Les Anges mes Couilles et la Sorcière Noire
Pigeon, Animal à la grise robe, Dans l'enfer des villes, À mon regard tu te dérobes. Tu es vraiment le plus agile ! Benoît Poelvoorde, Poésie Complète
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1 « À quoi tient donc la majesté de leurs formes, d'où résulte-t-elle ? De l'absence peut−être de toute passion. Ils ont cette beauté des taureaux qui ruminent, des lévriers qui courent, des aigles qui planent » a dit Flaubert.
Mains dans les poches arrières, le dos voûté et la limpidité de son regard jetée vers le judas comme une question idiote, Tourterelle se balançait devant la porte. Ses dents avaient la blancheur de la bordure de ses Adidas, et son jean bien coupé et son T-shirt « Chocolate rain » une propreté sucrée. Ça donnait parfois envie aux cyniques, aux gens qui prétendaient avoir connu la vie, comme 1
Manfrini, de le gifler, de tellement d'innocence évidente. D'ailleurs, Manfrini ouvrit. - Bonjour… Vous êtes seul, chez vous ? - Euh… Oui ? Enfin, non… Manfrini, voyant qu'il fouillait l'appartement du regard pardessus son épaule, se dit qu'il n'était finalement pas si poli. Il eut encore le temps de penser que sa petite sacoche carrée, en bandoulière, faisait vraiment bobo pédé, de se demander si c'était un témoin de Jéhovah, un sondeur d'opinion ou un militant écologiste, et puis il perçut l'éclair de la lame, et puis très vite, plus rien du tout. Plus rien que son sang projeté sur la moquette, la douleur du suffoquement, et le gargouillis bouillonnant que provoqua sa tentative de cri… Pourquoi Guillaume de Loris n'avait-il choisi ni Cupidon ni Vénus, mais plutôt « Déduit » pour en faire le maître de son jardin d'amour ? C'était la question qui travaillait Tourterelle, tandis qu'il enjambait précautionneusement le corps. « Déduit » était l'allégorie d'un concept disparu mais qui renvoyait en gros au divertissement et au plaisir, sexuels en particulier. C'était aussi un maître étrange, peu agissant, qui laissait vite la place, dans le Roman de la Rose, à une foule d'autres personnages. Dès que les choses devenaient sérieuses, que la rose apparaissait dans son individualité, tout se compliquait de morale et de psychologie et le plaisir s'en allait comme s'en va la jeunesse ou le souvenir d'une danse. Mais il restait le maître. Comme si le sexe n'était pas une partie de l'amour, mais que c'était plutôt l'amour, y compris dans sa version la plus raffinée, asexuée et souffrante, qui était une partie du sexe, du plaisir, du jeu. Comme la mort fait seulement partie de la vie, quoiqu'elle en soit tout l'enjeu et la fin. Cette primauté du jeu sur l'enjeu, qui lui avait jusque là échappé, était-elle une forme de réponse aux questionnements que Julie soulevait en lui ? 2
Il lui fallait maintenant trouver la femme dont le oui-enfinnon de Manfrini lui avait confirmé la présence. Une call-girl régulière, d'après Maman. L'appartement, quoique vaste et lumineux, avait des relents de chambre d'hôtel et d'orgie. Tourterelle ne la trouva ni dans le salon, ni dans la cuisine, ni dans la chambre à la moquette jonchée de capotes. Mais quand il essaya les toilettes, il les trouva fermées. - Ah, mais c'est occupé ! il dit alors à voix haute, pour rassurer la pute qui faisait caca. De retour au salon, il s'installa devant la table basse, où il avait déjà repéré en passant un petit déjeuner étalé, tout prêt. Ça tombait bien, parce qu'il n'avait eu le temps de rien manger, ce matin. Il avait failli se mettre en retard sur l'horaire, et dû sauter directement du lit de Julie à la camionnette. Loris ne faisait qu'évoquer le jeu, et passait tout de suite aux enjeux. Déduit était le maître du lieu, le cadre (très exactement), mais pas un véritable acteur du roman… Est-ce que ça réduisait son importance ? Ou est-ce que ça montrait au contraire qu'il était le plus important, englobant, impliquant au fond tous les autres acteurs, plus ce quelque chose qui ne peut plus se raconter dans un roman chrétien du XIIIe siècle : le sexe ? Dans ce cas, peut-être que la rapidité avec laquelle Loris passait de lui aux autres avait avant tout pour but de montrer combien cette implication était forte ; à quel point le jeu avait immédiatement des enjeux. Manfrini, sa pute, et la prostitution en général semblaient bien des preuves aporétiques du contraire, se dit encore Tourterelle, tout en hésitant entre deux confitures. Mais même dans ce cas aporétique, il n'était pas si évident que ce ne soit que leur corps et un plaisir seulement physique que les prostituées vendaient. Est-ce qu'il n'y avait pas toujours une part d'amour aussi, 3
dans le marché ? Une part non mesurable, peut-être infime et pleine d'illusions, mais néanmoins toujours là, et qui était au fond ce qui gênait véritablement tout le monde, dans la prostitution ? Il voulait croire que l'exceptionnel dynamisme du déduit, entre lui et Julie, n'était que la preuve d'une harmonie exceptionnelle, d'une réussite incomparable sur un autre plan. Que ce que voulait dire leur relation inédite comme la place accordée à Déduit dans le début du Roman de la Rose, c'était que le mystère de l'amour ne résidait pas dans l'alliance impossible entre le désir physique et l'harmonie paisible, entre Éros et Agapè, comme le décrivait Denis de Rougemont, ni même dans un équilibre pratique entre les deux, mais dans le fait que l'un inclue l'autre, que l'harmonie divine, infiniment profonde, signe de l'humanité la plus haute, et qu'il recherchait, ne se trouve qu'au cœur même de ce qui lui semblait opposé : le jeu en apparence le plus animal et léger. Que l'éternité était dans l'instant, la jeunesse, l'évanescent Éden, et que Julie la première, de toutes ses amours, l'avait deviné et l'aidait à le comprendre en y revenant sans cesse. Il choisit « prune », finalement. Si Julie était exceptionnelle, c'était d'abord à cause de sa beauté canonique et des soumissions qui l'accompagnaient. Il est difficile de décrire la beauté canonique, justement parce qu'elle se définit par l'absence des défauts, du remarquable. Mais Julie était grande, blonde, et avait un corps à la fois longiligne et plantureux, avec des seins idéaux, sans affaissements, des cils comme des roseaux au bord d'un lac de grande scintillance, des dents très égales, un nez bien mesuré, et pas la moindre disproportion dans le visage. Et il sentait comme un lien logique mais confus entre cette beauté canonique et tout ce qui le surprenait, chez elle : son insatiabilité sexuelle, mais aussi le fait qu'elle porte au quotidien talons et dentelles, se mette à genoux devant lui avec un automatisme et une 4
servilité tellement étonnants, porte une chaînette autour de la taille que lui seul pouvait voir, vrai bijou de courtisane de harem, et ses orgasmes convulsifs de biche qui a pris une décharge de chevrotine. Le point commun entre ces choses et sa beauté indescriptible était assez évident : c'était la correspondance parfaite aux attentes du mâle d'époque, qui se retournait d'ailleurs assez systématiquement sur elle quand ils se promenaient dans la rue. Mais le lien logique ne se limitait pas à ce point commun, restait mystérieux, et il en était à se demander si l'inclusion de la part divine de l'amour dans le déduit n'apportait pas un nouvel éclairage sur ce mystère, quand il remarqua sur le mur blanc, entre la fenêtre et l'entrée du couloir, le portrait d'une femme qui dirigeait un poignard vers son cœur. La pointe du poignard touchait à peine le sein mais faisait déjà pleurer une goutte de sang, juste sous le téton. C'était rien moins qu'un Cranach original, ou une très bonne copie ; un de ces portraits de Lucrèce, en tous cas, qui avaient inspiré à Leiris sa vision de l'amour dans L'Âge d'homme. Est-ce que Manfrini l'avait volé ? Tourterelle reposa sa tartine avant même d'y avoir mordu, se leva, le décrocha, et le déposa sur l'autre fauteuil, en face, avant de revenir s'asseoir. Il ne se rappelait plus exactement des théories qu'en avait tiŕees Leiris. Mais Lucrèce avait des chaînes d'or au cou, et des tétins d'une délicatesse infinie. Dans le Roman de la Rose, la beauté canonique est aussi la première des caractéristiques de Déduit, et la flèche qui s'appelle Beauté, dans le carquois d'amour, décrite comme « la meillore et la plus isnele ». Cette importance accordée à la beauté canonique donne à l'amour des critères universels et en fait une question de justice arithmétique, plus que d'harmonie entre deux êtres particuliers. C'était là une limite du modèle proposé par Guillaume de Loris, et l'inconvénient, pour Tourterelle, de la dialectique médiévale. Il s'y 5
sentait à l'aise par ailleurs, elle était particulièrement bien adaptée à son esprit, mais elle était aussi pleine de simplifications frustrantes. La rose est un idéal très désincarné et il est seulement juste qu'elle soit aimée parce qu'elle est belle, comme il sera juste que l'amant soit aimé d'elle parce qu'il a été offensé, blessé par la flèche, et que ça demande réparation. Si les choses se passaient vraiment comme ça, dans la réalité, il n'y aurait que les filles comme Julie à aimer et être aimées, et encore, seulement dans leur jeunesse. Or, ce n'était pas le cas. Mais Julie était bien belle, et malgré tout ce qu'il voulait croire, il semblait parfois à Tourterelle que sa soumission sexuelle exceptionnelle était elle aussi une forme de réparation arithmétique. Il le craignait. Il y avait toujours dans l'acte sexuel une sorte de nudité poussée à son comble, c'est-à-dire d'humiliation, qui signifiait la confiance. Preuve en était que les femmes redevenaient souvent pudiques quand leur amour déclinait. Mais la nudité de Julie, à cause de sa trop grande correspondance aux canons, n'avait rien d'humiliant. Est-ce que c'était pour ça qu'elle aimait tellement se mettre à genoux ? Pour signifier l'humiliation et la confiance malgré sa beauté canonique ? Il le craignait parce que ce qu'il cherchait, lui, dans l'amour, c'était une magie plus inexplicable : celle de la résonance ineffable entre deux êtres et des « affinités électives », ce qui faisait de l'amour un dieu depuis l'antiquité, et rendait ses apparitions tellement mystérieuses… Or un si bête calcul, presque moral, l'en aurait éloigné. Mais non, tout bien réfléchi, il ne lui semblait pas que Julie obéisse seulement à une justice arithmétique, dans la soumission exceptionnelle dont elle avait encore fait preuve ce matin en le réveillant. Elle devait avoir une autre explication. Le pain aussi, était excellent. Et le jus d'orange venait sûrement d'être pressé. Mais quand la chasse d'eau se fit entendre, il 6
reposa l'un et l'autre, s'essuya la bouche, et se mit en position, la main droite dans la gauche, les coudes verrouillés sans tension. La call-girl, en débouchant du couloir, le surprit. Il ne s'attendait pas à ce qu'elle soit si jeune. Elle avait les seins tout aussi délicats que ceux du portrait ; seulement plus ronds, plus lourds, plus vivants, plus vrais encore, et duveteux dans l'échancrure de sa chemise de nuit comme une brioche du paradis. En entrant, elle avait tourné le visage vers le rectangle blanc du tableau manquant au mur. Ça lui donna le temps d'hésiter. Pas plus longtemps quand même, il fallait que le travail soit fait, et elle n'eut pas le temps de crier, à peine d'ouvrir très grand les yeux après avoir tourné la tête, mais il hésita. Cette hésitation, très inattendue, lui donna un sentiment mitigé. D'un côté, il s'en voulait un peu. Elle remettait en question son amour pour Julie. Il avait beau avoir compris depuis longtemps que c'était moins exactement la fidélité elle-même que la résistance, voire la survivance d'un amour à l'infidélité qui démontre sa force et sa profondeur, la déstabilisation que provoquait ce genre de désirs inquiétait toujours un peu quand même son sentiment. Mais d'un autre côté, qu'un tel désir soit capable de lui donner de l'hésitation à tuer une inconnue apportait aussi un nouvel espoir, qu'il faudrait qu'il raconte à Maman. Et puis, malgré tout, le sang et la chair, un peu grumeleuse, furent projetés à l'endroit exact où avait été pendu le tableau, en plein rectangle blanc. Après quoi il ouvrit sa sacoche, et en sortit un hachoir. Cette partie-là du boulot le dégoûtait de plus en plus. Même avec un bon affûtage, il y avait toujours des articulations qui résistaient, des giclures, des morceaux qui sautaient, et des humeurs qui se répandaient, en plus de l'odeur entêtante du sang. Ce dégoût 7
était aussi peu normal que son hésitation à tuer la jeune fille, et lui donnait à peu près le même espoir. Il en avait déjà parlé à Maman, et à ses deux collègues, Libellule et Grenouille. Maman y voyait une nouvelle raison d'espérer en effet, mais pas Libellule, ni Grenouille. Libellule n'y voyait que l'instinct de conservation de l'espèce, qui n'est pas la même chose que la compassion. Grenouille, lui, pour résoudre le problème, avait proposé de lui enseigner quelques pratiques de philosophie orientale qui pourraient transformer le dégoût, assurait-il, en plaisir. Mais ce n'était pas de cette manière-là que Tourterelle voulait guérir. Cette manière-là était au fond, aussi, une sorte de résignation, il en était de plus en plus convaincu. Sa manière à lui, il voulait le croire, visait plus loin. Il arriva malgré le dégoût au bout de la découpe, mit les morceaux en sacs, nettoya tout, et descendit à la camionnette. Au troisième aller-retour, il croisa un voisin. Un homme âgé, de ces désœuvrés qui sont comme les concierges des immeubles qui n'en ont pas, membre du syndic ( il le lui dit tout de suite), et dont la curiosité pouvait être dangereuse. Mais il ne fit que lui tenir la porte, le temps du chargement. Il lui dit même, tout à la fin, que la France irait sûrement mieux si tous les jeunes étaient aussi polis et bien élevés que lui. Tourterelle le remercia encore, et remonta jeter un dernier coup d’œil à l'appartement, pour être sûr de n'avoir rien oublié. Il restait le tableau, sur le canapé. En le regardant à nouveau, il s'aperçut que le regard de Lucrèce avait l'air d'avoir changé, et d'être passé de la mélancolie à une sorte de colère affirmative, comme dirigée contre lui. Il resta un moment en arrêt, fasciné par cette colère. C'était une impression irrationnelle. Magique. Puissante. Et qui allait lui occuper l'esprit pour longtemps, dès que Julie lui en laisserait la place… Mais pour l'instant, il se contenta de raccrocher le tableau au mur. 8
Au moment de démarrer la camionnette, son portable carillonna. « Julie ! » il se dit aussitôt. Et effectivement, le message venait d'elle. Il interpréta ce pressentiment comme une sorte de miracle, et tous les doutes que ses réflexions avaient provoqués dans l'appartement disparurent aussitôt. Il y vit un de ces prodiges qui caractérisent le vrai amour et annulaient ses craintes. Il y avait en réalité beaucoup de probabilités que ce soit un message d'elle, même sans pressentiment, mais la certitude qu'il en avait tirée, comme si la sonnerie du portable avait été différente, était proprement magique. Le message disait : « Expéditeur : « Julie « +33673568956 » « Envoyé : « 07-juin « 11 : 16 : 22 » « Tro envi de toi… » Quand il le lut, son cœur se mit à battre plus fort, plus vite. Il mesura. De ses soixante battements réguliers, il était passé à un bon quatre-vingt dix. Un rapide coup d'œil dans le rétroviseur lui apprit encore qu'un sourire un peu niais avait pris possession de son visage. Il en fut encore plus content, et aussi de voir que son esprit était peu à peu assailli, malgré un léger renvoi de jus d'orange, par des désirs absurdes, qui bravaient la réalité des circonstances ou des convenances. Des envies de sexe immédiat, ou d'écraser des piétons, de joie, par exemple. Et puis il démarra la camionnette, sans vraiment se rendre compte de ce qui venait de commencer.
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2 Le monstre Deux jours plus tard, à la seconde près, Céline, elle, avait envie de vomir, de pleurer, de hurler, de tout déchirer, de se jeter par terre, et de tuer quelqu'un. Léo dormait. Il leur restait une demieheure, et on n'avait aucunes nouvelles de Fred et Valoche, mais il dormait. - Une petite sieste en attendant… venait d'expliquer le cousin Jojo. - Putain ! Merde ! Mais c'est dans une demie-heure, Jojo ! Réveillele, toi ! Le corset était dur. Et les chaussures lui feraient sûrement mal d'ici une heure ou deux. Comment est-ce qu'elle ne l'avait pas remarqué avant ? Elle aurait par ailleurs bien mis un uppercut à Clotilde, bam, dans les dents, et volontiers arraché une des épingles qui lui serraient le chignon pour la planter dans l’œil de sa mère. - Comme ça, ça va ? Comme ça, je ne vois toujours rien, grognasse de trisomique. Je te l'ai déjà dit vingt fois, que tu me tiens le miroir de travers. Mais de toute façon, je m'en fous. C'est moche. Je ne sais même plus pourquoi je me déguise. Clo et sa mère l'avaient mise face à la fenêtre pour plus de lumière. Déjà les groupes se formaient, sur la place. Tous avaient l'air de parfaits étrangers, somnolant debout d'indifférence, et elle aurait voulu ouvrir pour leur dire de rentrer chez eux. C'est raté pour cette fois ! elle aurait dit. On recommencera l'année prochaine, promis… Mais là, vous pouvez enlever les costumes, je ne vais pas mourir… C'est une fausse rumeur, que mon gland de petit copain a répandue 10
par la poste. Encore une mauvaise blague, pas même drôle, mais vous le connaissez, il ne prend jamais rien au sérieux, c'est comme ça les artistes. Je vous le jure, rien ne va se passer d'horrible, lui-même n'a pas prévu de venir, dispersez-vous, il dort. Et pourtant c'était une jolie matinée. Le climat breton a de ces perfections. De ces ardeurs ensoleillées du mois de mai, caressées par la fraîcheur marine jusqu'au profond des terres. Et la chapelle était tout aussi parfaite, riante dans son enclos, au milieu du hameau qui s'était développé autour d'elle, et les hortensias tout irisés d'aiguail, boursouflés de grosses fleurs roses ou bleues, et la pelouse, qu'ils avaient fait tondre, et qui invitait au pique-nique. Mais Fred et Valoche étaient toujours injoignables, Léo dormait, et le voile ne ressemblait à rien. - Ou comme ça ? demanda sa mère. C'était pire. D'un ridicule à mériter des gnons. Et puis soudain, elle sursauta : - Là ! Valoche ! Clo, va le chercher ! Elle avait failli tout arracher, dans le mouvement. Valentin, lui, serrait des mains en en gardant une dans la poche, le dos voûté d'éternelle désinvolture, avec cette nonchalance d'adolescents attardés qui les caractérisait si bien, lui et Fred. Il était avec sa nouvelle copine, arrivée par le train ce matin. Céline la trouva d'abord bizarre, pas du tout dans ses goûts habituels. Et puis en fait, à bien y penser, elle réalisa qu'il avait surtout de moins en moins de goûts habituels. Que ses copines, de plus en plus nombreuses et différentes ces dernières années, révélaient surtout que con de cœur faisait quelque chose comme un tour du zoo, où il montait sur le dos de tous les animaux, enclos après enclos. Quand Clotilde les aborda, Valoche parut surpris qu'on l'appelle, hocha la tête. Elle le lui avait aussi dit vingt-cinq fois 11
pourtant, la veille, de venir une heure avant pour aider Léo. Il n'avait que ça à se rappeler... Mais c'était le genre de choses auxquelles il ne prêtait pas attention, parce qu'ils ne prêtaient jamais beaucoup attention à autre chose qu'à eux-mêmes de toute façon, les deux connards. Et en échange, on les aimait. C'était complètement injuste, mais c'était comme ça que ça marchait, depuis toujours. Plus ils étaient égoïstes, insouciants, irresponsables, et plus ils attiraient les sympathies. Quand il entra dans la pièce, elle se dit encore : « Ah oui, c'est vrai : et il est beau, avec ça ». Elle avait oublié, cette autre injustice : lui et Fred étaient des beaux, tous les deux. Ses yeux verts, perdus derrière les mèches blond vénitien, son nez sans défauts, ses épaules carrées que le costume faisait flamboyer d'une fierté inhabituelle, exquise, criaient cette nouvelle injustice. Et s'il avait été injoignable toute la matinée, c'était parce qu'il n'avait plus de batterie. Ben tiens… - Et Fred ? Il est où ? Lui non plus, il n'a plus de batterie ? - Ah… Il a encore perdu son téléphone, je crois. Mais il est en bas au Cheval. Je peux retourner le chercher, si tu veux… - Au Cheval ? Alors c'était ça… Ils étaient encore au bistrot, tout simplement, pendant qu'elle s'inquiétait. - Vous êtes vraiment cons ! Ce serait trop vous demander de vous occuper de Léo ? Je ne sais même pas s'il est habillé… Il jeta à sa robe un de ces longs regards contemplatifs et candides qui charmaient les filles, et lui dit encore : - Tu es belle… Le regard et le compliment étaient sincères. Ça se voyait. Et il y avait de quoi faire fondre ce qui restait de la banquise, dans un regard et un compliment comme ceux-là. Mais elle répondit : - C'est ça, lèche… On accélère ? 12
Valoche s'éclipsa alors avec la même discrétion coupable et le même soulagement visible que Jojo, tout à l'heure. Une grosse mandale dans sa tête de beau, et un coup de pied qui lui éclate les couilles. Ensuite elle l'aurait empalé, fait rôtir vivant, et on aurait vu qui était stressé. La cérémonie ne commença pourtant qu'avec quinze minutes de retard et toucha la perfection. L'entrée du cortège fut parfaitement cadencée et poignante, l'échange des consentements le plus beau moment de sa vie, comme prévu, et le blues de tonton Roger d'une émotion sans pareil, pendant la signature des registres. Même les plus petits restèrent parfaitement sages jusqu'à la fin. Ça avait passé très vite et très lentement à la fois. Elle avait eu l'impression de marcher sur un fil tendu pendant toute la cérémonie, mais aussi d'avoir une seconde été touchée par quelque chose comme la Grâce. De physiquement sentir changer sa vie. Et puis le vacarme assourdissant de la toccata de Widor, qu'ils avaient choisie sur Youtube avec l'organiste, avait marqué la ligne d'arrivée, le retour à la terre ferme, poussé tout le monde dehors et comme l'avait dit Fred, parodiant le curé, rendu le peuple de Dieu, même ceux qui avaient pété ou fouillé leur nez avec leur doigt, à la lumière. Mais pendant les photos, ses nerfs se hérissèrent à nouveau très vite, quand sa mère lui dit : - Oh, papa aurait été tellement content… Je suis sûre que de là-haut, il voit tout ça… Elle lui avait déjà fait le coup à Noël. C'était trop facile, d'utiliser tous leurs moments de bonheur public pour prêter des pensées positives au mort. Enfin sa mère était comme ça, depuis qu'elle était veuve. Elle prêtait beaucoup de jugements simples et bons à son père, beaucoup plus simples que n'en avaient les vivants en général, et lui en particulier tant qu'il l'était. Il n'était pas du tout certain qu'il aurait apprécié Léo. Le côté saltimbanque l'aurait même 13
sans doute plutôt poussé à le mépriser. Mais Céline approuva, pour lui faire plaisir, puis elle appela Mme Doucet, leur traiteur, pour prévenir qu'ils avaient terminé la photo, et qu'elle pouvait monter les pyramides de verrines du buffet. - Vous êtes sûre ? lui demanda Mme Doucet. - Oui, oui… confirma Céline. Pourquoi, alors, la question lui avait-elle remis tellement de peur au ventre ? Pourquoi est-ce qu'elle était sûre que ça allait foirer quelque part, comme tellement d'autres choses ? Elle ne le savait plus très bien. Mais ça foira, effectivement. Le cousin Jojo, qui leur servait de chauffeur, avait voulu prendre un raccourci, et embourbé la Cadillac jusqu'au moyeu à un endroit où il n'y avait pas de réseau pour prévenir le traiteur. Elle hurla encore beaucoup : - Merde, merde, merde ! Et Jojo répéta beaucoup : - Détends-toi… Mais ces deux mots-là n'avaient plus d'effet depuis longtemps déjà. - C'est à cause des sorbets à la mangue, dans les verrines, expliqua alors Léo à sa place. Quand elles s'étaient occupées toutes les deux de ce moment précis, dans la méticuleuse organisation de la journée, Mme Doucet avait expliqué à Céline combien il serait beau, et crucial. À ce moment où on découvrirait et le lieu et le décor, cachés jusque là par un rideau qui couvrirait les baies vitrées, et qu'on ouvrirait après un discours succinct des mariés, en même temps qu'on libérerait des colombes, l'objectif était d'obtenir de la foule quelque chose comme le « Oh ! » admiratif de l'éblouissement, devant l'arrangement des 14
tables, les draperies, les fleurs, mais surtout devant le buffet, dont les deux éléments maîtres seraient des pyramides renversées de verrines, à degrés tournants. Ces pyramides renversées étaient une exclusivité, quelque chose de nouveau et d'effectivement très impressionnant, à cause de l'équilibre précaire dont elles donnaient l'illusion. Et Céline avait été très enthousiaste à leur sujet, dès que Mme Doucet lui en avait parlé, et montré les photos. Une objection était soudain apparue, pourtant : - Oh ! Mais il y a les sorbets à la mangue, dans les verrines de crevettes… avait dit Mme Doucet. Je n'y avais pas pensé… Il va peut-être falloir faire un choix, là… - Comment ça ? - C'est-à-dire que… ce qu'on fait normalement, c'est que les mariés me préviennent par téléphone en sortant de l'église, ce qui nous laisse tout juste la demi-heure des photos pour monter les pyramides, quand on a les sorbets. Comme ça, tout est prêt et encore gelé au moment où le rideau tombe. Mais ça demande un timing impeccable… Et avec vous… Céline, qui tenait aux deux (pyramide et sorbets), n'avait pas trop compris à quoi Mme Doucet se référait quand elle disait « avec vous », ni pourquoi, si vraiment elle doutait de sa ponctualité, elle voulait supprimer l'un ou l'autre plutôt que de commencer la mise en place quand ils seraient arrivés, quitte à ce qu'ils attendent un peu. Et elle avait insisté. Elle ne se sentait absolument pas aussi incapable que ça de tenir le timing. Au contraire, même. Céline était quelqu'un de plutôt pointilleux. Quand ils partaient en vacances entre copains, par exemple, et depuis toujours, c'était elle qui s'occupait des réservations. C'était aussi toujours elle qui supervisait les listes des courses collectives, pendant le séjour, et qui faisait les comptes pour 15
que chacun paye sa part, à la fin. Elle organisait toutes ses journées à l'avance, était sans doute la seule à utiliser les armoires dans sa chambre, au lieu de tout laisser dans sa valise, et aussi la seule qui prévoyait les médicaments et vers qui on se tournait quand on avait oublié sa crème solaire. Fred et Valoche se moquaient même souvent d'elle en l'appelant « maman » quand elle les forçait à faire la vaisselle, ce qui ne la blessait pas autant qu'elle le leur reprochait. En réalité, elle était fière de toutes ces petites choses... Elle en retirait de la satisfaction… Mais Mme Doucet s'en faisait une image exactement contraire. Cette opinion fausse résultait sans doute de la succession invraisemblable de problèmes, d'erreurs, et d'accidents qui avaient égrené la préparation du mariage, Céline en était bien consciente. Mais elle la supportait quand même mal, pour deux raisons. D'abord parce qu'elle avait un fond de vérité, que Mme Doucet avait sans doute percé en la côtoyant de près ces derniers mois : comme beaucoup de gens très méticuleux et organisés, Céline répondait surtout à ses angoisses, quand elle rangeait, triait, organisait. Et la plus grande d'entre elles était peut-être, en effet, de n'être naturellement pas si organisée. Ensuite parce que, circonstance insolite, Mme Doucet était non seulement leur traiteur mais aussi sa patronne. Céline avait beau très bien connaître le sain principe selon lequel on ne doit pas mêler travail et vie privée, elle l'avait transgressé. Les raisons ne lui en apparaissaient toujours pas très clairement. Tout avait commencé dans le bureau de Mme Doucet, quand Céline était venue lui demander son congé pour le mariage. Elles n'avaient jamais eu que des rapports très distants jusque là, mais la patronne s'était tout à coup excitée comme si elles avaient toujours été les meilleures copines du monde ; et elle lui avait dit : 16
- Oh, vous nous avez caché ça ! Mais c'est formidable, Sophie ! Nous allons faire une fête gé-niale ! Céline ne s'appelait pas Sophie, elle n'avait rien caché du tout - c'était juste qu'elles ne se parlaient jamais - et le mot « génial », que Mme Doucet employait par jeunisme, faisait presque peur, d'être tellement à côté de la plaque et démodé. Mais Céline était passée sur l'erreur de prénom, courante chez elle. Elle s'était davantage interrogée sur le « nous ». Mme Doucet l'avait aussitôt éclairci : - Hors de question que vous le fassiez ailleurs ! J'insiste… C'était une grande faveur, il fallait le reconnaître, parce que chez Doucet, on ne faisait pas dans le petit mariage de province, normalement ; plutôt dans le grand et le mondain, les anniversaires mégalomanes du show-biz et les cocktails d'ambassade. Mais d'un autre côté, Céline n'y avait jamais pensé, à prendre sa patronne comme traiteur, n'avait pas forcément envie qu'elle soit présente ce jour-là, dans son intimité, et trouvait finalement plus désagréable qu'autre chose la manière dont elle ne lui demandait pas son avis. Elle l'avait coupée le plus poliment possible : - Je ne sais pas si ça correspond vraiment aux contrats habituels… - Bien sûr, bien sûr, Sophie… Nous n'allons pas faire un mariage princier, évidemment ! Mais un petit frichki, entre nous ! Oh, je m'occuperai de tout moi-même… Et je vous ferai un prix… Le prix que je ferais à ma fille… « Frichki » par exemple, c'était un mot qui venait sûrement d'une confusion entre « frichti », catégorie de célébration dans laquelle Céline n'avait jamais encore pensé à classer son mariage, et « Friskies », à cause de ses deux chats. Mme Doucet avait deux chats qu'elle amenait au bureau, et dont elle parlait beaucoup, comme d'autres de leurs enfants. C'est-à-dire qu'elle racontait leurs diarrhées et leurs chagrins d'amour. Sa fille par contre, elle en parlait très peu. Elle en disait seulement parfois qu'elle avait du caractère, comme sa 17
mère. Mais tout le monde savait dans l'entreprise ce qu'il en était exactement. Qu'après avoir rhabité avec elle pendant un an, après ses études, Sonia était entrée en dépression, et ne s'en était sortie que depuis qu'elle l'avait quittée, et qu'elles ne se parlaient plus. Ce n'était pas un très bon point de comparaison, en résumé. - C'est Céline, avait corrigé Céline. - Comment ? - Mon prénom, c'est Céline… Il faudrait que j'en parle à mon copain, quand même… Il s'était alors passé quelque chose d'étrange. Vraisemblablement à cause de cette correction, sur le prénom, Mme Doucet avait eu un regard foudroyant de haine, qui avait transpercé Céline. On aurait dit qu'elle allait lui sauter à la gorge. C'était passé aussi vite que c'était venu, et Mme Doucet, une demi-seconde plus tard, lui donnait l'impression d'avoir halluciné en lui répondant à nouveau, avec le plus grand calme : - Bien sûr, bien sûr… Mais cette demi-seconde-là avait quand même assez marqué Céline pour qu'elle s'en souvienne encore aujourd'hui, et se demande toujours si ce n'était pas elle, finalement qui l'avait poussée à accepter. Léo ne l'en avait pas détournée. Trop content de pouvoir éviter d'avoir à chercher un autre traiteur, à comparer les prix et les menus, il avait dit : - Mais non, c'est trop bonnard… T'as vu les trucs de duchesse que vous envoyez… Ça va triper… Avant de retourner à sa répétition. Elle avait donc dit oui. La préparation du mariage leur avait donné l'occasion de mieux se connaître, toutes les deux. C'était comme ça que Mme Doucet avait découvert le côté distrait, étourdi, de Céline, et Céline le côté réac, voire facho, de Mme Doucet. De toutes leurs discussions, on pouvait en effet tirer le bilan que Mme Doucet 18
n'aimait pas trop les gitans, ni les hommes politiques, ni les homosexuels démonstratifs, ni les délinquants, ni les filles qui avortaient par confort, ni les assistés, ni les juifs médiatiques, ni les musulmans, ni les fonctionnaires, ni les clochards du bas de l'immeuble. Mais en dehors de ça elle aimait tout le monde, les africains bien élevés par exemple, et c'était pourquoi elle aurait tant voulu qu'elles deviennent amies. Le problème, c'est que Céline n'aimait pas tout le monde de cette manière, elle, et que Mme Doucet la rebutait en particulier. Un patron, ça fait toujours un peu peur, c'est l'idée de la fonction, mais Mme Doucet vraiment plus que les autres, quand on l'approchait de près. Toujours très maquillée, elle paraissait cacher quelque chose à l'intérieur d'elle-même. Quelque chose de sale, et de méchant. Si ça n'avait pas fait aussi peur, on aurait eu envie de la secouer pour que ça tombe. Léo n'avait pas du tout eu cette impression quand il l'avait rencontrée. Il l'avait même trouvée très sympa, en dehors des quelques remarques un peu racistes de la conversation du jour. C'était effectivement la première impression qu'elle donnait à tout le monde. L'autre, il fallait la côtoyer davantage pour la ressentir. Il fallait découvrir son côté imprévisible, et parfois même incohérent. Ce côté qui faisait qu'elle se trompait dans les prénoms et inventait des mots. Qu'elle avait des absences, dans les conversations, qu'elle n'arrivait pas à se servir de son ordinateur, qu'elle disait parfois « la semaine dernière » au lieu de « la semaine prochaine », ou l'inverse. On ne savait pas trop si c'était du vide, ou du désordre, mais c'était sans doute aussi ce qui lui donnait toutes ses idées politiques. Ça pliait en fait la réalité à ses désirs et à ses fantasmes. De la même manière qu'elle faisait partie de ces gens qui répondent « quand même, il y en a trop » quand on leur prouve par 19
les chiffres et l'Histoire que l'immigration rapporte toujours plus qu'elle ne coûte, elle pouvait répondre à sa secrétaire qui venait de l'informer qu'il n'y avait plus de café : - Oui… Ne le sucrez pas trop, hein ? Simplement parce qu'elle en voulait un, de café. Marie, la secrétaire, avait appris à éviter de le remarquer, et à corriger les problèmes que ça entraînait toute seule, pour ne pas s'attirer le genre de regard qui avait convaincu Céline de faire de son mariage un mariage Doucet. Pour elle, il y avait simplement à aller chercher du café ailleurs. Pour Céline, c'était très vite devenu plus compliqué. Et ça avait rendu les réunions de préparation bien fatigantes. Parce qu'après une demi-heure passée à choisir des serviettes, à discuter le sujet, à comparer, Mme Doucet était capable de commander celles qu'elles n'avaient pas choisies mais qui lui avaient plu, à elle, au départ de la conversation. Céline devait plus tard vérifier les commandes, et repasser la voir quand il fallait les modifier. Ça lui avait à chaque fois donné l'impression d'être d'une grande impolitesse, d'insulter les goûts de la patronne en imposant ses propres choix. Sans compter qu'il lui avait presque toujours fallu faire la queue devant son bureau, avant d’être reçue, et que quand on y ajoutait toutes les convocations impromptues auxquelles elle avait à répondre, pour des détails qui n'avaient pas toujours l'air très utiles (la marque d'un soda, la distance entre la salle et le bourg, ou pour rien, ouvertement, pour une causerie amicale), ça lui avait fait perdre énormément de temps au travail. Céline avait même fini par avoir l'impression que ces causeries amicales étaient volontairement destinées à l'emmerder, et que ce n'était pas par hasard qu'elles tombaient toujours mal. Pour les accélérer, elle s'était très vite habituée à acquiescer froidement à tout. La véritable galanterie avait disparu, oui oui. Les séances d'hypnose 20
chez le vétérinaire psychologue coûtaient cher, oui oui. Michel Sardou n'avait plus autant de voix, oui, oui. Les Roumains avaient la saleté dans leurs gênes, oui, oui. Mme Doucet en avait tiré l'idée que Céline « manquait de personnalité ». Elle l'avait dit à Marie, qui l'avait répété à Jean-Claude, qui l'avait dit à Catherine, qui le lui avait raconté. Le bon côté, c'était qu'elle avait un peu réduit ses ambitions sur le copinage. Mais ça n'avait pas réduit la fréquence des causeries pour autant. Elles n'étaient plus amicales, c'était tout. Et les accidents, les catastrophes s'étaient alors multipliés. Évidemment, Léo avait raison quand il en riait. Penser que Mme Doucet était capable de s'embêter à dérégler son compte de photocopieuse ou à falsifier des tableaux comptables pour lui reprocher des oublis aberrants, qu'elle avait été elle-même effacer un dossier contenant un mois de travail dans son ordinateur, ou que c'était par son ordre que le carton des origamis qui devaient décorer les tables, pour aller avec les bouquets de sa mère, était si bizarrement resté stocké dans la cour, sous la pluie, la semaine précédente, tout ça était un peu absurde. Il entrait sans doute beaucoup du stress de la préparation du mariage dans ses hérissements face au fascisme somme toute ordinaire, Léo avait raison, de la patronne, ainsi que dans cette impression qu'elle lui voulait personnellement du mal. Mais elle n'arrivait pas à s'en empêcher. Si ça avait été possible, elle aurait même bien accusé Mme Doucet d'avoir mis la boue dans le raccourci. En fait, le cousin Jojo ne s'était pas arrêté si loin de la salle. En coupant à travers bois, ils n'en étaient pas à plus de cinq cents mètres. Léo la porta donc dans ses bras, sur ces cinq cents mètres. Et ça permit à Céline de se détendre enfin. Le col de Léo sentait l'homme, ou plus exactement la mousse à raser, l'épaulette de sa veste était d'un moelleux agréable, et il la faisait rire. Mme Doucet avait sûrement pris du retard elle aussi, il disait. Parce qu'elle n'avait 21
sûrement pas pu résister à essayer le gros tremblement de la vieille machine à laver la vaisselle, avec François, avant que tout le monde n'arrive. François était le chef et l'adjoint de Mme Doucet, qui la suivait partout, un peu comme Triste Sire le Prince Jean dans le Robin des Bois de Walt Disney. Et les vibrations qui rendaient la machine inutilisable un problème qu'ils avaient dû régler la veille en en louant une autre. Mais Léo délirait depuis des semaines déjà en leur imaginant à tous les deux une vie sexuelle cachée, avec des jeux érotiques culinaires. Au milieu d'une imitation de Mme Doucet, toque en chef, et battant les fesses de François au fouet électrique, il trébucha finalement dans une fondrière et se prit une branche pleine tête. Ils s'arrêtèrent un moment, Céline souffla sur la trace rouge de la branche, et ils rirent encore et s'embrassèrent, comme les jeunes mariés qu'ils étaient, avant de reprendre leur route. Mais le sourire de Céline s'effaça aussitôt, quand ils débouchèrent du bois en arrière de la salle, et elle sauta des bras de Léo à terre. Devant eux, sur le perron de la cuisine, Mme Doucet s'était en effet figée en les voyant arriver de loin, droite comme une colonne comptable dans son tailleur saumon. Au grand soulagement de Céline, quand ils l'eurent rejointe, son visage n'exprima pourtant aucune colère, mais seulement une sorte de désolation lassée. « Et voilà... » elle dit, en pinçant les lèvres, et en levant les sourcils. Puis elle remarqua le pied gauche de Léo et le bas de son pantalon, couverts de boue à cause de la fondrière : - Mon Dieu, Léonard ! Votre pantalon… Elle inspira ensuite beaucoup d'air, et l'expulsa en disant d'un ton maternel : - Allez voir François, il va vous arranger ça...
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Léo répondit par un gémissement libidineux, un « mmmmh » de plaisir sexuel anticipé qui ne fit, cette fois, pas du tout rire Céline, puis entra dans la cuisine. - Enfin, nous avons au moins de la chance avec le temps… dit la patronne. Est-ce qu'elle avait compris la réaction de Léo ? - Oui… répondit faiblement Céline. Et puis Valoche apparut. Tête en l'air, de cette espèce de démarche lentement bondissante qui n'était qu'à lui, comme s'il se baladait toujours sur un nuage, il venait lui demander s'il fallait sortir les colombes. Valoche avait un certain don, comme ça, pour mettre les pieds dans le plat. - Ah, on a dû commencer sans… dit la patronne, sur le même ton résigné qu'elle avait dit « Et voilà... » Ça semblait sous-entendre qu'on avait commencé sans eux, que les sorbets avaient été sauvés. Mais elle n'en parla toujours pas. Au lieu de ça, avec un grand sourire de sympathie carnassière, elle se tourna vers Valoche pour lui répondre : - Mais il y a toujours une solution… On les utilisera pour solenniser l'entrée dans la salle à l'heure du repas, et puis voilà… Céline acquiesça à cette idée. Et se dit encore que si elle voulait que tout se passe bien aujourd'hui, il fallait vraiment qu'elle arrête de se défier aussi systématiquement de Mme Doucet ; d'attarder son agacement sur des broutilles, comme le fait que Léo ne se soit jamais appelé Léonard. Léo, Jojo, tout le monde avait raison, il fallait vraiment qu'elle se détende. Et elle en était capable. Parce que quand elle n'était pas comme aujourd'hui prise par les grandes angoisses d'un mariage, comme tout le monde le savait, Céline était une fille sage, douce, presque souple.
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3 « No… That's not bird.That's a butterfly ! » Thumper said. Tourterelle tournait et retournait l'oreille entre ses doigts, déconcerté. Vraiment rare qu'un aussi gros morceau lui échappe. Mais c'était des choses qui arrivaient, ce genre de relâchements, quand il était bien pris. Ça faisait partie des symptômes. Avec Émilie, l'année dernière, il en avait comme ça oublié de manger pendant quatre jours, et ce n'est que quand il avait failli tomber dans les vapes en plein boulot qu'il s'en était rendu compte. Ta-dum ! Il se dirigea vers son ordinateur avec au cœur la même poignante chose qu'il avait ressentie au moment du chargement, tout à l'heure, et qui lui disait que c'était elle, sur la messagerie. Et encore une fois, ô bonheur, c'était bien elle. Et un émoticône animé en forme de cœur qui explose. Le sang noir de l'oreille lui collant aux doigts, à droite, il répondit de la main gauche : Ça va ? Puis sans attendre la réponse, alla reposer l'oreille dans son sac, où il l'avait trouvée, et se laver les mains. Il y avait quelque chose d'agréable à savoir qu'elle lui répondait pendant ce temps, que ses pensées étaient tournées vers lui alors même qu'il faisait autre chose, à temporiser le moment où il 24
reviendrait vers l'ordinateur. Ce plaisir paradoxal avait des couleurs très proustiennes, s'il y pensait bien. Très « intermittences du cœur ». Quoiqu'il soit en fait beaucoup plus ancien. C'était le conseil qu'Ovide donnait déjà aux femmes : Postque brevem rescribe moram, « Et attends un peu avant de lui répondre », mora semper amantes incitat exiguum si modo tempus habet, « toujours l'attente excite l'amant, si elle ne dure pas trop. » Un plaisir féminin donc, a priori. Plutôt celui d'Albertine que de Marcel, chez Proust aussi, d'ailleurs. Mais Tourterelle le pratiquait quand même. - Je pourai arivé ke samdi matin, finalmt C'était une chose qui risquait d'arriver. Elle l'avait prévenu. Ça ne l'empêchait pas d'être déçu. - Merde… Ton boulot ? - Oui… Suis tro à la bourre pour le colloque… - Bon… Je viendrai te chercher… Tu as déjà l'horaire ? - Pa encore. Il y eut un temps de flottement, où il chercha quoi ajouter. Il aurait voulu lui parler de sa déception, mais n'osait pas. Il ne voulait pas avoir l'air de se plaindre. Dans le Roman de la Rose, Tristesse est bannie du jardin de l'amour, et peinte sur ses murs en cancéreuse du foie aux côtés de Vilenie, Félonie, Avarice, Convoitise, Envie et Haine. Mais la magie harmonique opéra de nouveau. Ce fut elle qui en parla. - T déçu ? - Oui… - Pôv choupinet… G un kdo pour te consoler si tu veux. Attds.
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Un cadeau ? Il était déjà content. D'avance et quel qu'il soit. - Attds… J'y arrive pas… Il ne put résister à lui parler de la grande preuve du jour, en attendant : - Tu me fais faire n'importe quoi… J'ai ramené une oreille du boulot, sans faire exprès… Au bout de quelques secondes, elle lui renvoya un émoticône hilare et un nouveau cœur, suivis de : - Attds… Je demande à Mireille comment on fait. Mireille, c'était sa coloc lesbienne. Elle ne devait pas être trop loin, déjà dans la chambre même sans doute, parce que ce fut assez rapide. [fichier : wxn1065.jpg] - Tiens. C ma robe… Il lança le téléchargement. Le fichier était lourd, ça ramait un peu. Il ouvrit un nouvel onglet. Il n'avait pas allumé l'ordinateur pour Julie, à la base, mais à cause de Lucrèce, dont le regard et la colère affirmative continuaient à le hanter. Il voulait retrouver ce que Leiris en disait. Mais il eut à peine le temps de survoler les premiers résultats du moteur de recherche que le téléchargement se terminait. Il ouvrit alors le jpg.
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Sur la photo, Julie montrait sa robe, effectivement. Mais au fond, c'était plutôt l'inverse. La robe qui montrait Julie. À cause du moulé extrême et de la fente qui s'ouvrait haut sur sa cuisse, mais aussi de la pose qu'elle avait prise, à demi couchée sur la méridienne bleue de leur salon, dans un abandon de victime propitiatoire, et de la braise dans son regard par en-dessous, carrément pornographique. Plus ou moins ce que le Roman de la Rose appelait Doulx-Regard… Mais avec une différence d'époque certaine. - Alors ? L te plaît ? - Waouh… C'est Mireille qui a pris la photo ? - Oui ! Ça, il en aurait parié de manger l'oreille. Et c'était une des nombreuses autres différences entre Julie et la Rose de Loris, qui limitait l'application du modèle : la Rose n'avait pas de coloc lesbienne. Julie, elle, sous-entendait souvent qu'elles couchaient ensemble et il ne savait pas jusqu'où il devait la croire. Il n'y avait pas qu'avec Mireille qu'elle jouait ce jeu-là. À croire tous ses sous-entendus, elle avait de nombreux autres amants. Mais ce n'était probablement qu'un jeu, et il n'était pas si jaloux. La jalousie naissait en lui, mais il parvenait toujours à la circonscrire, à la limiter au rôle de piment pour son sentiment. C'était, pensait-il alors, son handicap qui faisait qu'il arrivait à une telle maîtrise d'une composante en principe si peu maîtrisable. Et il en était plutôt content. Les éternels malheurs amoureux de Marcel, dans la Recherche, si fortement liés à la jalousie, ne lui avaient jamais donné envie. Grenouille n'était pas d'accord, et pensait qu'il avait tort de l'éviter parce qu'elle était le puissant ressort de beaucoup de tragédies, de Pyrrhus à Néron en passant par Othello. Mais contrairement à Grenouille, il ne cherchait pas à faire de sa vie une tragédie. Pourtant, il y aurait eu de quoi faire au moins un drame. 27
Cette photo-là était un privilège bien rare accordé à Mireille ; avec lui, quand il avait voulu en prendre, Julie avait toujours baissé la tête pour se cacher le visage. C'était encore à cause de sa beauté canonique, il en était à peu près sûr. Elle se cachait le visage comme si elle avait eu peur que des photos il se fasse des trophées, ensuite, et qu'il ne l'aime que pour cette mauvaise raison. Dans la mesure où ce n'était pas du tout son intention, il se sentait grandi et attendri à la fois. Ça le touchait. Très exactement, cette fois, ce que le Roman de la Rose appelait DoulxPenser. Leur rencontre avait été tout aussi canonique, pour l'époque, puisqu'elle s'était faite en boîte de nuit. Il y allait en fait rarement, en boîte, parce qu'il n'avait jamais trouvé ça pratique pour rencontrer quelqu'un, à cause du bruit, mais Maman les avait envoyés là-bas pour un boulot. Pendant leur premier baiser, un étage plus haut, Libellule défonçait donc le crâne du patron de la boîte à coups de masse. Il y avait eu quelques complications parce que là-haut, dans le bureau, il y avait de la cocaïne sur une table et que Libellule en avait pris. C'était très mauvais pour lui. En plus du patron, il avait gravement blessé deux videurs et une fille « hors champ », c'est-àdire non prévus dans leur mission, et quand Grenouille et Tourterelle l'avaient retrouvé, il s'était montré prêt à descendre en pleine foule pour continuer le jeu. Ça avait fait que Tourterelle n'avait couché pour la première fois avec Julie que quand ils s'étaient revus à Paris. Et elle avait apprécié ça, dans leur rencontre. Enfin, il en avait l'impression. Ta-dum ! 28
- Mireille m'a aussi racheté ce que tu as arraché… Il mit quelques secondes à comprendre de quoi elle parlait, parce que ce n'était pas vraiment dans ses habitudes, normalement, d'arracher « ce qu'il lui avait arraché ». Mais deux semaines auparavant elle l'y avait à peu près poussé, en guidant ses mains. Le jeu, toujours… Tu veux voir ? La proposition le troubla. Il répondit. Avec la webcam, tu veux dire ? La réponse lui sembla horriblement longue. Une érection lui vint, et il pensa à ces vieux édentés solitaires, poilus et transpirant la vinasse, qui laissent couler la bave entre leurs chicots après avoir donné leur code de carte bleue sur internet, dans l'espoir de chatter en direct et d'une main avec une adolescente nue qui s'enfonce des doigts rien que pour eux. Mora semper amantes incitat. Oui. Le temps qu'elle branche la caméra, il changea encore d'onglet. Et c'est alors qu'il retrouva ce qu'il cherchait. Dès le lendemain, rue d'Elfort, il le racontait à Grenouille : - Leiris parle en fait de deux tableaux de Cranach : un qui représente Lucrèce, et l'autre Judith. Et ce qu'il explique, c'est que ce sont les deux seuls types de femme qui l'ont jamais intéressé : les vierges martyrisées, et les féroces mangeuses d'hommes. 29
De la pièce insonorisée à côté, leur parvenaient des hurlements étouffés. Ils avaient l'air de venir de très loin. - C'est trop grossier, trop simple, répondit Grenouille, en vérifiant le tranchant du couteau qu'il était occupé à aiguiser. Ça sent la psychanalyse de loin… - Bien sûr... Leiris est un surréaliste. Et c'est ce qu'il dit vouloir, justement : mettre de l'ordre dans le chaos du monde... Il dit : « pour nous sauver du désastre... » Il y eut encore des hurlements ou plutôt, cette fois, des beuglements. Et puis plus rien. Ça sentait la fin. - Alors ça, c'est complètement stupide. Personne ne se sauve du désastre. Et heureusement… L'essence de l'art est dans la complication, pas dans l'explication... C'est ce qui fait toute la beauté de notre travail… - Oui… Enfin, si tu veux… Mais à propos de Lucrèce, il y a une histoire de lait et de sang, aussi. Ça l'excite à mort, qu'elle saigne précisément de là. Et je ne sais pas bien pourquoi, mais je sens que c'est ça, qui m'a marqué surtout… Parce que c'est une question de contraste aussi, quelque chose comme ça… Grenouille reposa le couteau, satisfait de la perfection du fil, puis revint au salon, où Tourterelle essayait pour lui, mais sans beaucoup plus de succès, de résoudre le vieux problème du chargeur de son Beretta. Il faudrait sans doute changer le ressort. - Évidemment… C'est déjà une image beaucoup plus intéressante… Mais elle n'est pas de Leiris. Elle est beaucoup plus ancienne. Vieille comme la Poésie, même. On la trouve chez Eschyle, déjà, où c'est le rêve de Clytemnestre : un serpent vient téter son sein, et boit son lait et son sang mêlés. Encore un bel exemple de la supériorité orientale des Grecs, sur les Romains, d'ailleurs… Je veux dire, quand on compare les deux mythes… Eh oui… Parce que d'un côté, encore une fois, tout se complique subtilement : l'amour maternel et le venin, les enfants qui seront les meurtriers de leur mère… tandis que 30
de l'autre, tout est aussi bêtement clair et rigide qu'on s'y attendait : la pauvre matrone romaine a vu couler son sang au lieu de son lait, et… ouh, c'est pas bien... Punir, il faut. Point. Tu admettras qu'on peut difficilement faire plus grossier… C 'est toute la différence entre un mythe et un exemplum… Maman sortit à ce moment de la pièce insonorisée, en disant : - Laisse, on nettoiera après! Il avait un tablier, des manchettes et des gants blancs, avec beaucoup de sang, et il était suivi de près par le gros Libellule, lunettes au nez, petit ordinateur dans les bras. - Excusez, je ne vous embrasse pas comme ça... Tourterelle était frustré. Il aurait voulu raconter aussi la suite, avec Julie. La fin extraordinaire. Maman passa derrière le bar et fit couler de l'eau. - Euf... il soupira. Je suis cre-vé. Trois heures, ça a duré... Mais il a bien fini par cracher, le chinois! Hein, Libellule? Libellule acquiesça, et Maman jeta tablier, manchettes et gants à la poubelle. Puis il commença à se laver les mains. Il y avait aussi une tache de sang sur son front et Grenouille la lui fit remarquer. Il fronça les sourcils alors, et interrompit l'essuyage de ses mains. - Oh non… Grenouille… - Quoi ? - Tu sais très bien. Tourterelle aussi, savait très bien. C'était évidemment de son pendentif que Maman parlait. Dès que Grenouille était arrivé, tout à l'heure, il l'avait remarqué. - Grenouille, on en a déjà parlé… Sobres… Discrets… - C'est discret… - Non, mon fils. Des os, c'est ni sobre, ni discret… - Ce ne sont pas « des os » ! c'est une amulette reliquaire de Saint Jean Chrysostome… 31
Maman le regarda d'une telle manière qu'il enleva pourtant le pendentif et le rangea dans la poche de sa veste. Après quoi il mit un peu de temps à trouver un petit miroir, dans les tiroirs de la cuisine, pour enlever la tache sur son front. Ça laissa le temps aux pensées de Tourterelle de redériver vers Julie et la fin surprenante de leur échange de la veille. Un nouveau pas entre eux, il en était de plus en plus persuadé. Et son air absent frappa Maman, quand il les rejoignit au salon. - Ouh, je sens que c'est un bon jour… Et lui, qu'est-ce qu'il a encore ? Une nouvelle copine ? Il claqua des doigts. - Tourterelle? Oh oh! Tu as mangé au moins, ce matin? Cette semaine? Ou bien tu vis d'amour et d'eau fraîche, comme la dernière fois, et tu vas encore nous tourner de l'œil ? - Hein ? Oh… Non, enfin oui, je mange… - Libellule, sers-lui quand même un café. Il y a des viennoiseries, aussi, près du micro-ondes. Tourterelle avait déjà copieusement petit-déjeuné et esquissa un geste de refus, mais Maman dit : - Mange. Et il obéit. Libellule aussi. - Libellule… C'est pas à toi, que je parlais. Libellule grommela, mais reposa le croissant qu'il venait de pêcher dans le paquet. Puis Maman appuya fort son regard sur eux deux en particulier, et leur dit : - Bon, j'ai besoin que vous écoutiez bien, ce matin. C'est plus compliqué que d'habitude… Tourterelle n'avait pas eu l'air de sentir même le frôlement de ce regard. Il contemplait comme une curiosité son croissant. Maman s'arrêta pour soupirer. - Tourterelle… Qu'est-ce que je viens de dire ? - Hein ? 32
- Je vous parle, là… Libellule pouffa, et Tourterelle chercha sincèrement. Mais effectivement, il n'avait rien entendu. - Bon, tu sais quoi ? Tu vas nous la raconter d'abord, ta nouvelle histoire. Te libérer l'esprit. - Oh non… fit Libellule. - Mais si… Allez, on lui donne dix minutes… Tourterelle exprima sa reconnaissance, d'un regard, à Maman. Il les comprenait tellement bien. C'était à la limite de la télépathie, par moments. Puis il dit : - C'est pas qu'elle est nouvelle… Et il recommença l'histoire de de Julie, de la soumission éblouissante, de Lucrèce et de Leiris. Doulx-Parler. Il s'attarda juste un peu moins sur la littérature qu'avec Grenouille, pour Maman et Libellule. Quand il en arriva à la promesse de lui montrer le string, Libellule s'arrêta de mâcher le croissant qu'il avait réussi à reprendre discrètement, et s'exclama, postillonnant des miettes : - Oh oh oh! Et tu as eu le strip de ta vie… C'est ça ? Tu t'es branlé, après ? Tourterelle et Grenouille eurent une grimace de dégoût, devant cette question-là. Surtout que non, ce n'était pas du tout ça. - En fait, beaucoup mieux que ça... - Mieux que ça ? Attends, c'est qui déjà la fille au boa blanc, dans Une Nuit en Enfer? - Salma Hayek, répondit Grenouille. - Ah oui... Machin... Ben par ex... - Libellule ! s'agaça Maman. Laisse-le finir, sinon on en a jusqu'à demain… Et arrête, avec les croissants ! C'est pas possible ! - En fait, reprit Tourterelle, elle n'a jamais réussi à mettre la cam en marche. Et c'est bizarre, parce que normalement, c'est le genre de choses que sa coloc sait arranger assez vite. 33
- Ben tiens, la futée... dit Grenouille. - Je ne sais pas... Mais à la place, pour se faire pardonner, elle m'a envoyé ça : Il leur montrait son téléphone, auxquels les écouteurs étaient branchés. - Oh, non... fit Grenouille, comme nauséeux. Il avait compris, et Libellule et Maman aussi, qui faisaient à peu près la même tête. - Elle t'a envoyé de la musique, et tu l'as sur ton téléphone, c'est ça? - Oui. Il y eut un court silence, puis Libellule demanda : - On est vraiment obligé? Maman acquiesça. Il avait ses dix minutes. Libellule en reposa son croissant sur la table, comme s'il avait perdu l'appétit, pendant que Tourterelle branchait le téléphone sur l'ordinateur du bureau. - Et c'est de la musique à elle, il finit d'expliquer, les yeux brillants.
4 Quatre fois deux, et cent vingt-cinq ou cent vingt-sept. Pour placer ses invités, Céline avait imaginé un plan des tables sur chevalet, à l'entrée de la salle, qui serait aussi un jeu. Sur le plan, chaque invité était représenté par un petit objet en pâte Fimo qu'elle avait fabriqué elle-même et qui pourrait être gardé en souvenir du mariage. Le jeu consistait à trouver l'objet qui vous 34
correspondait, à le tirer du tableau où il était planté, et à découvrir son nom dessous. Cette idée-là était venue après que Mme Doucet avait imaginé et dessiné un autre plan de tables plus traditionnel, et elle avait rechigné au changement. Elle avait trouvé le jeu bien compliqué. Céline le lui avait expliqué plusieurs fois, mais elle n'avait jamais vraiment eu l'air de réussir à comprendre. On risquait de ne plus s'y retrouver, elle avait dit. Et elle avait demandé que Céline lui laisse une liste des invités et des objets correspondants, pour aider ceux qui n'y arriveraient pas. Ça faisait déjà un bon quart d'heure qu'elle tournait autour du tableau sur chevalet avec sa liste, répétant à tout le monde que c'était bien compliqué, et donnant les solutions d'avance comme si ce n'était pas un jeu. Ça avait beau décevoir un peu Céline, elle la laissait faire. Ce n'était pas si grave, la situation était déjà assez tendue entre elles comme ça, et elle ne voulait pas reprendre l'explication maintenant. Et puis Léo était enfin revenu, et elle se sentait bien, appuyée sur son bras. À la question un peu vaine et stupide de savoir si ça c'était bien passé avec François, il lui avait répondu : - Mmh… J'ai encore le zizi tout dur… Fred et Valoche, sûrement attirés par le mot zizi, s'étaient aussitôt rapprochés. C'était un mot qu'ils aimaient bien. Ils avaient passé un bon quart d'heure de fou rire, une fois, dans un aéroport, juste parce qu'ils étaient devant le comptoir de la compagnie Easy Jet, et que Fred avait lu « Zizi jet. » Valoche leur avait ensuite présenté sa nouvelle copine, et ils discutaient maintenant tous les cinq. Quoique c'était surtout Fred qui parlait. Il essayait de convaincre la copine de Valoche de le laisser tomber pour lui. Comme tous les gens aussi sociables, Fred se répétait beaucoup et cette blague-là, il avait dû la faire à toutes les nouvelles copines de Valoche, depuis toujours. Il lui racontait leur rencontre au lycée. Valoche était le pianiste, dans leur groupe, à l'époque… Le pianiste ! 35
il répétait en levant les bras, comme si c'était la tare la plus évidente du monde. Le gars qui jouait assis, propre sur lui, avec la raie sur le côté… Et puis il écrivait des poèmes… Gnan gnan gnan… Alors que lui… - Alors que moi, il dit, sur un ton pressé mais plein d'évidence, de neutralité, et d'une assurance objective des plus parfaites, j'ai une grosse bite… La concision de cet auto-portrait était drôle en soi, mais sans doute aussi due au fait qu'arrivait, dans le dos de Céline, quelqu'un qui allait interrompre la conversation. Une main se ferma sur son bras libre. - Céline… Vous voudrez bien venir voir ? Nous avons encore un petit problème… Céline sentit aussitôt un peu de son angoisse remonter, et appela Léo à l'aide, du bout du regard. Mais il lui répondit seulement « Vas-y... », comme si c'était sa permission qu'elle lui avait demandé, puis relança la machine Fred, en disant à la blonde : - Et il ne t'a pas encore raconté son vrai métier… Céline s'éloigna donc, et Mme Doucet lui expliqua : - C'est à cause de votre jeu, là… Il fallait s'y attendre… il y a deux oubliés ! Les deux oubliés attendaient près du chevalet. C'était tonton Jean et tante Marie, cousins de sa grand-mère, et la solution du problème fut trouvée assez vite. Sur la liste faite un peu en vitesse pour Mme Doucet, Céline avait écrit tout à la fin « tonton Jean » et « tante Marie » sans leur nom de famille, parce qu'elle ne les voyait pas souvent et que ça lui avait échappé sur le moment. La petite honte que lui avait donné cet oubli l'avait empêchée de le corriger plus tard. Céline serait bien tout de suite retournée vers Léo et les 36
autres, puisque le problème était résolu. Mais elle ne le put pas. D'abord parce que Mme Doucet se lança dans une série d'excuses assez longue, auxquelles Céline se sentit forcément le devoir de s'associer. Tellement longue, en fait, que les deux vieux en resteraient étonnés. Ils le lui répéteraient plusieurs fois, un peu plus tard, qu'elle était « décidément bien aimable, cette dame ». Malgré leurs dénégations, leurs « Non, non… Il n'y a pas de mal », Mme Doucet s'humilia en effet devant eux comme devant les invités d'une réception présidentielle, répétant bien six fois « Oh, si, quand même… je suis vraiment désolée » et se sentant obligée de leur expliquer tout le jeu, qu'elle n'avait apparemment toujours pas compris, et encore toute l'histoire du débat entre elle et Céline. Elle y mêla aussi la description de son propre projet de plan des tables, et embrouilla si bien l'un dans l'autre que tonton Jean et tante Marie à leur tour finirent, poussés et interrogés par la patronne, par reconnaître que c'était bien compliqué. Ce que Mme Doucet ne manqua pas de faire de nouveau remarquer à Céline, comme à la fois désolée et victorieuse : - Vous voyez ? Céline dut réexpliquer, corriger les erreurs de l'explication, et Mme Doucet poussa alors des « Ah... » de compréhension soulagée. Ensuite parce qu'après ça, tonton Jean relança encore le débat en riant : - Et nous... On était là, et, hop, pas de Bourlès Jean ni de Bourlès Marie comme sur la liste, mais en fait c'était « tonton Jean » et « tante Marie »! Hé hé! Tout simplement ! Ah, on s'est demandé, il faut dire. On ne savait pas trop à qui demander, heureusement que vous étiez là... Et on cherchait, on cherchait... « Bourlès »... Ah! On aurait pu chercher longtemps encore... Puisque c'était « tonton Jean » et « tante Marie » en fait... Et nous, on cherchait autre chose... 37
Mme Doucet relança à son tour : - Vraiment… Je ne sais pas comment me faire pardonner ça… Puis tante Marie répondit en rappelant qu'elle n'avait pas ses lunettes. Elle l'avait déjà dit deux ou trois fois en début de conversation, mais Mme Doucet eut encore l'air de trouver le sujet intéressant : - Oh, ne m'en parlez pas… Moi-même, sans mes lunettes… Ah, l'âge… Les jeunes ne savent pas la chance qu'ils ont… Vous n'en portez pas, vous, Céline ? La conversation sur l'âge et les lunettes, qui promettait encore bien du radotage, n'alla heureusement pas plus loin. Elle fut soudain interrompue par des cris de surprise et d'enthousiasme dans la foule des groupes à l'entrée de la salle. Par l'arrivée extraordinaire et inattendue de deux personnages extraordinaires et inattendus. Céline eut du mal à en croire ses yeux. Mais c'était bien eux. Le pirate et la sorcière. Elle poussa un de ces cris aigus qui pendant des siècles ont fait penser, même aux gens intelligents, que l'hystérie féminine existait vraiment, et courut se jeter dans leurs bras. - Marcel ! Renee ! Ça faisait quatre ans qu'elle ne les avait pas vus, et ils n'étaient pas censés être là du tout. - Je croyais que vous étiez coincés en Thaïlande ? - Au Laos, au Laos, ma chérie, répondit Renee, en l'embrassant fort et en lui frottant le dos. Elle sentait les épices et l'amour. Céline avait presque oublié son accent jamaïcain, solaire, et cette odeur d'épices et d'amour. Ça la fit pleurer. - Oh, darling… dit alors la sorcière, en la serrant fort. - Oui, on est passé au Laos, ces derniers mois, dit Marcel. Mais il est arrivé quelque chose d'incroyable, il y a deux jours… Peut-être grâce à Renee… - Alors ça c'est étonnant… dit Céline, avec une ironie joyeuse, tout 38
en se dégageant des seins profonds de la sorcière. L'incroyable, c'était la vie entière de Marcel le pirate. Et le véritable incroyable, en réalité, ça aurait été que rien d'incroyable ne leur soit arrivé. Ils embrassèrent aussi Léo. - Je suis désolé, continua Marcel. On arrive tout juste, on a raté la cérémonie, on n'a même pas eu le temps de s'habiller vraiment… - Oh oui, je vais me fâcher, dit Céline, toute secouée de rire et de larmes. Tu racontes ? - Bien sûr… Personne ne racontait comme Marcel. Ils s'assirent au plus près. Mais d'autres membres de la famille vinrent alors saluer les deux inattendus et les embrasser. Ils se relevèrent. Et puis surtout, Mme Doucet revint chercher Céline. - Céline… Nous n'avons pas terminé… Céline hésita. D'un côté, Marcel et Renee, leur histoire qu'elle voulait absolument entendre, et tout de suite ; de l'autre, le regard dur de Mme Doucet. - Vas-y ma grande, dit alors Renee, exactement comme Léo tout à l'heure, mais en l'embrassant encore. On te racontera après… Et à regret, Céline suivit à nouveau sa patronne. Mme Doucet ne semblait pas du tout avoir remarqué ce qui venait de se passer. Elle reprit là où elles en étaient, un peu en colère : - Vous avez vu, comme j'ai dû m'excuser ? Comme quoi, finalement, nous n'avions pas mal fait de recompter… J'ai tout de même raison, parfois… Cette dernière remarque, par son incohérence bizarre, mit Céline mal à l'aise. Elle faisait référence à une matinée qu'elles avaient passées ensemble presque toute entière, au début de la 39
préparation du mariage. Mme Doucet l'avait convoquée un matin, par un de ces post-it verts sans justification précise qu'elle collait sur son écran d'ordinateur avant qu'elle n'arrive au travail, et qui avaient fini par lui donner des nausées à vue, comme les épinards quand elle était petite. À cause d'une erreur de Céline dans la liste des invités. - Nous ne pouvons vraiment pas dépasser les 120… Elle lui avait dit. Ça changerait tout…Vous avez des moyens limités, il faut s'en souvenir… Céline ne pensait pas avoir dépassé les 120 prévus, mais à bien recompter, il y en avait en effet 127. Elle avait travaillé et retravaillé cette liste avec Léo, mais s'était quand même trompée. Elle se souvenait vaguement d'une histoire de pli dans la feuille au moment du dernier recopiage, qui devait en être la raison. Céline aurait bien rediscuté avec Léo, avant de modifier quoi que ce soit, mais Mme Doucet avait insisté pour résoudre le problème tout de suite, « entre elles ». Elle avait montré la liste manuscrite en la tenant entre deux doigt, comme si c'était un emballage gras, et elle avait dit : - Il vaut mieux que je vous aide… Céline, qui reconnaissait déjà son erreur avec une honte qui ne pouvait prendre qu'elle, s'était soudain sentie également coupable de la désinvolture d'avoir transmis la liste sur une feuille manuscrite, et elle s'était donc laissé entraîner dans un échange long et fastidieux, au cours duquel, prenant les noms un par un et dissimulant du mieux qu'elle le pouvait son ennui, elle avait dû justifier toutes ses invitations. Elle avait dû déballer de nombreux détails de sa vie privée, mesurer ses amitiés, accepter que Mme Doucet les mesure elle-même et donne son avis. Au bout d'une heure de ce travail embarrassant, Céline avait réussi à trouver cinq invités à retirer de la liste. Mme Doucet, visiblement fatiguée elle-même, avait alors dit : - Parfait ! Ça fait 120 ! 40
Ça faisait 122, pas 120, et cette nouvelle erreur était bizarre. Céline s'était pendant deux secondes demandé si elle valait le coup d'être corrigée, et puis elle s'était dit que oui, que s'il manquait deux chaises, deux plats, deux verres, deux sachets de bonbons toute la journée, ce serait assez pénible. Elle avait dit : - Non, ça fait 122… - Mais non… Il y avait 125 invités, vous en retirez cinq… - Il y en avait 127, non ? Mme Doucet lui avait alors dit qu'elles allaient recompter. Et elles avaient recompté, et recompté encore. Mme Doucet trouvait 125 à chaque fois. Parce qu'elle sautait des noms dans la liste. Céline, qui observait le compte par-dessus son épaule, s'en rendait bien compte, mais ne voyait pas très bien comment le lui dire poliment, c'est-à-dire sans la traiter comme dans un bac à sable de grosse menteuse. Finalement, elle l'avait presque fait, et dû forcer sa patronne à compter juste en s'exclamant, à chaque fois que c'était le cas : - Vous en avez sauté un ! Mme Doucet avait résolu l'affaire en lui faisant la faveur, et elle lui avait encore une fois bien fait sentir que c'en était une, de ne rien faire payer aux mariés. Mais Céline avait bien senti aussi qu'elle était furieuse. Maintenant, en disant « Comme quoi, finalement, nous n'avions pas mal fait de recompter… J'ai tout de même raison, parfois…» Mme Doucet lui signifiait qu'elle avait très bien perçu son ennui ce jour-là, et sous-entendait qu'elle ne se rappelait pas avoir eu tort. Mais Céline ne dit rien. Elle avait trop peur pour ça de la manière dont les errances mentales de la patronne pouvaient se retourner contre elle. Parce que ce n'était qu'un exemple, dans une longue série d'incohérences et d'oublis. Le pire, ça avait été le champagne. Si Céline n'avait pas tout géré toute seule, il n'y en aurait sans doute tout simplement pas eu. 41
- Il y a peut-être d'autres erreurs comme ça... reprit la patronne. On va vérifier rapidement, vous voulez bien ? Il n'y avait pas eu d'erreur à proprement parler, mais Céline, encore plongée dans le regret de ne pas être là-bas, avec les autres, autour du pirate et de la sorcière, et qui avait surtout entendu le mot « rapidement », accepta. - Alors... Abadiou, Marie-Françoise... Mme Doucet cherchait le premier nom de sa liste sur le plan des tables. Seulement alors, Céline réalisa ce qu'elle venait d'accepter. Mme Doucet sortit de sa poche intérieure des lunettes en écaille à cordon de fausses perles. Elle les chaussa, scruta le tableau, et continua. - Ah oui. Là : sur la table « Hélicon »... Ensuite... Abadiou, Jean-R... Qu'est-ce qui est écrit? Jean-Roger? Jean-René?... Elle allait encore vérifier toute la liste. - Céline... Vous pouvez lire pour moi? - Euh... c'est Jean-René. Table « Balafon ». - Alors, oui, Jean-René, Jean-René... Le voilà. Ensuite. Abhervé, Mathilde... Céline tenta la voie diplomatique. - Je ne suis pas sûre qu'on soit obligé de tout... - Mais si... la coupa Mme Doucet, affable. Un peu de patience… Bon... Alors maintenant… Barthes... on prononce « Barthe » ou « Barthèze » ? Marie-France ? Euh... Il nous faut trouver un masque africain... Oh, c'est vraiment le bazar, quand même… Au loin, on buvait maintenant le récit de Marcel. Assis à sa place à elle, Fred l'interrompait de temps en temps pour poser des questions. De temps en temps aussi, il tapait sur l'épaule de Valoche. Il devait le charrier, parce que ça faisait rire le groupe. Le plus souvent, sous ses attaques, comme tout à l'heure quand il draguait faussement sa nouvelle copine, il y avait quelque chose comme un 42
éloge, par contraste avec sa propre personnalité. Dire combien Valoche était ennuyeux, c'était surtout insister sur le fait qu'il n'était pas aussi vain que lui en paroles ; et rappeler qu'il avait été le poète du groupe du lycée, c'était insister discrètement sur les qualités sensibles et la culture artistique qui faisaient une autre partie de son charme. Ce tableau de l'amitié parfaite, ajouté au fait qu'elle perdait l'histoire de Marcel, de laquelle elle n'aurait plus tard qu'une version réchauffée, tordit le cœur de Céline. Elle sentait la paranoïa la reprendre. L'idée que Mme Doucet avait très bien remarqué l'importance de l'arrivée de Marcel et Renee, et qu'elle faisait exprès de la maintenir éloignée d'eux la taraudait. Mais elle la combattait aussi, toujours dans l'idée qu'il fallait que tout se passe bien, aujourd'hui plus que jamais.
