire un coup. Soupesant un lourd marteau, il sourit,comme fier de lui. - Mais mon dieu à moi, c'est Eris, pas Eros. - Oh, peu importe le restau. Du moment qu'on trouve trois bières... - Tu peux en rire. Si la lourdeur de ton esprit peut s'exprimer, c'est bien maintenant. C'est même ton rôle. Il n'y avait pas d'agressivité envers elle dans sa voix. Ce n'était qu'une paisible constatation. Il reposa d'ailleurs son marteau. - Pourquoi tuer Brutus et pas moi ? demanda Tourterelle. - Tu es le protagoniste. C'est toi qui nous a précipités à la catastrophe. Tu mérites mieux. Beaucoup mieux. 261


- Mouais, reprit la Louve. En fait, il m'a vu entrer dans ta chambre ce matin, il me l'a répété bizarrement tout à l'heure, avant que tu ne te réveilles. Genre jaloux. En fait c'est ça. Je crois qu'il est jaloux. Elle le demanda directement à Cardin : - T'es jaloux ? Cardin en parut réjoui, puis lui donna un coup de pied dans les ovaires pour qu'elle se taise. Elle se tordit de douleur ; ça marcha. - Oui, elle était dans ta chambre ce matin ! Et Julie est miraculeusement arrivée dans la foulée ! Elle a eu une réaction un peu vive, la phase de l'étonnement passée, et j'ai dû lui taper un peu sur la tête. Mais tu me connais. Comme il faut. Il choisissait encore ses outils. Avec lenteur et précautions, il les mettait de côté sur un petit plateau de dentiste. Il y avait des clous. - Oh, merde... Qu'est-ce que tu prépares ? - Dis « Ciel », plutôt. Mon œuvre d'aujourd'hui le mérite. - C'est trop tard. Et tu n'es pas un artiste, Cardin. - Ah bon ? - Non, tu es un élégant. Tu te souviens de ce que tu m'as dit l'autre jour, à propos de Michel? Que, comme l'art, l'élégance était un chemin de falaise? - Oui. - Je crois que que c'était très con, en fait. L'adéquation aux critères de la race, soumission qui se distingue par sa perfection, c'est du vent. - L'art n'est que ça : une tension vers la perfection. - Peut-être, mais pas dans la soumission. L'art est révolte. - C'est une vision bien étroite et circonstanciée. Postromantique, seulement. Je suis un Classique, tu le sais. - Les Classiques connaissent eux aussi la compassion. Au-delà des théories, ils réagissent au monde. 262


- Pas forcément. L'artiste est solitaire... - Je ne le crois plus. - C'est ce que je pensais depuis longtemps... La compassion est une entrave à la perfection. - Ou ce que tu appelles perfection est une entrave à la compassion, que tu ne peux pas comprendre. Ce renversement de point de vue laissa un instant Cardin songeur. Pensif, et presque gêné. Il ne retira que lentement la main de sa poche, dans laquelle il venait d'enfourner une poignée de clous. - L'art est révolte, et on ne se révolte pas tout seul, poursuivit Tourterelle. On ne fait que se défendre, quand on est seul. La révolte vient d'une autre colère, que tu n'as pas, et qui demande de la compassion et du sentiment de l'infini. - J'ai le sentiment de l'infini. Ça, tu ne peux pas me le retirer. - Non. Tu as le sentiment de l'élégance, et c'est un sentiment borné. Ta discipline est absurde. Tu trouves admirable l'ouvrier japonais qui regarde avec froideur son voisin de chaîne se suicider. Moi plus, depuis ce matin. - Évidemment, il me manque quelque chose. Je le sais. Mais la compassion... ça me semble maintenant si plat... - Alors tu es comme Brutus. Comme lui, tu laisses au corps ce que tu ne comprends pas de l'esprit. Cet argument sembla encore toucher Cardin. Il reposa la scie qu'il avait prise en main. - Alors explique-moi, la compassion. - C'est dur. J'ai juste ressenti une sorte de dégoût dans certaines circonstances ; et puis elle va, elle vient, sans que je ne le maîtrise vraiment. Mais surtout, elle ne s'explique pas je crois. Tu le sais d'ailleurs aussi bien que moi. Rien de ce qu'on a lu ensemble n'a pu nous convaincre. Dire qu'on se reconnaît soi-même en l'autre, qu'on refuse de lui infliger ce qu'on ne pourrait soi-même supporter, ça ressemble trop à un calcul, un 263


contrat social. Et nous savons tous les deux combien peu convaincante est l'hypothèse du contrat social, dans la mesure où c'est une démarche rationnelle, et où nous devrions arriver à la suivre, si c'était vrai. Dire que c'est le sentiment de l'infini de chaque être humain, et que ça l'empêche d'être quantifié, c'est trop mystique pour paraître honnête. Nous nous le sommes déjà dit aussi. C'est une question de foi en l'Homme, et donc rien d'explicable. Mais en art comme dans la pensée, tu crois à la complication, pas à l'explication. Tu ne peux pas accepter celle-là? - Je cherche à la dépasser. - À la dépasser ou à l'oblitérer? - Je ne peux pas le savoir.... Tu le sais bien... Mais c'est mon pari, et je dois le suivre jusqu'au bout. - Si tu te trompes, tu es un monstre, Cardin. Nous l'étions tous les trois. - Trois ! C'est ça... Une lueur d'enthousiasme soudaine avait allumé son regard. - Et c'est reparti... se plaignit la Louve. Cardin, avec un plaisir visible, se remit en effet à expliquer des choses qu'elle avait déjà entendue, avant que Tourterelle ne se réveille. Que le chiffre trois était celui du Sacré. Que d'un point de vue pythagoricien, c'était avec trois points qu'on formait un plan, et par conséquent par un triangle que naissait la géométrie. Que chez les catholiques, c'était par la Trinité que commençait le Mystère. - Les crucifiés, eux aussi, sont trois ! Marc disait : « Et ainsi s'accomplit la Parole qui dit : « Il fut compté parmi les méchants. » » L'écho avec la situation présente est évident... Il leur expliqua ensuite que les Galiléennes qui 264


accompagnent le Christ changeaient d'identité d'un Évangile à l'autre, mais qu'elles étaient aussi toujours trois. Elles se tiennent à distance, contemplent en silence. Sans doute, elles représentent l'humanité pour laquelle le Christ souffre et meurt, par amour. Elles sont comme un écho du bon larron, et une nouvelle forme Trinitaire qui dans l'ombre, vient à son appui et semble dire : « C'est du côté de la Pitié et de l'amour qu'est le Mystère ». Les échos du mauvais larron, que sont les soldats et les prêtres, eux, ne sont pas dénombrables. Ce triptyque serait le premier de sa carrière, et son chef d’œuvre. Il l'espérait digne des plus subtiles énigmes chiffrées de la Renaissance italienne. - Nous qui t'avons aimé, nous allons être les silencieuses Galiléennes, dit Cardin, tout aussi bien que tes prêtres et tes soldats. Moi, Maman et Brutus! D'une manière théâtrale et élégante, Cardin retira les tissus épais qui couvraient les deux ballons posés sur le chariot de chirurgien. Sur deux assiettes, comme on présente la tête du Baptiste dans les représentations de Salomé, les têtes de Brutus et de Maman les observaient en effet, les yeux ouverts. La Louve beugla de dégoût. - Vous ne pouvez pas être les deux, objecta Tourterelle. Il s'était dit qu'il devait essayer d'entrer dans sa logique. - Bien sûr que si! C'est l'humanité qui Le condamne et Le pleure à la fois : les deux larrons sont deux visages d'une même entité... - Non, tu l'as dit toi-même : le Texte nous incite à prendre parti, et à être du côté de ceux, ou celles, si tu préfères, qui pleurent... les dénombrables... - Si je me trompe de voie, ça n'en sera que plus beau... L'humanité qui se trompe accomplit la Parole... Bien sûr, que de ton point de vue, je me trompe... Tu as retrouvé la 265


compassion... donc perdu l'esprit de sacrifice... - Mais je ne suis pas le Christ! À quoi est-ce que tu me sacrifies? - Pour moi, si, Tourterelle. Contrairement à moi, tu n'as pas toujours été un ange, et ta transformation est imparfaite. Tu es mi-homme mi-ange, et je te sacrifie à la gloire de l'amour entre hommes et les anges... J'y crois, tu sais. Je suis certain que bien caché au fond d'eux tous est le désir de perdre la compassion. Il ajouta, pour la Louve : - Et toi, tu vas enfin assister, et même participer à quelque chose de beau... Elle demanda : - Il compte vraiment le faire? Il va nous crucifier? - Le connaissant... je crois que oui, chuchota Tourterelle. - Je demandais, c'est tout. Génial... Crucifiés, c'est génial. La salle où ils se trouvaient, qui avait été conçue pour être une salle de bal à l'époque où l'immeuble faisait encore partie d'un riche hôtel particulier, était carrelée, parce qu'elle avait aussi servi de dortoir pendant la première guerre mondiale, quand l'hôtel avait été transformé en hôpital militaire. Les fenêtres avaient été isolées et elle était entièrement insonorisée, comme tout l'appartement du haut. C'était ici que Maman leur avait tout appris au début, à l'époque où la la petite pièce du haut, que Maman avait fait construire parce qu'il trouvait celle-ci trop grande, n'existait pas encore. Devant eux, un grand drap sombre couvrait un objet plat sur le sol. Cardin déchira le drap, qui dissimulait en fait trois structures triangulaires métalliques reliées par la pointe à une sorte de chevalet. Les croix, devina Tourterelle. Cardin détacha ensuite les pieds de la Louve. Elle rata 266


un coup de Rangers dans sa mâchoire, de peu. Il ne s'en offusqua pas. Il se releva, se boucha les oreilles avec des bouchons fantaisie jaunes et vert fluo, d'une élégance discutable pour sa personne, et continua d'expliquer : - Je vous laisse les cordes vocales pour que vous puissiez communiquer encore entre vous. C'est essentiel au tableau. Puis d'un grand coup de talon, il brisa la cheville du pied qui avait essayé de l'atteindre. Les contorsions de douleur de Tourterelle en entendant le cri de la Louve furent telles que Cardin se figea, et constata souriant, les mains sur les hanches : - Alors c'est vrai ! Puis il ajouta, en montrant la cheville de la Louve : - Selon Saint Jean. Ensuite, il brisa aussi une cheville à Julie. Elle se réveilla avec cette douleur, découvrit en même temps le lieu et la situation, et eut le même cri que la Louve, en plus prolongé. Tourterelle en pleura de douleur, comme si c'était sa cheville à lui qu'on avait fait éclater. Il ressentait de nouveau pleinement la compassion. Cardin les installa ensuite sur les croix, ce qui prit un certain temps. Il leur lia les mains avec des cordes, tout en expliquant : - Après vérification documentaire, je crois que la rumeur selon laquelle le Christ fut lié, et non cloué, parce que les clous déchirent les mains, est fausse. Ceci dit, on n'a jamais fait l'expérience que sur des cadavres et effectivement, j'ai un peu peur que ça ne se déchire si je pose les clous avant la levée des croix. Il les leva. Ce qu'il faisait allait bien au-delà du raisonnable. Cependant et paradoxalement, Cardin était tout 267


entier pétri de logique et c'était par là qu'il fallait absolument le prendre. C'était le seul moyen de s'en sortir. - Je devrais te pardonner, maintenant, dit Tourterelle, du haut de la sienne. Mais je n'en ai absolument pas envie... - Oh si, tu me pardonnes : tu es en train de penser que je ne sais pas ce que je fais... Sa logique était trop souple. Tourterelle n'aurait même jamais pensé que la logique puisse être si souple. Il croyait bien la connaître, mais en même temps que la compassion, il lui découvrait des merveilles de complexité. Cardin retourna à son établi, s'empara d'un petit escabeau et du marteau, puis il revint à Julie. - Elle est toute légère, elle, expliqua-t-il en montant sur l'escabeau : j'ose carrément les paumes. Ses vagissements, quand il les lui perça, firent encore mal à Tourterelle. Descendant de son escabeau, il ajouta en souriant : - Petit interlude. Il sortit une paire de dés de son autre poche. -Si je fais trois, dit-il. Une variation personnelle du motif. Il jeta les dés par terre plusieurs fois, et ne tarda pas à faire un trois. Il s'approcha alors de Tourterelle et, sortant un scalpel de la poche intérieure de sa veste, arracha un bout de peau à sa hanche. Il hurla à son tour et il y eut beaucoup de sang. Après un second jet de dés, Cardin lui arracha un autre morceau de chair, à la hauteur des côtes. Il hurla encore. La tête lui tourna. - Ne t'endors pas. Conscients de votre agonie, c'est plutôt le moment de vous parler franchement tous les trois. Dis-leur 268


que tu les aimes ! - Non! Faut lui gâcher son truc, dit la Louve. Faut tout merder, si on veut que ça aille vite... Dis rien ! C'était vrai. Ce qui guidait Cardin n'était pas une logique, mais l'orgueil. Ce qu'elle avait toujours dénoncé chez lui. Cependant, Tourterelle savait aussi que, avec ou sans leur coopération, Cardin insisterait jusqu'au bout. C'était un travailleur acharné. Julie, depuis qu'elle s'était réveillée au moment où il lui avait brisée la cheville, n'avait toujours rien articulé de cohérent. Elle sembla cependant avoir compris la Louve car elle eut un râle d'effort, un genre de cri de tenniswoman à jupette, puis contre toute attente, se mit à chanter, très fort et très faux : Le curé de Camaret a les couilles qui pendent... Le curé de Camaret a les couilles qui pendent... Et quand il s'assoit dessus, Elles lui rentrent dans le cul : Il bande... Il bande... Cardin fit une grimace de dégoût. La Louve trouva l'idée bonne et elle se mit elle aussi à chanter, encore plus faux et à tue-tête, sur l'air approximatif de la chenille qui redémarre : Trempe ton clito dans la mayo... Bois tes règles encule des bébés morts!... Trempe ton clito dans la mayo... Bois tes règles encule des bébés morts!... Cardin fit une nouvelle grimace. Julie chantait de plus 269


en plus fort et de plus en plus faux, tout comme la Louve. Tourterelle décida de s'y mettre aussi : Oh when the saints... Oh when the saints... Oh went the saints Oh when the saints... Oh went the saints Oh when the sa-aints... Oh went the saints Oh when the saints... Ce tableau était assez stupéfiant. Il contenta même Cardin, finalement. Malheureusement. Tout à coup, il battit des mains, et cria à Tourterelle : - Suis-je bête ! Mais oui, c'est ça ! La Mort vient plus vite qu'on ne le pense souvent, sur la croix. Les nazis ont montré qu'une heure était un bien grand maximum. Quand on se tient sage. Les efforts qu'ils faisaient pour chanter les fatiguaient, et ils commencèrent à se tordre de douleurs. Des crampes venaient, et ils étouffaient. Leurs voix se faisaient de plus en plus faibles. - Je crois que c'est la fin, dit Cardin. Dis-leur que tu les aimes ! La Louve arrêta de chanter et se mit à tousser. Depuis un moment déjà, elle avait la voix cassée. Elle se mit aussi à pleurer. Une larme coula également sur la joue de Tourterelle. Julie, elle, eut une nouvelle réaction inattendue. Elle hurla : - Arrêtez de chialer! Puis, le visage déformé par la décision, ils la virent se débattre et ses mains s'arracher des clous. Les pieds échappèrent à la corde qui les tenait, et elle tomba. Elle se releva et se jeta sur Cardin à une vitesse fulgurante. Si l'angle 270


de son pied ne l'avait pas montré, on aurait pu croire que sa cheville n'était pas cassée. Elle hurlait comme un animal. Cardin était formé à de nombreuses techniques de combat. Il ne put pourtant rien contre cette maigre blonde qui, lui prenant la tête à deux poignets, incapable qu'elle était de se servir de ses mains trouées, la frappa au coin de l'établi, puis en plein milieu des instruments tranchants posés dessus, en hurlant. Cendre et Valentin en restèrent muets. Cardin, lui, était mort. 61 La « crise » de compassion était passée, ne laissant à Tourterelle que le vague souvenir d'une incompréhensible douleur supplémentaire aux siennes propres. Julie, elle, s'était assise par terre, le dos contre un poteau, et ne bougeait plus. Ses mains saignaient énormément. Son regard était vague et seuls ces grognements aigus qu'elle poussait dans le but apparent de combattre la douleur, légèrement ridicules, semblaient la rattacher encore à la réalité. Il paraissait qu'on avait déjà vu des femmes, comme ça, qui pour sauver leur enfant, avaient démultiplié leurs forces au point de pouvoir soulever des charges de centaines de kilos. Il avait lu ça quelque part. Dans une revue de parapsychologie, tout aussi bien. C'était assez peu vraisemblable, de toute façon. Mais Julie l'avait étonné. Personne ne lui avait à ce point montré qu'il l'aimait. Pas même Maman.

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Il s'occupa de détacher la Louve, qui se releva en s'étirant et en disant : - Ah, la vache. J'aimerais pas mourir comme ça. C'est insupportable, la croix. Tourterelle lui demanda son T-shirt, pour panser les mains de Julie, et aussi ses propres plaies, qui saignaient toujours beaucoup et lui faisaient affreusement mal. - Je ne comprends pas, dit Tourterelle, pendant qu'elle en faisait des morceaux. Il voulait que je vous dise que je vous aimais, à toutes les deux. - En même temps, ça fait pas deux jours tu me regardes comme si tu voulais me bouffer le cul toi aussi, depuis qu'on s'est rencontrés ? - Non... - Tu l'as pas remarqué ? C'est marrant, ça. Son assurance dans ce domaine était toujours colossale. Essoufflé par la douleur, il lui répondit : - De toute façon, je crois qu'avec ce que tu vas publier maintenant, je suis bon pour la prison ou la psychiatrie fermée à vie, moi. Je vais devoir me cacher. On va te déposer à l'hôpital, Julie, mais je vais devoir me cacher. Tu comprends ? Julie ne répondait rien. - Elle est en état de choc, dit-il à la Louve. - Non, tu crois ? T'es redevenu tocard, ou quoi ? - Oui. - Ah. On entendit la porte cochère grincer. - C'est quoi, ça ? demanda tout haut la Louve. Sans donner de réponse, Tourterelle lui confia les pansements, prit une machette sur l'établi de Cardin, et sortit de la pièce. Il enfila le court couloir qui le séparait du vestibule de la porte cochère. Là, il se retrouva face au Monsieur en costume, qui fermait la porte. 272


Tourterelle s'y attendait. On était mercredi. Le Monsieur en costume venait souvent le mercredi. Celui-ci fut assez surpris de le voir débarquer comme ça dans le hall, la machette à la main, le torse nu et tout sanglant de ses stigmates christiques, la douleur peinte sur le visage. Il tombait mal. La découverte des monstres qu'ils avaient pu être et du point auquel Maman avait été capable de les manipuler avait profondément ébranlé Tourterelle. La découverte de sa bêtise, en fait. S'il réagit comme il réagit, ce fut en partie parce qu'il était désorienté par ce séisme, la douleur brûlante de ses plaies au thorax l'empêchant en plus d'être très réfléchi et lui donnant des frissons de fièvre. Mais ce fut aussi et surtout parce que la colère lui revint subitement. Cette même colère qui l'avait poussé à tuer Maman. En tous cas, le Monsieur en costume prit un bon coup de machette dans le visage. Alors qu'il se recroquevillait contre le mur, n'ayant pas encore eu la présence d'esprit de crier, Tourterelle en envoya encore deux grands coups sur ses talons d'Achille, ce qui le fit tomber, avant de lui enfoncer la main dans la bouche, d'accrocher à deux doigts au fond, de se laisser vomir dessus, et d'entamer le cou. Comme d'une main il fallait qu'il appuie au sol la tête, qu'il tenait par la bouche, la machette n'avait pas beaucoup d'élan et il dut s'y reprendre à sept fois avant d'arracher la tête au corps. Mais enfin, il y parvint, se releva, s'étonna de sa capacité à agir malgré l'insupportable douleur de ses plaies, et souffla. Il revint à la salle des croix. Dans le couloir, tout lui 273


revint. Ce qu'il avait fait de son dimanche. La Louve. Cendre. Il avait couché avec Cendre. Perturbé par la révélation, qui s'ajoutait à la douleur, il oublia qu'il avait la tête du Monsieur en costume au bout de la main. Quand il s'en rendit compte, après être entré dans la salle, il en rit. De ce rire franc et clair qui avait fait à Julie se rappeler Homère, quand elle les avait surpris dimanche. Puis il se reprit, voyant le regard des deux filles sur lui, s'arrêta de rire et dit : - Oh. J'avais complètement oublié. Je ne devrais plus faire des choses comme ça... Désolé. Il posa la tête. Il était blanc et plein de sang. Le visage de Julie s'obscurcit encore, et elle se mit à baver. 62 Ce qu'on racontait au Président ne lui plaisait pas et il avait arrêté de jouer avec son nouveau portable (dont il appréciait tout à l'heure la finesse et la légèreté en le tenant de profil, face à lui, à deux doigts) pour le serrer dans son poing fermé. Il en frappa soudain le bureau. - Expliquez-lui, au préfet : s'il faut le dégager, on le dégagera ! Il était très en colère depuis ce matin, à cause d'une cinquantaine de paysans qui refusaient obstinément de vendre leurs terres, dont beaucoup pourtant étaient en friche, empêchant ainsi le projet de gare continentale qu'il portait depuis des années dans la banlieue de sa ville d'origine. L'affaire devenait stupidement politique. Des babos, des punks et des militants anarchistes étaient venus de tout le pays pour les soutenir. Et un groupe d'élus locaux s'y était aussi mis, depuis quelques jours. 274