5 Les fenêtres de l'âme Julie l'avait finalement quitté. Comme toutes les autres. Samedi. Il ne savait pas trop bien pourquoi. Elle ne lui avait dit que ce qu'avaient aussi à peu près dit toutes les autres : que ce serait « mieux comme ça ». Il détestait cette facilité d'expression. D'où venait cette sorte de paresse face à l'explication, qui permettait de se quitter si vite ? Victor Hugo appelait l'amour la flamme qui ne peut s'éteindre, la fleur qui ne peut mourir. Ou Victor Hugo était con, ou quelque chose lui échappait encore. Il était bien conscient, en même temps, que si le sentiment ou sa mort pouvaient s'expliquer simplement, il n'aurait pas tant de difficultés à le pratiquer. Mais à chaque échec de ce genre, il se disait aussi, très pessimistement, qu'il 43
ne guérirait sans doute jamais ; que ses efforts étaient vains. Voire, que l'amour tel qu'il avait besoin d'y croire pour guérir n'était qu'une illusion culturelle. Ces pensées étaient la seule cause de son désespoir. Julie ne lui manquait pas. De ça, il n'était pas encore capable. Il aurait bien voulu connaître cette souffrance démesurée, horrible, et qui pousse parfois au suicide. Il se disait souvent que peut-être, malgré la violence, le jour où il la ressentirait, c'est qu'il serait guéri, parce qu'elle était comme la pointe la plus profonde du sentiment amoureux. Mais il n'y pouvait rien. Son absence le laissait froid. Samedi, c'était deux jours à peine après qu'elle lui avait montré son âme à travers sa musique. Voilà ce qui le faisait souffrir. L'illogisme et la frustration de l'aperçu. Car plus encore que la soumission de son corps, la mise à nu de son âme l'avait ébloui. C'était de l'électroswing que Julie mixait, et il s'en dégageait une joyeuseté mélancolique qui était tout elle, parfait lyrisme. Ni Grenouille ni Libellule ne l'avaient vraiment compris, parce qu'ils ne la connaissaient pas, que Grenouille n'aimait de toute façon que Wagner, Schoenberg, Miles Davis, ce genre de choses complexes et élégantes sur lesquels des thèses pouvaient être et avaient été écrites, et que Libellule, lui, ne comprenait en musique que la virtuosité instrumentale. Il ne comprenait d'ailleurs pas grand-chose aux arts en général, qu'il jugeait à peu près comme on juge un sport. Il était par exemple de ceux qui pensaient que la photo avait tué la peinture. Maman seul avait bien voulu comprendre ce que Tourterelle voulait dire, et acquiescé à l'idée qu'on sentait tout un univers intérieur dans cette musique-là ; mais même lui n'avait acquiescé que très rapidement : il voulait surtout en finir, et leur expliquer leur mission. Libellule conduisait maintenant la camionnette vers la rédaction d'un grand quotidien national. Après l'écoute du mix de 44
Julie, Maman leur avait expliqué qu'il avait toujours garanti au patron que les Anges pourraient attaquer n'importe où, et qu'aujourd'hui il s'agirait de le prouver. C'était une première, ce genre de lieu, presque public, et ce serait conséquemment une mission très délicate. Autre particularité, le travail de Grenouille promettait d'être très médiatisé. Ça le rendait nerveux comme un soliste avant un grand concert : il tapotait nerveusement son genou, et s'échauffait en faisant rouler sa nuque ou ses poignets, mains croisées. On avait particulièrement besoin qu'ils fassent dans l'exemplaire, donc. Mais comme d'habitude, ils n'en savaient pas plus. Les raisons ne les concernaient pas, c'était tout l'intérêt de leur pathologie et ce qui leur avait rendu un rôle social. Ce qui faisait d'eux les Anges. Après que Julie l'avait quitté, samedi, il avait beaucoup bu. Il ne se souvenait plus de rien, ou presque, mais il en portait des stigmates : au matin, il s'était réveillé le nez fracturé, tout collant de sang noir et épais, sans savoir comment c'était arrivé, et un pansement lui en barrait maintenant l'arête. Il supposait qu'il était tombé par terre sur le ventre pendant son sommeil, et que ça ne l'avait même pas réveillé. Le pansement avait beaucoup contrarié Maman, évidemment. Mais Grenouille l'avait défendu en disant qu'attirer l'attention sur un détail si visible était une autre forme de discrétion, qu'un nez de clown, par exemple, pouvait suffire à dissimuler un visage. Ça allait se montrer vrai à un point que Tourterelle n'imaginait pas. C'est lui qui entra le premier dans le grand hall, au fond duquel était la réception, et dont la moquette répétait à milliers le logo du journal. Il traversa ce hall un mug à la main, ignora les deux agents de sécurité comme s'il était habitué des lieux, passa devant la réception en bâillant, et poussa la porte vitrée qui donnait accès à la cour intérieure où les journalistes prenaient leurs pauses. Là, trois 45
femmes discutaient. L'une d'entre elles, la seule qui fumait, donna à Tourterelle une curieuse impression de déjà-vu. Elle n'avait pourtant pas un physique commun : la moitié du crâne rasé, des piercings à la lèvre et au nez, un écarteur à l'oreille gauche, elle portait un blouson de cuir serré droit sorti des années quatre-vingt, et une flamme tatouée lui montait dans le cou. S'ils s'étaient déjà rencontrés, il était donc plus qu'étonnant qu'il ne s'en souvienne pas. Leurs regards se croisèrent et le choc électrique qui en résulta parut révéler qu'elle avait la même impression. Mais ils ne s'abordèrent pas tout de suite pour autant. S'appuyant des coudes contre une haute jardinière, il s'installa d'abord de manière à voir le hall, à travers la porte vitrée. Au bout de quelques secondes, il vit entrer Grenouille et Libellule, en salopette estampillée « ThyssenKrup ». Ils prirent l'ascenseur ensemble. Il s'alluma une cigarette et recracha la fumée de la première bouffée en l'air. Au-dessus de lui, carré dans un carré dans un carré dans un carré dans un carré vers le ciel gris, s'étageaient les coursives. Son rôle était assez simple. Il devait prévenir Libellule à l'arrivée de Michel. L'ascenseur faussement bloqué en maintenance serait renvoyé au rez-de-chaussée au moment où Michel l'appellerait. Le bouton du quatrième étage, sur lequel Michel allait appuyer, l'enverrait en fait au huitième, grâce à une simple inversion de fils. Au huitième, c'était la porte de l'escalier du toit. Là l'attendrait Grenouille, qui l'emmènerait, et qui avait ensuite prévu de faire de l’art à base de Michel. Mais Michel fut assez en retard. Ça lui laissa le temps de se reconcentrer sur la punk. Comme l'impression de déjà-vu et les accessoires de son style particulier avaient d'abord capté toute son attention, il ne s'en était pas immédiatement aperçu, mais elle lui 46
plaisait. Il aimait comment les abords virils de sa tenue, et la manière dont elle pompait nerveusement sur sa cigarette tout en balançant des paroles franches d'une voix forte (précisément, elle disait : « La prochaine fois, je l'éclate, ce connard ! »), contrastaient avec sa silhouette longiligne, sa poitrine fragile, la finesse de ses lèvres, de son nez, les traits de son visage, qui avaient gardé quelque chose de l'enfance, et les faux favoris, en pointe, qui caressaient le haut duveteux de ses joues à contre-jour. Elle était quelque chose comme tout le contraire de Julie, mais ce contraste révélait tout de suite une vie intérieure au moins aussi riche et pleine d'indépendance, qu'il aurait aussi aimé avoir pour mission de protéger. Il décida donc d'aborder les trois femmes. D'autant plus que s'ils se connaissaient effectivement déjà, lui et la punk, que si sa vie personnelle croisait sa vie professionnelle, il faudrait bien faire quelque chose. Même s'il ne voyait pas encore très bien quoi. Qu'à peine trois jours après Julie, et encore sous le coup de leur séparation, il envisage déjà de s'intéresser à une nouvelle femme était tout aussi caractéristique de sa pathologie que son incapacité à en souffrir, il le savait. Mais pour l'instant, c'était comme ça. Il n'arrivait jamais à mimer le deuil beaucoup plus longtemps. Et puis cette impression de déjà-vu était tellement forte… Elle l'intriguait. Statistiquement, feindre de s'être déjà rencontré était la technique d'approche largement la plus utilisée : une fois sur cinq environ, d'après une thèse en sociologie qu'il avait beaucoup fouillée. Une des moins efficaces aussi, à cause du cliché justement. Mais si la technique était si galvaudée, ce n'était qu'à cause de sa pertinence. Elle n'avait l'air que d'être une excuse pratique à la prise de contact, vu de loin : en feignant qu'on n'était pas inconnu l'un à l'autre, de créer une intimité astucieuse au premier mot. Mais elle n'était pas uniquement pratique. Elle renvoyait aussi aux racines les plus 47
idéalistes de l'amour, en laissant sous-entendre que l'amour lui-même pouvait être à l'origine du déjà-vu, en dehors de toute rencontre réelle. Elle renvoyait à l'idée de destin, aux rêves prémonitoires, à la résonance magique des affinités de Goethe, au mythe des êtres coupés en deux du Banquet de Platon. Or Tourterelle ressentait vraiment le déjà-vu, dans la situation présente. Et puis c'était les yeux de la punk, plus que tout, qui lui donnaient cette impression, et les yeux avaient sans doute toujours été l'organe de l'amour le plus élevé. Dans l’espèce de mélange de matérialisme épicurien et d'idéalisme chrétien qui sous l'influence de Marsile Ficin avait fait la plus belle époque du sentiment, au début de la Renaissance, on était même allé jusqu'à penser que les yeux étaient capables d'émettre des particules physiques, atomes ou rayons, flèches lancées pour aller frapper le cœur. Si ces yeux à flèches existaient, pour lui, c'était ceux-là. Leur bleu qui tirait vers le gris, avec quelque chose de sauvage, d'inhabituellement vivant en eux, le troublait plus que tout. Une métaphore lui vint à l'esprit : des yeux de louve. - Ouaip... elle lui répondit, assez mâlement. Moi aussi, j'ai l'impression. Mais je sais pas d'où… - Mais… Tu ne travailles pas ici? demanda l'une des deux autres filles. - Non… Il leur expliqua alors son travail ; qu'il s'était juste invité aujourd'hui dans la rédaction pour torturer puis assassiner leur patron. Ça les fit rire d'une manière absolument charmante. - Mais à nous, tu ne nous feras pas de mal au moins ? demanda l'une des deux autres, qui montrait tous les signes d'être tombée sous son charme. - Non... Les circonstances non plus n'étaient pas vraiment propice à l'inamoramento. Mais l'amour, il l'avait assez étudié pour le savoir, 48
éclatait de toute façon toujours dans les situations les moins propices et les plus inattendues. C'était toute l'histoire du sentiment, des vieux mythes au cinéma, de la fureur de Phèdre qui s'allume alors que Thésée a déjà pris le chemin du retour, à l'enterrement où Harold rencontra Maud ; tout le problème de Tristan et Yseult, d'où était sortie la fameuse hésitation des auteurs à y ajouter un philtre qui rende leur histoire vraisemblable. Il parla à la punk de ses yeux de Louve. Les deux autres sourirent de l'image, qu'elles trouvaient sans doute d'une poésie un peu mielleuse pour être honnête, d'autant plus qu'elle suivait déjà le cliché du déjà-vu, mais pas elle. Elle lui expliqua que c'étaient des taches brunes qu'elle avait héritées de son père qui donnaient, de loin, cette impression de gris. Il exprima son étonnement que le brun, ajouté au bleu, puisse donner du gris, et elle lui permit de l'observer de près. En reprenant de la distance, il dit : - C'est dommage qu'on n'ait pas le temps de mieux se connaître. Il y a une sorte de fragilité, de délicatesse que j'aime beaucoup, là… - De quoi ? fit la punk, étonnée. Les deux autres détournèrent alors la tête, comme si elle devait se fâcher. Et en effet, une fois sortie de l'étonnement, elle dit très sérieusement, quoique sans le regarder : - Vas-y, casse-toi. Il ne comprit pas bien pourquoi. Il reconnaissait que « fragilité » n'était peut-être pas la bonne expression. C'était une sorte de vive instabilité, plutôt. Et puis soudain, ça le heurta : ces yeux étaient vairs, surtout. Comme les yeux de Déduit et de tous ses amis, dans le Roman de la Rose, comme tous les beaux yeux de l'époque de l'amour courtois. Il allait le lui dire, quand il aperçut Michel. Au quatrième étage, sur la coursive, trottinant à l'aise vers la salle de rédaction. - Merde ! Quel con ! Excusez-moi…
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Il sortit son portable de sa poche arrière, faillit le faire tomber dans la panique, appela. « Je l'ai raté », il dit. Il y eut une question à l'autre bout du fil à laquelle il répondit « Oui… » d'un air embarrassé, puis un gros rire que les filles entendirent, suivi d'une assez longue explication. Il raccrocha. - La conférence de rédaction est bien à dix heures ? il leur demanda. - Ouais… fit la punk, intriguée. Vous êtes bien renseignés… - Bon. Finalement, on va attendre ce moment-là, alors. La question de Libellule à laquelle il avait répondu « oui », c'était de savoir s'il avait rencontré une fille, ou quoi.
6 Soleils de l'ivresse Valentin pissait à la lisière du bois, aussi heureux que soûl. Il ne savait plus combien il avait pu boire de Ricards, depuis le premier à dix heures, au Cheval, mais clairement assez pour un bonheur complet. Le soleil lui caressait le dos et l'ombre lui rafraîchissait le ventre, une taupinière s'effondrait en grumeaux satisfaisants devant lui, Fred était à ses côtés, regardant dans la même direction, comme dans le proverbe d'Aragon, et au loin, sur les pelouses, Julie excitait une nouvelle fois tout juste ce qu'il fallait de sa jalousie, parce qu'elle était entourée d'un groupe exclusivement masculin d'anciens copains de fac de Léo, qui courtisaient sa perfection canonique sans savoir encore que ce corps lumineux appartenait déjà à quelqu'un, et à lui tout précisément. La science prétend que c'est l'alcool seul qui donne l'ivresse, 50
mais c'est beaucoup réduire le sens du mot. L'amour, la danse, le meurtre et Dieu aussi rendent ivre ; et même parmi les alcools, l'ivresse du vin n'est pas celle de la bière, ou du calva, ni celle, surtout, du pastis. Merveille du pastis. Alchimie. Miracle des deux transparences qui se troublent, et de l'apparition spectrale de la laitance bénéfique, féconde, nourricière. Miracle aussi de son éternelle fraîcheur, contradictoire de sa couleur. À la différence de l'ouzo ou du rakı, il est jaune, jaune comme la moustache de tonton Paul, celui qui fume la pipe, et pourtant la glace lui est un luxe ; même à l'eau tiède, il garde l'arôme polaire, l'efflorescence gelée de la badiane qui lui climatise de soi-même l'estomac, et le fond, et l'âme… Et finalement, on exaltera cette couleur. Parce que dans ce jaune, il y a toute sa familiarité, sa sympathie. Dans le petit jaune que propose le voisin ou le patron après le travail… Dans la bouteille de jaune du camping, ou de pépé, qui le boit pur… Dans le jaune substantivé, commandé par l'inconnu dans un bar d'habitués, et qui fait comprendre alors qu'il est du même monde, abat la méfiance, réveille la fraternité… Dans la dose aussi, pleine de mystère et de sens… Car on peut le dire avec du pastis comme avec des fleurs. Le patron qui vous aime vraiment appuiera une deuxième fois le verre sous la bouteille suspendue. Valentin se souvenait des déjeuners chez sa tante à Noël, quand il était petit, et de la manière dont son oncle servait son père : en quelques minutes venaient l'ivresse, les yeux brillants, les paroles vives chez les deux hommes sans que les femmes y trouvent rien à redire, puisque le mélange cachait la dose, toujours trop forte par erreur au départ (hopala ! s'exclamait son oncle), à laquelle on devait rajouter de l'eau, puis de nouveau du pastis, et qu'ils n'en avaient au final jamais bu qu'un seul. Bien plus que le premier verre de vin, ou de cidre, à table, le premier verre de pastis en famille avait marqué son passage à l'âge adulte. Mais l'extraordinaire, par-dessus tout, c'est 51
son ivresse, au pastis… La plus belle, la plus solaire, la plus énergique… Une ivresse de midi, du plein jour, de vérité, qui ouvre l'appétit, et vous rend fier comme l'été, ou fou comme l'avoine. On n'imagine pas être mélancolique au pastis comme on peut l'être au vin. Qu'ils crèvent donc de leur propre ennui, ceux qui en font le symbole de la médiocrité, de la connerie, de l'alcoolisme, du Front National et du Tour de France ! Car le pastis, c'est le champagne du peuple, qui a toujours raison. C'était en tout cas plus ou moins ce que Valentin se disait. Fred, lui, parlait de Céline. Valentin ne l'écoutait pas toujours. Personne ne l'écoutait toujours. Mais quand il revint à ce qu'il en disait, il en était à accuser sa constipation probable. Ils venaient de la croiser, et elle en avait profité pour l'engueuler, à propos de ce matin. Fred se défendait donc avec une mauvaise foi caricaturale, remettant sur le tapis les choux de Bruxelles un peu trop fades du dîner un peu trop diététique qu'elle leur avait servi la veille, et dont il s'était déjà moqué toute la nuit en engouffrant des croque-monsieur au Cheval. Cette mauvaise foi de mauvais goût réclamait qu'on lui réponde, pour être vraiment drôle. Valentin joua donc le jeu, et défendit Céline : - En même temps, il faut voir à quelle heure on lui a ramené Léo, hier… - Oh, ça va… Bon, on a peut-être un peu abusé, c'est vrai… Il avait accompagné ça d'un fier sourire, qui réclamait encore une réponse. - Abusé ? Ouais… Pour être exact, je crois qu'elle nous aurait bien passé la tête à la trancheuse à jambon… - Ah Ah ! C'est au boulot, que tu vas chercher des idées comme ça ? - Ah, oui… - Ah Ah ! Je le savais ! Nouveau jeu entre eux, tout aussi codé, et qui datait de 52
l'époque où Valentin avait changé de ministère ; où il était passé de l'armée de terre aux affaires étrangères. Après l'accident, après l'hôpital. Fred avait commencé par trouver suspectes ses destinations de stage. Valentin lui avait expliqué que demander des pays dont personne ne voulait, comme la Géorgie ou la Corée du Nord, l'avait tout simplement amusé, mais Fred en avait tiré une toute autre conclusion : c'était que Valentin, en réalité, était devenu agent secret. Il en était convaincu. Il en parlait à tout le monde. À ceux qui connaissaient Valentin et que ça faisait bien rire, parce que son calme, sa gentillesse, sa douceur si caractéristiques détonnaient aussi fort avec cette idée qu'ils s'accordaient depuis toujours à son statut de fonctionnaire administratif, Fred répondait : - Mais c'est ça ! C'est ça justement, le truc ! Il est insoupçonnable… Réfléchissant à rebours, il voyait même dans l'accident une feinte. Les quelques mois de Valentin à l'hôpital n'avaient servi qu'à lui implanter dans le cerveau de ces derniers gadgets microtechnologiques qu'on implantait à tous les espions… C'était évident ! C'était même pour ça qu'il était ralenti depuis ! Et il y avait un peu plus d'un an, une fusillade dans la banlieue de Cannes avait encore relancé la vanne. À cause d'une affaire de trafic de drogue, une ancienne star du foot avait été abattue au fond de son jardin, après avoir été torturée. Parmi les portraits-robots des suspects, il y en avait un qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à Valentin. Fred l'avait balancé sur Facebook avec le commentaire : - Ah ! Et une cinquantaine de leurs amis avaient liké. Depuis, Fred lui faisait une réputation, non seulement d'espion, mais encore de tueur tortionnaire. Valentin jouait toujours le jeu. Comme tout le monde, autour d'eux. Contrairement à ce qu'avait pensé Léo tout à l'heure, au moment des présentations, Julie était d'ailleurs déjà au courant, et y participait. Parce que c'était en obéissant aux codes de ce genre de jeu qu'on devenait ami avec Fred, qui avait comme ça 53
l'art de faire briller jusqu'aux personnalités les plus ternes. Il en faisait des personnages comiques, et savait pousser n'importe qui à l'autodérision en lui donnant le plaisir de se sentir drôle. Art admirable qui fondait leur amitié. Après avoir remonté leurs braguettes dans une synchronie parfaite, ils reprirent leurs verres sur la souche où ils les avaient posés, et se redirigèrent vers les pelouses en longeant l'arrière des cuisines. Comme Valentin se faisait la remarque que, dans la lumière aveuglante qui battait le mur et sous la vapeur pulsée, odorante, de la hotte, les deux poubelles avaient l'air de deux copines elles aussi, dans une sorte d'écho symbolique de sa propre amitié avec Fred, et même de deux copines heureuses, la gueule entrouverte et comme souriante sur les tas d'ordure qui les gonflaient d'orgueil et d'utilité, ils entendirent cette phrase bizarre, qui venait de la fenêtre à bascule, au-dessus : - Oh mais ne vous inquiétez pas, je vais la détruire… C'était venu au moment très précis où sa pensée formulait le mot « amitié », dans sa tête, et ce coup du hasard fut assez sombre pour que durant une demi-seconde, une vague inquiétude le prenne. Quelque chose de l'ordre de l'ombre d'un rapace, sur une lande où gambade un lapin. Même Fred sembla le remarquer, et s'arrêta. Mais ils ne firent que s’entre-regarder, interrogés, avant de boire simultanément une gorgée de pastis et de continuer leur chemin. En la retrouvant, Valentin passa le bras autour de la taille de Julie, et vit immédiatement s'éteindre, dans le regard d'au moins trois des cinq garçons qui lui faisaient face, tout l'intérêt qu'ils portaient à la conversation jusque là. Il se pardonna sa satisfaction. - Clément fait du deltaplane, il est prof de sport ! expliqua vivement Julie. Puis elle revint à Clément : 54
- Moi j'aurais tellement peur que ça se décroche, les machins ! Tu sais, les trucs qui font clic... - Les mousquetons ? Non, c'est parfaitement sécurisé en fait... Quand is avaient serré la main de Clément en se présentant, Valentin avait senti de la mollesse et de la fausseté dans leur poignée de main, comme déjà celle de l'amant et du mari. Et tandis que Clément, tout rouge, expliquait pourquoi on pouvait avoir confiance dans les mousquetons, un sixième intéressé entra dans le cercle et lui demanda, un sourire incrédule aux lèvres : - Tu me présentes ? - Mathias, Julie, fit Clément. Puis il se dépêcha d'ajouter : - Valentin, son copain… Et… Fred. Mathias était à la fac avec nous aussi. Et Julie est… esthéticienne, c'est ça ? - Diététicienne, elle corrigea. - Mathias, lui, il est payé pour tester des jeux vidéos… Pas mal, non ? - Han ! s'exclama Julie, en inspirant beaucoup d'air. Moi je suis super nulle, avec ces trucs-là… Puis un rire inexplicable, de la brillance d'un stalactite au soleil, jaillit d'elle. Elle le justifia : - L'autre jour chez un copain, j'ai passé une demi-heure à jouer à GTA avant de me rendre compte que j'étais en mode démonstration, et que je ne conduisais pas la voiture… Tout le groupe sourit pour lui faire plaisir, puisqu'elle se remettait à rire. Mais, en dehors de Fred et Valoche, on les sentait aussi un peu sceptiques et dérangés par cet aveu. Mathias changea de sujet : - On se connaît déjà, non ? il demanda à Fred. - Oui, je crois, aussi… - C'est ça ! L'anniversaire de Céline, il y a un ou deux ans.Tu devais 55
emmener une fille voir un truc, après… Un truc… Du théâtre, non ? T'étais pas resté longtemps… - Ah, oui… se souvint Fred, en haussant les sourcils. Tête d'Or… Ah oui ! - Et alors, ça t'a plu, finalement ? Vu l'amusement, par anticipation, de Mathias, ça avait sûrement déjà été le sujet comique du jour, la précédente fois où ils s'étaient rencontrés. Fred répondit par un grand soupir qui voulait clairement dire que non. Puis il précisa sa pensée : - Enfin, la Comédie Française, parfait, hein… Mousse et pampre, stuc et velours… Y a même un coup à boire, si on cherche bien… Et la meuf aussi, super… Mais je l'aurai méritée, quand même… Parce que Claudel, faut un tout petit peu aimer s'emmerder… En gros, Tête d'Or, c'est une sorte d'aristo qui le vit mal, et qui hurle pendant deux heures quarante-cinq… Et à la fin, il bave. C'est le clou du spectacle. - Mais elle avait des nichons merveilleux ? Alors c'était ça, le numéro. La précédente fois, Fred avait dû en faire des caisses toute la soirée, sur son hésitation, son dilemme entre la torture des trois heures de Claudel et les nichons de la fille. Le goujat était un de ses personnages les plus récurrents. Aussi efficace que faux. - Aaah… répondit Fred, en faisant semblant de saisir ces deux seins dans l'air devant lui. On rit, tout autour, de cet emportement lyrique. - Alors ça méritait le théâtre ? - Ah mais, s'il le fallait, j'y retournerais demain… Après une fausse hésitation, il ajouta : - Julie… Tu voudrais pas venir, un jour ? Ça pourrait t'intéresser euh… Claudel ? Le contraste entre un Claudel de trois heures à la Comédie Française et l'image qu'ils venaient de se faire d'elle étaient fort, et tout le monde, prenant ça surtout pour une allusion à ses seins, eux 56
aussi bien généreux, et que sa robe mettait particulièrement bien en valeur aujourd'hui, rit encore bien franchement. Y compris ellemême. Après quoi Fred entraîna Valentin hors du groupe. Ils avaient terminé leurs verres et il avait vu arriver Léo au loin, que Céline leur avait demandé d'aider à transporter la sono, pour se faire pardonner. - Ah ! Ta meuf ! dit alors Fred, sur le chemin. J'adore quand elle fait ça… - Quoi ? - Ben… Semblant d'être conne… - Ah. Tu as remarqué, aussi ? Quand on prenait Julie pour une conne, elle avait toujours cette réaction un peu étrange de s'enfoncer dans le personnage. Et avec ses yeux de gazelle et sa bouche à croquer le fruit, elle était comme ça capable d'aller très loin. Jusqu'à en gêner ses interlocuteurs. De parler de conversations qu'elle avait eues avec ses doigts de pieds, si on l'y poussait. - C'est un des mystères de Julie… - Un mystère ? Mais non, c'est juste à cause de l'autre, là, avec son « Tu me présentes ? » Oh Oh Oh… Ça lui sert à faire le tri, c'est tout. - Le tri ? - Entre tous ceux qui la regardent en bavant… Enfin je suppose… Tu la connais mieux que moi, normalement… À bien y penser, c'était exactement ça. En jouant le jeu et en s'enfermant dans le rôle, elle faisait au moins douter ceux qui étaient capables de s'intéresser vraiment à elle, sans compter que ça écartait aussi toute cette série de garçons qui rendaient les conversations avec elle presque impossibles, à force qu'ils les monopolisent de sousentendus qui la réduisaient à leurs a priori, dans le genre « tu me présentes ? ». Ils finissaient toujours assez vite, grâce à ça, par l'ignorer comme un jouet déjà cassé, gênés pour elle, mais sans elle, qu'elle ait l'air plus stupide qu'eux. En résumé, de cette manière, elle 57
triait, effectivement. - Oui, c'est exactement ça. - Mais moi j'y tombe pas… Tu crois que ça veut dire que j'ai mes chances ? La manière dont son image pouvait pourrir ses conversations allait jusque là : comme toujours, personne n'avait fait attention à son métier. Qu'elle soit esthéticienne ou diététicienne, pour eux, ça revenait au même. Qu'elle ait pour profession de tripoter des dames avec des onguents inutiles et coûteux ou de rédiger des menus minceur belle-en-maillot pour les mensuels de juin, c'était équivalent. Mais ils se trompaient. Parce que pour ce en quoi consistait vraiment le métier d'esthéticienne, Valentin ne le savait pas très bien, mais ce qui était sûr, c'était que Julie, diététicienne, et bientôt médecin-diététicienne, quand elle aurait achevé sa thèse, n'avait jamais publié une recette dans un magazine. Ah, si, peut-être une fois. Et dernièrement encore. Dans PLOS Medicine. À propos d'une étude sur l'utilisation des épices pour compenser la perte d'appétit et le dégoût des produits carnés dans les régimes hépato-vésiculaires faisant suite aux cirrhoses hépatiques. Elle avait pris du grade depuis, d'ailleurs. Ses recherches sur les épices, à cause de leur nouveauté, de l'efficience de leurs résultats, et de la mode des médecines alternatives, intéressaient les universités. Et pas qu'en France. D'où la conférence qu'elle était restée préparer la veille à Paris, au lieu de l'accompagner tout de suite. Même pour Claudel, l'idée qu'elle aurait pu aller voir la pièce n'était pas si incongrue que Fred, qui s'était moqué d'eux avec elle plutôt que d'elle avec eux en réalité, avait eu l'air de le sousentendre. Deux semaines plus tôt, elle avait envoyé par mail à Valentin, pendant un séminaire à Lyon qui les avait éloignés, le passage du « baise-moi » de Terpsichore dans la première des Cinq 58
grandes Odes. Et puis il y avait la musique. Il faudrait qu'il lui en parle, à Fred, de la musique… En résumé, Julie était merveilleuse comme le pastis. Comme lui blonde jusqu'à l'écœurement, elle réservait le secret de son intelligence, comme le jaune celui de sa fraîcheur, à ses seuls vrais amis. Et Valentin l'adorait aussi pour ça. Son exceptionnelle soumission dans leurs pratiques sexuelles, au passage, était d'ailleurs peut-être aussi une manière de faire le tri entre ses amants, et de le mettre à l'épreuve. De la même manière qu'elle feignait d'être conne pour dépister ceux qui la prenaient vraiment pour telle, elle feignait peut-être le jouet sexuel pour mâle d'époque avec lui pour voir s'il serait capable de se sortir du cliché. Il fut content de ne jamais avoir complètement joué le jeu. En chemin, ils croisèrent Céline qui marchait dans la direction inverse comme on monte à l'assaut, à grandes enjambées, les plis de la robe relevés au poing et le voile brinquebalant. - Léo vous attend ! elle leur rappela en passant. - Tu vois ? dit Fred. Les choux de Bruxelles… - Bah… Il faudrait les faire passer avec un petit jaune… C'est tout… - Ah bah oui ! Voilà de l'idée ! Mais là on va peut-être juste aller en boire un pour elle, quand même… Parce que je la sens pas tellement d'humeur… Valentin jeta un second regard sur la silhouette qui s'éloignait vers les cuisines. - Oui. Moi non plus…
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7 « Et chaque jour encore on lui voit tout tenter Pour fléchir sa captive, ou pour l’épouvanter » résumait Racine. À l'heure de la conférence, il ne restait qu'une quinzaine de journalistes en salle de rédaction, dont les trois filles que Tourterelle avait rencontrées une heure plus tôt. Elles furent bien surprises, les trois filles, en les voyant entrer l'arme au poing, de découvrir qu'il avait dit la vérité. Les autres aussi. Comme ça se passait presque toujours avec les gens très innocents, ils mirent un certain à obéir et aller se ranger contre le mur du fond. Non par véritable mauvaise volonté, mais seulement parce qu'ils avaient du mal à croire que ce qui leur arrivait était réel. Ceci dit, quand Libellule eut balayé un bureau du bras, fracassé deux ordinateurs et frappé une d'entre eux, ils réalisèrent tout de suite beaucoup mieux. Pour frapper, il avait choisi la plus faible en apparence, comme les lions font dans un troupeau de gazelles. Métaphore du commandant Müller. C'était tombé sur une maigrichonne frisée à l'air enrhumé d'une quarantaine d'années, qui portait un chech mauve et dont le bureau était parsemé de mouchoirs en papiers. Il lui avait frappé la tête trois fois contre sa table. Une fois pour l'assommer, et deux fois de plus pour le spectacle ; pour impressionner. C'était bien aussi un truc qu'on leur avait appris en formation, mais qui n'était pas 60
forcément à utiliser dans tous les cas. Un seul coup, en fait, aurait amplement suffi à terroriser des gens comme eux. Mais Libellule était comme ça. Sans grand sens de la mesure… Enfin ils furent à partir de là, et pour assez longtemps, tous parfaitement obéissants et silencieux. De son côté Grenouille était entré dans le bureau, tout au fond de la salle, où ils savaient que selon ses habitudes, ils trouveraient Michel, devenu depuis longtemps un trop grand patron pour avoir encore le temps de participer aux conférences de rédaction de ce journal qu'il avait pourtant fondé. Grenouille ressortit du bureau avec lui. Il en avait les larmes aux yeux, de sentir le canon du Beretta contre son dos. Il souffrait déjà. Et tout semblait donc toujours devoir se dérouler avec la perfection d'un seul geste, de l'unique trait de pinceau d'un kanji calligraphié. La calligraphie était en effet, de la même manière, alliage paradoxal de la plus grande perfection et de la plus grande imperfection ; de l'extrême pureté d'une volonté, celle du geste, et des accidents imprévisibles de la réalité du papier, de l'encre, du pinceau ; et cette pureté qui se réalisait dans cette impureté était une image assez exacte de la manière dont les choses continuaient à se dérouler pour eux, malgré les deux changements de protocole. À cause du premier, qui résultait de l'erreur de Tourterelle, il y aurait plus de témoins que prévu pour décrire leurs visages, mais la technique des portraits-robots ne marchait jamais, pour retrouver quelqu'un, si ce quelqu'un n'éveillait pas les soupçons d'une autre manière ; et ça, ils pourraient toujours s'en garantir, comme ils l'avaient déjà fait par le passé, en restant enfermés rue d'Elfort le temps que ces éventuels portraits-robots disparaissent des médias. Les mémoires de flics vraiment insistantes n'existaient qu'à la télé. Le second, c'était que Grenouille avait finalement décidé d'emmener 61
Michel aux toilettes de l'étage, et pas sur le toit. C'était là qu'il avait évacué le trac de l'artiste avant d'entrer en scène, par des exercices de respiration et un kata, et le lieu lui avait plus, à cause de son côté extrêmement propre, et du marbre qui le couvrait du sol au plafond. « Très propice au dao », il avait trouvé. Tourterelle et Libellule attendirent donc avec le reste des journalistes qu'il ait terminé. C'est là que ça commença à aller moins bien. D'abord, parce que ça dura trop longtemps, et qu'au bout d'un moment Libellule, qui n'avait aucune patience, finit par laisser Tourterelle tout seul pour aller voir Grenouille. - Ça ne va pas trop lui plaire, que tu l'interrompes encore, avait dit Tourterelle. Parce que déjà, il avait pas mal perturbé ses exercices de respiration et son kata en se moquant bruyamment de la distraction de Tourterelle. Mais Libellule ne lui répondit même pas. Le gros savait qu'en public, Tourterelle ne se permettrait pas de les décrédibiliser en le grondant comme à la maison. Il en avait donc profité pour l'ignorer. Le confort de travail de Grenouille n'était pas la seule raison pour laquelle Tourterelle ne voulait pas que Libellule sorte. Il y avait aussi que lui-même avait toujours du mal à avoir de l'autorité sur les groupes. C'était pourtant un groupe facile, a priori. Aux attitudes, positions des corps, traits du visage, on pouvait deviner qu'une bonne douzaine de journalistes, sur la quinzaine, était du type qu'ils appelaient, à ce stade, le type « brebis ». C'est-à-dire du type qui resterait prostré et soumis, attendant que ça se passe, jusqu'à la fin, tant que rien ne les pousserait à la panique. Deux ou trois seulement étaient peut-être du type « bélier », avec lequel on a parfois des soucis. Quoiqu'en cas de panique, il devienne finalement plus fiable. Ceux-là gardaient relativement leur sang-froid et la tête levée quand 62
on croisait leur regard, et pouvaient même se mettre à parler sans permission, voire devenir revendicatifs. Or il n'y en avait qu'une qui était indubitablement du type « bélier ». C'était la Louve. Dire que c'était le regard d'une louve en cage était une métaphore tentante mais pas exacte. Il n'était pas si directement agressif. Plutôt celui d'une louve romaine. Parce que soudain, ça le frappa : c'était le même regard hautain que celui de Lucrèce, chez Manfrini. Le même mépris chargé de colère froide. Ce n'était pas des choses qu'il était capable de percevoir directement. Pour tout dire, l'expression de la colère lui paraissait toujours surtout ridicule, chez les gens normaux. Mais la ressemblance était frappante, et puis il avait appris à lire les traits du visage dans des manuels de physionomie du XIXe Siècle. Ça avait été un des premiers exercices de rééducation de Maman. Il devinait donc le mépris dans la posture de son buste et la courbe de sa bouche, et la colère dans la contraction frontale. La colère était rare, chez les otages. Mais il arrivait de temps en temps, chez certains individus, que la privation de liberté très fortement ressentie dans ces circonstances ait cette conséquence extrême. Et c'était une chose dont il fallait se méfier, cet extrême du type « bélier ». En dehors d'elle, cependant, ils étaient tous bien brebis. Ce qui n'empêcha pas qu'il se passe moins de deux minutes avant qu'il n'entende ce qu'il n'avait pas envie d'entendre : - Vous… Vous avez l'air plus gentil que les autres. On peut s'asseoir ? Et voilà. - Oh, non ! il avertit, en haussant les sourcils. Non, vous vous trompez… Je ne suis pas gentil non plus… Mais il avait malencontreusement déjà baissé son arme, dans son geste de dénégation, et on lui répondit : - Si, ça se voit… C'est vous qui avez arrêté l'autre… 63
Il en regrettait d'avoir sauvé la maigrichonne au chech mauve. Et c'était toujours comme ça. La dernière fois, il avait dû tirer dans un genou pour se faire comprendre. Une autre prit la parole : - Monsieur… Monique a été opérée de la hanche le mois dernier et elle supporte mal la station debout. Est-ce qu'elle, au moins, peut prendre une chaise ? La Monique en question, que la femme qui s'était adressée à lui avait déjà saisie par le bras, était une grosse dame qui dégoulinait dans un pull à col roulé. Elle s'efforçait visiblement, en effet, de peser davantage sur sa jambe gauche pour soulager la droite. Le temps que Tourterelle hésite, une fille fluette, à lunettes, s'écroulait le long du mur en sanglotant. Un homme à côté d'elle s'accroupit pour lui caresser la tête. - Bon. Asseyez-vous, il concéda à Monique. Ils le prirent pour eux tous, et se laissèrent glisser à terre. Ils en profitèrent même pour se mettre à chuchoter. Mais il ne dit toujours rien. Il commença seulement à avoir hâte que Libellule revienne. On lui proposa bientôt un chewing-gum. Il savait que c'était stupide, qu'il ne devait pas, être trop poli, mais par réflexe, il le fut. Il s'en voulut trop tard. Et en quelques minutes, les chuchotements devinrent des bavardages à voix haute. Au milieu de tout ça, Monique haletait péniblement et sifflait, comme la baleine aux tuyaux bouchés de la chanson. C'était un spectacle qui, en le dégoûtant, rajoutait beaucoup à son malaise déjà grand et il l'aurait bien achevée d'une balle, si ça n'avait pas aussi été contre leurs ordres et leurs principes. Mais son esprit vagabond se dirigea soudain vers une question qui lui semblait plus importante, et l'empêcha de réagir. Qu'est-ce qui faisait que la call-girl de Manfrini, jeudi, lui avait presque donné de la pitié, alors que la grosse Monique, qui souffrait pourtant tellement, elle, pas du tout ?
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Tant pis pour les bavardages. Il le sentait, ça avait encore à voir avec la beauté canonique de l'une et la laideur tout aussi canonique de l'autre. Fallait-il pour autant revenir sur ses idées, et considérer avec Platon et Loris que l'amour était avant tout une aspiration à la beauté canonique ? Non. La justice arithmétique qui provoquait l'amour dans le Roman de la Rose était d'une trop grande simplification allégorique, et même chez Platon, la beauté physique n'était qu'une apparence de beauté ; le plus beau des personnages de Platon, celui que les jeunes et élégants kouroï s'arrachaient, c'était en réalité Socrate, à la laideur physique légendaire. Il n'empêche que Socrate, lui, aimait la beauté canonique, et priait les dieux, à la fin du Phèdre, d'être toujours entouré de « beaux jeunes gens ». Et que plus il regardait Monique souffler, et moins il pensait qu'elle aurait pu susciter son amour. Il fallait donc aussi reconnaître un lien entre la beauté canonique et la beauté intérieure. Que les conventions n'étaient pas forcément absurdes, et que les canons avaient aussi leurs raisons. Que s'il y avait, par exemple, des filles grosses et belles, l'obésité, accompagnée du genre de négligence physique qui affectait Monique (cheveux gras, mal coupés, mollesse déprimée dans le visage) n'était en général pas un signe de santé intérieure, et que c'était pour cette raison que celle de Monique le dégoûtait. Mais aussi que peut-être, discuter dix minutes avec Monique (ou Socrate) l'aurait rendu plus amoureux que discuter dix minutes avec la call-girl. Les conventions qui dirigeaient le premier regard ne duraient que jusque là. Si elles duraient plus longtemps, ce n'était que quand elles se trouvaient confirmées par la beauté intérieure. Dans l'Hippias, Platon cherchait à définir la beauté et n'y parvenait pas, sinon en disant que « les belles choses sont difficiles » et qu'est beau ce qui produit le bien. Difficiles pour les vieux sophistes, mais apparemment faciles pour les « beaux jeunes gens ». Non pas parce que, finalement, seuls les canons comptaient, 65
que le monde gagnait contre les idées, mais parce qu'il y avait une évidente sagesse de la jeunesse chez les beaux jeunes gens qui venaient à la rencontre de Socrate, dans les dialogues. À quoi reconnaissait-on ces beaux jeunes gens ? Avant tout à leur docilité, à leur ouverture d'esprit, au fait que d'emblée ils acceptaient la leçon essentielle du « je sais que je ne sais rien » qui est toute la sagesse socratique. J'ai la beauté facile et c'est heureux, disait un autre poète. Il ne savait plus qui. Ça lui arrivait quand même de temps en temps. Mais de plus en plus, Tourterelle était donc convaincu que l'amour dérivait de la capacité à apercevoir ces reflets du bien. De cette innocence fondamentale qu'on appelait « âme » en religion. De ce qui faisait, paraissait-il, le charme des enfants. Et Julie, dont la beauté canonique avait cessé d'avoir un effet sur lui depuis longtemps, pour être remplacée par un tel reflet, celui qui l'avait ébloui jeudi, l'en avait convaincu plus que jamais. Grenouille et Libellule étaient complètement incapables de voir ces reflets, lui ne l'était que rarement. C'était la différence entre eux et les gens normaux. Les gens normaux, par un cynisme bizarre, répétaient sans cesse que la haine est universelle, et que l'homme est un loup pour l'homme. Qu'ils pensaient comme Libellule. Mais lui savait que c'était faux. Qu'en réalité, et sans effort particulier, contrairement à ce que répétait aussi la religion, ils s'aimaient tous les uns les autres à un point incroyable. Un des journalistes lui en fit d'ailleurs la démonstration pas plus tard que tout de suite. Un grand maigrichon à cheveux longs, dans le genre geek, qui portait un T-shirt noir sur lequel le monstre écorché bien connu des Iron Maiden jaillissait d'une tombe brisée, un bazooka dans les bras, au-dessus de l'inscription « Kill'em all ! ». En lettres de sang, l'inscription. Et pourtant ce fut lui qui dit, avec un chevrotement héroïque dans la voix : 66
- Vous voyez bien qu'elle va vraiment mal… Soyez humain ! Laissez-moi au moins aller lui chercher de l'eau ! Ça blessa Tourterelle, ce « soyez humain ». Le geek avait touché juste à un point qu'il ne pouvait pas soupçonner. Mais il n'avait déjà que trop cédé et il était plutôt temps de raffermir sa position. Il répondit : - Non, non… personne ne bouge. La preuve qu'il avait déjà trop cédé, c'est que le geek ne tint aucun compte de sa réponse. Il lui dit qu'il y en avait dans le tiroir de son bureau, de l'eau, et s'y dirigea sans demander plus d'autorisation. Tourterelle soupira donc, et résigné, dit : - Si tu fais trop de bruit, après, je vise la tête. Même chose pour les autres. Trop de bruit, la tête. Vous vous en souviendrez ? Puis il lui tira dans le genou. Les autres poussèrent aussitôt le cri de frayeur et de compassion attendu, chose aussi très fascinante pour Tourterelle. Mais comme ils l'avaient entendu, et qu'il gardait le geek en joue, ce fut bref et relativement faible. Il avait un bon silencieux, et on était en ville. Il savait d'expérience combien de temps et combien il fallait hurler fort, dans un immeuble urbain, avant que quelqu'un n'envisage de se déplacer pour venir voir. Il leur dit de faire un pansement avec des vêtements, alla chercher l'eau dans le tiroir, la leur jeta et reprit sa place. Dans ce dernier mouvement, il passa tout près de la Louve, et se sentit obligé de lui dire quelque chose. Ce fut assez stupide. Il lui demanda : - Je n'ai plus l'air gentil, hein ? Mais elle le ramena aussitôt sur Terre : - Ah, mais j'ai jamais dit que t'avais l'air gentil, moi… C'est clairement pas le mot, pour moi… - Ah ? Ce serait quoi ? 67
- Je sais pas… Tocard ? Ça effraya pas mal les autres autour, cette insulte, et ils s'en émurent à voix haute. Mais elle leur répondit : - Ben si, ça se voit… Après quoi leur échange s'arrêta, parce que Libellule revenait enfin. Lui et Grenouille avaient quand même dû entendre le coup de feu, depuis les toilettes. Il s'exclama : - Je le savais ! T'en as saigné un ! Il alla directement plonger son doigt dans la flaque de sang. Il s'en saisit une boule du plus épais entre le pouce et l'index, puis il montra à Tourterelle comme ça collait bien, content. Il aimait le sang, Libellule. Tout ce qui était organique en général, mais le sang en particulier. Il était capable d'expliquer tout un tas de choses sur le système sanguin, les hémorragies, les particularités chimiques et la richesse fabuleuse, presque intelligente, du sang. Le sang portait la mémoire génétique et le système sanguin réagissait de manière autonome. Rien que ça, ça en faisait presque un second animal à l'intérieur du premier, il s'émerveillait souvent. Mais pour l'heure, sa tête n'en était pas à la physiologie. Elle en était à l'enthousiasme du mouvement, et de l'action. - Qu'est-ce qui s'est passé ? - Il a désobéi… - Encore ! - Euh, oui… mais t'es pas obligé de le dire, ça… Libellule ne répondit rien. Il fit seulement le tour de la pièce pour aller voir le blessé, devant lequel il resta un moment immobile, comme devant une curiosité. Une demi-minute passa, et le regard de Tourterelle se détourna pour se concentrer sur les autres, et sur la Louve en 68
particulier, qui ne lui rendit pourtant pas ses sourires. Là-bas, Libellule s'était penché vers le geek au genou explosé, qui se remit à gémir. Doucement d'abord, puis soudain très fort. Et une bonne moitié du groupe avec lui. - Oh, c'est pas vrai… dit Tourterelle, tournant la tête. Arrête… - Quoi ? - De jouer… Me prends pas pour un con. C'est pas parce que vous êtes cachés derrière le bureau… Enlève ton pied de sa blessure et tes mains de sa bouche. Libellule obéit, et se retourna vers les autres, dont il contempla un instant le reste de terreur, amusé. Puis il leur expliqua : - Moi, ça me fait rien, à moi… Il y eut ensuite encore cinq bonnes minutes silencieuses, pendant lesquelles Libellule se contenta de faire les cent pas. Et puis soudain il dit : - C'est pas juste, en fait… Et après deux secondes de fausse réflexion, il ajouta : - J'étais pas là… Et moi je dis que ce qui serait juste, du coup, ce serait que moi aussi j'aie droit d'en taper un peu un, non ? - Non. - Pourquoi ? - Parce que c'est pas nécessaire. Mais tu le sais très bien… - Alors que toi, comme par hasard, c'était nécessaire ? - Ben… Oui… Comme je viens de te le dire, il a désobéi… - Mais pourquoi ? - Comment ça, pourquoi ? - À mon avis, c'est plutôt que t'as encore fait une erreur stupide. Dans le genre poli, je te connais… J'ai pas raison ? Tourterelle soupira. - Peu importe, en fait. - Et du coup… pourquoi que moi, j'aurais pas le droit de faire une 69
bêtise aussi, en fait ? - Parce que j'ai pas eu le droit non plus… C'était pas fait exprès… - Mouais… Il réfléchit. - En plus, un ou deux, on se ferait pas beaucoup plus engueuler… Et puis c'est que des bobos de journalistes bien-pensants… -Des « bobos de journalistes bien-pensants » ? Mais elle sort d'où, cette expression ? C'est à la télé, que tu as entendu ça ? - Je sais pas... - Enfin, qu'ils le soient ou pas, ça fait de toute façon pas partie des ordres, tant qu'ils sont sages… Et tu le sais très bien… Libellule réfléchit encore. - Et celle-là ? Elle est pas terrorisée, celle-là, regarde… Elle me regarde droit dans les yeux… Pourtant ça aussi, c'est les ordres. On doit les terroriser pour qu'ils se tiennent tranquilles, pas vrai ? C'était de la Louve qu'il parlait. Et en effet, elle ne baissait toujours pas les yeux. - Oui enfin elle est tranquille quand même, pour l'instant… - Oui mais elle est pas terrorisée… - Non, mais elle est tranquille, et c'est moi qui décide. - Et voilà… Tout de suite, l'autorité… Tu vois que c'est de la connerie, votre truc de confiance. Vous me faites toujours pas confiance… - Bah oui, mais… Est-ce que tu en es digne, aussi ? Qu'est-ce que tu es en train d'essayer de faire, là, précisément, maintenant ? Tu crois que ça donne envie d'avoir confiance ? Tiens, Monsieur, vous auriez confiance en lui, vous ? - Euh… Non… - C'est un peu facile… Tu le terrorises… Bien sûr qu'il est d'accord avec toi… - Ah… Oui, c'est vrai… Mon argument de l'autre jour… Je l'aurai cherché, c'est de bonne guerre… Mais t'es pas en train de chercher 70
une excuse pour en taper un gratuitement, là ? C'est pas ce que tu es en train de faire ? Le visage de Libellule se ferma dans la bougonnerie, pour toute réponse. Puis il saisit une enveloppe sur un bureau et dit : - La moitié, c'est des juifs en plus… Regarde. Sandra Cohen… C'est qui, Sandra Cohen ? C'est laquelle ? Et voilà… Personne veut le dire, t'as vu ? - Non mais on s'en fout, surtout ! Des juifs… Il va vraiment falloir qu'on fasse quelque chose, pour la télé… C'est pas bon du tout, ça… Ça va pas t'aider… C'est pas du tout un truc qui rapproche de la sensibilité, le nazisme, tu sais ? - C'est pas parce qu'on n'est pas sioniste qu'on est nazi… Et n'empêche que vous avez pas confiance… - Ni parce qu'on est juif qu'on est sioniste. Ou même l'inverse. Mais ce que je veux dire, surtout, c'est que si la télé commence à te donner des idées pour excuser toutes tes envies, on est pas près de te faire confiance, non… Libellule appuya alors ses fesses sur une table, et s'immobilisa, la mine renfrognée et la bouche entrouverte. Et il dit : - Ça va, j'ai compris… « Douleur profonde et concentrée d'une âme sensible. » Gravure d'après Holbein, dans Lavater, tome 3, chapitre IV. Est-ce que Libellule avait assez potassé son Lavater pour la feindre d'une manière aussi crédible ? Peu probable. C'était sans doute sincère. Une chose rare, chez Libellule. Mais il était vraisemblable que le besoin de confiance dépassait, en ce moment précis, la curiosité biologique, chez lui. Assez du moins pour que l'honnêteté très travaillée de Tourterelle le décide à mettre ce moment à profit, et à changer soudain d'avis. - Tu as compris ? - Oui… - Alors tu sais quoi ? Je vais te croire. Et te laisser un moment tout 71
seul avec eux. L'éclairement du visage de Libellule, sous le coup de la surprise, fut à la mesure du frisson simultané qui parcourut les otages. - Moi aussi je vais aller voir où on en est, aux toilettes, et tu vas me prouver qu'on peut, te faire confiance… Ça marche ? - Oui ! - Mais tu ne vas blesser personne, pour le plaisir d'observer des organes, ou je ne sais quoi, avec une excuse bidon. Ni taper, ni tirer, ni faire quoi que ce soit pour l'expérience, que je pourrais te reprocher, même si ça ne fait pas de marques… On est d'accord ? - Oui oui… Les signes trop appuyés de son contentement, de sa hâte, étaient ambigus. Soient ils voulaient dire que Tourterelle avait pris la bonne décision, soit tout le contraire. Mais il voulait voir ce que Grenouille faisait, aux toilettes, et qui méritait sûrement le coup d’œil. Alors il dit aux otages, sans trop bien se rendre compte de ce que ça avait d'absurde : - Vous me le surveillez ? Puis il sortit. « Tocard »... C'était un mot qu'il n'employait pas, personnellement. Il se demandait pourquoi, et ne voyait pas très bien non plus comment il aurait pu s'adapter à la situation. Il continuait aussi à se demander s'ils s'étaient déjà rencontrés ou non. Parce que vraiment, elle lui disait quelque chose, c'était pas possible.
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8 Things fall apart Deux chérubins à gros rubans, leurs visages poupons émergeant tout juste du nuage de mousseline qui les transportait, avaient couru vers Céline. C'était les jumelles ses filleules, qui lui avaient dit : - Marraine ! Marraine ! il y a la dame de la cantine elle veut te voir ! Camille, la plus sage et posée des deux, s'était dressée les mains dans le dos comme pour une récitation, et elle avait ajouté : - Elle a dit de dire que c'est pour la fin-du-repas-le-champagne… Après quoi Céline avait froncé les sourcils, relevé les bords de sa robe à deux poings, et était partie sans même répondre aux deux anges. C'était là qu'elle était passée devant Fred et Valentin. Mme Doucet avait un ami vigneron. « Ami » est peut-être un mot un peu fort pour parler de quelqu'un qu'on a vu cinq fois dans sa vie, mais Mme Doucet avait de toute façon peu d'amis qu'elle voyait souvent, à l'exception des quelques employés qui acceptaient, un peu par flagornerie, un peu par une bêtise profonde qui la leur rendait supportable, l'aventure d'aller passer tous leurs dimanches avec elle. Ces aventuriers, qui méritent une parenthèse, déjeunaient donc avec elle tous les dimanches, dans des petites brasseries qui changeaient à chaque fois et qu'ils évaluaient en connaisseurs. Puis ils digéraient longuement dans la campagne, les musées ou les églises alentour. Parmi eux, il y avait par exemple Shivaji Sethna, qui travaillait avec Céline à la comptabilité. Shivaji rêvait d'avancement et d'un plus gros salaire, depuis longtemps, voire depuis toujours, et pour toujours sans doute. Shivaji ne comprenait pas pourquoi cet 73
avancement ne venait pas, comme il ne comprenait pas pourquoi il était toujours célibataire. C'était tout simplement qu'il se dégageait de lui, de ses chemises bien repassées, de sa conversation futile, toujours un peu en-dessous du niveau des banalités des journaux, un ennui si profond qu'il déprimait, mais que personne n'osait le lui dire. Shivaji avait donc des rêves à la fois modestes et impossibles, et il était serviable et enjoué, rampant et cajoleur, avec la patronne, comme seul quelqu'un qui sort d'une société de castes peut oser l'être. Dans le même genre, il y avait aussi Moïse Mokassa. Moïse avait connu l'avancement, lui, et tirait de son nouveau poste de responsable de l'entretien toute la fierté et l'orgueil dont un témoin de Jéhovah était capable. C'est-à-dire très peu. Moïse, à la cantine, lisait La Tour de Garde avec ostentation, dans l'espoir évident que quelqu'un vienne lui en parler, poser des questions ; que ça le rende intéressant. Mais ça n'arrivait jamais. Ces amitiés obséquieuses avec des esprits un peu branques donnaient à Mme Doucet le sentiment qu'elle était très tolérante, ce qui les rendait finalement assez fortes. Mais elle se rendait quand même aussi un peu compte qu'elle méprisait au fond ce qui n'était qu'une cour, et que ce n'était donc pas les amitiés qu'elle estimait le plus. Que les amitiés vraiment estimables, c'était plutôt celles qu'on vouait à des gens qu'on admirait suffisamment pour les considérer comme ses égaux. Ces amitiés-là étaient beaucoup plus rares, dans la vie de la patronne ; et elles concernaient souvent des gens avec qui elle n'avait en fait plus beaucoup de relations depuis longtemps ; les protagonistes de souvenirs anciens, associés aux rares moments très heureux de sa vie. Mais il y en avait quand même quelques-unes, et celle du vigneron en faisait partie. Autant parce qu'il était vigneron en Champagne, ce qui lui semblait une preuve de bon goût certaine, dans la manière de s'assurer un niveau de bourgeoisie estimable, que parce que leur amitié datait de la dernière fois où elle avait eu un 74
amant. L'histoire d'amour s'était finalement très mal terminée, mais restait quand même indissolublement liée, dans sa partie la plus heureuse, à la courtoisie du vigneron, à sa salle à manger pleine de trophées de chasse, à l'Éden des coteaux striés à l'infini sur lesquels donnait sa véranda, et à son vin, le Tanson Noir. C'était en effet dans les tout débuts de leur relation que les amoureux avaient passé un week-end de folie complètement gratuit, dans la chambre d'hôtes de son énorme propriété. Il les y avait sans doute surtout invités parce qu'il avait dû flairer la grosse cliente potentielle, quand ils s'étaient rencontrés dans une foire aux vins quelques semaines plus tôt. Mais ça n'empêchait pas Mme Doucet de toujours le considérer pour cette raison comme un de ses meilleurs amis, et de défendre assez systématiquement, face à ses clients, son champagne comme le meilleur du monde, pour un prix qu'elle trouvait convenable jusqu'au paradoxe. Léo et Céline, eux, n'avaient pas les mêmes souvenirs sexuels et donc trouvé le Tanson Noir plutôt commun au goût et cher au prix. D'autant plus que Léo s'y connaissait assez bien. Comme beaucoup de musiciens, il était passé par des périodes de chômage assez longues et la loi l'avait obligé à faire des stages de formation un peu incongrus, dont un en œnologie. Il avait donc trouvé un autre champagne tout seul, chez un caviste que Mme Doucet ne connaissait pas. Mme Doucet leur avait dit de se méfier d'un caviste inconnu, et les avait invités à prendre le temps de réfléchir, à chaque fois que Céline lui en avait parlé. Mais si le caviste était inconnu pour Mme Doucet, il ne l'était pas pour Léo, et deux semaines avant le mariage, comme Céline commençait à trouver qu'ils avaient assez réfléchi, et comme Mme Doucet ne faisait toujours rien, elle avait elle-même passé la commande, dont elle avait directement fait signer 75
le bon par le chef comptable. Les caisses avaient été réceptionnées le surlendemain et elle avait à partir de ce moment-là considéré la situation comme réglée. Elle avait vaguement entendu dire que ça avait mis la patronne en colère, mais ça lui importait peu. Ils étaient quand même libres de choisir leur champagne… Côté traiteur, la préparation du mariage était terminée depuis une bonne semaine déjà, et avec elle leurs entrevues aux comptages et aux bavardages interminables. À vrai dire, elle ne les supportait tellement plus, ces conversations, qu'elle avait pris le réflexe de toujours trouver quelque chose de très important à faire dans son travail, quand Mme Doucet l'invitait à passer dans son bureau ces derniers temps, que quand elle lui avait redemandé de venir la voir pour le champagne en la croisant dans le couloir, mardi, elle l'avait oublié dans le quart d'heure suivant, et été très contente qu'elle n'insiste pas les jours suivants, et que quand jeudi elle avait trouvé une note sur son bureau répétant une dernière fois la convocation, elle l'avait tout simplement ignorée. Le champagne était au stock, le mariage pour le surlendemain, et elle avait autre chose à faire. Elle s'était dit : ça suffit, maintenant… À la fin de la vérification des plans de tables tout à l'heure, et par une étrange insistance que Céline avait attribuée à son habituelle confusion mentale, Mme Doucet lui avait pourtant refait le coup d'en parler. Elle avait dit : - Bon, vous avez besoin d'être un peu libre maintenant, je ne vais pas retenir la mariée plus longtemps. Mais passez quand même me voir le plus vite possible en cuisine. J'ai encore une proposition à vous faire, pour le champagne. Parce que ce n'est toujours pas résolu, cette histoire… hein ? Céline avait dit « oui oui » et n'y était pas allée ; « pas résolue » ? N'importe quoi… Mais voilà qu'elle lui avait encore 76
envoyé les jumelles pour ça. Et que ça lui avait bizarrement remis la boule au ventre, soudain. Elle s'était donc ruée en cuisine, pour en avoir le cœur net. Elle y retrouva une Mme Doucet placide, au milieu de l'agitation du plein coup de feu. Alignant des plateaux sur une table, avec les gestes lents de qui n'a que des ordres à donner, tout à fait comme si elle avait déjà oublié lui avoir envoyé les jumelles. Mais elle lui dit quand même : - Ah, Céline… Et comme sa tranquillité avait quelque chose de tellement bizarre, au millieu des commis qui couraient dans tous les sens, quelque chose qui donnait comme l'impression qu'elle préparait une sorte de mauvais coup, ça durcit encore la boule que Céline avait au ventre. - Vous vouliez me voir pour le champagne ? - Oui… À la fin du repas… Vous avez décidé de faire sans, finalement ? C'est bien ça ? Céline resta une seconde interloquée. - Ben… Non… On a le Fourmet-Héry… - Ah, mais non… Il a été renvoyé... - Comment ça ? - Le bon de commande n'avait pas ma signature… On n'accepte pas une commande sans ma signature… - Mais… Il a été signé par M. Ben Jelloun… - M. Bingéloule vient d'arriver dans l'entreprise, il n'a pas encore ma délégation de signature… - Mais alors, pourquoi il a signé ? - Ah ça, vous le verrez avec lui… mais c'était une erreur. La preuve, c'est que ça a été renvoyé… C'était une chose à laquelle Céline n'aurait jamais pensé, ce détail administratif. Mais ce qui était sûr, c'était que c'était de 77
l'évidente malveillance, cette fois ! Ou pas ? Bien sûr que si… Et Céline osa le lui reprocher : - Et… Et c'est maintenant que vous me le dites ? Mais le regard de Mme Doucet, aussitôt, se durcit comme un diamant. Et Céline sentit alors, avant même qu'elle lui réponde, combien elle était dans son tort. Parce que l'argument était évident… - Oh, Céline, vous êtes un peu… gonflée ! C'est de votre faute, aussi, non? Vous n'avez pas voulu me répondre, toute cette semaine… - Mais... on avait décidé… - Vous avez une drôle de manière de comprendre les choses… Qu'est-ce que je vous ai dit, sinon d'attendre? Mardi, quand je vous ai croisée par hasard dans le couloir et que je vous ai conseillé de venir me voir à ce sujet : vous n'avez pas répondu... Jeudi, je vous ai laissé une note et vous n'en avez pas tenu compte. Et tout à l'heure encore, je vous l'ai rappelé : mais vous arrivez seulement maintenant! Je ne vais quand même pas passer ma vie à vous courir après! Enfin heureusement, j'ai apporté un peu de mousseux, au cas où… Vous ne trouverez pas ça trop cher, au moins… Enfin j'espère… Parce qu'avec vous… Mais bon… Du mousseux… C'était nul ! Ça faisait radin, carrément ! Mais Céline, accablée sous l'évidence de son propre tort, restait figée. - Mais bon… J'ai l'habitude, maintenant… Et ce n'est pas le seul problème… Vous n'avez pas oublié autre chose ? Céline attendit la suite, qui ne vint pas. Mme Doucet attendait qu'elle trouve elle-même. Ça aussi, c'était habituel. En bonne mère d'entreprise, Mme Doucet s'efforçait toujours d'être pédagogue avec ses employés, et ça marchait donc toujours comme ça. Si Şeyma par exemple, la femme de ménage qui s’occupait de son bureau, oubliait de vider le filtre à café de la veille, plutôt que de le vider elle-même, plutôt même que de lui demander de le vider, elle la convoquait et se limitait à lui dire : 78
- Vous avez oublié quelque chose, Şeyma… Şeyma pouvait alors passer une demi-heure à chercher ce qui n’allait pas et à refaire le ménage du bureau en entier. Mais Şeyma n’oubliait pas le filtre à café les fois suivantes, de cette manière. Le truc, c'était que Céline doutait très fort qu'il y ait une fois suivante, dans la situation actuelle. - Non, enfin… Je ne crois pas… Elle se demanda si elle allait aussi devoir faire une vérification de stock. Et puis Mme Doucet l'aiguilla. - Le pâtissier, tout est réglé ? Plusieurs fois depuis deux jours, Mme Doucet lui avait dit d'appeler le pâtissier pour confirmer. Ça lui avait semblé assez inutile : elle s'était occupée de la commande toute seule, depuis longtemps, et le pâtissier n'avait pas demandé cette confirmation. Comme en sus, elle était occupée à recevoir les deux familles au fur et à mesure qu'elles arrivaient, et à les installer dans les gîtes, elle ne s'en était pas inquiétée. Mais quinze minutes plus tard, tandis que Léo était occupé, avec Fred, Valoche et le cousin Jojo, à essayer de faire tenir des petites cuillers à verrine en équilibre sur le bout de leurs nez le plus longtemps possible – celui qui perdait buvait – ils la virent accourir échevelée, presque hagarde, et répétant : - C'est l'horreur ! C'est l'horreur ! La cuiller de Léo tomba, et il eut un grognement irrité, parce que c'était la troisième fois qu'il perdait. Le cousin Jojo poussa un Ha! Ha ! satisfait. - C'est l'horreur ! répéta Céline. On n'a pas de champagne… On n'a pas de gâteau… Comme il lui prêtait enfin attention, elle lui expliqua le coup de la délégation de signature et du champagne. Pour le gâteau, Mme 79
Doucet avait elle-même demandé au pâtissier, il y avait plusieurs semaines, d'attendre la confirmation. Céline avait d'abord trouvé le coup bien tordu et plein de volonté de nuire, mais un commis de cuisine à qui elle en avait parlé lui avait dit que c'était toujours comme ça, quand ils s'associaient à des intervenants extérieurs, et en se demandant pourquoi Mme Doucet ne lui avait pas dit qu'il fallait absolument le rappeler, elle s'était rendu compte qu'en fait, elle le lui avait dit. C'était ce qu'elle n'avait pas arrêté de lui répéter depuis deux jours : « c'est comme ça qu'on fait toujours, rappelez le pâtissier. » Seulement Céline avait mésinterprété ces phrases-là en les rangeant parmi ses délires de vérifications inutiles, et n'avait pas cherché à comprendre. En résumé, c'était donc encore de sa faute à elle. - Ah… dit Léo. Bon, puisqu'on y est, j'ai une autre mauvaise nouvelle… On n'aura pas de musique non plus. - Hein ? - Ben oui… L'ampli de la sono a explosé, à cause d'un court-jus dans la prise, et le DJ ne peut rien faire. - Rien ? - Il a dit : je peux chanter a cappella, si vous voulez. Céline s'écroula alors sur une chaise avec la brutalité d'une marionnette dont on a coupé les fils, et pour se défouler, se mit à haïr Léo. Il s'en foutait finalement, de leur mariage. Lui et tous ses copains. Ils s'en foutaient… Mme Doucet aimait de temps en temps travailler de ses mains, et même se salir, parce que ça renforçait son idée qu'elle ne méprisait personne, qu'elle était proche du peuple. La veille, dans un moment d'ennui, et avant l'arrivée de son équipe (elle seule avait pris le train), elle avait donc décidé de passer elle-même l'aspirateur. Elle avait utilisé la prise en question, déjà vétuste et branlante. Elle avait eu du mal à débrancher, ensuite, et un peu forcé l'arrachage. Ce que 80
personne ne savait, pas même elle, et que personne ne saurait jamais, c'était que la violence de cet arrachage était ce qui avait précisément mis les trois fils de la prise dans la position exacte qui, sans créer encore de court-circuit, le provoquerait immédiatement à la prochaine tentative d'utilisation. On ne pouvait évidemment pas le lui reprocher… Penser que la méchanceté est capable de donner des ordres au hasard serait complètement délirant… Mais c'est vrai. Et du coup, ça méritait d'être raconté.