- Mais débrouillez-vous ! dit-il encore à son interlocuteur. Puis il raccrocha brusquement, et fit signe à Georges de lui apporter le café que celui-ci attendait de lui servir. - Tout de même... Chacune de ces parcelles boueuses vaut moins que la fête de demain. Je ne comprends pas pourquoi ils insistent autant. - J'en ai vu un hier à la télévision, suggéra Georges, qui disait que ces terres étaient dans sa famille depuis la fin du XVIIIème siècle, Monsieur. - C'est exactement ça, Georges. L'immobilisme ! Les gens de la campagne... On dirait presque qu'ils sont contre le développement, parfois. Qu'ils aiment ça, leurs vaches et leur bouillasse. J'aime pas ça, la campagne. Et pourtant c'est un super projet ! Mais maintenant que les journalistes leur ont mis dans la tête que c'était important... Avant de goûter à son café, il mordit dans le financier qui l'accompagnait. Le lui montrant à moitié entamé, il demanda la bouche pleine : - Vous croyez qu'on pourrait mettre des pépites de chocolat, làdedans ? - Certainement, Monsieur. - J'adore les pépites de chocolat. Georges le savait déjà. L'esprit du Président se tourna vers sa seconde grosse préoccupation du jour. - Mais ils attendent quoi, pour les résultats du référendum en Angleterre ? Le résultat des Antilles ? C'était une blague, que le Président faisait à chaque scrutin ou presque. Il appela le conseiller qu'il avait chargé de le prévenir. - Philippe ? Qu'est-ce que tu attends ? Le résultat des Antilles ? Le Président souriait, content d'avoir répété sa blague. Georges regarda sa montre. Il restait encore une heure avant la fermeture des bureaux de vote. C'est sans doute ce que le 275


conseiller dit au Président. - Bon, bon. On attend. Mais tu m'appelles les gagnants dès que c'est sûr, hein ? La porte s'ouvrit et la nouvelle huissière, qui s'appelait Jocelyne, entra. Elle se posta près de Georges en attendant que le Président raccroche. - Jocelyne ! - Monsieur le Président, les familles... - Ils sont là ? - Oui. Et M. de Châlons vient également d'arriver. - Ah ! Faites-le entrer ! - Mais les familles... - Ils peuvent attendre encore. Pour ce que j'ai à leur dire, de toute façon... - C'est qu'ils commencent à s'impatienter... - Jocelyne, Jocelyne... Ceux qui offrent passent avant ceux qui demandent : c'est une loi du bon sens. Retenez-la. Ah, et j'ai oublié de vous le demander tout à l'heure : vous pourriez aller promener les chiens ? - Bien sûr, M. le Président. Jocelyne sortit. - Entre nous Georges, elle est complètement conne, cette nouvelle. - Monsieur manque un peu d'indulgence. Elle débute... - Oui, enfin... Nous ne sommes pas dans une mairie de village non plus ! Vous savez qu'elle a demandé qu'on lui paie en heures supplémentaires ses mercredis soirs ? Qui irait encore se battre pour trois cents euros, aujourd'hui ? Georges prit le temps de la réflexion. - J'imagine qu'un ouvrier à la chaîne dans n'importe quelle usine, par exemple... - Évidemment, Georges... Ce n'est pas de ces gens-là que je parle, bien sûr... Je veux dire... les gens normaux... 276


- On dit que la crise a beaucoup réduit le nombre des gens normaux, M. le Président. - Ah ! Elle est bonne, celle-là ! La crise a beaucoup réduit... Je la ressortirai. Ah ah... Mais vous lisez trop les journaux, Georges. La crise... Je vais vous dire un secret : l'argent est beaucoup plus malléable que... Malheureusement, ce sujet ne fut pas davantage développé, car M. de Châlons entra. - Philippe ! Naïce toussiyou ! Alors il paraît que c'est la canicule, à Londres ? M. de Châlons était un industriel. À son propos, le Président avait un jour dit à Georges, avec une certaine admiration dans la voix, qu'il était de ceux qui décident de la valeur des choses, et des gens. Pas moins. Que ce soit vrai ou non, Georges trouvait ça assez effrayant. - Je ne sais pas ! J'étais à Singapour, toute la semaine. - Tu délaisses déjà ta nouvelle femme ? M. de Châlons venait de se marier avec un mannequin célèbre, de vingt ans plus jeune que lui. On en parlait beaucoup dans la presse. - Mais non. Elle était avec moi. - Je me disais, aussi... Le Président était narquois. - Philippe... dit Châlons, en fronçant les sourcils. - Je crois que je serais toujours inquiet, moi, avec une femme comme ça. - Oh, mais que tu sois un jaloux, ce n'est pas vraiment une nouvelle... Tu te souviens, à l'école... Ils s'isolèrent dans le cabinet contigu. Georges n'entendit donc pas la suite. Il nota cependant soigneusement ce mot dans un carnet, « jaloux », puis s'occupa de ramasser la tasse vide du Président, et sa soucoupe. Le Président avait reposé la tasse à côté de la soucoupe, et il y avait un rond sur la 277


nappe. Ça faisait maintenant huit mois qu'il était au Palais. Son carnet était presque plein. Il aidait une lingère à changer la nappe, mesurant au mètre ruban la distance qui la séparait du sol d'un côté et de l'autre, quand les deux hommes ressortirent du cabinet. - Il a dit qu'il allait porter plainte en diffamation, dit Châlons, amusé. - Ah ah ! Diffamation ! C'est bon signe. Ça veut dire qu'il s'y connaît en droit comme un ouvrier du bâtiment, répondit le Président. On a tout le temps de demander une enquête. On va le tuer. Comme ça. Le Président avait claqué des doigts. - Ah, ah ah ! Georges ne comprit pas de qui il était question, mais remarqua que le verbe « tuer » amusait les deux hommes. - Ah ! Georges ! Vous êtes encore là ! Il se tourna vers Châlons : - Tu vas voir. Georges, dites-moi, qu'est-ce qu'on a prévu, pour demain ? - Pour le cocktail, M. le Président ? - Pour le cocktail, oui. - Des choux à la mousse d'amandes et aux éclats de caramel poivré, ceux qui vous ont plu mercredi, des feuilletés à la poire et au gingembre, des bulles de sucre au thé glacé à la menthe, des compotées de mangue à la frangipane et à la pistache, et un biscuit chocolat crème diplomate et croustillant aux noix de pécan, Monsieur le Président. - Tu vois ? dit le Président, très fier. Ce que je t'avais dit ? M. de Châlons acquiesça. - Et il se souvient de tout comme ça... acheva-t-il en sortant de 278


la pièce. Georges fut rappelé une demi-heure plus tard, pour servir des jus de fruit et du café au salon vert. Le Président y était avec les familles dont Jocelyne avait annoncé l'arrivée, et les représentants syndicaux qui les accompagnaient. C'était les familles de deux flics qui s'étaient suicidés dans la semaine. Dans l'un des deux commissariats concernés, c'était le troisième suicide en vingt-huit mois. Les veuves pleuraient, et l'un des syndicalistes parlait avec véhémence de leurs conditions de travail et de la pression exercée par leur hiérarchie. D'autant plus de véhémence que la presse avait parlé de l'affaire, et que le syndicaliste pensait que ça lui donnait du poids. Le Président ne l'écoutait pas vraiment, pourtant. Il regardait même au plafond. Son attention s'était détournée vers Georges quand il était entré, et il finit par interrompre le syndicaliste en lui tendant la boîte qui était sur son bureau : - Vous avez goûté mes chocolats ? Le syndicaliste s'arrêta dans sa harangue. Il y eut un moment de gêne intense où l'on n'entendit plus que les reniflements de veuves, puis il dit : - Non, merci, M. le Président. - Un jus de pêche, pour moi, Georges. Le syndicaliste reprit son discours. - L'année dernière, dans le même commissariat, dans le même commissariat, M. le Président ! on a... Mais le Président l'interrompit à nouveau, après une gorgée de son jus de pêche. - Bon. Et finalement, si je venais à Rancy, qu'est-ce que vous en pensez ? C'était à Rancy qu'était le commissariat où on venait de 279


vivre le troisième suicide en vingt-huit mois. Le syndicaliste s'étonna de la proposition. Une visite touristique n'était pas la solution qu'il avait envisagée. - Euh... Je crois que... Aucun intérêt, M. le Président... Ce que nous voulons, c'est une réforme ! Le Président croisa alors les bras et se tut, renfrogné, les lèvres pincées. Le syndicaliste continua l'exposé de ses revendications mais on aurait dit que le Président boudait, maintenant. Quand Georges sortit, il s'était mis à jouer avec son jus de pêche, faisant tourner le liquide dans le verre. Quelques mois auparavant, il avait eu le même geste, exactement. Il avait d'abord prétendu avoir fini Du Côté de chez Swann : - Quel théâtre social ! Vous savez que le véritable Marcel Proust souffrait d'asthme, comme moi ? Et pourtant, quel souffle... Ces longues phrases qui suivent la spirale de la création en train de se faire, cherchant à atteindre une totalité de la réalité qui échappe toujours... Non ? - Vous êtes encore allé voir sur Wikipedia, avait compris Georges. - Non ! avait énergiquement répondu le Président, faisant tourner le liquide. C'était souvent comme ça. Il était aussi malhabile que tenace dans ses mensonges. Dans l'antichambre, Georges le nota rapidement sur son carnet, puis décida de rajouter la date du jour à la rubrique « mauvaise foi ». 63 Une semaine plus tard vint le grand jour anniversaire de la crucifixion de la rue d'Elfort. Ça faisait tout juste un an.

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Ce jour-là, Georges sortit de chez lui à 6h48, après avoir laissé sa ration journalière au conseiller à la retraite. Il avait plus de temps que d'habitude. Le Président s'était accordé de dormir jusqu'à midi, à cause du décalage horaire. Il passa boire un café à la boulangerie de la place. M. Rahmani faisait lui-même le service, ce matin. Mei avait accouché dans la nuit. Ça le mettait de bonne humeur et il offrit à Georges, avec son café, un second mhancha. C'était la spécialité de M. Rahmani, et Georges adorait ça. Il prit son café et ses mhanchas en terrasse. Il faisait particulièrement beau et de l'autre côté de la place, des ados profitaient des dernières minutes de liberté avant l'ouverture du collège voisin pour flirter autour de la balançoire. Les fruitiers qui faisaient le tour du playground étaient en fleurs, et les employés municipaux, rigolards, arrosaient des parterres anarchiquement mêlés, suivant une mode récente, de capucines, de violettes, d'œillets d'Inde, de reines-marguerites, de pensées, de lupins, de ficoïdes, de callas, de leucocorynes et de lys tigrés, dont les fragrances se mêlaient à celle des thuyas qui en faisaient le tour, fraîchement taillés et frappés par le soleil. Georges avait un problème. Il hésitait encore entre Châlons et le Président. Bien sûr le symbole serait plus fort, et plus efficace, s'il prenait le Président. Mais le premier, même s'il le connaissait moins, lui apparaissait souvent comme le pire « gros connard » des deux. Yiğit, le coiffeur d'en face, arriva. De sa patte velue, il caressa le cou de Georges en le pinçant, geste viril caractéristique des pays où l'homosexualité n'existe officiellement pas. 281


- Alors mon ami ! s'exclama-t-il, avec sa bonhomie habituelle. Comment va le Président ? - Il dort. - Ah ah ! C'est toi qui le réveille aussi, le matin ? Yiğit était un tantinet moqueur : comme tout le monde dans le quartier, il se demandait encore, après plusieurs mois, si Georges faisait vraiment le métier qu'il prétendait faire. - Non, mais il revient d'une visite officielle en Chine. - Ah oui ! J'ai vu ça à la télé, avant-hier. Il a pas l'air en forme, dis donc, ton Président. Je l'ai trouvé blanc blanc ! Les journalistes disent que c'est à cause du Tibet, qu'il n'en a pas parlé, tout ça. Mais moi je dis, ça doit être la bouffe. Les chinois de là-bas, ils font pas la même bouffe que les chinois d'ici, pas vrai ? Faut pas croire... - Peut-être, je ne sais pas... Mais je peux te dire que le Tibet, il s'en fout, effectivement. - Heyvallah ! s'exclama Yiğit, satisfait. C'est exactement ce que j'ai dit à mon beau-frère, devant la télé : le Président lui, le Tibet, il s'en fout ! Georges lui passa machinalement la moitié du journal. Ils avaient l'habitude de ce partage. Yiğit changea de sujet : - Ça y est ! Mei a accouché... On va faire une grande fête pour la aqiqa. - Oui, M. Rahmani me l'a dit, et la mère d'Igor m'en avait déjà parlé... mais l'agenda du Président, dans les jours qui viennent... - Ah ah ! rit Yiğit, toujours la même excuse ! Vous êtes toujours pressés, les Français. Mais si c'est la mère d'Igor qui prépare le mouton, je suis sûr que tu viendras... C'était, reconnut Georges, un argument de poids. Il se rendit ensuite, justement, chez Igor, dont la mère insista pour qu'il prenne un autre café. Il tenta de refuser, mais 282


la mère d'Igor était une personne à laquelle il était difficile de dire non. Elle maudit elle aussi les hommes pressés, se frappa la poitrine et invoqua le Tout-Puissant. Le temps qu'Igor lui coupe dix grammes, Georges s'assit donc, accepta le café et resta un moment discuter avec elle. Elle allait passer la journée à préparer de la pâtisserie pour la Aqiqa, apprit-il. Pour ça, elle avait recruté cinq voisines dont la mère de Mei, qui voulait apprendre, et celle de Nadia. Nadia elle-même devait passer les aider après son travail. Nadia... La mère d'Igor était une Albanaise de la haute société, qui avait été séduite par un aventurier français et pauvre, quand elle avait vingt ans. Il lui avait fait un enfant, ici, et puis il était mort d'une leucémie. Elle faisait un peu penser à Renee, la tante de Céline. C'était elle aussi une grosse dame. Elle aussi fumait. Et on la disait elle aussi un peu sorcière. Que son fils vende de l'herbe ne la dérangeait pas. Tant qu'Igor ne vendait pas dans la rue, ni aux enfants... Igor était dessinateur pour un studio d'animation, et comblait ses fins de mois en rendant seulement service aux amis, et aux amis des amis. Georges avait un faible pour Nadia, et la mère d'Igor l'avait remarqué. Elle comptait jouer les entremetteuses, cet après-midi, et le lui dit. Il eut beaucoup de mal à l'en dissuader, et la conversation dura donc un peu trop longtemps. Si bien qu'il se mit en retard. Il se roula quand même, rapidement, un joint en bas de l'immeuble, qu'il fuma sur le chemin du RER. La police n'entrait que très rarement, voire jamais, dans le quartier, et la journée s'annonçait difficile. Il l'avait lu dans le journal : les babos et les punks à chiens venus de tout le pays soutenir les paysans et s'installer dans le bocage où le Président voulait 283


faire construire sa gare continentale par l'entreprise de Châlons, étaient maintenant si nombreux et organisés qu'un véritable village s'était implanté dans les marais. Ensemble, organisés sans contrainte alors qu'ils étaient des centaines, ils avaient drainé les sols, construit des cabanes en bois et en briques de terre crue, et même fabriqué des toilettes sèches. Des terres en jachère avaient été remises en culture, un marché aux légumes bihebdomadaire fonctionnait sans argent, une bière locale était née, et des artistes de renommée nationale prévoyaient d'y improviser une sorte de festival. Le journal du matin titrait « L'utopie », au-dessus d'une photo d'enfants dépenaillés qui jouaient avec un tuyau d'arrosage entre deux caravanes. La place laissée aux affrontements avec les forces de l'ordre était un cinquième de bas de dernière page d'un dossier qui en comptait trois. Au réveil, le Président le lirait, et se lèverait certainement de mauvaise humeur. Le fracas du RER qui arrivait fit taire les oiseaux. Georges envoya son mégot dans le caniveau de la gare, puis se mit à trotter, pour attraper le train avant qu'il ne s'en aille. Au portique (là commençait leur empire), deux flics qui avaient apparemment trouvé cette accélération suspecte l'arrêtèrent. Sa carte de cantine, sans autre commentaire, suffit à le faire libérer rapidement, mais il rata son train. Ils l'avaient saluée la main au képi, sa carte de cantine. Le prochain arrivait dans treize minutes. Il avait le temps de ressortir de la gare et d'acheter des cigarettes. Il faudrait qu'il le fasse, de toute façon. Au tabac, il rencontra Heberto, le père de Mei, et Michel, son associé. Georges félicita le grand-père, et la 284


conversation s'engagea. Ils allaient sur Paris, eux aussi, et devaient commencer ce matin par un chantier pas si loin du Palais. Ils lui proposèrent de le déposer. Les deux plombiers n'avaient pas d'atelier ni de boutique : tous les jours, ils laissaient leur camionnette à la gare du Nord. Ils prirent le RER ensemble. Dans le RER, ils croisèrent d'autres policiers, qui les regardèrent de travers, ainsi que les contrôleurs de la RATP, qui firent leur travail, et des agents de sécurité de la SNCF, qui firent deux allers-retours dans la rame pendant le temps du trajet. À La gare du Nord, encore une équipe cynophile, qui les arrêta tous les trois pour un contrôle d'identité. Georges trouva que ça faisait quand même beaucoup. Michel, qui ne pouvait renier ses ancêtres maures d'Espagne, lui expliqua que c'était comme ça tous les matins pour lui. La carte de cantine de Georges eut le même effet qu'au portique une heure plus tôt. Ça amusa beaucoup Heberto et Michel, qui en riaient encore quand ils le déposèrent au Palais. Le planton de la Garde Nationale le salua en souriant, à cause de la camionnette. L'excentricité de Georges -tout le monde savait où, par goût, il vivait- était sympathique à beaucoup des employés du Palais. Jocelyne, qui l'avait remplacé en attendant, le lui apprit à son arrivée en cuisine : le Président l'avait appelé, au réveil, et il était furieux à cause des journaux. Il avait déjà convoqué le « haut » du cabinet. Elle était sur le point d'aller leur servir trois jus d'orange et un café. Georges prit le plateau, et la direction du salon vert.