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9 « L'officier, toujours agenouillé devant sa compagne, tendit la tasse d'un noir profond. Sans prétendre l'avoir, à la lettre, vu, j'eus du moins la sensation nette, comme si cela se fût déroulé sous mes yeux, du lait blanc et tiède giclant dans le thé dont l'écume verdâtre emplissait la tasse sombre — s'y apaisant bientôt en ne laissant plus traîner à la surface que de petites taches —, de la face tranquille du breuvage troublé par la mousse laiteuse. L'homme éleva la tasse et but jusqu'à la dernière goutte cet étrange thé. La femme replaça ses seins dans le kimono. » …a écrit un Japonais (forcément). 82
À l'entrée des toilettes, il y avait une masse brunâtre, ridée, poilue, qui répandait trois liquides différents sur le marbre, comme trois petits fleuves amoureusement entremêlés. L'un rose, l'autre rouge, et le dernier plus courtaud, épais et noir. Grenouille lui lança un regard de grande exaspération. - Je sais, je sais… dit Tourterelle. « J'interromps le geste. » Et si tu es en retard, c'est parce qu'on t'a déjà interrompu tout à l'heure. Mais on n'a quand même pas tout notre temps, tu sais ? Michel, les yeux grand ouverts, ou plutôt l’œil, parce qu'il en manquait un, à la place duquel un cratère noir vomissait doucement une sorte de ragoût, était attaché à une chaise pliante légère et derrière lui, le mur n'était qu'une seule baie vitrée qui laissait apercevoir, sous des nuages de plomb, le zinc des toits du quartier luisant fort sous un soleil d'après averse. C'était assez grandiose, effectivement. Mais Michel et les grands jets de sang qui dessinaient sur les dalles très blanches, avec une fureur abstraite, les longs poèmes rouges d'une écriture comme inventée pour eux, donnaient quand même à Tourterelle la légère nausée que provoquaient en lui toutes les boucheries, ces derniers temps. - Bon, j'ai presque fini, de toute façon… Michel sifflait fort aussi ; de ce sifflement caractéristique et désagréable qui était dû au spray paralysant avec lequel Grenouille commençait toujours par asperger leurs cordes vocales. Attiré par le paysage des toits, Tourterelle le contourna pour aller jusqu'à la baie vitrée, et puis en se retournant, décida de rester là, derrière lui, appuyé le rebord de la rangée de lavabos. Il venait de s'apercevoir que de là, il voyait très bien l'avant de Michel dans un grand miroir qui faisait toute la largeur du fond, près de la porte, et que cette distance atténuait juste ce qu'il fallait de la nausée pour 83
pouvoir malgré elle apprécier l’œuvre dans son ensemble. - Michel est excellent, continua Grenouille. Il dure bien… - Oui, c'est à se demander comment il peut être encore vivant… - Et conscient ! renchérit Grenouille, non sans fierté. Michel avait en effet l'air d'avoir déjà perdu beaucoup trop de sang pour que cette conscience soit tout à fait normale. Très penché sur la gauche, comme si son corps était déséquilibré par la perte de son avant-bras droit, assez nettement scié, et la braguette ouverte et sanglante – Tourterelle comprit à ce moment ce qu'était la masse brunâtre de l'entrée – il baignait dans une mare qui n'avait pas l'air de venir d'un seul corps. - C'est, comme toujours, une question d'équilibre et de volonté. Comme de marcher au bord d'une falaise. C'est facile, à condition qu'on croie en la facilité. Si on n'hésite pas… Je suis cette absence d'hésitation… Mais c'est aussi que Michel est très courageux. Il a cette musique en lui qui donne forme au corps, tu comprends ? Qui le fait danser… Comme toujours, quand Grenouille allait un peu trop loin dans les métaphores orientales en agitant ses doigts comme s'il saupoudrait son élégance, Tourterelle ne répondit rien. Lui n'y croyait pas tant. Il était forcé d'admirer le résultat : la sévère pureté de l’œuvre, l'impeccabilité des projections de sang comme du démembrement, qui avaient bien l'air, et conformément aux théories de Grenouille, d'être les reflets d'une sorte de propreté et d'absolu dans la souffrance aussi, probablement aussi intense qu'elle pouvait l'être. Mais cette recherche de perfection lui semblait parfois trop nier tout un pan de la réalité, et même de l'Art. Le brouillon, la saleté, l'erreur, la faiblesse, tout ce que Grenouille rejetait, pouvait sembler essentiel à d'autres ; et même plus riche. Ovide avait consacré sa première élégie à dire qu'Apollon n'était plus maître de sa lyre, et il avait une postérité de vingt siècles. 84
- Et pour finir, nous allons rire, dit Grenouille à Michel, une tenaille à la main. Quoique peut-être, se dit encore Tourterelle, il était aussi un peu injuste avec Grenouille. Qu'il aurait seulement voulu qu'en frères parfaits il prennent le même chemin, lisent les mêmes choses, pensent semblablement, et que ce qui lui apparaissait comme des lacunes dans la pensée de Grenouille n'était qu'un angle de vue différent, mais tout aussi complet. Cette idée de rire, par exemple, qui le surprit, montrait encore une fois que son univers était plus riche qu'il ne le croyait. Aussi riche que n'importe quel autre, pourquoi pas. Grenouille continua : - Tu n'y crois pas ? Mais ce n'est que parce que le rire est champion de cache-cache, comme dit un vieux conte chinois… Question de point de vue… Si j'étais, comme dans le conte, le roi des oiseaux, par exemple, je trouverais sûrement toutes ces petites pierres carrées, que tu n'as pas l'esprit d'avaler ni de cracher, très amusantes… Et voilà ! Puis il rit, d'une voix subitement forte et nasillarde et d'un rire surjoué, très bizarre : - Hi hi hi ! Michel avait en tout cas tout de suite compris de quoi il voulait parler, et l'œil vivant de son reflet, dans le miroir du fond, s'était rallumé d'une sorte d'horreur glacée, les commissures des lèvres anormalement tendues vers le bas. Il retrouva des forces pour se tordre sur sa chaise avec un râle sourd et au recul de sa tête, Tourterelle vit les bourrelets de sa nuque, déjà mouillés de sueur, se pincer comme des lèvres pour absorber un grain de beauté qu'il avait là, derrière le cou. Quand Grenouille lui eut mis la tenaille dans la bouche, l'extrême tension de la douleur donna l'impression que le pli mâchait carrément le grain de beauté, concomitamment au bruit qui venait de sa bouche ; un bruit sec de pierres qui cassent, effectivement. Puis il réapparut, puis fut quatre autres fois mâché encore, toujours avec ce bruit. 85
Tourterelle remarqua ensuite (quand jetées d'une seule fois sur le marbre, les dents sautillèrent avec un crépitement gai, pour aller se ranger le long d'une coulure épaisse et noire, et quand deux d'entre elles sautèrent par-dessus la coulure, déviant l'alignement, étoiles rebelles dans la constellation, une un peu, l'autre beaucoup) combien tout était encore une fois jusqu'à ces moindres détails étonnament composé, plein de justesse, et remarquable d'exactitude et de perfection. Est-ce que Grenouille avait consciemment arraché cinq dents plutôt que quatre ou six, dans ce but ? C'était ce que Tourterelle ne comprenait pas, dans la manière dont ça marchait. Mais encore une fois, indéniablement, la perfection était là. - À toi de rire, maintenant, dit enfin Grenouille à Michel. Michel n'avait en fait plus trop l'air en condition pour ça. Le sang et la bave lui coulaient de la bouche et il ne bougeait presque plus. On le sentait très près de la fin. Mais Grenouille, sans se démonter, se dévêtit, et, une fois en slip, se mit à trottiner d'une manière très particulière, sans presque décoller les talons du sol, pour aller prendre parmi ses instruments alignés au bord des lavabos son poinçon « pomme de pin », un truc très particulier, à pointe conique, garnie d'écailles qui arrachaient les chairs, comme un harpon, un truc qu'il avait fait venir du Cambodge et qu'il tint d'une manière tout aussi particulière, en revenant vers Michel. Très raide, les doigts des deux mains tendus face à sa poitrine, et le manche seulement maintenu à la verticale par ses pouces contre ses paumes. - Ah-iiii ! il cria ensuite. Et tout en faisant des flexions, il éleva le poinçon au-dessus de sa tête, entre ses paumes jointes. Tourterelle reconnut à ce moment les chorégraphies codifiées du Kyôgen, auquel Grenouille s'était beaucoup intéressé ces derniers temps, et qu'il avait plusieurs fois pratiqué devant eux dans le salon, rue d'Elfort. Le Kyôgen est la version comique du Nô. C'était déjà ça, 86
ce rire strident qu'il avait eu tout à l'heure… Tourterelle venait de le comprendre. Mais Michel ne riait toujours pas pour autant. - Je ne suis pas sûr que ce soit possible… - Quoi donc ? - Qu'il rie. C'est bien le but ? - Oui, oui… Attends. Regarde. Grenouille fit alors un tour sur lui-même, et envoya son poinçon d'un geste à revers entre les côtes de Michel. L’espèce de respiration hachée et les convulsions que ça provoqua chez Michel, quand il retira le poinçon, furent surprenantes ; presque un rire en effet. - Ça, c'est la première voie. Le premier point, si tu préfères. Il y en aura dix-sept, qui utiliseront tous un ressort comique différent. Huit au couteau, neuf au poinçon. Le deuxième, tout de suite, ça va être de lui ouvrir la main qui reste jusqu'à la jointure des os palmaires. Une sorte de caricature des doigts, de comique par exagération si tu veux… Alors évidemment, je devine tes doutes… Ça peut paraître un peu artificiel, pour l'instant. Mais tu vas voir… Ce qui devrait être fascinant, en principe, c'est comment, au fur et à mesure, l'âme se mettra au diapason du corps, et comment le rire se fera de plus en plus vrai… - Tu voudrais le rendre fou, à la fin ? C'est ça ? - Si l'extrême conscience du tragique doit être appelée folie… C'est une bonne question, en fait. Mais une question théorique. Et ce n'est pas à l'art d'y répondre lui-même… Bien. Mais est-ce qu'ils avaient vraiment le temps encore, pour dix-sept coups portés avec cette lenteur ? - Il faudrait quand même qu'on accélère un peu… - Comme je te l'ai dit mille fois, le geste est hors du temps… Il doit se confondre avec la volonté, et vouloir est hors du temps… Je te rappelle aussi qu'on a décidé que je ferais comme je voudrais, aujourd'hui. Et puis ça le mérite, ou non ? 87
- Oui, oui… Je crois que tu es bien dans l'idée de ce qu'on nous demande, oui… Mais c'est juste que si le geste est hors du temps, nous pas vraiment, quand même… d'accord ? Grenouille ne répondit pas. Il retrouva seulement son sourire en coin, un sourire qui rappelait un peu celui de Joad, dans Esther, quand il répondait « Je crains Dieu cher Abner, et n'ai point d'autre crainte », après quoi il se mit à battre la poitrine de Michel avec ses paumes, comme si c'était un tambour. C'est alors que Tourterelle remarqua une chose à laquelle il n'avait pas encore fait attention, à propos des toilettes, et qui était qu'elles donnaient non seulement sur les toits, mais aussi sur l'aile du bâtiment dans lequel avait lieu la conférence de rédaction. Qu'on voyait même très bien la salle où elle avait lieu, où une femme debout se servait du café, sur une table appuyée au vitrage. Vu la position du soleil, on voyait peut-être même assez bien, de là, l'intérieur des toilettes. Cette crainte se confirma presque aussitôt parce que la femme lâcha soudain la cafetière, qui s'écrasa par terre, et que sa bouche s'ouvrit très grand, puis qu'elle fut rejointe par d'autres journalistes, qui regardèrent tous dans leur direction. - Ah, fit alors Tourterelle. Zut… Là, on est dans la merde… Et Grenouille n'eut pas le temps d'explorer les dix-sept voies, ni d'achever son geste comme il le voulait. Il dut mener Michel beaucoup plus vite que prévu à un rire définitif, en lui enfonçant le poinçon à la base de la trachée. Ses convulsions, quand il s'étouffa dans son sang, donnèrent bien une illusion de rire plus convaincante encore que la précédente. Mais ce n'était pas du tout ce que Grenouille avait prévu. Et c'était bien dommage, parce que ce n'était quand même pas tous les jours, que Maman les poussait comme ça à 88
la création…
10 De l'autre côté du miroir Son âme ! C'était exactement ça, qui lui faisait peur. Ces réflexions bizarres. Parfois, elle se demandait si Fred n'avait pas, quelque part, un peu raison, avec ses histoires de psychopathe… Parce que Valentin n'était pas comme les autres. Pas du tout. Sa beauté, d'abord, était différente. Elle faisait plutôt dans le sportif, d'habitude. On pouvait même dire que les affinités électives, comme il aurait dit, l'avaient toujours portée vers les grosses brutes. C'était quelque chose qu'elle avait subi, longtemps, et qui était maintenant devenu plutôt un choix. À cause de son physique qui la faisait passer pour conne, longtemps, elle n'avait pas intéressé les autres. Maintenant, elle trouvait ça pratique. Elle avait aussi eu sa période « laids ». Un peu pour le plaisir de faire enrager les beaux, qui acceptaient si mal le désassortiment, un peu par dédain de son propre physique. Elle ne se trouvait pas belle. Elle se trouvait canon, ce qui n'est pas du tout mieux, au contraire. C'était un handicap. On peut même sans doute être canon et laide, ce qu'elle n'était pas loin de penser d'elle-même. Et puis elle avait arrêté aussi, les laids : elle ne voyait pas pourquoi elle se punissait, et ça lui donnait trop l'impression de donner l'aumône, ce qui avait systématiquement pourri ses relations avec eux. Alors elle était revenue aux brutes. 89
Elle s'était rendu compte que c'était ce qu'elle préférait, finalement. Les hommes virils, musclés, brutaux, stupides. Elle aimait les frustrer, les manipuler, faire monter la testostérone jusqu'à ce qu'elle déferle en tsunami. Elle aimait que ce tsunami en vienne à la forcer, à l'humilier, et à la défoncer comme une porte. Parce que c'était quand même plus marrant. À quoi servait d'être hétéro, sinon ? Elle aimait aussi que leur stupidité relative les empêche de venir ensuite se poser trop de questions sur des sentiments qu'ils ne maîtrisaient pas. Elle préférait que la bête s'endorme après l'amour, repue, ronflante et bienheureuse, convaincue que sa violence lui avait donné le dessus. Même si ce n'était plus depuis longtemps, et ne serait plus jamais le cas, parce qu'elle avait aussi appris à s'en détacher. À accorder moins d'importance à l'amour, et plus à son plaisir. On n'était plus au temps de mamie et du prince charmant. Son âme ! Les grosses brutes avaient souvent, aussi, un côté petit garçon, qu'elle aimait bien. Valentin était tout entier ce petit garçon. Sa beauté était confondante ; à cause de ses yeux vert d'eau, à cause de ces cheveux épais qui tiraient sur le roux, à cause d'un jene-sais-quoi, encore, d'un peu toujours absent, qui troublait les boulangères. C'était la première fois qu'elle sortait avec un garçon qui avait le même effet qu'elle sur les personnes de l'autre sexe. Les filles se retournaient sur lui dans la rue comme les hommes sur elle, et les boulangères devaient lui faire répéter sa commande. Cette beauté-là était loin de la puissance taurine qui l'excitait d'habitude. Mais elle faisait sûrement partie des raisons qui faisaient qu'ils étaient ensemble. Le reste, ce qui l'avait vraiment convaincue, c'était exactement ce qui commençait maintenant à l'effrayer. Son âme ! La musique, pour elle, n'était qu'un passe-temps amusant. Bien sûr 90
qu'elle le trouvait bon, son mix, sinon elle ne le lui aurait pas envoyé. Mais il n'était pas le premier à qui elle l'envoyait, et il y avait un peu de hasard dans le fait que le résultat soit si bon. Non, elle n'y avait pas mis son « âme »… Si elle ne montrait rarement ses mix, ce n'était pas par pudeur, c'était que, tout simplement, elle ne les prenait pas au sérieux. Il y avait quelque chose de rabaissant, même, à voir son âme dans un tel fruit du hasard. On aurait pu penser que c'était un homme, après tout, et que c'était pour ça qu'il cherchait à la flatter en lui reconnaissant un talent. Mais Valentin était toujours comme ça. Il voyait des signes, des raisons de l'aimer en tout, avec une insistance qui confinait au harcèlement. Et ce côté passionné, qu'elle avait d'abord beaucoup aimé chez lui, commençait à lui faire peur. Son âme ! On se demandait ce qu'il cherchait. L'amour éternel ? À se marier ? « Mais qui se mariait encore, aujourd'hui ? » elle se demandait, sans se rendre compte de ce que la question avait d'incongru au beau milieu d'une noce. En tout cas, c'était quelque chose pour lui qu'il cherchait, et dans quoi elle n'était qu'accessoire. Ça ne faisait que quatre mois qu'ils se voyaient, et encore, seulement les week-ends, la plupart du temps. Son âme ! Pourquoi est-ce qu'il fallait qu'il soit encore allé chercher un mot comme celui-là ? Par conviction religieuse, Julie ne pensait pas avoir une âme. Mais surtout, elle ne voulait pas en avoir une. Elle se sentait beaucoup trop libre pour ça. Son portable vibra. C'était encore Mireille. Mireille était devant Game of Thrones, toute seule. Elles suivaient la série ensemble, en principe, avec du pop-corn. Mireille était la reine du pop-corn, personne ne le caramélisait si bien. En fait, Mireille était parfaite. Elles n'avaient couché qu'une fois ensemble, un soir où elles étaient ivres-mortes, et excitées par une soirée ratée de peu, côté plan cul, et c'était ainsi que Julie avait découvert qu'elle préférait quand même les hommes. Et les brutes en particulier. Cette 91
douceur-là, celle des femmes, elle avait dans l'idée de se la réserver pour quand elle serait bien vieille, comme dirait Ronsard. Tyrion Lannister est mort ! « Oh, la salope ! » s'écria Julie, tout haut. Depuis le début de l'épisode, Mireille le lui spoilait, pour se venger d'être seule. Julie n'avait pas pu s'empêcher de regarder quand même ses messages. Mais là, elle allait trop loin… Est-ce que c'était vrai ? Julie releva la tête, en se rendant compte que son exclamation avait arrêté les conversations autour d'elle. Elle s'expliqua, et on lui renvoya à peu près le même sourire qu'on aurait renvoyé à une adolescente fan de télé-réalité. Elle se rendit compte, ensuite, qu'à sa droite en bout de table étaient tous les ados, et que tous, sans exception, dans un silence de mort, les deux pouces rivés à leurs portables, et le visage éclairé par la lumière bleutée de leurs écrans, qui leur donnaient des airs de zombies, étaient aussi sur Facebook. Pour tous ceux qui étaient à sa gauche, ça faisait donc un moment qu'elle devait avoir l'air d'être des leurs. Et qu'elle passait encore pour une conne. Elle envoya à Mireille l'insulte qu'elle avait dite à voix haute. Mireille répondit : T encore avec lui ? Et c'était une bonne question. Il y avait un rêve que Julie avait fait au début de la semaine. Le rêve commençait devant une palissade de planches mal jointes, dans la pleine nuit d'ardoise d'un quartier à ruelles tortueuses. Dans le halo orangé des réverbères, cette palissade donnait très envie de la franchir, parce qu'au delà on apercevait quelque chose qui devait être de brillants vallons, baignés par le plein jour et semés de fleurs. Quoique son corps eusse en principe dû être 92
beaucoup trop gros pour ça, elle cédait à cette envie et passait entre les planches. Mais de l'autre côté de la palissade, double surprise. D'abord, elle ne se retrouvait absolument pas dans le plein jour ni les vallons fleuris qu'elle avait aperçus, mais dans un terrain vague où erraient de vagues silhouettes, entre trois murs d'immeubles qui montaient jusqu'au ciel, et au fond duquel une vieille caravane était posée. La caravane avait des persiennes extérieures qui exfiltraient une lumière chaude, rassurante et projetée en tranches sur le gazon, coupée, comme une odeur de tarte aux pommes. Elle avait aussi une antenne râteau et laissait échapper, de temps en temps, les explosions murmurées d'un programme télé. Mais surtout, dès qu'elle avait franchi la palissade, elle avait senti comme un poids sur son dos ; le poids d'une présence, ou d'un regard. Et c'était la présence ou le regard de Valentin. Il la suivait d'ailleurs, collé à quelques centimètres de son dos, de sorte qu'elle ne le voyait pas. Si elle le voyait, c'était seulement de l'extérieur, comme elle se voyait ellemême, ce qui ne comptait pas ; parce que c'était plutôt la conscience d'une image qu'une véritable image… Et pourtant, elle aurait tellement voulu entrer dans la caravane ! Parce que là-bas, et c'était aussi une chose qu'elle voyait sans la voir, quoique très clairement, dans la caravane, il y avait cet homme qu'elle aimait infiniment et qui l'attendait, devant la télé. Sur la vieille banquette à motifs orangés et malgré ses beaux bras inutiles, enfoui dans un tas de couvertures et de peaux de chèvre en désordre, il s'ennuyait chaudement. Elle se dirigeait donc vers les silhouettes qu'elle avait vues en entrant, pour leur demander de lui confirmer la présence oppressante de l'autre, là, dans son dos. Et il y avait Mireille, et il y avait sa mère avec son petit frère, et il y avait Bertrand, de l'hôpital, et il y avait son directeur de thèse, et il y avait aussi la fille de la RATP qui lui avait ouvert le portail pour qu'elle passe avec sa valise, la veille, à l'entrée du métro. Mais personne ne lui répondait. Elle insistait, les harcelait, les acculait dans les coins, les saisissait pour les forcer à se retourner 93
vers elle. Et alors elle obtenait enfin quelques réponses. Mais avec un grand sourire, ils niaient tous qu'il y ait qui que ce soit dans son dos. Elle se rendait bien compte qu'ils lui mentaient. Elle se débattait, se retournait brusquement, courait puis se retournait à nouveau. Mais Valentin la suivait toujours trop bien et de trop près pour qu'elle puisse le surprendre et le voir clairement, comme elle l'aurait voulu, face à face. Pendant ce temps, la pluie s'était mise à tomber, et son crépitement sur la tôle de la caravane avait fait que l'homme qu'elle aimait s'était encore renfoncé dans ses couvertures. Ça lui avait encore plus brisé le cœur et elle avait alors voulu tuer Valentin. C'était une excroissance désagréable qu'elle haïssait maintenant et elle avait aussitôt compris, parce que la pluie s'arrêtait, que la solution serait de se tuer elle-même ; parce que se tuer l'aiderait à se réveiller. Mais tout autour d'elle était inoffensif, dans le terrain vague. Il n'y avait pas moyen de se tuer. Les murs l'interdisaient, sans compter que Valentin hurlait comme de très loin qu'il ne fallait pas, et la suppliait d'arrêter d'y penser, ce qui l'empêchait effectivement de pouvoir penser aussi clairement qu'elle aurait voulu. Ça ne lui prouvait curieusement toujours pas complètement sa présence. Ça lui donnait seulement beaucoup de pitié pour lui. Et à cause de cette pitié alors, les moldars étaient sortis de terre, et s'étaient tous mis à ramper vers elle. Visqueux, presque noirs, les yeux blancs, il y en avait déjà de nonchalamment scotchés aux parois de la caravane, entre les ouvertures. On en devinait aussi sous son plancher, dans l'obscurité, où leurs sales sourires faisaient des apparitions fulgurantes, et c'était terrifiant. Quand ils l'avaient rejointes, elle s'était défendue. Elle avait fait avec ses bras les mouvements complexes qu'il fallait pour les maintenir magiquement à distance, et qu'elle avait devinés toute seule. Seulement la force de ses bras s'épuisait, et le nombre des moldars, au-delà de la palissade, gonflait toujours. Ils étaient là-bas déjà bien douze milliers qui s'avançaient au pas de l'oie silencieux, en compagnies bien rectilignes. Au-dessus 94
d'eux était le grand tissu oeillé appelé Moun-Gado… Moun-Gado, l'enfant putain de la Lune ! Moun-Gado le brun, qui écrasait l'air de ses ailes et dévorerait par son œil ce que les moldars lui laisseraient d'elle ! Moun-Gado le taciturne, dont les dents recourbées glissaient sur la sclérotique du gros œil par mouvements bien huilés ! MounGado qui restait habituellement dans la face sombre de la Lune, mais venait d'en descendre, sûrement attiré par le bruit et les grouillements des moldars. Et tout la dévorait alors, se refermant sur elle en boule lisse qui se réduisait bientôt à un point. En tant que point, elle flottait enfin dans l'espace. Mais avec un cordon ombilical dans le dos alors, et puis une terrible difficulté à lever la tête surtout, qui l'empêchait de voir, droit devant elle et la surplombant, une plate lumière d'horizon rose et blanche dont elle ne recueillait que les reflets aveuglants, sur le bord inférieur de ses paupières humides. À Valentin, elle avait seulement dit qu'elle avait rêvé de lui. Il en avait été tout heureux, avec cette naïveté qui n'appartenait qu'à lui. À Mireille, elle avait raconté les détails monstrueux. Et Mireille lui avait répondu : « C'est normal. Les bambis comme lui, les gentils bien collants, c'est les plus cons des machos… Tu m'étonnes qu'il t'invite à un mariage. » Et après discussion, Julie en était arrivée à la décision de laisser tomber. Elle était froide avec lui depuis hier, mais tout occupé à jouer avec son copain Fred, il ne s'en était pas encore rendu compte. Quand elle releva la tête, elle s'aperçut qu'il la regardait. Ce regard aussi, la dégoûtait de plus en plus. Un regard d'admiration désagréable, accaparante. Un regard d'un autre monde, le sien, où elle ne pouvait pas le suivre. Il n'était pas tout à fait en face d'elle et elle avait vu ce regard sans le croiser, dans le coin droit de son champ de vision seulement, ce qui fait qu'il n'eut pas le temps de voir qu'elle l'avait vu, avant qu'elle ne rebaisse la tête. Mais cette fuite de son 95
regard, à laquelle elle se sentit obligée, la décida. C'était sans doute le meilleur jour, il était entouré de copains qui le consoleraient, il était déjà un peu ivre. Et puis il y avait à l'hôpital un nouvel infirmier aux biceps impeccables, aux pectoraux puissants et bronzés comme des boucliers, un brun au poil dur dont elle aurait bien fait son nouveau bélier à enfoncer les portes de la jouissance, et qui lui avait déjà fait comprendre que ce serait dans ses possibilités. Il serait beaucoup plus facile à promener en laisse que cet amoureux trop plein d'extases, et de mystère d'accaparement, qui l'emmerdait un peu au fond, tout simplement. Céline, elle, observait sa mère, au loin, qui faisait un tour d'inspection de ses compositions florales. Elle était penchée sur un vase qu'on avait posé dans un endroit trop passant, et en retirait un lys brisé. Un cousin vint lui taper sur l'épaule. Elle se retourna vers lui avec un frémissement de surprise et une légère panique dans les yeux, comme si ça avait pu être un inconnu, comme s'il risquait de lui arracher son sac à main. Et puis son regard se rasséréna en le reconnaissant. Elle discuta avec lui quelques secondes, le lys brisé toujours à la main. Cette image était tellement représentative de sa mère - de sa fragilité, de sa délicatesse, mais aussi de ses angoisses, de sa maladresse - qu'elle aurait mérité d'être peinte, se dit Céline. Mais contrairement au moment de la sortie de l'église, cette faiblesse ne l'agaçait plus. Elle ne la considérait plus qu'avec un attendrissement paisible. C'était que tout allait mieux. Elle s'était résignée au vin mousseux. Pour le dessert, on avait envoyé des copains dans quatre boulangeries du coin. C'était le 8 juin, elles étaient toutes fermées, mais on leur avait promis au téléphone des invendus de pâtisseries individuelles pas trop rassis qui feraient l'affaire, une fois bien présentées, et Fred et Léo avaient raison, ce n'était pas grave. L'ambiance autour d'elle devenait trop bonne, pour que quoi que ce soit ait encore l'air grave. 96
Déchaussée, les pieds sur une chaise et les bras autour du cou de Léo, elle commençait à envisager d'aller enlever sa robe pour mettre quelque chose de plus confortable. Sa mère refaisait les bouquets mais en réalité ni les bouquets, ni rien du décor, ni même le dessert n'avaient plus aucune importance à côté de la manière dont la fête avait pris. Les deux tribus, la sienne et celle de Léo, formaient maintenant un mélange homogène, généreux en cris et en rires, qu'on aurait pu larguer sur un parking de supermarché avec des chips, des packs de bière et du mauvais pinard sans que ça change quoi que ce soit. Elle avait oublié ce détail : c'était les gens, les individus les uns avec les autres qui faisaient la fête avant tout ; pas l'organisation, ni le goût du repas, ni le décor étudié. Ça l'avait pourtant déjà frappée, dans les aperçus qu'elle avait pu avoir d'un ou deux anniversaires mégalomanes organisés par l'entreprise, de voir combien malgré les dépenses extraordinaires les clients pouvaient avoir l'air de se faire chier. Mais elle l'avait oublié, trop occupée à chercher une forme de perfection rigide, stupide, dans le déroulement de la journée, sous l'influence de Mme Doucet. La foule qui s'étalait devant elle était composée de gens simples qu'on n'empêcherait pas de faire la fête tant qu'ils le voudraient, avec ou sans champagne. Or, ils avaient l'air de le vouloir beaucoup. Pour la musique, les copains de Léo joueraient plus tôt et plus longtemps, c'était tout ; là aussi, elle avait paniqué pour rien. C'était même mieux que ça : depuis une heure, dès qu'il y avait un silence, quelqu'un se levait et entonnait une chanson. Des vieux qui se seraient tus toute la soirée sinon, des jeunes qui se décrochaient pour ça des écrans de leurs portables. Les vieux expliquaient aux jeunes que c'était toujours comme ça, dans le temps ! Les générations se mélangeaient comme les tribus, le vin coulait deux fois plus vite que prévu (la table des plus de soixantedix ans en particulier se le versait avec un débit impressionnant), et rien ni personne ne semblait plus pouvoir menacer la liberté de cette 97
foule joyeuse et unie. D'où le regard bienveillant de Céline sur sa mère, maintenant ; elle se demandait seulement, encore une fois, comment une femme si fragile et délicate avait pu supporter si longtemps son père. Comment on pouvait se tromper à ce point, en se mariant. D'après sa pote Hortensia, il y avait dans tous les salopards un petit garçon pleurnicheur qui suscitait la compassion des femmes qui avaient trop profondément l'instinct de mère, et c'était par la pitié que les brutaux gouvernaient le monde. Ça devait effectivement être quelque chose comme ça. Après la courte discussion avec le cousin, sa mère se remit à son inspection, et trouva près de l'entrée une composition carrée, plantée dans la mousse, où trois joncs repliés en boucle gracieuse s'étaient détachés, déséquilibrant le tout. Elle s'en occupa aussi. Pour la première fois de la journée, Céline prit le temps de remarquer sa tenue. Son tailleur la boudinait un peu. Son coiffeur, sans doute parce qu'elle avait insisté pour qu'il coupe, à cause de l'occasion, sans qu'elle en ait vraiment besoin, l'avait taillée encore plus court que d'habitude, ce qui lui donnait un côté hommasse, avec ce corps qui avait déjà l'affaissement généreux, informe, mais tendre de la grandmère qu'elle serait peut-être bientôt. Les copains de Céline adoraient que sa mère soit aussi « mère ». Ils l'appelaient tous par son prénom, Chantal, et les plus lèche-culs et grande gueule, comme Fred, se laissaient souvent aller avec elle à des allusions galantes qui lui donnaient le sourire, quoique Céline les trouvait insultantes, par leur évidence comique. Depuis longtemps, elle n'était plus vraiment une femme, pour eux. Mais Chantal ne s'en formalisait pas. Au contraire, elle se souvenait de leurs plats préférés pour la fois suivante. Et cette cuisine de sa mère, Céline en avait rêvé dans la semaine. Le lieu du rêve était en fait plutôt la cuisine de sa grand-mère, mais c'était sa 98
mère qui était aux fourneaux, le visage éclairé par la lumière de la niche qui enfermait le piano, la mise en pli assaillie par les vapeurs qui sortaient des faitouts et des casseroles, contre le cul desquels les six brûleurs jetaient à pleine puissance les langues jaunes de leurs flammes. Le bouillonnement qui en résultait était assourdissant, et les claquements des projections de sauce, au moins autant que la hotte. Mais surtout, ça faisait déjà plusieurs fois que sa mère recommençait le même plat incroyablement compliqué, et qu'elle ratait encore. Ça la catastrophait. Elle disait : - Je ne comprends pas, je ne comprends pas… en remuant la tête. Et Céline répondait : - C'est pas grave, c'est pas grave… Mais derrière elle, à la porte de la salle, étaient tous ses copains, qui regardaient par-dessus son épaule, amusés par l'échec. Ils avaient goûté toutes les précédentes versions du plat, et ils répétaient eux aussi qu'il n'y avait rien de grave ; mais avec une intention très différente. C'était pour se moquer de Chantal qu'ils le disaient, eux. Parce qu'ils disaient aussi qu'ils se contenteraient des curlys qui étaient déjà sur la table, et que c'était une blague trop évidente. Les mieux planqués, à l'arrière, se pliaient même en deux pour étouffer leurs rires. Céline réfléchissait vite et efficacement, alors. C'était du moins son impression. Et elle aidait sa mère. Mais sa mère allait trop vite pour qu'elle ait le temps d'observer et de comprendre ce qui n'allait pas exactement, dans sa recette. C'était un ingrédient en trop. Un ingrédient fait de petits morceaux noirs et solides, qu'elle visualisait, mais qu'elle ne savait pas nommer et qu'elle ne voyait non plus jamais sa mère mettre dans la casserole, parce que ça se passait toujours à un moment où elle détournait le regard. Quand elle s'en rendait compte, c'était toujours trop tard. Il avait déjà été versé. Elle préparait alors sa propre version du plat, faisait croire à tous ses copains que c'était encore sa mère qui l'avait préparé, et c'était une solution qui les satisfaisait enfin. Mais comme 99
sa mère continuait de son côté à cuisiner, et à utiliser l'ingrédient mauvais, Céline s'empoisonnait à distance. Elle cachait ce martyre à tout le monde, très fière de le cacher, mais elle savait que ses jours étaient comptés. Et une fois les copains partis et toutes les casseroles vidées, et alors que tout avait l'air d'aller bien enfin et que Céline, devant Chantal harassée comme un cheval après la course, s'en félicitait, elle se rendait soudain compte qu'elle était morte sans s'en apercevoir. Qu'elle n'existait plus, ou alors seulement à un degré d'irréalité qu'elle avait déjà ressenti, dans la fadeur de son propre plat, justement parce qu'il lui manquait l'ingrédient mystérieux et mauvais. C'était Chantal qui le lui signalait, en disant : - Tu vois ? Tu es morte, maintenant… Et Céline lui répondait encore : - Mais non… C'est pas grave… Et effectivement, ce n'était pas trop grave. Parce qu'il suffisait de voyager pour la guérir, cette mort, et que Chantal voulait bien faire ce voyage. Elle disait : - Pour ma fille, quand même ! et elle prenait sa petite valise en tissu écossais, et elle allait faire la queue avec elle à l'aéroport. Puis elle atterrissait, en Chine, au milieu des dragons du jour de l'an. Elle était très impressionnée, à cause du feu et de la foule, et se faisait bousculer et laissait sa valise tomber dans l'abîme sans fond sur lequel la foule marchait. Elle voulait rentrer aussitôt, mais il n'y avait plus d'avion avant le lendemain. Elle restait donc là-bas, où elle découvrait le monde. Ça la poussait à se dire que finalement, il n'était pas trop grave qu'elle ne rentre pas tout de suite. Puisqu'elle pourrait raconter à Céline, au retour, tout ce qu'elle voyait. Les vaux sombres et les sommets qui s'enfonçaient dans les nuages. Les animaux vivants qui restaient, cachés derrière les plus grandes pierres. Le griffon plutôt sympa, celui qui faisait la conversation près de l'étang. Les grenouilles ses complices. Et cet essaim tout irisé de poissons volants qui s'étaient 100
précipités dans la fraîcheur d'un tombeau grec, frôlant du bout des deux ailes les deux colonnes qui soutenaient le chapiteau de la bouche d'ombre. Puis les copains étaient revenus, contents. Ils avaient félicité Céline de sa patience face à la mort, et sa mère avait trouvé ça justifié. Céline s'en était sentie grandie. Tellement qu'au réveil, la réalité l'avait un instant déçue. Céline et Léo ne se mariaient pas pour consacrer un amour éternel auquel personne ne croit plus. En fait, très curieusement, la question du pourquoi était venue après la décision. Elle avait écarté les hypothèses les unes après les autres. Ce n'était pas pour s'assurer de leurs fidélités non plus. Ni parce qu'ils y voyaient le seul moyen de fonder une famille. Ni seulement pour des raisons administratives. Même si ça avait joué, et que ça allait simplifier pas mal de choses. À bien y réfléchir, c'était peut-être juste pour ça, pour tout ce qu'elle voyait en ce moment autour d'elle, et qui la rendait heureuse, qu'ils s'étaient mariés : pour la fête, qui devait être la plus belle de leur vie. Pour l'inconséquence et le défi joyeux de l'engagement qu'elle représentait, symboliquement. Sa mère, elle, s'était mariée à l'ancienne, à une époque où c'était à peu près une obligation. Et, aussi mal qu'il se passe, elle avait supporté ce mariage trente-et-un ans. Elle l'avait supporté quand elle avait voulu reprendre la ferme de son père et qu'il lui avait dit non. Elle l'avait supporté dans les tensions de sa mauvaise humeur, sous les cris, sous les menaces, sous les coups. Elle le supportait encore, d'une certaine manière. Céline ne comprenait pas comment. Comment elle n'avait pas pu se sentir mal, bafouée, reniée par la vie au-delà du supportable. Comment l'ennui et le renoncement ne l'avaient pas complètement détruite. Il y avait dans sa fragilité et sa délicatesse, sur lesquelles elle s'attendrissait en ce moment même, sans doute une part de traumatisme et de séquelles de cette résistance insensée. Elle le soupçonnait bien, à cause des tremblements, des regards fuyants, des gestes nerveux, presque des 101
tocs, qui caractérisaient sa mère. Mais dans quelle mesure c'était vrai, elle ne le savait pas. Ce n'était pas des choses dont une mère et une fille pouvaient parler. Elle en avait beaucoup plus parlé avec Hortensia. Hortensia était sa meilleure amie, et c'était tout naturellement qu'elle lui avait demandé en tout premier d'être son témoin. À quoi Hortensia avait répondu : - Sûrement pas ! Elle ne lui en avait pas voulu ; elle s'était tout de suite rendu compte de ce que la proposition avait d'absurde. Hortensia, anar jusqu'à la moelle, avait des idées tranchées sur le mariage. Elle l'avait toujours connue en colère. Elle l'était sans doute depuis sa naissance, depuis que ses parents lui avaient donné ce qu'elle appelait son « prénom à la con ». Aujourd'hui, elle avait fait un effort : enlevé une partie des piercings, rabattu une grande frange sur la moitié rasée de son crâne, et même mis une vraie robe, et pas seulement un de ses kilts habituels. Elle fumait toute seule, dehors ; Céline pouvait la voir à travers la baie vitrée, les jambes trop écartées pour la robe, un demi pression à la main. Qu'elle ait accepté de venir, c'était déjà pas mal. Quand elle avait insisté pour qu'elle soit aussi à l'église, elle lui avait répondu : - T'es bien consciente que je pourrais très bien craquer, monter debout sur l'autel et montrer ma chatte à tout le monde en chantant un hymne révolutionnaire ? Elle ne l'avait pas fait, finalement. Sa colère la poussait à des excès de jugement, à des manières de voir souvent caricaturales, mais qui avaient aussi un côté rafraîchissant que Céline aimait beaucoup. Ses colères étaient souvent plus intelligentes qu'on aurait pu croire d'abord, elle voyait souvent des vérités qui restaient cachées aux autres, et Céline les partageaient alors. À table, elle l'avait placée en face de Valoche. Assortiment contrasté. Le feu et la glace, la tempête 102
et la brise sur la lande, le tigre et le pigeon. Assortiment contrasté, mais volontaire. Céline s'était dit qu'ils pourraient apprendre beaucoup l'un de l'autre. Le surnom que Valoche avait gardé de leurs années de beuveries adolescentes (la valoche, c'était la valise, le pack de trente-deux bières) lui allait mal. Il témoignait d'une époque où il s'efforçait d'imiter les autres garçons pour se construire sa virilité, mais ça n'avait jamais vraiment marché. Il était resté le garçon paisible et doux, aérien, qu'il avait toujours été. Paisible et aérien, philosophe, même, il l'était encore plus depuis l'accident. Il était resté deux mois dans le coma, et plus d'un an à l'hôpital. Il n'en était jamais complètement revenu, n'en reviendrait sans doute jamais. Ça avait encore renforcé son côté paisible et taciturne, et la naïveté passionnée dont sa beauté particulière était le miroir charmant. Lui y croyait, à l'amour éternel. Au point que ça faisait systématiquement échouer ses relations avec les filles. Il s'en remettait toujours, mais c'était un peu triste. Céline s'était dit que s'ils abordaient le sujet tous les deux, la conversation promettait d'être intéressante. Qu'elle l'aurait soigné, ou au moins fait réfléchir. Mais comme ça arrive souvent sur les grandes tables, jusqu'ici Hortensia était restée tournée vers le groupe à sa droite, et Valentin, muet et fasciné, vers sa blonde étrange, à sa droite à lui. C'était tout juste si leurs regards s'étaient croisés. Après avoir fait le tour de la salle et des compositions défraîchies ou abîmées, sa mère se dirigea vers les cuisines, à l'arrière desquelles se trouvait la petite pièce où elle avait installé ses affaires. Ses fleurs, ses mousses, ses nœuds de soie, ses outils. Elle allait y jeter les éléments abîmés et en préparer d'autres pour les remplacer. Elle s'acquittait de sa tâche de fleuriste du jour avec un zèle presque effrayant. Mais elle était toujours comme ça. Qu'il s'agisse de cuisine, de couture, de ménage, de tout ce à quoi on avait destiné les femmes depuis des siècles, elle y mettait l'énergie d'un héros d'Hollywood qui doit sauver le monde. Son monde. Qu'un rien, parce qu'il était fait de 103
si petites choses, pouvait déstabiliser, et auquel personne d'autre ne prêtait vraiment attention. Dans ces moments-là, elle devenait comme transparente, et il n'y avait plus que Céline pour observer l'anxiété qui se peignait sur son visage ; sa fragilité visible, au bord des larmes, dès qu'elle se sentait seule et absente des regards. Courage, maman, se disait alors Céline, sans trop savoir exactement à quoi ce courage devrait servir, sinon à vivre, tout simplement. Sur son chemin vers la cuisine, elle passa derrière la blonde de Valoche, dont le visage était noyé dans la lumière bleutée de l'écran de son portable, exactement comme les ados du bout de la table. La blonde releva la tête, croisa du coin de l’œil le regard de Valentin en face d'elle, qui devait la contempler avec sa fascination habituelle, un peu dérangeante, et replongea aussitôt les yeux vers l'écran. Céline comprit cette fuite du regard, ce qu'elle signifiait évidemment, et Valoche lui fit plus pitié que sa mère encore. Elle aurait tellement voulu, maintenant que tout allait mieux, qu'absolument, absolument tout le monde soit heureux autour d'elle… Quant à Mme Doucet, elle ne se sentait pas bien du tout. Elle était submergée par un agacement douloureux, incompréhensible, nerveux peut-être. Parce qu'elle avait beau avoir du caractère, être une femme-maîtresse, elle était femme quand même, et donc fine, délicate, sensible. Fragile. Elle prenait des médicaments pour ça. Ses anxiétés. Ce n'était que par réaction qu'elle était forte. Les hommes ne l'avait jamais compris. Les hommes sont doubles. Brutaux, et mesquins. Les deux grands amours de sa vie l'avaient quitté avec le même sauvage défoulement, les mêmes insultes à sa sensibilité. En lui disant qu'elle était méchante et manipulatrice, dangereuse. Dangereuse ! Elle avait été plus désolée qu'ils n'aient à ce point rien compris de sa personnalité vraie, que du fait même qu'ils la quittent. Mais c'était qu'ils l'emmerdaient peut-être un peu au fond, tout simplement. 104
Pourquoi cette rage, cet amer dégoût qui la prenaient maintenant, en observant le mariage ? Les leçons qu'elle avait voulu donner à Sophie n'avaient pas eu l'effet escompté, et ça l'avait d'abord un peu déçue. Mais de là à se sentir si mal… L'histoire des lotus, avait plutôt été le véritable élément déclencheur. Pour répondre aux exigences de Sophie, encore une fois, qui avait insisté pour que sa mère s'occupe des bouquets, comme si la mère n'avait pas autre chose à faire, le jour du mariage, et dans le goût japonisant encore en plus, immonde, années quatre-vingt, elle avait arrangé devant la salle une petite mare en coin zen. Elle s'était pliée à ces goûts-là et retrouvé des idées qu'elle n'avait pas utilisées depuis vingt ans. Elle avait fait repeindre par François le pont qui enjambait le détroit au milieu, et dont l'arcure évoquait déjà un pont japonais, disposé de gros galets, apporté deux bacs de lotus en fleur à immerger, et du sable qu'elle avait fait ratisser. Elle avait finalement été contente d'elle, quand même… Enfin donc, c'était une surprise ; elle n'en avait pas parlé à Sophie. Elle ne l'avait fait que pour lui faire plaisir et s'était dit qu'elle lui en serait reconnaissante, que ce serait même peut-être son plus beau cadeau de mariage. Mais c'était oublier comment était la petite. En découvrant le coin zen, la veille, entre deux coups de téléphone angoissés, parce qu'elle arrivait mal à caser ses invités dans les gîtes, plus désorganisée qu'elle, on ne pouvait pas, elle avait seulement dit : - Oui oui, ça ira très bien… Comme si c'était un rien, un dû, une chose accessoire. C'était tout juste, en fait, si elle l'avait vraiment regardé. Et aujourd'hui, une bande de morveux s'était précipités dessus, avaient piétiné le sable pour se battre avec des bouts de bois, et tout simplement cueilli les fleurs des lotus pour aller les offrir à leurs parents, qui les avaient posées à côté de leurs assiettes sans leur faire le moindre reproche. Alors elle s'était énervée. Plus les années passaient, et moins elle 105
avait de patience avec les enfants. Elle ne supportait plus leurs cris, leur énergie débordante, leur agitation souvent absurde. Elle avait voulu les chasser. Mais ils lui avaient répondu insolemment. Avec cet air malin, espiègle, mauvais, de la virilité en construction des petits hommes : - Mais madame, on fait les samouraïs ! Elle leur avait répondu par un regard d'airain, les avait grondés plus sèchement encore, et finalement eu raison de leur résistance. Elle avait aussi averti leurs parents. Qui n'avaient considéré sa colère qu'avec amusement. Et deux minutes plus tard, les samouraïs étaient de retour. Elle soupçonnait les parents de les y avoir réautorisés pour se débarrasser d'eux, parce qu'ils ne les maîtrisaient pas. Classique. On ne savait plus élever les enfants, aujourd'hui. Elle le devinait parce qu'elle avait l’œil acéré, pour ce genre de travers de l'humanité. Shivaji, qui était bien gentil, les Indiens sont tellement gentils, de manière générale, le lui avait encore dit dimanche, à déjeuner : elle aurait pu être écrivain, si elle s'y était mise. Il parlait surtout de son langage, mais c'était une chose qu'elle s'était déjà souvent dite à elle-même, à cause de ce regard critique qu'elle se connaissait. Enfin, elle avait laissé tomber. C'était bien dommage, mais tant pis pour le coin zen. L'histoire des lotus avait été l'élément déclencheur, mais son agacement était plus large. Il concernait tout le mariage. Où qu'elle pose les yeux, elle trouvait de quoi s'irriter. Les rires l'irritaient, comme les rares visages sérieux et ennuyés. L'accent des vieux qui parlaient fort, comme le silence bovin des jeunes, vissés à leurs portables. La manière dont certains s'étaient rués sur le foie gras poêlé comme celle dont d'autres avaient écarté les paupiettes de cerf sur le bord de leur assiette. Les chansons la mettaient mal à l'aise audelà de tout. Le curé de Camaret, a les c… qui pendent : Ils étaient allés jusque là, dans le mauvais goût. Et ça amusait tout le monde. 106
Pire, ça lui était rentré dans la tête ; elle n'arrivait plus à s'en débarrasser. Le curé de Camaret, a les c… qui pendent... et quand il s'assoit dessus… Grand Dieu… Shivaji, qui avait longtemps travaillé à Brest l'avait bien prévenue, quant aux Bretons, et à leurs mœurs… Mais elle était loin d'imaginer ça. Et puis elle avait pensé que Shivaji en rajoutait un peu ; qu'il espérait surtout le poste sur lequel elle avait mis Ben Jelloun, vacant à ce moment-là, et qu'il avait peur, parce que c'était encore le moment où elles se fréquentaient assez, que Céline lui passe devant. C'est ce qu'on dit des Chinois mais les Indiens sont assez fourbes en général, eux aussi. Une gélule de Noxavon l'aiderait à retrouver son calme et sa raison. Elle essayait d'ouvrir sa trousse à pharmacie à la lumière des baies vitrées, s'agaçait, n'y arrivait pas. La fermeture-éclair était coincée. De l'autre côté de la vitre, deux petites filles, jumelles, jouaient tranquillement à la poupée, assises à une des tables de salon de jardin qu'on avait mises là pour les fumeurs. Elle avait déjà eu affaire à elles. Charmantes. De son agacement, elle exceptait au moins les enfants. Elle avait toujours aimé les enfants, et les animaux. Leur innocence naturelle avait le don de la calmer. Sauf les chiens. - Je peux vous aider ? Elle releva la tête et la beauté du jeune homme qui venait de l'aborder la troubla. Ces yeux vert d'eau, qui brillaient d'un mystère amusé, cette chevelure presque rousse, qui tombait en rideau sur l’œil gauche… Et cette voix veloutée, presque blanche… On voyait que c'était un garçon honnête. Civilisé. Exception dans cette foule grossière. - Oui, c'est coincé. Je n'y arrive pas… Elle retrouva le sourire en lui tendant la trousse, et il frôla ses mains en la saisissant. Comment ses deux mariages avaient-ils pu rater ? Elle avait toujours été faite pour l'amour. C'était même pour ça 107
sans doute qu'elle passait sa vie, plus ou moins, à marier les autres. Seulement elle était toujours tombée sur des pleutres. Qui n'avaient pas su comprendre, ni résister à son fort caractère, à sa personnalité particulière, exceptionnelle. - Voilà. Il y était arrivé facilement. - Merci… - De rien. Tout se passe bien pour vous, là-bas ? - Oui, oh… C'est le « coup de feu », comme on dit. Mais nous avons l'habitude ! C'est notre quotidien… Elle termina par un petit rire artificiel, qui se voulait séduisant. - C'est gentil d'avoir fait le déplacement, en tous cas… Léo m'a dit que vous êtes la directrice de chez Doucet, c'est ça ? - C'est moi… dit Mme Doucet, avec un grand sourire, comme à chaque fois que quelqu'un oubliait que c'était un nom, avant d'être une entreprise. - C'est mon père qui a donné son nom à… Ils furent interrompus, alors, par une blonde démesurée, dont la poitrine lui parut fausse, d'être si dressée, et conquérante. - Valentin… Excusez-moi… Je peux te parler ? Elle l'emmena. Ça attrista beaucoup Mme Doucet, à nouveau. D'autant plus que la grande blonde l'emmenait en le tenant par la main, ce qui ne laissait pas de doutes sur leurs relations. D'autant plus que quand elle ouvrit son pilulier, elle constata que la petite case du Noxavon était vide. Elle avait oublié d'en remettre, hier matin. Le temps qu'elle retourne à la cuisine, la fureur l'avait reprise. L'agacement terrible aux raisons inconnues. Elle commença par s'en ouvrir à François : - Ah, François… Je me demande ce qu'on fait là. François ne répondit rien. François avait l'art d'écouter en 108
silence, et disposait les pâtisseries qui venaient d'arriver sur des plateaux. - Je ne comprends pas comment j'ai pu me laisser embarquer dans tout ça… Dans ce mariage de… paysans… - C'est vrai, il y a de l'ambiance… - Mais vous avez entendu ce qu'ils chantent ? Vous avez vu comment ils boivent ? Des trous ! Et ça crie, ça chahute, et on laisse faire aux enfants tout ce qu'ils veulent ! Vous avez déjà vu des tables sales comme ça, vous ? Même en fin de repas ? - Ce sont des Bretons… On vous avait prévenue… Ça lui avait fait un peu de bien, de dire ces choses. Mais l'abcès n'était pas encore complètement vidé. - Et la famille de tordus qu'elle se tape… La pauvre… Vous… Vous avez vu les cousins, avec leurs grandes oreilles ? Et les anciens ! Mon Dieu, je crois que c'est la table qui picole le plus… Et l'oncle bizarre, et sa grosse doudou ! Celui qui a la boucle d'oreille et les sandales… Vous l'avez vu ? - Oui… Ça allait un peu mieux. Elle s'éloigna, vers le fond de la cuisine, et s'appuya là contre un plan de travail. Par la petite fenêtre basculante qui séparait les deux pièces, derrière elle, elle pouvait entendre les cliquetis du sécateur de la mère de Céline, qui préparait de quoi regarnir ses compositions abîmées. Elle aussi avait fait un rêve. C'était rare ; les médicaments l'empêchaient ou de rêver, ou de s'en souvenir, en général. Un rêve déprimant et détestable, qui la réveillait en ce moment tous les matins, de mauvaise humeur, et la fatiguait pour le reste de la journée. Son contenu variait un peu tous les jours. Mais trois étapes revenaient fixement. Dans la première, elle était une toute petite fille et elle puait affreusement du sexe. Elle avait beau s'y prendre avec méthode, il lui fallait toujours recommencer sa toilette intime. Et 109
cette toilette sans fin, pendant que le monde tournait et se mouvait et riait autour d'elle l'enfermait dans sa salle de bain. Seule. Il y avait pourtant de rares instants où elle parvenait enfin à se débarrasser de son odeur et elle profitait de ces rares instants pour aller dire aux hommes qu'ils puaient, à leur tour. Le problème, c'est qu'ils refusaient continûment sa carte bancaire. Et c'était horrible. Elle se battait ensuite au tribunal pour la reconnaissance de sa carte bancaire. C'était la seconde étape. Mais le juge était corrompu et voulait seulement coucher avec elle. Sans qu'elle ait rien accepté ou refusé, il l'obtenait d'ailleurs. Mais elle avait beau lui serrer les couilles, qui étaient comme deux châtaignes, il n'en sortait rien. Sa carte bancaire était pourtant bien coincée là, entre les deux couilles. Mais il ne faisait que rire. Elle s'en plaignait alors à son père, qui la débarrassait du juge. Elle s'en voulait ensuite d'avoir encore fait appel à lui et elle se sentait extrêmement vide, avec sa carte bancaire dans la main. Parce que le monde avait disparu. Elle n'avait plus que le droit de se souvenir de lui. C'était la troisième étape. Elle pleurait. Un homme s'approchait et elle le haïssait tout de suite. C'était Dieu. Elle voulait le dévorer, mais aussitôt qu'elle essayait, elle se réveillait. Et elle y pensait encore en donnant à manger aux chats, tous les matins, et ça l'étranglait de désespoir. - Et la mère… elle dit, pour terminer. C'est le bouquet, on peut dire, la mère ! La veuve… Avec ses yeux de cocker malade… Et son Ikebana, sa coupe de cheveux, ses tocs… Mon Dieu ! J'espère bien ne jamais ressembler à ça… Une vache, François ! Une vache ! François réagit encore par un rire poli. Lui n'avait pas dû remarquer la mère de Céline quand elle avait traversé la cuisine. - Le genre qui passe sa vie entre sa télé, sa cuisine et ses courses… Elle doit avoir le yoga au club du coin, à la rigueur, le jeudi soir, ou quelque chose comme ça. Mais ce vide intérieur… Je crois que je me tuerais, moi… 110
Dans son dos, les cliquetis du sécateur s'étaient arrêtés dès qu'elle avait recommencé à parler. Ils ne reprirent pas. C'était d'une brutalité évidente, d'une brutalité d'homme, presque, mais Mme Doucet se sentit alors, enfin, beaucoup mieux. Vidée. Et elle sortit fumer une cigarette. Elle avait essayé d'arrêter une ou deux fois, mais l'air garçonne, malicieux, rebelle, que ça lui donnait, lui plaisait trop.
11 « Eh ho, vieux con, ça s’appelle le mouvement punk, ça. Aucun rapport avec j’ai une chatte une bite ou une paire d’ailes » a écrit Virginie Despentes, qui s'y connaît. En considérant les flics qui montaient devant lui, le beau mat de leurs casques comme tout neufs, leurs bottes vernissées, leurs armures orgueilleuses, et le sérieux de leurs regards tendus à travers la mire des PM HK, Tourterelle se remit à penser au mot « tocard ». Pour ce qu'il en savait jusque là, un tocard c'était d'abord un perdant, un mauvais cheval, et par extension quelqu'un dont la banalité écrasante constituait un handicap. Il n'utilisait pas le mot parce qu'il n'avait jamais trouvé si important d'accuser cette banalité. Mais là, chez les flics, elle le frappait. Il ne pouvait pas trop leur en vouloir. Ce qu'ils avaient fait à Michel, et la situation de manière générale, avaient effectivement 111
toutes les apparences du Mal. La logique était de leur côté. Mais justement. Le contraste entre cette erreur des apparences et leur assurance parfaite leur donnait quand même franchement l'air stupide. Et dangereux. Il tenait la Louve serrée contre lui, le canon contre sa tempe, et montait les escaliers à reculons. Grenouille et Libellule étaient déjà sur le toit, avec une autre otage. La Louve n'avait toujours pas peur. Il le sentait, pensait même l'avoir choisie pour ça. Toute la tension du moment venait des flics. C'était très bêtement visible : des années d'entraînement, pour eux, se réalisaient dans l'instant ; un jeu qui était devenu réel, et qui leur faisait plaisir autant que ça les intimidait : ils se sentaient plus hommes, plus virils que jamais. Des héros… Dans leur formation à eux trois, les Anges, le commandant Müller comme Maman avaient beaucoup insisté sur l'idée que tuer un flic, ce qui pouvait arriver si ceux-là se laissaient trop entraîner par leur héroïsme, était plus grave que de tuer un otage. Ça leur était même formellement interdit, en dehors d'exceptionnelles nécessités. Tourterelle n'avait jamais bien compris pourquoi. Bien sûr, d'un point de vue pratique, ça les rendait plus féroces dans l'enquête, ensuite, et d'un point de vue administratif, l'État avait plus besoin d'eux que du premier civil venu. Mais ce n'était ni la logique pratique ni la logique administrative qui faisait que Maman et le commandant avaient tellement insisté su ce point. Ça tenait plutôt à un sentiment de fraternité de classe qu'on attendait, entre eux, les Anges, et les flics, qu'on appelait aussi gardiens de la Paix. Le genre de fraternité sélective qui n'était pas dans les possibilités que sa lésion cérébrale lui avaient laissées. Il ne se reconnaissait pas plus en eux qu'en n'importe qui d'autre, sinon qu'ils lui paraissaient bien tocards, là, à l'instant, et que le mot lui avait été appliqué il y avait une demiheure. Avec une certaine injustice, il lui semblait, qui le travaillait 112
beaucoup plus qu'elle ne l'aurait dû. C'était en fait un nouveau signe d'amour débutant : il allait en avoir l'absolue confirmation dès qu'ils arriveraient sur le toit. Ils n'étaient déjà plus qu'à cinq ou six marches de la porte. Le chef, devant, celui qui avait l'air le plus tocard de tous, lui cria soudain : - Arrête ! Pas question que tu passes la porte ! On garde le visuel ! Il criait trop fort, pour la distance qui les séparait. Et c'était la deuxième fois qu'il lui parlait avec une de ces expressions techniques. « Le visuel... » Tout à l'heure, il avait dit « on te dégage l'espace ». Preuve qu'ils se croyaient bien toujours à l'entraînement. Qu'ils croyaient toujours jouer selon leurs règles habituelles, sûrs de gagner. Tourterelle, lui, continua à reculer, tout en tentant de calmer les choses. - On a une otage supplémentaire là-haut. Et vous savez, maintenant que vous avez vu les toilettes, qu'on est plutôt sérieux, et qu'on pourrait comme on a dit la négocier par petits morceaux… Ce serait donc mieux de me laisser passer la porte, et que chacun s'assoit pour réfléchir, non ? Et puis ça ne sert à rien de crier… Ça ne remplace aucun argument. Mais ça ne sembla rien changer dans l'esprit du chef, qui répéta, les veines des tempes saillantes : - Stop ! Tu bouges, on tire ! Tourterelle avait beau être sûr de son argumentaire, que la situation échappait à leurs procédures d'entraînement et qu'il y avait surtout très peu de chances qu'ils prennent le risque que sa chute arrache la goupille de la grenade attachée à la Louve, ils avaient l'air tellement prêts à le faire qu'il eut une seconde d'hésitation. Ce fut la Louve qui réagit, finalement : - Oh oh oh ! Ils vont se calmer, les cow-boys ? Vous croyez qu'il 113
rigole ? C'est là, que son amour commença à se confirmer. Le chef, après une seconde de surprise, lui répondit : - Ne vous en mêlez pas, mademoiselle… Laissez-nous faire… - Madame. - Hein ? - Je préfère que les flics m'appellent Madame… Et je me sens curieusement vachement mêlée, déjà, pour tout te dire… - Mais… nous sommes là pour vous aider euh… Madame… et… La Louve ne le laissa pas terminer sa phrase. Elle cria : - Va aider ta mère à jouir, tocard ! Et d'un grand coup de pied, elle claqua la porte, dont la tôle sonna la fin du problème avec la force d'un gong de sortie des Enfers. Tourterelle la relâcha, alors. - Putain d'enfoirés de merde ! elle jura encore. Et l'autre qui bande, là ! Ça laissa Grenouille et l'autre otage relativement ébahis, et ça fit beaucoup rire Libellule. Tourterelle, lui, rougit de honte. Qu'elle ait fini par traiter le flic de tocard lui aussi le confirmait dans son sentiment. Et qu'il se soit mis à bander dans une telle situation lui confirmait qu'il était, de nouveau, complètement amoureux. Il était bien conscient du décalage entre la situation et son érection. Qu'en plus de passer pour un tocard, il devait maintenant passer pour un pervers. Mais il n'y pouvait rien. La psychologie moderne faisait de l'excitation sexuelle l'origine de l'amour. C'était une vision des choses qui semblait très bien fonctionner dans la majorité des cas. Libellule, par exemple, était très capable d'excitation sexuelle sans amour, prouvant par là que la première chose apparaissait avant la seconde. Mais chez 114
Tourterelle, ça fonctionnait à l'envers. C'était d'ailleurs une des raisons pour lesquelles, dans ses recherches sur le sentiment, il avait assez vite dû abandonner les approches psychologiques ou psychanalytiques, qui partait toutes de l'a priori contraire. Chez lui, l'excitation était un symptôme, pas une cause. Et c'était pourquoi la poésie, la littérature, les mythes et les chansons, qui en témoignaient, lui semblaient depuis longtemps un angle d'attaque beaucoup plus pertinent, s'il voulait arriver à comprendre cette origine et récupérer ce qu'il avait perdu. Question compréhension, dans le cas présent, il était pourtant plus perdu qu'il ne l'avait jamais été. Est-ce que c'était parce que la Louve n'avait rien moins fait qu'exprimer sa pensée à lui, en les traitant de cow-boys puis, à nouveau, de tocards, et à cause de l'impression de communauté d'âme que ça lui avait donnée, renforçant encore l'effet du déjà-vu au moment de leur rencontre, que son amour s'était si fort et si vite déclaré ? Pas seulement. Le fait qu'elle le rejette lui aussi, et avec une telle véhémence, du côté des tocards, qu'elle se pose en tiers dans le conflit, d'une manière si indépendante et contradictoire avec l'idée de communauté d'âme, n'avait fait que renforcer l'excitation, il le sentait bien. C'était très contradictoire avec l'harmonie amoureuse normale, mais c'était bien ce qui s'était passé. Il s'excusa piteusement. Mais elle ne dut pas vraiment l'entendre parce qu'en même temps, Libellule, riant toujours, s'étonnait, et que c'est à lui qu'elle répondit : - Mais… Pourquoi tu as fait ça ? - Ben… Dans l'idéal, vous ne voulez plus de morts, vous… Vous avez eu ce que vous vouliez, avec Michel, non ? Libellule acquiesça. - Ça fait que je suis plutôt de votre côté que du leur… Si tout peut se 115
résoudre tranquillement, maintenant… Elle mentait un peu, c'était évident. Mais difficile de savoir en quoi. Son argument était juste. La demi-heure qui suivit fut très calme, et consacrée à Lucrèce. À travers la porte, ils avaient exigé une Mazda verte, ce qui occupait bien les flics. Ils avaient aussi promis de jeter un morceau d'otage du toit si le bruit même d'un hélicoptère se faisait entendre. À propos de Lucrèce, Grenouille se demandait pourquoi le mythe n'avait jamais donné naissance à aucune grande tragédie. Il avait fait des recherches poussées sur le sujet, pendant le week-end. - On en trouve une chez Pradon, une chez Chevreau, il dit. Mais vraiment aucun chef d’œuvre… La tragédie classique avait été sa première piste à lui, avant les arts orientaux, et restait une de ses spécialités. - À mon avis, c'est parce que Lucrèce était trop délicate à mettre en scène. C'est un personnage qui a toujours posé problème. On le dit depuis Saint Augustin : soit Lucrèce était coupable dans son viol, soit elle était coupable d'avoir tué une innocente, soi-même. Dans les deux cas, c'était un personnage trop condamnable. - On attend quoi, en vrai ? coupa la Louve. Une Mazda verte ? Vraiment ? Contrairement à l'autre otage, ils n'avaient pas senti la nécessité de l'attacher. Elle était assise avec eux en tailleur sur le gravier. - Bien sûr que non. - Quoi, alors ? - On ne va pas te le dire. - Ah. Mais… vous croyez que les flics y croient ? - Ça les arrange bien eux aussi, d'avoir le temps de réfléchir à l'assaut. Alors ils font semblant. - Ah ? 116
Elle était visiblement déçue qu'ils ne lui en disent pas plus. Mais leur confiance n'allait quand même pas aller jusque là. Grenouille reprit : - Lucrèce, en résumé, était une héroïne trop ambiguë pour l'économie des valeurs du XVIIe siècle… La Louve le coupa encore, pour demander de quoi ils parlaient. Elle ne connaissait pas le mythe et il fallut le lui raconter. - Lucrèce est une dame romaine de la fin de la Royauté, expliqua Tourterelle. Violée par Tarquin le Superbe, dernier roi de Rome, elle a dénoncé le viol à son mari et son beau-frère avant de se suicider devant eux pour laver son honneur. C'est ce qui a provoqué l'indignation et la révolte du peuple, la fin de la Royauté, et la naissance de la République. - Ah bon… Elle réfléchit une seconde, avant de demander : - Tu veux dire sa mort ? - Quoi, sa mort ? - Tu veux dire que c'est seulement sa mort, qui a provoqué la révolution ? Pourquoi est-ce qu'il a fallu qu'elle se suicide ? Ça ne suffisait pas, le viol ? C'était normal, chez les Romains, sinon ? Ils se disaient : « Tiens, aujourd'hui, j'irais bien boire un petit café et enculer ma belle-sœur, pour digérer » ? Cette manière de présenter l'histoire les laissa un instant pantois. Puis Grenouille répondit : - Non, bien sûr. Le suicide marque la gravité du viol. Mais c'est assez bien vu… Et je m'y suis même aussi intéressé assez profondément, parce que c'est tout le débat justement, tout le problème au XVIIe siècle, pour en faire une tragédie… Le suicide comme réponse à apporter au viol n'était pas d'une aussi grande évidence que chez les romains. La morale catholique a toujours eu un vrai problème avec les conséquences du viol et du suicide. Dans un cas comme dans l'autre, les victimes sont à la fois victimes et acteurs : ce qui est une 117
manière insupportable, pour la logique scolastique, de brouiller les frontières entre le bien et le mal. Le plus simple dans ce cas, c'est de se dire que, puisqu'il y a duplicité, il y a péché. Ainsi on élude le problème : la Justice catholique a toujours refusé d'entendre les femmes violées, et de voir une différence entre le meurtre de soimême et celui d'autrui. Bien sûr, une femme violée n'était pas toujours adultère… À partir de 1670, une ordonnance leur a même permis de porter plainte, à condition de séjourner une petite année en prison, histoire de prouver qu'elles n'étaient pas grosses, et qu'elles n'y avaient donc pas pris de plaisir… - Ah ouais… Super… - …Mais oui, on peut admettre que c'était assez peu leur accorder. D’après Saint Augustin, ce que Lucrèce aurait dû faire, c'était donc s'enfermer dans la prière. Le seul problème, c'est qu'il n'y avait pas de couvents cinq siècles avant Jésus-Christ… - Waouh… les interrompit Libellule, en s'étirant. Ça donne des idées, tout ça, non ? Grenouille et Tourterelle se retournèrent. Il était assis un peu plus loin avec l'autre otage, qu'il montra du menton : - On a un peu de temps, non ? - Non, Libellule… - Et vous ? demanda alors la Louve, que l'idée avait à peine eu l'air d'inquiéter. - Et nous ? - Oui, et vous ? Vous nous l'avez buté, Michel, non ? - Oui. - Bon ben… C'est pas que je l'aimais tant que ça, mais… ça ne vous pose pas de problèmes moraux, ça, à vous ? Grenouille et Tourterelle se regardèrent sans répondre. - Notre situation est plus compliquée… dit finalement Tourterelle. Mais surtout, si on répond à ta question, on sera obligé de te tuer, après. Ce qui pour le moment n'est pas encore nécessaire… 118
- Ah. J'aime autant pas savoir, alors. - Oui, je pense aussi. Il revint vers Grenouille : - Mais tout ça en faisait un personnage idéal pour une grande tragédie chrétienne, au contraire… Le débat même en fait un personnage ni entièrement bon, ni entièrement méchant, comme le veut Aristote, non ? - Non… Le débat lui est trop extérieur. C'est un problème seulement chrétien. Une hésitation qui n'existe que chez les exégètes. Dans le mythe, Lucrèce elle-même n'a pas plus d'hésitation que Mucius Scaevola quand il se brûle la main… Et lui en donner, la transformer en chrétienne, aurait paru trop bizarre. C'est d'ailleurs un peu ce qu'essaie de faire Chevreau, et c'est pour ça que sa pièce est assez vite tombée, je pense. Lucrèce qui hésite, ce n'est plus Lucrèce. Et Lucrèce qui n'hésite pas, ce n'est plus une tragédie. Je ne sais pas ce qui a pu te fasciner. Encore une fois, c'est un personnage assez plat, en réalité… Grossièrement romain. Un exemplum… - Mouais… reprit la Louve. Bon, je ne suis pas trop pour le suicide des femmes violées, mais à mon avis, ce qui dérange surtout, encore une fois, c'est que la meuf se soit conduite en vrai bonhomme… Non ? Grenouille s'arrêta, perplexe, comme s'il considérait le problème sous un nouvel angle. Au bout d'un temps, son visage s'illumina : - Tout à fait ! il dit alors. Le suicide de Lucrèce, comme celui de Caton, ou de Sénèque, est un geste de virtus, de la vertu virile romaine… Ce qui veut dire… Alors ça, c'est une idée fantastique… Que l'échec de Lucrèce comme sujet de tragédie prouve combien la tragédie, oui, est intrinsèquement féminine ! - Hein ? - Oui… L'hésitation, le dilemme, c'est féminin ! C'est pour ça que les plus grands sujets sont des femmes : Phèdre, Athalie, Bérénice, 119
Andromaque : ce sont toutes des femmes, parce que l'hésitation, l’ambiguïté féminine seules mènent à l'aveuglement du soleil tragique ! Tu n'es pas d'accord ? - Tu veux vraiment mon avis ? - Oui… En tant que femme… - Ben, si je comprends bien, globalement, l'idée, c'est que les femmes c'est confus, et que ça les empêche de bien réfléchir pour prendre des décisions, c'est ça ? Et tu trouves ça super ? Non ben pas moi, pas trop, non… - Elle a raison, appuya Tourterelle. Et puis c'est faux... Beaucoup de héros tragiques sont des hommes. La plupart de ceux de Corneille, par exemple... - Bien sûr ! Puisque Corneille est obsédé par l'héroïsme... Mais regarde jusqu'où il est obligé de se lancer dans le bricolage, pour exposer leurs dilemmes : tout ça sert à donner de l'hésitation, de la féminité à ses héros... Ce que je dis, c'est qu'il manque quelque chose à l'homme pour atteindre le sublime ; quelque chose que la femme, elle, possède ! Il se tourna vers la Louve : - C'est un compliment, que je fais à la femme… L'humanité est dans la femme plus que dans l'homme, peut-être… - Un compliment ! répondit la Louve, carrément offusquée cette fois. Pourquoi, qu'est-ce qu'elle a en plus que l'homme, la femme... Deux nichons au lieu d'une seule bite ? C'est pour ça, qu'elle hésite ? Et poser, comme prémisse, que l'héroïsme est au hommes, ça ne te dérange pas non plus, apparemment… Non mais continue comme ça et c'est pas mon hésitation que tu vas prendre dans la gueule… Je préfère encore ton copain, là. Elle montrait Libellule. - Lui au moins il nous considère comme des jambons, mais il ne vient pas nous dire en plus que c'est un éloge… Ducon…
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Il était aussi rare qu'on prenne le parti de Libellule contre Grenouille, surtout dans un débat sur la tragédie, qu'on ose insulter aussi directement Grenouille dans l'exercice de ses fonctions, et le gros éclata de rire en répétant : - Ducon ! Ducon ! Ah je l'adore finalement, elle… On a bien fait, de pas lui éclater la gueule ! - Tu vois ? dit Tourterelle. Grenouille s'était tu, pensif, ce qui n'empêchait pas le regard de la Louve de continuer à se remplir d'éclairs qui s'accordaient au ciel de plus en plus noir derrière elle, comme cérébral, avec une grandeur tragique. Tourterelle aima encore cette colère, qu'il percevait pour une fois sans ridicule, comme il avait aimé la musique de Julie. Et son désir revint doucement. - Quoi, dit encore la Louve, voyant son regard. Il veut encore me sodomiser, lui ? Ça redoubla le rire de Libellule. Et puis soudain, un bruit énorme vint du ciel. Le battement rugissant d'un rotor d'hélicoptère, sciant la cervelle des nuages dans le mixeur de ses pales. - Merde… dit la Louve, pensant deviner ce que ça impliquait. De l'autre côté de la porte en tôle, on entendit aussi comme un bruit de panique. - C'est une erreur ! C'est une erreur ! leur cria le chef. Ne faites pas de mal aux otages ! On va le rappeler ! - J'espère bien ! leur répondit Tourterelle. Vous avez deux minutes ! L'hélicoptère perça les cumulus, apparut. Il était aux couleurs de la Gendarmerie nationale, et continuait de s'approcher. De l'autre côté de la porte, le chef s'énervait. - Qui c'est ? On l'entendait crier. Qui est le con qui a donné l'ordre ? La Louve fut surprise de voir que les trois hommes ne paniquaient pas, ne cherchaient pas même à se mettre à couvert ni à 121
se protéger derrière elle ou l'autre otage. Au contraire, ils se mirent debout. L'hélicoptère de la Gendarmerie continuait de s'approcher. Il était presque posé sur le toit quand les flics comprirent, enfin, ce qui se passait. - C'est à eux ! C'est un appareil à eux ! cria quelqu'un au chef. Les tocards paniquèrent, alors, et ouvrirent la porte. Ça aurait pu très mal tourner pour les deux otages. Mais Libellule, délaissant celle qui était toujours le plus près de lui, attrapa la Louve et lui collant à nouveau son arme contre la tempe, parvint à protéger leur montée dans l'appareil. Ce choix de la Louve était illogique. L'autre était plus près de lui. Grenouille et Tourterelle auraient dû le remarquer. Mais leurs pensées étaient ailleurs, et ils ne le remarquèrent pas.
12 Où survient brusquement le récit tant attendu des aventures de Marcel le pirate, qui pourra donner l'impression que le rapporteur de cette histoire se perd, ou devient fou. Mais pas du tout. Assise sur la cuvette, l'abattant rabattu, Chantal s'efforçait de respirer calmement les odeurs d'urine, mais n'y arrivait pas. Le bruit 122
de la foule, pourtant étouffé, lui paraissait encore trop proche, et même menaçant, dès que quelqu'un ouvrait la porte. On la cherchait ; elle l'avait entendu. Mais elle n'arrivait plus à sortir. Mme Doucet avait eu trop raison. C'était précisément Brigitte, sa prof de yoga du jeudi, à la Maison pour Tous de Saint Thiviziau, qui l'avait amenée aux cours d'Ikebana à Morlaix. Elle se faisait régulièrement la réflexion que sa maison et sa vie étaient devenues bien vides depuis la mort de Patrick. Quand elle s'ennuyait devant sa télé, elle continuait souvent de la regarder quand même, par résignation, comme si elle attendait la mort, ou presque. Et maintenant que Mme Doucet l'avait exprimé bien clairement pour elle, oui, elle avait à peu près envie de se tuer. Ce qu'il lui aurait fallu, c'est sans doute juste des projets personnels un peu ambitieux, elle le savait. Mais elle ne s'en sentait plus capable depuis tellement longtemps… Comment ne pas se dire que si elle avait été trop stupide pour en mener aucun à bien, jusque là, c'était que cette stupidité lui était naturelle et constitutive, que tout effort serait vain ? Comment ne pas penser qu'il était trop tard pour se montrer indépendante et capable, et que ces choses-là n'appartenaient plus qu'à Céline et aux filles de sa génération ? Si seulement un petit bout de son passé avait pu venir lui prouver le contraire… Si seulement elle avait pu y trouver l'ombre d'une décision dont elle puisse se dire : « Si j'ai été capable de ça, alors je le suis de bien d'autres choses... » Mais son passé était aussi irrémédiablement vide que son présent. Elle ne le sentait jamais aussi bien que quand Marcel et Renee arrivaient comme ça, et qu'elle ne trouvait rien à leur raconter malgré le temps passé… Elle les aimait pourtant beaucoup… Mais à côté d'eux elle se sentait toujours tellement vieille, enterrée, nulle, et effroyablement transparente, maintenant et pour toujours… Elle n'en demandait pas autant 123
qu'eux… Même pas d'avoir l'air aussi jeune… Elle avait une forme de respect, pour sa vieillesse débutante et le petit bout de sagesse qu'elle lui donnait, à quoi elle tenait… Mais avoir vécu au moins une chose originale… Un petit talent qu'elle aurait développé par exemple… Une chose qui ferait qu'elle ose vivre en face d'eux, et de sa fille, sans baisser le regard… À vingt-quatre ans, Marcel se levait tous les matins, sauf les samedis, dimanches et fériés, à 6h27, au son d'un radio-réveil à affichage digital rouge de la marque Seiko. Son petit déjeuner était systématiquement composé d'un bol de céréales trempées dans du lait et de trois biscottes confiturées, à la dernière bouchée desquelles l'horloge de la cuisine affichait 6h38, parfois 6h39. Dans les deux cas, la satisfaction de se sentir propre et d'avoir bonne haleine arrivait à 6h49, non pas tout de suite après sa douche et le brossage de ses dents, curieusement, mais seulement quand il s'était habillé. Au moment précis, en général, où il se relevait après avoir lacé ses chaussures. Tous les matins, il arrivait à l'arrêt de bus à 7h02, avec trois minutes d'avance. Ce qui représentait exactement trente-cinq heures d'attente, depuis deux ans qu'il travaillait. L'agence immobilière qui l'employait n'avait jamais eu à se plaindre d'un seul retard, ni d'une seule absence. Il ne s'était lui non plus jamais plaint de rien. Son bureau était ordonné, son travail toujours fait de la manière exacte qu'il fallait, en temps voulu. Il parlait peu à ses collègues, qui le trouvaient ennuyeux et même un peu bizarre, parce qu'il ne riait jamais à leurs blagues. Mais sa sérénité plaisait aux clients. C'était un peu comme ça qu'on le considérait dans la famille aussi. Des deux frères, lui était le silencieux, le terne. Celui qui parlait beaucoup, celui qui était brillant, c'était Patrick. Dans leur vie 124
tout s'était passé comme si l'aîné ayant toujours si bien réussi, le puîné en était devenu un peu inutile. Le soir, à 19h30, il mettait un plat surgelé au micro-ondes. Il ne regardait pas la télévision. Au lieu de ça, il lisait. Il aimait pardessus tout les romans d'aventure et les récits de voyage. Il s'endormait sur son livre à une heure souvent avancée, mais difficile à déterminer. Et à 6h27, tout recommençait. 6h27. Mais il y eut un matin différent. Ce matin-là, le radio-réveil affichait 32h88 quand il ouvrit les yeux de lui-même, avec la drôle d'impression d'être trop réveillé. Il se leva, et se rendit à la cuisine. Là, l'horloge marquait 11h34, ce qui n'était pas plus vraisemblable. Il faisait nuit. C'était tout ce qu'il savait. Il paniqua presque, et descendit finalement jusqu'à la rue pour regarder l'heure sur un parcmètre. 6h27, répondit le parcmètre. Cet incident le travailla toute la journée. Moins à cause de la bizarre coïncidence de la double panne qu'à cause de la réponse du parcmètre, qu'il avait trouvée très désagréable. Comme si on s'était moqué de lui. Il devait ce jour-là s'occuper d'un cas d'expulsion en fin de procédure. Le locataire à qui il enverrait l'huissier le lendemain était un vieux célibataire qu'il avait rencontré deux ans plus tôt, juste avant qu'ils ne commencent la procédure, quand il avait arrêté de payer son loyer. Il se souvenait qu'il était assez incohérent dans son argumentation. Qu'il sentait très fort, et que le couloir de l'entrée de l'appartement était encombré d'une file de bouteilles vides de très mauvais vin. La réponse du parcmètre fit qu'il n'appela finalement pas l'huissier, comme il l'aurait dû. Elle fit qu'il fit quelque chose de très différent.
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On fut bien surpris de la première absence de Marcel au travail en deux ans, qu'il ne donne pas de nouvelles, et de l'absence du locataire quand l'huissier se présenta. Les voisins du duplex de trois cent mètres carrés, avec piscine sur le toit et vue sur le Bristol, que l'agence avait en gestion, au 67 rue du Faubourg Saint Honoré, furent encore plus étonnés de voir son nouvel occupant vomir au pied des boîtes aux lettres dès le surlendemain de son arrivée. D'autant plus que son allure générale détonnait beaucoup avec la leur. Il avait l'air d'un pauvre. Mais son contrat de location était en règle. Avec un loyer ridicule mais un dossier complet, en double à l'agence. Marcel n'avait fait que glisser toutes les pièces administratives du dossier à clore au dossier à ouvrir. Les preuves de revenu ne faisaient pas partie des obligations légales d'un dossier. Le propriétaire libanais de l'appartement leur avait délégué sa signature. Et son patron lui faisait suffisamment confiance pour avoir signé le contrat à l'aveugle, en croyant à autre chose. On mit six nouveaux mois à se débarrasser du locataire de la terrasse du 67 faubourg Saint Honoré. Il y avait quand même un domaine où Marcel mettait un peu plus de passion que dans le reste de sa vie, depuis toujours. C'était son bateau. Un douze mètres payé à coups d'économies serrées sur ses budgets d'étudiant, mouillait en Normandie depuis qu'il habitait à Paris. Il naviguait tous les week-ends, seul. Il avait embarqué dès le lendemain de la signature du contrat de location, direction l'Éthiopie, pour faire comme Rimbaud, dont il venait de lire une biographie assez mal écrite et racoleuse, abandonnée sur les machines du lavomatique de son quartier. Son pas ne croisa pourtant jamais le moindre centimètre carré de terre où les semelles de vent auraient pu s'être plausiblement posées. Rimbaud était parti par la Méditerranée. Une tempête comme on en voit peu fit que Marcel ne s'approcha pas plus près de l'Afrique 126
que l'île São Miguel, au grand large du Portugal. La tempête l'avait poussé très à l'Ouest. Il alla bien plus loin encore dans cette direction après avoir rencontré le capitaine Smith. Dans la tempête, Marcel avait cassé deux ferrures du safran et le moteur de charge de la batterie. Les réparations lui avaient coûté tout ce qu'il avait emmené d'argent ou presque. L'île était très touristique et le port plein de bars branchés. Mais il y avait aussi ce bar, le Captain Smith, beaucoup plus petit que les autres, rejeté tout au bout de la marina, et où Marcel avait préféré entrer pour réfléchir au calme à la manière dont il pourrait gagner un peu d'argent pour se ravitailler et continuer sa route. Le bar était sombre, crasseux, et vide. Le capitaine Smith était très logiquement le patron du Captain Smith. D'un âge incertain, il portait une barbe blanche jaunie de tabac, trois boucles d'oreille à gauche, et une petite croix bleue tatouée sur la tempe. Ses yeux vitreux, du même jaune que sa moustache, et le cuir ridé de sa peau sentaient l'expérience. Le capitaine Smith mourut, quatre heures plus tard, dans les bras de Marcel. Il avait d'abord beaucoup parlé. Quand Marcel lui avait demandé une bière an anglais, il s'était tout de suite exclamé : - Ah, mais t'es français ! Moi aussi ! Et il avait continué, sans aucun accent, mais avec des erreurs de vocabulaire et de syntaxe qui avaient quand même l'air de montrer que ce n'était pas sa langue maternelle : - Pourtant, t'es pas un touriste égal aux autres… Il paraît plus que tu cherches quelque chose de précis… J'ai pas raison ? Tu viens t'installer ? Tiens… Celle-là, il est pour moi ! Et en même temps que sa bière, il lui avait servi un rhum vieux. Le français était en fait sa langue maternelle. Seulement, il l'avait beaucoup oubliée. 127
Marcel lui avait d'abord raconté son problème, et Smith l'avait rassuré. C'était pas les petits boulots qui manquaient dans le coin… Il l'aiderait, demain, et ils trouveraient, pas la peine de s'inquiéter… Puis il avait passé quelques heures -les dernières- à raconter sa vie. Marcel n'avait pas tout suivi, parce que c'était une vie bien compliquée. Smith avait une mère française et un père australien, était né en France mais avait plutôt été élevé aux Pays-Bas. Il n'avait pas vraiment fait d'études. Jeune, il s'était mis à travailler le plus tôt possible. Il avait d'abord été jardinier pour la ville où il avait été élevé, à Zendvoort, en Hollande, puis engagé volontaire dans la marine française, matelot de pêche du côté de Marseille, docker en Australie, tondeur de moutons, castreur de bœufs, moniteur de plongée, pizzaïolo, maçon, et encore cinquante autres choses, Marcel n'avait pas toujours compris où ni dans quel ordre. Il s'était ensuite remis à naviguer, d'abord en faisant du convoyage, puis du transport de marchandises plus ou moins légales, un peu partout en Afrique et en Amérique du Sud, avec un gros bateau de pêche qu'il s'était acheté à l'état d'épave et qu'il avait retapé. Pendant ces années de vrai baroudage qui étaient la plus grande partie de sa vie, il avait connu l'amour dans les îles tropicales, les animaux du fond des jungles, la guérilla des montagnes, les prisons états-uniennes, les ours polaires, les feux de la terre de feu, le goût de la baleine au Japon, les fièvres et les serpents indiens, et encore beaucoup trop d'autres aventures pour que Marcel se les rappelle toutes. Il avait fini par commander, pendant une courte période, un pétro-vraquier immatriculé au Belize. Mais la chute d'une grue, à bord, l'avait définitivement ramené à terre. Marcel ne l'avait pas tout de suite remarqué, mais son bras gauche était une prothèse, avec une main de caoutchouc. Il avait senti un coup de vieux, quand sa main en moins l'avait obligé à se poser. Et il avait fait trois arrêts cardiaques, ces deux dernières années. Mais moi je l'encule, la mort ! il disait avec le sourire, en se frappant la 128
poitrine. J'ai pas le medo ! Comment on dit, déjà ? La peur ! Et effectivement, sa poitrine résonnait comme un coffre très solide. Marcel, aussi taiseux que toujours, n'avait fait qu'écouter toute la soirée. Mais le capitaine Smith l'avait pris en affection. Peutêtre parce qu'il était une bonne oreille, justement. Il avait en tout cas changé de côté du bar, vers onze heure et demie, pour venir s'asseoir sur le tabouret à côté de lui, et continuer la conversation en copains. Il était en même temps devenu son propre client. Et un très bon client. Il allait jusqu'à se payer, au fur et à mesure qu'il buvait. Et puis subitement, au milieu d'une histoire de trafic de whisky à Cuba, ses yeux se figèrent, il porta sa fausse main en direction de son cœur – elle lui battit l'épaule, en fait – et il tomba contre Marcel. Marcel voulut réagir, sortir du bar, appeler au secours, mais le capitaine Smith l'arrêta : - Attends… il dit, en arrachant de sa main valide la chaîne qui lui entourait le cou. Prends ça d'abord. Tu sais, je suis seul dans le monde, moi… Et la dernière fois que j'ai presque mort, j'ai trouvé ça tellement con l'avoir pas donné à personne… Tu… la pierre, il y a de quoi… tu me le rendras après si… Ouch ! Mais… Ah, Cockhead, il faut… Oh, fuck ! La Jamaïque, gamin, la Jamaïque… Ces derniers mots confus avaient été prononcés dans son exact dernier soupir, en même temps qu'il était devenu tout gris, et puis ses yeux s'étaient fermés, et son corps s'était alourdi. Il était mort. Marcel appela quand même les secours. On ne réussit pas à le réanimer. Après avoir répondu aux questions de la police, Marcel se retrouva donc à nouveau seul et sans argent. Mais tout de même avec l'héritage du capitaine Smith, dont il n'avait parlé à personne.
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D'abord, la chaîne d'argent qu'il avait tirée de sous sa barbe, et ses trois pendentifs : une demi-lune, en argent elle aussi, avec des caractères hébreux, une grosse capsule de cuivre, tubulaire, et ce qui avait tout l'air d'un véritable diamant serti, assez gros. Ensuite Cockhead, le perroquet aux ailes rognées qui voletait dans le bar, et qu'il était tout de suite retourné chercher après l'hôpital et les flics, parce qu'il avait cru deviner, dans ses dernières paroles, que Smith aurait aussi voulu le lui confier. Il vendit le diamant, qui était vrai, et se ravitailla largement grâce à lui. Puis, tant qu'à faire, il mit le cap sur la Jamaïque. Ce n'est que peu après le départ, comme la mer était très plate et qu'il s'ennuyait un peu, qu'il eut l'idée d'ouvrir la capsule de cuivre. Il trouva à l'intérieur, chiffonné, un tissu de soie violette avec une sorte de poème, brodé : Cockpit's country Cockhead's numbers Horsehead's cave Horsepit's circle Marcel se demandait s'il s'agissait bien de ce dont il avait l'air de s'agir. Mais il devait oublier pour longtemps l'idée du trésor du capitaine Smith, qui n'avait fait que lui traverser la tête. La nouvelle soudure du safran avait été mal faite. À moins qu'il ait heurté un objet flottant sans s'en rendre compte. Toujours estil qu'il fut réveillé par une embardée, dans la nuit, deux jours après son départ de São Miguel, et qu'il constata que le safran avait l'air, cette fois, complètement arraché. Au loin, des éclairs frappaient la mer en silence. Ils étaient loin sous le vent, vers le Nord, mais le bateau avait pris leur direction. Il fallait espérer que le grain navigue 130
plus vite que lui. Il se passa exactement le contraire. L'orage eut presque l'air de venir contre le vent à sa rencontre. Et sans gouvernail, il ne réussit pas à dévier suffisamment pour éviter une deuxième tempête, pire encore que la première. Il eut très peur, cette nuit-là. Même Cockhead, qui limitait d'habitude son vocabulaire à ce qui avait l'air de deux très longs nombres en néerlandais (Marcel avait fini par les noter : « achttien driehonderd en zeventien vierhonderd en vierennegentig » et « zevenenzeventig zevenhondert en vijfendertig vierhonderd vierenvijftig »), en hurlait tout à coup des « fuck, fuck, Fuuuck you ! » à chaque coup de travers sur les bordages. Il pensa à son frère, qui à l'heure française, devait en être tout juste à se confiturer sa brioche matinale, avant de se mettre en route pour son étude. Il eut l'impression d'avoir été stupide, en allant tout seul et si loin au large. Il pensa au fond de la mer, à ce que représentait une descente de trois kilomètres depuis la surface où il était, à la suffocation de la noyade. Et puis apparurent des feux. Il lança un appel radio. Le bateau ne répondit pas. Il lança une fusée. Le bateau s'approcha. Ce bateau s'appelait le Merry Mount et était quelque chose comme un gros thonier, ou un baleinier, avec l'étrave aiguë d'un brise-glace. Ce qu'il raconte y avoir rencontré fait en général que les lecteurs de son livre se disent à ce moment-là : « Ah oui, d'accord, tout est faux, en fait… Je me disais bien aussi, 32h88, et le vieux pirate et ses talismans... » Et c'est la matière du premier chapitre face auquel Patrick se soit dit, déçu, parce qu'il continuait à se demander ce que son frère avait bien pu faire de toutes ses années de voyage : « Ah, mais c'est pas un vrai journal, donc… »
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Et pourtant, tout est vrai. Certes, avaler deux tempêtes coup sur coup de cette manière-là est déjà assez improbable, et la caricature qu'était le capitaine Smith, avec son perroquet, et le hasard qui l'avait fait mourir dans ses bras, vraiment incroyables. Mais ça devait justement être le problème de toute la vie de Marcel à partir de maintenant. Elle allait devenir une telle succession de rencontres et d'accidents incroyables que personne n'y croirait jamais. En particulier ce qui va suivre. Malgré la chaleur normale, consécutive au sauvetage, avec laquelle l'équipage du Merry Mount l'avait accueilli, Marcel avait tout de suite senti qu'il n'était pas complètement le bienvenu à bord. C'était une impression vague, diffuse, mais forte. Que Hans, le capitaine, ne lui propose pas de le débarquer dans un port mais plutôt de lui fabriquer un safran de fortune pour qu'il continue sa route avait à la rigueur sa logique : Le Merry Mount n'était pas fait pour le remorquage, on était très loin des côtes, et comme ils s'étaient présentés à lui comme des pêcheurs et qu'il n'y avait pas encore un poisson à bord, pas même l'odeur du poisson à vrai dire, il fallait qu'ils continuent eux aussi leur route, dans la direction de leur zone de pêche. Mais le Merry Mount avait en fait l'air de ne pas vraiment aller pêcher. Le chalut avait souffert de ne pas avoir été déroulé depuis très longtemps, c'était visible. Et puis il y avait d'autres détails intrigants. Ils lui avaient dit qu'ils étaient basés à Portland, dans le Maine. Ils n'en parlaient pourtant jamais devant lui, ni de rien de leur vie à terre, et ils avaient des accents très différents les uns des autres, comme si l'équipage était plutôt constitué d'hommes de nationalités toutes différentes. Il leur avait aussi demandé pourquoi ils n'avaient pas répondu à son appel radio. Ils disaient ne pas l'avoir reçu. Ce qui était tout à fait bizarre : Marcel était sûr que sa radio fonctionnait. L'avarie du moteur de charge l'avait conduit à tout vérifier avant de partir de São Miguel, de ce côté-là. Enfin, beaucoup de conversations 132
s'arrêtaient à son approche. Il se concentra pourtant d'abord sur la fabrication du nouveau safran, travail fastidieux. Il fallut plonger plusieurs fois pour prendre les cotes, puis pour l'installer. On l'aidait patiemment. Mais alors, il tomba amoureux. Il y avait six femmes, sur les quinze membres de l'équipage. C'était encore une chose qui l'avait étonné, au passage. Entre lui et la mécanicienne du bord, qui l'aidait principalement à la soudure, il y eut un coup de foudre puissant, qui ne s'exprima que brièvement dans leurs regards avant qu'ils ne se jettent l'un sur l'autre avec une confiance totale, comme s'il y avait toujours eu, dans la réalité, eux d'une part et le reste du monde de l'autre, comme s'ils s'étaient toujours connus et destinés. Rebondissement également curieux et presque suspect. Mais vrai, encore une fois. L'amour a de ces violences. La fabrication du nouveau safran s'arrêta un temps. Il s'attacha profondément à Moxueqin. Et il connut le secret du Merry Mount. Il connut les Fantômes des Océans. C'est surtout en ça qu'aucun lecteur ne peut croire. On se dit : si c'était vrai, on en aurait entendu parler. S'ils existaient, quelquesuns d'entre eux auraient au moins une fois dû se faire remarquer. Et puis on ne peut pas vraiment vivre de cette manière-là… Si encore Marcel avait parlé d'une dizaine d'originaux… Mais non : d'après lui, ils étaient plusieurs centaines, peut-être mille… Eux-mêmes ne le savaient pas. À lire Marcel, on a en fait l'impression d'une organisation de dimension mondiale. Mais encore une fois, c'est peu vraisemblable. Ils devaient quand même avoir des zones d'action particulières… Quoi qu'il en soit, quatre jours plus tard, Marcel abordait de nuit, en zodiac, avec trois autres membres de l'équipage, 133
un gros porte-container. Ils l'abordaient sans aucun feu. Une corde jetée du bord descendait pour eux plusieurs paquets, qui contenaient des livres, une télévision, deux sacs de ciment, trois chaises, des pneus neufs, et une guitare. Et dans les jours qui suivirent, il y eut d'autres rendez-vous du même genre. L'abordage ne fut pas toujours nécessaire. Ils se contentèrent même le plus souvent de récupérer des paquets jetés par-dessus bord dans le sillage, sans avoir à s'accoster. Mais il y en eut aussi un où, au contraire, Marcel vit Hans escalader la muraille impressionnante d'un très gros cargo à la force de ses bras et de ses jambes, avec d'ingénieuses ventouses (nouveau détail peu vraisemblable mais vrai), et revenir avec un butin de matériel électronique comme s'il s'agissait du plus banal cambriolage. Il devait bientôt découvrir qu'ils étaient comme ça capables de voler des objets assez étonnants, parfois très encombrants. De jeter un frigo par-dessus bord, et de le récupérer avant qu'il ne coule, par exemple. Il leur arriverait de repêcher un conteneur entier. Mais ils ne se faisaient jamais prendre, et ils ne manquaient de rien. Marcel resta deux ans parmi eux. Ils ne connaissaient pas eux-mêmes leur Histoire, ni quand ni comment les premiers d'entre eux étaient apparus. Hans, qui en savait plus que tout le monde à bord, avait l'idée qu'ils étaient peut-être ce qui restait des boucaniers du XVIIIe siècle, dont l'histoire le passionnait. Mais il n'en avait aucune preuve. Les Fantômes n'avaient pas d'archives. La mobilité permanente, calculée, qui faisait qu'aucune terre n'appartenait à personne dans leur vision des choses, la répartition équitable de tout butin, l'absence de hiérarchie, puisque comme chez les boucaniers, même le commandement d'un bateau n'était jamais acquis et que l'équipage pouvait toujours le remettre en question, l'absence d'administration comme de tribunaux, de religion, de langue, de race ou de culture dominante, ou encore la grande tolérance envers les marginaux de tous bords : on ne pouvait pas 134
savoir si tout ça était un vrai héritage, ou la seule influence de ceux qui faisaient comme Hans le rapprochement. Mais ces points communs étaient indéniables, et Marcel constata que ça les rendait plutôt heureux. Ce n'était pas pour autant une société parfaite. Marcel dit qu'il ne sait même pas si c'était une société. Leur mode de vie était dangereux. Et en cas d'urgence médicale, l'hôpital était parfois trop loin, et des enfants mouraient, que la société normale aurait vite soignés. Ceci dit, c'était très rare, et Marcel se sentit lui aussi très heureux, pendant ces deux ans. Les Fantômes avaient entre eux des moyens de communication dont Marcel ne dit pas grand-chose dans son livre, ou parce qu'il ne peut pas, ou parce qu'il ne veut pas. Il semble assez évident, à la lecture, que Hans recevait les points de rendez-vous avec les cargos par téléphone, pendant certaines courtes escales, et donc qu'ils avaient une forme d'organisation centrale. Mais Marcel dit aussi que Hans a toujours nié avoir un chef qui lui donne des ordres, et ça n'explique pas comment il faisaient pour se rencontrer aussi facilement entre eux en mer. Peut-être que l'organisation centrale était une sorte de syndicat égalitaire, qui décidait de zones d'attaques temporaires spécifiques, ce qui leur permettait de frayer dans le même secteur puis de se reconnaître par un signe quelconque, comme une fréquence radio. Ces rencontres étaient en tous cas très fréquentes et nécessaires, dans leur fonctionnement. C'était elles qui leur permettaient d'échanger le matériel volé de bateau à bateau. Ces échanges n'étaient pas du troc. Ils ne négociaient pas, ou très rarement ; ils se donnaient ce dont l'autre disait avoir besoin. Un ampli de chaîne Hi-fi pouvait comme ça être échangé contre un paquet de nouilles. Contre rien, même, si le bateau d'en face connaissait quelqu'un qui en avait besoin. Ce que Hans, que les amérindiens passionnaient à peu près autant que les boucaniers, appelait des « potlatchs à la demande». 135
À terre, ils habitaient les îles. Marcel ne dit bien entendu pas non plus lesquelles. Peut-être moins, cette fois, pour les protéger que parce qu'ils pouvaient habiter toutes les îles. De tous les océans. Et encore d'autres zones littorales inhabitées. Ils s'y installaient parfois pour plusieurs années, étaient capables de construire des cabanes confortables sous des climats très différents. Ils déménageaient toujours au bout d'un temps, ceci dit. Et en partant, ils noyaient toute trace de leur séjour dans la mer. Il prit la décision de les quitter quand Moxueqin, la mécanicienne, fut écrasée par une saucisse. Je ne pense pas avoir besoin de commenter la vraisemblance de ce détail-là. Ils vivaient alors à une cinquantaine cachés dans le creux des falaises, au bord d'un fjord. Ils avaient construit leur village en y arrivant et Marcel avait appris la taille des pierres, un peu de maçonnerie, un peu de charpente, un peu de menuiserie, un peu de mécanique. Il avait appris, surtout, la satisfaction qu'on trouve à voir debout un mur qu'on a soi-même construit, à voir monté et solide un meuble qu'on a tiré du bois brut, et dont les chevrons sont bien ajustés, tourner un moteur qu'on a réparé, ou fonctionner une machine qu'on a inventée, comme cette fendeuse que lui et Moxueqin avaient construite ensemble à partir d'un vieux moteur, et qui permettait à tout le village de ne plus tailler ses bûches à la hache. Il avait aussi appris à ne plus considérer la contemplation de la nature comme une activité à laquelle on accorde dix minutes au passage, ou deux jours de week-end, ou quinze jours de vacances, par-ci par-là, mais comme un véritable but en soi, et peut-être même celui de tout le reste. À oublier le temps pour voir véritablement le ciel, les 136
grandes ombres des nuages sur les fjords, le vol des papillons, les cercles des rapaces et la naissance des étoiles. Ce qu'il faisait justement avec Moxueqin ce jour-là, avec une tranquillité parfaite. Mais de l'autre côté de l'escarpement qui cachait le village, il y avait une zone de pêche assez fréquentée, et au sommet de cet escarpement une saucisse métallique géante et publicitaire, installée là par une grande marque de charcuterie norvégienne. Elle servait d'amer aux pêcheurs, et si quelque chose comme la publicité efficace avait existé, elle aurait fait partie de ses rares occurrences. Moxueqin s'était levée pour aller voir les vagues du bord de la falaise. Il allait la rejoindre, quand il y avait eu ce bruit de tonnerre métallique, la course idiote de Moxueqin dans sa trajectoire, et puis soudain plus que son corps disloqué, cassé en deux, le talon sous l'omoplate et la tête en bouillie sale sur la roche. Elle n'avait même pas crié. Moxueqin faisait partie de ceux qu'on appelait les Fantômes nés ; c'est-à-dire qu'elle était née de parents eux-mêmes Fantômes, sur une île déserte du Golfe du Mexique, et Marcel avait autant aimé, chez elle, tout ce qui lui était propre, de la profondeur rieuse de son regard à l'odeur de ses chaussettes sales, qu'il avait admiré tout ce qui en faisait une fantôme très entière : son culte absolu de la liberté, sa relation à la nature, ou ses talents techniques. Ces deux années, et leur fin plus invraisemblable encore, Marcel finit lui-même par avoir l'impression, longtemps après, de les avoir seulement rêvées. Il était parti en se disant qu'il les recroiserait sûrement un jour. Mais on ne les recroise pas si facilement, et Hans avait eu raison en disant le contraire, et que s'il les quittait, ce serait sans doute pour toujours. Il faut dire qu'il ne fit jamais vraiment l'effort de les rechercher. Le reste de sa vie devait l'occuper à beaucoup trop d'autres choses. Il n'était pas reparti vers la Jamaïque. Il voulait faire quelque chose qui avait beaucoup plus de sens pour lui. 137
Moxueqin s'était toujours beaucoup moquée de son incapacité à danser. Elle, était née en Amérique Centrale et ondulait dans la salsa comme un serpent. Elle savait aussi jouer de tous les instruments qu'on lui présentait, tandis que Marcel était incapable de marquer un tempo. C'était quelque chose qui l'avait toujours un peu vexé et frustré, quant à lui, et que Moxueqin avait souvent essayé de l'aider à soigner. Sans succès. Sans elle, il aurait d'ailleurs volontiers abandonné, au bout d'un moment. Mais quand il lui disait que c'était peine perdue, que c'était facile pour elle, qui avait le rythme dans la peau, mais que lui ne l'avait pas, elle lui répondait : - C'est pas le rythme dans ma peau le problème… C'est la raideur dans ta tête… Et elle insistait. Parce que pour elle, c'était une chose importante et grave, cette raideur dans sa tête. Et maintenant, c'était la seule chose que lui aussi trouvait importante. En quittant les Fantômes, il avait donc mis le cap vers la Mauritanie. Elle avait souvent dit qu'elle l'emmènerait un jour en Afrique pour le soigner, parce que l'Afrique était la mère de tous les rythmes. Et plus précisément en Mauritanie, où elle avait passé une partie de son enfance, à une époque où ses parents habitaient sur la rive d'un parc national du Nord du pays. C'était là-bas qu'elle-même avait appris une grande partie de ce qu'elle savait de la musique. Ses origines latinas n'y étaient en fait pour rien. Là-bas aussi qu'elle avait appris la mécanique et le sens de la bricole, qu'on ne trouvait d'après elle nulle part ailleurs aussi développé. Elle lui avait parlé de voitures étranges, qui n'avaient plus une seule pièce originale. Et elle disait avoir vu des mécanos fondre certaines de ces pièces directement dans les sables du désert. Marcel voulait aussi voir ça. Mais Marcel ne put jamais visiter comme il l'aurait voulu la Mauritanie. Parce qu'en s'approchant des côtes, il fut attaqué par des pirates. 138
Il les avait vu arriver dans son sillage sur une longue barque très rapide sans vraiment s'inquiéter, jusqu'à ce qu'ils sortent des mitraillettes du fond de leur bateau et commencent à tirer dans sa direction. Il s'était réfugié dans la cabine, pour constater qu'il ne pouvait ni fuir ni se défendre. Ils l'avaient abordé avec un grappin qui avait défoncé le plat-bord d'arrière, l'avaient fait sortir de la cabine, gonflé son canot de sauvetage, et l'y avaient fait descendre avec Cockhead. Ils avaient ensuite pris le large avec le bateau. Mais ils avaient quand même eut la courtoise délicatesse de lancer un S.O.S par radio, ce qui fait qu'il avait assez vite été recueilli par des pêcheurs. Les pêcheurs le débarquèrent à Port-Étienne, qui est bien en Mauritanie. Mais il ne se mit pas à la visite ; il se mit à travailler pour manger, et racheter un bateau. Comme docker d'abord, un temps. Son salaire lui permettait cependant à peine de se nourrir. Il se résolut donc assez vite à faire ce que tout le monde lui conseillait dans les bars du port. Il se mêla au trafic de drogue. Son passeport français était idéal pour ça, pensaient tous ceux qui lui en avaient parlé. Ce fut aussi l'avis de ceux qui l'employèrent trois mois comme passeur entre le Maroc et la Mauritanie, lui faisant avaler des olives de haschich une ou deux fois par semaine. Mais il avait beau gagner vingt fois plus que ce que lui aurait rapporté n'importe quel autre travail, la marge qu'ils lui laissaient était quand même relativement ridicule à côté de celle qui devait être la leur. Il allait lui falloir des mois, sans doute même plus d'un an, pour gagner de quoi s'acheter le bateau qu'il voulait. Alors qu'en deux voyages et avec une technique un peu plus costaude, s'il se mettait à son propre compte, ce serait plié. Comme ces trois mois lui avaient donné les contacts qu'il fallait pour ça, c'est ce qu'il fit. 139
Une fois qu'il eut assez d'économies, il prit encore plus au Nord, où le trafic était plus intense, et acheta un vieux camion. Il amena son vieux camion à Gabat-Zemmour, au Maroc, et en dessouda le châssis pour y mettre du haschich. Il savait qu'il pourrait revendre le camion, de retour en Mauritanie, à Zouérate, à quelqu'un qui se chargerait ensuite de lui faire traverser le reste du désert jusqu'à l'Algérie. Deux voyages en camion, l'esprit le plus tranquille du monde, parce qu'aucune douane n'allait jamais s'embêter à ouvrir un châssis, et ce serait gagné. Son premier voyage lui permit en effet de gagner la moitié du prix, au Maroc où il comptait l'acheter, du bateau qu'il voulait. Mais lors du deuxième voyage, un mois plus tard, il aperçut par chance, si on peut dire, la douane Marocaine fouiller le châssis d'un autre camion à la perceuse. Il apprit encore qu'ils le faisaient systématiquement depuis deux semaines, et passa un temps infini à contempler le poste-frontière au milieu du désert, en cherchant une solution pour passer quand même. Puis arrivèrent les Bédouins. Une longue caravane de peut-être mille ou deux mille chameaux qui allaient passer le poste-frontière sans être inquiétés, comme il en avait vu tant d'autres le faire. Il tira les trente kilos de haschich du châssis, courut s'acheter un sac à dos de randonneur, y mit son chargement, réussit à se faufiler au milieu du flot très serré des chameaux, et passa la frontière avec eux. Il marcha comme ça, au milieu des chameaux et sac au dos, deux cents kilomètres, sans que les gardiens armés du troupeau ne le découvrent jamais. Il se nourrissait à la mamelle des chamelles, et se roulait tous les soirs en boule parmi les chamelons pour dormir, avec une couverture de survie qu'il avait achetée en même temps que le sac de randonnée. Le soir, il osait parfois se mettre debout pour 140
contempler l'océan immobile du désert qui l'entourait, et apercevoir le campement d'où jaillissaient les flammes du feu et les voix des hommes. Le chant des bédouins qui « réveillait » les étoiles. Au bout des deux cents kilomètres, il parvinrent enfin à un village où il put quitter le troupeau, et de là se rendre à Zouérate, où il vendit son sac à dos. Il revint ensuite au Maroc, retrouva et récupéra au passage Cockhead, qu'il avait laissé chez un vieux cordonnier de Gabat-Zemmour, et dut finalement aller jusqu'aux Canaries acheter son bateau. Puis il reprit le cap de la Mauritanie, avec toujours l'idée de retrouver l'endroit où Moxueqin avait vécu, et d'apprendre la musique. Mais la musique le trouva avant qu'il ne la trouve, en pleine mer. Il était perdu dans une brume épaisse à y mordre, à peu près à la hauteur de São Tomé. Il n'y avait presque pas de vent et dans cette brume, il ne voyait pas l'avant du bateau, entendait à peine le clapot de la houle contre la coque, se dirigeait à la boussole. Le soleil blanc comme la lune qui perçait à la verticale du mât avait l'air malade et faux. Cockhead, la tête cachée sous une aile, dormait perché sur un winch. Mais soudain, le perroquet se réveilla et s'affola. Il cria deux fois « achttien driehonderd en zeventien vierhonderd en vierennegentig ! » avant de voleter vers le mât et de commencer à le gravir, comme il le faisait pour fuir quand il avait fait une bêtise. Puis Marcel entendit deux trompettes qui se répondaient, puis les roulements d'une batterie, puis tout un jazz-band. Le capitaine Smith, les Fantômes, les pirates et la vie de chameau, c'était déjà beaucoup. Mais ce n'était vraiment que le début, pour Marcel. Ce bateau-là était Angolais, et rentrait au pays chargé d'une cargaison de ce qui avait l'air d'être des émigrés clandestins, mais tous musiciens, et soûls. Apparemment vraiment pas pressé, le 141
bateau se mit en panne et on l'invita à monter à bord pour boire un verre et participer à la fête. Il accepta. Parmi tous ces musiciens, il y avait un groupe du Nigeria en particulier à qui il raconta l'histoire de sa vie, ses projets, et qui à cause de ça l'adoptèrent pour longtemps. Ils montèrent finalement avec lui pour finir le voyage. Très soûl, il avait accepté de les conduire à leur destination. Très soûls, ils l'avaient déjà embauché comme percussionniste supplémentaire. Ils s'appelaient « The Ancient Kings ». Ce fut le début de ce qui devait finir par être une carrière internationale. Mais pour l'instant, ils se dirigeaient seulement vers ce qu'ils appelaient, en portugais, la « República da Música ». Une île au large de Gunza, en Angola, alors en pleine guerre civile. Il y avait là un petit port, N'zeto, dont quelques centaines de déserteurs de l'armée régulière, de fugitifs de la guerre et d'aventuriers européens, tous dévoués à un chef aussi étrange que charismatique, avaient pris le contrôle, fondant une République dont la musique avait été déclarée « l'unique valeur ». Ce chef se faisait appeler Jean de Padirac. Il n'avait pourtant rien de français. En réalité, c'était un Vénitien. Un Vénitien qui avait lu dans le marc de café, en Turquie, que son avenir était en Angola, et s'y était installé depuis dix ans. Tranquillement, au milieu de la guerre. Il avait bâti une ferme, et pris la nationalité Angolaise. Quand sa ferme avait brûlé, ce qui était arrivé assez vite, il était entré dans l'armée du MPLA où il avait commencé à recruter son armée propre, dans l'idée de défendre sa vision très personnelle des choses. Et incroyablement, au bout de quelques mois, il avait réussi. Il venait de déclarer l'indépendance de N'zeto.
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Cet épisode des aventures de Marcel suscite à peu près autant d'incrédulité que les Fantômes, chez beaucoup de lecteurs. La República da Música, aussi appelée « Folle République de Fiume », du vrai nom de Padirac, Giovanni de Fiume, est pourtant d'une existence historique tout ce qu'il y a de plus facile à vérifier. Mais c'était sans doute justement l'énormité du délire qui faisait que ça fonctionnait. Ça tenait parce que personne n'y croyait. Parce que sur le moment, ni l'Unita ni les forces communistes n'avaient non plus pris Padirac assez au sérieux pour daigner s'occuper de lui. Ni d'ailleurs le Comte de Paris, héritier des rois de France à qui il avait offert le petit État « s'il voulait bien venir y prouver quotidiennement son inutilité de Naissance », et qui ne lui avait jamais répondu. L'indépendance de N'zeto était pourtant sérieuse et vraie, et même très bien protégée par les déserteurs, qui abattaient volontiers tout ce qui insistait un tant soit peu pour se rapprocher de N'zeto en portant une arme plutôt qu'un instrument de musique. On n'y laissait entrer que les musiciens, mais c'était avec une tolérance très large pour l'acception du mot. N'importe qui qui tapait sur une casserole plutôt que sur son voisin était accepté, en réalité, et les « musiciens » de Padirac étaient en fait des réfugiés de tout l'Angola, mais aussi de toute l'Afrique, qui avaient fui la guerre, le racisme interethnique, l'apartheid, ou encore la persécution des homosexuels. L'activité du gouvernement provisoire de N'zeto (déclaré provisoire en attendant qu'un système de gouvernement irréprochable soit découvert « par la Philosophie », autrement dit pour toujours) se limitait à l'apparition de son chef, tous les matins, au balcon du Palais Municipal, d'où il déclamait des poèmes sur la paix et la joie. Ensuite, c'était carnaval tout le jour.
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Ce carnaval permanent n'avait bizarrement pas ruiné la ville. Au contraire, il semblait qu'il dynamisait son économie. L'état de l'économie angolaise était tel, en fait, et depuis tellement d'années, que les réseaux de troc et de marché noir avec lesquels se débrouillait le peuple avant son arrivée avaient tout simplement continué à fonctionner. Et puis Padirac, ou plutôt ses hommes, payaient tous les musiciens qui le voulaient. Il suffisait, pour se faire payer, d'aller jouer devant le palais. Cet argent venait de coups de force et de razzias qu'ils avaient menés, dans leur longue marche vers N'zeto, contre ce qu'il appelait « l'armée des riches » et qui comprenait comme un tout les grands propriétaires terriens, les rois du pétrole et les bandes armées qui les défendaient. Il aurait une fin, c'était certain, mais personne n'avait l'air de s'en soucier. Le peuple appelait Padirac « le fou » (o maluco) mais avait très bien accepté son régime de fête. La seule vraie différence, depuis son arrivée, c'était que milices, polices, armées avaient disparu des rues. Personne ne s'en plaignait. Marcel, qui avait autant de mal à croire le hasard qui l'avait amené là que ses lecteurs en auraient plus tard, se mit très sérieusement à la musique, avec les Ancient Kings. Au début, comme avec Moxueqin, ça ne marcha pas du tout. Ils eurent beau simplifier les choses, réduire leurs exigences aux plus élémentaires battements de tambour, Marcel se heurtait toujours à son vieux problème, à cette rigidité qui le rendait incapable de sortir quoi que ce soit de supportable pour l'oreille, de quelque instrument qu'on veuille. Les choses les plus complexes paraissaient au contraire tellement faciles, naturelles, évidentes, aux Ancient Kings, comme elles l'avaient été pour Moxueqin, que Marcel recommençait à se dire qu'il devait y avoir des raisons génétiques au problème, et que malgré ce qu'elle avait toujours prétendu, il existait bien quelque chose comme le « rythme dans la peau ». Les Ancient Kings finirent par se faire sévères et lui interdire de retoucher une percussion tant qu'il n'aurait 144
pas appris à danser. Il s'efforça alors d'apprendre la salsa et la samba, qu'on dansait un peu partout dans la ville, et passa du temps à mémoriser des pas. Mais quand il osa enfin leur faire une démonstration, ils éclatèrent de rire. Puis Marley, le contrebassiste, lui défonça la gueule comme on ne la lui avait jamais défoncée. Il lui fit absorber tellement de drogues et d'alcool que Marcel finit par danser en rythme, cette nuit-là. Et depuis, le rythme ne l'avait plus jamais quitté. Il avait en fait appris à ne plus penser, et à laisser son corps agir. Il avait peu à peu compris, par la suite, à quel point c'était ça, être musicien, et l'était devenu. Comme les Ancient Kings, bientôt, il jouerait tout le temps. En mangeant, en conduisant une voiture, en se brossant les dents, et probablement même, en dormant. Il fut aussi ministre. Ils vivaient depuis deux mois sur le bateau tous ensemble, dans la plus complète promiscuité. Ça ne leur avait pourtant jamais posé de problèmes, et on se dit à la lecture des pages qui concernent ces deux mois que l'idée que la musique adoucit les mœurs n'est peut-être pas si stupide qu'elle en a l'air. Ça faisait d'ailleurs peut-être aussi partie des raisons pour lesquelles tout se passait aussi bien à N'zeto. En tous cas, un jour qu'ils jouaient sur le pont, un groupe d'hommes était passé devant eux sur le quai. Celui qui les menait, un européen petit, brun, habillé d'un smoking avec un hibiscus à la boutonnière, avait arrêté tout le groupe et dit : - Ohé, du navire ! En français. Mais il avait un accent italien, et l'air passablement ivre. Il continua, en pointant le pavillon d'arrière : - Je cherche un ministre ! Est-ce que ce bateau est français ? C'était Jean de Padirac. Marcel lui plut pour les mêmes raisons qu'il avait plu au 145
capitaine Smith. Parce que comme Smith, Padirac parlait beaucoup, et parce que lui était français. Les raisons pour lesquelles Padirac aimait autant la France, au point de s'être choisi ce nom, changeaient à chaque fois qu'on lui posait la question, et avaient toujours l'air complètement stupides, parce que nourries de gros clichés. Une fois, c'était à cause du vin et de la gastronomie, une autre fois parce qu'on y avait coupé la tête du roi, une autre fois pour le romantisme, une autre fois à cause de Molière, d'Apollinaire, de Paris capitale de la Mode ou de Jeanne d'Arc. Marcel s'en rendrait compte à force de le fréquenter. Mais quand il se rencontrèrent et qu'il lui posa la question, Padirac eut une réponse plus idéologique. Il répondit qu'il n'y avait qu'en France qu'on avait su exprimer la liberté, dans une période qu'il faisait cerner par Louise Michel et Boris Vian. Il dit : - Louise Michel était lé messie ! Lé messie dé la Marseillaise. Qu'estce qué tou crois ? Qué c'est oune chanson ? Tou t'é bien fait bouffer la tête par lé bourgeois, comme tout lé monde ! Mais non ! La Marseillaise, c'est oune réligion ! La seule catholique ! La única ! Et Louise Michel est son messie… - Et Boris Vian ? - Boris Vian, outre un homme des plous élégants, et l'élégance vaut la noblesse, est l'ounique pape dé la trompinette… Déclarer, juste après un éloge de la Marseillaise, que la noblesse était une de ses valeurs fondamentales, au même niveau que la virtuosité à la trompinette, n'était pas le genre de chose qui pouvait déranger Padirac. Et ça sembla même une explication suffisante, car il se remit aussitôt à parler voile et voiliers. C'était le ministère qu'il allait donner à Marcel. Le « ministère du vent ». Le projet d'organiser des régates sur lesquelles le peuple pourrait parier n'aboutit cependant jamais. Un mois plus tard, comme l'argent et l'alcool commençaient à manquer, un obus tomba sur le Palais municipal. Luanda avait enfin décidé de remarquer la fête et 146
d'y mettre fin. Padirac disparut aussitôt dans la nature, et ses hommes s'éparpillèrent. L'armée revint. Les musiciens se turent. Et Marcel et les Ancient Kings quittèrent N'zeto, embarquant un autre ministre avec eux. Ce ministre, rien moins, ou plutôt rien de plus, si on considérait le fonctionnement économique de N'zeto, que son ministre des finances, s'appelait Renato Alves. C'était un Brésilien qui avait été producteur de musique, avant N'zeto. Il avait rencontré Marcel dans les banquets du gouvernement qui remplaçaient les conseils des ministres – il faut dire que la grosse centaine de ministères que Padirac avait créés aurait rendu bien difficile la tâche d'organiser de vrais conseils – et il avait déjà pensé, depuis longtemps, que si la fête s'arrêtait, il se servirait des Ancient Kings pour se remettre à son ancien métier. Ils les emmena donc jusqu'à Recife, au Brésil. Là-bas, ils jouèrent d'abord dans des bars, quelques grandes salles, puis dans quelques gros festival de l'été qui suivit. Ils furent dans un de ces festivals repérés par un autre producteur plus important, un américain, avec qui Alves s'associa en échange de beaucoup d'argent pour les faire tourner aux États-Unis. Aucun lecteur un peu au courant des tendances de la « World Music » dans ces années-là ne peut ignorer, cette fois, leur succès. C'est plutôt le fait que Marcel ait fait partie du groupe qu'on remet en cause, en général. Six mois plus tard, ils vendaient dix millions d'albums aux États-Unis. Dans leur catégorie, ils étaient numéro un sur le continent américain. Et ils voyageaient à travers le monde entier. En avion, désormais. Le bateau de Marcel était resté à Recife. C'est tout le problème : comme tout le monde le sait aussi, un de ces avions s'écrasa. 147
Marcel n'était pas à bord. Il devait même n'apprendre l'accident que trois mois plus tard. Leur tournée mondiale s'était terminée en Inde, à Madras, et il lui était arrivé quelque chose qui l'avait empêché de reprendre l'avion pour le Brésil, où ils comptaient passer l'hiver à faire un nouvel album : il était retombé amoureux ; d'une manière encore plus insolite et brutale que la première fois. C'était pendant la fête de fin de tournée qu'il l'avait vue chanter à la télé. Elle s'appelait Anrudhati Khan, et sa voix et son visage l'avaient suffisamment bouleversé pour qu'il abandonne le groupe et décide de tracer la route vers New Delhi, où d'après le patron du bar crasseux où ils finissaient la nuit, elle habitait sûrement. Même une fois qu'il avait dessoûlé, il n'avait pas abandonné son projet. Il comptait retrouver les Ancient Kings plus tard, peut-être, mais ils pouvaient faire le nouvel album sans lui. Un groupe de musique compte rarement plus d'un ou deux membres indispensables, et il n'en faisait clairement pas partie. Il avait donc doucement traversé toute l'Inde, en train et en bus, et comme il appréciait de plus en plus de retrouver la liberté que le groupe lui avait retirée pendant quelques mois, s'était permis pas mal d'arrêts touristiques. Mais il ne retrouva jamais la chanteuse indienne. À la place, il trouva un japonais de soixante-huit ans. À New Delhi, il s'était présenté à la maison de production d'Anrudhati Khan comme membre des Ancient Kings, en parlant d'un projet de collaboration entre eux et elle. Prétexte faux, mais qui aurait très bien pu être un projet envisageable après tout, si on ne l'avait pas à ce moment-là mis au courant du côté tardif de sa proposition, c'est-à-dire du crash de l'avion. Juste avant, il avait aussi appris qu'il existait un « monsieur Khan », avec qui il faudrait traiter. C'était une autre chose à laquelle il n'avait pas pensé, qu'elle puisse 148
être mariée… Après quelques jours passés à absorber le choc de la mort du groupe, il était alors tombé sur ce japonais, dans un bar. Il s'appelait Shinji Takeshi et avait toute sa vie été un travailleur tranquille, ingénieur dans une mine, jusqu'à sa retraite. Ensuite, comme beaucoup de japonais en dehors du Japon, il s'était fait du tourisme une spécialité. Une forme de tourisme bien particulière, ceci dit. Tout avait commencé alors qu'il visitait le temple d’Angkor, au Cambodge, avec son appareil photo au cou, son gilet multi-poches et son bob couleur caca mou, en toute normalité japonaise. Il s'était laissé entraîner par un groupe de hippies qui s'étaient pris d'affection pour lui, un peu pour rire, dans une randonnée de plusieurs jours à travers la jungle. Lui avait pleuré devant la beauté des sommets et des cascades qui constituaient le but de la randonnée. Eux avaient été émus par la sincérité qui se dégageait de ces pleurs très pudiques, par la vie de frustration et la patience qu'ils révélaient, et surpris par sa capacité à entrer dans l'ambiance festive de leurs campements du soir. Au retour, il les avait suivis dans une promenade bien différente. Caché dans un autre recoin de jungle, un village accueillait des Européens qui y venaient faire la fête et fumer de l'opium. Il n'avait pas accepté l'opium qu'on lui avait proposé, mais il avait adoré la fête. C'était à partir de là qu'il s'était spécialisé. Il avait fait quatre ou cinq festivals hippies célèbres, en Thaïlande puis en NouvelleZélande. Ensuite il était passé à un énorme festival de surfers australiens. Puis il était venu en Europe, au nord de l'Écosse. Puis en Bretagne, à Lorient. Puis à Mykonos. Puis à Djerba. Puis partout où il avait trouvé les plus grands rassemblements de fêtards de la planète, hippies ou non. Quand Marcel le rencontra, il revenait d'un technival au Rajasthan.
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C'était parfois des fêtes où on prenait beaucoup de drogues, et on essayait souvent de le pousser à l'expérience, mais Shinji refusait toujours. Il étalait bien proprement un napperon au milieu des foules ivres, s'y asseyait avec un thermos rempli de thé, et parlait avec les gens. C'était son truc. Marcel aima tout de suite beaucoup cette philosophie, et Shinji de manière plus générale. Au détail près que Shinji, lui, avait attendu la retraite pour partir, ils avaient d'abord une sorte d'expérience commune, dans leur passage brusque d'une vie très réglée à la totale liberté du voyage. Marcel s'était par ailleurs beaucoup posé la question de savoir ce que c'était que de vivre vraiment libre, depuis qu'il était parti, qu'il avait rencontré le capitaine Smith, et depuis qu'il avait vécu parmi les Fantômes des Océans et à N'zeto ; et Shinji, plus que toutes ses expériences précédentes encore, lui semblait y apporter une réponse. Chez Shinji, pas de grands mots sur l'anarchie, sur la liberté, comme chez Smith ou Padirac. Pas de grands gestes désordonnés, pas d'ivresse jusqu'à l'inconscience non plus. Shinji, avec la raide pureté d'un geste unique, ne faisait que poser un pied après l'autre là où il l'entendait. Sa liberté en paraissait plus éclatante et plus vraie. La question matérielle de l'argent ? Sa patience, jusqu'à la retraite, et son mode de vie mesuré avaient suffi à la régler. Il avait payé sa dette, et était devenu intouchable. Ils avaient donc finalement décidé de faire un bout de chemin ensemble. Le projet de Shinji, après le technival au Rajasthan, était de connaître la fête de l'ours, dans le Dakota américain. Ça tombait bien. Les Amérindiens, dont le capitaine Hans lui avait parlé presque autant que des boucaniers, intéressaient aussi beaucoup Marcel. Comme ils en avaient le temps, Shinji changea cependant 150
d'abord son billet pour Bismarck, Dakota contre un billet pour Recife. Marcel voulait y récupérer Cockhead, le bateau, et tout l'argent qu'il avait pu gagner grâce au groupe. Le projet de remonter à partir de là vers les États-Unis en voilier, puis de les traverser jusqu'au Dakota par la route plaisait énormément à Shinji. À Recife, Marcel récupéra le bateau et Cockhead, comme prévu. Mais pas un centavo de son argent. Pour la banque brésilienne qui le gardait, il était mort dans la catastrophe, et il n'arriva jamais à prouver qu'il était vivant. Il ne s'était pas encore aperçu que son compte avait été bloqué parce qu'en Inde, il n'en avait jamais eu besoin. Il avait assez de roupies pour vivre trois mois quand il avait quitté le groupe, et n'avait eu besoin que de changer son billet d'avion, pas de l'acheter. La banque brésilienne reconnaissait bien que c'était une erreur administrative, et s'étonnait même beaucoup que ça ait pu arriver, mais trois mois après la clôture du compte pour décès, il fallait apparemment beaucoup plus qu'une pièce d'identité pour récupérer l'argent. Il travailla trois semaines, aidé par Shinji, à essayer de faire venir de la paperasse de France. Mais plus il avançait, et plus les choses s'enlisaient. On lui demandait des choses comme des factures de téléphone et des avis de non-imposition. C'était de ça que dépendait son existence. Il commençait à avoir l'impression de devenir fou. Et il était vraiment temps de partir, s'ils voulaient arriver dans le Dakota pour la fête de l'ours. Ils finirent par prendre le large sans avoir réussi à terminer les démarches. Ils avaient décidé que Shinji lui prêterait de l'argent, et qu'il laisserait pour l'instant le sien à la banque. Mais une fois sur l'eau, il s'en sentit bizarrement plus soulagé qu'en colère. Les Amérindiens déçurent finalement Marcel. Il aurait voulu qu'ils le surprennent et qu'ils correspondent davantage à ce que le capitaine Hans lui avait raconté qu'aux images qu'il s'en était toujours 151
faites. Mais déjà sur la route, les États-Unis, les obèses, les bikers virils, les camions sans mesure, les drapeaux omniprésents, la bouffe grasse et malsaine à force d'être saine, la country à la radio, tout enfin lui avait semblé correspondre aux clichés les plus grossiers. La fête de l'ours, avec ses indiens habillés en cow-boy, ivres morts au coin des stands Red Bull, ses danses folkloriques enfermées dans un carré de cordes qui faisait penser à un grand ring, son artisanat d'attraperêves, de bracelets de cuir et de coiffes de guerrier que les blancs mettaient le soir pour la déconne, et qui tombaient dans la boue quand ils étaient bien cuits à la vodka énergisée devant les concerts de country organisés pour eux, mais aussi la misère qui se dégageait des petites maisons toutes semblables de la réserve, et l’œil éteint des vieux comme l’œil explosé par le cannabis des jeunes, habillés comme des rappeurs de Detroit, montraient comme il s'y attendait la déchéance du modèle amérindien, la mort déjà lointaine de tout ce que Hans lui avait raconté, et la vivacité des pires clichés sur les réserves. Shinji réagissait avec bonhomie, prenait le positif et fermait les yeux sur le négatif, comme il le faisait toujours. Marcel, avec tristesse, s'éloignait de plus en plus de la foule et songeait déjà à repartir. Un soir pourtant qu'il était resté au camping, Shinji vint le chercher avec beaucoup d'enthousiasme : - Marcel San ! Il y a quelqu'un qui veut te voir ! - Qui veut me voir ? - Oui, et tu vas peut-être changer d'avis, sur les Indiens… Enfin, je crois… Il y avait, au cœur de la fête de l'ours, un cycle de conférences et de rencontres intertribales auxquelles très peu de monde assistait. Shinji, lui, s'y était rendu après avoir soigneusement souligné, dans un dépliant pris à l'accueil, celles des conférences qui lui avaient 152
semblé le plus dignes d'intérêt. Il avait été sincèrement attentif à la question des spécificités de l'intégration scolaire des Amérindiens. Il en avait même discuté de nouveau, après la conférence, avec un des intervenants. Puis il s'était fait aborder par Irvin. Irvin Proudfoot avait seize ans. Il venait d'un des villages les plus reculés de la réserve où ils étaient, et c'était lui que le village avait envoyé en son nom pour participer aux conférences. Il était accompagné de son grand-père, très vieil homme au regard gris, impassible, qui avait rappelé à Shinji les vieux moines du bouddhisme. Mais le grand-père n'avait pas participé au débat. C'est Irvin tout seul qui avait parlé, pour défendre l'idée que beaucoup de choses essentielles ne s'apprenaient pas à l'école et que ça avait peutêtre un lien avec le fait que les Amérindiens de son âge, sur tout le continent, se suicident aussi massivement. Le grand-père avait en fait passé son temps à regarder et écouter son petit-fils comme si c'était lui, qui apprenait. Et puis il avait envoyé Irvin à Shinji, après le débat. - Tu es l'ami de l'homme au perroquet ? lui avait demandé Irvin. - Oui. - Grand-père veut le voir. Shinji pensait n'avoir pas bien compris la suite. - Il a dit que c'était à cause de… j'ai compris « à cause de la femme à la saucisse ». Mais je n'ai pas dû bien comprendre l'anglais du vieil homme. Je m'excuse beaucoup. Le regard de Shinji se mit à ramper sur le sol. On l'aurait cru prêt au seppuku, d'avoir osé transmettre une chose aussi absurde. Mais Marcel, qui n'avait même à Shinji jamais parlé des Fantômes et de Moxueqin, bien sûr, le suivit. Marcel demanda tout de suite à Irvin ce que son grand-père savait de la femme à la saucisse. 153
- Elle est morte, n'est-ce pas ? - Oui. - Grand-père aussi doit mourir, samedi prochain. - Ah bon ? Il en est sûr, comme ça ? - C'est lui qui l'a décidé. - Ah ben ça non plus, c'est pas banal… - Bien sûr que si. C'est parce que vous enfermez vos vieux dans les hôpitaux que vous ne vous rendez plus compte que c'est la majorité des cas, même chez vous. Ils ont beau ne plus avoir le choix de l'endroit, ils ont heureusement encore celui du moment, la plupart du temps… Oui, heureusement… Enfin, grand-père dit qu'on lui a demandé de s'occuper de toi, avant. À cause des questions que tu peux te poser, sur les morts autour de toi. C'est vrai ? Marcel en resta une seconde encore plus étonné. - C'est très vrai, oui… - Alors vous nous suivrez, demain. Marcel et Shinji se retrouvaient le lendemain en route pour la zone interdite aux étrangers de la réserve, avec les deux Amérindiens. La vieille Pontiac d'Irvin les amena jusqu'à un village assez semblable à celui où avait lieu la fête de l'ours, mais plus petit, et sans stands Red Bull. Déjà sur le trajet, Marcel avait beaucoup parlé avec Irvin, et commencé à comprendre pourquoi c'était lui que le village avait envoyé aux conférences. Irvin parlait bien. C'était d'ailleurs ce que disait le dernier bulletin scolaire envoyé à ses parents : Irvin était un élève intelligent, qui avait des capacités. On regrettait seulement son manque de maturité, et sa paresse. Irvin avait en effet été pris à fumer du cannabis pendant une récréation, au dernier trimestre, et il reconnaissait lui-même qu'il n'avait pas même essayé de faire la moitié des devoirs qu'on lui avait demandés. Il avait passé beaucoup trop de temps à la chasse et à la 154
pêche. Aucun des professeurs qui avaient accusé son immaturité n'était sans doute très conscient que la saison de chasse avait été particulièrement mauvaise, cette année, ni au courant du temps qu'il avait aussi passé à construire sa maison, à cause de la naissance de son troisième fils et du fait que désormais, lui et sa femme ne pouvaient plus décemment rester habiter chez ses parents. Quand Irvin parlait, Marcel reconnaissait bien davantage qu'à la fête de l'ours ce que Hans lui avait raconté. Les traditions, et la philosophie particulière qui faisaient l'identité des Amérindiens. Quand deux jours plus tard, volontairement provocant, il accuserait quand même la tribu d'avoir cédé à beaucoup de moyens technologiques : aux vêtements indiens et chinois, aux maisons en dur, aux remèdes chimiques, aux fusils pour la chasse, Irvin répondrait, affligé : - Mais tu n'as rien compris, alors… - Si. Il y a quand même des progrès auxquels vous ne pouviez pas dire non. Être vous-mêmes n'implique pas de rester figer dans le passé. Mais où est la limite ? - Non, tu n'as rien compris… répéta Irvin, en prenant son fils aîné sur ses genoux. Toutes ces choses ne sont pas un progrès. Il n'y a que du différent. Est-ce que tu crois que ceux qui chassaient sans fusil ramenaient moins de gibier ? Que tous nos ancêtres avaient faim, jusqu'à ce que les colons arrivent ? Ce ne sont pas des progrès. Il n'y a pas de mieux dans tout ça. Même pour vous… Au lycée, la prof de littérature nous a raconté comment votre mémoire s'est atrophiée quand les livres se sont répandus en Europe… Rien n'a jamais que des avantages. Nous, on a découvert qu'on était un peu aussi des blancs. Mais vous, vous avez oubliés que vous êtes des Amérindiens. C'est pour ça que vous êtes malades. Vous ne chassez plus. Pas même au fusil. - Quand même, face à un puma, tu serais plus confiant avec un fusil 155
qu'avec des flèches, non ? - Non… Le puma n'attaque pas plus aujourd'hui qu'avant. Il faut sacrément l'emmerder pour ça. L'acculer, ce qui est presque impossible, à moins de manquer vraiment de chance. Ou qu'il ait assez faim ou soit assez en colère, ce qui est encore plus rare. Il y a beaucoup de pumas dans la réserve, mais ils n'attaquent jamais personne. C'est ça, votre oubli. Vous ne savez plus de quoi vous avez besoin. Ça fait de vous des proies faciles pour ceux qui vendent les choses. Parce que c'est eux qui vous apprennent ce dont vous avez besoin. Ce dont vous avez besoin, c'est ce qu'ils vendent. Vous êtes faciles à tromper. On peut même vous vendre des coiffes de guerrier, si on veut. Comment une coiffe de guerrier peut-elle valoir le temps et l'énergie que vous avez mis à gagner ce qu'elle coûte, et qui est tout votre temps et toute votre énergie ? - Et la médecine ? - Évidemment, si mon fils tombe malade d'une maladie que notre médecine à nous ne peut pas soigner, je serai content que la tienne le soigne. Mais ce n'est pas si important que ça en a l'air. La preuve, c'est que si ton fils à toi tombe malade d'une maladie que ta médecine ne peut pas soigner, alors que la nôtre si, tu ne penseras jamais à l'essayer. Vous êtes les premiers à vous contenter de votre seule médecine. - Tu crois que tout le monde pense comme toi, ici ? Que personne ne croit au progrès ? Ce n'est pas l'impression que donne, par exemple, ton cousin, avec son 4X4… - Je n'ai pas dit ça. Bien sûr qu'être fier de nous, et apercevoir notre supériorité, ce sont des idées nouvelles. Qu'on y a même longtemps cru, au progrès, à notre infériorité dans tous les domaines. Parce que ceux qui nous ont exterminés et volé toute l'Amérique, nous qui respections tellement la force guerrière, nous ont longtemps ébloui. Bien sûr que nous devons encore nous battre contre ces idées. Seuls les Invisibles sont purs… Mais… 156
- Les Invisibles ? Tu y crois ? Marcel en avait entendu parler à la fête de l'ours. Les Invisibles étaient des Amérindiens encore nomades, sans contact avec le monde extérieur, censés vivre au plus profond de la réserve. - Évidemment. Partout où il y a des Amérindiens, il y a encore des Invisibles. Sur tout le continent. - Mais comment est-ce qu'ils pourraient s'être cachés si longtemps ? - Votre présomption n'a vraiment aucunes bornes… Ce n'est pas parce qu'on met des limites à un territoire sur une carte qu'on le connaît tout entier… - J'ai quand même du mal à y croire, moi… - Mais moi, ma mère les a vus. - Ah bon ? - Il y a dix ans, elle se promenait dans une vallée ; elle les a vus passer au loin et disparaître. On ne les rencontre jamais que par hasard. Et c'est très rare, parce que même nous, ils nous fuient. Mais ils sont là… Marcel et Shinji en apprenaient comme ça tous les jours, avec la réalité qui les entourait. Parce qu'ils étaient effectivement entrés dans un monde où on laissait les enfants parler jusqu'au bout et les vieux décider du moment de leur mort. Un monde où l'argent existait, mais où on ne s'en servait pour rien de nécessaire. Un monde où le temps était différent. Un monde où l'amour était simple. Un monde où l'homme était un esprit évoluant parmi les esprits. Marcel doutait quand même toujours un peu de l'existence des Invisibles. Comme il doutait que le samedi le grand-père, qui n'était pas même malade, mourrait. Comme il doutait qu'il puisse y avoir une réponse à la série étrange des catastrophes mortelles improbables que hasard avait mis sur sa route. Le grand-père avait dit que ce samedi, ils iraient au sommet d'une colline un peu éloignée du village, que là-haut, il soignerait Marcel, puis qu'il mourrait, puis que Marcel et Shinji 157
aideraient à redescendre son corps. Marcel ne savait pas à quoi il devait vraiment s'attendre. Mais il se passa en fait à peu près exactement ce que le grand-père avait dit. C'est en fin d'après-midi, sous un soleil déjà déclinant, qu'ils se mirent en marche. Pendant tout le chemin le grand-père, en tête, chantonna un air mystérieux tandis qu'Irvin, un cousin à lui, et les deux étrangers, le suivaient tous les quatre en silence. Ils arrivèrent avant le coucher du soleil à un sommet assez haut, d'où ils avaient une vue large et profonde sur une vallée au creux de laquelle coulait une grande rivière paresseuse, et une succession de montagnes et de hauts plateaux qui s'échelonnaient, dans des tons toujours plus gris, vers l'horizon. Au sommet de cette colline, quand ils étaient arrivés, il y avait déjà un grand foyer entouré de pierres, et de troncs pour s'asseoir. Irvin alla chercher du bois avec Shinji et Marcel, pendant que le cousin s'occupait des deux grandes perches qu'il avait amenées – Irvin avait dit : pour le brancard – et tandis que le grand-père sortait du sac à dos qu'Irvin avait porté pour lui des bouteilles en plastique au contenu trouble, indéfinissable, et des instruments de cuisine. Quand ils revinrent, Irvin alluma le feu, et ils mangèrent tous les cinq le contenu d'un grand tupperware que la mère d'Irvin avait préparé à la demande du grand-père, une sorte de ragoût de biche qui était son plat préféré, en regardant le soleil se coucher. L'ambiance n'avait rien de triste. Les deux cousins riaient, se charriaient, et le grand-père s'en amusait lui-même beaucoup, arbitrant leurs différends pour rire. Il était plein de vie, et il semblait bien clair qu'il n'allait pas mourir. Qu'ils étaient là pour une sorte de cérémonie rituelle, plutôt. En même temps, le cousin cousait, et les deux perches qu'il reliait par un fort tissu se transformaient petit à petit en brancard. 158
Il faisait une nuit claire, parce que la Lune était forte, quand le grand-père dit qu'on pouvait commencer. Il fit alors s'allonger Marcel et Shinji sur des couvertures, par terre (il avait décidé au cours du repas qu'il « nettoierait » finalement aussi Shinji), où ils restèrent un assez long temps à regarder les étoiles en silence, pendant que le vieil homme, qui avait repris ses chantonnements, s'était mis à une tambouille mystérieuse sur le feu, avec le contenu des bouteilles en plastique et, remarqua Marcel, beaucoup de sucre. Puis il leur en fit boire à tous les deux. C'était très amer, et ça n'eut en quelque sorte aucun effet. Du moins dans le sens où Marcel s'attendait à une expérience psychotrope, à une forme d'ivresse. Il resta au contraire très conscient de tout ce qui se passa, et l'esprit très clair. Et pourtant, il vit soudain, autour du grand-père qui agitait audessus de lui une sorte de maraca emplumé, sept ou neuf femmes, persuadé qu'elles étaient sorties de la rivière. Ce n'était pas un rêve : il était trop conscient pour ça. Ni une hallucination : les sept ou neuf femmes (pas huit, étrangement) ne lui donnaient aucun sentiment d'étrangeté ni de déformation de sa vision. Il ne posa d'ailleurs aucune question. Ça ne lui vint pas à l'esprit. Il les accepta, tout simplement. Après quoi, il vit Moxueqin, dans le ciel, qui poussait la Lune. La Lune leur était pourtant cachée par les cimes du bosquet, derrière le feu. Marcel aurait été bien incapable de dire s'il voyait Moxueqin à travers ou devant les arbres. Mais il la voyait. Quand elle eut fini de pousser la Lune, elle se tourna vers lui, esquissa quelques pas de danse, puis s'arrêta, souriante, comme pour l'interroger. Il ne réussit pas à lui répondre, mais ne sentit aucune 159
frustration pour autant. Il se sentait absent de lui-même, et très paisible. Il pensa seulement sa réponse et Moxueqin lui sourit encore, l'air de comprendre. Puis il s'endormit assez lourdement. Le froid de l'aube le réveilla, malgré la couverture qu'Irvin avait posée sur lui pendant la nuit. Il se leva aussitôt, et alla vomir dans les broussailles. Mais quand il releva la tête, contemplant la vallée pleine de bancs de brume, le monde lui parut plus présent, tout à coup. Comme s'il avait toujours été fâché avec lui, et qu'ils s'étaient maintenant réconciliés. Comme si le monde ne lui faisait plus face, mais que Marcel l'englobait, ou plutôt qu'il s'identifiait et se confondait avec la source des possibles qu'il était. Et il avait la nette sensation de pouvoir davantage. Irvin, qui venait de se réveiller lui aussi, le rejoignit, et lui demanda : - Alors, soigné ? - Je crois, oui. Une forme d'apaisement inédit le poussait aussi à économiser ses mots. - Tu l'as vue, ta femme-saucisse ? - Oui. Elle poussait la Lune, et j'ai pu lui dire que j'avais enfin appris à danser. Devant eux, au-dessus des brumes, deux rapaces tournaient sur le même cercle. Marcel les pointa du doigt et dit : - C'est nous… - Ah oui. À partir de maintenant, tu verras les choses. Grand-père m'a demandé de te le dire… Marcel ne s'en étonna pas. Il demanda seulement : - Mais pourquoi est-ce qu'elle poussait la Lune ? - Ça, il n'y a que toi qui puisses y répondre… On va réveiller les autres ? Il faut redescendre le corps, maintenant. 160
- Hein ? Il est vraiment mort ? Marcel s'aperçut seulement alors qu'Irvin avait les yeux tout embués. Le grand-père était très paisiblement allongé, les mains croisées sur la poitrine, mais avec en effet le visage grave de tous les morts. Ils avalèrent à côté de lui, assez rapidement, des œufs avec du pain de mie et du beurre de cacahuète, ce que Marcel aurait encore la veille considéré comme une concession à la modernité qui mérite réflexion, mais qui lui semblait maintenant n'avoir aucune importance, puis le redescendirent jusqu'au village, sur la civière cousue par le cousin. Marcel et Shinji restèrent quelques jours de plus au village. Ils avaient voulu aller jusqu'au bout des obsèques, et puis ils avaient du mal à quitter cet endroit auquel ils se sentaient tellement privilégiés d'avoir accédé. Ensuite, Marcel comptait suivre Shinji dans le désert Mojave, jusqu'à une rave-party dont il avait entendu parler à la fête de l'ours. Il était curieux de voir le japonais au milieu de ce genre de fête précis. Mais en attendant, ils traînaient. Comme beaucoup d'Européens, Marcel s'était toujours déclaré agnostique tout en pratiquant l'athéisme. C'était pourquoi il n'avait jusque là jamais vraiment pleuré aucun de ses morts. Ses morts, ceux qu'il avait aimés, de ses grands-parents à Moxueqin, il les avait toujours rangés dans une sorte d'hypothèse pratique. Il les traitait comme s'ils étaient retournés au Néant, tout en se permettant la faiblesse, chaque fois qu'il en avait besoin, que la douleur du deuil le rendait nécessaire, de se dire « si Dieu existe... » ou « Si tu peux encore m'entendre... » pour parler en lui-même avec eux. Il était scientifiquement athée, et agnostique par besoin psychologique, en résumé. Mais la nécessité scientifique du Néant avait disparu, tout à 161
coup. Et il était devenu véritablement agnostique. Pas croyant, au sens où une religion l'entendrait… Seulement il avait rendu sa dignité à l'indien en lui, esprit parmi les esprits. Il avait reconnu les limites des possibilités de son savoir face à la Mort, comme à tous les mystères spirituels. Et même face au Monde. Il avait tout à coup pris conscience de l'importance du fait qu'une chose aussi simple que la pesanteur, par exemple, soit toujours une énigme, une force dont on n'avait aucune idée des mécanismes, que la lumière ait beau montrer qu'elle était à la fois ondulatoire et particulaire dans ses réactions, le paradoxe d'être les deux n'était toujours pas concevable, ou encore que la vie n'était toujours pas créable à partir de la matière morte. Qu'on ne savait rien, en somme. Et ça l'avait complètement apaisé. La seule faille, dans ce que le grand-père avait promis au départ, c'était qu'il n'avait trouvé aucune réponse à la série des morts étranges qui avaient marqué son voyage. Tout au contraire, celle du grand-père s'y était ajoutée. Mais il lui semblait au moins qu'elles pouvaient avoir un sens, maintenant ; et que l'horreur de leur absurdité avait disparu. Il s'était en effet mis à accorder du sens à des tas de choses. Il le savait déjà quand Irvin lui avait dit « Tu verras les choses, désormais » ; c'était pour ça que ça n'avait pas soulevé de questions en lui. Le fait que les deux rapaces volent sur le même cercle, au-dessus du monde, la figure même du cercle, figure infinie, le fait qu'ils ne se rejoignent jamais, restent diamétralement opposés, le côté en même temps apaisé et synchrone de leur planement, tout lui avait semblé tellement signifiant qu'il avait exactement compris ce que le grand-père avait voulu dire, et qui s'était vérifié dans les jours suivants. Il était devenu presque superstitieux. Des symboles lui apparaissaient partout. Le fait que ce soit le fils aîné d'Irvin qui ouvre la porte de la maison à leur retour, par exemple ; parce qu'il avait exactement les mêmes yeux gris que son arrière-grand-père. Ou le fait qu'au moment où il se posait la question de suivre ou non Shinji 162
en Californie, deux feuilles s'étaient détachées de l'érable devant lui, dans ce matin sans vent, une de chaque côté de l'arbre, et avaient touché le sol au même instant précis, superposant les deux claquements de leurs atterrissages. Ces symboles lui laissaient toujours le choix de croire ou de ne pas croire en eux, de les interpréter comme de vrais signes ou de simples illusions psychiques, qui ne répondaient que parce qu'il en avait besoin à des questionnements intérieurs. Mais il s'était aussi libéré de la nécessité de ne pas y croire. Shinji aussi avait eu ses visions, et beaucoup changé. Il avait vu beaucoup d'animaux autour de lui. Des oiseaux, des chiens, un porc, un ours. Il n'avait aucune idée de ce que ça pouvait vouloir dire, mais il en avait perdu tout une partie de sa raideur nippone. De sa discipline et de sa pudeur si particulières, et qui écrasaient d'habitude ses émotions. Ça faisait qu'il avait l'air d'aller mieux lui aussi. Il riait à gorge déployée sans honte. Et il pleurait sans retenue. Pendant la crémation du grand-père comme au souvenir de la femme qu'il avait aimée et perdue lui aussi, dont il parla pour la première fois. Ça leur faisait un nouveau point commun, et Marcel ne l'en aima que plus. Mais, nouvelle improbabilité mortelle dans la vie de Marcel, quelques jours plus tard, il fut emporté par une tornade. Ils avaient voulu faire leurs adieux à la réserve par une randonnée dans ses recoins les plus vierges. C'était la seule chance de leur vie d'apercevoir des Invisibles, avait dit Marcel à Irvin. Irvin en avait souri, quoique Marcel était sans doute beaucoup moins ironique qu'il ne l'aurait été en le disant avant ses visions. Ils pensaient camper une nuit en forêt. Après huit heures de marche, en fin d'après-midi, ils croisèrent un serpent mort, sur le dos. Marcel eut l'impression très 163
forte que c'était encore un signe, et très néfaste. Mais sa croyance nouvelle n'était quand même pas assez forte pour le pousser à convaincre Shinji de faire demi-tour. Ils continuèrent donc, jusqu’à ce que le ciel se fasse tout à coup très menaçant et qu'un vent très fort se lève subitement, dans la plaine qu'ils traversaient. La tornade descendit de la montagne qui la cachait avec une vitesse étonnante. Marcel et Shinji eurent beau essayer de courir loin de ce qui était apparemment sa trajectoire, elle dévia, comme si elle les visait tout particulièrement. Les chances de se faire emporter par une tornade sont sans doute aussi infimes que celles de se faire attaquer par un puma, ou de se trouver dans la trajectoire d'une saucisse géante au moment précis où l'oxydation de son support la fait dégringoler d'un fjord norvégien. Et pourtant, c'est ce qui arriva à Shinji. La plaine était clairsemée d'arbustes, auxquels ils n'avaient eu d'autre ressource que de s'accrocher, quand elle les avait rejoints. Celui de Marcel avait résisté. Celui de Shinji, à peine dix mètres en arrière, s'était envolé avec lui. Ses cris d'horreur, perçant à travers le rugissement du vent, devaient marquer Marcel aussi affreusement que le corps écrasé de Moxueqin, pour toujours. Ensuite, il se perdit. Six semaines. C'était Shinji qui avait le meilleur sens de l'orientation, entre eux deux, et Marcel s'était tellement reposé sur lui pour retrouver leur chemin qu'il ne savait même pas quelle direction cardinale ils avaient prise en sortant du village. Il était convaincu qu'ils étaient partis vers l'Est. Mais ils étaient partis vers l'Ouest. Il s'enfonça deux jours encore plus à l'Ouest dans des paysages qu'il ne reconnaissait pas. Il fit ensuite demi-tour pour essayer de revenir d'où il venait, puis s'arrêta, complètement perdu, et seul au monde. Irvin et les gens du village cherchèrent longtemps les deux 164
disparus, avec l'aide des gardes forestiers et d'un hélicoptère. Mais ils ne trouvèrent jamais Marcel. Il faillit mourir de faim et de froid, la première semaine. Il n'avait pas de briquet ; Shinji s'était envolé avec celui qu'ils avaient. Il n'avait que son couteau. Il désira beaucoup, avec une macabre ironie qui était aussi un souvenir attendri, de retrouver au moins le sac à dos de Shinji. Pendant leur voyage de Recife à la fête de l'ours, Shinji avait en effet souvent émerveillé Marcel par les ressources de cet énorme sac. Quand il avait fallu faire une lessive, par exemple, Shinji en avait sorti la lessive, le fil pour étendre le linge, avec des pinces plates en aluminium, mais aussi un fer à vapeur miniature, à remplir d'eau bouillante. Sous forme de gadgets en tous genre, pliables, rétractables, gonflables, et tous soigneusement rangés, le sac de Shinji contenait de quoi abattre un arbre, monter des œufs en neige, souder un circuit électrique, changer un pneu. Marcel avait adoré la manière dont même ce matérialisme avait un goût de liberté, chez son ami. Shinji ne s'enfermait pas même dans le vieux principe de voyageur du bagage le plus léger possible. Il avait là comme partout cherché son équilibre personnel, entre le poids et le confort, et l'avait trouvé. Mais donc, lui n'avait qu'un couteau. Pourtant, quand des chasseurs le retrouvèrent par hasard, six semaines plus tard, alors que les recherches avaient été abandonnées, il avait une maison de branchages de trois mètres sur trois avec un lit, une table, un four, un fumoir, une réserve de cinq castors et de deux cuissots de biche séchés, douze saumons fumés, une hache de pierre, un tambour en peau de castor, un arc solide, dix flèches empennées, et une couverture en peau. La nécessité lui avait appris à expérimenter beaucoup de choses dont il n'avait jamais qu'entendu 165
parler jusque là, comme de survivre en mangeant des racines, passer des journées entières à frapper des pierres jusqu'à ce qu'une d'entre elles produise des étincelles, tresser des joncs pour faire des cordes rudimentaires, et inventer des pièges pour les animaux, comme il n'avait jamais réussi à fabriquer aucune arme convaincante ni même à croiser aucun mammifère, quand il avait voulu chasser à l'arc. Ça amusa beaucoup les chasseurs, qui lui demandèrent s'il voulait passer là le reste de l'hiver. Mais il préféra revenir parmi les hommes. Cette expérience avait confirmé les leçons d'Irvin sur le fait qu'on n'avait vraiment pas besoin de grand-chose pour vivre. Mais dans sa solitude, il avait aussi beaucoup réfléchi à son parcours et décidé de mettre fin à l'errance. De rentrer en France. Il avait fini par interpréter la mort de Shinji, et toutes les autres, comme un signe encore. Par se dire que sa manière de voyager et de se laisser porter par tous les hasards invraisemblables de son parcours n'étaient pas la vraie liberté. Qu'il voulait se donner un but, même s'il ne savait pas lequel, désormais, et construire quelque chose de bien déterminé plutôt que de continuer à vivre aussi absurdement. Il quitta donc le village où il avait appris les signes, pour rejoindre son bateau en Floride. Mais les signes, eux ne le quittèrent pas. Dans sa redescente vers le Sud, ils se multiplièrent, même, en même temps que lui arrivait une nouvelle aventure complètement invraisemblable. Il redescendait comme il était venu avec Shinji, en stop. Mais autant, à l'aller, il avait été frappé par la succession des clichés, autant, maintenant, c'était le contraire. L'aventure commença à peu près comme dans Alice au Pays des Merveilles : en suivant un lapin. À la sortie de la réserve, tandis 166
qu'il attendait le pouce levé, il avait vu ce lapin dans un chemin de traverse, qui ne parlait pas, n'avait pas non plus de gilet ni de montre à gousset, mais s'était quand même arrêté, lui avait jeté un regard comme pour l'inviter à le suivre, et puis repris sa course bondissante et disparu. En le suivant par curiosité (il comptait très vite revenir à la route), Marcel tomba alors sur un gros 4X4 capot ouvert, en panne. Comme Moxueqin lui en avait appris assez pour ça, il réussit à le refaire démarrer, et son propriétaire, reconnaissant, le prit à bord. Un hasard moins extraordinaire que les autres faisait qu'il allait lui aussi au Sud. Il était venu là pour visiter des terres qu'il achèterait peurêtre, et rentrait maintenant chez lui, à une centaine de kilomètres. Au fil de la discussion, pendant le voyage, Marcel apprit qu'il était mormon, et polygame. Ils parlèrent beaucoup de sa vie triconjugale, et comme Marcel avait du mal à croire que ses femmes le vivaient aussi bien que lui, il le lui prouva en l'amenant jusqu'à sa communauté. Marcel découvrit alors une manière très originale et rationnelle de vivre l'amour. Le mormon et ses familles vivaient dans une maison énorme, à trois étages, un pour chaque femme, avec chacun ses commodités. Et chacun de ses deux mariages supplémentaires avaient été approuvé par un conseil d'anciens, qui avait jugé de sa capacité à s'occuper de ses nouvelles femmes en étudiant ses revenus. Mais tout le monde en avait l'air heureux et de bien s'entendre, dans les trois familles. Le mormon l'avait le lendemain laissé à une station-service où Marcel avait décidé de commencer par faire le tour du parking pour demander directement le stop aux chauffeurs qu'il croiserait. Il avait sans doute le choix entre une dizaine de voitures occupées, du côté verdoyant où certains pique-niquaient, et il s'était en tout premier dirigé vers une Toyota bleue à cause d'une énorme flèche, sur le goudron, qui la lui indiquait tout bêtement. Ça avait tout de suite marché, et la conductrice de la Toyota l'avait pris avec elle. Elle allait 167
dans la bonne direction, à trois cents kilomètres. Sur le chemin, il apprit qu'elle était transsexuelle et nudiste. Nudiste, non pas pour les vacances, à la plage, mais au quotidien, habitant un village qui l'était entièrement. Marcel le visita aussi, y passa même une journée nu, et découvrit comme ça que le nudisme était, bien plus qu'une lubie d'originaux impudiques qui aiment sentir le vent entre leurs jambes, une véritable expérience sociale, qui modifiait complètement les rapports entre les villageois. Nulle part, même chez les Fantômes, il n'avait observé une telle égalité vécue. Le chauffeur suivant fut absolument normal, et finissait même une pointe de pizza au moment où il le prit. Il était seulement peutêtre un peu plus taciturne que la moyenne. Il lui avait carrément dit : « Tu peux monter à l'arrière : j'aime pas trop ça, discuter… » Marcel s'était senti un peu mal à l'aise d'abord, et puis avait finalement respecté la philosophie de son chauffeur. Mais son malaise était revenu, parce qu'il y avait encore vu un signe, quand deux cafards avaient surgi du creux entre l'appuie-tête et le dossier du passager, derrière lequel il était. Et une demi-heure plus tard, sur le parking d'une station-service où son chauffeur s'était roffert une nouvelle pointe de pizza, un camion avait reculé sur la voiture. Elle avait été assez emboutie pour être inutilisable, et allait être ramenée vers le Nord, d'où venait le chauffeur, par dépanneuse. Marcel ne voulait pas rebrousser chemin, mais la station était déserte, isolée dans les montagnes, et il était très tard. Son unique employé lui avait finalement proposé de l'héberger pour la nuit et de le remettre sur la route le lendemain. Il habitait un hameau encore plus isolé que la station, à cinq kilomètres. C'est ce hameau, où l'employé de la station était une exception, qui continuait la série. Parce que 168
c'était une communauté néo-paléolithique. On y vivait à peu près dans les conditions où Marcel avait vécu en forêt pendant six semaines. Sans électricité bien sûr, mais même sans métal. Il y enseigna deux ou trois trucs que son expérience en forêt lui avait appris. Mais pas grand-chose, parce que c'est surtout lui qui apprit, et découvrit à quel point, si on poussait la technologie de la pierre taillée jusqu’au bout, on pouvait vivre confortablement. Et c'était aussi – évidemment – une société sans argent, et une société plutôt heureuse. Il commençait maintenant à comprendre la série, et à s'en étonner. Un mois plus tard, quand il aperçut en relevant le bord du chapeau que le travailleur d'un kibboutz texan lui avait offert un jour de pluie, la caravane qui le sortait du demi-sommeil où il s'était laissé plonger, appuyé contre un arrêt de bus en plein désert, et qu'il vit derrière elle les cinq autres caravanes semblables, à fanfreluches et à rubans, encollés de nounours et de Cds brisés qui faisaient paillettes, avec leur peinturlurage rose et jaune et l'estampille « Zapellini – wandering child theater », et quand Superman, avec sa cape, côté passager, lui proposa le stop, il fut à peine surpris. Cette troupe de théâtre itinérant ne faisait jamais qu'annoncer une micro-société marginale et une expérience utopique de plus : parce qu'entre temps, il avait été pris, entre autres, par un fermier autarcique, un éleveur de moutons biodynamiques, le fondateur d'une école où les enfants décidaient eux-mêmes des règles et où les professeurs s'interdisaient toute autre forme d'autorité qu'intellectuelle, une femme qui pratiquait l'analphabétisation volontaire avec les siens, un futurolibertaire qui avec quelques copains scientifiques très sérieux, tous docteurs de l'université, passait sa vie à faire des plans pour une micro-société dans l'espace et survivait en cultivant de l'herbe, et qu'il avait été déposé par hasard, les quelques fois il avait eu des chauffeurs normaux, toujours entre autres, devant un temple anarcho169
taoïste, un village quaker, un vrai phalanstère, construit d'après les plans de Fourier, un couvent catholique, et une « tribu de blancs », c'est-à-dire un village de WASP qui vivait entièrement en suivant les coutumes des indiens de la région. Il y avait à chaque fois fait une pause, forcée ou non. Ça lui donnait un peu l'impression que les États-Unis d'Amérique avaient profité de son absence et de ses six semaines de solitude intense pour virer complètement dingues. Mais il aimait cette dinguerie. D'abord, elle était beaucoup plus sérieuse et réfléchie, toujours, que la liste ci-dessus, volontairement destinée à surtout faire percevoir le côté invraisemblable de la succession, ne le reflète. Et elle avait toujours ses réussites, sans quoi elle n'aurait pas autant duré. En résumé, la plupart de ces dingues n'étaient pas fous, loin de là. Il resta d'ailleurs deux mois à Saint Louis dans un squat d'artistes où trois membres de la troupe du théâtre pour enfants l'avaient emmené, et dont une grande majorité des membres vivaient selon des principes communistes. Il aima beaucoup Saint Louis, qui lui rappela un peu N'Zeto en beaucoup plus sage. Mais ce devait être sa dernière expérience utopique. Entre autre, parce qu'il y eut encore une mort violente, presque aussi près de lui que celle de Smith, en beaucoup plus dangereux. Paul Bleu était le chef français d'un restaurant qui ne recrutait jamais que des employés français : qu'il s'agisse de ses apprentis, de son plongeur, ou de sa réceptionniste. Non par souci d'authenticité, mais par féroce antiaméricanisme. Il ne parlait pas un mot d'anglais, ne répondait pas même à « hello ! ». Ça faisait pourtant vingt ans 170
qu'il était installé là. Mais il n'aimait des américains que leur argent. Il le déclarait littéralement, avec une fierté de gentilhomme de fortune. C'est comme ça que Marcel, qui avait besoin d'en gagner un peu, lui aussi, pour le petit bout de voyage qui lui restait jusqu'à la Floride, et surtout pour se ravitailler pour le retour, réussit à trouver une place de plongeur chez lui. Paul Bleu était un original, mais aussi un grand artiste. Marcel l'aimait bien, pour l'une et l'autre raison. Mais il passait aussi ses nuits au casino – ça faisait partie de sa manière d'aimer l'argent des américains – et Marcel aurait dû rentrer au squat comme il en avait eu l'intention, après le drôle de pressentiment qu'un gros scorpion blanc, écrasé sur le parking ce matin-là, lui avait donné. Parce que pour une histoire de dettes, Paul Bleu se fit abattre dans sa cuisine. Plus précisément à la plonge. Comment Marcel, qui s'était réfugié sous son évier, survécut à la pluie de balles dirigées dans sa direction était un mystère aussi épais que cette énième mort violente tout près de lui. Il en ressortit très choqué, et parla pour la première fois de toutes ses aventures à quelqu'un, pour expliquer les angoisses que la succession des morts sur sa route commençait à lui donner. Au fur et à mesure qu'il faisait ce résumé que l'autre, un artiste du squat qui l'avait accompagné pour amortir le choc dans l'alcool fort, ne crut absolument pas (quelque part, ça avait été son premier lecteur), il prit encore davantage conscience de la suite improbable qu'elle avait été, depuis le jour où il s'était réveillé à 32h88, et ça lui fit encore plus peur. C'est alors qu'un des deux amants de l'artiste (parce qu'il vivait en triolisme homosexuel, on n'en est plus à un détail original près) lui conseilla d'aller voir la prêtresse vaudou qu'il consultait lui-même régulièrement, quelque part dans le bayou. Au milieu des marécages et de la brume, dans une cabane qui avait l'air d'avoir des siècles, vivait une femme qui avait l'air plus 171
vieille encore, petite, rondouillarde, avec un nez comme Marcel n'en avait jamais vu, même aux plus négroïdes de tous les nègres, des naseaux dilatés et taurins plus improbables que toute son histoire. En dehors de ce détail, elle n'avait pourtant l'air que d'une très gentille et très modeste mamie, un peu gâteuse et sourde à ce qui se passait autour d'elle, surtout préoccupée de ses fourneaux. Jusqu'à l'heure où elle et sa fille faisaient passer les visiteurs venus lui demander conseil au salon. Le salon, meublé de sofas maronnasses, sentait la javel, l'encaustique et l'encens. C'était une pièce tout en long, avec une seule fenêtre étroite à un bout, et une sorte de trône entouré de cierges à l'autre bout, fait d'une large chaise en plastique doré et surélevée, sous un dais rouge à festons et dentelles décolorés, rosissant. La fille de la mamie l'apporta là, toute habillée de blanc, et elle n'eut alors plus du tout l'air modeste et gentille, mais d'une majesté diabolique. Marcel prétend avoir clairement vu la vieille femme léviter à quelques centimètres au-dessus de sa chaise, pendant la cérémonie vaudou qui suivit. Quoi qu'il en soit, quand elle sortit de la longue transe qui successivement, l'avait fait grommeler une litanie démoniaque dans des frissons à se briser les membres, secouer la tête de droite à gauche à se dessouder les cervicales, babiller comme une handicapée mentale, aboyer, se jeter par terre à plat ventre, hurler au ciel comme si on l'assassinait, et donc, si on en croit Marcel, léviter, une fois revenue à elle et calmée, tandis que sa fille lui frottait les épaules et la réconfortait comme un presque noyé frigorifié, elle s'approcha tranquillement de Marcel et lui dit, sur ce ton particulier et doux des gens qui ne sortent jamais du silence pour des futilités : - Toi, tu sais très bien ce que tu n'as pas terminé…
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C'est ce qui fait que Marcel ne rentra pas en France. Quand il eut récupéré son bateau, qu'il avait laissé en Floride à quelqu'un qui faisait dans la location, ce qui lui avait évité les frais d'entretien, d'appontement et de capitainerie, et de s'en préoccuper pendant tout ce temps, c'est vers le Sud-Ouest qu'il mit le cap. Vers la Jamaïque du capitaine Smith. Et c'est là-bas qu'il devint enfin lui-même pirate. Disons-le tout de suite : il ne trouva pourtant jamais le trésor du capitaine Smith. Il avait fait traduire les deux suites de nombres de Cockhead, entre temps. C'était bien du néerlandais, et ça voulait dire : « dix-huit trois cent dix-sept quatre cent quatre-vingt quatorze » et « soixante dix-sept sept cent trente-cinq quatre cent cinquante-quatre ». Ce qui, en coordonnées géographiques, si on considérait qu'il fallait lire ça 18, 317 494 Nord et 77, 135 454 Ouest, tombait tout juste au cœur de la Jamaïque. Il trouva le point précis désigné par ces chiffres, sommet d'un grand cône montagneux. Il trouva aussi le Cockpit's Country du poème de la capsule, un grand parc protégé du Nord-Ouest de l'île où vivaient les Leewards, une communauté marronne. Il trouva Horsehead's cave, la caverne en forme de tête de cheval, visitée chaque année par des milliers de touristes. Il trouva même Horsepit's sands, la fosse aux chevaux, une zone de sables mouvants bien connue des Leewards. Mais il ne sut jamais comprendre la relation qu'il pouvait y avoir entre le cône montagneux, la caverne et les sables mouvants. Ce n'était pas un chemin : on n'avait pas spécialement besoin de passer par le cône montagneux pour trouver la caverne, ni par la caverne pour trouver les sables mouvants. À cause du dernier mot (circle) et puisque trois points suffisent à définir un cercle, il avait ensuite pensé qu'il fallait peut-être se rendre au centre de ce cercle. C'était sans doute effectivement le cas, comme on va le voir. Mais ce n'est pas pour autant qu'il trouva le trésor.