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Quand Georges y entra, le Président disait : - On ne va quand même pas envoyer l'armée ! Des CRS. Envoyez plus de CRS ! - Le problème, M. le Président, c'est que comme je vous l'ai dit, dix compagnies entières n'y suffiraient pas... - Envoyez-en quinze, alors. - Quinze compagnies ? - Oui. Et ajoutez des gendarmes. Cinq escadrons de plus. - Mais... On n'a jamais déployé autant d'hommes sur une si petite zone ! Ça va nous coûter une fortune... C'est tout ce que Georges, qui sortit ensuite, put entendre de la réunion. Le Président déjeuna à 13h00, au Palais, avec le ministre de la Culture. En faisant le service, Georges apprit que le Président avait décidé de faire chevalier des Arts et Lettres des stars de téléréalité ayant gagné une épreuve internationale. Le Président aimait ce genre de cérémonies, qui exaltaient gratuitement sa propre grandeur. Il avait été jusqu'à se faire recevoir chanoine à Notre-Dame d'Embrun, six mois auparavant... Georges avait noté la date de ce jour-là dans la rubrique « orgueil » de son carnet. Les dates suffisaient toujours. Sa mémoire exceptionnelle lui permettait de se souvenir des détails y afférant. Il fut rappelé à 14h36, alors que le Président était de nouveau en réunion avec le secrétaire général du cabinet. Il avait aussi fait venir le ministre de l'Intérieur, et demandé trois cafés. Quand Georges entra, ils parlaient des punks à chiens de « l'utopie ». - Le problème est qu'ils vont, viennent, disparaissent comme ils l'entendent. Nous n'avons pas moyen de les repérer clairement sur le territoire. Ils n'ont pas d'adresse fixe, pas de 286


compte bancaire, n'utilisent pas de portable... - Il y a tout de même des lois contre le vagabondage, dans ce pays ! - Euh... Non, justement... Les dernières ont été abrogées il y a vingt ans, M. le Président. - Vous voulez dire que tout un chacun peut se balader librement, comme ça ? - À peu près, oui. Du moins tant qu'il ne fait rien de répréhensible. Et comme les propriétaires sont d'accord... - Mais c'est un scandale ! Vous ne servez à rien ! Le Président avait frappé du poing sur la table. Le ministre de l'Intérieur poursuivit plus timidement. - Ceci dit, si vous employez vraiment toute la force dont vous avez parlé, nous avons, je pense, de quoi les faire partir. Certains parmi eux sont étrangers. Nous pouvons toujours menacer de reconduire ceux-là à la frontière. Et puis il y a les délits mineurs, qu'on peut réprimer au plus sévère. On peut arrêter ceux qui pissent dans les rues du village ou sont en état d'ébriété publique. Ils sont nombreux, ainsi que les consommateurs de drogues douces. Et puis il y a un certain nombre de mineurs parmi eux, que nous pouvons ramener à leurs parents quand ils existent. Il faut que nous frappions là où nous le pouvons. Le tapage nocturne, l'absence de contrôle technique des véhicules, ce genre de choses... Georges sortit alors que le Président demandait : - Et les caméras, dans les arbres ? C'est efficace ? Ce qui lui sembla une chose assez étrange quand il pensait au charme rustique de la première page du journal du matin. Le Président passa la fin de l'après-midi en dehors du Palais. Il devait visiter une prison et assister à une démonstration des nouvelles équipes d'intervention qu'il avait 287


mises en place. Ce spectacle le satisfit sans doute, car quand il rentra à 18h03, il décocha son premier sourire de la journée à Georges. Il n'était cependant rentré que pour prendre sa femme, une douche et un costume propre avant de repartir dîner en ville, avec des chefs d'entreprises. Il était pressé et ils n'eurent donc pas le temps de discuter. Ce ne fut qu'un peu après son retour, à 21h32, que le Président appela de nouveau Georges des appartements privés, pour qu'il lui apporte deux bières et un DVD. Sa femme était déjà montée se coucher. Le Président, encore fatigué par le décalage horaire et la dense journée qu'il venait de passer, ne lui reprocha finalement que mollement son retard du midi. - Vous êtes essentiel ici, Georges. Que ça ne se reproduise plus. - Je peux vous le garantir, Monsieur. - Mais qu'est-ce qui vous est arrivé ? - Mei, la boulangère, va accoucher, et on prépare dans le quartier une petite fête en l'honneur du petit, M. le Président. Une aqiqa, précisément. - Mei ? C'est une chinoise, votre boulangère ? - Une française d'origine sino-italienne, M. le Président. - Eh bien, si elle n'aime pas les pâtes, celle-là ! Georges rit poliment à la blague du Président, qui décapsula lui-même sa première bière. - C'est quoi, une aqiqa ? - Plus ou moins l'équivalent du baptême chez les musulmans, M. le Président. Le Président en recracha presque sa première gorgée de bière. - Hein ? Parce qu'elle est musulmane en plus, votre sinoitalienne ? 288


- Non, mais son mari oui. Le Président eut un instant de flottement. Il semblait désorienté. - Je ne comprends pas, Georges. Pourquoi est-ce que vous habitez là-bas ? - Le quartier est plutôt sympathique, M. le Président. - Sympathique ? On m'a dit que la police osait à peine y rentrer ! - Mais je ne suis pas de la police, M. le Président. - C'est juste... dut-il reconnaître. Enfin tout de même... Son esprit s'était en fait déjà détourné vers autre chose. Il examinait le DVD du jour, sans grand enthousiasme. - Eisenstein... Et pourquoi est-ce que vous ne m'avez choisi que des réalisateurs avec des noms... comme ça ? Un geste de la main en l'air signifia l'étrangeté. - C'est peut-être qu'ils ne sont pas américains, M. le Président ? - Oui. Peut-être. - Je termine mon service dans une demie-heure. Monsieur souhaite-t-il que je lui apporte une dernière bière fraîche avant de partir, tout à l'heure ? - Ah bah oui, tiens. Ça c'est une idée. Ramenez-m'en une, oui. Georges effectua cette dernière livraison à 22h34. Le Président avait apparemment oublié qu'il la lui avait demandée, car il sursauta à son entrée. Il n'était pas du tout en train de regarder Le Cuirassier Potemkine, comme il l'aurait dû. Il était sur la deuxième chaîne, devant un documentaire très théâtralisé sur le corps humain et la génétique. Georges en fut assez peu étonné. Il le soupçonnait depuis un certain moment déjà de regarder en cachette autre chose que les films qu'il lui fournissait. Leurs discussions à leur propos s'étaient faites de plus en plus rares et évasives, ces dernières semaines. 289


- Je suis tombé là-dessus, se justifia simplement le Président, avec cette mauvaise foi dont Georges avait, maintenant, pris assez l'habitude pour se passer de la combattre. C'est incroyable ! Tout est génétique, vous savez ? - Ah bon, M. le Président ? - Non, pas tout, évidemment, mais... Vous voyez, la délinquance, par exemple ? On invoque la crise de l'autorité, on essaie de rétablir la morale pour fournir des repères aux jeunes... Je l'ai fait moi-même, avec les programmes de l’Éducation Nationale ! Mais on sous-estime la part de l'inévitable dans tout ça. Des expériences et des statistiques ont été faites. Par des américains. Ils démontrent que les enfants issus de foyers violents, où la mère se fait battre, ont quatrevingt pour cent de risques de plus de reproduire cette violence ! C'est ce que j'ai toujours pensé. Si on arrivait à les repérer à la maternelle, tous ces délinquants, vous imaginez ? Tout le monde pourrait partir tranquillement de chez lui le matin en laissant la clef sur la porte ! Vous ne croyez pas ? - Non, M. le Président. Tout le monde ne part pas au travail le matin. Enfermer des enfants de cet âge me semble une idée assez peu démocratique. Et mon mal à moi, par exemple, ne l'est pas, génétique. - Quel mal ? - Celui qui provoque des migraines intenses lorsque vous avez ce genre de réflexions. - Georges, vous outrepassez les limites... dit le Président, en se retournant vers sa télécommande pour baisser le son. Il avait pris ça pour une métaphore insultante. C'était un reproche plus profond. Georges attendit que le Président se relève, puis il lui entoura le cou du d'une cordelette, qu'il serra jusqu'à ce qu'il perde connaissance. Ça fit très peu de bruit.

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64 Après la crucifixion, Julie était restée en état de choc un moment. Et elle avait eu une réaction si violente en voyant Valentin, quand il était venu à l'hôpital, déguisé, pour la revoir deux semaines plus tard, qu'il avait laissé tomber toute tentative de nouveau contact, dans l'immédiat. Si elle avait agi par amour ou par jalousie, voilà qui était bien difficile à juger selon ses principes. Ces deux sentiments se confondaient trop pour qu'on puisse les départager quant à l'influence qu'ils avaient eu sur la puissante résolution qui l'avait menée de la petite fenêtre au meurtre de Cardin, et à la découverte de la monstruosité de Tourterelle. Les médecins militaires qui l'avaient prise en charge dès que son cas avait été signalé aux autorités l'aidèrent à reprendre contact avec la réalité. Ça fonctionna plus ou moins. Mireille n'avait trop su que penser de ce qui était arrivé à Julie, tel que les médecins le lui avaient raconté. Son gogol s'était révélé être un fou dangereux comme on croit qu'il n'en existe que dans la fiction, tant le fait divers sait faire oublier qu'il est partie prenante de la réalité. Elles n'en parlèrent jamais vraiment de toute façon. D'abord parce qu'elle avait essayé une fois, et que Julie avait dit non. Deux mois environ après son retour de l'hôpital, alors qu'elles s'endormaient l'une contre l'autre, Mireille s'était dit que c'était le bon moment. Julie n'avait pas si mal réagi. Elle ne l'avait même pas sentie tressaillir, quand elle avait posé la question. Mais elle avait dit non.

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Ensuite parce que le temps passant, c'était devenu finalement plus pratique. Julie s'était en fait plongée dans sa thèse avec une énergie inédite. Elle travaillait jour et nuit, ne dormait pratiquement plus. Mais surtout, elle était devenue chiante à mourir. Parce qu'elles n'avaient plus rien à se dire, Mireille finit par se lasser et partir. Ça ne sembla pas toucher Julie plus que ça. La thèse fut soutenue dix mois plus tard et obtint les félicitations du jury. Entre temps, Julie avait beaucoup changé. Elle ne souriait plus, ne se maquillait plus, avait des cernes sous les yeux, gardait les cheveux attachés et ne portait plus que de rigoureux tailleurs. Les hommes ne se retournaient plus sur elle dans la rue. Elle ne sortait plus. Elle avait abandonné tous ses amis, progressivement. Elle s'était mise à fumer, beaucoup, et buvait du whisky le soir, seule chez elle. Après la thèse, elle eut moins de travail et se mit à boire et fumer davantage encore. Elle se fit pilier de comptoir dans le bar le plus proche. Sous ses yeux les cernes devinrent des poches, des rides creusèrent son front pur, et elle perdit une dent qu'elle ne fit pas remplacer. Elle maigrit.beaucoup, jusqu'à la laideur. Depuis Mireille, elle n'avait eu aucunes relations sexuelles. Et même à l'époque, Mireille l'avait trouvée absente, l'esprit ailleurs. Julie n'en ressentait aucun manque. C'était autre chose qui lui manquait, quelque chose qui l'effrayait et qu'elle noyait sous le travail et l'alcool. Un jour qu'elle était au comptoir, à son cinquième 292