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Quand il découvrit, au centre du cercle, un groupe de quatre cases créoles rafistolées, il se dit immédiatement qu'il était encore à côté de la plaque. Parce que le poème de la capsule, et toute cette énigme, auraient quand même été un moyen bien compliqué de se souvenir de l'emplacement d'un hameau que tout le monde pouvait connaître, et auquel une route menait. Mais la case du centre du hameau, beaucoup plus grande que les trois autres, était un bar et il y entra. À l'intérieur, au fond à droite, un comptoir de planches très sommaire s'étendait devant un mur d'étagères faites de caisses de bière clouées solidairement. En face du comptoir, une jeune femme qu'il trouva très belle, mais habillée avec une vulgarité qui avait l'air d'une blague, était à demi assise contre un billard usé sur ses lignes comme un terrain de foot africain. Sur la gauche, la salle avait un renfoncement où il y avait une estrade avec des pieds de micro. Et juste devant cette estrade, un de ces bureaux-box à cloison qu'on trouve dans tous les cybercafés du monde, avec un écran cubique à balayage dont l'éclairage vacillait, jaunâtre, et devant lequel étaient deux autres jeunes femmes. L'une, assise et pianotante, avait de grosses lunettes mauves en forme d’œil de Râ. L'autre, debout derrière elle, se tourna vers Marcel et c'est à elle qu'il adressa son salut, tout en admirant sa très grande beauté, plus frappante encore que celle de la jeune femme du billard. C'est elle qui se déplaça vers le comptoir pour lui servir sa bière. Il avait déjà remarqué comme les Leewards pouvaient être beaux et elle en était un exemple typique. Elle était clairement une sang-mêlé, et il pensa à Hans, en se disant qu'elle lui aurait sûrement aussi beaucoup plu : il y avait de la Caraïbe, de l'Amérindienne en elle, au-delà de l'évidence des racines africaines, et peut-être même du boucanier, puisqu'on était dans la région où, d'après Hans, ils 174
relâchaient les esclaves et se mariaient couramment avec les femmes libérées. Il passa encore quelques minutes à seulement boire sa bière en écoutant la musique ambiante, à remâcher l'énigme insoluble du poème de la capsule et à observer sans vergogne, parce qu'elle lui tournait maintenant le dos, la silhouette de la belle cabresse, avant d'avoir l'idée de leur demander si elles avaient déjà entendu parler du capitaine Smith. Marcel raconte alors qu'il ne sait pas très bien s'il s'agit d'une illusion rétrospective ou non, mais qu'il lui semble que la réaction de la fille à l'ordinateur et de celle du billard eurent l'air d'indiquer que oui. Pourtant, celle qui était derrière le comptoir lui répondit sans ambiguïté : - Non, jamais… Puis, après un temps : - Pourquoi, qu'est-ce que tu lui veux à ce capitaine Smith ? Et Marcel alors raconta toute son histoire, comme il l'avait fait pour l'artiste de Saint Louis. Avant de raconter, il les avait déjà prévenues du côté invraisemblable de son voyage, et qu'elles ne croiraient sans doute pas un certain nombre de choses. Il termina en disant : - Je ne sais pas comment la vieille du bayou savait que je n'avais pas terminé ma première aventure, mais j'espérais résoudre le problème en la terminant. Je ne sais pas s'il y a vraiment un trésor, et je m'en fous d'ailleurs… Si tout mon voyage m'a appris quelque chose, c'est bien qu'il n'y a rien de plus stupide à chercher qu'un trésor… Autant retourner faire des démarches administratives au Brésil, sinon… Mais j'espérais quand même terminer l'aventure… Et maintenant, je commence à croire que je ne la terminerai jamais. Est-ce que ça veut dire que je vais devoir continuer à voir mourir aussi bizarrement les gens autour de moi, toute ma vie ? Ou est-ce que ça se résoudra en 175
rentrant en France ? Je n'en ai aucune idée, mais ça me fait quand même peur… Enfin, de toute façon, vous ne me croyez sûrement pas… Je ne sais même pas pourquoi je vous raconte tout ça… Tout est tellement incroyable… - Mais si, on te croit… répondit alors celle du comptoir. Et c'est moi, que tu emmèneras en France ! Pas ta peur qui ne sert à rien… Parce qu'il ne faut plus t'en faire… C'est terminé ; c'est bien ici que tu devais arriver… - Tu crois ? - J'en suis sûre… C'est moi, qui t'ai amené ici ! C'est moi, qui ai mis toutes ces choses bizarres sur ton chemin… Les deux autres rirent, à ce moment, à peu près autant que Marcel s'étonnait. Mais la belle cabresse ne se démonta pas : - J'ai de grands pouvoirs… C'était lui, maintenant, qui ne savait plus trop que croire. À cause de l'air toujours aussi amusé des deux autres, il ne savait pas si elle était sérieuse ou si c'était, comme il en avait surtout l'impression, une manière très rentre-dedans de lui faire des avances. Ce n'était que maintenant qu'il réalisait quel genre de métier pouvaient faire trois jeunes femmes seules dans un bar perdu comme celui-là. Elle continua en disant : - On le connaît, ton capitaine Smith. C'est peut-être même notre père… C'est difficile à dire, parce que maman était pute, à Montego Bay. Mais ce qui est sûr, c'est que c'est grâce à lui qu'on est là… Elles étaient en fait sœurs, toutes les trois, et les deux autres avaient l'air de s'amuser de plus en plus. Mais c'est très sérieusement qu'elle lui raconta comment sa mère, dont le capitaine Smith avait été un peu plus qu'un client, avait elle-même passé une partie de sa vie à chercher son trésor, une malle remplie de dollars volée aux américains pendant la guerre du Viêtnam, et construit le bar à cet 176
endroit pour cette raison. Et encore que sa mère n'était pas seulement pute, mais aussi une sorcière très puissante, dont elle était l'héritière. Que sa mère elle-même avait prévu l'arrivée de Marcel, un jour, et qu'il serait le grand amour de sa vie. Qu'ils se marieraient. Mais qu'avant, elle aurait à le guider dans son voyage, pour le protéger, pour lui montrer la route, et pour qu'il apprenne à être un bon mari. - Et tu crois que ce que j'ai vécu… va faire de moi un « bon mari » ? demanda Marcel, sceptique. À quoi elle répondit simplement et paisiblement « oui ». Marcel rit enfin à son tour : - Si c'était vrai, j'aurais quand même du mal à te pardonner d'avoir tué la femme que j'aimais et mes meilleurs amis, tu ne crois pas ? - Ah, mais ça, c'est pas moi. Au contraire… Moi, je t'ai envoyé des signes pour te prévenir. Non, ces choses-là, c'est elle… Elle lui montrait le double pendentif du capitaine Smith, à son cou. - La Lune aventureuse des Athinganos… À mon avis, c'est sans vraiment le vouloir que Smith te l'as donnée en même temps que le reste. Mais demain, on la fera avaler à un poulet qu'on ira enterrer vivant, et tout ira mieux. Tu verras… Elle lui raconta alors que l'« adventure moon » était un très vieux et très puissant talisman tzigane, apporté en Jamaïque il y avait des siècles par des pirates espagnols, et que le jeune capitaine Smith avait volé à sa mère. Quoiqu'il l'ait toujours nié. Elle attirait l'aventure sur le chemin de son porteur, en détruisant quand elle le trouvait nécessaire tout ce qui risquait de lui apporter de l'apaisement. Smith avait sans doute espéré qu'elle rapportait aussi de l'argent, quand leur mère avait eu le malheur de lui parler de ses pouvoirs. Ou alors, c'était le goût même de l'aventure qui l'avait poussé à la voler et la garder toute sa vie. Smith, d'après ce que leur mère leur avait raconté, en était bien capable. 177
En tout cas, le lendemain, ils l'enterraient effectivement avec un poulet vivant. Et à partir de là, plus jamais aucun proche de Marcel ne mourut dans des circonstances aussi extraordinaires que celles d'une fusillade, d'un crash, d'une tornade ou d'une saucisse. Ce qui ne veut pas dire que ses aventures étaient terminées. Seulement qu'elles se passèrent mieux, désormais. L'extraordinaire aurait en fait été que cette série continue, pas qu'elle s'arrête. Et Marcel, qui se laissa doucement séduire par les trois sœurs dans les jours suivants, garderait toujours un doute sur l'intention de Renee ce jour-là. La conversation n'avait pas été si claire que sa retranscription française, dans le livre, ne le laisse paraître. Il avait encore beaucoup de mal à comprendre l'accent jamaïcain, à l'époque. Et puis s'il avait fini, avec les années, par considérer les prétendus pouvoirs de Renee exactement de la même manière que les signes qui lui apparaissaient depuis la mort du grandpère d'Irvin, c'est-à-dire dans la paix d'un agnosticisme sincère, il savait aussi, parce qu'il l'avait vue le pratiquer, qu'elle s'en servait parfois très métaphoriquement, très ironiquement, voire très mensongèrement, quand elle voulait arriver à ses fins. Quand elle jetait des sorts aux caissières des magasins pour qu'elles travaillent plus vite, elles finissaient effectivement par accélérer la cadence, mais c'était sans doute souvent plus parce que ses gesticulations, dignes de la vieille du bayou, les effrayaient, et qu'elles avaient hâte de se débarrasser de ce qui leur semblait une folle. Il avait beau être convaincu d'avoir assisté à quelques vrais miracles, comme il était convaincu d'avoir vraiment vu la vieille du bayou léviter, il se demandait souvent si tout ça n'avait quand même pas servi qu'à le séduire, et même s'il y avait vraiment jamais eu une relation entre sa mère et le capitaine Smith. Il lui avait demandé un jour, beaucoup 178
plus tard : - Mais si c'est vraiment toi qui m'a guidé, pendant tout mon voyage, pourquoi est-ce que tu ne me l'as pas dit tout de suite, quand je suis entré dans le bar ? - Je voulais t'entendre raconter, avant… Ce qu'elle entendait par « guider » n'était pas non plus très clair, et devait être en partie métaphorique. Il se refusait à penser qu'elle voulait simplement dire que pendant tout son voyage, il n'avait été qu'une marionnette entre ses mains, alors même qu'il était dans une telle quête de liberté. Il faut cependant reconnaître que tout ce que le voyage avait changé en lui avait joué un rôle dans le fait qu'ils s'entendent aussi bien et tombent finalement vraiment amoureux, pour le rester si longtemps. Depuis l'humilité spirituelle que lui avaient enseigné les Amérindiens, et qui lui faisaient accepter que Renee s'affirme sorcière, jusqu'à l'étrange série d'expériences sociétales de son retour, qui lui avait donné un rôle chez les pirates. Car ce jour-là, même s'il s'en serait aussi peu douté que des pouvoirs de Renee, il y avait encore un pirate dans la pièce. Et un vrai, et un grand. C'était Trudy, la sœur aux lunettes mauves. Marcel avait encore eu du mal à croire que Trudy, du haut de ses dix-neuf ans, avec son écran jaunâtre dont le défilement clignotait, et sa connexion internet lentissime et un jour sur deux défaillante, soit une aussi forte hackeuse que sa grande sœur le prétendait. Mais quand elles avaient ouvert la trappe du plancher, à côté, et qu'il avait vu la masse impressionnante et ventilée du serveur, il avait commencé à comprendre. Renee avait dit : 179
- Elle a fait venir tout ça en petits morceaux, sans jamais rien payer. Je ne sais pas comment elle fait. Mais c'est la fille d'une grande sorcière, après tout… Trudy avait fait une ou deux démonstrations assez impressionnantes ensuite. Notamment, en débloquant le compte brésilien de Marcel, sans aucune facture de téléphone. Quand la connexion était trop défaillante ou que son ordinateur plantait, elle appelait Renee à la rescousse. Renee se mettait alors derrière elle, murmurait des paroles mystérieuses, faisait des gestes, et régulièrement, le problème se résolvait de lui-même. - Quelqu'un comme moi, aidé par quelqu'un comme elle, pourrait faire de grandes choses, avec ce truc-là… elle disait d'internet. Changer le monde… Le seul problème, c'est que je ne sais pas ce qui devrait changer. C'est un peu pour ça, que je t'ai fait rencontrer tous ces gens, à la fin. Pour que tu m'aides à y penser, toi qui as voyagé. Et Marcel avait effectivement pris ce rôle-là. Ça ne fait pas partie du livre, et ils en parlaient très peu, même dans la famille. On ne savait donc pas exactement ce qu'ils faisaient, maintenant. Mais ça avait toujours à voir avec le hacking, et ça avait pris beaucoup d'ampleur. Ils s'occupaient apparemment de faire voyager des serveurs et des hackers qui en formaient d'autres dans des endroits improbables, au fond des jungles et dans des coins de montagnes impénétrables, pour échapper au contrôle des États. On ne savait pas trop comment ils faisaient pour se relier au réseau. A priori, ils utilisaient directement des communications satellitaires, on ne voyait pas trop d'autre solution, mais même celle-là tenait de la science-fiction. Sur les réseaux de hackers, il y avait des rumeurs à propos de ces colonies temporaires ; ça avait la réputation de ressembler à de gigantesques fêtes, comme à N'zeto. On leur devait peut-être aussi ces attaques des réseaux de vente par correspondance 180
dont on parlait un peu dans les médias spécialisés sur le hacking ou le Tiers-Monde et qui faisaient que de plus en plus de colis se perdaient, comme si les Fantômes des Océans avaient infiltré le web. Des bibliothèques africaines et des postes de santé d'Amérique du Sud s'étaient comme ça subitement vu chargés de stocks sans avoir rien demandé, ni payé. Mais leur objectif à terme devait dépasser ce simple parasitage humanitaire, vu les moyens que les rumeurs leur prêtaient. Marcel avait dit à Chantal, un jour, qu'ils voulaient rendre le monde « plus instable ». Elle n'avait pas du tout compris ce qu'il voulait dire, mais à la page 272 de son livre, il a ces réflexions, à propos de la dernière partie de son voyage aux États-Unis, qui l'éclaireront peut-être un peu : « Aucune de ces expériences ne ressemblait à une société parfaite. C'est la grande société formée par toutes, et par le hasard de mes rencontres avec elles, qui me semblait parfait. Si je devais me battre un jour, ce serait peut-être pour que tout le monde connaisse cette déstabilisation qui est la vraie liberté. Mais l'avantage, c'est justement que la lutte et la guerre sont forcément absents de groupes si petits et, à cause de cette petitesse, à la fois si fermés et si ouverts. » Dans la famille, on savait aussi que dernièrement, quelque part dans les montagnes du Laos, ils s'étaient retrouvés bloqués par des intempéries. Ils avaient prévenus par la poste qu'ils ne seraient sans doute pas au mariage. Ils étaient sans électricité depuis un mois, n'avaient plus d'argent pour revenir, pas d'adresse non plus. Si Chantal avait bien compris ce qu'il avaient raconté en arrivant au mariage, la situation s'était miraculeusement débloquée quand un éboulement de falaise leur avait permis de descendre du plateau où ils étaient installés, transformant l'à-pic en pente douce. Le genre d'accident magique qui n'arrivait qu'à Marcel, encore aujourd'hui, et 181
qu'il attribuait toujours plus ou moins sérieusement aux pouvoirs de Renee. Quelques mois après son arrivée en Jamaïque, il était rentré en France avec elle. Il pouvait maintenant estimer que le procès en faux que lui avait intenté son agence immobilière était assez oublié, et Renee tenait à ce voyage pour la même raison que lui avait un jour voulu voir la Mauritanie. C'était là qu'il avait écrit son histoire. Personne ne l'avait évidemment jamais entièrement crue, et on appelait son livre un roman, au mieux une autofiction. Ce qui avait fait une partie de son succès, parce que que le fait qu'il obtienne un prix dans un festival consacré à la « littérature de voyage » avait suscité des polémiques. Marcel avait ensuite lui-même piraté son livre en en déposant des centaines de copies sur internet, ce qui avait été prouvé par des coquilles et des variantes qui ne pouvaient venir que des dernières versions de ses manuscrits, et non du livre imprimé, puis il avait repris le large avec Renee avant que son éditeur, qui ne risquait pas de publier un autre de ses livres, ne démarre un nouveau procès. Comme tout le monde, Chantal ne croyait pas à grand-chose, dans le livre de Marcel, mais en tirait quand même une idée assez précise de ce que sa vie avait pu être, pendant toutes ces années, des possibilités de la réalité, et lui donnait honte de la sienne. Même celle de Patrick avait l'air bien fade, à côté, et si elle avait été honnête avec elle-même, elle aurait dû aller jusqu'à s'avouer qu'elle avait fini par préférer Marcel. Que si les deux frères avaient voulu d'elle et que si le choix avait pu se faire beaucoup plus tard, elle n'aurait pas choisi le notaire, mais plutôt le mythomane. C'était pourtant une chose monstrueuse et même fausse, à force d'être rejetée comme monstrueuse. Parce que Patrick ne méritait quand même pas ça. Patrick était un homme responsable, lui, qui avait passé sa vie à 182
travailler dur pour les faire vivre, elle et Céline, pour leur maintenir un niveau de vie satisfaisant et payer des études à sa fille. Il n'avait été ni un mari ni un père parfaits, exemplaires, un homme seulement, mais quand même un père, et elle ne pensait pas lui devoir moins de respect que les anciens qui l'appelaient toujours « Monsieur le Maire » quand ils évoquaient son souvenir. Si les deux frères s'étaient aimés, ça aurait rendu les choses tellement évidentes, l'idée même du choix tellement monstrueux, qu'elle ne lui serait même pas venu en tête, à vrai dire. Seulement ils s'étaient toujours opposés sur bien des choses, et Chantal avait senti qu'elle ne pouvait malheureusement pas toujours prendre le parti de son mari. La première fois que Marcel avait pris la route, elle avait été aussi choquée que Patrick par son irresponsabilité, qui les avait obligés à s'occuper des conséquences matérielles : le déménagement de son appartement parisien, en particulier. Marcel ne leur avait donné signe de vie qu'une fois ou deux par an ensuite, et elle avait encore suivi Patrick à ce moment-là dans ses reproches d'ingratitude. Elle en parlait d'elle-même dans leurs dîners en ville. Mais quand Marcel était revenu la première fois et qu'il leur avait présenté Renee, elle n'avait pas réussi à partager l'avis de Patrick sur cette fiancée à la beauté confondante. Le soir de la rencontre, après leur départ, elle lui avait aussitôt fait remarquer cette beauté et il lui avait répondu, avec un sourire plein de sous-entendus : - Oui, on se demande bien ce qu'elle peut lui trouver… - Qu'est-ce que tu veux dire ? - Enfin, c'est évident ! Toi aussi, t'es aveugle ? Une black, un Européen… Une demi-pute de dix ans de moins, qu'il sort de la misère… Elle a trouvé le bon pigeon, et puis c'est tout ! Cette utilisation du mot « black », qui visait à se dédouaner de tout racisme lui avait semblé malhonnête, et ce n'était pas du tout l'impression que Renee lui avait faite. Et elle n'avait encore pas pu 183
suivre Patrick quand Renee avait commencé à grossir beaucoup, et qu'il avait dit qu'elle « s'engraissait bien sur le dos de l'écrivain à succès. » La mère de Renee était morte depuis longtemps, mais elle avait encore sa grand-mère, tout aussi sorcière, qui vivait, impotente, chez des cousins. C'est à sa mort que Renee avait commencé à grossir. Elle avait dit, un jour, à Marcel : - Grandma est morte. Je vais devoir beaucoup grossir, maintenant, pour prendre tout son pouvoir en plus de celui de maman. Mais tu savais déjà que je ne serais pas toujours belle de la même manière de toute façon, n'est-ce pas ? Et deux mois plus tard, son poids avait déjà doublé. Ça n'avait pas dérangé Marcel, vu la manière consciente, assumée, presque volontaire, dont elle avait grossi. Ces nouvelles rondeurs lui donnaient même un nouveau charme ; il n'avait jamais tant que ça tenu à sa maigreur. Mais c'était surtout tellement caractéristique du monde de Renee, de l'univers dans lequel elle l'avait fait entrer, cette manière volontaire de décider de la forme de son corps, que ça n'avait fait que renforcer son amour. Patrick avait ensuite très mal vécu le succès du livre de Marcel. Il lui paraissait immérité. Il ne voyait que du tourisme, dans le voyage de son frère, du bon temps volé, et dans ce qu'il persistait à appeler son « roman », comme à peu près toute la critique littéraire, et bien que la couverture spécifie « journal », un éloge de l'oisiveté plein de mensonges qui ne lui plaisait pas, à lui qui entre temps avait dû se lever tôt tous les matins et travailler dur. Chantal percevait bien ce qu'il pouvait y avoir de jalousie dans cette critique. Mais c'était justement ce qui le rendait humain et attachant, elle se disait. Et puis Patrick avait beaucoup souffert, entre temps. La maladie l'avait cloué dans un fauteuil un an après le départ de Marcel. Chantal pensait qu'il 184
méritait son amour pour ça aussi, même au-delà de la mort. Se voir réduit au fauteuil, lui qui aimait tellement son vélo du dimanche matin, et entendre en même temps Céline parler de Marcel avec tellement d'adulation, tout ça n'avait pas été facile. Il s'était finalement montré très courageux. Mais dans ces raisonnements, Chantal oubliait beaucoup et pardonnait davantage encore. Elle oubliait qu'il l'avait torturée pendant des années. Qu'il était capable, au moment où elle essayait le plus fort de montrer que tout allait bien entre eux devant le reste de la famille, de lui répondre « Mais tu me fais chier ! » ou de la traiter de grosse vache, provoquant le rire plus ou moins volontaire, pour la détente, des cousins. Elle oubliait comment il lui avait fait sentir à chaque instant qu'elle l'ennuyait, depuis dix ans au moins. Elle enfouissait le coup de tisonnier qui lui avait valu trois points de suture à la hanche. La fois où il avait failli l'étouffer dans son sommeil avec son oreiller, et où son regard encore brûlant de haine lui avait fait tellement peur, alors qu'il prétendait que oh, ça va, ce n'était qu'une blague. La bousculade qui avait valu un traumatisme crânien à Céline le jour où, adolescente, elle avait répondu à une accusation de fainéantise, après qu'ils avaient reçu son bulletin scolaire, en disant : - Marcel non plus il ne travaille pas comme toi ! Et pourtant, il est heureux… Elle avait oublié cette période de la plus grande violence, où les insultes étaient quotidiennes et où elle vivait sous une menace physique permanente. La supériorité de l'homme prouvée à coups de poing. Le presque plaisir qu'il avait l'air d'en retirer, une fois la chose prouvée. Elle se souvenait seulement que ça s'était presque toujours terminé par des excuses. Que le stress et les déceptions personnelles de Patrick expliquaient tout.
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Elle pardonnait encore, évidemment, tout ce dont elle n'était pas consciente. Comment c'était sa manière de la rabaisser toujours, en particulier, qui l'avait poussée à renoncer à travailler en dehors de la maison, à avoir de l'ambition pour elle-même, à reprendre la ferme de son père comme elle l'avait toujours voulu. Sur le sujet, Patrick avait toujours répondu « Tu parles d'un métier ! » et même si elle n'avait jamais compris l'argument, elle n'avait jamais insisté. Elle pensait que la faute était uniquement sienne, surtout depuis qu'il était mort et qu'elle s'ennuyait tellement, en plus de se sentir coupablement soulagée, de ne plus avoir ses attentes domestiques pour préoccupations quotidiennes, et d'avoir perdu son double emploi de femme d'intérieur et d'infirmière, qu'elle ne considérait pas comme un double travail, mais comme la moindre des choses. Elle pardonnait, enfin, ce qu'elle ignorait totalement. Elle se sentait d'autant plus coupable d'être soulagée par sa mort qu'il avait été très différent, la dernière année avant l'infarctus. Il avait eu ce qu'elle appelait en elle-même une très mauvaise passe, après la réédition du livre de Marcel. La réédition avait eu lieu à cause d'un nouveau prix, mais dans la catégorie fiction cette fois, qui avait relancé le débat. Ce retour de gloire sans effort avait rendu Patrick fou, alors même que lui venait de perdre aux cantonales, pour la première fois de sa carrière politique. Jamais il ne l'avait autant agressée et frappée. Elle était comme le symbole de sa vie rangée et construite, contre lequel il se défoulait. C'était là que c'était arrivé, le coup du tisonnier, celui de l'oreiller. Et puis tout avait soudain changé à nouveau. Une voiture l'avait percuté en ville, il avait été blessé, ça lui avait fait une sorte de choc, comme si c'était une punition divine, et en voyant comment elle s'occupait de lui, il s'était remis, non pas à l'aimer, ça aurait été beaucoup, mais à la supporter plus tranquillement, voire avec reconnaissance. Il avait arrêter de la torturer. Elle en avait recommencé à aimer l'être humain en lui, de 186
son côté. Enfin étaient venus les infarctus. Il en avait fait deux à une semaine d'intervalle, le second l'avait emporté. Ce qu'elle ignorait totalement, c'était qu'aucune voiture ne l'avait jamais percuté. Que c'était plutôt un camion qui l'avait remis dans le droit chemin pour les derniers mois de sa vie. Que ce camion s'appelait Hortensia, auprès de qui Céline était venu pleurer. Hortensia n'était pas le genre de fille à hésiter à frapper un handicapé. Elle était plutôt du genre dont les menaces de mort secouent assez les os pour que n'importe quel tocard renonce à traiter sa femme comme un symbole. Mme Doucet avait donc extrêmement bien visé. Et dans d'autres circonstances que celles de ce mariage, on aurait même pu s'attendre à ce que ça suffise à pousser Chantal à rester enfermée encore des heures dans les toilettes à accuser son vide et à ruminer sa honte d'être elle-même. Mais Chantal on l'a dit, même si elle avait passé sa vie à essayer de le faire, n'avait jamais non plus complètement épousé les vues de Patrick sur le monde et sur ellemême. C'était un femme intelligente, et même elle avait été brillante, au lycée, mais surtout douée, malgré les centaines de rigides dîners auxquels sa fonction de femme de notable l'avait forcée à participer, de l'intelligente simplicité de ses ancêtres, tous paysans jusqu'à sa génération, simplicité qui caractérisait aussi la grande majorité du reste des participants à la noce, pour la même raison. Ce qui fit qu'elle réagit d'une toute autre manière.
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13 « Au feu ! Au secours ! des anges ! » a vraiment écrit Victor Hugo. - Je m'appelle Jean-Luc. Je peux te vouvoyer ? Vous êtes belle, comme une poule. Il surprenait toujours un peu, Jean-Luc. Mais l'avantage, c'était qu'il aurait déjà tout oublié dans une dizaine d'heures. Sa mémoire des faits dépassait difficilement cette durée-là. S'il lui arrivait d'en parler, de toute façon, personne ne le croirait jamais. Ni les autres malades, ni les infirmières. Il avait fait dégager Marine Le Pen du siège à côté pour laisser la place à Grenouille, et il l'avait installée sur ses genoux. Libellule, Tourterelle et la Louve étaient montés derrière. Les trois hommes avaient embrassé Jean-Luc sur le front, ou plutôt sur le casque, en entrant dans l'appareil, et ils avaient demandé à la Louve de le faire aussi. C'était important, pour Jean-Luc. Elle avait cru à une sorte de superstition d'abord. Et puis il lui avait reniflé l'épaule gauche, et il avait dit : - Tu sens comme la colère des fleurs coupées. Après quoi elle s'était assise en leur demandant, à propos de Jean-Luc : - C'est quoi, ça ? - C'est Jean-Luc, s'était lui-même présenté Jean-Luc. Jean-Luc avait été blessé au Mali. Et Marine Le Pen était un lapin en peluche bleu qui ne le quittait jamais. Il en avait aussi besoin que d'être baisé sur le front. Un jour, Libellule le lui avait pris par jeu et alors Jean-Luc s'était recroquevillé sur lui-même en tremblant, et 188
en répétant « Non, non, non, non, non…. » jusqu'à ce que Grenouille et Tourterelle forcent Libellule à la lui rendre. Libellule, qui regardait les signes extérieurs de la souffrance de Jean-Luc avec fascination, n'avait pas voulu tout de suite. Il aurait même bien continué longtemps à regarder, pour voir jusqu'où ça pourrait aller, sa crise. Mais ils étaient au travail, ils avaient franchement autre chose à faire, et Grenouille et Tourterelle s'étaient fâchés. Alors il l'avait rendue. Jean-Luc, quand il avait récupéré Marine Le Pen, lui avait frappé plusieurs fois la tête contre le sol, en la tenant par les pieds, et en répétant : « Vilaine ! Vilaine ! Vilaine ! » Puis il s'était apaisé et ils avaient pu décoller. Jean-Luc était beaucoup plus profondément atteint qu'eux mais il était finalement assez fiable. C'était plutôt de Libellule que venaient les conneries, en général. Même si aujourd'hui, entre la discussion de Tourterelle avec les trois filles qui leur avait fait rater l'entrée de Michel et la décision artistique de Grenouille qui leur avait ramené la police, il était le seul à n'en avoir pas fait, même quand on l'avait laissé seul avec les otages. Ils venaient tous les quatre du même hôpital militaire, mais Maman ne sortait que très rarement Jean-Luc. Ils n'avaient pas besoin d'un hélicoptère tous les jours. Même aujourd'hui, ils n'auraient pas dû en avoir besoin. Maman n'avait préparé Jean-Luc à décoller qu'au cas où. Seulement, le cas où était arrivé. Les conneries de Libellule visaient souvent la dignité humaine. Interroger de cette manière la frontière entre l'homme et l'animal, c'était son truc à lui, comme la pureté chez Grenouille et l'amour chez Tourterelle. Il y avait un an, par exemple, dans la banlieue de Cannes, il avait joué au ballon avec une victime. La victime était un ancien footballeur, célèbre, et Libellule avait dit qu'il ne pouvait pas manquer ça. Mais c'était surtout à cause de cette idée 189
fixe qu'il avait depuis longtemps d'avoir un animal de compagnie, en réalité. Maman l'avait toujours refusé, mais il aurait voulu un grand chien, un berger turc, comme il en avait vu dans un reportage à la télé déchirer un loup et en fouailler les tripes, la gueule toute fumante de sang dans le petit matin. Alors dans le jardin, derrière chez le footballeur, il avait passé tout le temps que Grenouille et Tourterelle avaient mis à chasser sa femme dans la maison à lui jeter la balle comme à un chien, en lui faisant croire qu'il lui laisserait peut-être la vie sauve s'il la ramenait comme il fallait. Ils avaient arrêté le jeu et obligé Libellule à faire son travail comme on oblige un enfant à manger la nourriture avec laquelle il ne fait que jouer. Il s'était mis à bouder, et ils l'avaient laissé à sa bouderie pour aller nettoyer la maison. Et puis ils l'avaient vu réapparaître dix minutes plus tard, avec un sourire inquiétant, sur le pas de la porte-fenêtre, disant « C'est fait ! » Ce sourire-là ils le connaissaient bien, et c'était même pourquoi il était inquiétant. Ils étaient allés voir le cadavre du footballeur dans le jardin. Libellule avait éclaté de rire en voyant leurs têtes. Il avait dû beaucoup le frapper avant de le tuer ; mais surtout, après, il lui avait chié dans la bouche. Un étron énorme, et qui dégringolait en coulures brunes sur sa joue gauche. C'était tout Libellule, ça. Ce qui faisait que, contrairement à Tourterelle et Grenouille, Maman ne le laissait pas encore sortir seul de l'appartement rue d'Elfort en dehors des besoins de leur travail. Libellule devait encore en faire une belle avec la Louve, qui remercia d'abord Jean-Luc du compliment, tout en jetant un regard interrogé à Tourterelle : - Jean-Luc est un très bon pilote, dit Tourterelle, pour la rassurer. - Mais vous le sortez d'où ? - Ça non plus, il vaut mieux qu'on ne te le dise pas. 190
- Bon. Ça veut dire qu'il y a encore des chances que je m'en sorte ? - Oui, oui… Toi, on va seulement t'abandonner en plein champ, quelque part. On ne va pas te faire de mal. Ça ne fait pas partie du contrat. Comme le genou de ton collègue. Tu m'excuseras auprès de lui, d'ailleurs… - Vous voulez bien me réciter un poème ? demanda Jean-Luc. Le regard de la Louve interrogea encore les trois autres. Tourterelle lui répondit : - Vas-y, si tu en connais un. Ou une chanson… Jean-Luc, parfois, il fait des crises, mais la poésie, ça le calme. - Ah bah si ça peut nous empêcher de nous écraser… La chanson qu'elle trouva plut beaucoup à Jean-Luc. C'était une chanson de marin, qu'elle chanta d'une voix assez fausse, mais énergique : Eh quoi les camarades… Vous avez tous la frousseuh… Eh oui je le sais bien… Il est vieux mon trois-mâts... Mais il me faut douze hommes, un capitaine un mousseuh… Qui le ramèneront… vers le Guatemala ! Alors pendant dix jours, il cherche un équipageuh… Contraint de le former de marins d'occasion Vagabonds sans aveu, dont certains tatouageuh… Affichent l'anarchie, et la ré-volution ! Mais lui le malabar, lui qui n'a peur de rien Au moment du départ, leur dit : « Je vous préviens… Je suis le maître à bord À bord, je suis le maîtreuh Bien des costauds, des forts Ont dû le reconnaîtreuh… Jean-Luc dodelinait du casque au rythme chaloupé de la 191
chanson. Dans la suite, le voyage se passait mal, mais le commandant matait la mutinerie, et finissait par refuser de monter à bord des canots de sauvetage, se laissant couler avec le navire en continuant d'affirmer qu'il était le maître à bord. Cette fin ne manquait pas de grandeur tragique, et en d'autres circonstances elle aurait pu plaire à Grenouille. Pourtant, à la fin, il dit : - Forcément, si toi non plus tu n'es pas une femme… C'était à cause du côté viril de la chanson et de la manière dont elle avait été chantée qu'il le disait, mais bien plus encore à cause de la manière dont la Louve l'avait traité sur le toit. Il lui en voulait encore. Grenouille était rancunier comme personne, et sa frustration du jour, celle de ne pas avoir complètement achevé son chef d’œuvre, le travaillait sans doute aussi beaucoup, renforçant sa mauvaise humeur. La Louve ne le prit pas bien du tout : - La chanson est de Berthe Sylva, elle dit. C'était une fille du port, mais je t'assure que c'était bien une fille. Et même que quand elle est morte, le beau Fred, son amant, de dépit, a voulu mourir lui aussi et s'est enrôlé pour ça dans la Résistance. Comme ça n'a pas suffi, après la guerre, au lieu de revenir à la musique, il s'est lancé dans le commerce des frites. Une fille capable de provoquer un tel désespoir, c'est pas une vraie muse ? Ce qu'un intello comme toi peut trouver de plus féminin au monde ? - Les muses ! Les muses ont de la grâce, de la pureté… Et ce n'est pas parce que tu en as le sexe que tu mérites d'être appelée une femme, excuse-moi de te le dire. En vérité, très peu de femmes le méritent. C'est une chose que malheureusement, j'ai bien souvent remarquée et… - Ouh la ouh la ouh la… Mais c'est qu'il commence à m'emmerder, avec sa beauté sage et supérieure du nichon comme il faut, lui… C'est toi, qui devrait abandonner la philosophie pour te mettre aux frites… Je suis désolée, mais je suis une femme. Aussi vrai que ta moustache, là, fait de toi un homme. Et pourtant, on dirait pas non 192
plus, tu me diras... Libellule s'esclaffa. Grenouille portait une moustache fine à la Clark Gable obsessionnellement soignée et qui s'accordait à son style vestimentaire habituel et particulier. Aux lavallières, au amulettes orthodoxes, aux petits jabots, aux boutons de manchettes, aux pochettes élégantes, aux cols impeccables. Jean-Luc, lui, se retourna vers la Louve et très directement, fixa longtemps sa poitrine. Puis il dit à Grenouille : - Elle a raison. C'est une femme. Tu as du pipi dans les yeux, Grenouille. Et il rit à son tour, à cause du mot « pipi ». Il avait dû apprendre l'expression « pipi dans les yeux » à l'hôpital. Tourterelle se souvenait qu'il y avait toujours comme ça des expressions à la mode, à l'hôpital, qui tournaient pendant des semaines entre ceux qui en étaient au niveau de Jean-Luc. Que Jean-Luc lui-même en vienne à traiter Grenouille d'imbécile, ça fit encore rire Libellule. Grenouille, bien conscient de la bêtise de son attaque, très en-dessous de lui, en fut plus vexé encore. Il jeta à la Louve un regard tellement haineux qu'elle en eut peur. Elle fit quelque chose qui attendrit Tourterelle alors. Elle alla, plus ou moins mine de rien, se réfugier dans le fond du cockpit, tout près de Libellule. Or, qu'il s'attendrisse devant une faille de ses vertus, de son courage en l’occurrence, était un nouveau signe de son amour, il le savait. Après quelques minutes de conversation hors micro avec elle, criée de bouche à oreille, Libellule remit son casque et s'exclama : - Ah vraiment, je l'adore ! On ne pourrait pas la garder ? - La garder ? - L'adopter, pour la maison… - C'est ça, oui… Ils ne lui répondirent rien de plus, et il n'insista pas non plus. Il savait déjà ce qu'ils pensaient de ses idées d'animaux de compagnie, en particulier quand ces animaux étaient des êtres 193
humains. Tourterelle avait aimé cette faille dans le courage de la Louve de la même manière, exactement, qu'il avait aimé sa voix pendant la chanson. C'était une voix cassée, et fausse, mais dont les cassures avaient quelque chose de caressant, de plus physique que n'importe quelle voix pure. Il dériva de là vers des réflexions plus inquiètes. Maman n'allait pas aimer du tout la tournure qu'avaient pris les choses aujourd'hui. Ils s'en étaient sortis, mais plutôt mal. Ils avaient blessé un innocent, dû faire une otage imprévue, s'étaient retrouvés confrontés à la police et avaient risqué gros. L'enquête serait sans doute, comme d'habitude, assez vite close, et ce n'était qu'un problème passager, mais c'était un problème quand même. Le temps de ces réflexions, Libellule avait de nouveau enlevé son casque pour crier des choses dans l'oreille de la Louve. Tourterelle releva la tête trop tard. Il le comprit tout de suite, aux yeux grand ouverts de la Louve, au sourire caractéristique de Libellule, l'inquiétant, celui qu'il avait après les bêtises. Tourterelle lui fit signe de remettre son casque, pour qu'ils puissent s'entendre. - Qu'est-ce que tu lui as dit ? - Bah… - Qu'est-ce que tu lui as dit ! - Rien… Tout… - Tout ? - Mais oui ! Comme ça, elle est obligée de rester ! Rue d'Elfort… - Ah… L'adresse aussi, tant qu'à faire… - Mais oui… Comme ça, on aura une femme ! C'est vachement bien, une femme… On peut faire plein de choses, avec une femme ! - Mais on ne peut pas, Libellule ! On te l'a déjà dit ! Merde ! On ne peut plus la relâcher, maintenant ! - Peut-être que Maman sera d'accord, cette fois… 194
- Tu crois ? Vraiment ? Libellule souriait toujours. La Louve, elle, n'en revenait pas. Elle dit : - Ah oui… Vous êtes complètement dingues, en fait… - Non, nous sommes des Anges, dit Grenouille. - Oui, c'est ce qu'il m'a dit aussi. Super… Mais on sentait bien qu'au contraire, elle ne trouvait pas ça super du tout. Qu'elle avait peur, enfin. Tourterelle aurait voulu la prendre dans ses bras, pour la rassurer. Mais la situation s'y prêtait toujours aussi mal, et il n'était pas sûr du tout qu'elle l'aurait bien pris, de toute façon. Jean-Luc se mit à bourdonner. De gros postillons vinrent arroser son tableau de bord et son menton. Ça n'eut pas l'air de le déranger outre mesure. - Super ! il répéta, longtemps après, très enthousiaste.
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14 SEMPER UT INDUCAR BLANDOS OFFERS MIHI VULTUS POST TAMEN MISERO ES TRISTIS ET ASPER AMOR (Enfin, en principe…) Céline cherchait sa mère. - C'est vrai, ça fait un moment que je ne l'ai pas vue… dit Valentin. Il accompagnait Julie jusqu'à la voiture qu'elle avait louée à la gare et rendrait à l'aéroport. Il trouvait ça un peu tôt pour partir : son avion décollait à minuit et elle allait arriver avec trois bonnes heures d'avance : pour un vol national, c'était trop. Ce n'était que pendant le transfert à Orly, ensuite, qu'elle aurait des contrôles de douane. Il le lui avait fait remarquer ; elle avait répondu qu'elle allait lui expliquer, là-bas, à la voiture. Le colloque de lundi, à New York, avait l'air de la préoccuper beaucoup plus que d'habitude. Il ne savait pas si c'était à cause de la distance, des États-Unis, ou des pontes qui s'y trouveraient, mais entre son arrivée seulement ce matin et son départ maintenant, ça rendait son aller-retour presque ridicule. Mais est-ce que ce simple plaisir se sentir deux et un à la fois, leurs mains jointes, et d'avancer dans la même direction, même 196
si c'était pour se quitter une longue semaine, ne valait pas ce presque ridicule ? Il en avait des fourmis dans le ventre. La petite peur, habituelle, qu'elle ne revienne pas. Il aimait aussi cette peur sans fondements, qui prouvait son sentiment, comme le presque ridicule prouvait celui de Julie. Devant la voiture, pourtant, elle dit : - Valentin, je crois que je ne reviendrai pas. Que… ce serait mieux qu'on en reste là. - Ah bon ? Il était à la fois très surpris et pas surpris du tout. Le refrain habituel. Le moment où ça ne marchait plus du tout comme dans les livres, ou alors seulement dans les livres ennuyeux. Chez Montherlant, Duras, chez les auteurs déprimants du vingtième siècle. Tous ceux qui prétendaient avoir dépouillé l'amour de son mystère en montrant qu'il n'était qu'une pulsion physique qui se fatigue. Retardée, au mieux, par un complexe psychanalytique. Enfin, comme les autres, elle s'était lassée. Et dans ces cas-là, il n'y avait plus rien à dire ni à faire. Elle ne ferait plus d'efforts comme il en faisait. Elle allait dire qu'elle avait besoin de réfléchir, pour rendre la chose plus douce. Pour laisser un peu d'espoir qui s'amenuiserait comme un feu qu'on ne nourrit pas, plutôt que de l'éteindre au seau, et faire siffler la braise, et puis disparaître. - En tous cas, j'ai besoin de réfléchir. - Ah. - Fais pas cette tête… Ça me rend toute triste… Et puis, on reste en contact, hein ? Elle allait l'embrasser. Elle hésita un tout petit peu. Elle l'embrassa. Puis elle partit.
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15 « Mais considère donc ta difformité et sa perfection. Vois la distance entre elle et toi » disait Ursus à Gwynplaine, à propos de Dea. Et encore, plus loin : « Et avec tout cela songer que c'est une femme ! Elle n'est pas si sotte que d'être un ange... » Il y avait très longtemps, un matin, au petit déjeuner, Maman avait décidé d'écrire à Nutella. Libellule était en train de lécher l'opercule métallique déchiré du pot tout neuf, et Maman, en le voyant, avait été parcouru d'un grand frisson, à ce qu'il leur avait raconté, par peur qu'il se coupe la langue. Mieux que ça, il avait aussitôt pensé aux langues de tous les enfants du monde entier, qu'il avait vues toutes coupées elles aussi, dans une sorte de vision magique, soudaine, et absolument horrible. C'était la raison qui l'avait décidé à écrire. Dans la rue, Maman donnait aussi régulièrement de l'argent aux pauvres, pensait à réagir à la fatigue d'un vieux dans le bus, et lui laissait alors sa place, reversait tous les mois une partie de son salaire à des œuvres, pour le développement de l'Afrique, et était arrivé une fois en retard, lui d'habitude tellement ponctuel, parce qu'il s'était arrêté dans le parc qui était entre l'arrêt de bus et l'appartement pour consoler une femme qui pleurait, et devant 198
qui personne ne s'était arrêté avant lui. Maman était donc plus que normal ; Maman était bon. Et c'était précisément tout ce que Tourterelle ne comprenait pas et qui faisait de Maman le preudhon de sa quête, si du moins, autant qu'il l'espérait, on pouvait comparer la vie à un roman de chevalerie. Son guide mystique. Mais là, sur le moment, Maman était surtout en colère. Il venait de casser de la vaisselle, et d'étoiler d'un coup de chaise le vernis du piano, qui s'en était plaint par un gémissement d'orchestre des ténèbres. Ça n'avait toujours aucun effet sur eux. Il fallait qu'ils soient physiquement menacés pour avoir peur, et la colère de personne ne les touchait jamais, sinon par le côté extraordinairement ridicule des manifestations physiques de ce sentiment un peu bizarre, rationnellement inutile, dès qu'on y pensait deux secondes, et auquel les gens normaux se laissaient pourtant régulièrement aller. Dans le cas présent, pour la Louve, Maman avait déjà dit que de toute façon, ce ne serait pas lui qui déciderait, que ce serait le patron. Et puis ils avaient déjà compris le message, l'embarras dans lequel Maman se trouvait à cause d'eux, pour la Louve, et tout ce que sa colère était censée leur faire comprendre. Ils avaient déjà promis qu'ils ne seraient plus jamais si lestes avec les protocoles, à l'avenir, et bien compris à quel point Grenouille était finalement allé trop loin, par rapport à ce que Maman avait en fait imaginé quand il avait demandé de faire dans l'exemplaire. Sa colère ne servait donc déjà plus, et elle aurait dû s'arrêter, là, tout de suite. Comme elle effrayait beaucoup Jean-Luc, blotti par terre dans un coin de la cuisine, les dents serrées sur les oreilles de Marine Le Pen à les arracher, et qu'il se balançait d'avant en arrière, le regard dans le vide, frappant la porte du placard de son occiput en marmonnant des choses incompréhensibles, elle devenait même de plus en plus ridicule. Mais Tourterelle et ses deux frères attendaient quand même patiemment qu'elle se termine d'ellemême. Parce qu'ils le savaient bien : si elle continuait à durer, ça 199
venait surtout de l'espoir, chez Maman, qu'elle leur donnerait malgré tout une leçon. Le ridicule en devenait donc plus attendrissant que drôle, comme toujours avec les gens qu'on aime. Grenouille avait été blessé au Kosovo, Libellule en Afghanistan, et Tourterelle à Saumur. À l'école militaire. Il travaillait dans l'administration, l'armée n'était pas son truc alors, seulement son employeur, et il avait pris l'habitude d'aller voir les chevaux avant sa journée. Il aimait l'odeur fongique de la paille et les relents de leur chaleur musculeuse, à cette heure-là. C'était l'hiver, le soleil n'était que sur le point de se lever. Il y avait des travaux d'agrandissement et de rénovation de l'aile ouest des écuries. Il avait glissé dans un trou creusé la veille, qui l'avait fait tomber dans une fosse de fondations, et s'était trépané sur un fer à béton. Il ne s'était même pas évanoui. On l'avait retrouvé sonné mais conscient, au fond de la fosse, la tête prisonnière du fer qui la traversait, dépassant d'un bon mètre et demi l'arrière de son crâne. Comme Grenouille et Libellule, il en avait gardé une lésion importante au cortex ventro-médian. Le cortex ventro-médian, c'était le siège de beaucoup d'émotions, de l'empathie en particulier, et la spécialité de Maman. Maman finit par se calmer et sortir pour ramener Jean-Luc à l'hôpital. Il en profiterait pour passer voir le patron et lui demander quoi faire. Il leur demanda d'être sages, pendant son absence. Ils le promirent sans émotion particulière, et il eut encore l'air très seul. Mais enfin, il sortit, et dès qu'il fut sorti, Grenouille alluma la télé, pour voir comment on parlait de leur travail. Libellule, lui, libéra la Louve, que Maman avait enfermée dans la chambre de Tourterelle, et l'installa sur le canapé entre eux. C'était une nouvelle désobéissance, mais pas assez grave pour qu'ils s'en inquiètent non plus. De toute façon, Grenouille était trop concentré sur la télé pour le remarquer et Tourterelle, trop content de la voir s'asseoir si près de lui, de sentir sa 200
présence qui était un peu comme la chaleur des chevaux au petit matin. - ...qui traverse le hall une tasse de café à la main, devait originellement servir de guetteur. La même caméra, dix minutes plus tard, filme ce faux technicien et cet homme, qui attendent l'ascenseur. Ils trafiqueront l'ascenseur de manière à ce qu'il ne puisse plus monter qu'au dernier étage, sans doute avec l'idée initiale d'isoler la victime. Mais la distraction incroyable du guetteur va transformer la situation en prise d'otages. Les deux jeunes femmes avec qui il discutait témoignent. « Il était très jeune et très gentil. On ne l'a pas cru, évidemment, on croyait qu'il plaisantait, comment est-ce qu'on aurait pu prendre ça au sérieux ? Les deux autres… Les deux autres… » La collègue de la Louve éclata en sanglots, et son témoignage s'arrêta là, relayé par le commentaire. Libellule tendit un paquet de chips ouvert à la Louve, sans même se servir. Il lui avait dit « tiens » avec un sourire de bonne volonté, le même qu'un gamin aurait jeté au petit chien enfin reçu pour son anniversaire, en lui tendant sa part de gâteau. Le chiot aurait sans doute tremblé en couinant, de tant de nouveauté étrange autour de lui. Mais la Louve ne couina pas, quoique n'acceptant les chips qu'avec une certaine hésitation. Le reportage présentait maintenant un plan de la rédaction en images de synthèse. Le trajet de Grenouille et Michel jusqu'aux toilettes fut reconstitué. - ...qu'il s'adonne a une séance de torture d'une telle barbarie que les enquêteurs refusent toujours de la décrire... - Barbarie ! s'insurgea Grenouille. Ça arrêta net la Louve dans sa mastication, et elle ouvrit de grands yeux. C'était un détail dont ils n'avaient pas encore vraiment parlé, la dimension artistique du travail de Grenouille. Pour la mettre un peu plus à l'aise, Tourterelle se força à l'anodin, et lui demanda le paquet de chips. Ça marcha un tout petit peu, mais Libellule alors 201
réagit : - Eh, non ! C'est pour elle, que je les ai apportées… - Libellule, c'est déjà pas mal qu'on te laisse la sortir de ma chambre, non ? Libellule grogna, mais se rangea à cet argument. La Louve se remit à mastiquer. Ça lui avait fait tout drôle, à Tourterelle, de dire « de ma chambre ». Ça leur donnait une forme d'intimité. Si Maman avait choisi sa chambre, c'était sûrement parce que celle de Libellule était trop en désordre, et celle de Grenouille trop pleine de lames japonaises et d'autres choses dangereuses pour qu'on l'y garde. Mais ça n'empêchait pas Tourterelle d'y voir un signe fort encore, et d'en être troublé. Un signe qui se rajoutait à leur impression de déjà-vu quand ils s'étaient rencontrés, et au fait que plus il y repensait, plus il se disait que ce n'était pas seulement parce qu'elle n'avait pas peur qu'il l'avait choisie comme otage, pour sortir de la salle de rédaction. Il y avait aussi qu'au lieu de s'éloigner d'eux comme les autres, au moment où il avait fallu choisir, elle s'était au contraire rapprochée. Comme si elle-même avait voulu que ce soit elle, l'otage. Comment Goethe définissait-il les affinités électives, exactement, et l'attraction qu'elles provoquaient ? C'était une question qui le taraudait depuis une bonne heure ; il faudrait qu'il aille voir dans sa bibliothèque. - Et c'est tout ! s'exclama Grenouille. « Barbarie », et c'est tout ! Je ne supporte pas les éléments de langage des journalistes ! C'est de la torture, donc c'est de la barbarie, point. Ça ne va pas réfléchir plus loin… - Ils n'ont pas vu la scène… dit Tourterelle. Tu n'espérais quand même pas des images, et des interventions de critiques d'art sur le plateau ? - Non, mais… Grenouille laissa sa phrase en suspens et Tourterelle se rendit 202
alors compte que c'était quasiment ce qu'il espérait, en réalité. - Grenouille… Grenouille quitta la pièce, furieux de se sentir si bête, une nouvelle fois aujourd'hui. - Pourquoi « Grenouille » ? demanda alors la Louve. Pourquoi Grenouille, Libellule et Tourterelle ? - Ben… D'abord, comme tu peux t'en douter, par précaution, pour ne pas utiliser nos vrais noms. Même entre nous, on ne les connaît pas. Mais c'est surtout une manière de se rappeler qu'on a perdu une partie de notre humanité, qu'il faut nous méfier de nos propres jugements… Sans Maman, ils auraient sans doute été légumes tout le reste de leur vie. Les lésions du cortex ventro-médian rendent instable et agressif. Tourterelle avait vécu plusieurs mois sous camisole chimique, après qu'il avait enfoncé son cathéter dans le genou d'une infirmière, mordu au sang deux autres malades, et frappé un enfant en visite poing fermé. Maman avait réussi à le sortir des médicaments, et à apaiser ses migraines autrement. Il était le seul médecin qui ait jamais cru à une rééducation possible. Grâce à lui, Tourterelle et Grenouille n'avaient plus de ces crises d'agressivité. Et chez Libellule, même si ça se voyait moins, il paraissait que c'était aussi en progrès. Maman leur avait rendu un rôle social, surtout. Prouvé que le handicap ne les condamnait pas forcément à l'exclusion, ni à l'inutilité. La lésion n'avait pas que des désavantages. Leur mémoire et leur logique s'étaient développées par compensation. Ça expliquait en partie l'érudition de Grenouille et Tourterelle, et leur don pour les langues à tous les trois. Jeudi par exemple, avec le Chinois, Libellule avait servi de traducteur. Ça faisait surtout qu'ils respectaient la logique là où les autres en étaient incapables. C'était ça, leur véritable 203
don. Si on avait demandé à Tourterelle de choisir entre la vie de son meilleur ami, par exemple, et celle de deux enfants, il aurait trouvé la question stupide, et ne l'aurait même pas comprise, ne voyant pas ce qui aurait pu le faire hésiter. Il n'aurait vu que cet argument : 2>1, et aurait abattu l'ami. Comme Maman, en plus d'être médecin, était aussi militaire, ça lui avait donné une idée pour les aider à se réintégrer. Il avait obtenu l'autorisation de les entraîner, et ils étaient devenus la section la plus secrète et la plus expérimentale des « services ». Ceux qu'on avait appelé « Les Anges ». Dans la Bible, les anges apparaissent et disparaissent sans se faire remarquer, eux aussi, mais se caractérisent surtout par le fait qu'ils ne jugent jamais rien d'eux-mêmes, se contentant d'accomplir le dessein de Dieu, qu'il paraisse juste ou non à la morale humaine. C'est grâce à eux, et à leurs épées de feu, que le peuple élu est si pacifique et que toute son histoire peut à peu près s'abstenir d'épopées guerrières. Quand cent quatre-vingt cinq mille Assyriens font obstacle à David, un ange se charge de les massacrer, et évite à David et ses armées de prendre cette responsabilité. Leur rôle était sensiblement le même, au service de la démocratie. Ils s'étaient montrés doués, à l'entraînement. Parce qu'ils n'hésitaient jamais, paniquaient encore moins. Et aujourd'hui, dans tous les cas où la démocratie hésitait, dans tous les cas où la bureaucratie, en imposant des retards à sa réaction, tuait, dans tous les cas enfin où les méthodes habituelles étaient trop faibles, où il était nécessaire de répondre au mal par la plus grande violence, on pouvait compter sur leurs épées de feu. Ils avaient globalement deux types de mission : celles qui visaient à faire disparaître des pions sur l'échiquier, à éliminer le danger directement, et celles qui visaient à faire des exemples effroyables. Michel avait sûrement fait partie de la deuxième catégorie, mais ils ne s'intéressaient jamais aux raisons 204
précises. Ce qui pouvait mériter qu'on les envoie tuer non seulement un mafieux, mais encore toute sa famille, enfants compris, par exemple, c'était des choses trop complexes pour qu'ils les comprennent. Comme quand Maman racontait ces choses qu'il faisait par compassion autour de lui, et qui les étonnait tellement. La lésion les aurait empêchés de juger. Ils étaient mieux capables d'exécuter la justice, mais pas de l'apprécier. Ils guériraient quand même peut-être un jour, à force de rééducation. Ils retrouveraient peut-être l'émotion, et donc la morale et le jugement. Maman les y poussait toujours, et pour les aider, les encourageait dans certains penchants qui étaient comme des restes d'humanité chez eux, contradictoires avec les effets normaux de la lésion. Et c'était ce qui expliquait, dans le détail, les noms d'animaux. Grenouille avait été le premier dont Maman s'était occupé. Ils auraient en fait pu tous les trois s'appeler Grenouille. Maman l'avait appelé comme ça à cause de Jean-Baptiste Grenouille, le héros du roman de Süskind. Jean-Baptiste Grenouille avait fait son Graal de la plus fine des sensations, de la plus subtile des émanations personnelles humaines : l'odeur d'une femme. Et il avait réussi à la reconstruire artificiellement, à force d'efforts et de patient travail. Or, la compassion aussi était une sorte de capacité à ressentir une émanation personnelle très fine. Le reste d'humanité, chez Grenouille, c'était son attirance pour les arts, son obsession pour la beauté. Maman l'avait d'abord orienté vers la tragédie française du XVIIe siècle, sur les conseils d'un collègue qui lui avait dit que c'était là sans doute qu'on trouvait exposés dans leur plus grande pureté les passions et les débats moraux essentiellement humains. À force de lectures et d'études, Grenouille en avait retiré l'idée que c'était cette pureté mystérieuse qui faisait la profondeur humaine de la Tragédie, plus encore que sa 205
morale, et il s'était alors orienté vers des lectures plus orientales, japonaises en particulier, qui développaient une véritable esthétique de la pureté. Tourterelle était de moins en moins convaincu qu'il cherchait encore à guérir. Maman refusait de le voir, et continuait à dire que chacun avait sa voie, avec un optimisme dont Tourterelle avait fini par comprendre qu'il était aussi une forme de sa bonté raison pour laquelle il n'exprima pas le fond de sa pensée devant la Louve - mais il lui semblait de plus en plus que ce que Grenouille cherchait, c'était plutôt une autre forme de dignité humaine, qui remplace la compassion au lieu de la faire revenir. Chez Libellule, c'était quelque chose comme l'humour, et le goût du jeu, qui se mêlaient à des élans encore très passagers, mais visibles, d'affection pour les animaux ou les enfants. Libellule était le plus gravement atteint des trois sans doute, le plus récent arrivé aussi, et il était en fait bien difficile de trouver des failles à son insensibilité. Tourterelle ne le dit pas non plus à la Louve, mais il pensait que Libellule n'exaltait souvent les animaux que pour rabaisser l'homme. Que son affection pour eux se résumait malheureusement souvent à une fascination morbide, et qu'il aurait pu s'appeler Hyène ou Vautour. Mais enfin, d'un point de vue rationnel, ça le poussait à se passionner pour la biologie, et la biopsychologie en particulier, ce que Maman considérait comme une voie tout aussi pertinente que les deux autres, dans la mesure où elle pourrait peut-être mener, effectivement, à une prise de conscience plus aiguë de son handicap et qui lui permettrait de mieux le gérer, avec le temps. Il avait lui-même choisi son nom. Maman avait beaucoup aimé ce choix, à cause du contraste entre sa silhouette et celle de l'insecte, qui témoignait justement de ce sens de l'humour, de cette capacité à l'autodérision qui manquait tellement à Grenouille et Tourterelle, et que lui avait. Mais Tourterelle doutait qu'il ne s'agisse que d'humour. Libellule le leur avait assez souvent répété, les 206
odonates, libellules et demoiselles, étaient aussi les plus grands carnassiers et les plus redoutables prédateurs du monde des insectes, du monde animal peut-être, à leur échelle. Et Tourterelle soupçonnait un peu le gros, que ça émerveillait, d'avoir surtout choisi son nom pour cette raison-là. - N'importe quoi… dit Libellule. Pas du tout. C'est parce que c'est joli. Et puis comme Maman a dit. C'est drôle, il ajouta, en faisant jouer le gras de son ventre à deux mains. - Et Tourterelle ? demanda la Louve. Libellule répondit à sa place : - À cause de l'amouur… Tourterelle, lui, est persuadé que mettre sa bite dans une chatte est le truc le plus important au monde, et que c'est comme ça qu'il guérira. - Euh… Pour être plus précis, à l'hôpital, il y avait une infirmière un peu… amoureuses de moi. Au début, je crois que c'était surtout une blague dans l'équipe. Les histoires d'amour entre infirmière et patient sont quand même plutôt rares, en psy. Surtout dans l'état où j'étais. Mais ça m'a quand même touché, et j'ai fini par lui rendre cet amour. Ça a surpris Maman, et il m'a poussé à continuer dans cette voie. Je continue à étudier le sentiment et, je crois, à le développer. Il sentait beaucoup de honte de dévoiler ainsi son cœur à la Louve, de lui parler de Séverine. Sentiment nouveau, et qui prouvait encore qu'il était en train de tomber amoureux d'une manière inédite. Il n'avait jamais compris, jusque là, ces vers de Dante, sa réaction au moment où il retrouve Béatrice : Li occhi mi cadder giù nel chiaro fonte; ma veggendomi in esso, i trassi a l’erba, tanta vergogna mi gravò la fronte. Mes yeux tombèrent sur la chère fontaine Mais en m'y voyant, je les reportai sur l'herbe 207
Tant la honte me marqua le front ni l’ambiguïté du personnage de Honte, dans le Roman de la Rose de Loris, capable de défendre Bel-Accueil et d'obtenir pour lui le pardon d'avoir cédé à l'amant tout aussi bien que de gronder Danger de sa paresse à défendre la rose. Mais maintenant, il les comprenait. Chez Loris, Honte garantissait que l'amour de l'amant comme le prix de la rose dépassait le niveau des fausses amours communes ; en demandant qu'on pardonne à Bel-Accueil, elle venait attester de la sincérité extraordinaire de l'amant ; en grondant Danger elle garantissait l'extraordinaire valeur de la rose. La honte était donc le symptôme, chez Dante comme chez lui, que l'amour dépassait le commun, qu'il touchait au mystère de l'amour hors du commun, celui, peut-être, dans lequel la part d'humanité qui lui manquait agissait… - On peut savoir à quoi tu penses ? - Euh… Évidemment, Libellule réduit ça au désir sexuel, mais il a tort. Je suis sans doute le mieux avancé des trois. Il m'arrive même d'être dérangé dans le travail par quelque chose qui doit assez ressembler à ce qu'on appelle la pitié, avec des femmes que je trouve belles. Et puis j'ai des nausées, quand je découpe quelqu'un. Des nausées qui me font ressentir que ce n'est pas comme de la viande normale, un être humain. Cette année encore, c'est lui en effet qui avait eu la meilleure note administrative et les commentaires les plus élogieux. « Des qualités de discrétion et de discipline », et « des progrès dans la sensibilité », disait le commentaire, qu'il relisait de temps en temps avec un orgueil dissimulé. Il lui donnait bon espoir d'être plus avancé que les autres. - On les ressent aussi, ces nausées… contesta Libellule. C'est l'instinct de conserv… - Oui, oui, et Grenouille dirait que c'est le secret de l'art, qu'il faut 208
apprendre à les dépasser, à les transcender par l'esthétique. Mais moi je crois que c'est ce qui fait qu'on peut espérer, tous les trois. Maman est d'accord avec moi. Libellule se rangea à cet argument d'autorité, et le regard de Tourterelle se reporta sur la Louve. - Tu ne dis rien ? - Ah non, mais c'est que c'est encore pire que ce que je pensais, alors… En fait, je n'ai aucune chance de m'en sortir, moi… Je ne comprends même pas pourquoi vous attendez un ordre… - Comme je te l'ai dit, on ne prend pas ce genre de décision. Nous ne sommes pas des bandits. - Mais… Et si on vous mentait ? Si c'était… Je ne sais pas moi, une sorte de mafia plutôt, qui vous dirigeait ? Vous n'en savez rien, après tout… Tourterelle rit. - Si, on le sait très bien… - Et puis même si vous avez raison, vous voyez une autre solution que de me tuer ? Ou de me lobotomiser comme vous, à la rigueur ? - Je ne sais pas, c'est la première fois qu'on se retrouve avec un témoin innocent sur les bras. On n'a jamais eu ce problème avant. Je ne sais pas ce qui s'est passé… Un enchaînement catastrophique. On est meilleur, d'habitude. Mais nous ne sommes pas « lobotomisés »… Et il y a d'autres solutions. On peut très bien aller jusqu'à dissoudre les Anges. J'espère qu'on trouvera une autre solution, mais comme je te l'ai dit aussi, on est une section expérimentale, et on sait depuis le début que c'est une possibilité. La procédure existe, pour nous faire disparaître, et effacer toutes traces de notre existence. Maman nous en parle et nous en menace régulièrement, quand il est en colère. Et c'est une solution à laquelle notre faiblesse d'émotion nous permettrait de nous résigner aussi facilement qu'à n'importe quelle autre. Alors on retournerait tout bêtement à l'hôpital. Et toi, on te 209
relâcherait, sachant que ce que tu raconterais est trop gros pour que sans preuve, personne le croie jamais. Au pire, tu écriras un livre, ça s'appellera « quarante-huit heures avec les tortionnaires du 10 juin », et c'est toi qu'on prendrait pour une dingue. Il y en a déjà pas mal comme ça d'assez délirants, sur le marché, en fait, et même de beaucoup moins délirants, auxquels personne ne fait attention. - C'est ta manière de me rassurer ? - Non, c'est la vérité. Être rassurant n'est pas tellement dans nos cordes non plus. - Sans déconner… Et de qui dépend la décision ? - Ça, on ne sait pas trop. Entre nous, on appelle ça le patron, mais ils doivent être plusieurs. De la très haute hiérarchie militaire, sûrement. - Ça me rassure de plus en plus… Tourterelle s'attendait à son ironie, sur ce point précis. À cause de son look, de sa profession aussi. C'était, forcément, une antimilitariste. Lui aussi l'avait été, avant. Quand tout était facile. Qu'il ne se posait pas vraiment la question. - Bien sûr, que ça doit te rassurer. Notre armée est au service de la Paix et de la Démocratie, et tu le sais très bien… Sinon, effectivement, on se serait déjà débarrassé de toi. Mais ta vie peut tout à fait paraître plus importante que l'existence de la section, tu vois… - Me tuer reste une option, quand même… - Oui. Mais alors, ça voudrait dire que tu es une martyre. Qu'il y a un bien qui vaut plus que ta vie. La vie de milliers d'autres peut-être, que nous sauverons ensuite. - Non mais… Elle fit une pause, leva les bras en signe d'accablement. - Tu t'entends comme c'est con ? Ce que tu dis ? - Comment ça ? Notre démocratie est imparfaite, oui, forcément, nous devons bien le reconnaître, comme toute démocratie, mais elle 210
mérite quand même d'être défendue… Y compris par des armes puissantes, comme nous. - Ah mais justement : les armes, je blaire pas, moi… Tourterelle soupira. C'était un débat sur lequel il était, lui, passé depuis longtemps. - Oui, bon… Tu sais, c'est un peu comme si tu disais que tu n'aimes pas les outils… - Ah non, non... Je t'assure… Il y a une différence… Ils parlèrent encore longtemps comme ça, sans vraiment s'écouter. Elle refusait de changer d'avis, de comprendre la nécessité, pourtant évidente, de la force. Elle aurait volontiers vécu dans un monde sans police, à l'écouter. Elle n'argumentait pas vraiment bien pour la défendre, cette idée, pour autant. À la place, et comme Maman, ou comme Lucrèce surtout, parce qu'encore une fois la ressemblance était frappante, elle se mettait en colère. Ce fut Libellule qui finit par faire remarquer que Maman ne serait sûrement pas content s'il la trouvait dans le salon en revenant. Tourterelle la ramena alors dans sa chambre, où ils passèrent encore deux heures à discuter de beaucoup d'autres choses plus légères, autour d'une bouteille de vodka que la Louve avait repérée sur le bar, qu'elle avait réclamée pour tenir le coup, et qu'ils avaient bien voulu lui donner. Jusqu'à ce que Maman revienne. À son retour, il entra dans la chambre et dit : - Bon. Je n'ai pas pu voir le patron, il voyage pour un ou deux jours. On va devoir attendre. De toute façon, pas question que vous sortiez d'ici avant que ça se tasse un peu, et que les portraits-robots disparaissent. Même s'ils sont encore moins ressemblants que la dernière fois… - Et moi ? demanda la Louve. - Il va falloir que vous attendiez aussi. N'oubliez pas de l'attacher quand même, cette nuit. Je vais ramener un matelas. Mettez-là dans 211
une position confortable. Puisque Maman paraissait enfin calmé, Libellule demanda s'il pourrait se coucher un peu plus tard. Maman resta interloqué par la demande. - Enfin, gros… Tu crois vraiment que tu l'as mérité ? - Oh là là… fit Libellule, bougon. - Vous avez besoin d'autre chose ? - Oui ! fit la Louve, très ivre maintenant. T'es pas malade, toi… T'es le gros connard, donc, si j'ai bien compris, dans l'histoire… Voilà… C'est tout… J'avais besoin de le dire… Gros. Connard. Gros. Connard. Il avait ses principes, Maman, militaires, et l'habitude qu'on le respecte davantage. Et puis forcément, il n'avait pas encore eu le temps de l'observer, lui, de comprendre son caractère particulier. Il ne pouvait pas non plus deviner que c'était elle toute seule qui avait vidé les deux tiers de la bouteille posée entre eux trois. Enfin ça ne lui plut pas trop, ce besoin de dire ce qu'elle pensait. Et il répondit, en s'adressant à Tourterelle et Libellule : - Oui, bon. Ne vous attachez pas trop quand même. Surtout toi, gros… Après vos bêtises, je pense qu'on a assez dépassé les ordres comme ça pour aujourd'hui, et j'aimerais autant en avoir un précis, avant d'aller plus loin dans les conséquences, mêmes logiques… Mais elle ne sera probablement pas de son côté, la logique… Puis il sortit de la chambre. Ça dessoûla la Louve, qui se tut. C'était sans doute un peu le but. Après quoi on entendit encore Maman crier : - Libellule, au lit ! Avant de sortir, Libellule dit encore : - Ne t'inquiète pas… Je te protégerai. Et la Louve demanda à Tourterelle, une fois la porte 212
refermée : - Tu crois qu'il en est capable ? - Non… - C'est bien ce que je pensais. Tourterelle s'était montré trop catégorique pour être tout à fait exact, et il s'en était immédiatement rendu compte, au moment où il lui répondait. Qu'est-ce qui pouvait bien le pousser, lui, à être volontairement inexact, de cette manière ? Essentiellement le fait, il le sentait bien, qu'il aurait préféré que ce soit lui, plutôt que Libellule, qui ait une phrase de réconfort. Qu'il sentait donc, en résumé, comme une esquisse de jalousie. De la jalousie… Vraiment, il était dedans jusqu'au cou. Et c'était merveilleux, tant qu'elle était vivante. Et comme ça, en plus, tout près de lui…
16 « Attention, ô échanson! fais circuler la coupe, invite les convives à boire, car, vois-tu, l'amour nous a d'abord semblé chose facile, mais ensuite que de difficultés se sont présentées ! » chantait aussi Mohammed Chems Eddîn, dit Hâfiz. - Fran-çoise ! Fran-çoise ! Fran-çoise ! Fran-çoise ! ils criaient, en faisant rebondir à grands coups de poings sur la table ce qui restait 213
devant eux d'assiettes, de couverts sales et de bouteilles vides. Et Fred et Valoche eux aussi le criaient : - Fran-çoise ! Fran-çoise ! Même s'ils n'avaient aucune idée de qui ça pouvait être. C'était juste bon, de participer au mouvement général. Ça en rajoutait à l'ivresse qui appelle l'ivresse. Parce qu'ils n'étaient plus soûls, ils étaient raisins. À cause de Fred surtout, qui avait pas mal poussé les choses depuis que Julie était partie pour éviter que, comme souvent quand il venait de se faire larguer, Valoche ne passe toute la nuit à ressasser de l'élégie, et à lui faire l'inventaire de tous les bons souvenirs qu'il avait d'elle, ce qui lui donnait à peu près autant envie que si on avait proposé à Céline de revérifier encore une fois les plans de table avec sa patronne. Et puis les musiciens avaient une sorte de pouvoir de conviction dont on ne savait jamais s'il venait de leur talent ou de leur entente, quand ils improvisaient, mais qui finissait toujours par donner envie de participer dans la mesure qu'on pouvait à leurs délires. Ces trois-là, un accordéon, une mandoline et un violon, avaient été les premiers à sortir les instruments et à désorganiser la noce. C'était quand ils s'étaient mis à jouer que tout le monde avait commencé à se lever pour danser et à retourner s'asseoir un peu n'importe où, avec le joyeux mépris pour les plans de table que la fin du repas et le temps déjà passé ensemble, maintenant, permettaient. Le repas n'était en fait pas complètement terminé, et le service du dessert avait pas mal été chaotique pour les serveurs qui, en plus de ne plus savoir où poser les assiettes, se faisaient alpaguer par les grandes gueules les plus animées, qui leur passaient de temps en temps un bras autour du cou pour essayer de les forcer à boire, de prendre une photo, d'obtenir une réponse à des questions absurdes ou une double ration. Celui qui s'occupait de cette table en particulier 214
avait été surnommé Rico, juste parce que quelqu'un avait dit à quelqu'un qui voulait plus de haricots, avec sa viande, de demander « à Rico », et que ça avait fait rire parce qu'il était basané. Le surnom lui allait bien, il était resté, et maintenant, on lui criait, dès qu'il essayait de retourner à son service : - Fuis pas Rico ! Reste là, Rico ! Où n'importe quoi qui finisse par a-Rico. Le trio avait joué des gigues irlandaises et québécoises, et ça avait été assez idéal pour lancer le mouvement. Mais on était maintenant passé à la musique amplifiée. Des reprises des Straycats, parce qu'il y avait un fan de Rockabilly dans la salle, un pote à Léo, guitariste, qui avait trouvé un contrebassiste, un percussionniste, une flûtiste et des cuivres pour le suivre. Et dehors, quelque chose de plus grand encore se préparait. Une fanfare s'accordait, avec des bouts de phrases qui venaient des Balkans ou des ferias du Sud-Ouest, et qui perçaient de temps en temps, assaisonnées de pets d'hélicon, le swing martelé des « got cat class » et des « got cat style ». - Fran-çoise ! Fran-çoise ! Fran-çoise ! - Va ramasser des radis, on n'a pas les pattes en poil de cerf ! Cette phrase-là était venue de derrière et Valentin se demanda aussitôt ce qu'elle pouvait vouloir dire ; ou plutôt, s'il existait vraiment un contexte où elle aurait pu vouloir dire quelque chose. Il ne trouva aucune réponse. Mais ce n'était pas la première phrase étrange qu'il entendait… Tout à l'heure, en revenant des toilettes, on l'avait pris par le coude au bar, un gars qu'il ne connaissait absolument pas et qui lui avait crié, par-dessus la musique : - Ce soir quatorze heures, hein ? T'oublie pas ? C'était quelque chose qu'il disait apparemment à tous ceux qui passaient à sa portée, et qui faisait beaucoup rire un autre, à côté de lui. Plus loin, Valentin avait encore cueilli au vol ce dialogue : 215
- Bon. Qui peut conduire ? - Moi ! avait énergiquement répondu un gars, qui tenait pourtant à peine assis. Avant d'ajouter, beaucoup plus mollement : - Mais pas loin… - Ça, c'est le stress de l'examen, avait alors diagnostiqué le premier. Tu prends pas assez de bifidus actif… Puis il lui avait rempli son verre. Ces deux-là en étaient maintenant à gober des mottes de beurre avec un oncle de Céline, cinquantenaire râblé et velu qui portait des talons aiguilles, des bas résille, une perruque et une robe qui lui remontait sur les cuisses et qu'il devait régulièrement remettre d'une main en place, quand son slip devenait trop visible. Un concours, entre eux. Une bouteille de quatre litres et demi de pastis qu'on avait réussi à l'obtenir de Rico, à la fatigue, était sur la table, et faisait aussi un peu partie des raisons pour lesquelles Fred et Valentin s'y étaient assis, toujours dans l'idée de le soigner de Julie. Tandis que Fred les resservait, l'oncle enrésillé, qui avait gagné le concours, s'approcha, et encore tout plein de gloire et de beurre dans le rouge à lèvres, poussa le groupe dans une nouvelle phase de jeu. On le reconnut. Et on dit : - Fran-çoise ! Ouaiiis ! - C'est elle ! En essuyant le crâne chauve d'un des commensaux entre ses deux faux seins surmontés de vrais poils, il avait en effet semblé un candidat idéal à toute la tablée. Mais il répondit très sérieusement, et presque comme vexé d'une insulte : - Ah, non… Moi, c'est Joséphine.
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- T'en fais pas… On va la trouver ! dit alors le mandoliniste, en secouant les épaules d' un inconnu qui dormait devant lui, la tête calée entre ses bras croisés sur la table. Puis il reprit de plus belle, et toute le monde avec lui : - Fran-çoise ! Fran-çoise ! Fran-çoise ! Fran-çoise ! Arriva Chantal, alors. Elle avait bu elle aussi ; et c'était très visible. Du moins assez pour que Valentin et Fred, qui ne l'avaient jamais vue ivre, s'échangent un sourire étonné. - Fran-çoise ! Ouaiiis ! on cria encore. - C'est moi ! elle répondit. Qu'elle rentre aussi facilement dans le jeu était aussi une preuve de son alcoolémie. Mais ça eut surtout l'air de beaucoup satisfaire le mandoliniste, qui fit : - Aaah… Alors Françoise, il faut qu'on te parle. Tu es hétérosexuelle, Françoise ? La question, posée à elle, fit rire. - Oui… - Alors ça c'est parfait… Parce que figure-toi, on t'a trouvé un amoureux première classe. Toutes options, aventure garantie, mise en veille automatique -là il est un peu bloqué en veille, d'ailleurs, mais ça va s'arranger- et qui t'emmène en Camargue… C'était l'origine de la blague. Celui qui dormait sur la table avait passé l'après-midi à se vanter qu'il ne terminait jamais une fête comme celle-là célibataire. Devant les doutes du mandoliniste, il avait répliqué : - Mais si… Les femmes, je connais… Tu leur dis « Allez Françoise, je t'emmène en Camargue ! » et puis c'est tout… Quand il s'était écroulé, beaucoup plus tard, le mandoliniste et ses copains en avaient déduit que ce n'était que parce qu'il n'avait pas encore trouvé Françoise, et décidé de scander son nom pour voir si ça l'attirerait. 217
- Bon… c'est vrai qu'en ce moment, il a pas l'air fringant, comme ça… Plus exactement, son voisin de droite était occupé à poser délicatement une cuiller en équilibre sur le bord du demi de bière luimême déjà en équilibre sur son crâne. - Mais faut pas s'y fier… La Camargue, je te dis… - Ah, dit Chantal. Comme c'est ma fille qui se marie, je vais choisir, plutôt… Sur quoi elle emmena danser Valentin. Valentin était objectivement le plus beau garçon de la table, quelque chose comme le faune éphèbe de la bacchanale, et Chantal l'avait choisi pour ça. Il avait obéi, pour ne pas briser son effet. Mais il sentait aussi qu'il n'aurait pas dû. Parce qu'aussitôt qu'il s'était levé, le monde s'était renversé, dans une brusque accélération émétique, et qu'il avait beaucoup de mal à diriger ses pas, déjà, vers la piste. La danse fut relativement un supplice pour lui. Il le subit jusqu'au bout, parce qu'il n'était ni convenable de laisser Chantal en plein milieu du rock enthousiaste qu'elle menait, ni de vomir sur la mère de la mariée, mais il se précipita quand même, tout de suite après, dehors, pour aller prendre le frais à l'orée du bois. À peu près où la fête avait commencé pour lui. Il n'arriva pourtant pas à vomir. Un gars qui venait de finir de pisser, à côté, lui conseilla de faire des flexions, en passant dans son dos. Il en fit deux - pourquoi pas – puis se fatigua, et comme la nausée s'était relativement calmée, s'arrêta un moment dans la contemplation de la fête, vue de loin. Il y avait un mystère, dans cette fête vue de loin. Quelque chose de gratifiant, et de doux. L'étouffement du bruit et la vue limitée des mouvements donnaient à ce qui n'était qu'agitation, rires et cris à l'intérieur un côté paisible, lumineux et tendre. Et l'énorme feu qui brûlait sur les pelouses 218
projetait parmi les reflets de ses flammes de grandes ombres humaines, celles des vrais humains qui l'entouraient. Leurs têtes venaient jusqu'à lécher ses pieds. Il les rejoignit, les humains et le feu. C'était plus exactement un tantad, comme ils en avaient beaucoup allumé sur les plages des criques cachées, ou ailleurs, pendant leur adolescence. Ils n'avaient été inquiétés par les gardes-côtes qu'une fois. C'était interdit, mais c'était aussi une tradition plus vieille que les gardes-côtes, le tantad. Plus il était haut, meilleure était la fête. Et les flammes de celui-ci montaient bien à quatre ou cinq mètres. Ce tantad, c'était sûrement un coup de Christophe. Il était assis sur le muret à côté, en grande conversation avec la fille un peu bizarre qui était en face de Valentin à table et dont il n'avait pas retenu le prénom, tout aussi bizarre, c'était tout ce qu'il se rappelait. C'était déjà à l'époque son truc en particulier, à Christophe, le tantad. Il était de ces garçons qui ont toujours fait de la maîtrise du feu une condition de leur virilité. Et il en frottait encore ses mains tout en discutant, d'avoir transporté tant de bois. La fille au style et au prénom bizarre avait dû l'aider. Elle était animée du même tic. Le feu, cette coutume barbare, avait bien effrayé Mme Doucet, déjà peu rassurée par la manière dont on traitait ses serveurs depuis un bout de temps, et le fait qu'on casse presque de la vaisselle en hurlant son prénom. Parce que Mme Doucet s'appelait Françoise. Elle s'était demandé s'il ne fallait pas une autorisation, pour faire un feu de cette taille, et avait pensé à appeler la police. Elle se demandait si tout ça n'allait pas se transformer en une sorte de messe noire et d'orgie druidique. Elle les voyait déjà à moitié nus, dansant autour de son chef et l'immolant à un dieu celte. Ses médicaments lui manquaient beaucoup. Et la mère de la mariée, à moitié soûle, venait 219
de la traiter de « truie constipée » en passant, sur le ton froid d'un diagnostic sans appel. L'insulte la révoltait, venant de cette femme insipide ; parce qu'elle l'avait bien mise à jour tout à l'heure, elle en était sûre… Elle avait parfaitement senti qu'elle avait réussi à la blesser… Seulement elle avait bu maintenant, et du coup, elle osait tout. C'était intolérable. Choquant. Et Mme Doucet en voulait encore à Céline. La mère et la fille, c'était un peu la même chose, surtout sans médicaments, et puis le coup d'épée dans l'eau de ses attaques précédentes la frustrait trop. Mais elle la détruirait, comme elle l'avait dit. Elle n'avait pas voulu de son Champagne ? Elle pleurerait. Mme Doucet se l'était promis et trouverait bien un moyen. Lundi, au pire… Pendant ce temps, Valentin tombait dans une méditation légère sur la symbolique du feu. Il pensait au feu des passions. Le symbole venait évidemment du fait que les passions brûlaient aussi, mais pas seulement. Les passions avaient aussi leur lumière, il se disait, en voyant danser les flammèches éphémères du sommet du tantad, qui l'espace d'un instant, tenaient seules en l'air comme le feu de l'Esprit Saint dans l'iconographie médiévale. - Ah ouais celle-là, elle a une bouche à aspirer des balles de golf par un tuyau d'aspirateur… dit quelqu'un qui parlait cinéma, de l'autre côté du feu. La lumière spasmodique donnait pourtant aux visages de ses interlocuteurs l'air de cacher un secret profond et grave, qui contrastait beaucoup avec leur conversation, et ce secret aggrava encore sa méditation, et la vague mélancolie qui en résultait. La grosse tante jamaïcaine de Céline l'en sortit, en venant s'asseoir près de lui. La présence forte de son corps massif, tandis qu'elle s'approchait, lui avait fait relever la tête, et leurs regards 220
s'étaient croisés. Quelque chose rayonnait en elle. Quelque chose qui tenait à son sourire, à ses yeux encore brillants de la conversation qu'elle venait de quitter et qui avait dû beaucoup l'amuser, et à la manière dont, les coudes en arrière, même debout, elle avait l'air assise sur ses rondeurs. Quelque chose qui la faisait danser avec légèreté à chacun de ses pas lourds, et qui se moquait de lui. Et elle lui dit : - Quelle tête, mon fils ! Ouh ! Fais-moi une place. Alors il commença à lui expliquer, en se décalant : - Ma copine m'a quitté, tout à l'heure… Elle écouta tout, sagement, les mains jointes et les sourcils se fronçant au fur et à mesure qu'il lui expliquait Julie. Ça le poussa à aller loin dans les détails, et à lui expliquer jusqu'à sa tristesse de ne pas vraiment être triste, parce que ça faisait grandir en lui l'impression qu'elle le diagnostiquait, et même qu'elle le soignerait, quand il aurait fini. Qu'elle seule avait la patience de comprendre. Elle arrêta pourtant deux fois de l'écouter pour réagir à autre chose. Une fois parce qu'elle avait été surprise par le saut raté, par-dessus le muret tout près d'elle, d'un mec très soûl qui avait failli s'étaler et la fit beaucoup rire, et la deuxième pour lancer au groupe qu'elle venait de quitter, et dans lequel son mari avait commencé à parler de son fort caractère, un « Je vous entends ! » qui fit rire tout le groupe. Mais à chaque fois, qu'il s'agisse du sien ou de celui du groupe, elle avait fermé sa main sur l'avant-bras de Valentin pendant le rire, et ça lui avait, déjà, donné l'impression d'un puissant remède ; qu'une sorte de fluide de chaleur et de réconfort s'était communiqué à lui, dans ce contact. Quand il eut terminé, il attendit sa réaction. Il y eut une seconde où, toujours dans la lumière du feu, le visage de la grosse créole paru se fermer et ses pensées s'éloigner beaucoup. Et puis elle dit, avec la contraction du corrugateur superciliaire caractéristique de la véritable empathie : 221
- Tu sais, personne ne comprend complètement bien les autres ; c'est une chose avec laquelle beaucoup plus de gens que tu crois doivent vivre… Mais la seule chose qui est grave, c'est de s'y résigner. Et si tu es triste, c'est que tu ne l'es pas, résigné… Alors ne t'inquiète pas trop… La vie n'a pas fini de t'offrir de belles choses… Jusqu'à ta mort, et tous les jours, elle t'en offrira ! Je vois ça, quand je te regarde… Je vois que tu le mérites… Elle lui avait repris le bras au cours de ces trois dernières phrases, et repris son sourire tout en plongeant intensément son regard dans le sien, ce qui l'avait déstabilisé comme rarement quelqu'un était capable de le faire. Mais alors Marcel, dans la conversation là-bas, eut un grand et bruyant éclat de rire, qui détourna leur attention, et Valentin dit, en voyant l'éclair de complicité que le seul fait qu'elle dirige son visage vers lui allumait soudain, chez son mari : - Pour vous, ça marche drôlement bien… Non ? C'est quoi votre secret ? - Je viens de te le dire : la vie ! On s'amuse beaucoup, c'est le secret. Mais surtout, Marcel est quelqu'un qui sait toujours apprendre, se remettre en cause, qui respecte mes mystères. Un homme ouvert et libre, c'est comme ça que je l'ai éduqué. Tu n'as pas lu le livre ? - Si, comme tout le monde… Mais… Je n'y crois pas complètement… - Tu as tort… Elle avait dit ça d'abord très sérieusement, mais elle se remit aussitôt à rire, les coudes à nouveau en arrière, comme si elle s'appuyait sur les accoudoirs d'un trône fantôme. - Je ne suis pas Dieu. Je n'ai pas le grand œil de Jah qui voit tout… Mais je vois quand même la lumière, et je sais guider des hommes vers elle, de temps en temps. Je sais nouer des fils, et en couper. C'est mon pouvoir…
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Valentin, qui n'y croyait toujours pas, ne trouva rien à répondre. - Et pour toi, je vois un grand soleil, à la fin de cette nuit… - Ah bon ? - Oui. - J'en doute un peu… - Vous êtes pourtant encore deux anges, tout près l'un de l'autre… - Deux anges ? - Oui. Et puis je te demanderai un service, tout à l'heure, que tu me rendras… Et ça, c'est plus lumineux encore… C'était très mystérieux et il aurait bien voulu en savoir davantage. Mais Fred les interrompit, à ce moment-là, et elle se contenta de rire à nouveau, tout en se levant. Fred n'eut donc pas même l'impression qu'il interrompait quoi que ce soit, et tandis qu'elle s'éloignait doucement, prit sa place. Ça faisait un bout de temps qu'il le cherchait avec la bouteille de pastis qu'il avait réussi à emporter de la table où ils étaient tout à l'heure, et il le traita gentiment de lâcheur, tout en lui tendant un verre plein. - Elle dit des trucs étranges, la tante de Céline… - Elle fait du vaudou, quelque chose comme ça, non ? - Elle a dit qu'on était encore deux anges. Tu crois que ça veut dire qu'elle va revenir ? - Qui ça ? Il soupira, en trouvant tout seul la réponse. - Ah oui, c'est vrai… Tiens, bois… Valentin but. Mais ça n'empêcha pas la conversation de rester sur le mystère des deux anges. Comme elle avait dit « tout près l'un de l'autre », Fred l'interpréta comme la métaphore banale du fait que, toujours, le prochain amour attendait les célibataires quelque part et souvent moins loin qu'ils le croyaient ; que c'était surtout une invitation à se sortir de sa déception et à recommencer à regarder 223
autour de lui. Il avait dit ça en servant Christophe et la fille bizarre, qui s'étaient rapprochés à cause de la bouteille, et comme elle était la seule dans les parages, le regard de Valentin se posa sur elle avec une intensité particulière, qui fit aussitôt rire Christophe : - Ah non, l'ange, c'est pas vraiment son profil… Et ça ne devait pas l'être en effet, parce qu'elle prit la peine de le confirmer : - Oh non… Valentin aimait pourtant finalement assez comment ses abords virils, la flamme tatouée dans son cou, et la manière dont elle faisait balancer son verre entre ses genoux contrastaient avec sa silhouette longiligne, sa poitrine fragile, la finesse de ses traits, qui avaient gardé quelque chose de l'enfance, et les faux favoris, en pointe, qui marquaient de leur ombre nette le haut de ses joues veloutées par les flammes. - Alors c'est moi… dit Fred, en le resservant encore. Mais la fille répondit qu'il n'y avait en fait qu'un ange ici et que c'était son ange, à savoir Céline. Ça fit sourire Valentin et franchement rire Fred, mais elle les coupa en promettant de leur « péter les deux jambes », s'ils continuaient à rire. Valentin en revint alors à son idée initiale. C'était peut-être encore un pan de la personnalité de Julie qu'il n'avait pas compris et auquel il aurait dû faire davantage attention dont voulait parler la tante de Céline. Fred soupira encore, mais la fille bizarre, elle, donna son avis. Elle aussi connaissait Julie. Elle avait discuté avec elle, un peu plus tôt, se rappelait qu'elles s'étaient bien entendues. Et c'était une fausse conne, elle dit, c'est-à-dire l'exact contraire d'un ange. Fred et Valentin furent surpris qu'elle l'ait si bien et si vite cernée. Puis Chantal s'approcha. Elle avait mis une fleur de ses propres bouquets dans ses cheveux, qui bringuebalait, et elle avait aussi un joint à la main,
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qu'elle portait à sa bouche avec une maladresse sans doute autant due à son état qu'au fait qu'elle était non-fumeuse. Fred l'appela : - Hé, Chantal ! Et elle se redirigea vers eux, jetant au passage un un sourire plein de gaîté à Marcel, qui le lui rendit avec une complicité mystérieuse. Puis elle tomba plus ou moins dans les bras de Fred en disant, comme soulagée : - Ah, Fred, toi aussi ! - Moi aussi quoi ? - Toi aussi, tu es mon préféré. Elle lui fit une grosse bise sur la joue, puis se tourna vers Valentin : - Et toi aussi. Tu es mon préféré… Elle l'embrassa à son tour, se tourna vers Hortensia. - Toi aussi. Ma préférée. Puis elle prit son verre à Fred, qu'elle but presque entier, culsec. - Ça va, Chantal ? - Oh, oui ! Elle leur répéta la blague qu'elle avait entendue à table : - Allez les jeunes, je vous emmène en Camargue ! Et ils en rirent encore beaucoup tous les quatre. Sauf qu'elle partit vraiment. Comme ils ne l'avaient pas tout de suite compris, elle dut s'arrêter au milieu de la cour pour les rappeler, en moulinant des bras. Ils s'entreregardèrent, puis la rejoignirent. Elle les emmena comme ça jusqu'au camion Doucet, garé près des cuisines. Elle y monta. Valentin se dit qu'elle n'irait pas beaucoup plus loin, mais quand elle dit : 225
- Allez, dans le camping-car les jeunes ! On monte ! Il monta quand même lui aussi, parce que la fille bizarre l'avait tiré par le revers de la veste et Fred poussé avec la bouteille. - Youhou ! elle fit. C'est parti ! Des curieux étaient déjà en train de s'attrouper devant la salle et de les montrer du doigt. Céline à qui on venait d'expliquer le coup de la Camargue, était parmi eux, riant beaucoup de voir sa mère se relâcher autant. Puis Chantal alluma le moteur. La clef était sur le contact. Alors Céline commença à s'inquiéter un peu plus. Quand le camion démarra, avec une embardée, elle pria pour que Chantal ne sorte pas de la cour. Mais elle en sortit, et largement encore. Tandis qu'on entendait plus que le bruit du camion qui s'éloignait vers le bourg, Céline en resta complètement figée deux bonnes secondes, à se demander si elle devait hurler de panique ou rire aux éclats. Et puis comme c'était la réaction la plus partagée autour d'elle, elle choisit plutôt de rire encore. Ce qu'avait fait Chantal, après avoir beaucoup pleuré dans les toilettes, et avant de se mettre à tellement boire, ça avait été d'aller trouver Marcel pour lui dire les choses bien franchement. - Tu sais, je t'ai toujours préféré à ton frère… elle lui avait dit. Raah… Faut pas le dire… Mais j'avais besoin, de le dire… Puis elle l'avait embrassé, et Renee aussi. Pendant qu'elle l'embrassait, Marcel avait répondu en riant : - Moi aussi, tu sais… Je t'ai toujours préférée à mon frère. Et elle en avait été heureuse. Que sa femme et son frère puissent ressentir un tel plaisir à se rejoindre par-dessus son souvenir était un peu horrible, pour Patrick. Mais c'était peut-être la forme d'enfer qu'il avait méritée. Chantal ne 226
devait revenir qu'aux premières lueurs de l'aube, pieds nus, une couronne de fleurs sur la tête, et à cheval sur le dos d'un poney que menaient Fred et Christophe. Ils partageraient à leur retour une énorme barquette de kebab-frites qu'ils n'avaient pu trouver qu'à la sortie du Fanal, la boîte de nuit de campagne la plus proche, à dix kilomètres de là. Le camion n'aurait pourtant pas été plus loin que le bourg ; ils avaient dû faire le reste du chemin à pied et en poney. Le poney, qui était en fait la chose la plus proche de la Camargue qu'ils aient trouvée, fut assez difficile à rendre à son propriétaire, parce qu'eux-mêmes ne se rappelaient pas vraiment où ils l'avaient pris. Mais Chantal revenait guérie de beaucoup de choses. Quant à Valentin et Hortensia, ils avaient disparu. Mais avant d'expliquer ces détails du lendemain, il reste à raconter comment et dans quelle mesure Mme Doucet réussit à faire pleurer Céline, grâce au départ du camping-car.
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17 « La scène représente un vaste appartement ; arrière-boutique opulente et confortable de la maison de John Bell. À gauche du spectateur, une cheminée pleine de charbon de terre allumé. A droite, la porte de la chambre à coucher de Kitty Bell. Au fond, une grande porte vitrée : à travers les petits carreaux, on aperçoit une riche boutique » décrivait Vigny, au début du drame. On était lundi, ça ferait une semaine le lendemain que Maman était parti. Il avait téléphoné jeudi, c'était Libellule qui avait pris l'appel pendant que Grenouille et Tourterelle refaisaient les courses. Il avait apparemment beaucoup de mal à contacter le patron. Ils commençaient à se poser des questions : c'était déjà arrivé, mais ça n'avait jamais duré aussi longtemps. Pour autant, ils ne cherchaient pas encore vraiment de réponses. Parce que ça les arrangeait bien aussi, du moins Tourterelle et Libellule, qu'aucune décision ne soit prise pour l'instant quant à la Louve. Et puis ils se débrouillaient très bien, tout seuls. Le ravitaillement avait été le seul problème, à cause 228
des portraits-robots qui continuaient à apparaître dans les médias, mais ils l'avaient résolu en se déguisant. En couple musulman intégriste. Le visage bistre et anguleux de Grenouille se prêtait bien à la fausse barbe, à la chechia et à la djellaba grises, et celui de Tourterelle, ses longs cils et ses yeux clairs, au voile sévère. En réalité, le portrait de Tourterelle n'était pas si ressemblant que celui des deux autres ; parce que le pansement avait trop marqué les esprits, comme l'avait prédit Grenouille. Mais on ne savait jamais, et puis c'était un bon déguisement à cause de la honte qu'il inspirait et qui faisait se détourner les yeux des vigiles, des flics, et de tous les vieux qui n'ont habituellement rien d'autre à faire que de vous dévisager dans les files des supermarchés. Tourterelle avait d'abord pensé que l'intégrisme musulman faisait peur. Mais non. C'était bien de la honte. Une double honte, en fait. Les gens avaient honte de tolérer une oppression comme celle d'un voile aussi sévère. Mais ceux qui savaient quel instrument de pudeur est un voile, et ils étaient de plus en plus nombreux, ne lui auraient pas plus facilement demandé de l'enlever que sa culotte non plus. Ce qui était remarquable, c'était que dans les deux cas la honte était encore le signal d'un fort prix attaché à un idéal : aux idéaux démocratiques de liberté et d'égalité dans le premier cas, à l'idéal amoureux dans le second cas, qui réserve l'accès à l'intimité du visage au mari, dont l'amour est censé dépasser le commun. Tourterelle pouvait en déduire qu'une femme voilée correspondrait donc assez bien à son idéal féminin. Sauf qu'il aimait tout le contraire, chez la Louve. Son absence totale de honte et de pudeur. Avec lui comme avec Libellule, elle discutait aussi librement de ses goûts en pornographie que de ses expériences sexuelles et masturbatoires. Il ne comprenait pas encore pourquoi ça lui plaisait autant, mais en attendant, ce qui était sûr, c'était que la double honte paralysait les gens. On ne remarquait même pas la contradiction qu'il 229
y avait à ce qu'ils achètent autant de bières. La bière, c'était surtout pour la Louve, qui entretenait une ivresse à peu près permanente. Ça l'aidait sans doute à supporter la situation, à moins que ça n'ait déjà été une habitude avant, chez elle. C'est du moins ce qu'on aurait pu croire, à voir le naturel avec lequel elle les descendait en regardant la télé avec Libellule, les deux pieds sur la table entre les canettes vides, les paquets de chips et les cendriers pleins. - Mais oui, t'es malheureux… Non mais quelle patate… Vas-y, change, il m'énerve. Le reportage qu'ils regardaient, intitulé Le Soleil Noir, retraçait la vie de Louis XV et sa difficulté à se glisser dans les habits trop grands de son grand-père, numéro XIV. C'était donc Louis XV qu'elle traitait de « patate ». Ce qui était tout à fait caractéristique de sa personnalité, et de tout ce qui lui avait donné une place si particulière, ces derniers jours, dans le cœur de Tourterelle. Qui faisait qu'il n'en était plus du tout à se poser tranquillement des questions sur les indices de son sentiment : l'impression de déjà-vu, son érection ou la honte. Qu'il en était littéralement bouleversé. Il y avait d'abord, bien sûr, qu'il était écrasé sous les signes de leur fraternité d'âmes. Ce point commun dans la forme de leurs mains gauches, par exemple. Le petit doigt qui rentrait vers l'intérieur et qui l'avait gêné, petit, quand il avait voulu jouer de la guitare. Ils étaient aussi tous les deux nés un 21, elle au solstice d'hiver, lui à celui de l'été. Sans doute au hasard, c'était dans son verre à lui qu'elle laissait sa brosse à dents depuis mardi. Hier, ils avaient voulu mettre de la musique pendant qu'ils cuisinaient et il avait pensé qu'il aurait bien écouté Coltrane, ça faisait longtemps, et puis finalement il n'avait rien dit, l'avait laissée choisir ce qu'elle voulait : elle avait choisi Coltrane parmi les centaines de Cds de l'étagère. Elle avait cette 230
même manière que lui de se masser machinalement les pieds en lisant. Et comme lui et contrairement à Libellule, elle préférait les croissants aux pains au chocolat. Mais au-delà de ces signes finalement habituels, quoiqu'en nombre incomparablement plus élevé qu'ils ne l'avaient jamais été avec les autres, elle le déconcertait en permanence. Et c'était ça, surtout, le grand bouleversement. Parce que c'était pour le coup tout sauf de la fraternité d'âme, et que pourtant, c'était ce qui lui plaisait le plus chez elle. Qui l'attendrissait tellement, quand elle se réfugiait comme elle venait encore de le faire à l'instant, sous l'aisselle de Libellule, et qu'elle se donnait comme ça des airs de petit chat blotti entre les pattes d'un Mastiff sur un calendrier des postes alors qu'en réalité, et pour reprendre une de ses expressions les plus fleuries, elle avait plutôt l'habitude « d'envoyer du bois ». Ce qui faisait qu'il l'aurait contemplée vivre pendant des heures, fasciné. Et que la moindre de ses remarques le bouleversait. « Patate », par exemple. La Louve était souvent drôle, quand elle jugeait comme ça à l'emporte-pièce, et on aurait pu n'y voir qu'une exagération un peu simplette. Sauf que ce mot de « patate » était aussi venu, sans prévenir, détruire une illusion : celle du cadre idéologique du reportage, auquel Tourterelle n'avait jusque là pas prêté attention. Sans le côté un peu décalé du mot « patate », il réalisait qu'il ne se serait jamais rendu compte du point auquel le reportage mettait entre parenthèses toutes les critiques qu'on pouvait adresser à l'absolutisme, pour s'attarder complaisamment sur le décor de Versailles et de ses luxueuses beautés ; du point auquel, mine de rien, il présentait comme une chose normale et même admirable qu'un homme tout seul ait eu ce pouvoir, et ce palais pour maison, faisant des privilèges une chose acceptable. La trivialité de l'insulte cachait donc, avec une simplicité précise digne de Hâfiz le Persan, une 231
critique beaucoup plus profonde : « patate » était en fait un mot qui s'appliquait très exactement à Louis XV, d'un point de vue humain, à ses atermoiements ridicules, et ça avait des conséquences historiques, politiques et philosophiques : ce n'était pas seulement la Louve qui jugeait Louis XV, c'était le XXe siècle qui jugeait le XVIIIe, l'anarchie qui jugeait l'absolutisme, et l'esprit d'Égalité qui se moquait des préoccupations futiles du privilégié. Mais surtout elle l'avait surpris, en lui faisant découvrir sa propre bêtise, sa passivité face au véritable discours du reportage, et ça avait transformé en bloc toute une partie de son univers. Or cette manière de le surprendre et de le transformer, de bousculer ses représentations, était permanente. Les festivals de l'été commençaient déjà, et le journal de treize heure leur avait consacré une série de courts sujets, toute la semaine. La veille, l'avant-dernier avait concerné les objets perdus, la sécurité et les vols. Dès la présentation du sujet, Tourterelle s'était attendu à ce que la Louve réagisse, et se lance dans la critique habituelle, gauchiste, de l'asservissement idéologique du treize heures, de la manière dont on mélangeait les trois choses et dont un tel sujet, sous couvert de filmer des oublis pittoresques et amusants (une tente, un fauteuil roulant, une orque gonflable), insinuait la peur qui sert à contrôler le peuple jusqu'au cœur de l'esprit bon enfant, de la camaraderie par principe insouciante des festivals. Mais ce n'était pas du tout ce que la Louve avait critiqué, quand le reportage s'était enfin intéressé aux vols. Quand était apparu, interviewée, une jeune fille à dreadlocks qui pleurait parce qu'on lui avait volé son I-pod dans sa tente, elle avait dit : - Gnan gnan gnan ! Mais quelle conne ! Mais quels connards, ces babos ! C'était le consumérisme de la mouvance néo-hippie qui l'avait fait réagir. Tourterelle avait toujours pensé qu'entre extrêmes 232
gauchistes, punks et néo-hippies ne pouvaient que s'entendre. Mais la Louve accusait les babas-cools d'être tous des connards et les jeunes tous des vieux, les premiers parce qu'ils étaient souvent des bourgeois individualistes dissimulés, dont l'ennui écœurant et le travail bien rangé leur permettaient seuls de s'intéresser à la saveur du quinoa et de se payer des panneaux solaires, et les seconds parce que leur inexpérience les empêchait la plupart du temps de remettre des choses essentielles en cause, comme leur attachement à leur Ipod, et les rendaient finalement plus conservateurs que beaucoup de vieux. C'était radical, mais ça avait quand même encore bouleversé la vision de Tourterelle sur les hippies, les jeunes, et sur la Louve ellemême, puisqu'il s'était aussi trompé en prédisant ce qui la ferait réagir. Cette imprévisibilité, malgré l'accumulation des signes de leur fraternité d'âmes, était aussi fascinante pour lui que les bouleversements qui en découlaient. Ils avaient beau avoir beaucoup parlé de sexe ensemble, et ces conversations avaient beau avoir maintes fois prouvé son hétérosexualité, comme pour Julie, il n'était même plus sûr de ça. Il y avait son côté viril à la Louve, qui faisait douter, mais surtout les conversations sur le féminisme, qui avaient continué bien au-delà du débat sur Lucrèce, parce que c'était un peu sa spécialité, son domaine de prédilection. Grenouille s'était encore fâché plusieurs fois avec elle, dans ces conversations, en la traitant à un moment de Chienne de Garde. Éternellement imprévisible, la Louve n'avait pas défendu les Chiennes de Garde, et l'avait même très mal pris. C'était que les Chiennes de Garde étaient un collectif frileux pour ne pas dire relaps, dans son opinion. Elle leur avait appris qu'il y avait des tendances, des mouvances dans le féminisme, un débat qu'ils ne soupçonnaient pas, et que là où les Chiennes de Garde collaient des stickers dans les toilettes pour que les hommes ne salissent pas l'abattant, avec le slogan « qui nettoie ? », continuant 233
avec une ingénuité que la Louve trouvait écœurante à associer la femme au ménage de la vasque, elle militait pour que les femmes pissent debout et les hommes assis, prévoyait sans angoisse de se faire bientôt ligaturer les trompes (du moins si elle se sortait vivante de la rue d'Elfort), et proclamait surtout sans complexes, face à eux, son attirance personnelle pour la branche la plus extrême du féminisme, celle qui prônait carrément une société sans hommes, un monde, ou au moins un État lesbien, où les femmes pourraient enfin être heureuses, entre elles, « sans connards ». Un paradis qu'il ne restait plus à résoudre que deux ou trois problèmes de faisabilité pour atteindre. C'était encore aller très loin, mais les discussions sur le féminisme avaient eu un effet sur eux comme le reste. Ils avaient notamment abandonné tout réflexe de galanterie, la chose qu'elle trouvait insupportable par dessus tout, et elle avait réussi à les convaincre de pisser assis tant qu'elle habiterait avec eux ; de mépriser le ridicule que leur virilité s'en offense. Ils avaient aussi appris à imaginer les situations dans une configuration inversée avant de les juger, et à éviter toute généralité sur les femmes en se demandant plutôt toujours ce qu'elles donneraient, appliquées aux hommes. S'ils passaient leur vie à entendre qu'ils étaient naturellement délicats, si on leur coupait systématiquement la route pour leur ouvrir les portes comme à des handicapés, ou si on leur adressait des compliments sur leur physique au moment de les présenter à une assemblée politique à laquelle ils devraient prendre part, par exemple. C'était un exercice de compassion très évident, et qui aurait pu mettre Tourterelle sur la voie de ce qui l'attirait tellement chez la Louve. Mais pour l'instant, il n'arrivait pas à penser ces choses-là. Il était trop fasciné. Cette fascination avait quand même une limite. Il ne la suivait plus quand elle s'attaquait à eux-mêmes, les Anges. Elle ironisait à longueur de journée sur le nom de la section. Elle appelait par 234
raillerie « Dieu » ce qu'eux appelaient par commodité « le patron ». « Et Dieu, il n'a toujours pas appelé ? » elle leur demandait. « Et Dieu, il a prévu une couverture supplémentaire ? » Tourterelle comprenait. C'était toujours leur obéissance aveugle qu'elle accusait dans cette raillerie athée. Mais cette obéissance aveugle était aussi tout le principe de leur section, son intérêt, et leur raison de vivre. Elle continuait par ailleurs à penser qu'ils travaillaient pour une mafia, un taré milliardaire, ou quelque chose du genre. Ils avaient beau lui raconter d'où ils venaient, Maman, leur formation par l'armée, elle ne les croyait pas. Ou si elle les croyait, ce n'était que pour voir réapparaître la mafia ou l'homme riche tirer les ficelles par derrière et les diriger quand même. Elle pensait la démocratie corrompue, et qu'on vivait plutôt en ploutocratie. Elle avait un côté paranoïaque évident, qui s'accordait à ses idées. Cette raillerie-là la desservait dans l'amour qu'il lui portait. Mais en dehors de ce détail, il était complètement sous le charme. Plus qu'il ne l'avait jamais été, c'était indiscutable. Le moindre de ses battements de paupière, le moindre mouvement de son corps ne lui inspiraient qu'une idée : la vie, et cette vie-là, il sentait qu'il l'aurait protégée jusqu'à la mort, s'il l'avait fallu. Il en était à se demander comment il réagirait quand ils recevaient l'ordre contraire ; parce que ça avait quand même d'assez bonnes chances d'arriver. Évidemment, il y avait des raisons supérieures à toute autre, que son incapacité au désespoir de la rupture lui permettrait d'envisager avec résignation. Mais tant que ça ne s'opposait pas aux ordres, elle lui était devenue plus précieuse que tout. Il était bien conscient aussi de ce que ça avait de présomptueux, et que la Louve n'avait pas besoin de lui, que la protection d'un homme était même la dernière chose qu'elle pouvait chercher, maintenant qu'il la connaissait. Que tous ses attendrissements devant ses faiblesses, depuis la faille de son courage 235
dans l'hélicoptère, elle les aurait sans doute considérés comme très machistes. Mais cette fierté ne faisait que renforcer son amour. Comme disait Pétrarque, après avoir comparé Laure à un tigre et à un ours : « Se 'n breve non m'accoglie o non mi smorsa, ma pur come suol far tra due mi tene, per quel ch'io sento al cor gir fra le vene dolce veneno, Amor, mia vita è corsa. » Ce qui donnait dans une de ses traductions préférées, celle de Philibert Le Duc, en termes beaucoup plus abstraits et limpides : « Si sa manière d'être est toujours ambiguë, Si rien ne me trahit son secret sentiment, C'est fait de moi ! je meurs : le désenchantement Est peut-être un poison plus sûr que la ciguë. » Et elle avait un secret sentiment, il en était convaincu. Il s'était un moment posé des questions sur ses relations avec Libellule. Avec Libellule, et seulement avec lui, elle jouait bizarrement le jeu de l'animal domestique ; elle allait jusqu'à se laisser caresser la tête. De son côté, Libellule aurait voulu dormir avec elle. Il l'avait dit plusieurs fois. Non pas la violer, comme il le proposait d'habitude avec les femmes qu'ils croisaient en mission, mais dormir avec elle. Comme avec un jouet préféré ou un chiot. Et il semblait qu'elle n'aurait pas dit non elle non plus. Elle laissait Tourterelle argumenter contre tout seul. À croire que ce n'était qu'à cause des instructions de Maman, sur lesquelles il s'appuyait, qu'elle n'avait pas encore déménagé. Dans quelle mesure elle utilisait Libellule pour se protéger de Grenouille, dans quelle mesure ils étaient vraiment copains, c'était difficile à dire. Comme pour les chiens aussi, dont on 236
ne sait jamais dans quelle mesure ils aiment leur maître, dans quelle mesure ils l'utilisent pour obtenir nourriture et protection. Mais Tourterelle, depuis deux jours, soupçonnait une autre raison à son jeu avec Libellule. Il y avait sur le visage de la Louve des marques indiscutables d'amusement particulier et scintillant, incongru, à chaque fois qu'il posait trop lourdement son regard sur leur couple. Une raison possible, c'était donc tout simplement, encore une fois, qu'elle employait la stratégie conseillée par Ovide : « Donne des inquiétudes à ta maîtresse, et réchauffe son cœur refroidi ; qu’elle pâlisse à la preuve de ton inconstance. » Que son but était de le séduire, lui. Elle ne pouvait pas savoir combien il était résistant à la jalousie. Grenouille entra, et jeta un regard furieux sur le désordre de la table basse. Libellule n'y prêta aucune attention, parce qu'il avait changé de chaîne et qu'il regardait maintenant, sur National Geographic, un crocodile qui entraînait un petit zébu dans les eaux noires d'un fleuve. La scène était répétée un grand nombre de fois au ralenti, en alternance avec un gros plan sur les meuglements de la maman du petit zébu, et elle avait l'air de complètement l'hypnotiser. Preuve, une fois de plus, que quand Maman parlait de tendresse pour les animaux chez Libellule, il était peut-être un peu généreux dans l'espoir. Mais la Louve, elle, avait bien vu le regard de Grenouille. Et elle se mit à faire semblant de paniquer et de ranger les bières vides, en disant : - Aligne, aligne, Conchita-Bistouquette est de retour ! Avec Grenouille, ses relations étaient par contre toujours aussi tendues. Elle s'en défendait par un humour assez agressif, que le fait d'être un peu bourrée en permanence facilitait aussi sans doute, 237
comme quand elle avait insulté Maman. Ça agaçait Grenouille, qui aurait sans doute aimé la voir suivre plus raidement les sentiers de la tragédie à laquelle ressemblait sa situation. Il aurait aimé voir son angoisse, l'entendre faire de grandes phrases, plongée dans de grandes réflexions, sage comme tout agonisant. Ou qu'au moins, elle ait l'alcool triste, exacerbant son désespoir. Mais au lieu de ça, elle lui envoyait du Conchita-Bistouquette. La veille, elle avait trouvé très amusant la manière qu'avait Grenouille d'aligner les bières sur le côté de la table au fur et à mesure qu'ils les buvaient. Ça avait donné lieu à une discussion sur l'ordre, l'harmonie, la politesse et la propreté où il avait donné des exemples des mœurs japonaises. Il avait parlé des perfections architecturales de la maison japonaise typique, qu'il connaissait en grands détails, toutes entières dirigées vers cet idéal d'ordre et de propreté, de la parfaite simplicité du mobilier aussi, et il avait même transposé ça sur un plan plus spirituel, en parlant de la colère qui était, plus qu'honnie, comme pour eux ridicule, au Japon, parce que témoignant d'un grand désordre de l'âme. C'était une manière assez délicate de leur suggérer de ranger davantage, tout en indiquant qu'il refusait de s'énerver pour ça, de jouer le rôle de Maman. Mais la Louve, après un si long discours, n'en avait tiré que la conclusion que les japonais, c'était un peu comme des femmes de ménage avec des petites bites. D'où Conchita-Bistouquette. Grenouille rejoignit Tourterelle derrière le bar américain où il lavait à la main et à l'eau froide un de ses T-shirt préférés, celui avec le symbole « ∞ » sur rond vert, et dit : - Vous pourriez quand même ranger un minimum… Au-delà du fait, qui semble vous échapper, que plus le temps passe et plus Maman a de chances de surgir - vous avez même l'air de penser exactement le contraire - ce serait la moindre des civilités envers Tourterelle et moi. 238
Maintenant ça sent la pizza, la cigarette et la sueur en permanence, ici… Elle s'exclama : - Oh, l'autre ! Ça fait des traces de formule un aux chiottes et ça vient la ramener ! - Des quoi ? Grenouille, proprement choqué, se figea. Libellule, seul au courant déjà de l'histoire, se mit à rire. - T'as mis la gomme, ce matin ! Il était assez hautement improbable que ce qu'elle raconte soit vrai, si on considérait la maniaquerie de Grenouille. Mais après tout c'était possible, une faute d'inattention chez lui aussi. Même aux toilettes. En tous cas, ça le paralysa. Qu'il ait à se défendre ou non, il était incapable de parler de ces choses-là. À cause de son attachement à la pureté, c'était sans doute là qu'il plaçait sa plus haute honte, lui. - Tu fais plutôt jaune en ce moment, non ? Ça doit être le tofu. - Je… Non… - Non quoi ? Tu ne fais pas jaune ou c'est pas le tofu ? - Non, je… - Oh, c'est mignon… Regarde, Libé… Ça le gêne… Grenouille tout entier, était jaune. Mais il tira du porte-couteau sa lame japonaise, et se mit à l'affûter paisiblement sur la pierre. C'était un travail qui demandait application et minutie, à cause de la qualité de la lame, le genre de chose qu'on ne pouvait pas faire avec énervement, et un moyen de montrer à la Louve qu'il se maîtrisait encore parfaitement, contrairement à ce qu'elle disait. Elle rattaqua aussitôt : - Attention les yeux, il passe en mode limace. Le monde peut s'écrouler, sa main n'aura pas un tremblement. Sauf si on lui met un doigt dans le cul, évidemment. L'image et la rime firent encore rire Libellule. Et Grenouille 239
s'arrêta : - On peut changer de sujet ? Pipi, caca, tu n'en as pas marre ? - Jamais ! Ça me fait rire, un truc dingue ! Comme la colère chez les Chinois. - Les Japonais… Un geste obscène que ni Tourterelle ni Grenouille ne virent, mais qui évoquait encore la taille de son pénis, relança le rire du gros. Grenouille l'ignora sagement. - Finalement, j'ai lu Leiris, moi aussi, il dit à Tourterelle, et je me suis penché sur le cas de Judith, ce matin… - Ah… coupa la Louve, en se retournant. Ça recommence… Grenouille, silencieusement bouillant, commençait à faire peur, même à Tourterelle. Elle allait trop loin. Elle était trop soûle, et en oubliait tout ce qu'ils lui avaient dit sur leurs crises. Tourterelle entra dans la conversation, pour prendre un peu le relais, ne pas laisser Grenouille tout seul face à elle, éviter ce qu'elle avait l'air de chercher. Il lui demanda lui-même : - Qu'est-ce qui recommence ? - Vos machins de l'empire romain, là. - Judith n'a rien à voir avec l'empire romain… Mais surtout, on te l'a expliqué : c'est le seul moyen pour nous… - Ça va, ça va… Allez-y. Tourterelle et Grenouille se regardèrent, mais le regard de Grenouille avait l'air de le traverser. Et son poing était blanc de tellement serrer le manche du couteau. - Judith ? lui rappela Tourterelle. - Oui… Je me suis demandé pourquoi Leiris, et Cranach avant lui, avaient choisi d'associer Judith à Lucrèce, et pas Salomé, par exemple… - Leiris la fait aussi, l'association avec Salomé. - Oui, mais il commence par lui associer Judith, en suivant Cranach. Et la question reste la même, même si c'est Cranach qui la pose. On 240
peut penser d'abord qu'elles sont complémentaires, comme tu l'as dit l'autre jour : la vierge martyrisée et la féroce mangeuse d'hommes. Mais en réalité, elles ne s'opposent pas tant que ça, pas tant que Salomé et Lucrèce auraient pu s'opposer, par exemple. Lucrèce et Judith ont un point commun important, auquel Leiris n'accorde aucune importance, parce que c'est un surréaliste, mais que Cranach avait bien compris, lui. Elles ont un rôle politique. Et tu sais quoi ? Je me suis aussi dit qu'elles étaient un peu comme nous. Tourterelle voyait ce qu'il voulait dire. Il y avait chez Judith et Lucrèce un saut au-delà de la morale, dans les meurtres qu'elles avaient commis, qui sauvait leurs patries, leurs idéaux. - Oui. Mais pourquoi ça m'aurait fait réagir à ce point ? La Louve, qui s'était entre temps mise à gribouiller des moustaches sur un magazine féminin, relança les rires du gros par une imitation grotesque : - « Lucrèce et Judith ont un point commun important, voyez-vous, cher ami, et que Cranach avait bien compris… Elles ne font pas caca. » - Ça suffit ! réagit Grenouille. Ton anti-intellectualisme… Mais elle le coupa encore. - Oh là là, je t'arrête tout de suite. Je ne suis pas anti-intellectualiste du tout. Juste pro-caca. Il faudrait une once d'intelligence dans ce que vous dites, pour que… En se relevant, elle avait fait un geste un peu grand et maladroit, sans doute par ébriété. Deux bières à moitié pleines tombèrent, sur la table, et coulèrent jusqu'au pouf qui était au bout. Il y avait, posé sur ce pouf, un livre qui appartenait à Grenouille. La veille, regardant par-dessus son épaule, la Louve lui avait dit : « Eh dis donc, elle pourrie ta bédé... » Mais ce n'était pas exactement une « bédé ». C'était un recueil d'estampes du XIXème siècle relié en vrai vélin et imprimé sur un papier de soie dont Grenouille estimait les vergeures au point de les caresser, quand il le feuilletait. 241
Anciens ou pas, Grenouille prenait soin de ses livres, de manière générale. Pas du tout du genre à corner des pages, même quand c'était des livres de poche. Plutôt du genre qui les lisait en les ouvrant à peine pour ne pas casser la reliure, au premier usage. Il s'accrocha des deux mains au comptoir, en voyant la bière éclabousser le vélin. La Louve n'eut l'air gêné qu'une seconde et demie. Après quoi elle lui dit : - Eh bah quoi… Tu devrais être content… Un seul geste, pur et parfait… Alors, il n'y tint plus. Le couteau à la main, il se rua vers le salon, contournant le bar et Tourterelle sans que ce dernier ait le temps de réagir. Libellule, heureusement, s'interposa. - Non ! il dit simplement. Il s'était relevé et dressé entre les deux avec cette rapidité qui lui était propre, surprenante pour sa morphologie. On l'appelait gros par affection, mais il était surtout puissant. Comme un joueur de rugby. Pendant que Tourterelle épongeait délicatement le livre et que Libellule retenait toujours Grenouille, la Louve rejoignit leur chambre, une dernière bière à la main. Elle était crevée, elle dit. Ils calmèrent Grenouille, avec des médicaments, puis décidèrent d'aller se coucher à leur tour. Libellule demanda encore s'il pouvait prendre la Louve cette nuit, et Tourterelle ne lui répondit pas. Il se contenta de pousser la porte de sa chambre. Elle était sur son lit, et lisait Chatterton, de Vigny, son livre de chevet du moment. Elle n'était effectivement pas antiintellectualiste du tout. Peut-être qu'elle avait raison d'ailleurs, que la conversation sur Lucrèce ne mènerait jamais à rien. Ce n'était parti que d'une impression, après tout. Elle releva la tête et ils se regardèrent sans rien dire. Il y avait encore dans ses yeux cet 242
amusement particulier et scintillant, incongru, qu'elle lui avait jeté toute la journée, et qui pouvait être dû à l'alcool, ou à autre chose. Enfin elle délaissa le livre, se releva complètement, et avec une autorité d'homme, se jeta sur lui. Si bien que cette nuit-là, ils ne discutèrent pas comme ils en avaient pris l'habitude. Cette nuit-là, la conversation de Tourterelle se limita pour tout dire à deux mots, et encore deux fois le même, et encore d'une seule syllabe. Ce qui ne l'empêcha pas d'en faire deux nouveaux sujets d'interrogation sur leurs sentiments réciproques, auxquels il ne trouva pas de réponse tout de suite, mais qui devraient lui permettre de faire un nouveau grand pas vers le plus haut amour, et donc l'humanité, dès le lendemain. Le mot, c'était « Non ». La première fois qu'il le dit, ce fut dans ce moment où on trouve toujours tellement gênant de revenir à la communication par la parole, où on pèse ses mots. C'est elle qui rompit le silence, pour remarquer : - T'es jamais jaloux, toi, en fait ? - Non. - Ah bon… L'homme idéal, un peu… Ce qui devait susciter ses interrogations, c'était le fait qu'il ait menti. Comme on l'a déjà dit à propos de Julie, la lésion le rendait capable de n'accorder à sa jalousie qu'un rôle assez étroit. Les exemples littéraires tragiques, ceux d'Othello, de Pyrrhus, de Néron lui avaient appris à s'en méfier, et il s'était dit qu'il ne la cultiverait pas, comme il essayait de cultiver, en le retenant, le désespoir de la rupture, par exemple. La jalousie accompagnait l'amour depuis toujours, mais elle ne lui était pas nécessaire. Elle n'était qu'une erreur fréquente de l'amour, il en était convaincu. Dans le Roman de la Rose, qui restait sa Bible et son manuel, il y avait bien un personnage qui s'appelait Jalousie, mais le sens du mot, au XIIIe 243
siècle, était très différent. Il ne s'agissait que d'un haut attachement à la conservation de la vertu ; la jalousie au sens moderne, elle, n'apparaissait que sous les traits d'Envie, la laide Envie, que le roman rejetait hors du jardin d'Amour dès son commencement, comme Tristesse, ou encore sous les traits de Danger (on dirait « domination », en français moderne), qui avait toutes les apparences du barbon ridicule des farces, et n'était, le roman insistait bien, qu'un « vilain ». Tourterelle pensait par ailleurs qu'en dehors du temps, et le plus haut amour était en dehors du temps, toute la littérature le disait, ce qu'on donnait à l'un n'était pas pris à l'autre. Les histoires d'amour multiples, simultanées ou non, qu'il avait lues, le démontraient toutes. Chaque histoire est unique. C'était même ce qui rendait si difficile de passer par l'amour pour reconstruire son humanité. Enfin, c'était quand elle l'aimerait qu'elle se blottirait contre lui à son tour, pas l'inverse, il le savait tout aussi bien à propos de Libellule que de Mireille. Mais quand même, il avait menti. Parce qu'il avait beau contrôler la jalousie, il la ressentait, plus que jamais. Or ce petit fond de mensonge très maîtrisé était très excitant. Il y réfléchit tout ce que le sommeil bienheureux, collé contre elle, lui laissa de la nuit, sans le comprendre. Une autre chose aurait pu susciter ses interrogations, dès cette première fois. C'était le ton sur lequel elle avait dit « L'homme idéal, un peu... » L'ironie, et la manière dont elle avait pincé les lèvres à la fin, sur une moue figée caractéristique du regret impuissant. Comme si c'était regrettable qu'il le soit, l'homme idéal. Mais ça, il avait beau s'en être étonné un peu sur le coup, il n'y pensa vraiment que beaucoup plus tard. La deuxième fois, ce fut au réveil. Elle lui dit aussitôt : - On rebaise ? Et encore une fois, il répondit : 244
- Non. - Pourquoi ? Il haussa les épaules, désolé, parce qu'il se demandait luimême pourquoi, s'était lui-même surpris dans ce refus. Il comprenait que ça avait à voir avec la manière presque sportive dont ils avaient fait l'amour cette nuit-là, et aussi dont elle avait gardé les yeux fermés. Mais ce n'était pas clair pour autant. Il s'assit sur le bord du lit, et commença à s'habiller, songeur. Elle se renfonça sous la couette en disant : - T'es con. Mais il sortit sans rien dire. C'était un refus qu'il n'avait jamais opposé à aucune autre, pas même à Julie, qui pratiquait pourtant le sexe d'une manière autrement sportive, impromptue et fatigante. Et c'était un refus qui le rendait satisfait, fier de lui, lui disant qu'il avait avancé encore, sans qu'il sache très bien pourquoi. Libellule, déjà levé, prenait son petit déjeuner. - Ah ! il dit. Maman a appelé. Il dit qu'il a beaucoup de mal à voir le patron, et qu'il faudra encore qu'on attende quelques jours. - Ça commence à être bizarre quand même, tu ne trouves pas ? Et pour la Louve ? - On la garde, pour l'instant. Leur commun silence exprima leur commun contentement. - Du coup, il va falloir retourner faire des courses… Y a plus de Chocapics. Que du muesli bio à la con à Grenouille, là… J'y vais cette fois, si vous voulez… Tourterelle sourit. - Libellule, tu sais très bien… - Oui, ça va… - Mais moi je vais y aller, tout seul. Pas de problème. J'ai besoin de ça, marcher, réfléchir tout seul. - Ah ah ! 245
- Quoi ? - T'es complètement amoureux de la Louve ! Vous baisez, la nuit ? La question désarçonna Tourterelle. - Justement, c'est pour ça que j'ai besoin de marcher un peu tout seul. Je ne sais pas. - Tu ne sais pas si vous baisez ? - Non.
18 Où apparaît enfin clairement ce qu'on devine depuis longtemps - Et il y en a d'autres, qui prennent le volant alors qu'ils ne devraient pas. La petite est bien gentille, mais elle perd complètement le contrôle. Oui, ce serait bien, je crois… Surtout qu'il circule de la drogue… du haschich, là… Non… Moi, ça me fait peur. Je n'ai jamais vu ça… Non… C'est pour le camion surtout, vous comprenez… François les retenait, suppliants, à la porte de la cuisine ; elle, s'était enfermée dans le cagibi qui menait aux frigos, pour appeler. Elle avait pris le temps d'aller chercher une chaise pour s'y asseoir, et plus elle y avait mis de lenteur, mieux elle s'était sentie. Là-bas, ils continuaient à supplier. L'un d'entre eux n'arrêtait pas de répéter, comme si l'argument lui semblait définitif : - Mais ils vont revenir… Un autre, mains dans les poches, tentait de stabiliser son 246
bassin, qui avait comme des velléités autonomes de mouvements de hula-hoop, et il disait : - Monsieur… AAAllez… Mais François, adjoint précieux, restait de marbre. - Enculés ! cria quelqu'un, tout près. Et Mme Doucet pensa : Oh, vous pouvez continuer. Parce qu'elle se sentait forte, maintenant. Elle avait tout perdu du coup de mou, sensible comme elle l'était, que lui avait donné l'insulte précédente. Ce n'était pas à elle que s'adressait ce « enculés ! » qu'on venait de crier, pourtant, mais à ceux qui étaient partis pour la Camargue. Tonton Roger, à qui on venait d'expliquer la situation, avait trouvé l'idée trop bonne pour ne pas en être jaloux, et c'était son regret de ne pas faire partie de l'expédition qui l'avait fait crier. Il était cependant évident que Mme Doucet risquait de le prendre pour elle, et Céline, qu'on avait enfin prévenue de la réaction de la patronne, et qu'elle était en train d'appeler les flics, le lui expliqua au passage. Puis elle arriva aux cuisines, et proposa d'abord à Mme Doucet de fermer la porte pour se protéger de l'agitation du dehors. Mme Doucet accepta, à condition que François reste comme « témoin ». Ça mit de la sueur froide dans le dos de Céline. Tout le monde savait, dans l'entreprise, ce que voulait dire le fait qu'elle prenne un « témoin » pour une entrevue. Dans les conflits syndicaux, c'était un signe assez infaillible de licenciement prochain. Là, elles n'étaient pas au travail, ni dans son bureau, mais Mme Doucet confondait tout depuis trop longtemps pour que ça tranquillise Céline, qui commença par lui demander timidement si c'était vrai, qu'elle avait appelé la police. - Enfin Céline ! Vous vous rendez compte ! Le camion ! 247
- Ça veut dire oui ? - Je ne vais pas me laisser voler pour vos beaux yeux… Oh, après tout ce que j'ai fait pour vous ! Elle avait sincèrement l'air déçu. C'était que dans la tête de Mme Doucet se confondaient, à cause de l'énervement, les choses qu'elle avait faites pour et les choses qu'elle avait faites contre elle. Les deux étaient du temps perdu, après tout, de l'énergie donnée, et donc des choses qu'elle avait faites pour elle au final. - Vous avez vu, dehors ? Vous avez complètement perdu le contrôle… - Le contrôle ? - Oui, je ne sais pas si vous êtes au courant, mais il y a des limites, dans la vie… Eh bien je les mets là, moi, les limites. Voilà. Stop. - Mais c'est ma mère, qui a pris le camion, pas un voleur… Elle est un peu ivre, mais ce n'est pas une délinquante, non plus… Vous avez bien vu… - Oh, mais je ne sais pas à quoi ça ressemble, moi, un délinquant ! Ils n'ont pas tous des têtes d'arabe, vous savez ! Le sous-entendu interloqua Céline une seconde. - Enfin ma mère, quand même… Et puis on a téléphoné, ils se sont arrêtés au bourg. On a déjà envoyé quelqu'un les chercher… On va vous le ramener, le camion… Mme Doucet empila trois boîtes à couverts, comme si elle s'était soudain évadée de la conversation, et qu'elle n'avait rien entendu. Céline ajouta : - Je suis désolée… - Oh, tu parles ! Ça vous a bien fait rire, oui ! - Non… - Enfin ! Je vous ai vue, Céline ! Elle n'avait pas pensé à ça, qu'elle aurait pu l'avoir vue rire, et ne trouva rien à répondre. Mme Doucet arriva alors au point où elle venait en venir : 248
- Mais qu'est-ce qui m'a mis dans la tête de vouloir me mêler d'un mariage pareil… Des alcooliques… Et une de ces familles de tordus… - Une famille de tordus ! s'insurgea Céline. Les insultes à la famille, c'était aller un peu loin. Mais c'était justement ce que Mme Doucet voulait, que la petite s'énerve un peu. - Entre la mère qui noie je ne sais quoi dans l'alcool, qui vient me traiter de… constipée avant de voler tout simplement le camion, et la fille incapable de gérer son mariage, et qui… Je ne voulais pas en parler, mais tant pis… Qui trompe son fiancé ou je ne sais quoi, un mois avant, je trouve ça assez tordu, oui… Sans compter le feu, toute cette orgie, là, dehors… Regardez donc ! Plus personne ne tient debout ! Céline, qui ne savait pas que sa mère avait traité Mme Doucet de constipée, aurait pu en rire. Mais autre chose avait davantage attiré son attention. Elle répéta : - Qui trompe son fiancé ? - Oui, Céline… On m'a raconté, Jean-Claude… Un mois plus tôt, ses collègues les plus proches lui avaient organisé une sorte d'enterrement de vie de jeune fille au Tour du Monde, la brasserie du bas de la rue, et elle était soûle ce soir-là, et Shivaji Sethna aussi. C'était très exceptionnel, cette ivresse de Shivaji, et ça l'avait rendu moins terne ; ça le lui avait même rendu assez sympathique pour qu'elle lui parle de ses fantasmes sur JeanClaude. Shivaji avait remarqué qu'elle aimait bien Jean-Claude et dans son ivresse, elle lui avait avoué que si un jour elle devait « se faire un vieux », ce serait quelqu'un comme lui. Elle ne savait pas si c'était Shivaji qui était ensuite allé le raconter partout, ou si c'était quelqu'un d'autre qui les avait entendus, mais dans les jours suivants, ça s'était développé en rumeur incroyable. Ça lui était revenu comme ça : il paraissait qu'ils couchaient ensemble depuis un moment, avec 249
Jean-Claude, et qu'elle allait carrément annuler son mariage. Ça lui avait fait tout drôle, parce que c'était la première fausse rumeur de cuisine dont elle était la cible. Mais elles étaient fréquentes et se calmaient aussi vite qu'elles prenaient, en général, à cause même de leurs disproportions ; elle avait donc laissé filer. Par un bête préjugé de classe, de frontière entre la cuisine et l'administration, autant que parce qu'elle se serait sentie bien ridicule de le faire, elle n'avait pas pris la peine d'aller rien démentir. Elle s'était contentée d'en rire, et même avec Jean-Claude : « Hé, Jean-Claude ! Il paraît que c'est avec toi que je me marie, maintenant ! » Ça n'avait pas changé leurs relations au travail, ni mis aucun malaise entre eux. Ils l'avaient entièrement mis sur le compte de l'alcool et ils en avaient beaucoup plaisanté. « Mon amour, tu peux aller me chercher un café ? » lui demandait de temps en temps Jean-Claude. C'était une histoire bien compliquée et bien simple à la fois, en somme, dont elle n'aurait jamais imaginé qu'elle puisse réapparaître avec autant de gravité. Une histoire plutôt drôle, depuis, même s'il fallait avouer qu'elle lui laissait aussi un arrière-goût glauque et un peu de honte. Mais la patronne en rajouta encore : - Vos coucheries ne regardent que vous, bien entendu, mais ce pauvre Léonard… Et tout le monde qui le sait, en cuisine… Enfin c'est trop, je craque ! Vous le croyez peut-être, mais je ne suis pas surhumaine, Céline. J'ai mes limites, moi aussi. Et là, on les a largement dépassées.… Céline était aussi stupéfiée par le fait qu'elle soit au courant de la rumeur que par celui qu'elle ait assez de malveillance pour y ajouter autant de foi. Qu'elle l'ait gardé pour elle jusqu'à maintenant lui semblait horrible, et la menace que ça sous-entendait pire encore. Mais encore une fois, Mme Doucet touchait juste. On n'en arriverait pas là, espérait Céline, mais tous les commis qu'on aurait pu interroger ce soir auraient effectivement confirmé la rumeur, si Mme Doucet décidait de la divulguer. Elle pouvait éventuellement 250
s'appuyer sur eux. Elle de son côté n'en avait jamais parlé à personne d'autre et surtout pas à Léo, parce qu'elle se sentait un tout petit peu coupable ; c'était un vrai fantasme. Avec ses images bien précises. Elle n'avait jamais eu l'intention ni le désir de le réaliser, c'était bien le principe du fantasme, mais Céline ne s'en apercevait plus. Parce que Mme Doucet, la dernière personne qu'elle aurait mis au courant si elle l'avait réalisé, venait de le mettre au grand jour, elle avait l'impression d'être le seul être humain à en avoir jamais eu. Et elle se sentait immonde, tout à coup. - Ah, on ne dit plus rien… Non, elle ne disait plus rien. Mme Doucet plia deux serviettes, puis son regard métallique se replanta dans ses yeux, et elle assena froidement : - Et puis… Je vous ai vue ! vous droguer ! Il y avait tellement d'indignation dans cette remarque-là qu'on avait l'impression que c'était en train de fumer du crack, la seringue d'héroïne au bras, que Mme Doucet avait surprise la mariée. Céline avait bien tiré sur un joint il y avait une heure, mais cachée avec le cousin Jojo dans un recoin très éloigné des cuisines. Elle se demandait bien comment Mme Doucet avait pu le voir. Mme Doucet, en réalité, ne l'avait pas vu. Elle soupçonnait seulement qu'il en tournait dans la fête, parce qu'elle en avait plusieurs fois senti l'odeur passer devant elle, et qu'elle l'avait reconnue à cause de Sonia, sa fille, qui avait eu des problèmes avec le cannabis pendant l'adolescence, au début de sa dépression. Mais elle voulait pousser Céline le plus loin possible. - Me droguer ? - Oh, encore ! Tiens, vous voyez, comme vous êtes ? Innocente, bien sûr… Mais on verra, ce que disent les tests sanguins de la police… Il était assez peu probable que la gendarmerie locale s'embête à chercher vraiment de la drogue dans le mariage de la fille de l'ancien maire de la commune, qu'ils connaissaient bien pour cette 251
raison, et aille jusqu'à imposer une prise de sang à une jeune mariée pour un joint supposé. Ce n'était pas vraiment sa philosophie, à la gendarmerie locale. Même eux avaient autre chose à faire. Mais à cause de la crainte naturelle de la police, de la fatigue, de la retombée soudaine de la fête que ça avait provoqué, dehors, et de la manière dont la patronne l'avait poussée à bout avec l'histoire de Jean-Claude, qui avait soudain pris un goût de réalité horrible, Céline paniqua quand même, se dit que Mme Doucet était bien capable de pousser les gendarmes à travailler vraiment, comme de raconter qu'elle couchait avec Jean-Claude à tout le monde, et serra le poing sur la queue d'une grande poêle qui était là, qu'elle leva dans les airs. Elle ne la supportait plus. Elle voulait que ses yeux qui lançaient des flammes s'éteignent. Que le silence se fasse. Que tout s'endorme. Mais le bruit de la poêle n'endormit rien du tout. Pendant ce temps le camping-car imaginaire était arrivé au bourg, et s'était garé devant le Cheval blanc. Josiane, la patronne, avait baissé le rideau depuis une bonne demi-heure déjà, mais elle avait quand même laissé Chantal et les garçons entrer. C'était un jour férié, et puis comme dans beaucoup de ces communes isolées d'où la police est plus ou moins absente, Josiane ne s'embêtait pas trop avec la loi, du moment qu'il n'y avait pas de tapage nocturne. La loi, c'était elle. Elle avait ce double point commun avec Mme Doucet d'être patronne et de se considérer comme une mère pour tous ceux avec qui elle travaillait depuis longtemps, c'est-à-dire à peu près toute la commune. Sauf que dans son cas, ils étaient ses clients, pas ses employés, et qu'eux aussi la considéraient comme une mère. Léo, Céline, Fred, Valoche, toute la bande, elle les connaissait bien. C'était elle qui surveillait ce qu'ils consommaient et l'état dans lequel ils se mettaient, quand ils avaient dix-sept ans déjà, et qu'ils venaient en mobylette jouer au baby-foot en buvant des tomates et des perroquets 252
avant d'aller en boîte, les samedis soirs. Elle qui appelait leurs parents s'ils n'étaient plus en état de rentrer. Elle avait encore les numéros dans un cahier, derrière le comptoir, jauni par le tabac et les années. Quelques fois, un d'entre eux, Fred en particulier, avait dormi chez elle. Elle faisait crédit et, à Noël, ceux qui avaient les ardoises les plus longues les voyaient affichées derrière le bar, entre les centaines de cartes postales du monde entier, de plus ou moins bon goût, que ses habitués en vacances lui envoyaient. Un mec bourré, un jour, avait réclamé au comptoir qu'on fasse un buste de Josiane, pour mettre à la place de Marianne à la mairie. Et tout le monde autour de lui s'était montré près à souscrire pour ça. Elle était au courant de tout, faisait passer les nouvelles. Elle savait que Céline et Léo se mariaient aujourd'hui, et l'état peu habituel de Chantal l'avait amusée. Elle avait seulement appelé un invité du mariage pour prévenir Céline et qu'elle ne s'inquiète pas, en les laissant entrer. Puis elle leur avait offert une demi-bouteille de champagne, et sorti un cendrier, qu'elle avait posé sur le bar, avant de s'allumer une Gauloise et de se faire raconter la fête, et le projet de voyage en Camargue, tout en lavant ses verres avec une énergie bienveillante. Léo était arrivé assez vite après le coup de téléphone, avec le cousin Jojo, pour ramener le camion. Mais le cousin Jojo, qui avait pourtant l'air bien quand ils étaient partis, que Léo avait choisi pour ça, même, s'était endormi sur la banquette arrière et refusait de se réveiller. Comme Léo était assez pressé quand même de ramener le camion, il avait demandé à Valoche, qui était le moins soûl des cinq, de le suivre avec sa voiture. Mais Valoche ne voulait pas quitter le bar. À cause d'Hortensia, avait deviné Léo. Il y avait quelque chose, entre eux. Quelque chose qui lui disait, à Léo, que sa nouvelle blonde là, Julie, avait eu tort de partir aussi tôt de la fête. Parce que Valentin avait beau avoir toujours été plutôt du genre fidèle et passionné, comme amoureux, rares étaient les gars qui résistaient à Hortensia, 253
quand elle avait décidé d'en attraper un, et qu'ils étaient quasiment assis l'un sur l'autre. Léo avait insisté, promis qu'il le ramènerait au bourg ensuite s'il y tenait. Valoche, dans ces conditions, avait accepté. Ils furent submergés par la foule en panique, en revenant à la salle. Céline pleurait, assise sur un muret. On leur raconta : on avait entendu un grand « blong » et puis François était sorti de la cuisine en appelant à l'aide. Céline avait frappé sa patronne, avec une poêle. La patronne avait été un moment inconsciente, et s'était relevée avec une blessure et une trace mauve, sur la pommette droite, qui promettaient un bel hématome. Elle avait aussi perdu deux dents. Des couronnes, ça ne saignait pas, mais ça faisait quand même un trou. Et elle avait appelé la police depuis un moment déjà. Ils ne devraient plus tarder. Céline, elle, était en état de choc. Assise entre Marcel et Renee, qui la consolaient, elle ne réagissait pas vraiment à ce qu'ils lui disaient. Quand Léo la rejoignit enfin, elle se leva pour se jeter dans ses bras et redoubla ses pleurs. Il s'excusa : - Alors c'était à ce point-là ? Je suis désolé… Je suis désolé de ne pas m'en être aperçu… Céline ne répondit rien, continua à sangloter dans son épaule. Il ajouta : - En tout cas il faudra me la rappeler, celle-là, le jour où on se fâchera tous les deux… Et puis Renee dit à Marcel, en montrant Valentin : - Je t'avais bien dit qu'il reviendrait… - Tu crois vraiment qu'il est capable de faire quelque chose ? - Sûre ! - C'est de moi, que vous parlez ? - Oui… C'est le moment, mon ange... 254
- Hein ? De quoi ? - De me rendre service… En cuisine... Valentin ne voyait en effet pas trop ce qu'il pourrait faire de plus que n'importe qui d'autre. Mais il s'y dirigea quand même. En cuisine, Mme Doucet était assise sur une chaise, au centre d'un attroupement silencieux. Et elle disait à François qui défaisait un sachet de glaçons, à genoux devant elle : - Vous vous rendez compte ? Elle aurait pu me tuer ! Vous témoignerez ! Elle est complètement folle ! Complètement folle ! - Oui, répondit François, en lui passant le torchon dans lequel il avait mis une partie des glaçons. Tremblante, elle ajouta : - Mais ça ne va pas se passer comme ça ! Oh non ! La police va arriver, ça ne va pas se passer comme ça ! Valentin, qui ne s'était encore que timidement placé derrière les badauds, ne ressentait aucune pitié, malgré la pommette saignante, malgré le bleu qui gagnait peu à peu la joue et la tempe. Comme il n'avait ressenti aucune pitié pour Céline. Dans ses amitiés, il était capable de mettre beaucoup de confiance, beaucoup de complicité même, mais pas de pitié. Au lieu de ça, il s'interrogeait sur ce qu'il voyait. Il voyait d'un côté Céline, l'agresseuse, effondrée, en pleurs, regrettant visiblement son geste. Il voyait de l'autre sa patronne parler d'une voix claire, trop lumineuse pour sa colère, et décelait dans ses traits la même contradiction. S'il en croyait ses livres de physionomie, la colère fermait le visage. Or celui de Mme Doucet était ouvert : grands ouverts ses yeux, ses sourcils, et sa bouche élargie quand elle s'animait. Ce qui était plutôt signe de joie, en principe. Il restait bien des endroits du visage dont la crispation était intense, mais c'était quand même les signes de joie qui l'emportaient. Très précisément, elle lui rappelait une gravure qui 255
s'intitulait Le plaisir de la vengeance, dans Lavater. C'était sans doute pour ça qu'elle parlait aussi fort. Mais il ne comprenait pas. Il ne comprenait pas que Céline ait été capable de faire une crise comme Grenouille ou Libellule ou lui, avant que Maman ne les en sorte, ni comment on pouvait avoir l'air aussi content d'avoir reçu un coup. Léo arriva à son tour, et dit : - Mme Doucet ! Ça va ? - Oh, Léonard ! répondit la patronne. Elle avait l'air émue de le voir, et soudain, plus contente du tout. Ce brusque changement choqua aussi Valentin. - Je suis tellement désolée, pour vous… Vous ne méritiez pas ça… Pas aujourd'hui… Une si belle fête… - On vous a ramené le camion… - Oh, merci… Vous êtes gentil. C'est quelque chose que j'ai tout de suite vu chez vous, ça, d'ailleurs. Mais elle… Elle m'a frappée, vous vous rendez compte ? - Oui, on m'a raconté… Vous savez, c'était beaucoup de pression pour elle, le mariage, aujourd'hui, et c'est peut-être ça qui… - Mais on ne va pas agresser les gens pour autant, tout de même ! Ses problèmes d'organisation n'excusent pas tout… - Ses problèmes d'organisation ? Vous trouvez qu'elle a des problèmes d'organisation ? Léo ouvrait de grands yeux. La patronne alors leva les siens au ciel en faisant : - Mon Dieu ! L'amour… Et à part Valentin, ça fit sourire tout le monde. Ça le surprit encore un instant, parce que comme Léo, il pensait que Céline n'avait pas de problèmes d'organisation, que c'était même plutôt le contraire, et puis il se souvint que c'était une chose que les gens qui avaient de l'empathie faisaient souvent. Une stratégie à laquelle lui ne pensait 256
jamais, mais qui avait son efficacité pour désamorcer une situation tendue. Sourire à la première esquisse d'humour de celui qui se plaignait, ou était en colère, avait un pouvoir contagieux très pratique, chez eux. La patronne se laissa d'ailleurs contaminer, et Léo jugea le moment bon pour lui demander : - On… On m'a dit que vous comptiez porter plainte. On ne va pas aller jusque là quand même, si ? Le sourire de la patronne disparut instantanément. Les coins de sa bouche s'abaissèrent, comme si elle venait d'avaler une chose très amère. Et elle claqua sèchement : - Bien sûr que si ! Il ne manquerait plus que ça… Puis le désespoir se lut sur toutes les têtes, et elle eut l'air à nouveau contente. Les coins de sa bouche revinrent à une position normale, et ses yeux se mirent à briller. Alors Valentin ressentit une chose bizarre. Une sorte de grand dégoût qu'il n'arrivait pas à s'expliquer. Mais une chose tellement forte qu'il ne put pas s'empêcher d'intervenir. Montrant l'arme du crime, il remarqua : - Elle peut même aller jusqu'à tentative de meurtre, avec une poêle de cette taille-là. On le regarda, surpris. Ce n'était évidemment pas des idées à lui donner, ils pensaient tous. Mais il insista, en soupesant la poêle : - Non, c'est vrai… Pour un coup de batte de base-ball dans la tête, on ne se poserait même pas la question. Et c'est encore plus lourd. Vous prenez tous la défense de Céline, mais il faut reconnaître que là… Une cousine de Céline, tout près, lui faisait les gros yeux pour qu'il se taise. Mais il ne voulait pas, se taire. Il avait trop bu. Il avait donc l 'impression d'être le seul à tout comprendre, et en particulier qu'il fallait commencer par être vraiment juste. Or, même si leur empathie pour Céline, à tous, les empêchait de voir clairement les choses, la réalité était là : 257
- Elle a sûrement eu l'intention de la tuer, au moins l'espace d'un instant… Un brouhaha terrible accueillit cette remarque. On voulut le faire sortir. C'est quoi, ce con ! s'indignait la cousine, au milieu du bruit. Déjà, on l'empoignait. Et c'était bien son intention. Parce qu'il sentait précisément comment il devait agir, maintenant. Il voyait d'avance ce qui allait se passer, et comment la vérité pure allait l'amener exactement là où il voulait en venir. Comment la patronne allait sûrement prendre sa défense, et comment il l'isolerait du groupe. Quand il l'appela au secours, comme prévu, elle le défendit : - Arrêtez-les ! Arrêtez-les ! - Laissez-le ! Mais laissez-le ! Et on le relâcha. Il proposa alors de faire sortir tout le monde : - Vous avez besoin de calme… Moi je resterai avec vous, si vous voulez. Mme Doucet en resta un peu flanc. Est-ce qu'il était vraiment en train d'essayer de la séduire, autant qu'elle en avait l'impression, ou qu'elle en rêvait ? Elle estimait assez son charisme et les restes de son charme pour ne pas trouver l'idée absurde. Elle hésita un peu encore devant son titubement, son dépenaillement relatif aussi, mais sans doute à cause de ses grands yeux timides et clairs, qui avaient déjà si bien touché son cœur quand il l'avait aidée à ouvrir sa trousse à pharmacie tout à l'heure, elle accepta. Ce serait une manière bien agréable d'attendre la police, et elle était un peu lassée du plaisir des supplications, maintenant. En revenant vers Céline, alors qu'on les avait tous mis dehors, jusqu'à François, Léo demanda à Marcel et Renee : - Il était vraiment censé tout résoudre, Valoche ? - Oui… - Ah ouais ? Pour qui ? Mais sa colère retomba tout naturellement quand Valentin 258
ressortit de la cuisine en annonçant que Mme Doucet ne porterait finalement pas plainte. Et comme elle ne porta effectivement pas plainte, et qu'elle rappela assez vite les gendarmes, en s'excusant, pour qu'ils ne viennent finalement pas, Léo ramena Valentin au bourg comme il l'avait promis. Tourterelle avait tout de suite expliqué très clairement les choses à Mme Doucet : il n'avait pas d'empathie, ni pour elle, ni pour Céline. C'était une chose qu'elle n'avait pas comprise, ou pas écouté. Elle n'avait pas réagi. Il avait continué : il n'avait pas de parti-pris, mais il connaissait Céline depuis tellement longtemps qu'il ne comprenait pas pourquoi elle avait voulu la tuer. Comme il ne comprenait pas comment elle pouvait changer d'humeur aussi vite, elle-même, ni paraître contente d'avoir été blessée. Ensuite, il l'avait laissée parler. Ce qu'elle lui avait répondu n'avait fait que confirmer son impression première et renforcer le dégoût. Elle avait dit que Céline était folle et nié être contente. La première de ces affirmations était fausse, il connaissait suffisamment Céline pour le savoir, et la deuxième très douteuse. Il avait trop de mal à deviner l'humeur des gens pour ne pas faire confiance au peu de certitudes qu'il pouvait tirer de la physiognomonie. Par ailleurs, elle avait dit beaucoup de choses en dehors du sujet, sur le même ton de miel qu'elle avait employé avec Léo juste avant. Elle l'avait complimenté sur sa gentillesse et son sens de la justice, pour commencer. Ensuite, elle avait parlé d'elle-même, de ses malheurs, de sa douleur, de son âge, même si elle était restée très jeune, de sa vie personnelle, de ses efforts pour faire du mariage de Céline une réussite et d'elle-même une amie, des vexations qu'elle avait subies en retour, de tout ce qu'il aurait fallu pour l'apitoyer, s'il était pitoyable.