whisky de la soirée, elle tomba sur une annonce dans un journal. On cherchait des candidates pour une émission qui s'appelait « le bonheur est dans le pré ». Ça lui fit ressouvenir du mariage, et de cette impression qu'elle avait eu de passer à côté de quelque chose avec tous les gens qui y étaient présents. Le titre de l'émission lui paraissait d'une vérité étrangement forte, soudain. Son ivresse y était sans doute pour quelque chose. En tous cas, elle envoya sa candidature. Elle s'était pour ça arrangée comme elle ne l'avait pas fait depuis longtemps. Elle était même passée chez le dentiste. Elle avait aussi expliqué son impression de vérité dans une lettre. Elle fut retenue. Elle se retrouva ainsi, sous l’œil des caméras et sous les ordres scénaristiques d'une production omnipotente, à jouer la concurrence avec une autre femme désespérée, une sorte de harpie qui peinait à retenir sa jalousie démesurée devant la caméra, pour les beaux yeux d'un garçon très doux, mais vraiment pas futé. Elle trouva tout ça très stupide. Elle arrêta assez vite de suivre les scénarios qu'on lui proposait, et se donna au candidat sans retenue. Les yeux dans les yeux. Ensuite, ils prirent des cuites monstres au bistrot du coin, que la production tenta de faire passer pour des sorties romantiques un moment, avant de passer aux menaces. On ne pouvait décemment pas montrer au public leurs chutes dans les fossés, ni leurs chansons, à la vulgarité outrée. Car elle s'était remise à chanter. Ils continuèrent. Ils s'amusaient. Lui aussi. On dut arrêter l'émission quand ils eurent mis le feu à la ferme. Cendre, elle, après avoir accompagné Julie à l'hôpital, avait écrit son article. Sans passer par la case police. Elle s'était 293


dit qu'elle mettrait son histoire sur la table de son patron d'abord, et puis qu'après on verrait. Elle avait décidé de laisser le temps au pigeon de s'envoler. C'était sans doute pas très raisonnable, mais il lui était sympathique. Et elle ne mesurait jamais ses sympathies à l'aune de la raison. Jusqu'ici, on croyait que l'attaque de la rédaction avait été menée par un commando islamiste d'Europe de l'Est. C'était la piste la plus sérieuse de la police. À la réception de l'article, son nouveau patron lui avait demandé : - C'est un roman ? - Non. - Vous voulez dire que le gouvernement faisait exécuter par une mafia de débiles mentaux sanguinaires, qui torturent et assassinent impunément, les basses œuvres de la Raison d’État ? - Résumé comme ça, c'est pas nouveau, mais oui... - Que vous avez été... crucifiée et que vous êtes ensuite sortie tranquillement pour écrire votre petit article, après avoir assisté à une décapitation ? Et que vous n'êtes pas encore même allée voir la police ? - C'est vrai que dit comme ça... Dès que le Président avait connu l'identité de l'otage, c'est-à-dire le lundi même, il avait fait préparer le rapport que la médecine du travail avait transmis à son nouveau patron, sans qu'elle le sache, que nombre de ses collègues avaient lu, et qui empêcha l'article de paraître. Tous y avaient vu une part de vérité, à cause des a priori qu'ils avaient sur elle. Son nouveau chef appela la police, qui la fit déposer. L'immeuble de la rue d'Elfort fut visité aussitôt. Un cabinet d'avocat l'occupait depuis des années. Elle sentit très 294


clairement que les deux policiers qui s'occupaient d'elle la croyaient de moins en moins, au fur et à mesure de la déposition. Quand elle aborda la théorie politique, ce fut pire. Elle n'avait pas de preuves de ce qu'elle avançait. Que l'enquête ne devait jamais aboutir, elle le comprit dès sa sortie du commissariat. Les journaux expliquèrent dans les jours suivants qu'elle avait réapparu, mais la thèse des islamistes ennemis de la liberté d'expression, qui courait depuis le début, garda le dessus. Elle se demanda si elle ne pourrait pas produire ellemême des preuves. Elle retourna rue d'Elfort. Dans l'immeuble qu'elle connaissait, un cabinet d'avocats était effectivement installé. Quant à Julie, les médecins lui expliquèrent qu'elle avait été transportée vers un hôpital militaire spécialisé dans ce genre de traumatismes, où on lui interdit de prendre contact avec la patiente. Les médecins militaires avaient apparemment été prévenus contre elle. Elle finit par comprendre qu'elle se battait seule contre une machine puissante, et laissa provisoirement tomber. 65 Le Président se réveilla attaché à son bureau. Ses chevilles aux pieds du bureau, son torse appliqué à la table, et les bras en extension reliés par en dessous. Il ressentait un drôle de picotement dans la gorge. Il essaya de pousser un faible cri, et n'y parvint pas. Il essaya une seconde fois, plus fort, mais toujours aucun son ne sortait. L'absence de la vibration familière de sa gorge était angoissante. Georges le rassura : - C'est une sorte de paralysant, M. le Président. Dont sont 295


enduites vos cordes vocales. Je ne sais pas pourquoi on ne l'utilisait pas. C'est aussi efficace que la technique de Cardin. J'imagine qu'il y prenait encore un certain plaisir et que, comme d'habitude, on avait oublié de se poser la question. Mais il faut que je vous explique... Tourterelle, car c'était bien lui, commença par dégrafer la ceinture du Président et lui baisser son pantalon. Le Président se débattit, mais sans autre effet que de finalement faciliter son travail. Les cordes des pieds étaient trop serrées pour qu'y glisse la cheville, et celle qui reliait ses mains était solidement amarrée sous la table. - C'est une amie à moi qui a eu l'idée. Elle disait qu'il y avait des esprits trop limités pour qu'on puisse les tirer de leurs erreurs. Je n'ai longtemps pas voulu la croire, mais maintenant que je vous connais bien...Vous devez vous demander qui je suis, par contre. Je vais un peu vite dans mes explications. La soixante-deuxième compagnie, la rue d'Elfort, le cadavre qui manque... Le Président eut un nouvel accès d'affolement et de contorsions. - Voilà. Vous y êtes. Tourterelle lui releva ensuite la chemise jusqu'aux aisselles, et baissa son slip à mi-chemin sur les fesses. Il ne désirait pas voir son appareil génital ballottant pendant l'opération. Elle le dégoûtait déjà suffisamment comme ça. - Il faut aussi que je vous explique pourquoi je fais ce que je fais. J'ai pris le temps de vous connaître, avant de suivre l'idée qu'elle m'a soufflée, cette amie. Je voulais me montrer capable d'une initiative personnelle. Alors voilà. Vous pensez mériter, par vos efforts et votre énergie, cette place qui est la vôtre. Mais vous êtes un homme très ordinaire. Vos opinions sont même un peu plus ordinaires que la moyenne, si l'on peut 296


s'exprimer ainsi. Vous manquez de culture, et avez été complètement imperméable à celle que j'ai essayé de vous inculquer. Vous avez moins de souci de la Justice que de votre confort personnel et de celui de ceux qui vous flattent et que vous considérez comme des amis. Vous êtes d'un orgueil et d'un égocentrisme sans bornes, vous êtes gourmand, fasciné par la télévision, la publicité et les gadgets, réactionnaire, machiste, intellectuellement paresseux, et parfois colérique, au détriment de votre entourage et de vos subalternes. Qui sont nombreux. Il installa son matériel, passa un gant en latex, et prit le carnet sur la table. - J'ai tout noté, là. Pendant ces mois d'observation préalable, j'ai aussi remarqué que vous aviez une drôle de notion de l'importance des gens. Vous êtes plein de mépris pour les faibles et pourtant, vous tremblez devant les puissants. Vous êtes jaloux et impulsif. Puéril aussi. Vous boudez comme un enfant. Et puis vous êtes menteur et plein de mauvaise foi. Vous n'avez aucun honneur. Vous êtes enfin obsédé par la surveillance et la punition, raciste, ennemi des libertés, et, je le découvre à l'instant, vous avez même des idées profondément dangereuses. C'est ce qui me décide. Il enduit généreusement le gant de vaseline. - Comprenez : tout ceci n'aurait pas tant d'importance si vous n'aviez pas la fonction que vous avez : encore une fois, tout ça est d'un homme bien ordinaire. Mais vous, vous êtes capable d'arrêter une utopie en marche. Vous êtes exactement ce que l'amie dont je vous parlais appelle un « gros connard ». Le plus gros, par fonction. D'où le procédé choisi. Il forma pyramide avec trois doigts, écarta les fesses du Président, et lui massa un certain temps l'anus de cette manière. - Ça s'ouvre bien, déjà, commenta-t-il au bout d'une minute. Ça 297


va passer tout seul, je crois. Comme quoi, le poppers... Vous pouvez remercier les dealers d'en vendre encore. Mettant les doigts de toute la main en cône, Tourterelle força un peu. La douleur provoqua une secousse spasmodique chez le Président. Tourterelle recula la main, et s'excusa : - Je suis désolé. Mais c'est que vous n'avez pas l'habitude. Vous êtes étroit. Il reprit la tentative de pénétration en y allant doucement, par poussées tendres. En quelques minutes, à force de travail, il parvint à y mettre le poing. Il continua longtemps, longtemps. À cette heure, personne ne pouvait les déranger. 66 Parmi ses amis, Céline s'était inquiétée la première. Immédiatement, le mardi, elle avait été surprise de ce que Julie lui avait dit, et ne comprenait pas que Valentin ne lui ait pas donné de nouvelles. Il avait passé la journée du dimanche à se plaindre qu'elle ait dû partir. Céline avait appelé Richard, qui avait confirmé l'avoir ramené à la maison. Au bout de dix jours de silence, ils avaient vraiment commencé à s'inquiéter. Ils avaient organisé une battue téléphonique, et la famille de Valentin avait appelé la police. Dans la semaine précédente, ils avaient bien remarqué tous les deux que parmi les portraits-robots des trois hommes du massacre de Michel, l'un ressemblait à Valentin. Mais Richard avait seulement regretté qu'il ne soit pas là pour en rire de nouveau avec lui, et Céline avait assez vite oublié ce 298