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Mais il ne l'était pas. Et plus elle lui parlait de choses et d'autres, pour l'attendrir et noyer le poisson de la manière la plus visible, plus il la trouvait bête, égocentrique, orgueilleuse, et même ennuyeuse à mourir. Il avait fini par la couper pour le lui dire : - Je comprends, pourquoi Céline n'a pas voulu être votre amie. Vous êtes carrément chiante, en fait… - Comment ? elle s'était alors exclamée, surprise de ce nouveau revirement. Et puis un souvenir du début de l'après-midi était revenu à Valentin. Avec Fred, tandis qu'il passaient devant la cuisine, il avait entendu « Je vais la détruire » et ils s'étaient demandé de quoi, de qui elle parlait. La réponse lui était soudain apparu très clairement. - Oh ! Oh ! continuait de s'offusquer Mme Doucet. Eh bien sortez, vous aussi, alors ! - Oh, oui, oui… Ne vous inquiétez pas : je ne vais pas rester beaucoup plus longtemps. Mais avant, il faut que vous ayez pris la décision de ne pas porter plainte. - J'aimerais bien voir ça ! Il avait sorti son portable de sa poche, cherché. Mme Doucet le regardait, interrogée. Il lui avait souri. - Il faut attendre un peu. L'image avait chargé. Il lui avait montré la photo. - Ça, c'est mon travail. - Vous travaillez sur des films d'horreur? - Non. En principe, on ne fait pas de photos, mais mon collègue, avec le sécateur, là, voulait vraiment qu'on en fasse ce jour-là et... Elle n'y croyait pas du tout. C'était visible. Comme ça le serait deux jours plus tard, avec le geek hard-rock. En soupirant, et puisque finalement, et encore une fois, c'était le seul moyen de montrer que tout ça était vrai, il avait donc mis sa main sur la bouche de Mme Doucet, lui avait pris l'annulaire droit, et l'avait luxé. Sa main avait étouffé son cri. 260
Le doigt était à l'envers, dans une position que Tourterelle, lui, ne trouvait que grotesque mais dont il connaissait l'effet sur les gens normaux. - Oui, c'est assez impressionnant et douloureux, il paraît. Bon... En fait, la photo est vraie. On ne plaisante pas du tout. Je vais lâcher. Si tu cries, si tu bouges, je t'en casse carrément un. Mais tu ne vas pas le faire. Tu vas juste rappeler les flics, très vite. Assez vite pour qu'ils n'arrivent pas. D'accord ? Elle avait paru d'accord avec les yeux et il lui avait redressé le doigt, ce qui l'avait à nouveau fait sursauter de douleur. - Et si tu parles d'autre chose que d'un accident à qui que ce soit, pour ta gueule de pute comme pour ton doigt, je te découpe, et toute ta famille avec. Comme sur la photo. Je pense que tu es capable de comprendre, maintenant... Je relâche. Enfin, il s'en était allé, content. Soulagé de quelque chose de nouveau. Et c'était drôlement bon. Dénué de compassion, il ne pouvait jamais être content pour les autres, mais seulement de luimême. Ça n'a l'air de rien comme ça, parce qu'on ne se rend pas compte du point auquel notre contentement est souvent lié aux autres, mais ça faisait que c'était un sentiment des plus rares chez lui. Or, là, il le ressentait pleinement. En le ramenant au bourg, Léo lui dit : - Mais comment tu as fait ? Tu l'as torturée, ou quoi ? Il répondit « oui » et Léo, l'interprétant comme un refus d'explication, bénit ses talents de diplomate, et le Ministère des Affaires Étrangères son nouvel employeur.
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19 Où un grand pas se fait, comme souvent, en marchant. Avoir l'air à la rue, complètement défoncé et sentir très mauvais est une bonne alternative à l'intégrisme musulman. Tourterelle aurait pu, dans cette optique, choisir de se déguiser en clochard. Mais en hommage à la Louve, il avait choisi autre chose. Il faisait la queue au supermarché en punk à chiens sans chien. Il aurait aimé qu'elle l'ait vu, son nouveau déguisement. Mais elle s'était rendormie avant qu'il ne sorte. Alors tant pis. Elle le verrait à son retour. À l'entrée du supermarché, de vrais punks à chiens avec chiens qui faisaient la manche lui avaient offert une 8.6 et sans trop savoir pourquoi, il avait accepté, était resté discuter un moment avec eux. Ils avaient parlé des flics auxquels un grand maigre qu'on appelait Max avait eu affaire à l'aube. Max était remonté de ce réveil brutal, mais un plus vieux, qu'on appelait Petit Louis, excusait les flics : « Bah, les bleus, c'est des tocards, c'est tout… C'est pas de leur faute... » À partir de quoi il y avait eu un débat sur la responsabilité des tocards dans leur tocardise. Tourterelle avait encore trouvé assez extraordinaire et magique d'avoir eu l'idée de s'arrêter et que leur conversation en vienne justement là. Puis il en avait profité pour se renverser un bon tiers de la 8.6 sur les genoux, ce qui avait parfait le déguisement. Et maintenant, tout le monde regardait ses pieds plutôt que son visage, et la caissière travaillait plus vite que jamais. À cause de 262
l'odeur. Même les punks l'avaient remarquée : - Putain mec, tu schlingues… avait dit Petit Louis. Faut te laver un peu quand même… Si on y ajoutait le raffinement aigre de la 8.6, c'était l'exacte odeur de la plus profonde misère. Celle qui vide les rames des métros. C'était Tourterelle lui-même qui avait remarqué le premier, un jour où il s'était retrouvé enfermé avec un clochard dans une rame justement, le pouvoir qu'avait cette odeur d'abaisser le regard des gens. Pas seulement à cause de la honte et de la pitié, comme le voile musulman. Lui-même, en sortant de la rame de métro, avait gardé beaucoup plus de souvenirs des chaussures du clochard que de son visage, alors qu'il n'était capable ni de pitié ni de la honte qui en découlait. C'était plutôt à cause de l'odeur elle-même, qui rendait curieux. Parce qu'on ne comprenait pas comment des pieds pouvaient sentir si fort. On fixait ses chaussures en s'attendant à voir suinter une sorte de boue de pus, de sang ou de merde entre les coutures ; on cherchait les vers entre les lacets. La clef de ce mystère est assez simple. C'est qu'en réalité, la misère n'a pas d'odeur ; que cette odeur qui est en réalité celle du pourrissement des cellules et de la sueur, des mycoses, de la décomposition et de la mort, émane de tout le corps de celui qui ne se lave pas pendant très longtemps. Seulement le bourgeois, qui n'a pas l'habitude de renifler les cadavres ni les escarres, pense plutôt à ses propres pieds. D'où sa fixation intriguée sur ceux du clochard. Tourterelle la recréait artificiellement grâce à un morceau de chair un peu pourri dans sa poche. Ils en gardaient au congélateur pour ça. Ça faisait partie de la malle à déguisements. Avec l'air défoncé et les relents de 8.6 en plus, ça faisait que personne ne regardait son visage, et que la caissière travaillait le plus vite qu'elle pouvait. Dans le Roman de la Rose, Franchise aussi, avait un rôle 263
essentiel. C'était, outre une des flèches du carquois de l'Amour, le meilleur avocat de l'amant. C'était elle qui faisait plier Danger, et lui donnait finalement accès à la rose. Il avait toujours cru que la franchise était surtout l'absence du mensonge et que c'était ce qui faisait son importance, parce que le mensonge menaçait l'harmonie, la paisible communauté d'âme qu'on recherchait dans l'amour. Mais la franchise de la Louve lui avait montré le contraire toute la semaine. Elle le bouleversait et le contrariait même souvent. Pourquoi est-ce qu'il l'aimait alors tellement ? La contrariété avait atteint un point limite avec sa proposition du matin de « rebaiser », et c'était sans doute un bon point de départ pour sa réflexion. Parce que c'était la franchise du verbe qui l'avait dérangé encore une fois, jusqu'à motiver son refus, il s'en rendait maintenant compte. Il en avait pris conscience quand Libellule, avec ce génie naïf qui n'appartenait qu'à lui, avait utilisé le même mot. Ce qui l'avait dérangé dans le verbe était assez évident. Il avait fait se dresser devant lui le spectre de la baise, l'horrible baise, apocalypse moderne de l'amour. Le substantif et le concept étaient nés à la toute fin du XIXe siècle. Ils renvoyaient à une pratique sportive, hygiénique du sexe, dénuée de toute affection, et qu'il fuyait, parce qu'elle était tout l'opposé de ce qu'il recherchait ; elle correspondait trop bien aux théories qui résumaient tout l'amour du monde aux pulsions biologiques et grevaient ses espoirs. Il aurait souvent voulu être né avant qu'elle n'apparaisse, la baise. Ça aurait tellement facilité les choses… Dans le déduit, la grivoiserie, l'inconstance, le libertinage, la polissonnerie ou même le sadisme, qui avaient précédé la baise, la pudeur et le sacré qu'il recherchait étaient au moins encore présents. Même quand il s'agissait de franchir leurs barrières ou de les souiller carrément, comme dans le sadisme, c'était encore le mystère sacré de l'amour qui faisait le fond de la pratique sexuelle. La baise, elle, était sans tabous, et n'avait plus 264
rien de sacré. Il pensait d'ailleurs ne l'avoir jamais pratiquée. Jusqu'à ce que la Louve emploie le mot. Ce qui était moins évident, c'était de savoir pourquoi le mot l'avait dérangé dans la bouche de la Louve, alors que dans celle de Julie par exemple, qui l'utilisait pourtant aussi, jamais. En sortant du supermarché, il se souvint encore que Franchise était le seul personnage positif du roman qui n'avait pas une beauté canonique. Tous les autres avaient les vêtements et les parures les plus riches. Elle ne portait qu'une souquenille blanche, sans fioritures ni broderies : Car nule robe n'est si bele Que sorquanie à damoisele. Ce dénuement était une assez exacte image de la différence entre Julie et la Louve. Entre Julie qui passait des heures dans la salle de bain, conformément aux préjugés, et la Louve qui ne s'épilait pas même les jambes. Chez Julie, le continuum qui allait de sa blondeur soyeuse à ses soumissions en passant par ses dentelles reposait tout entier sur des artifices. De ses multiples après-shampooings à ses peu pratiques porte-jarretelles. Même l'épilation n'est pas un dénuement. S'épiler, ce n'est pas enlever ses poils. Ils repoussent. S'épiler, c'est les cacher. Un voile que même les amours les plus puissantes ne soulevaient pas. Or ces artifices fonctionnaient tellement bien que quand Julie utilisait le verbe « baiser », Tourterelle y avait toujours vu un raccourci pratique, au pire une simplification elle aussi artificielle, destinée à jouer encore une fois la soumission aux canons, la fausse salope, pour l'exciter sexuellement. Il n'avait jamais pensé qu'elle puisse être franche. Toujours, il était resté convaincu que ce qu'ils faisaient ensemble avait en réalité plus de profondeur ; alors que quand la Louve avait employé le verbe, il avait tout de suite 265
réalisé que c'était en effet ce qu'ils avaient fait la veille, baiser. Que malgré l'avidité de Tourterelle à chercher son regard et ses yeux, pendant l'amour, elle avait évité ce contact de leurs âmes en embrassant son épaule ou en se réfugiant contre son cou, et qu'elle s'était fait plaisir à elle avant tout. Julie aussi faisait ça. C'était même ce qui l'avait toujours tellement dérangé chez elle, et la lui avait rendu incompréhensible. Et c'était ça, la baise, caractéristiquement. Cette masturbation à deux, simultanée mais infiniment distante. Et si les soumissions de Julie n'avaient jamais été qu'une stratégie pour baiser ? Ça aurait été très triste. Ça aurait voulu dire qu'ils avaient vécu dans un terrible mensonge. Mais c'était possible. La franchise particulière de la Louve, qui ne consistait pas dans la paisible absence du mensonge mais dans un recours très systématique à la confrontation entre sa manière de voir à elle et celle de ses interlocuteurs, dès qu'elle sentait que cette confrontation était susceptible d'être assez violente pour l'amuser, lui avait fait prendre conscience à un point inédit qu'en amour on était toujours face à un autre individu avec sa volonté, éventuellement contradictoire à la sienne, et qu'on n'était jamais responsable que de la moitié de la relation. Il avait toujours été assez fier d'avoir reconnu de l'intelligence à Julie malgré sa blondeur, s'était souvent félicité de n'être jamais tombé dans le machisme habituel avec lequel on la traitait. Mais il n'avait jamais pensé à aller jusqu'à lui reconnaître une volonté propre… différente de la sienne… Il longeait un mur couvert d'affiches électorales défraîchies, vestige des législatives de mai, quand il reconnut le candidat centriste qui avait gagné dans cet arrondissement, et qu'ils avaient vu à la télé ce week-end. La Louve l'avait traité de « dictateur », et s'était mise à chanter, sur l'air de « Dessous ma fenêtre » : 266
Je vote, je-e voteuh Car je suis… un veau… On se demandait bien quelle alternative au suffrage universel et aux candidats libres la Louve aurait pu proposer. Pourtant, il aimait autant qu'il méprisait ces jugements tranchés et ces exagérations. Et quand ils le heurtaient, il aimait même qu'ils le heurtent. D'où venait ce paradoxe ? Dans le cas présent, c'était que cette critique facile avait encore une fois un fond de vérité, un côté vivifiant et sain pour la pensée politique. C'était peut-être la même chose en amour. Parce que l'amour aussi était soudain devenu habité, vivant, avec la Louve et sa volonté irréductible. Tourterelle avait toujours cru qu'il ne pouvait y avoir de mystique que dans l'intemporalité. Mais est-ce qu'au contraire, en amour comme en musique, dans la chanson qu'elle avait chanté pour Jean-Luc par exemple, et qui leur avait tellement plu alors qu'elle chantait tellement faux, ce n'était pas plutôt le rythme que l'harmonie, qui comptait ? Libellule avait mis un film, samedi soir, qu'ils avaient tous les quatre regardés ensemble. Ça s'appelait Kiss Kiss Bang Bang et le héros, après avoir quitté son emploi, se retrouvait à jouer les baby-sitters pour un enfant qui n'était jamais sorti de sa chambre, parce que son père voulait le protéger du monde et lui éviter toute souffrance. L'enfant avait trente-cinq ans, et n'avait jamais vu le soleil. Mais vouloir éviter la peur, l'angoisse, le froid, c'est renoncer à éprouver quoi que ce soit ! disait le héros au père. Et le père lui répondait : sauf de l'amour... L'erreur du père, c'était que cette vision ataraxique de l'amour lui était très contradictoire, en vérité. C'était dans l'adversité qu'il était vraiment un sentiment, et seulement dans l'adversité. Dans l'aventure, l'histoire. Sub sole. C'était aussi pour ça que l'autre « non », le premier, lui avait donné du plaisir dans le mensonge et la petite peur 267
qui l'accompagnait. Pour la même raison que mora semper amantes incitat, ou que l'excitation de sa jalousie par Julie, déjà, lui plaisait. Et c'était sans doute pourquoi aussi, bien avant le Roman de la Rose et toute l'idéologie du mystère intemporel qui en avait découlé, à cause du modèle chrétien de l'amour mystique, avant la fin'amor et le pétrarquisme, chez les élégiaques latins, par exemple, l'amour avait déjà sa divinité. Comme le mot avait pris une connotation très abstraite avec le passage des siècles, on trouvait surprenant, à la lecture, la mondanité des Élégies et la place qu'elles pouvaient donner à certains petits faits très concrets. Aux gestes particuliers dans les banquets ou au cirque, aux personnages de comédie, maquerelles et portiers, aux petits objets, cadeaux secrets et supports d'intrigue, et aux sensations éphémères, comme la lumière d'un début d'après-midi sur un lit défait : on était surpris, en définitive, qu'elles racontent des histoires. Mais justement. Le vrai amour était bouillonnant, profus, concret. Son mystère n'était pas un mystère de l'ordre de celui qu'ont les vérités éternelles, mais plutôt un mystère proche de celui de la vie. Un mystère qui ne se manifestait que dans le temps et la confrontation au réel. Dans son éternelle adaptation aux circonstances, qui faisait par exemple que Tourterelle s'était souvent dit, à propos d'amours passées, qu'elles auraient peut-être mieux marché à un autre moment de sa vie ou de celle de son amante. Qui faisait que l'amour pouvait même et par conséquent être absurde, hasardeux, ridicule, comique. L'amour comme l'Évolution avait ses ornithorynques. Ces ornithorynques, c'était par exemple Harold et Maud, Forrest et Jenny, les couples désassortis, les mariages forcés qui réussissaient, mais aussi et plus couramment ce qu'on appelait « scènes de ménage ». Qu'est-ce qui les rendait si violentes et ridicules à la fois, monstrueuses, qu'est-ce qui les différenciait des autres confrontations, sinon la nécessité absolue de la résolution, du 268
retour à l'harmonie, la lutte formidable de l'amour pour la survie ? Où est-ce que le mystère s'exprimait mieux ? Ça voulait dire que si le mystère de la compassion et de l'amour étaient bien le même, qu'il y avait bien de ces moments, en amour aussi, où deux devient un, alors logiquement, plus on mettait en avant les contradictions, plus on les dégageait, plus l'amour était vivant et s'affrontait aux réalités, et plus on avait de chance de l'atteindre. La Louve, qui avait encore dit hier que c'était avec les gens qu'elle aimait qu'elle s'engueulait le plus, même s'il fallait relativiser la déclaration à cause de l'ironie qu'elle comportait, puisqu'elle parlait de Grenouille, était donc idéale pour un myope sentimental comme lui. Il fallait simplement qu'elle accepte d'être un peu ambitieuse et d'aller au-delà de la baise. Qu'elle accepte de communiquer par les yeux, de se laisser fouiller l'âme. D'entrer dans un jeu à plus gros enjeu. Et c'était possible. Il y avait trop de signes autour d'eux pour qu'il se trompe. Si la Louve n'avait fait que baiser, c'était parce que sa pudeur, contrainte par sa volonté de quitter tout son corps et ses discours, s'était réfugiée là. Il en était persuadé. Il était encore content de lui ; avant même d'y avoir vraiment réfléchi, cette ambition, c'était exactement ce qu'il lui avait réclamé en sortant, tout de suite après que Libellule avait réutilisé le verbe fâcheux. Il était retourné à la chambre. Elle ronflait ; il ne l'avait pas réveillée. Mais il lui avait laissé un message sur la table de chevet, sur une feuille pliée en quatre. Une réponse à son « Pourquoi ? » : « Parce que je t'aime. » C'était une première véritable opposition, sur la nature de leur relation, mais qui rendait leur amour, déjà, vivant. Et il en était heureux. Ce bonheur refit d'ailleurs apparaître des signes, sur son chemin du retour. Il remarqua que le 21 était la pharmacie, c'était leur chiffre, celui des solstices de leurs anniversaires, et un commerce qui 269
vendait de la guérison. Il arriva devant la porte cochère, fit le code, V21H, il ne l'avait encore pas remarqué, c'était plus qu'incroyable, les lettres surtout, et entra. Il tomba alors sur Libellule, qui descendait des poubelles. Même cette sortie-là, Maman ne la lui accordait jamais seul. L'immeuble était vide, mais ils partageaient le local à poubelles, qui était plutôt une cour intérieure, avec la banque voisine et Maman avait encore trop peur des rencontres sauvages de Libellule avec des gens de l'extérieur. - Grenouille est réveillé ? demanda Tourterelle, en lui tenant le couvercle de la benne. Tu lui as demandé la permission, pour descendre ? Libellule ne répondit pas vraiment. Il acquiesça seulement d'un air endormi : - Mmh mh. Les deux sacs qu'il venait de balancer dans le container semblaient bizarrement lourds. Mais c'est son air d'être dans le gaz qui frappait surtout Tourterelle. - Tu lui as encore volé ses médicaments ? - Non ! Il mentait, c'était évident. Il n'était pas trop doué pour ça. - Si Maman rentre maintenant, tu vas te faire saler… Libellule ne répondit toujours rien. Ils remontèrent l'escalier. C'est sur le palier seulement, et quand Libellule le rompit enfin, que Tourterelle commença à s'inquiéter de ce silence. À se dire que même si le gros avait réussi à voler des médocs, il était bien pesant, et à penser que ça pouvait être celui des conneries. Jusque là, son esprit était resté occupé par des réflexions sur la poésie de Pétrarque et de tous les néo-platoniciens, et sur le « Je me brûle et me noie » de Louise Labé, dont, plus que les comprendre, il ressentait les 270
paradoxes, maintenant. Libellule dit : - C'est pas de ma faute… - Qu'est-ce qui… Il avait ouvert la porte tout en posant sa question. Il s'arrêta au milieu de la phrase, à cause de l'odeur. Et du spectacle. Une odeur de pieds bien plus forte que celle de son déguisement se dégageait en effet de Maman. Il devait être mort depuis des jours. La porte blindée de son bureau, où il était étendu sur le dos, avait sans doute empêché l'odeur de passer et qu'ils remarquent quoi que ce soit jusque là ; mais maintenant, elle était grande ouverte. Il n'y avait que très peu de mouches et de vers, sans doute toujours à cause du blindage. Mais les liquides avaient eu le temps de s'échapper et de sécher en grande flaque sous le corps, et les chairs du visage s'étaient déjà suffisamment affaissées pour que le crâne se révèle sous la peau et que les lèvres s'écartent sur un sourire hideux. Les pommettes et le nez faisaient trois taches noires aux marges verdâtres sur le fond jaune cireux et violacé du reste. Et le ventre était gonflé de gaz. Grenouille et la Louve, eux, étaient dans le salon. Grenouille avait presque l'air de n'être qu'endormi mais la Louve était horriblement défigurée. Elle baignait dans son sang, qui dégouttait d'une grosse entaille à la gorge, et elle en avait plein la bouche, les dents cassées, le nez broyé, un œil enfoncé comme à coups de pied. Tourterelle comprit aussi la lourdeur des sacs poubelle. Libellule avait commencé la découpe. Il lui manquait un bras et la moitié d'une jambe. - C'est de la faute à Grenouille ! dit Libellule. C'est lui qui a commencé… 271
- Et Maman ? - Maman, c'était lundi… Il l'avait en fait étranglé juste après être sorti de la chambre de Tourterelle, au moment précis où lui répondait à la Louve que, non, le gros ne la protégerait pas. Avec son inconséquence habituelle, Libellule avait pensé que supprimer Maman était le meilleur moyen que l'ordre de la tuer n'arrive jamais jusqu'à eux. Il n'avait pensé qu'ensuite que le fait que Maman ne le contacte pas pourrait éventuellement inquiéter le patron, et que c'était au GIGN qu'ils risquaient d'avoir affaire, dans les jours qui viendraient. Il avait cherché une solution, n'en avait pas trouvé, et toujours avec la même inconséquence, puisque rien n'arrivait, il avait peu à peu laissé tomber le problème. Quant à la Louve et à Grenouille, ils s'étaient tous les deux réveillés pendant que Tourterelle était au supermarché. La Louve, particulièrement de mauvaise humeur, ce qui fait qu'elle avait été particulièrement agressive avec Grenouille. Grenouille l'aurait tuée à ce moment-là si Libellule ne l'avait pas arrêté. Mais Libellule avait réussi à l'apaiser, à le convaincre de prendre des calmants, et à mettre la Louve à l'abri dans sa propre chambre. Là, ils avaient discuté un moment, et puis Grenouille était revenu comme une bourrasque. Libellule ne savait pas que Grenouille avait une clef du bureau de Maman, pour les cas où il serait à court de médicaments. Et le temps qu'il se relève, parce que lui et la Louve étaient assis en tailleur, dans sa chambre, Grenouille, qui avait deviné comment et pourquoi Maman était mort, avait déjà traîné la Louve jusqu'au salon, et l'avait déjà égorgée. Quand Libellule était arrivé, il était occupé à lui défoncer le visage avec le talon. Libellule s'était mis en colère à son tour, alors. Et il avait étranglé Grenouille comme il avait étranglé Maman. Puis il était allé jusqu'à l'armoire à pharmacie du bureau, et il avait pris ce qu'il avait trouvé de plus fort.
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Tout ça, Tourterelle ne l'apprendrait que petit à petit, dans les heures qui viendraient. Il en percevait déjà les grandes lignes, mais ce n'est de toute façon pas ce qui le travailla le plus, dans l'immédiat. Ce qui le travailla le plus, dans l'immédiat, c'est sa réaction face aux trois cadavres, très décevante. Il sentait bien que c'était un désappointement plus fort que d'habitude, qu'il ressentait face à la Louve, et une frustration inédite, à presque le mettre en colère ; mais ça restait quand même un simple désappointement et une simple frustration ; c'est-à-dire la même chose qu'il avait déjà pu ressentir à chaque fois qu'une amante l'avait quitté trop brutalement : autrement dit, qu'une amante l'avait quitté. Et il sentait bien qu'encore une fois, ça allait assez vite lui passer. Sa mort, il n'y pouvait rien, comme il n'avait jamais rien pu dans aucune séparation, et c'était trop clair pour qu'il se sente vraiment triste. Quant aux deux autres, et parce que dans le métier, c'était des choses auxquelles on pensait d'avance, il avait toujours espéré, si jamais il leur arrivait malheur, qu'à cause de la place particulière qu'ils avaient dans sa vie, de tout ce qu'il devait à Maman et de la fraternité qui le liait à Grenouille, quelque chose de particulier se réveillerait aussi en lui. Mais il devait malheureusement constater que non. Que ni l'un ni l'autre ne lui inspiraient toujours le moindre soupçon de pitié, et que cette pitié que les autres ressentaient normalement pour les morts et qu'ils appelaient deuil, il la trouvait même toujours aussi absurde, son esprit très rationnel lui rappelant trop que les morts ne souffrent pas. Ses pensées ne s'attardèrent donc que très peu sur la grande amertume que cette double déception semblait causer en lui, pour le ramener aussitôt au présent, et à la manière dont il allait falloir le gérer. À ce que lui et Libellule allaient devoir faire maintenant. 273
Il était assez évident que maintenant, il allait falloir choisir entre retourner à l'hôpital ou fuir. Assumer le désastre et agir de manière responsable, solidairement avec Libellule, qu'on ne pouvait pas relâcher comme ça dans la nature, en allant se livrer à leur hiérarchie militaire, ou considérer que lui-même, Tourterelle, n'était après tout pas pas responsable de ce désastre, qu'il était très capable de vivre en liberté, comme il l'avait prouvé ces derniers mois, et qu'en toute honnêteté avec lui-même, il pouvait s'accorder le droit d'éviter le retour à l'hôpital qui leur était maintenant promis, ne serait-ce que pour étouffer l'affaire, s'ils se livraient, en ne livrant que Libellule. Ce qui était certain, dans les deux cas, c'était que le retour à l'hôpital était promis à Libellule. Est-ce qu'il s'en rendait compte, du fond de son brouillard médicamenteux ? Sans doute, oui. Parce que le temps que Tourterelle pense toutes ces choses, il avait rejoint le salon, s'était lourdement assis, et avait saisi le Beretta de Grenouille, posé sur la table basse. Et c'est le Beretta à la main qu'il lui demanda : - Tu sais faire des identités toi, non ? Commencèrent alors soixante-douze heures très bizarres. Pendant tout le temps qu'elle avait passé avec eux, la Louve avait toujours eu l'air de penser que Libellule pourrait la protéger de Grenouille, et toujours eu un peu tendance à se réfugier derrière lui, parce qu'il était le plus fort. C'était un pari que Tourterelle, lui, n'aurait pas fait, et même, s'il avait eu le choix, il aurait sans doute préféré que ce soit Grenouille plutôt que Libellule, qui survive au massacre, autant à cause de leur plus grande fraternité intellectuelle, 274
qui leur aurait permis de discuter nettement de la situation, qu'à cause du côté assez imprévisible de Libellule, dont la logique et la droiture pouvaient plier un peu trop facilement devant de simples envies subites d'expérience organique ou de pure boucherie, et dont la fraternité avait la légèreté d'une simple habitude, aussi facile à rompre que le meurtre de Maman et des deux autres l'avait montré. Mais Libellule fut finalement plutôt agréable à vivre, pendant ces soixante-douze heures. On a un peu rapidement dit qu'il avait été blessé en Afghanistan, un peu plus haut. Il n'avait en fait pas vraiment été blessé ; du moins pas comme l'est, d'habitude, un soldat sur un front de guerre. En réalité, Libellule était dealer, dans la légion, et il avait été perché plutôt que blessé. C'était à un cocktail de drogues trop fort qu'il devait sa lésion au cortex ventro-médian. Un mystère pour la biochimie. D'autres scientifiques que Maman, des neurologues, s'étaient d'ailleurs intéressés à son cas sans rien y comprendre. Ce qui était seulement sûr, c'était que malgré sa corpulence, Libellule était un grand toxico, et que pour Maman, parce que ça limitait beaucoup l'utilisation des médicaments, ça le rendait beaucoup plus difficile à soigner que ses deux frères. Déjà avant, il leur volait assez régulièrement les leurs ; pendant ces soixante-douze heures, comme il était enfin libre de prendre ce qu'il voulait, il ne se limita qu'à ce que la situation réclamait de lui qu'il garde de lucidité. Ça fit qu'il profita finalement assez peu de la liberté d'agir que la nouveauté de la situation lui offrait. Que de la même manière qu'il avait eu le réflexe presque inconscient de se mettre à la découpe et de commencer à descendre les sacs, avant que Tourterelle ne revienne et qu'il s'aperçoive qu'il 275
pourrait très bien terminer ce boulot pénible tout seul, pendant que lui regarderait la télé, il garda sans s'en rendre compte, sous l'emprise des médicaments, une grande partie des habitudes et de la discipline de vie que Maman lui avait donnée. Il se coucha par exemple tous les jours à la même heure que Maman lui avait toujours imposée, et de laquelle il s'était pourtant toujours plaint. Quand il eut envie de chocolat, il n'exigea pas non plus que Tourterelle lui donne la clef du garde-manger, du placard verrouillé où on gardait tout ce dont on voulait l'empêcher de s'empiffrer. Comme il l'aurait fait avant, il lui demanda seulement d'aller y chercher le chocolat pour lui. La serrure était un peu branlante, ne tenait plus que sur trois vis et Tourterelle se rendit compte, en l'ouvrant, que Libellule, avec juste un tournevis, aurait depuis longtemps pu la démonter s'il l'avait voulu, et que c'était plutôt la peur de se faire engueuler qui maintenait les bonnes choses hors de sa portée qu'un véritable obstacle physique. Ce respect pour les règles continuait donc à fonctionner machinalement. Libellule n'en profita pas non plus par exemple, au petit déjeuner, pour dépasser la limite des cinq gaufres que Maman lui avait fixée. Il les mangea exactement et sagement. Et il n'en profita surtout pas pour sortir librement de l'appartement. Cette manière d'agir machinalement, en fait, avait toujours pas mal caractérisé Libellule, même avant ces soixante-douze heures. Ça lui donnait même une sorte de gentillesse très contradictoire avec les effets normaux de leur lésion. Il avait parfois l'air, comme les gens normaux, à vouloir le bien de son prochain au quotidien, tant qu'il n'avait pas l'idée de le découper. C'était de petites choses, comme par exemple les gaufres du petit déjeuner, qu'il n'avait jamais l'air de faire seulement pour lui. Il se levait le premier, les préparait, prenait une sorte de pré-petit déjeuner devant la télé pour patienter (une mixture de Chocapics, de lait concentré sucré et de Nutella aussi riche qu'infâme, mais que Maman avait renoncé à essayer de lui 276
interdire), et ne revenait à table que quand ils étaient tous là, pour le plaisir très visible de les manger avec eux, et de recevoir leurs compliments. Ses gaufres, il fallait le reconnaître, étaient vraiment excellentes. Est-ce que c'était parce que sa lésion était différente ? Est-ce qu'il y avait un reste d'empathie chez lui ? Est-ce que c'était ce qui faisait qu'il aimait tellement les enfants, et qu'au cours de leurs missions, Tourterelle avait senti si souvent qu'il aurait voulu jouer avec eux plutôt que de les terroriser comme ils pouvaient le faire, et leur mettre une balle entre les mains plutôt que dans la tête ? Il avait même essayé, une fois, avec un petit blond. Il avait voulu le convaincre de jouer avec lui, à cause de sa belle collection de voitures téléguidées, pendant que Grenouille ouvrait le ventre de sa mère dans la salle de bain. Bien sûr, le petit blond, en état de choc, n'avait pas voulu, et puis Tourterelle avait assez vite rappelé à Libellule la logique qui voulait, quand il y avait des enfants dans la mission, qu'on les abatte avant leurs parents pour qu'ils souffrent moins. Par égard pour leur relative innocence naturelle. Mais Libellule avait bien pour ainsi dire une part de cette innocence, lui aussi. Et même, une forme de générosité, qui le poussa par exemple à faire la lessive de Tourterelle en même temps que la sienne, au cours de ces soixante-douze heures, ou à lui faciliter les choses autant qu'il pouvait, dans le travail qu'il dut faire. Cette gentillesse machinale, chez Libellule, attendrissait aussi Maman. Et c'était pourquoi Maman cédait parfois à ses caprices. Certes, Maman n'avait jamais voulu qu'il ait le chien qu'il voulait, et encore moins un être humain qui lui en tienne lieu. Mais, et ils le savaient tous les deux, il y avait aussi au fond du garde-manger une tronçonneuse électrique dans du papier-cadeau, en prévision de son anniversaire. Et ce n'était pas les arguments de Libellule sur le temps qu'ils gagneraient en mission, ni sur le bruit de mixer très discret que faisait ce genre de machine, qui avaient convaincu Maman de la lui 277
offrir malgré l'évidence du désir de boucherie qui motivait ses supplications. C'était ce même attendrissement qui prenait maintenant Tourterelle devant le gros, et ses petites attentions banales du genre des gaufres et de la lessive. Les seuls signes qui montraient que Libellule avait compris la nouveauté de la situation entre eux deux, c'était donc qu'il avait fait un peu de ménage le premier jour, et enfermé dans la chambre de Grenouille tout ce qui était un peu coupant ou contondant dans l'appartement. Il attacha Tourterelle pendant les deux nuits, aussi. Mais en dehors de ça, il vécurent plus ou moins dans la même bonne entente qu'avant. Tourterelle passait ses journées à leur préparer de nouvelles identités. Il y avait eu une grosse part d'informatique dans leur formation militaire. Entre autres, parce que c'était encore un domaine où ils se montraient particulièrement doués. Ce que les Anges avaient perdu en émotion, ils l'avaient gagné en mémoire et raisonnement, et c'était justement ce que réclamait le code, la programmation et le hacking. Le cerveau a de ces stratégies compensatoires qui font des aveugles de grands musiciens et des autistes de grands scientifiques. L'art de fabriquer de fausses identités ne faisait pas tout à fait partie de la formation mais Tourterelle l'avait quand même appris en écoutant et en observant à côté de lui un instructeur et un élève dont c'était l'occupation, pendant le stage. Il avait retenu jusqu'à chaque mot de passe. Pendant deux jours, durant lesquels ni le GIGN ni aucun autre envoyé de l'armée ne vint toujours les déranger, Tourterelle entra donc dans les registres d'état civil d'une commune de Picardie, dans les archives d'une université, au Trésor public, à la sécurité sociale, et créa ces nouvelles identités. Beaucoup des codes et mots de passe dont il se souvenait depuis la formation étaient caducs ; mais tout doucement, il trouvait les nouveaux. C'était lent, 278
mais dans les possibilités de son talent et, surtout, du matériel logiciel qu'on avait mis à leur disposition. Libellule, pendant ce temps, continuait à vivre au même rythme et selon les mêmes rituels qui avaient toujours réglé sa vie rue d'Elfort, à un léger alentissement près, dû aux drogues. Il se levait à la même heure, continuait à manger son petit déjeuner personnel devant la même émission télé, préparait toujours les gaufres, reprenait son deuxième petit déjeuner avec lui, se réinstallait devant la télé en attendant le repas de midi, et ne venait que de temps en temps vérifier l'avancée du travail. Tourterelle traînait et peaufinait des broutilles. Ils le savaient tous les deux. Ils savaient aussi tous les deux que quand les identités seraient prêtes, si Libellule ne le tuait pas, Tourterelle finirait par le trahir et le dénoncer, parce que son sens des responsabilités l'empêcherait d'accepter que Libellule se promène librement dans la nature. Mais ils n'en parlaient pas. Ils faisaient comme s'ils allaient s'enfuir ensemble, fraternellement. Et puis, au matin du troisième jour, en se levant, Tourterelle remarqua le muesli à la place des Chocapics, dans le bol posé devant Libellule sur la table basse, puis le tournevis posé sur le dessus du tas d'un peu tout et n'importe quoi du grand tiroir à couverts, dans la cuisine. Il trouva aussitôt très bizarre que Libellule se force à manger du muesli. Comme depuis la veille au soir, il en était déjà rendu à peaufiner les identités à un point qui frisait le ridicule, quand son regard se reporta enfin sur le plan de travail où, posées sur un papier absorbant, les cinq gaufres habituelles du gros attendaient, quelque chose de paradoxal, quelque chose comme un vide lourd, lui remplit subitement la poitrine. Il venait de comprendre.
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Ce que ça voulait dire, c'était que Libellule projetait très probablement de se débarrasser enfin de lui, dès que son épisode matinal de « Prédateurs » sur National Geographic serait terminé. Comme on l'a dit plus haut, l'habitude de l'exercer même dans le domaine des émotions avait surdéveloppé leur raisonnement, leur capacité à relier les causes à leurs effets et les effets à leurs causes. C'est ce qui lui avait permis de supposer tout de suite, en voyant le tournevis, que comme Libellule les avait finis la veille, il avait enfin dû démonter la serrure du garde-manger pour y prendre lui-même un nouveau paquet de Chocapics. Sauf que Libellule mangeait du muesi… S'il avait forcé le garde-manger mais pas pour y prendre les Chocapics, c'était donc pour y prendre autre chose, et une chose qui faisait qu'il ne voulait pas que Tourterelle sache qu'il avait forcé le garde-manger, puisqu'il n'en avait pas même profité pour y prendre aussi les Chocapics. Cette autre chose ne pouvait être que son cadeau d'anniversaire. Avec lequel, comme Tourterelle s'en était toujours un peu douté, il avait toujours plutôt rêvé de tuer, comme dans ce film qu'ils avaient vu ensemble, que de découper propre. Tourterelle le voyait déjà se relever du canapé, prendre la tronçonneuse là où il avait dû la cacher – sous le canapé peut-être – la démarrer et s'avancer sur lui. Parce que s'il n'avait préparé que cinq gaufres, c'était qu'il ne comptait pas attendre le traditionnel second petit déjeuner commun pour l'utiliser. Seulement la fin de l'émission. C'était tout aussi clair. Libellule avait changé de chaîne pendant la pub et à la télé, un présentateur bouffi, aux yeux bleus, faisait maintenant semblant d'avoir peur d'un chimpanzé. Dans le magazine féminin que la Louve avait barbouillé la veille, il était écrit que c'était l'homme le plus riche de la télévision. On n'en avait pas du tout l'impression. On imagine plutôt un homme riche travailler dans le stress, la pression des 280
résultats… Lui n'avait l'air que de s'amuser. Il portait une chemise blanche et autour de lui, accoudés à une sorte de bar en demi-cercle, mais sans pastis, des femmes à la beauté canonique et aux yeux bleus, ainsi que d'autres hommes aux yeux bleus et aux dents très blanches, bien rangées, faisaient semblant de rire de sa peur. Ils avaient tous l'air de très bons amis, et même d'être les vôtres, parce qu'ils étaient de tellement bonne humeur. Le présentateur promettait, en même temps qu'il se débattait avec le singe, la merveille de jouer un rôle dans le prochain spot publicitaire d'une grande marque de barres dites chocolatées, mais essentiellement constituées de sucre, de colorants et d'huile de palme émulsifiée en réalité, au premier qui enverrait un SMS coûtant cinq fois le prix au numéro qu'il faisait croire être le leur. Il disait « notre numéro ». Comme si lui et ses chroniqueurs étaient une famille, un foyer. Les barres dites chocolatées étaient produites par le même groupe que le Nutella, grâce auquel Maman leur avait si clairement démontré sa bonté. Un chroniqueur et une chroniqueuse aux yeux bleus firent soudain semblant d'être turbulents, indisciplinés, et de le déconcentrer en jetant des cacahuètes au couple qui leur faisait face, de l'autre côté du demi-cercle. Alors le présentateur fit semblant de paniquer parce qu'il ne contrôlait plus la situation et le public, dont les premiers rangs n'étaient occupés que par des gens jeunes et beaux, aux yeux bleus, maquillés, eut l'air de trouver ça hilarant. Tous les autres chroniqueurs, si on y faisait attention, avaient les bras posés sur la table devant eux, et guettaient la prochaine blague avec la fièvre immobile de chacals à l'affût. Le public applaudit bientôt à l'entrée d'un acteur aux dents très blanches et aux yeux très bleus qui venait faire semblant de s'amuser lui aussi, et à qui le présentateur posa des questions dont il connaissait les réponses, des questions qui étaient plutôt des affirmations demandant à être confirmées que de véritables questions, sur le film qu'il venait de tourner. L'acteur aux yeux bleus répondit avec gêne, incrédule devant l'artifice, puis entra dans le jeu, 281
s'assit, fit semblant d'être venu là en visite amicale comme les autres, et se transforma bientôt, lui aussi, en chacal à l'affût du rire. La veille, et comme Tourterelle n'avait jamais rien tenté, Libellule avait déjà commencé à relâcher sa surveillance, par moments. Dans ces moments, leur fraternité avait l'air d'être complètement revenue. Mais tout était faux. Tout ce qui se passait à la télé comme la beauté de Julie, leur fraternité comme le silence de Tourterelle sur ce qu'il ressentait face à la mort de la Louve. Le gros faisait trente kilos de plus que lui. Il avait une force d'ours. Et lui n'avait aucune arme. Pourtant, Tourterelle s'approcha du canapé, par derrière. Il n'y aurait plus de moment aussi propice. Libellule était finalement content qu'il reste Tourterelle. Et pas seulement pour la fausse identité, ni le plaisir qu'il aurait à utiliser sa tronçonneuse d'anniversaire. Des trois : Maman, lui et Grenouille, c'était le seul qui, comme lui, ne prenait pas tant les choses au drame. Il ne l'avait même pas grondé, pour Maman. Il l'avait aidé à nettoyer le désastre, ou plutôt à déplacer tous les corps jusqu'à la pièce insonorisée, assez hermétique elle aussi pour contenir les odeurs, et puis ensuite il en était revenu à ses éternelles questions sur l'amour. Il avait dû lui dire ce qu'elle en pensait, la Louve, de son amour. Tourterelle avait été infiniment déçu, et puis il s'était fait une raison, comme d'habitude. Il n'avait aucune chance de guérir, c'était évident. Pas plus que lui-même ni Grenouille n'en avaient jamais eu. Les Anges, c'était surtout un bon moyen de s'amuser. De voir l'intérieur des gens. Libellule avait une envie, depuis longtemps, qui était de manger un bout de quelqu'un. Il paraissait que c'était très bon. Il savait même quel morceau il voudrait cuire en premier. L'épaule. En rôti ; le meilleur du muscle. Ensuite, il essaierait les abats symboliques, cœur et cerveau. Grenouille lui avait donné ce goût des symboles, ou plutôt le goût de s'y attaquer. On verrait bien, 282
si un dieu le foudroierait à la première bouchée. Et quand il roterait, on verrait bien si une âme s'échapperait de sa bouche. Il mettrait beaucoup d'ail. Les abats sont toujours meilleurs avec beaucoup d'ail. La pub devait être terminée, sur l'autre chaîne. Il se tourna légèrement pour prendre la télécommande et Tourterelle se retrouva alors dans son champ de vision. Presque pas, une ombre à peine. Mais cette ombre l'inquiéta subitement. Alors que depuis la veille déjà il se permettait de laisser aller son grand frère mes couilles assez librement dans l'appartement, et passer dans son dos sans qu'il sente nécessaire de se retourner, cette ombre lui parut tout à coup menaçante. Et, nouvelle preuve de la supériorité de l'instinct sur l'intelligence, il prit le Beretta au lieu de la télécommande. Il était temps. Le bras de Tourterelle venait de lui serrer brutalement la gorge. Il fallait vingt secondes, a minima, pour étrangler quelqu'un de sa corpulence. Un dixième pour appuyer sur la gâchette du Beretta. La deuxième partie de Prédateurs devait être consacrée à une comparaison entre tigre et lion, avec des images d'un combat accidentel, dans un zoo de Californie. Libellule avait déjà dans l'idée que c'était l'agilité du tigre qui faisait sa supériorité. Le tigre se bat comme un chat, alors que l'attaque du lion est plus rigide et verticale. Le lion a l'habitude de s'appuyer sur sa force, presque exclusivement. Le tigre a la même force, mais la souplesse et la mobilité en plus. Tourterelle n'avait que l'agilité, lui, et il était désarmé. Libellule avait hâte de voir si sa théorie serait confirmée par le reportage. Gêné par le manque d'air, mais à bout portant, il appuya donc sur la gâchette. Comme un lion se débarrasse d'un claquement de mâchoires de la mouche agaçante qui l'empêche de contempler son empire de savane, quand il rougeoie dans le couchant.
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20 Partie de Guillaume de Loris Le Président fixait la conne moche à la télé, la bouche entr'ouverte, sa tasse de café arrêtée dans le mouvement devant lui. Il était tard mais le café ne l'empêcherait pas de dormir. Le Président n'était pas le genre d'homme que quoi que ce soit puisse empêcher de faire ce qu'il voulait, et cette domination - ce danger, on aurait dit au Moyen-Âge - s'étendait jusqu'à la caféine. Parce que c'était un winner. Au milieu du demi-cercle des sourires lumineux et bienveillants, la femme qui avait un front trop grand, un menton en galoche et des yeux qui globulaient derrière des lunettes un peu tordues, acceptait d'un sourire timide et désordonné les taquineries des gens beaux qui l'entouraient quant aux non-exploits sexuels de son mari, auxquels elle avait fait allusion la première pour essayer d'être drôle comme eux. Quand ils s'étaient moqués du nom tordu de sa commune d'origine non plus, elle n'avait rien su répondre. Mais elle était là pour être guérie par la thaumaturgie de la télévision. Dans un instant une métisse satinée, aux yeux gris-bleu, bandante, et habillée avec une légère excentricité, la prendrait par la main, lui ferait traverser les échafaudages du décor, emprunter des couloirs de béton décorés d'extincteurs, monter dans un taxi gratuit, et rejoindre un centre commercial ouvert et illuminé ce soir rien que pour elles. Là, en papotant comme deux copines, ou plutôt comme une et demie, parce que la femme au menton en galoche n'aurait pas tellement de répartie à donner non plus aux accusations portées sur sa laideur 284
actuelle, qu'elle était là pour reconnaître et amender, elles changeraient ses vêtements, son maquillage, et sa coiffure. Les moments marquants de cette cure seraient rediffusés dans trois quarts d'heure, et on enlèverait alors le bandeau des yeux du mari, qui ferait semblant de s'extasier sur la guérison, d'en être ému, même si le maquillage lui rendait sa femme plus étrangère que désirable, même si la coiffure devait être modifiée dans les semaines à venir parce que trop complexe à entretenir, et même si elle ne porterait plus jamais les vêtements, trop différents du reste d'une garde-robe qu'ils n'auraient jamais les moyens de garnir dans le même style. Les loosers, c'était fascinant. C'était Georges, qui lui avait fait remarquer une bonne moitié de ces choses. - Ils en ont choisi une bien moche aujourd'hui, quand même… Vous avez vu ? Je me demande ce que ça va donner… - Comme je vous l'ai dit la semaine dernière, c'est probablement le but, M. le Président… D’après Georges, le maquillage du « avant » était sans doute aussi important et travaillé que celui du « après ». Parce que ce n'était que le contraste qui fascinait. Les femmes dont s'occupait l'émission ne devenaient jamais vraiment belles. Juste des moches présentables. La semaine précédente, alors qu'il s'ébahissait du résultat, il le lui avait très justement fait observer : - Même en admettant que ce soit absolument réussi, si vous la rencontriez par hasard dans la rue, elle ne vous plairait pas pour autant… Vous savez, cette autre émission que vous aimez bien, où ils redécorent des maisons ? Vous habiteriez une de ces maisons ? Le Président avait réfléchi quelques secondes. - Non, c'est vrai… je ne crois pas. C'était assez évident, une fois qu'on y pensait. Comme souvent avec les remarques de Georges. Et ça avait quelque chose 285
d'un peu chiant, à force d'être aussi systématique. - Vous savez Georges, j'ai beaucoup réfléchi à ce qu'on disait des maisons, l'autre jour. C'est surtout que ça reste des maisons de pauvres, au fond… Le Président utilisait assez indifféremment les mots « pauvre » et « looser ». Il faisait pourtant une différence entre les deux. Parce qu'il y avait aussi de riches loosers, assis sur leur fortune, mais trop feignants ou trop cons pour savoir l'augmenter. Les riches loosers s'en sortaient quand même évidemment mieux, en général. Sur le chemin de sa vie, le Président en avait rencontré beaucoup qui s'étaient finalement révélés beaucoup plus fins renards qu'ils ne lui avaient d'abord paru. Question de génétique. Le Président avait regardé plusieurs fois, avec une fascination toujours égale, le même reportage sur internet, qui montrait à quel point on sous-estimait encore ses influences, à la génétique. Il en était resté convaincu que c'était pour ça que lui avait toujours eu la wine. Comme son père, comme son frère. Qu'une grande partie du problème des banlieues venait de là. Et que le jour où on saurait vraiment lire l'ADN, on pourrait repérer jusqu'aux futurs criminels. - Bien sûr… C'est que de maquiller à transformer, il y a autant de distance que d'un travesti à un trans… Un trans… Aucun de ses autres majordomes n'osait jamais non plus une métaphore comme celle-là. Georges avait, entre autres qualités, cette franchise, qui allait avec sa jeunesse. Malgré son crâne dégarni, sa moustache surannée, et les lunettes épaisses qui lui déformaient le visage, Georges avait en effet cette sorte de crudité ingénue, d'intégrité inconséquente que le Président appréciait. Avec des lentilles, des cheveux et sans moustache, il aurait même sans doute été très séduisant, pour ce qu'il pouvait en juger. Mais il ne pouvait pas beaucoup, parce qu'il n'était pas pédé. Il bandait dur et longtemps, avec sa femme. Il le vérifiait à chaque fois, sur le radio286
réveil, et il était très satisfait de lui de ce côté-là. Georges avait d'autres qualités. Il avait cette mémoire impressionnante, d'abord : - Qu'est-ce qu'on a prévu finalement, déjà, pour demain ? - Pour le cocktail ? - Oui. - Des choux à la mousse d'amandes et aux éclats de caramel poivré, ceux qui vous ont plu mercredi, des feuilletés à la poire et au gingembre, des bulles de sucre au thé glacé à la menthe, des compotées de mangue à la frangipane et à la pistache, et un biscuit chocolat crème diplomate et croustillant aux noix de pécan, Monsieur. - Parfait… Il s'en foutait, en vérité. Mais mettre la mémoire de Georges à l'épreuve était un plaisir qu'il s'offrait régulièrement. Parce que cette mémoire et la vaste culture qui l'accompagnait donnaient un peu au Président, au quotidien, la très agréable impression d'être lui-même plus intelligent. Il en avait d'ailleurs vraiment appris des choses, avec Georges, au point qu'un chroniqueur politique ait récemment remarqué le changement, qu'il avait appelé des efforts. Il les avait aussi taxés de pathétiques ces efforts, mais au moins il les avait remarqués, et le Président, après quelques secondes de vexation intense, passées à lui imaginer une mort lente et douloureuse, s'en était finalement consolé en se disant que l'insignifiance de ce connard, après tout, était au moins aussi pathétique. En tout cas, le majordome cultivé, c'était très classe. Ça faisait Bruce Wayne. Cette vaste culture n'était pourtant toujours pas la principale qualité de Georges ; celle qui faisait aussi de lui, le Président en était convaincu, un winner. Parce qu'on pouvait très bien être un intellectuel et un looser. C'était même la loi la plus générale. Un 287
intellectuel bien typique, c'était par exemple le vieux débris universitaire qui avait participé en même temps que lui à une émission sur France Culture, la semaine précédente. Avec sa bouche en cul de poule qui faisait d'étranges bruits mouillés pendant qu'il cherchait ses mots. Ça durait parfois deux, trois secondes interminables, et puis dans un français d'un autre temps, il vous sortait alors une platitude, qu'il dissimulait en commençant toujours, à un point qui atteignait le réflexe pathologique et le gâtisme évident, par une formule du genre : « Et c'est là que c'est très intéressant… » ou « Oui, c'est très remarquable... » Ces formules mal articulées au reste de son discours, que le Président, en professionnel de la rhétorique, avait tout de suite remarquées, étaient destinées à entraîner la captatio benevolentiae. C'est-à-dire l'attention et la bienveillance de l'auditoire, qu'on appelait comme ça à cause d'Aristote, ou d'un autre antique, il ne savait plus très bien, peu importe. Mais elles n'atteignaient jamais leur objectif. Parce que ce qui suivait était quand même trop plat… Le vieux machin était spécialiste de la poésie chinoise et une chose « très remarquable », par exemple, dans deux vers qu'il commentait et qui parlaient d'un rossignol pleurant au bord d'une rivière, c'était pour lui « la très grande simplicité, la très grande pureté » de ces deux vers. Le Président, après avoir aussi remarqué son usage exagéré du mot « très », autre symptôme du désespoir avec lequel il cherchait à intéresser son auditoire, s'était dit en lui-même que « Je préfère manger à la cantine / Avec mes copains et mes copines » étaient aussi deux vers d'une grande simplicité et pureté. Le journaliste lui-même, d'ailleurs, avait paru gêné par la pauvreté du commentaire et, comme il avait lu le livre que l'autre venait de publier, l'avait relancé sur une idée qui en venait sûrement tout droit : « Mais alors là, vous faites aussi un parallèle avec la mythologie grecque, Professeur Machin », il lui avait rappelé. Et le professeur Machin de répondre : - Oui, c'est là que c'est très extraordinaire… On y retrouve l'image, si 288
j'ose dire, de Narcisse, n'est-ce pas… La comparaison s'était arrêtée là. Il ne s'agissait que de se la péter. Ça faisait psychanalyste, le mythe grec, juif intelligent. Ensuite, le journaliste avait posé une autre question, qui comportait le mot « idiosyncrasie », et le Président avait prié intérieurement pour qu'il ne lui demande pas de réagir. C'était ça, des intellectuels. On pourrait penser que c'était l'âge, qui rendait le vieux machin aussi imbitable, et qui faisait toute la différence avec Georges. Mais non. Les jeunes intellectuels, le Président connaissait aussi, et c'était pas mieux du tout. Les jeunes intellectuels, c'était par exemple cet autre journaliste, deux semaines plus tôt, qui avait trouvé malin de lui citer du Mme de Staël : « La misère accroît l'ignorance, et l'ignorance la misère, Monsieur le Président… » Le Président avait eu la maladresse de répondre qu'on n'était plus au XVIIe siècle. Qu'il y avait l'école pour tous, maintenant. Le journaliste avait aussitôt rebondi sur son siège avec un grand sourire de délectation : - XIXe, Monsieur le Président… - Hein ? - XIXe, Germaine de Staël… Ensuite, il s'était mis à ricaner. Ce gland se voyait sans doute déjà faire le buzz pour cette petite erreur. La gloire internet à sa portée, pour un de ces dérapages minuscules dont la haine ordinaire savait si bien s'emparer, se nourrir, et déformer dans un flot de caricatures faciles. Le Président aurait voulu lui avoir répondu : - Écoute mon petit pote, tu sais quoi ? Pendant que toi, tu passais ta vie assis sur tes deux fesses, sous ta petite lampe à la con dans le salon minable de ton trois-pièces de la Porte de Clichy, à bouquiner en buvant des tisanes pour pouvoir te gausser le reste de ta vie à coups de « Uh uh uh ! Non, c'est XIXe, Germaine Bidule… » avec deux fois le SMIC pour objectif de fin de carrière, moi je courais de 289
meetings en meetings, je gérais une fortune en dollars et francs suisses dont tu n'oses pas rêver, je redressais tout un parti en état de décomposition avancée, et je travaillais vingt-quatre heures sur vingtquatre à conquérir le monde, pour y arriver vraiment. Alors tu sais encore quoi ? Ta duchesse pour crâner, quel que soit le siècle, tu peux te la foutre au cul. Mais il ne l'avait pas dit, ça lui aurait été préjudiciable. Qu'est-ce qu'il en avait à branler pourtant, de la comtesse de Staël ? Lui était dans l'action, il n'avait pas le temps. Alors évidemment, ça avait souvent servi à le déstabiliser, dans le passé. Parce que les cons étaient légion. Mais il savait le leur faire payer. Et puis ça s'était beaucoup amélioré depuis que Georges était là. Parce que Georges n'était pas un intellectuel chiant, lui. C'était un intellectuel pertinent et efficace, le seul qui se soit jamais montré capable de l'intéresser. Le Président avait par exemple découvert grâce à lui, et pas plus tard qu'hier, que la musique orientale que sa femme écoutait pendant son yoga n'était pas, comme il le pensait jusqu'alors, pleine de « fausses notes ». Non… C'était une illusion, et cette illusion venait du fait que Bach avait formé son oreille, lui avait expliqué Georges. Le Président, qui avait toujours trouvé Bach franchement emmerdant et n'en avait jusque là jamais écouté qu'obligé, s'en était bien étonné. Mais c'était parce que Bach avait inventé la température de la musique, non, c'était le tempérament qu'on disait, égal, ou inégal, il ne savait plus très bien lequel, logiquement, égal, mais en tout cas ce truc qu'on retrouvait non seulement chez Bach, mais dans toute la musique qu'on avait pu écrire depuis et à laquelle le Président était habitué (jusque dans le blues, qui était une musique bien plus européenne et beaucoup moins noire qu'on ne le disait par conséquent), ce truc qui faisait, et ça seulement depuis lui, qu'il y avait toujours la même distance entre un do et un ré, un ré et un mi, et cetera. Voilà ce qui expliquait que face 290
aux musiques indiennes ou arabes que sa femme écoutait, il avait cette impression désagréable, qui le dérangeait : ce n'était pas des fausses notes, en réalité, mais seulement d'autres notes, des notes que Bach avait abolies et qui le dérangeaient parce qu'il avait l'oreille comme Bach l'avait conformée, pour des raisons mathématiques et religieuses à la fois, dont il ne se souvenait plus très bien non plus, mais dont au moins il aurait voulu se souvenir. Parce que ça au moins, c'était intéressant. Ça ouvrait des horizons. Ça changeait sa manière de voir les choses. Et c'était toujours comme ça, avec Georges. Mais ce qui faisait vraiment de lui un winner, son préféré, son poulain domestique, et l'avait poussé à lui donner déjà le service du soir, contre toutes les traditions du Palais, à le faire passer devant tous ceux qui avaient plus d'ancienneté, c'était surtout une sorte de talent politique, dans lequel le Président se reconnaissait ; une formidable capacité à se focaliser sur ses objectifs et à les atteindre, au service de laquelle son intellectualisme efficace n'était qu'un outil parmi d'autres. Georges n'avait par exemple jamais compté ses heures. Il n'avait jamais eu aucune revendication ni exigence non plus. Il n'avait pas même participé à la grève de novembre, avec les autres cons. Ce qui ne l'empêchait pas d'être moins lèche-cul qu'eux tous réunis. Quand, à la fin de la grève, l'intendant et chef du personnel du Palais avait voulu virer leur meneuse, à tous les autres, la vieille Conchita, ou Constelación, un truc comme ça, il ne se souvenait plus, une espagnole, dix-huit ans au service du Palais (elle pensait que ça suffirait à la protéger, la brave bête), Georges avait comme d'habitude été le seul à qui ça n'avait eu l'air de faire ni chaud ni froid, et ça lui avait mis tous les autres à dos. Mais il avait aussi été le seul à réussir à monter un dossier avec des enregistrements de conversations de 291
l'intendant, prises au vol, qui prouvaient clairement qu'il se servait bien au-delà des limites tolérables, et pour son compte personnel, des caves et même de certaines salles du Palais avec des invitées douteuses, en l'absence du Président. Georges avait aussi eu l'intelligence de montrer le dossier au Président, et pas n'importe comment. Sur le mode humble et discret, en homme d'honneur qui vient offrir son aide, pour faire fonctionner la machine, et promet de ne rien dire. Ce qui lui avait valu de continuer à se faire haïr par les autres, qui n'avaient jamais su que ce n'était pas un pur coup de chance pour Constelación, si l'intendant s'était fait virer sans finalement avoir eu le temps de supprimer son poste, mais lui avait aussi valu son estime et sa reconnaissance à lui, le Président, bien plus précieuses. Jamais un retard, jamais une erreur, jamais un mauvais pli dans son pantalon : c'était le signe indiscutable, la plupart du temps, d'une personnalité qui manque de relief, ce genre de détails. Surtout chez les larbins. Mais pas chez Georges. C'était les autres qui restaient depuis toujours avachis, enfermés dans leur train-train. C'était une chose que le Président avait remarquée tout de suite, en arrivant, et il les avait tous convoqués pour ça, un jour. Histoire de les remuer un peu, et de leur demander de l'initiative et du nouveau, comme il le faisait dans son gouvernement, et partout où il passait. L'art de secouer les gens, ça avait été le secret de son succès dans toutes ses entreprises, dans toutes ses missions politiques, et il voulait ça pour eux aussi. Qu'ils soient à l'image du reste. Encore une fois, Georges n'avait d'abord pas eu l'air de devoir se démarquer spécialement du troupeau, ce jour où il les avait secoués. Certes, il n'avait pas non plus réagi comme les autres. Tandis qu'ils avaient tous ouverts de grands yeux inquiets et que la panique de ne pas comprendre ce qu'on leur demandait exactement avait donné des soubresauts à moitié fous à leur pupilles, lui avait plutôt eu l'air de 292
complètement s'en foutre. Quand ils s'étaient tous mis à chercher sincèrement, les uns au plafond, les autres au parquet, lui était resté immobile et serein, comme pas concerné. Le Président avait continué : - Je ne vous demande pas de me faire un brainstorming, là, maintenant… Je vous demande seulement de me surprendre un peu. Dans les temps à venir… D'être à la hauteur d'une République qui se veut elle aussi dynamique, vous comprenez ? Ils avaient tous acquiescé un peu trop vite pour que ça ne trahisse pas le soulagement de pouvoir éviter de se creuser la tête dans l'immédiat. Mais toujours pas Georges. Georges avait acquiescé tranquillement. Et une semaine plus tard, Georges l'avait surpris. Depuis le début de son mandat, le Président était frustré par Vogue. C'était devenu une tradition, depuis une vingtaine d'années, que les présidents nouvellement élus aient droit à leur couverture, avec un dossier sur leurs rapports à l'élégance, ou un concept dans le genre. Le Président avait vérifié : ça avait été le cas de ses quatre prédécesseurs. Avec ou sans leur femme, selon que c'était des boudins ou des canons. Mais lui, le magazine ne l'avait jamais appelé. Il faisait pourtant partie des bons clients, a priori. Il avait une bonne idée de ce que c'était, l'élégance, c'était une valeur qui lui parlait beaucoup. Il faisait même partie de ceux dont la femme était plutôt canon. Et puis la couverture de Vogue, c'était un truc dont il avait rêvé, il ne savait pas trop pourquoi. Un symbole, quelque chose comme ça, sur lequel son esprit s'était déjà fixé avant l'élection. Un truc stupide, pas une affaire d'État. Mais un truc qui le travaillait quand même. Seulement le rédacteur en chef avait changé, chez Vogue, pendant la mandature précédente, et le nouveau était un enculé de l'autre bord, à ce qu'on disait. Raison probable pour laquelle le 293
magazine l'avait snobé. Le Président disait trouver ça surtout humiliant pour sa femme. Mais il en avait quand même parlé au cours d'une réunion de son cabinet, quelques mois après les élections. Juste le temps de se rendre compte du désintérêt total et silencieux de ses conseillers pour le sujet, même chez ceux qui étaient chargés de la communication, et que ce désintérêt risquait de se transformer en désapprobation, s'il insistait trop. Alors il avait laissé tomber. Le truc le travaillait pourtant encore assez pour qu'il l'évoque de temps en temps, en conversation privée ; quand il avait à chercher un exemple archétypique de la mauvaise foi des journalistes, par exemple. Ce qu'il avait fait, deux semaines plus tôt, dans une discussion qu'il avait eue avec un copain venu assister avec lui, dans le salon jaune, au Grand Prix de Monaco. Georges, présent cette après-midi-là, avait retenu ce détail. Ce qui fait qu'une semaine après la convocation du personnel, le Président recevait une invitation à venir poser avec sa femme chez Vogue, avec ce détail bizarre : le rédacteur en chef, en l'invitant, avait insisté, et suffisamment pour que les coms du cabinet le lui répètent, sur le fait qu'il faudrait « remercier Georges ». Le Président avait mis pas mal de temps à comprendre qui était ce Georges qu'il faudrait remercier. Ceux qui lui transmettaient le message n'en avaient non plus aucune idée. Et même en convoquant Georges, il doutait encore beaucoup que ce soit lui. Ce n'était pas vraiment dans ses fonctions, ni ce qu'on attendait de ses compétences, ce genre de service… Il ne lui posa même pas directement la question. Il lui demanda seulement : - Est-ce qu'il y a quelque chose pour quoi je devrais particulièrement vous remercier, Georges ? Enfin euh… Ça vous dit quelque chose, ce que je raconte ? Georges lui apprit alors que c'était bien lui. - Mais pourquoi vous êtes allé faire ça ? 294
- C'est que… je voulais vous demander une faveur, Monsieur le Président. Et que pour ça, je savais qu'il faudrait vous surprendre, comme vous l'avez demandé l'autre jour. Alors bien sûr, ce genre de service doit vous sembler un peu étrange, et même un peu ridicule… C'est quelque chose comme de la basse flatterie, et vous devez en être très conscient. Mais vous devez aussi comprendre que ce que vous nous avez demandé l'autre jour était en fait impossible… Nous sommes des serviteurs professionnels, c'est-à-dire tout le contraire de quelqu'un à qui on puisse demander des initiatives. C'est plutôt le contraire, qui fait notre orgueil : l'art d'obéir. Enfin comme nous sommes tout de même là, de manière générale, pour votre confort et votre plaisir, j'ai cherché comment vous surprendre dans un de ces domaines-là. Et je pense que malgré le côté ridicule, j'ai atteint mon objectif. Parce que ça vous fait plutôt plaisir, non ? - Euh… oui… - Voilà. Alors si vous voulez éviter le ridicule de la flatterie, à l'avenir, il faudra évidemment revenir à des demandes moins exotiques que l'initiative, à accepter mon simple rôle de serviteur. Mais je vous aurai au moins fait comprendre que je suis le meilleur. Que vous pouvez me demander la Lune. Pas d'initiative, mais la Lune, oui, si vous voulez… - Effectivement, c'est pas mal proche de la Lune, ce truc-là… Comment est-ce que vous avez fait ? - J'ai mes petits secrets… - Ah bon… Mais vous disiez que vous vouliez me demander une faveur ? - Oui. Le poste du vieux Gildas. Le vieux Gildas était en effet à deux semaines de la retraite. - Vous savez qu'il est traditionnellement réservé au plus ancien du service… - Oui… Mais c'est le meilleur… Le service du soir… L'oreille du Président. C'est mythique, dans le métier. Et j'ai un peu toujours fait 295
ça, dans tout ce que je fais, essayer d'avoir le meilleur le plus vite possible… C'est une chose que vous en particulier pouvez assez bien comprendre, je pense… Et puis l'idée de changer la tradition, surtout pour mettre un jeune à la place d'un vieux, est aussi plutôt dans vos idées, je me trompe ? - Non… Ah ! Ah ! Mais qu'est-ce que vous ferez, ensuite ? Quand vous aurez eu le meilleur ? - J'essaierai de prendre votre place, j'imagine… Le Président avait ri. - C'est pas vraiment ce que j'avais prévu, quand j'ai demandé qu'on me surprenne, mais ça me plaît, votre manière de penser, vous savez ? Vous me plaisez. Je crois que vous me ressemblez, même, quelque part. Et puis vous avez raison. C'était peut-être finalement le seul moyen de faire ce que je demandais, sans que je m'en rende bien compte… En tous cas, vous êtes sorti du cadre. Et je vous félicite pour ça. Alors c'est d'accord. Je vais vous le donner, le service du soir… J'aimerais juste bien savoir, pour Vogue... Comment vous avez eu le contact ? Et comment, surtout, vous me les avez assez marqués, non seulement pour qu'ils acceptent, mais encore qu'ils me parlent de vous ? - Le rédacteur en chef élève seul ses deux enfants. Je les ai enlevés, et j'ai menacé de les torturer. Je les ai drogués, aussi, pour qu'ils ne s'en souviennent pas. Ça faisait partie des choses que le Président avait déjà repérées et qu'il aimait déjà beaucoup chez Georges, ce genre d'humour un peu décapant, pince-sans-rire. Ça avait achevé de le convaincre. Et il avait eu raison, de se laisser convaincre. Parce que Georges était devenu un auxiliaire précieux, depuis. Une entente presque télépathique avait aboli les barrières entre eux comme jamais ça n'était arrivé avec le vieux Gildas. Georges s'était montré capable 296
de devenir effectivement le meilleur, dans sa partie. Une réussite historique. Véritablement, son oreille. La tradition appelait aussi son chef-cuisinier son palais et son garde du corps son épaule. Mais aucun des deux ne méritait aussi bien son surnom que Georges. Il lui disait tout. Et Georges, de son côté, devinait même ce qu'il ne disait pas. La semaine dernière, par exemple, un fou furieux avait tiré dans une cour d'école, et tué douze enfants de quatre à dix ans à l'heure de la sortie, sous les yeux de leurs parents. Le Président avait dû recevoir ces parents. C'était une des missions les plus pénibles de la fonction, de recevoir les victimes de ce genre de drame. Parce que tout Président qu'il soit, il ne pouvait pas grand-chose à l'affaire, mais qu'il était quand même obligé de s'y confronter, et d'écouter les terribles chialeries des victimes jusqu'au bout. Elles étaient particulièrement terribles, ce jour-là. Une des mères, qui le prenait plus ou moins pour son psy, était absolument intarissable. Elle lui parlait de ce qu'était la mort d'un enfant. En long, en large, en travers. Personne n'osait bien entendu la couper, mais le Président commençait à en avoir envie de se barrer en courant, de crier, de chanter ou de vomir. Autant son premier drame national l'avait touché, autant arrivé à celui-ci, le huitième, il avait compris l'importance de refuser les implications émotionnelles trop fortes. C'était un coup à vous donner des cauchemars. Seulement rien ni personne ne pouvait interrompre la réunion. Il avait oublié son portable dans son bureau. Et Georges avait alors fait ce que personne d'autre n'aurait fait pour lui, et qu'il n'aurait pu demander à personne sans honte. Il était entré dans la salle, et était venu chuchoter à son oreille. Après quoi le Président avait enfin pu prétexter une urgence militaire, et abréger ses souffrances. Georges était même capable de vous calmer une syndicaliste. 297
Il y en avait une, comme ça, le mois dernier, qu'il avait dû recevoir. Une gratinée, dans le genre féministe. Enceinte en plus, ce qui n'arrange jamais le caractère. Les syndicats semblent parfois n'avoir été créés que pour donner une place à ce genre de tarés. À ce genre de loosers sans notion des choses, qu'on dirait toujours prêts à vous tutoyer. Le Président y avait déjà eu affaire trois fois dans le mois, à cette hystérique précise, ce qui faisait qu'elle commençait sans doute à avoir l'impression qu'ils étaient devenus intimes, et à se permettre un ton qui débordait les convenances. Sans compter que tous les médias avaient soutenu son point de vue, dans la semaine précédente, et que ça devait aussi lui donner l'idée, à cette conne, que le peuple était tout entier derrière elle. Le Président avait décidé de la faire patienter un peu, avant de vraiment la recevoir. Histoire de remettre les choses à leur place. Et il l'avait confiée une heure à Georges en lui disant : - Tiens, puisque vous êtes si fort, calmez-moi donc celle-là… C'était relativement une blague, mais Georges avait quand même tout compris, encore une fois. Et il l'avait calmée. Pour ça, il l'avait installée sur une chaise étroite, dans le plein cagnard du salon jaune. Elle avait en fait attendu une bonne partie de l'heure debout, tellement cette chaise était inconfortable, et quand, proche du malaise, elle avait fini par oser réclamer de l'eau, Georges avait mis un temps infini à lui apporter sur un énorme plateau d'argent un minuscule verre en cristal, pas bien plein. Sans doute à cause de l'argent et du cristal, elle n'avait osé se plaindre de rien et le Président aurait attendu encore une demi-heure avant de revenir que Georges l'aurait sans doute laissée avorter là, toujours debout. Il y avait pourtant quelque chose qui agaçait de plus en plus le Président, chez Georges. Quelque chose qu'il cachait, derrière ce professionnalisme impeccable, et que le Président n'aimait pas. Tous les autres serviteurs du Palais le haïssaient plus ou moins, à cause de 298
son absence de solidarité avec eux pendant la grève de novembre, parce qu'ils pensaient qu'il n'avait pas été touché par la menace qui avait pesé sur Castración, et plus généralement parce qu'il leur semblait froid, voire cruel, quand il utilisait cette grande force d'inertie professionnelle. Par jalousie aussi, comme il leur était tous passé devant pour remplacer le vieux Gildas. Ils le traitaient dans son dos de chouchou, comme en maternelle. Mais de la même manière qu'ils ne s'étaient jamais rendu compte qu'il avait sauvé leur collègue, ils ne savaient pas non plus à quel point il pouvait se montrer moral, et même moraliste, souvent. À un point chiant, et presque ridicule. Ça, il n'y avait que le Président qui soit assez proche de lui pour l'avoir découvert. Ça devait être ça, qui faisait que finalement, il n'était qu'un larbin et le resterait toute sa vie. Et c'était ce qui avait dû faire du début de son parcours, malgré ses évidentes qualités, un tel désastre. Un vrai gâchis. Un début de looser complet. Il avait étudié les langues anciennes, pour commencer. Les langues persanes et sémitiques. Ça s'accordait bien à cette mémoire particulière, que le vieux machin de l'autre jour aurait sûrement qualifiée de « très prodigieuse », mais dans le genre inutile, c'était déjà tout aussi prodigieux. Et il les avait enseignées, ensuite. Prof. Le métier de looser, s'il y en avait un. Puis il s'était étonné, au bout de trois ans, de la personnalité toujours égale de ses étudiants. Qu'ils soient si imperméables aux beautés de la mimation et de la nunation dans les langues sémitiques, et de leur côté procrastinateurs revendiqués. Enfin, c'était des étudiants, qu'est-ce qu'il croyait ? Qu'à vingt ans, on pouvait s'intéresser à tellement de poussière ? Enfin ça l'avait alors poussé à tirer un trait sur sa carrière dans les langues anciennes, un trait absolu, définitif, et à changer complètement de voie. Une perte de temps et d'énergie formidable ; toute une portion de vie à la poubelle. Un peu comme si lui, en découvrant la corruption, avait 299
abandonné la politique. Il était ensuite entré dans la meilleure des écoles hôtelières. À l'embauche à l'Élysée, parce que le Président était allé fouiller pour savoir, il avait dit que c'était le côté élégant, le raffinement du personnage dans lequel ça demandait d'entrer, tout à l'opposé de ses anciens étudiants, qui l'avait attiré dans le métier. Pourquoi pas. Mais ça restait quand même assez looser. Voire pédé, si on l'ajoutait aux langues anciennes. Ceci dit, l'enquête préliminaire des services n'avait rien révélé de ce côté-là. Georges était seulement un célibataire assez endurci. Oh, ce n'était pas que le Président eût quoi que ce soit contre les homosexuels, il s'efforçait même de les accepter comme des gens normaux en général, mais vu la promiscuité dans laquelle il était avec ses majordomes, ça l'aurait quand même un peu dérangé de se faire mater quand il enlevait son T-shirt en revenant de son footing, et il préférait engager des hommes véritables, avec qui on puisse parler sports et économie, pas ballet classique. Finalement Georges ne parlait ni sports, ni économie, ni ballet classique. Georges parlait arts, littérature, histoire, philosophie, et le Président en était plutôt content. Mais dans le côté j'ai-toujoursraison que ça lui donnait, il en profitait aussi toujours un peu trop, et même de plus en plus, pour essayer de faire passer des messages d'une manière que le Président n'aimait pas. Comme il y pensait, avec un peu de mauvaise humeur, il revint au débat initial : - Quand même… Moi je dis que ça a beau être truqué, on a beau le savoir… ça m'amuse ! Et c'est ce qu'on demande à la télé, après tout, non ? - Oui, sauf que… réduire les femmes ou les hommes ou même les maisons à leur apparence, et leur dire que le bien, c'est de correspondre aux canons du moment, influencés par les besoins du 300
commerce, c'est aussi assez monstrueux… Non ? Et voilà. C'était exactement ça, le problème. - Monstrueux… Comme vous y allez… C'est important, l'apparence. Je ne me mettrais pas avec un thon, par exemple… Alors qu'avec une conne, si. Je ne dis pas que ma femme est conne, hein… Je dis qu'elle aurait pu l'être, plus certainement que moche. - Ah, mais je ne parlais pas d'intelligence, M. le Président. - De quoi alors ? - De cet ensemble complexe, échappant toujours aux théories, qu'on appelle être humain… Le Président resta silencieux quelques secondes, avant de répondre : - Je vois ce que vous voulez dire, Georges… Et il voyait bien, en effet : il était toujours aussi fier qu'avant que sa femme soit le canon qu'elle était, mais il ne le percevait plus vraiment quand il la regardait, depuis assez longtemps. C'était bien autre chose qu'il aimait en elle maintenant. L'être humain, peut-être, c'était vrai. Son attention revint vers l'écran, où un chroniqueur aux yeux bleus lisait sans talent d'acteur particulier les commentaires satiriques qu'il avait préparés sur l'actualité, enchaînant les calembours à une vitesse effrénée. Le public en applaudit un qui le concernait, lui, le Président. Par allusion à l'affaire Volleron, il avait dit : « C'est en volant qu'on devient Volleron. » Mais l'affaire Volleron était une affaire d'abus de biens sociaux, pas de vol à proprement parler, le calembour n'était pas si bon, et les applaudissements agacèrent le Président. La haine ordinaire du peuple. - Et puis le message, continua Georges, c'est quelque chose comme : vous voyez qu'avec un peu d'effort on arrive à se transformer ? Terrible illusion qui leur fait croire qu'être ce qu'ils sont c'est mal, avant tout… Cette fois le Président détourna les yeux de l'écran. 301
- Être un gros boudin parce qu'on ne sait pas s'habiller ce n'est pas mal ? - Non. Sartre était un gros boudin qui ne savait pas s'habiller, par exemple. - Cette femme n'est pas Sartre… - Si. Je vous l'ai dit, je ne parle pas d'intelligence. Et c'est tout le sens de la philosophie de Sartre, qu'elle s'applique à tous, y compris aux plus humbles. De leur donner la main sur leur destin. - Rappelez-moi, Sartre ? Au fur et à mesure que Georges parlait, ça lui revint en tête. Il ne s'était pas intéressé à Sartre depuis une colle en prépa. Il avait attaqué les idées du philosophe avec une fougue qui correspondait à son âge, à l'époque, et il avait le souvenir de l'avoir écrasé, du haut de ses dix-neuf ans. Il se rappelait avoir découvert que Sartre avait été surveillant dans son lycée, une quarantaine d'années avant que lui y soit un élève plein d'avenir. Mais il ne se rappelait plus des autres arguments qu'il avait utilisés. Georges lui parlait de liberté individuelle, de responsabilité face à son destin. Il dit : - Alors que l'émission, elle, peut faire croire que s'ils n'arrivent pas à se transformer en une demie-heure, c'est qu'ils sont condamnés… Il ne se rappelait plus des arguments, et la responsabilité de chacun face à son destin, à son accomplissement, c'était une idée qui était aussi sienne, qui lui parlait. Il était de la responsabilité d'un ouvrier de devenir le meilleur des ouvriers comme sa responsabilité de chef de l'État était de s'efforcer d'être le meilleur dans ce domainelà aussi, il en était convaincu. Mais la réflexion de Sartre était plus générale. Elle ne s'appliquait pas qu'à la profession. Georges le lui rappelait maintenant. Et puis même dans la profession, pour Sartre, l'ouvrier pouvait devenir chef, c'était un communiste plus ou moins, Sartre. Le Président ne se rappelait plus des arguments, mais ce qui était sûr, c'était que Sartre ne connaissait pas les lois de la génétique. 302
Le Président ne le dit pas à Georges, ça, pourtant. Ses idées sur la génétique, Georges les trouvait fascistes, il le lui avait déjà dit, et il était bien possible qu'elles le soient, si on les déformait caricaturalement, si on n'y mettait aucune limite. Lui en mettait quand même. Il ne savait pas trop où, mais il en mettait, sûrement, évidemment… Et c'était ce qu'il y avait justement de tellement irritant chez Georges ces derniers temps. Cette manière qu'il avait de lui faire soudain réfléchir à cette limite, alors qu'il aurait ô combien légitimement préféré se détendre de sa journée, et profiter du gros plan sur l'actrice invitée, qui disait des choses inintéressantes sur une asso contre la mucoviscidose, mais dont le décolleté appelait méritoirement le regard. - C'est tout le contraire de la Poésie… Les premières images de la transformation arrivaient, un avant-goût qu'on leur donnait déjà, dans lesquelles la copine temporaire mettait la moche en garde contre l'épilation sauvage des sourcils. Son esprit se rendormit peu à peu, bercé par ce ronronnement de l'évidence esthétique. C'était vrai que ses sourcils à l'autre étaient une catastrophe, en gros plan. Il n'avait plus envie d'écouter ce que Georges disait. Il voulait voir comment ils allaient arranger ça, sauver les sourcils. Il avait envie de voir le relookage en entier, et de se laisser surprendre par le résultat. Ils en avaient déjà parlé, de la Poésie, ô combien de fois. Ça, la « vraie beauté » et l'argent qui ne fait pas le bonheur, c'était de vraies obsessions chez Georges. Des sujets banals mais sur lesquels, en général, le débat s'épuisait assez vite quand on n'était pas d'accord. Pourtant Georges insistait, et il avait toujours raison, en apparence, même si le Président n'avait jamais changé d'avis. Il avait beau n'avoir pas trouvé les arguments pour les défendre, il restait quand même sur les idées que l'argent aidait pas mal au bonheur, que la beauté était une 303
chose très extérieure, affaire de chance ou de malchance, et que la Poésie était un vieux machin efféminant auquel il n'avait pas envie d'accorder le moindre effort de pensée, encore moins de lecture. De toute façon, il n'était pas en état de pouvoir changer d'avis. Qu'est-ce que les autres auraient pensé, les puissants de chaque jour, avec qui il négociait, les financiers et les diplomates, s'il était allé leur raconter qu'il ne croyait plus en l'argent, et qu'il n'y avait rien de plus puissant chez l'homme que la Poésie ? Pourtant, Georges avait l'étrange pouvoir de lui faire ressentir de la honte face à la réalité. Certaines de ses questions ingénues le dérangeait. Le Président voulait par exemple sincèrement du bien à la France. C'était quelque chose qui l'avait pris pendant la campagne. C'était là qu'il avait commencé à réaliser qu'une fois Président, il pourrait s'offrir ce luxe, et qu'il en rejaillirait même de la gloire pour lui. Que, bien au-delà des théories à la généralité vague et des arguments creux, ménageant la chèvre et le chou, qu'étaient les promesses de campagne, il pourrait mettre en application tout un tas de vieilles bonnes idées personnelles trop concrètes et précises pour être employées comme promesses et entrer dans les débats, mais qui étaient le vrai bien qu'il pourrait apporter. Il n'avait depuis jamais hésité à aller contre les règles et les experts, comme un de ces vieux médecins à qui l'expérience donne assez d'autorité pour aller contre la science en employant des remèdes de mémé qui surprennent, mais fonctionnent. Il s'était toujours ennuyé en cours de français, et avait toujours trouvé la lecture de romans un exercice fastidieux, à une époque où le cinéma apportait la même chose en une heure trente ? D'autant plus qu'on s'enfonçait toujours dans la poussière des Montaigne et des Victor Hugo, comme au vieux temps de la classe de rhétorique et de philosophie ? Paf, les profs de français enseignaient le cinéma, maintenant. Bientôt, on les formerait même pour ça. Mais 304
autant il était fier de ce genre de petites choses, autant quand, après dix minutes d'explication des mécanismes économiques, Georges lui demandait « Mais alors, la Crise, ça n'existe pas ? », il se retrouvait désarmé de honte, face à des réalités contre lesquelles il n'avait jamais même pensé se battre. Parce que c'était grâce à ces réalités qu'il se retrouvait là où il était, aussi. Le pouvoir financier et la censure des marchés. La nécessité, dans l'administration, d'élever des minables par amitié, et de plomber des hommes brillants mais farouches. Les silences diplomatiques sur certains crimes. Georges ne lui adressait jamais de reproches directs. Sans ça d'ailleurs, le Président l'aurait viré depuis longtemps. Il aurait bien trouvé un prétexte. Mais Georges avait des silences éloquents, au bout de certaines conversations, dans lesquels il percevait son tort et qui lui donnaient cette honte. Ce fut d'ailleurs encore le cas. Il ne continua pourtant pas plus loin sur la Poésie, pour une fois, et le Président, au lieu d'en être soulagé, sentit la honte monter de se laisser tant fasciner par les résultats d'un brushing et d'un relookage. À bien étudier ses sentiments, plus que de la honte, c'était de la peur, que ces désapprobations silencieuses provoquaient en lui. Ce n'était absolument pas normal. Les Présidents, comme les gradés militaires, les profs ou les patrons, ont une autorité qui leur vient de la manière dont les êtres humains qu'ils dirigent se les représentent. Julie, la diététicienne, connaissait bien ce phénomène, dont elle avait pris conscience le jour où, pour la première fois, elle s'était retrouvée face à un amphithéâtre plein d'étudiants attentifs et prêts à boire la moindre de ses paroles. Elle avait eu envie de leur crier : « Eh, non, détendez-vous ! C'est une blague ! Je ne suis pas prof ! » Mais la plupart d'entre eux ne sont pas comme Julie. Julie avait des habitudes de franchise particulières, avec elle-même. La plupart d'entre eux acceptent ce rôle comme une réalité et finissent par y croire au point 305
qu'ils deviennent capables de débiter les pires âneries improvisées en étant eux-mêmes convaincus de leur vérité, si sûrs qu'ils sont de leur supériorité. Ça fait qu'ils n'ont peur de personne. Et le Président, en principe, n'avait peur de personne. Pourtant, ces désapprobations silencieuses le glaçaient, comme si Georges avait pointé une arme sur sa tête. C'était pourquoi il avait finalement décidé de s'en débarrasser. Il l'avait déjà marqué au planning de la semaine suivante : Georges repasserait au service de jour. C'était aux autres, que ça allait faire plaisir. Sa réaction à lui, le Président l'avait crainte. Toujours cette peur irrationnelle, qu'il lui inspirait. Georges avait dû le voir, le planning, et pourtant il ne lui en avait pas parlé. Ou peut-être qu'il ne l'avait pas vu ? C'était ce que le Président craignait le plus. D'avoir à le lui annoncer. Ça le travaillait depuis que Georges était entré, avec la Badoit et la barre chocolatée habituelles de l'après-footing. Il en tremblait, intérieurement. Comme un gamin qui a fait une bêtise. Cette emprise, il la connaissait. Pour l'avoir souvent et volontairement exercée lui-même. C'était celle du harcèlement. Mais comment est-ce que c'était possible ? Comment est-ce que lui pouvait y tomber ? Qu'est-ce qui lui donnait cette impression de supériorité, chez Georges, qui le poussait à s'y plier ? Est-ce que c'était vraiment son ingénuité morale, sa connerie de sagesse de bon moine, qui faisait appel en lui à des valeurs oubliées mais vénérables, plus profondes que ses ambitions même ? Ou est-ce que c'était au contraire que Georges était né plus leader que lui encore, plus ferme dans ses voies, et qu'il le sentait par cette sorte d'instinct génétique qui fait que les vrais winners se reconnaissent entre eux et se craignent, allant jusqu'à lui donner l'impression absurde, par moments, qu'il avait intrigué pour se rapprocher de lui, et qu'il ne s'était rapproché de lui que pour prendre sa place, comme il l'avait dit un jour ? 306
Tandis qu'à la télé, en attendant le retour des deux copines provisoires, un chroniqueur courait après l'actrice tout autour du plateau, soit-disant pour lui toucher les nichons merveilleux, il se secoua enfin de cette peur stupide. Il la surmonta, et dit d'un ton neutre, le plus assuré qu'il put : - Au fait, Georges, vous repassez de jour, la semaine prochaine… Mais déjà, sur la fin de la phrase, sa voix s'était mise à trembler.