détail. La police ne fit jamais non plus le lien avec les portraitsrobots de l'affaire du joueur de foot, et Cendre ne trouva pas nécessaire d'expliquer l'affaire à Céline, quand elle lui en parla. Tous les amis et parents de Valentin mirent sa disparition sur le dos de sa maladie, la police finit par le faire aussi, et il se volatilisa, ainsi, à jamais. Le jour de la crucifixion, après avoir déposé Julie et la Louve devant un hôpital, Tourterelle était en fait retourné à la rue d'Elfort. Il avait enjambé le Monsieur en costume et était monté au bureau. Il voulait savoir, maintenant. Qui donnait des ordres à Maman. Il avait fouillé, et il n'avait rien trouvé. Il avait réfléchi. C'était le Monsieur en costume, qui donnait ses ordres à Maman. Tourterelle avait alors pensé à aller le fouiller. Et il avait trouvé sur lui des papiers d'identité ; entre autres, une carte de cantine. Le Monsieur en costume avait été majordome, au Palais. Ça voulait dire ce que ça voulait dire. Pour se faire recruter à sa place, il avait dû se creuser un peu. Ça ne se passait pas par petites annonces. Par chance, il avait découvert en parcourant l'actualité sur le sujet, qu'un des conseillers du cabinet partait à la retraite. Les journaux soupçonnaient la fâcherie mal dissimulée avec le Président, mais après enquête, il lui sembla qu'ils avaient tort. Les deux hommes étaient des amis de longue date. Simplement, l'un des deux était effectivement vieux et fatigué. Il décida d'y croire, et procéda donc de la manière suivante. Il s'installa là où la police n'irait pas le chercher, enleva le conseiller à la retraite, et le força à dire deux choses au Président, par téléphone : qu'il partait dans le Lubéron pour 299


quelques semaines, et qu'il se séparait de son majordome personnel, à qui le Président pourrait peut-être donner la place du majordome qui avait démissionné. C'était ainsi qu'on avait présenté les choses au Palais, à la disparition du Monsieur en costume. Il avait officiellement « démissionné ». Tourterelle l'avait appris du conseiller, après lui avoir arraché trois ongles. Le conseiller avait montré beaucoup de courage, mais pas plus que la moyenne des hommes courageux non plus. Georges était né. Officiellement pour le quartier, le conseiller était son vieux père, dont il s'occupait. Continuellement sous morphine, il bavait d'ailleurs comme un vrai grabataire. Georges, lui, était considéré comme un pauvre type au K-way informe et élimé, pas très énergique, pas passionnant, mais qu'on aimait bien quand même, parce qu'il était gentil. Bien sûr, les services de renseignement avaient vérifié son identité. Mais Tourterelle savait mieux que personne comment fonctionnait ce genre de recherche, et donc comment y échapper. 67 - Ça peut se détendre comme ça, un cul ? L'huissier qui avait trouvé le Président, dans la panique, avait ameuté tout le monde sans penser à commencer par le détacher. Cinq personnes avaient aussitôt accouru, et elles contemplaient maintenant le trou du cul du Président, ce gouffre mou.

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Le proctologue militaire qui s'en occupa fut le premier à comprendre qu'une telle dilatation anale ne pouvait être la conséquence d'une banale sodomie. Ça avait dû prendre des heures, pour obtenir un tel résultat. Il n'y avait quasiment aucunes blessures. « Il y a quelques micro-déchirures, mais rien de vraiment important. C'est surtout la dilatation qui provoque la douleur, M. Le Président. » Il n'en revenait pas. « Un véritable acte d'amour... » ajouta-t-il avec un léger sourire. Sourire qui lui valut la haine de son patient. Au palais, le Président une fois parti, le calme était revenu. En dehors du groupe de sécurité de la Présidence bien sûr, qui se faisait passer un savon. L'information de l'agression elle-même était déjà diffusée dans les médias. Dans la précipitation, on avait fait la bêtise de faire déplacer l'ambulance présidentielle. Il fut cependant convenu de garder le secret sur la nature de l'agression. Mais un huissier qui avait vu son cul, béant, osa dire à un collègue proche : - Quand même, il y en a un qui a dû se faire bien plaisir... Et ce collègue sourit. Le proctologue fit une boulette. Il trahit en partie le secret médical en parlant d'agression « sexuelle » aux médias. Il irait en prison pour ça, mais le pays entier fut alors au courant. Et des milliers de personnes, au moins, eurent la même réflexion que l'huissier qui le premier avait souri. Dans le personnel de l'hôpital et celui du Palais, il y eut par ailleurs un nombre étonnant de gens qui, ayant assez peu d'estime ou trop de goût de l'anecdote pour les retenir, relâchèrent encore beaucoup d'informations. Une infirmière notamment, qui l'avait vu de près et en était arrivée aux même conclusions que le proctologue. 301


Les médias ne surent cependant trop que faire de ces compléments d' information. On atteignait, sentaient-ils tous, le point limite de la décence. Ce genre de détail « touchait la personne » disait-on dans les rédactions. Et les compléments d'information furent retenus consensuellement. Au nom de la morale. Jusqu'à ce que Tourterelle poste la vidéo sur Youtube. La vidéo fut repérée et retirée du site par le ministère de l'Intérieur en moins de trente minutes. Entre temps, parce que très vite associée par les moteurs de recherche aux préoccupations instantanées d'un grande nombre d'internautes, elle avait été vue par six mille personnes environ, et copiée à une centaine d'exemplaires. Ces exemplaires furent retrouvés, mais d'autres copies en avaient déjà été faites, qui se diffusèrent dans les heures et les jours suivants, en particulier à partir des sites de vidéo étrangers. Et les médias appelèrent au boycott de cette vidéo au nom de la morale, ce qui lui fit une grande publicité et prouva en même temps qu'elle n'était pas un fake. Le surlendemain de l'agression eut lieu la première apparition publique du Président depuis ce qu'au Palais on appelait à voix basse « l'attentat ». C'était un conseil des ministres. Le Président avait dit à ses plus proches collaborateurs : « Nous devons montrer que nous sommes encore debout. » Il le dirigea debout en effet. Comme son sphincter douloureux ne s'était toujours pas bien refermé, il portait même une couche. Cette couche était assez discrète, mais malgré tout visible sous son pantalon. Ça 302


lui grossissait le bassin et les hanches. Les ministres eurent beaucoup de mal à se concentrer sur les sujets du jour. Surtout quand le Président quitta la salle précipitamment, laissant dans son sillage une indubitable odeur, puisqu'il faut le dire, de merde. Quand le Président revint, il était blanc, marchait légèrement en canard, mais se redressa pour dire : « Tout va bien ! » d'un air aussi défait, en réalité, qu'il se voulait convaincant. Les ministres gardèrent le silence, et l'on passa au point suivant de l'ordre du jour. La séance de l'Assemblée Nationale qui suivit fut elle aussi historique. La noblesse d'âme dont les députés avaient fait preuve le jour où, pour la première fois, une femme avait mené un gouvernement devant eux, se manifesta à nouveau. Bien sûr, on n'osa pas crier « enculé » tout de suite. Les mêmes considérations morales que celles qui avaient retenu les médias les en empêchèrent. Mais lorsqu'au bout de vingt minutes, un ministre commença à répondre avec dignité à une question sur la « santé » du chef de l’État, un vieux député de l'opposition, un petit gros qu'on était habitué à voir somnoler sur les bancs du fond, se mit à tousser en sifflant comme une cocotte minute. Puis cette toux prit une sorte de cadence, et entraîna un mouvement hystérique à travers son corps adipeux, qui se mit à rebondir comme un ressort. Ce rire, comique en lui-même, gagna ses plus proches voisins puis se répandit dans toute l'opposition, au grand dam de la majorité qui quitta l'hémicycle en sifflant et huant. Sur internet, l'idée s'était répandue qu'on pouvait désormais écrire, fait unique dans l'histoire, « le Président est un enculé », sans diffamation. C'était faux, mais le temps que 303


les juristes qu'intéressaient la question ne rendent leur verdict, des centaines de pages de blogs, d'avatars de forums et de profils Facebook affichaient gaiement : « Le Président est un enculé ! » Le Président vécut donc plutôt mal cette semaine. La suivante fut pire. Il ne se passait pas un jour sans qu'il entende des rires plus ou moins étouffés autour de lui. Ils venaient principalement de ceux parmi ses serviteurs et collaborateurs ordinaires qu'il avait toujours considérés comme les plus insignifiants. Cette basse manière de lui renvoyer son mépris le blessait et l'agaçait à la fois. Il eut la maladresse d'exiger la condamnation urgente du proctologue indiscret, et qu'on fasse une avancée significative sur l'enquête dans la journée. N'importe qui, pour n'importe quoi qui pourrait le soulager. La police chercha du côté du conseiller à la retraite. Ça tombait bien, on le retrouva justement ce jour-là. Ils étaient enfin parvenu à aller jusqu'au domicile de Georges, malgré les caillassages. Les voisins parlèrent de son vieux père, qu'il avait laissé chez Igor. Juste avant de prendre définitivement le large, au petit matin, Tourterelle était en effet repassé par le quartier, avait laissé le conseiller à Igor et à sa mère en prétextant qu'il devait suivre le Président dans un déplacement (ça n'était pas la première fois que ça arrivait), et de quoi lui faire ses piqûres de morphine. Il avait pensé qu'ils délivreraient le conseiller dès qu'ils seraient au courant de l'attentat. C'était gravement sousestimer le code de l'honneur et de l'hospitalité du kanun albanais. Ils n'avaient rien dit à personne. On arrêta Igor et sa mère. L'arrestation fut suivie par 304


des dizaines de journalistes. Personne n'y comprit rien, sauf le Président, à qui regarder les images de la descente à la télévision, et des robocops symbolisant sa puissance pénétrer un immeuble de banlieue, même s'il savait que cette descente ne visait pas le vrai coupable, fit du bien. D'autant plus que le jeune qu'on avait arrêté avait une tête de terroriste. Trouvait-il. Mais le soulagement fut de courte durée. Sur internet était montée la rumeur vraie qu'on avait trouvé agrafé à la chemise pendante du Président un mot du Terroriste, disant : « On a beaucoup discuté, et je crois qu'il le mérite. » Le ton de ce post-it fit beaucoup rire encore. Dans le quartier, où on connaissait la personnalité de Georges et sa franchise particulière, avaient déjà fleuri depuis plusieurs jours les T-shirt à l'effigie du Président, au-dessus de la mention « Je crois qu'il le mérite ». D'autres versions étaient aussi apparues, avec la tête d'autres hommes et femmes de pouvoir. Ça pour le rire. Mais à cause de l'arrestation des Albanais, qui avait été faite le jour même de la aqiqa du fils de Mei, des commissariats furent aussi attaqués, et des voitures brûlées. Dans toutes les banlieues populaires. Cela dura jusqu'à ce qu'on les libère. Dans la troisième semaine, ça continua à aller suffisamment mal pour que le Président décide de se retirer dans son fort méditerranéen. Des photos officielles parurent dans la presse, sur lesquelles le Premier ministre et lui marchaient à pas élancés sur la pelouse du parc, côte à côte, l'air soucieux. Cette photo avait paru pleine de dignité au Président. Dans ce cadre parfait, il semblait mesurer la gravité d'une situation de crise, et peser le pour et le contre d'un décret. Il en fut benoîtement fier.

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On ne peut cependant faire un décret sur l'inviolabilité de son cul, tout président qu'on soit. Le sérieux de cette photo la rendit donc paradoxalement comique. Des dizaines de détournements apparurent sur le réseau. Celui qui eut le plus de succès fut sans doute celui où on avait rajouté une bulle de bande dessinée rattachée au derrière du Président, qui disait simplement « Prout ». Son créateur reçut plus de cent vingt mille visites sur son blog. Le Président démissionna finalement, sans allocution publique. Les gens raisonnables crièrent un peu au scandale. C'était ce que le Terroriste cherchait, justement, disaient-ils. Comme les gens raisonnables ne sont pas légion, un peu parce que ça avait quelque chose d'excitant aussi, et qu'on avait quand même du mal à continuer à considérer sérieusement le Président, le pauvre, (On ne l'appelait plus que comme ça, partout : le Président, le pauvre), on organisa cependant de nouvelles élections. Pendant la campagne, la candidate d'extrême-droite fut agressée de la même manière. Le mode opératoire était différent cependant, et beaucoup moins propre. Celui qu'on appelait maintenant officiellement le Terroriste, et dont le quartier était visité par des touristes, au plus grand amusement de ses habitants, n'était pas revenu, contrairement à ce qu'on avait un instant cru. La candidate avait été blessée, elle, et il fallut lui faire deux points de suture au colon. C'était l’œuvre d'un imitateur. Avec humour, à un journaliste qui lui demandait s'il ne craignait pas que tout ça vire au n'importe quoi et qu'il soit victime d'une vengeance de fanatiques d'extrême-droite à son tour, le candidat d'extrême-gauche 306


répondit qu'il porterait des culottes de cuir. Cette idée devait faire son chemin. En attendant, l'imitation se continua à d'autres échelles. Un gardien de prison fut victime d'une tournante dans une prison, et ça vira à l'émeute. En banlieue, un proviseur de lycée et un policier furent eux aussi sexuellement agressés. Un psychiatre également, dans le sud du pays, ainsi que le patron d'une agence bancaire. Quelques-uns subirent des déchirures graves, d'autres fournirent la même surprise à leurs proctologues respectifs que le Président au sien. Des T-shirts, on passa aux autocollants et aux posters. Le phénomène devint mouvement, et le pays plongea dans une situation d'anarchie étonnante. Un groupe de pop fit une chanson sur Georges, qui le présentait comme un héros révolutionnaire. Cette chanson fut chantée à une sorte de festival de rue improvisé, qui rassembla sauvagement plus de douze mille personne, place de la Nation. Des gens riches et puissants commencèrent à avoir peur, et à s'entourer de davantage de sécurité. Les agences privées spécialisées dans la protection des personnes se retrouvèrent débordées. Ce qui n'empêcha pas l'insoumission de la population, comme rendue folle par le phénomène, que les médias amplifiaient. Dans toutes les entreprises, les salariés menaçaient les patrons en riant. L'un d'entre eux fut un jour sauvé par une culotte de cuir. On découvrit alors, en s'intéressant au sujet, qu'on en fabriquait par centaines. Les selliers les vendaient au marché noir, discrètement. Le rire n'en finit plus de se répandre. Les institutions s'écroulèrent, et l'extrême-gauche finit par prendre le pouvoir, plongeant le pays dans une récession économique 307


sans précédent. 68 Le dimanche, Cendre s'était réveillée la première. Il y avait un corps d'homme à côté du sien, couvert par le sac de couchage. Depuis un moment, ils se disputaient le bout fermé du sac pour ne pas avoir froid aux pieds, et c'était ce qui l'avait réveillée. Elle se débarrassa de ce corps d'homme sans le regarder, d'une poussée du pied. Un mètre de tatamis plus bas, il fit un bruit mat et émit des grognements et une plainte, agacée bien que douloureusement faible, puis se rendormit. Sa respiration était sifflante. Il était couvert par le sac de couchage, face contre tatami. Elle le traita de tocard et s'assit au bord du tatami. Elle avait envie de vomir. Elle attendit que le décor se stabilise puis prit son sac de couchage à elle, qui leur avait servi de matelas chiffonné et partiel, et sortit de la pièce. Elle vomit aux toilettes avant de s'en aller. Elle avait un article à préparer pour le lendemain. Un truc important. Elle ne se souviendrait plus de lui le soir même, tellement elle était ivre encore. Valentin se réveilla une heure plus tard avec une douleur terrible au nez. Relevant la tête, il s'aperçut 1°) que son nez collait au tatami 2°) que ça faisait très mal et qu'il y avait une mare de sang autour. Il se le toucha. Il crut que ses sinus allaient exploser. 308


Il ne se souvenait pas de Cendre, ni de quasiment rien après la pétanque. D'avoir vu... Sting de près, mais ce souvenirlà était vraiment trop bizarre pour être crédible, d'avoir aidé Céline en mode Tourterelle, et d'avoir réussi à impressionner une bourgeoise gentilhomme et son maître à danser. C'était tout, et ça devait encore disparaître dans la cuite deux fois plus monstrueuse qu'il se prit, en se rendant compte que Julie était partie. Il n'eut pour ça qu'à se raccrocher au train toujours en marche de Richard et Jérôme. On avait téléphoné du village pour que quelqu'un vienne les chercher. Ils étaient arrivés au bistrot sur un poney, sans vêtements. Ils avaient voulu aller en boîte avec le poney, dont ils ne savaient pas eux-même où ils l'avaient trouvé. On les avait récupérés au bistrot somnolant sur un saucisses-frites. On eut un mal fou à faire redescendre la machine à pression, le grand canevas à biche dans un sousbois et le barbecue du hêtre où ils les avaient fait monter. Il fallut pour ça utiliser des cordes. Avant de recommencer à boire avec eux, Valentin avait essayé d'appeler Julie, mais elle ne répondait pas. Son portable était en mode vibreur branché derrière un meuble, à quelques mètres de lui. La Louve et Tourterelle s'étaient revus une fois, après que son article avait été refusé, que la police avait pris sa plainte sans suites, et qu'elle avait échoué à produire ellemême des preuves. C'était lui qui l'avait contactée et ils s'étaient revus dans l'appartement de la copine en vacances chez qui elle squattait à ce moment-là -elle n'avait jamais vraiment eu de maison. Il lui avait expliqué son intrusion au Palais. Il ne savait pas les liens qui unissaient Châlons aux 309


affaires de conflit d'intérêt mis à jour par elle à Marseille, ni que Châlons faisait partie du réseau de gens qu'elle avait mis à mal, ni ceux qu'on aurait pu faire entre le réseau de prostitution de Manfrini et celui, concurrent, d'un bandit qui avait indirectement rendu service au Président, ni la raison pour laquelle ils avaient torturé des chinois. Il ne le saurait jamais. Mais ça n'avait plus vraiment d'importance, dans le détail. Sa vision s'était élargie, depuis qu'il connaissait la Louve. Elle était pour ainsi dire devenue politique. La copine chez qui Cendre squattait avait des enfants. Après avoir fumé un premier joint ensemble, ils s'étaient installés dans la baignoire, sur son idée à elle, pour continuer à discuter, et ils avaient joué avec le moulin à eau et les assemblage de tuyaux en plastique modulables de ces enfants. Ils avaient bien ri. Après quoi, comme elle était là, face à lui, les genoux en dehors de l'eau et les poils pubiens flottant dans le courant, animés de mouvements fluides, le joint dans une main et la bière dans l'autre, il le lui avait expliqué. Il avait compris pourquoi Cardin avait choisi la crucifixion, et les liens qu'il y avait en effet entre sa relation à elle et Julie et celle du Christ aux deux larrons. Il les aimait. Passivement, sans effort. Ce qui était normalement impossible chez lui. Il avait perdu Julie. Mais il se sentait relativement heureux pour une fois, là, tout de suite. Et il lui avait même dit, très sérieusement convaincu : - Je t'aime. Bon. C'était un peu con. Ces mots-là ne pouvaient jamais être utilisés avec une certitude sincère, la définition d'une chose comme l'amour étant bien trop flottante et 310


relative, d'un individu à l'autre, et ils étaient donc peu nécessaires avec elle. - Ah ouais ! s'en était-elle d'ailleurs amusée. Puis elle l'avait regardé au fond des yeux : - Tu te prends pour l'élu ? Arrête avec les élections, chaton. Il avait essayé alors de traduire ce que ça voulait dire pour lui. Ça lui avait demandé un gros effort, mais il avait réussi à s'arrêter sur cette idée : - Je crois que je ferais tout pour toi. Elle alors avait tourné son visage vers le sien, toujours amusée mais plus méprisante : - Tu ferais tout pour moi ? - Oui. - Va enculer le président de la République. Du coup, il l'avait fait. L'idée, persistante, lui donnait une sorte d'ivresse qui l'avait entraîné à y voir, au fur et à mesure qu'il s'approchait de la date anniversaire à laquelle il s'était déterminé à agir, la bonne manière de faire. À ceci près qu'il avait trouvé plus intéressant d'y mettre le poing, et de chercher l'élargissement maximal. Pourquoi ? C'était juste qu'il le sentait mieux comme ça. Il avait appris à accepter des logiques différentes, maintenant. Nadia elle aussi a disparu du quartier, peu après la chute de l’État. Je ne la connaissais pas très bien. De vue, seulement. Mais on la disait sans peurs et sans colère. Si sa disparition a à voir avec celle de Valentin, personne n'en sait rien. Sauf les deux sorcières, évidemment. Ceux à qui leur rôle dans cette histoire aurait échappé sont d'ailleurs sans doute, quelque part, eux aussi des tocards.

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