21 Où les secrets de la nuit se dévoilent au matin, mais seulement pour nous. Le lendemain de la fête du mariage, Hortensia s'était réveillée la première. Il y avait un corps d'homme à côté du sien, couvert par le sac de couchage. Depuis un moment, ils s'en disputaient le bout fermé pour ne pas avoir froid aux pieds ; c'était ce qui l'avait réveillée. Elle se débarrassa finalement de lui et du sac sans le regarder, d'une poussée du pied. Un mètre de tatamis plus bas, il fit un bruit mat en tombant face contre le sol, et émit des grognements et une plainte, douloureuse, puis se rendormit. Sa respiration vrombissait. « Tocard » elle lui dit, ou plutôt elle commenta, avec une mauvaise humeur due aux élancements dans sa tête, comme si son 307
pouls était frappé sur une grosse caisse, là-haut. Elle s'assit au bord du tatami. Elle ne se souvenait plus de la manière dont ils avaient pu arriver à la salle omnisports du village. Ni de leurs fous rires en se promenant dans les rues désertes après la fermeture du Cheval blanc, ni de la manière dont ils avaient semé les autres et cassé une vitre pour entrer, excités par l'ivresse. Elle aurait oublié ce corps d'homme le soir même, tellement elle était ivre encore. Elle avait la nausée. Elle attendit que le décor se stabilise puis sortit au grand air, qui lui fit du bien. Elle vomit, et ça alla encore mieux. Ensuite, elle s'en alla. Elle avait un article à rendre le lendemain. Un truc important. Valentin, lui, se réveilla une heure plus tard avec une douleur terrible au nez. En relevant la tête, il s'aperçut 1°) que son nez collait au tatami 2°) que ça faisait très mal et qu'il y avait une mare de sang autour. Il se le toucha. La douleur irradia son visage. Il ne se souvenait pas non plus de la fin de la nuit. La sensation du bras de la sorcière sur le sien était son dernier souvenir clair. Ensuite, c'était le trou noir. Il dut partir sans dire au revoir à personne, juste un SMS à Céline, pour ne pas rater le train. Céline le remercia trois jours plus tard, par SMS aussi, pour « ce qu'il avait fait », ce qui alluma une tache claire au milieu du trou noir, et lui remit en tête les menaces qu'il avait faites à sa patronne. Mais juste une tache. C'était quelque chose qu'il aurait tout aussi bien avoir pu rêvé, et il ne saurait jamais (mais jamais) comment il avait ensuite pu atterrir au bourg, dans la salle omnisports où il s'était réveillé le nez en sang.
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22 « Un ange ! Tu es fou, Gwynplaine. Il n’y a de mammifère volant que la chauve-souris » disait encore Ursus. Tourterelle avait souvent essayé de s'imaginer le jour où la compassion reviendrait. Et dans ces cas-là, c'était toujours une sensation plutôt physique que son imagination lui avait fournie. Une sorte de tiédeur qui l'envelopperait et lui donnerait enfin la certitude d'être relié aux autres à nouveau, avec un sentiment de puissance très accru, peut-être, à cause du pouvoir presque télépathique dont elle avait l'air, vue de l'extérieur. Il s'était souvent demandé, aussi, si elle reviendrait subitement ou progressivement, évidente comme le plein jour après le cachot ou bien insinuante, comme la peur. Maman avait toujours été d'avis que ce serait plutôt éclatant. « Si ça vous arrive, vous le saurez ! » il avait toujours dit. Parce qu'il leur avait prouvé qu'elle entraînait toujours des réactions bien précises et concrètes, que ce soit par la démonstration du pot de Nutella ou celle des vieillards dans les autobus. Mais la vérité était plus compliquée. D'abord parce que s'il y avait bien eu un moment précis, une explosion, il ne s'en était pas tout de suite rendu compte. En découvrant les trois cadavres, il n'avait d'abord pensé qu'à Grenouille et Maman, et la grande amertume qui lui avait serré le cœur, il l'avait prise pour sa déception frustrée de ne rien ressentir pour ceux qui 309
avaient été comme une mère et un frère pour lui depuis l'accident. Il se rendait bien compte que face à la Louve aussi, il ressentait de la frustration. Mais celle-ci l'étranglait moins, pensait-il, parce qu'elle était moins chargée de nouveauté. C'était ce qu'il avait déjà ressenti à chaque fois qu'il avait perdu une amante, ou face à la call-girl de Manfrini. La frustration normale d'une histoire d'amour interrompue, rendue seulement beaucoup plus forte par le fait que la Louve lui ait donné tellement d'espoirs. Ce n'est qu'un peu plus tard qu'il avait découvert la différence essentielle entre le cas de la Louve et celui de ses amours passées ou de la pute de Manfrini. Quand ce qu'il pensait être le malaise habituel de la découpe l'avait amené aux toilettes, qu'il avait constaté l'accélération terrible de son pouls, qu'il s'était regardé dans le miroir, qu'il avait vu ses yeux humides, puis ressenti cette drôle de douleur à déglutir. Parce que c'était la Louve, à ce moment-là, et plus précisément le moment de sa mort, qui occupait toutes ses pensées. Il s'en était rendu compte d'une manière toujours très extérieure, par une observation objective, mais c'était une chose d'autant plus incontestable : non seulement son imagination lui présentait ce moment en boucle, mais en plus, du point de vue horrible de la Louve. Et c'était ça, qui lui faisait du mal. C'était ça qui, maintenant, déformait son visage, comme s'il cherchait d'une manière complètement autonome à se rendre le plus laid possible. Et puis soudain, de sa poitrine, hoquetée comme les éjaculations d'une source qu'on vient de percer, était sortie une série de ces vagissements de bête qu'il avait toujours, comme la colère, considérés comme tellement ridicules chez les autres. Tout en les étouffant avec la main, pour que Libellule ne les entende pas, il avait ainsi découvert que, contrairement à ce qu'il avait toujours pensé parce qu'en toute logique, ils ne ressentent plus rien - on pouvait 310
avoir de l'empathie pour les morts, et pas seulement pour les proches qui leur survivent. Et ça avait été jusque là : que tout le monde meurt un jour lui avait donné une sorte de colère. Il avait continué à le cacher à Libellule, ces trois derniers jours, pour entretenir leur illusion de fraternité. Mais cette souffrance terrible et cette colère étaient incontestablement empathiques. Il n'en avait tiré ni la sensation de chaleur, ni la joie auxquelles il s'était toujours attendu. Il n'avait non plus ni senti l'explosion de l'évidence à laquelle Maman l'avait préparé, ni pu en tirer aucune idée de réaction concrète, comme Maman avait pu en avoir à propos du pot de Nutella ou des vieillards du bus. Il ne s'était non plus toujours pas rendu compte que ces deux exemples étaient complètement cons. Et il y avait des pensées qui lui semblaient des preuves évidentes que, malgré ses premières impressions, il était encore loin d'être guéri. Le fait qu'il ne ressente pas la même pitié pour Maman, Grenouille, ni Michel ni Manfrini, par exemple, ou encore celui qu'il soit capable, avec si peu d'efforts, de se comporter normalement face à Libellule. Il en avait donc conclu que l'empathie, contrairement aux théories de Maman, ne revenait que progressivement. Il s'était aussi demandé si ce n'était pas ça qui avait fait de son amour pour la Louve un amour aussi exceptionnel. Si le processus n'avait pas déjà commencé, depuis qu'il la connaissait, sans qu'il s'en rende bien compte. Et ces trois derniers jours, tout en travaillant pour Libellule, il en avait cherché des indices dans sa mémoire. Il en avait en fait trouvé pas mal : rien que le jour de leur mission au journal : est-ce que lui-même était si anxieux, dans la camionnette, ou est-ce que c'était la nervosité de Grenouille qui s'était communiquée à lui ? 311
Est-ce que ce qu'il avait ressenti n'avait pas largement dépassé ce qu'aurait dû être son anxiété personnelle ? Est-ce qu'il avait ensuite vraiment été capable de percevoir rien qu'au son de sa voix la culpabilité de Libellule, quand il était revenu des toilettes ? Et l'héroïsme, ou plutôt la sensation d'être des héros chez les flics, tous masqués et casqués, parlant peu ? Et cette impression, une fois arrivés sur le toit, que la Louve leur mentait : quels signes extérieurs pouvaient les lui avoir révélés ? C'était donc exactement ce qu'il avait pensé. La Louve était seulement tombée au bon moment, dans sa vie. Et encore une fois, le rythme était sans doute plus important que l'harmonie, en amour... Le rythme, qui est une chose bien plus mystérieuse et magique que l'harmonie. Une chose qui a pour matière le temps et que seul gouverne, sinon le Destin, du moins la main mystérieuse et toute-puissante qui commande au hasard et aux signes. Le fait que leur courte histoire d'amour avait été influencée par des signes et des hasards magiques semblait en effet encore indiscutable à Tourterelle, à ce moment-là. Le fait que la Louve se soit presque proposée comme otage. Le fait qu'elle ait aussi immédiatement suivi Julie et qu'il ait grâce à ça eu l'idée de lui réclamer davantage que ce dont il s'était toujours contenté jusque là, avec les autres. Et encore Coltrane, et V21H, et le portrait rencontré à peine une semaine plus tôt, qui lui avait donné le sentiment de déjà-vu à partir duquel tout avait commencé... Même si on sait maintenant que le sentiment de déjà-vu avait en fait une autre origine, on ne peut qu'aller dans son sens, à ce stade. Comment ne pas trouver encore plus invraisemblable le hasard qui lui avait fait retrouver au travail celle avec qui il avait couché une semaine plus tôt, la nuit du mariage ? 312
Cette magie, ces signes, il avait eu besoin d'en parler encore. Comme il n'avait que Libellule sous la main pour ça, il avait pris le ton le plus détaché possible, mais il avait dû y céder, à ce besoin. Et alors Libellule avait ri. Puis il lui avait raconté les dernières paroles de la Louve. Sa dernière conversation avec elle, au petit déjeuner, pendant que lui faisait les courses. Une conversation qui concernait justement ces signes qu'il voyait partout, là… Comme l'idée qu'on puisse ne pas savoir si on baisait ou non l'intriguait toujours, il lui avait en fait très directement posé la question : - Vous avez baisé, cette nuit ? - Oui. - Ah... Lui, il a dit qu'il ne savait pas. J'ai pas trop compris... - Oh, elle avait répondu, c'est que c'est encore un de ces tocards qui croient aux horoscopes, c'est tout… « Les gens qui croient aux horoscopes, elle m'a expliqué, si tu leur donnes l'horoscope de n'importe quel signe et de n'importe quelle date en leur disant que c'est le leur et celui du jour, ils y voient malgré tout des tas de choses qui collent avec leurs projets du moment. Elle disait que t'étais exactement pareil. J'étais bien d'accord. Elle disait aussi que ce genre de romantisme à la con, c'était vieux comme le patriarcat, et que ça servait essentiellement à faire croire aux femmes, depuis toujours, qu'elles étaient pas faites pour jouir, que c'était trop en-dessous d'elles, comme faire caca, et que c'était fait pour qu'elles se limitent à avoir des pensées d'étoile, c'està-dire de pot de fleur. Mais que le but final, elle remarquait, elle avait tout compris quand même, faut reconnaître, mais que le but final, ça restait quand même bien de leur péter le cul. Juste que c'était toujours plus excitant pour le mâle qu'elles résistent un peu. J'étais bien d'accord aussi : c'est ce que tu m'as toujours dit sur l'amour, non ? 313
qu'il fallait que ça résiste, et puis moi aussi, je préfère toujours violer les filles, je lui ai dit. Et puis je lui ai raconté Julie, après ça... Comment elle faisait toujours un peu comme si elle voulait qu'on la viole elle aussi, et que t'aimais ça. Je reconnais que ça a un peu eu l'air de l'emmerder, que je confirme aussi bien sa théorie. Elle m'a demandé si je voulais pas qu'on se barre ensemble, en amoureux, qu'au moins avec moi c'était toujours franc et que ça reposait, et je me suis demandé si c'était pas une bonne idée, oui ; sauf que ça me faisait aussi un peu peur, de quitter l'appartement comme ça et que vous nous couriez après ensuite, toi et Grenouille : moi j'aimais autant qu'on continue à vivre tous ensemble tant que c'était possible. Et puis après, Grenouille a débarqué, et elle a retrouvé son côté marrant, et puis du coup elle est morte... » Alors c'était aussi avec cette idée-là de lui que la Louve était partie ? C'était aussi douloureux qu'atterrant. Et c'était tout ce que le gros avait retenu de son histoire avec Julie, en fait ? Mais ce n'était rien en comparaison de ce que ça révélait sur leur histoire, à lui et à la Louve, sur son absence de consistance de son côté à elle, et sur son incroyance face aux signes, qu'elle n'avait même pas vus. Incroyance confirmée par deux détails supplémentaires. D'abord par le fait qu'elle avait aussi couché avec Libellule. Il le lui avait révélé à ce moment-là, comme Tourterelle résistait encore un peu. Quoique « couché » n'était pas le mot tout à fait exact, puisque si Tourterelle avait bien compris, ils avaient fait ça plutôt debout, dans les toilettes. Assez rapidement, plusieurs fois. « Entre copains », avait dit Libellule. Ensuite par sa réponse à son petit mot du matin. C'était l'avant-veille du jour où Libellule déciderait de se débarrasser de lui et dans sa chambre, comme il se couchait, très tard, son regard était tombé sur le papier, par terre, qu'il avait reconnu. Seulement, il l'avait vu de loin, ce n'était pas son écriture, ni son 314
« parce que je t'aime », qui était écrit là. Il avait aussitôt compris que c'était une réponse, qu'elle lui avait faite au dos du papier. Lentement, le cœur battant, il s'était approché, avait ramassé le papier. Et il avait lu : Va enculer le Président de la République, tocard ! Il s'était alors senti très seul. Dans L'Astrée d'Honoré d'Urfé, une des plus importantes sources de ses réflexions, le débat fondamental qui avait lieu entre Hylas l'inconstant et Tyrcis l'amoureux, autrement dit entre la baise et la vision la plus élevée de l'amour, finissait en apparence sans résolution par le départ d'Hylas, improvisant un sonnet sarcastique. Comme Tyrcis n'y répondait rien, Hylas avait le dernier mot, et ça semblait dans un premier temps lui donner raison. Mais en réalité, ce départ de la scène du roman signifiait sa mort en tant que personnage. Et au final, il permettait surtout de montrer combien Tyrcis avait raison, puisque lui continuait à exister et agir, et justement parce qu'il était du côté du mystère le plus élevé, d'un amour agissant justement parce qu'il ne peut s'expliquer -c'est-à-dire mourir- aussi simplement que l'autre. Est-ce que la Louve, elle, n'avait été qu'une Hylas, avec lui ? Se poser la question avait permis à son amour de se relever de son abattement. Il avait d'abord pour la première fois réalisé combien il était bizarre, dans les circonstances où ils étaient, et aussi rapidement, que la Louve s'amuse à coucher avec ses geôliers. Ce qui l'avait ramené à l'idée que non, elle n'avait pas pu être qu'une Hylas. Avec Libellule, à la rigueur, dans les moments où elle était le plus ivre, et pour la même raison qu'elle buvait, c'est-à-dire à cause de ce mépris très viril qu'elle avait pour son propre corps, et qui faisait 315
qu'elle ne le considérait jamais que comme un instrument, pas un sanctuaire. Mais pas avec lui. Avec lui, son amour têtu voulait continuer à croire que même si elle-même pensait ne faire que que baiser, une main puissante et mystérieuse l'avait en réalité mise sur la voie de quelque chose de plus élevé. Parce que ce quelque chose lui avait aussi donné, à elle, l'impression de déjà-vu au moment de leur rencontre. Elle le lui avait dit, il s'en souvenait. Ce quelque chose qui l'avait aussi poussée à quasiment se proposer comme otage, au départ, et qui montrait que lui, Tourterelle, était de la même manière qu'elle dans la sienne, tombé juste, du point de vue rythmique, dans sa vie. Mais pour confirmer cette idée, dernière lueur d'espoir de son amour, il aurait fallu la fouiller un peu, savoir quelque chose de la vie de la Louve avant leur rencontre, en comprendre le rythme. Or, il n'en savait rien. C'est une chose qui arrive même souvent aux vieux couples. Ce qui en nous attire l'autre, c'est une question qu'on ne se pose presque jamais tant que la relation est bonne, mais seulement quand elle vacille, ou se termine, et que la question écrasante du « pourquoi il ne m'aime plus » amène enfin celle-là, celle du « mais pourquoi il m'aimait, en fait ? » Un autre idée, horrible, avait alors germé en lui. Une idée qu'il chassait, mais qui revenait. Parce qu'elle expliquait à la fois qu'elle lui ait cédé aussi vite, et qu'elle ait couché avec Libellule. C'était qu'elle l'aurait fait par stratégie. Qu'elle ait essayé, depuis le début, de les monter l'un contre l'autre tous les trois, en espérant qu'ils iraient jusqu'à un affrontement à la faveur duquel elle pourrait finalement fuir. Libellule était certainement celui qui avait l'air à la fois le plus fort et le plus manipulable, entre eux trois. Il était en réalité à la fois moins bon combattant et plus imprévisible qu'il n'y 316
paraissait, et une telle stratégie était en fait assez risquée. Mais peutêtre qu'elle avait pensé qu'en poussant d'abord Grenouille et Libellule à s'affronter, puis lui-même et Libellule, en provoquant sa jalousie, elle aurait fini par se retrouver seule avec le gros, et qu'elle aurait ensuite trouvé un moyen de lui échapper, à cause de sa stupidité relative. Explication horrible, mais qui fonctionnait assez bien. Le fait qu'elle montait Libellule et Grenouille l'un contre l'autre était déjà assez évident. Elle aurait seulement fini par comprendre, ces derniers jours, que ni Libellule ni Tourterelle ne seraient jamais assez jaloux pour s'affronter : Libellule, parce qu'il avait trop peu de sentiments pour ça, et Tourterelle, ils en avaient assez parlé, parce que sa recherche très absolue d'un si pur amour le menait plutôt à une froide confiance qui laisserait à la rigueur la jalousie le détacher d'elle, mais jamais le rendre furieux. Alors, quand son refus de rebaiser au matin et son « je t'aime » sur le papier avaient confirmé ses dispositions d'esprit, elle avait considéré qu'il fallait se saisir de l'occasion de son absence pour déclencher le conflit entre les deux autres, et essayer tout de suite de prendre le large avec Libellule. C'était exactement ce que Libellule avait dit, d'ailleurs : « Elle m'a demandé si je voulais pas qu'on se barre ensemble, en amoureux ». Non seulement ça aurait voulu dire que la volonté amoureuse et le mode de pensée de la Louve étaient infiniment éloignés des siens, et qu'elle l'avait finalement tout à fait traité en Hylas, mais encore qu'il était en partie responsable de sa mort. Heureusement, c'était une explication qui n'expliquait toujours ni l'impression de déjà-vu réciproque, ni la manière dont elle s'était presque proposée comme otage, au départ. Les infos du soir l'avait pourtant redirigé vers cette théorie. 317
Comme l'enquête des flics sur le meurtre de Michel piétinait normalement, ils proposaient maintenant des portraits de l'otage encore disparue. Tourterelle s'y était avidement intéressé. C'était une occasion très inattendue d'en savoir un peu plus sur elle et, peut-être, de mieux la comprendre. Ces portraits la décrivaient comme une journaliste très brillante et casse-cou. Mais on y apprenait surtout que ce n'était pas son premier moment d'exposition médiatique. Il y avait trois ans de ça, elle avait déjà pas mal fait parler d'elle quand elle avait presque démonté un réseau mafieux toute seule, dans le Sud, en prouvant ses liens avec le monde politique. Ça avait fait du bruit, et trois grosses têtes étaient tombées : celle d'un député corse, et de deux autres pontes des narcotiques. Pour ça, elle s'était infiltrée plusieurs mois dans le réseau, en se faisant passer pour une dealeuse. Une simple petite dealeuse n'aurait cependant jamais obtenu autant d'informations. Et on ne comprenait rien à l'affaire si on ne faisait pas quelques recherches complémentaires qui révélaient un aspect très occulté par les journaux télé. La méthode d'infiltration de la Louve, qui lui avait valu un an de chômage après l'affaire, indisposé jusqu'aux magistrats, et l'avait unanimement et quotidiennement fait traiter de pute et de salope par tous les inculpés lors des procès, et même par certains collègues. À quoi elle avait répondu, dans une interview donnée à un obscur blog féministe : « Marrant comme on est incapable de comprendre qui baise qui, parfois… Si j'avais été un homme, on m'aurait appelé James Bond, et ça aurait fait doucement marrer dans les chaumières. Mais là, non… pute. » La Louve avait en effet avancé dans son enquête 318
essentiellement à coups de confidences sur l'oreiller, et couché avec un nombre assez choquant, pour le bourgeois, de mafieux en tous genres et de tous âges. Coucher beaucoup n'aurait cependant toujours pas suffi à obtenir les informations qu'elle voulait. Le sexe seul n'avait pas ce pouvoir. Quand on s'intéressait vraiment aux détails de l'affaire, on se rendait compte qu'elle avait aussi formé des couples stables et surtout intrigué, provoqué des conflits, et manipulé les sentiments de ses cibles. C'était d'ailleurs en partie ce qui expliquait la violence de leurs insultes, pendant les procès. C'était cette méthode un peu particulière qui lui avait valu de ne plus pouvoir travailler pendant un an. On ne lui avait pas renouvelé son contrat, dans le journal où elle était, et les autres n'avaient plus voulu l'embaucher. Elle en avait sans doute profité pour terminer, comme elle l'annonçait dans la même interview que plus haut, un master en économie commencé il y avait longtemps, et on la retrouvait après ça, l'affaire une fois oubliée, au journal de Michel, dans les pages économiques justement. Un quotidien national, cette fois. Tourterelle avait un moment été fier d'elle, de ce que ce côté casse-cou et cette capacité à rebondir professionnellement démontraient encore d'une énergie qu'il admirait depuis le début, chez elle. Et puis soudain, il s'était rendu compte du point auquel toute l'histoire accréditait sa capacité à manipuler les sentiments. Alors était venu l'angoisse. Est-ce que la Louve ne s'était pas proposée comme otage, finalement, juste parce qu'elle était déjà au courant de quelque chose, à propos de son patron, ou qu'elle enquêtait même déjà sur lui, et qu'elle y avait vu un moyen de s'infiltrer parmi eux comme elle l'avait fait dans les mafias du Sud ? Et est-ce qu'elle ne s'était pas 319
ensuite et tout simplement retrouvée prisonnière de cette mauvaise idée de départ, à cause de leurs personnalités particulières dont elle ne pouvait rien soupçonner ? Peut-être qu'il aurait pu le découvrir en comprenant pourquoi on les avait envoyés à Michel. Il avait donc passé plusieurs heures de la dernière nuit, après la fin de son travail pour Libellule, à fouiller dans l'ordinateur du bureau et dans les papiers de Maman. Mais il n'avait carrément rien trouvé sur les Anges. Les papiers et les fichiers du bureau étaient ceux de n'importe quel psychiatre. Il n'avait en fait trouvé, à propos d'eux, que la fin très conflictuelle d'une correspondance entre Maman et un général d'armée, datée de deux ans, et qui se terminait par un rapport du général les considérant comme trop instables et dangereux pour que la section, encore expérimentale à l'époque, soit vraiment mise en place. Quant à Michel, ce n'est que sur internet qu'il avait appris quelques petites choses. Qu'il était, comme les journaux télé des derniers jours l'avaient déjà beaucoup répété, un patron de presse très puissant, et que les deux tiers de la presse européenne et un bon huitième de la presse américaine étaient entre ses mains ; mais aussi que ces mains étaient sales. Parce qu'en dehors de la presse, Michel faisait aussi dans la papeterie, et que divers sites l'accusaient de financer indirectement un nettoyage ethnique, en Afrique, en achetant du bois à un groupe de rebelles islamistes. Est-ce que c'était pour ça, qu'on avait fait appel aux Anges ? C'était bien possible. Tourterelle s'était couché épuisé, juste un peu moins angoissé. Et puis le lendemain, il y avait eu le coup du Beretta. Le problème avec le ressort du chargeur dont on a déjà parlé au début de cette histoire, et qui faisait que Grenouille n'y mettait 320
jamais que quatorze balles au maximum, sans quoi il se bloquait. Libellule, pas au courant, avait dû le charger à plein et ce nouveau coup du hasard lui avait sauvé la vie, en lui permettant d'étrangler le gros jusqu'à l'inconscience. Mais il lui avait surtout fait réaliser, en lui faisant reconnaître là encore, et d'une manière frappante, l'influence de la main mystérieuse qui commandait à son destin depuis deux semaines, que cette main n'avait sans doute jamais eu leur couple, à lui et à la Louve, pour préoccupation. Il lui avait soudain semblé évident que cette main ne s'occupait que de lui. Une sorte de colère, contre cette forte impression qui l'éloignait encore d'elle, et un nouveau sursaut têtu de son amour, l'avaient alors amené à chercher l'adresse de la Louve, et après avoir attaché et largué Libellule à la porte d'un hôpital, avec un petit mot avertissant de sa pathologie, à s'y rendre. Visiter son appartement, il se disait, ce serait la retrouver un peu. Et sans doute aussi, découvrir des traces de son histoire personnelle. Peut-être même de l'enquête qu'elle aurait éventuellement été en train de mener, et qui aurait expliqué son volontarisme d'otage, si cette enquête avait jamais existé. Quoique ça, heureusement, il pouvait assez largement espérer que non. Il était le premier à s'intéresser à l'appartement. La police n'y était pas passée. Signe qu'elle pensait aussi ce que lui espérait, c'està-dire que la Louve n'avait que par hasard été prise en otage. Mais quand il y entra, un nouveau sentiment douloureux le prit à la gorge. La Louve y était encore vivante, à un point écrasant. À cause de son odeur omniprésente et chaude, qu'il reconnaissait, mais aussi de tout ce que les objets et la décoration d'un intérieur peuvent refléter d'une personnalité. Des posters sur les murs : de cet énorme 321
visage suant et hurlant, d'une laideur incroyable et difforme, dans le salon, qui était celui d'un chanteur punk, « MacGowan », ou de cet antique placard des années 80, qui annonçait un concert des Béruriers Noirs. De cet autre dans la même esthétique, soviétique, avec des femmes qui tendaient des bras de forgeron sous un slogan en cyrillique. Et encore de ce portrait de Bertrand Cantat criblé de fléchettes, de cette affiche électorale d'Alain Juppé avec des baisers déposés au rouge à lèvres, des tracts militants versifiés, du genre : « Ah, si Marie avait connu l'avortement / On n'aurait pas tous ces emmerdements ! », de son lit en désordre, de son panier à linge ouvert, de ses livres – il y avait beaucoup de livres, des livres d'économie surtout, tout un meuble – et même de la pompe à vélo, de la grosse bougie, des lunettes de soleil, de la flûte à bec, du diadème en plastique, des bonshommes en fil de fer et capsule de champagne, des jeux de société ou des Cds poussiéreux… Ce que toutes ces choses qui l'attendaient, ces plantes, cette horloge AC/DC offrant sa mesure au silence, au ronron du frigo et de la ville étouffée par le double vitrage, ce canapé offrant son assise, ce lit à l'horizontalité choquante, et ce que toute cette présence écrasante lui avaient fait ressentir, ce n'était pas du tout la consolation qu'il avait espérée. C'était au contraire une sensation d'étrangement irrémédiable, d'extériorité terrible à un univers auquel, comme elle était morte, il ne serait plus jamais possible de participer. Ça ne devait pas aller en s'améliorant. Il y avait un ordinateur, et y entrer ne lui posa pas beaucoup plus de problèmes que les fausses identités. Le craquage du code d'accès au système d'exploitation ne lui demanda même pas de talent particulier ; les Anges étaient équipés d'un boîtier ad hoc et capable, grâce à la magie d'internet et à un cheval de Troie qui les avait infectés, d'envoyer à des milliers d'ordinateurs et de serveurs du monde entier une copie de 322
ce qui était en quelque sorte la serrure du système, pour qu'ils se répartissent les plages de recherche. Ça prit exactement huit minutes. Ensuite, il fouilla, et au bout de deux minutes, tomba sur un dossier intitulé « journal ». Nouveau miracle, et coup terrible du hasard et du destin. C'était un dossier de journaux d'enquête, ce dont il n'aurait pas même osé rêver. Une recherche par mot-clef à partir du nom de Michel lui renvoya tous les fichiers d'un même sous-dossier, intulé « PT ». Ses pires craintes alors se réalisèrent, avec l'automatisme huilé, fatal, tyrannique, inéluctable, d'une tragédie classique. Il découvrit exactement ce qu'il espérait qu'il ne trouverait pas : les raisons pour lesquelles on avait sans doute envoyé les Anges à Michel, et même l'identité très probable du Patron. « PT », c'était pour « Pauvre Type ». Mais ce n'était, comme on pourrait le penser, ni de Michel qu'il s'agissait, ni d'une expression de la Louve. Le « pauvre type » en question était en fait le surnom donné par Michel et deux copains à lui à un inconnu. Et c'était en fait sur cet inconnu, plus que sur Michel, que la Louve avait commencé à enquêter, quand un des deux copains - Philip Meyerson, membre du pool de tête d'une grande banque d'affaires - avait disparu, à Monaco, l'année dernière. Tourterelle avait aussi découvert que la Louve n'était en fait pas passée directement de son année de reprise d'études au journal de Michel, mais qu'elle s'était d'abord relancée dans l'infiltration en solitaire à sa manière, plutôt que de se faire engager, en changeant seulement de milieu et en passant de la petite mafia nationale à la grosse finance internationale. Elle s'y était lancée avec une ambition 323
démesurée, qui avait rendu son sourire à Tourterelle, parce qu'elle reflétait encore ses opinions complotistes à gros sabots : la Commission Trilatérale et les conférences de Bilderberg. Ça l'avait amusé. Sauf qu'encore une fois, elle avait réussi à atteindre ses objectifs. Elle était arrivée où elle voulait en trois coups seulement : à une soirée de gala de la fondation Cartier ouverte à la presse, elle avait rencontré Jean-Pierre, fils d'un industriel de la haute technologie et lui-même patron d'une grosse filiale du groupe de son père. Du lit de Jean-Pierre, elle était ensuite passée à celui de John, un de ses associés, vice-président pour la distribution de la même entreprise. Et de celui de John à celui de Philippe, dirigeant d'une agence de notation. Or, Philippe participait aux réunions du groupe de Bilderberg, et à la Commission Trilatérale. Elle s'était quand même assez vite rendu compte qu'elle ne trouverait finalement rien de ce côté-là. Que le monde de la finance ne fonctionnait pas de la même manière, du tout, que celui de la pègre, et que les financiers étaient des gens trop mobiles et communiquants pour que l'organisation de leurs magouilles réclament une réunion maçonnique annuelle. Ces magouilles avaient en fait, d'après elle, des mécanismes plus complexes, moins évidemment immoraux que celles de la pègre, et même, la plupart du temps, légaux. Comme elle le concluait donc déjà, en octobre d'il y avait deux ans : « Bilderberg et la Tri sont sans doute, en réalité, tout à fait les dînettes égalitaires qu'elles prétendent être, aussi pleines de bons sentiments que le FMI… » Mais elle était quand même restée avec Philippe, pour une raison assez surprenante. C'était qu'ils étaient tombés amoureux. Et comme deux Tyrcis, encore...
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Elle avait pourtant commencé par le traiter comme tous les autres, Jean-Pierre et John, et ceux de la mafia dans le passé, et par beaucoup se moquer de lui dans son journal à cause de son prénom. À cause de ce prénom, elle l'avait surnommé « le Poney ». Au début de leur relation, elle l'expliquait : « Je me demandais l'autre jour pourquoi je trouvais son prénom aussi con. J'ai trouvé. D'abord, si on y réfléchit bien, ils sont pas gâtés les Philippe, en général… Pétain, Henriot, Louis-Philippe, de Villiers, Maurice, Risoli, Bouvard, Candeloro, Jean-Philippe Johnny… Mais surtout, il y a le sens : Philippe, ça veut dire « j'aime les petits poneys ». Sans déconner. » Mais ensuite, il s'était passé quelque chose de bien plus fort entre elle et le Poney que dans ses enquêtes précédentes. Quelque chose qui lui avait permis d'oser l'appeler directement « le Poney », et qui faisait que lui l'avait tranquillement accepté. Une complicité particulière et franche, dont il y avait des témoignages clairs, dans l'ordinateur. Des photos. Une qui était son fond d'écran et où ils se menaçaient tous les deux avec des pierres. Une autre, prise dans le train, à en juger par les motifs du siège en arrière-plan, et qui était un gros plan disgracieux du visage de la Louve, dormant et bavant sur son épaule à lui. Une enfin où ils avaient chacun un doigt dans le nez d'une statue de Richelieu, l'air rayonnant et fier. À lire le journal, ça avait en fait commencé quand Philippe avait découvert son passé professionnel dans le Sud. Elle avait pensé être encore grillée, et que ça s'arrêterait là entre eux. Mais au lieu de ça, ils avaient eu une discussion très sérieuse et émue. Et au lieu de la quitter, il lui avait trouvé un poste dans le journal d'un de ses meilleurs copains : Michel. Poste qu'elle avait accepté.
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C'était un poste dont beaucoup d'autres journalistes auraient rêvé. Le journal de Michel tirait très gros, et nationalement. Mais surtout, ce qui s'était développé entre eux presque à son insu les avaient poussés au pardon réciproque. Ça semblait les avoir conduits, non seulement à ne pas se séparer, mais encore à se rendre compte qu'ils considéraient leurs différences, et tout ce que chacun méprisait le plus en l'autre (la résignation au fonctionnement du système chez l'homme riche d'un côté, les simplifications radicales chez la gauchiste de l'autre), non plus comme des obstacles, mais comme un défi exaltant pour leur amour. Ce qu'elle ressentait pour lui, elle l'exprimait en disant qu'elle disait qu'elle le trouvait con mais honnête, et qu'elle n'y pouvait rien. Et elle était à peu près sûre qu'il l'aurait jugée de la même manière s'il avait dû l'écrire dans un journal à lui. C'était tout leur secret. Ça ne l'avait pas pour autant poussée à pardonner à tous les hommes riches, comme à lui, de l'être, ni à vraiment les respecter davantage qu'avant. Les autres, et Michel en particulier, continuaient à s'en prendre régulièrement plein la gueule dans la suite du journal, à grands coups de ses sarcasmes habituels. Mais lui, elle le considérait avec étonnement comme une espèce d'exception, d'être attendrissant qui survivait par son seul génie dans un monde de requins, et qu'elle admirait pour ce génie, même s'il n'avait pas bien su le placer. Après quoi était venue l'affaire Meyerson, qui avait fait qu'elle avait recommencé à enquêter dans son dos. Elle lui avait pourtant promis qu'elle ne le ferait pas. Mais elle avait croisé les doigts en le lui promettant, et ça semblait suffire à justifier qu'elle trahisse sa promesse. S'il le lui avait fait promettre, c'était parce qu'il avait très peur, malgré son surnom, du « Pauvre Type ». Après la disparition de 326
Meyerson, lui et Michel avaient tous les deux embauché des gardes du corps, et fait installer un nombre incalculable de gadgets anticambrioleurs dans leurs résidences. C'était aussi à cause de cette peur, et pour qu'elle fasse attention et se protège elle-même, qu'il lui avait parlé du Pauvre Type et des raisons pour lesquelles il les menaçait. Mais, comme il la connaissait et qu'il la savait capable d'avoir sans ça envie d'y mettre les doigts, en lui faisant promettre de ne pas enquêter, et sans lui révéler son identité. Il avait tout à fait raison d'avoir peur. Non seulement parce que le fait que la police n'ait aucune piste révélait un grand professionnalisme, mais encore parce que, Tourterelle s'en souvenait très bien, c'était lui-même qui avait nettoyé la chambre d'hôtel de Monaco, après avoir abattu Meyerson. Autrement dit, qu'il y avait de grandes chances pour que le Pauvre Type soit le Patron. Le Pauvre Type, à lire ce que le Poney en avait raconté à la Louve, n'était pas du tout un groupe de gradés militaires. Tourterelle aurait pourtant voulu y croire encore. Il s'était dit qu'il pouvait espérer, soit qu'on était revenu sur l'idée du rapport qu'il avait trouvé dans le bureau de Maman, soit que ce rapport relevait du camouflage administratif, c'est-à-dire qu'il ne correspondait à aucune réalité. C'était une chose assez courante dans les services, les faux. Mais à écouter le Poney, le Pauvre Type était juste un financier plus méchant que les autres. Et son histoire, qui était aussi celle du moment où il avait gagné son surnom, l'histoire très mesquine d'une humiliation. Cette histoire avait commencé à une conférence de Bilderberg où Michel, Meyerson et le Poney étaient aussi présents, quelques années plus tôt. Mais c'était avant que les complotistes du net et 327
fumeurs de joints engagés (ceux que Tourterelle appellerait bientôt les révolutionnaires à pizza, à cause d'un d'entre eux qui, au milieu d'une diatribe contre le Medef sur son blog, s'interrompait pour ouvrir au livreur et le racontait) ne publient annuellement la liste des participants. La Louve n'avait pas réussi à la trouver. Tout ce qu'on pouvait savoir, donc, c'était ce que le Poney en avait raconté. Il avait d'abord expliqué que le Pauvre Type était un newbie, dans le groupe, ce qui fait qu'il n'en maîtrisait pas très bien les codes. Il était par exemple arrivé aux premières réunions avec un costume italien très luxueux et très neuf sur le dos. C'était un premier petit impair parce que tout l'opposé de l'esprit des conférences, dont un des objectifs était au contraire d'établir une certaine familiarité égalitaire entre les participants, qui se tutoyaient et veillaient plutôt à une grande décontraction, dans la tenue, genre pull informe et pantalon de golf, voire short, s'il faisait beau. La casquette était un accessoire courant, et à la rigueur, le top du fashion code aurait plutôt été de se présenter comme pris au saut du lit, les cheveux en pétard et la marque de l'oreiller sur la joue. Ce costume avait donc fortement contrasté avec la tenue des autres et fait sourire. Mais ce qui avait vraiment été préjudiciable au Pauvre Type, d'après le Poney, c'était finalement surtout sa gêne conséquente, déplacée et démesurée. La vergogne médiévale qui l'avait rendu tout rouge et timide, au moment des présentations des uns aux autres, et qui avait montré bien plus que l'impair lui-même à quel point il n'était pas à sa place. Il s'était changé avant midi. Mais ensuite, pendant le repas, il s'était un peu trop laissé allé à la décontraction, au contraire. Et sans doute à cause du vin, qui d'après le Poney, assis en face de lui, l'avait à nouveau rendu tout rouge et faisait briller ses yeux, il avait sorti 328
une grosse connerie. Il y avait eu un moment où il ne s'était pas rendu compte que la conversation avait changé, pour passer de la mode aux collections d'art des uns et des autres, et pris Botticelli pour un couturier. Ça avait provoqué un arrêt assez brutal et encore gênant dans la conversation, après quoi on avait pris le parti, autour de lui, de rire complaisamment pour lui montrer qu'on lui pardonnait sa bêtise. Mais lui s'était enfoncé, alors, au lieu de rire avec tout le monde, en essayant de faire croire qu'il connaissait aussi un tailleur avec ce nom-là, à Rome. Tout le monde avait compris qu'il mentait, et lui avait vu que tout le monde comprenait qu'il mentait, et plus personne ne savait plus où se mettre. Puis la conversation était enfin passée à autre chose. Mais il n'avait plus rien osé dire, de tout le repas. Il avait un peu continué comme ça pendant trois jours, enchaînant les petites bourdes, et il s'était finalement retrouvé assez isolé, à la fin de la conférence. On parlait de lui dans son dos, et Michel et les autres lui avaient déjà donné son surnom, en douce. Il s'en rendait sûrement compte, et c'était important, parce que ça allait expliquer sa réaction, à la fin de la dernière réunion de travail du dernier jour, quand il serait définitivement humilié. Le groupe de Bilderberg avait été fondé à la fin des années cinquante dans le but d'améliorer les relations, commerciales en particulier, entre l'Europe et l'Amérique. L'anti-américanisme européen commençait à devenir inquiétant, à cette époque, on craignait qu'il ne provoque un retour des extrémismes, des idées fascistes ou socialistes, et l'objectif de cette première réunion avait été de réfléchir aux manières dont on pourrait mieux répartir le gâteau, éviter les conflits économiques, et élaborer des stratégies communes entre les deux continents. C'était exactement l'idée du 329
débat du jour aussi. Le monopole américain sur les données personnelles, à travers Facebook, Twitter, Whatsapp, Google et Microsoft, et tous les réseaux sociaux, donnaient des États-Unis une image de Big Brother qui commençait à déclencher des paranoïas dans le monde entier. Au point que Facebook avait accusé une légère perte de dynamisme, dans l'année précédente. L'idée débattue dans cette dernière réunion était donc l'ouverture à la concurrence, comme on l'avait fait pour les réseaux téléphoniques autrefois, de ces grands réseaux sociaux. L'idée était qu'un partage international des données et la possibilité, pour de petits réseaux sociaux concurrents, de se relier aux grands aurait rendu de la confiance au public, désamorcé la paranoïa, et que tout le monde y aurait trouvé son compte. Bien sûr, on s'attendait à ce que les Américains défendent leur monopole en se posant en chevaliers blancs défenseurs des données personnelles, comme ils l'avaient toujours fait. Mais il aurait peutêtre suffi de leur exposer calmement les avantages qu'ils auraient eux-même pu en retirer, et de négocier le degré d'ouverture avec le contre-argument que n'importe quel nouveau réseau qui ne jouerait pas lui aussi les chevaliers blancs serait vite déserté. C'était donc une assez bonne idée, d'après le Poney. Pourtant, l'énergie avec laquelle le Pauvre Type s'était mis à la défendre, alors qu'il avait plutôt eu l'air de bouder, pendant les dernières réunions, avait commencé à faire sourire. C'était qu'ils connaissaient tous assez les amitiés et les réseaux des uns et des autres, autour de la table, pour savoir qu'un des meilleurs amis du Pauvre Type, voire lui-même, peut-être, avait pris de gros intérêts dans un concurrent européen, éphémère et malheureux de Facebook, il y avait quelques mois. Il s'empêtrait en plus de ça dans des arguments moraux hors de propos, et se répétait de la manière la plus désagréable, coupant beaucoup la parole aux 330
autres. Ce qui avait fini par agacer un peu tout le monde, et poussé Michel, pour le calmer, à ironiser : - Mais… Ça ne t'arrangerait pas aussi un peu personnellement, toi, que Facebook s'ouvre, en ce moment ? On avait compris le sous-entendu. C'était encore pardonnable. Mais le Pauvre Type, tout rouge et décontenancé, s'était encore enfoncé en niant. - Bon, on ne peut pas le savoir, de toute façon… avait répondu le Poney. - Oui, on ne va pas demander tes factures à ton tailleur… avait ajouté Meyerson. - Botticelli ? avait renchérit Michel. Tout le monde avait éclaté de rire, et après ça, le Pauvre Type n'avait plus réussi à défendre son point de vue du tout. Il s'était renfermé dans un silence boudeur, et puis au bout d'une dizaine de secondes, s'était levé violemment, et leur avait lancé, d'un ton glacial : - Un jour, je vous abattrai ! Je vous crèverai ! Avant de prendre la porte. Tous les participants s'étaient regardés, consternés, quelques secondes, et puis le débat avait repris. Ce n'était qu'à la sortie de la réunion qu'on avait recommencé à en parler. Mais pour en rire, et les trois hommes ne s'en étaient pas du tout inquiétés. Relativement à eux, la puissance économique du Pauvre Type était très faible. Le problème, d'après le Poney, c'était que quelques mois plus tard, le Pauvre Type avait connu des succès inattendus, d'une part, et que d'autre part, l'anecdote de son humiliation avait assez fait le tour du monde de la finance pour qu'on la lui ressorte assez systématiquement et ironiquement dans toutes ses négociations. Si bien que finalement, ça avait pu gêner assez ses affaires pour le 331
pousser à mettre sa menace, vraiment, à exécution. En tous cas, ce qui était sûr, c'était que plus personne n'oserait l'embêter avec ça, maintenant. Tourterelle était atterré par ce qu'il venait de lire. Il avait du mal à croire qu'on ait mis les Anges au service d'une vengeance aussi basse. La Louve, elle, avait cherché à savoir qui était le Pauvre Type. Elle avait principalement utilisé deux sources, pour ça. La première, c'était le récit du Poney. Elle avait par exemple cherché à savoir quel était le concurrent européen malheureux de Facebook dont il avait été question, et trouvé qu'il s'agissait probablement de Youbi, une plateforme prometteuse, mais qui avait fermé, peu de temps après son rachat par le groupe Martincourt, il y avait cinq ans. La deuxième, c'était les échanges de mails entre Michel et le Poney, qui parlaient de temps en temps du Pauvre Type, quoique, précaution bizarre, ils n'en laissent jamais transparaître la véritable identité, et encore moins le nom, et n'emploient jamais que l'abréviation PT. Elle avait accès à ces mails parce que le Poney était assez bête ou peu initié à l'informatique (la Louve s'en amusait avec tendresse) pour avoir un nom commun pour mot de passe : son imagination délirante, sans doute en recherche d'un mot compliqué, l'avait mené à « orthopedie », sans accent. Ça n'avait pas résisté à l'attaque au dictionnaire du premier logiciel de craquage venu, téléchargeable sur internet. Ces échanges de mails étaient toujours très courts et allusifs, mais donnaient pas mal d'indications sur la santé des affaires du PT, et la Louve avait eu l'idée de les recouper avec l'actualité financière. Cette partie-là de l'enquête était assez difficile à suivre pour Tourterelle, qui n'avait aucunes connaissances en économie, encore 332
moins en finance. Il se mettait peu à peu à survoler, au lieu de lire. C'était qu'à chaque fois qu'il essayait de vraiment comprendre, les mots et expressions « taux d'intérêt », « inflationnel », « administrateur indépendant », « gestionnaires de fonds d'investissement » lui sautaient au visage en gesticulant de manière menaçante. Déjà à l'école, en cours d'Histoire, il avait souffert le martyre à chaque fois qu'il avait entendu des mots comme « dévaluation ». La dévaluation, c'était un bon exemple : il n'avait jamais compris comment la perte par une monnaie de sa valeur par rapport aux autres pouvait avoir un quelconque effet positif sur quoi que ce soit dans le monde matériel. On lui avait expliqué depuis que certains économistes étaient de son avis, que beaucoup de dévaluations ne servaient à rien, que certaines avaient un effet positif et d'autres non, et que c'était imprévisible. Ça l'avait un peu rassuré, mais ça ne l'aidait pas beaucoup à comprendre pourquoi ça existait. Il s'y était replongé avec la ténacité d'un mauvais nageur épuisé qui a un enfant à sauver au large. Mais les mots et expressions « détour de production », « actifs réels », « junk bond », « achat sur levier », « fonds de pension » et les chiffres avaient aussitôt recommencé leur valse absurde et il avait fini par abandonner, quand il s'était rendu compte que la phrase qu'il venait de lire aurait pu vouloir dire le contraire de ce qu'elle voulait dire sans que ça change quoi que ce soit à sa compréhension globale. Il avait alors décidé de se limiter à ce qu'il comprenait, dans sa lecture, de ne plus hésiter à sauter le reste. Il en ressortait que la Louve n'avait jamais trouvé aucun titre boursier qui épouse parfaitement la courbe des humeurs apparentes du Pauvre Type ; mais comme elle le disait elle-même, il devait avoir des intérêts divers, comme tous les financiers, et quatre candidats avaient quand même réussi à l'intéresser plus que les autres.
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Le premier s'appelait Anustup Daruwalla, et était suisse, comme ne l'indiquait pas son nom. Comme le Poney, c'était son grand-père qui avait fait fortune le premier, en investissant dans l'industrie du cinéma, en Inde. Il était à la tête d'un groupe qui fabriquait aujourd'hui, en dehors du cinéma, des jouets pour enfants et des produits de puériculture, mais qui avait aussi ses ramifications dans les assurances privées et la publicité. Par « fusionsacquisitions » successives, une expression assez parlante pour que Tourterelle en voie à peu près le sens sans faire de recherches, il était arrivé à la tête d'un énorme trust dans le monde du jouet et des jeux vidéos, ces dernières années. Amnesty International dénonçait les conditions de travail de ses ouvriers au Bangladesh, qui travaillaient jusqu'à soixante-dix heures par semaine et comptaient dans leurs rangs des fillettes de moins de quinze ans par usines entières. Mais il n'avait « rien à se reprocher » en dehors de ça, selon l'expression de la Louve, sinon qu'il avait participé à deux conférences Bilderberg dont on connaissait les listes. Il était, curieusement, distingué de la légion d'honneur. Le deuxième s'appelait Carl Lindberg, à peu près comme l'aviateur, était américano-hollandais, et le propriétaire d'une chaîne d'hôtels qui faisait aussi, depuis quelques temps, dans la restauration rapide, les meubles bon marché, la papeterie, le conseil financier, les agences de placement et le transport maritime mondial. Le groupe qu'il dirigeait, Opus 8, ne payait d'impôts ni aux États-Unis ni aux Pays-Bas, parce qu'il était basé aux îles Caïman. Il était aussi sénateur du Wisconsin, et il avait eu des procès pour fraude électorale, ainsi que pour « abus de bien sociaux ». Une de ses entreprises, juste avant la faillite, avait contracté un prêt de plusieurs millions de dollars pour lui payer une indemnité de licenciement. Mais il avait gagné tous ses procès et n'avait lui non plus rien à se reprocher. Lui aussi, était distingué de la légion d'honneur. 334
Le troisième s'appelait Georges Pinu et était français. C'était un des cinq plus gros patrons du pays. Il faisait dans la production musicale, l'énergie, gaz et électricité, et les détergents. Une très vieille fortune qui remontait, elle aussi, à son arrière-grand-père, marchand de bois et député dans les Vosges. Son frère était son directeur-adjoint « aux stratégies ». Sa belle-sœur commandait une société de distribution qui possédait environ un tiers des supermarchés de la planète. Son cousin était le premier assureur français. Un autre cousin présidait une chaîne de télévision publique. Les Pinu étaient partout, et depuis très longtemps. Ils étaient d'ailleurs une des cibles préférées des geek révoltés, sur internet, des conversations de fin d'article sur les sites qui traitaient des actualités et des blogs philanthropiques constamment indignés : ceux que Tourterelle appelait désormais les « révolutionnaires à pizza ». Georges Pinu avait eu des procès pour abus de biens sociaux lui aussi, et d'autres encore pour pour délit d'initié, fraude fiscale, « trafic d'influence » et « blanchiment de fraude fiscale ». Mais il n'avait jamais été condamné et Tourterelle pouvait donc en retenir, sans avoir à chercher le sens de tous ces chefs d'accusations qu'il ne comprenait pas tous bien, que lui non plus n'avait donc rien à se reprocher. Il était non seulement commandeur de la légion d'honneur, mais encore inscrit à l'ordre national du Mérite. Le dernier était un autre favori des révolutionnaires à pizza. Français lui aussi, mais ne payant pas non plus d'impôts, n'ayant pas de patrimoine ni de revenu déclaré en France. Son groupe, Lastercom, était basé et recevait ses revenus au Panama. FrançoisXavier Donnard était un des favoris des révolutionnaires à pizza pour la raison qu'il avait longtemps dirigé la CFAO, Compagnie Française de l'Afrique Occidentale, qui s'était dissoute depuis mais dont les rejetons, tous raccrochés au groupe Lastercom, avaient obtenu une 335
proportion des marchés absurde d'importance, en Afrique, dans tous les pays que le FMI s'était occupé de redresser ces dernières années. Mais ce qui était surtout intéressant, dans le cas de François-Xavier Donnard, c'était que Lastercom avait ajouté à ces rejetons, il y avait cinq ans, en s'y mettant en position de holding, un grand groupe spécialisé dans les armes, la pharmacie et le BTP et qui s'appelait… Martincourt. Le Poney avait dit que le Pauvre Type était un « ami » de Bertrand Veyne, le patron de Martincourt, sinon un investisseur caché. Est-ce qu'il n'aurait tout simplement pas été son nouveau patron ? s'était demandé la Louve. En plus des anciennes branches de la CFAO, automobile et pharmacie, et de celles de Martincourt, Lastercom s'était encore augmenté depuis deux ans de Semillo, une toute nouvelle société de semences agricoles qui avait pris le contrôle du marché Ouest africain. On prétendait que Semillo avait ruiné tous les paysans africains. Mais c'était des accusations de blogueur. Dans la réalité, Xavier-François Donnard avait été lavé de toutes les inculpations dont il avait été la cible. Aussi bien dans les affaires de corruption politique en Côte d'Ivoire et au Niger qu'en France, où il avait été accusé d'« apologie de crime contre l'humanité », suite à une mauvaise blague sur les juifs au micro d'une radio où il était invité comme représentant du Medef. Toujours rien à se reprocher, donc. Et légion d'honneur, et ordre national du Mérite, lui encore. Tourterelle n'avait pas compris la moitié des démonstrations qui avaient mené la Louve à ces quatre noms. En dehors du dernier, peut-être, à cause des liens avec Martincourt, il ne voyait même pas pourquoi la Louve s'intéressait à eux plutôt qu'à d'autres. Mais sa logique était quand même choquée par la répétition, les points communs : par la complexité permanente des montages financiers, de leurs embranchements, du tas absurde que représentait chaque groupe, de productions sans rapport les unes avec les autres, comme par le coup de la légion d'honneur. Ça lui avait fait se demander si les 336
quatre suspects de la Louve étaient des cas particuliers, dans la finance, et chercher des contre-exemples sur internet. Il avait découvert qu'on n'en trouvait que difficilement. Ces hommes faisaient partie d'un système étrange, en somme, parallèle au monde réel, et où les familles riches se partageaient et se transmettaient le pouvoir sur des générations, sans payer d'impôts, sans aucune autre légitimité apparente que le sang, une qualité innée qui leur permettait de diriger aussi bien une maison d'édition qu'une fabrique de brosses à dents, et qui leur valait des médailles. C'était la vieille aristocratie qui perdurait sans terre, rien de moins. Une proportion absurde d'entre eux avait même toujours des noms à particule. Et ça fonctionnait sans révolter personne. Ce n'était pas si étonnant, ceci dit : la complexité empêchait toute analyse, et personne ne faisait le quart de l'effort qu'il faisait pour essayer de comprendre ces choses que la Louve écrivait, en temps normal. Même après lecture, et après avoir consulté tous les dictionnaires d'économie et de finance qu'il avait pu trouver dans l'appartement, il aurait d'ailleurs bien été embêté si on lui avait demandé ce qu'il reprochait à l'un ou à l'autre. Il trouvait seulement de plus en plus horrible, monstrueuse et impossible l'idée que Maman ait pu mettre les Anges au service des intérêts privés de l'un d'entre eux. Mais il ne pouvait qu'être d'accord avec la Louve à chaque fois qu'elle concluait en disant qu'ils n'avaient rien à se reprocher, et ne voyait toujours pas où elle voulait en venir avec eux, sinon à lui prouver qu'on vivait autant en ploutocratie, dans ce pays, qu'elle l'avait toujours répété. La suite de l'enquête était tout aussi compliquée. Mais elle finissait par se centrer sur deux suspects, de manière assez convaincante, à cause d'un lien évident que les mails de Michel au Poney prouvaient, entre le Pauvre Type et l'affaire du Biomytox, des laboratoires Darmon. Une histoire d'anabolisant dont l'autorisation de mise sur le marché avait soulevé un débat national. Le ministre de la 337
Santé s'y était d'abord opposé avec une étrange vigueur, sachant que les laboratoires Darmon appartenaient à un groupe du CAC40, et puis il y avait eu un remaniement ministériel, et puis l'autorisation avait été accordée. Le gouvernement avait présenté comme un hasard que le rapport scientifique qui avait permis l'autorisation tombe juste après le remaniement ; mais la Louve, comme beaucoup de monde, avait eu du mal à y croire. Et d'autant plus qu'une semaine plus tôt, Michel avait envoyé, avec le titre « PT », le mail suivant au Poney : Devine qui est invité à la partie de pêche à la Barbade : on parie que tout s'arrange chez Darmon ? C'était d'une partie de pêche avec le Président de la République qu'il s'agissait. Le Président était un fan de pêche au gros, c'était une chose qu'on savait, et aussi qu'il avait pris quelques jours de vacances à ce moment-là pour préparer son remaniement. Mais la Louve n'avait pas réussi à savoir qui y avait été invité. Elle en tirait quand même la conclusion, à cause de plusieurs autres indices convergents, que ça ne pouvait être que deux personnes. Soit François-Xavier Donnard, déjà dans la liste précédente, et dont le groupe, Lastercom, était aussi l'actionnaire principal des laboratoires Darmon, soit le ministre de la Santé lui-même, à cause de qui les actions de Lastercom avaient chuté, au moment du débat, puis grâce à qui elles étaient spectaculairement remontées, quand il avait changé de poste et que ça avait permis, finalement, la mise sur le marché. La Louve le soupçonnait d'avoir prévu le remaniement, forcé le débat, investi par des détours bancaires occultes dans l'entreprise à laquelle il s'opposait, au moment de la chute, puis agioté pour être remanié, et pouvoir profiter ensuite ni vu ni connu de la remontée spectaculaire. Même si la Louve n'y avait pas pensé au départ, le Pauvre Type aurait en effet très bien pu être un homme politique, plutôt 338
qu'un financier. C'est un principe étrange des conférences : on n'y invite jamais de personnalités politiques dans l'exercice d'un mandat important, pour ne pas laisser paraître des conflits d'intérêts, mais on y invite quand même des personnages de premier plan des partis d'opposition des plus grandes puissances, comme si ça revenait au même. Ça aurait en tout cas expliqué l'inégalité de puissance économique, entre le Pauvre Type et les autres, dont le Poney avait parlé. Un détail intéressant et qui n'avait pas échappé à Tourterelle, à propos de ce ministre, c'était qu'avant d'être à la Santé, il avait été à la Défense. Et qu'il était même en exercice quand, selon le rapport trouvé dans le bureau de Maman, le projet de la section des Anges avait été abandonné. Par ailleurs, il avait curieusement annulé tous ses rendez-vous le jour de la partie de pêche, officiellement malade. Le seul ennui, c'était que malade, il l'était après tout régulièrement, pour une bonne raison, et que ce qu'on savait de sa personnalité cadrait assez mal avec ce que le récit du Poney, à propos de l'humiliation de Bilderberg, indiquait de celle du Pauvre Type. René-Marie de Boisverné était un homme mou, indolent, surtout connu pour ses siestes à l'Assemblée, tant qu'il était député, et pour ses évanouissements au moment des questions au gouvernement, même, depuis qu'il était ministre. Ces siestes et ces évanouissements étaient en réalité dus à sa maladie : un diabète du type le plus grave, et sa réputation de mollesse avait sans doute été exagérée par les caricaturistes, à cause de son physique dégingandé, de ses sourcils bruns, épais et arqués, de ses yeux enfoncés sous des arcades proéminentes, qui permettaient un rapprochement un peu facile avec l'animal qu'on appelle paresseux. La Louve pensait qu'il fallait 339
d'autant plus se méfier de lui, et qu'à ce niveau de pouvoir, aucun mou n'était vraiment si mou qu'il pouvait le paraître. Mais quand même… Il ressemblait assez peu à ce qu'on pouvait imaginer du Pauvre Type. Il avait fait son chemin politique grâce à une réputation de grande droiture. Ça avait poussé les journaux à titrer, au moment de sa résistance contre Darmon : « Boisverné l'incorruptible ! », et Donnard correspondait quand même mieux au profil recherché. Le problème, pour Donnard, c'était qu'un autre mail des deux hommes l'innocentait à peu près. Un mail que la Louve avait intercepté environ un mois après la disparition de Meyerson. C'était sur sa pause de midi, et elle n'avait pas osé ouvrir le mail avant que le Poney ne le fasse lui-même, de peur qu'il ne voie qu'il avait déjà été ouvert, comme il était très réactif. Il était pourtant titré « Pauvre Type », et si l'effervescence n'avait pas été aussi grande ce jour-là dans la rédaction, tout le monde se serait sans doute demandé ce qui pouvait la rendre si nerveuse, elle d'habitude si impassible, jusque dans ses violences. L'effervescence était due à l'affaire Volleron, dont le jugement devait tomber en début d'après-midi, et qui était un peu leur bébé, puisqu'ils avaient été les premiers à la révéler. Cette affaire qui rendait l'immunité présidentielle plus choquante qu'elle ne l'avait jamais été leur donnait un peu à tous l'impression d'entrer dans l'histoire, et de faire naître une révolution. Ceci dit, ça n'était finalement pas arrivé, et ça n'avait pas empêché Michel de prendre le temps d'envoyer le mail suivant au Poney, intitulé, donc, « Pauvre Type » : Il déjeune en famille au Champs-Élysées;D La Louve n'avait pas jamais su comment Michel avait pu être mis au courant, ni pourquoi ça aurait pu intéresser le Poney, et le réjouir tellement, de savoir où le Pauvre Type déjeunait, mais elle s'y 340
était ruée. Et elle avait bien failli le croiser… Seulement le temps qu'elle avait mis à attendre que le Poney l'ouvre le premier, ce jour-là, avait permis au Pauvre Type de finir de déjeuner. Et tout ce qu'elle avait donc rapporté du Champs-Élysées, c'était la photo d'une table vide. Elle avait d'abord dit au maître de salle qu'elle cherchait un groupe d'hommes d'affaires. Elle avait alors appris qu'elle arrivait trop tard. Elle avait encore réussi à savoir qu'il n'y avait eu qu'un groupe de ce genre ce jour-là, et qu'il avait déjeuné au salon de la Grande Jatte, un de leurs salons privés. Mais ensuite, le maître de salle avait demandé qui elle était, et n'avait plus rien voulu lui dire. - Bon. Vous avez des toilettes ? Elle avait finalement demandé. - Au fond du couloir à droite… Ça lui avait permis de passer devant les trois salons privés, Salon Saint Louis, Salon de la Cité et Salon de la Grande Jatte et, en ouvrant la porte du troisième, de voir la table où, à quelques minutes près sans doute, elle aurait pu rencontrer le Pauvre Type. On n'avait pas même encore débarrassé la table. C'était rageant. Mais elle avait eu le temps de prendre une photo, avant que le maître de salle ne la surprenne, et la force à quitter le restaurant. La photo qu'elle avait prise ce jour-là lui plaisait beaucoup. Elle lui plaisait parce que c'était quelque chose comme une véritable empreinte, physique, du Pauvre Type. Une empreinte en forme de table vide, d'assiettes sales, de ronds de verre de vin rouge, de tasses renversées et de verres à Cognac troublés de traces de doigts gras. Elle plaisait aussi à Tourterelle, pour les mêmes raisons. Mais ce déjeuner innocentait Donnard. Parce qu'à ce moment-là, Donnard étrait à Niamey pour affaires. Il y avait des photos de lui, datées, dans les journaux nigériens, qui le prouvaient. 341
Il y avait un dernier indice, très physique, qui aurait pu lui faire identifier le Pauvre Type. Le surlendemain de la partie de pêche avec le Président, Michel écrivait au Poney : Il a dû s'éclater… JP m'a raconté qu'il s'est fait tatouer un marlin sur l'omoplate, avant de revenir ! À quoi le Poney avait répondu : PT… La Louve n'avait jamais trouvé de photos récentes ni de Boisverné ni de Donnard torse nu, malheureusement, et son enquête s'arrêtait à peu près là. Elle ne savait pas non plus qui était « JP », et c'était la piste qu'elle fouillait encore, la semaine précédente. Elle comptait le découvrir, essayer de s'en approcher, et lui parler le plus subtilement possible de tatouages ridicules, et de tatouages de poissons en particulier. Ce qui n'était pas une mauvaise idée. Mais Tourterelle n'en avait pas besoin. Son sens de la déduction logique surentraîné lui suffisait à deviner qui était le Pauvre Type. À cause de la photo de la table vide, il avait déjà deviné que ce n'était pas Boisverné. Parce que sur la table, il y avait cinq chaises, cinq couverts, mais surtout cinq verres à Cognac. Or un verre de Cognac, pour un diabétique de type 1, c'était un bon moyen de se suicider, mais sûrement pas de finir un repas. Il était par ailleurs prouvé que Donnard était à Niamey, ce jour-là. Il n'y avait donc qu'une solution, que cette histoire de tatouage venait confirmer.
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Un très court article, dans un magazine people, faisait écho des prises du Président et de ses invités, pendant la pêche, et parlait effectivement de marlin noir, mais aussi de requins. Il semblait évident à Tourterelle que le requin aurait été un choix de tatouage beaucoup plus logique, pour le Pauvre Type, s'il avait été fier de ses prises du jour au point de se lancer là-dedans. Mais en réalité, la démarche du tatouage correspondait aussi très mal à quelqu'un qui aurait seulement été invité ce jour-là. Non… C'était une démarche de passionné, et de passionné de la pêche au gros. Rien enfin, dans les mails des deux hommes, ne disait que c'était le Pauvre Type qui avait été invité à cette pêche. Ils montraient seulement qu'il y avait pris part, et que quelqu'un qui avait un rapport avec l'affaire du biomytox avait été invité, sans que ce soit nécessairement la même personne. Penser le contraire était une déduction erronnée de la Louve. Et qui était en effet, sinon lui, encore mieux placé qu'un ministre pour prévoir le remaniement et en tirer un profit occulte, avoir participé à Bilderberg en tant que chef de l'opposition cinq ans plus tôt, et avoir récupéré un projet aussi confidentiel que celui de la section des Anges ? Non, vraiment, ça ne pouvait être que lui. C'était presque rassurant, au détail près des raisons pour lesquelles il avait pu les envoyer à Meyerson et à Michel pour faire dans l'exemplaire. Parce que c'était le chef des armées. Mais Tourterelle restait quand même en colère.
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23 Partie de Jean de Meung - Oui, j'ai vu, répondit Georges. - Ah… Vous avez vu… répéta le Président, regrettant aussitôt d'avoir évoqué le sujet. - Je devine même assez bien pourquoi, ajouta Georges en regardant sa montre. Le Président se demanda ce qu'il voulait dire. Mais Georges ne s'expliqua pas davantage. - Oh, il s'embarrassa alors, il n'y a rien à deviner spécialement… C'est que les anciens… À cause de la tradition… Je me suis dit qu'il fallait quand même faire tourner le poste, finalement… C'est tout… Georges ne répondait toujours rien. Il avait seulement relevé les yeux pour planter son regard dans le sien. À cause de ce regard clair, d'une sérénité ambiguë, presque ironique à force d'innocence, des frissons inexplicables saisirent le Président. C'était une saloperie de moment désagréable. Est-ce que Georges avait vraiment deviné les vraies raisons de sa disgrâce ? Rien dans ce regard enfantin ne le disait. Mais le Président en avait l'intuition forte malgré tout, et ressentait aussi une culpabilité qui l'énervait. Si bien que ce regard qui aurait apitoyé un marché des changes lui donnait aussi tout à coup envie de le voir mort, Georges. Étranglé, renversé par un train, roué, écartelé, écorché, brûlé. Qu'il se fasse, au moins, clairement suppliant. Au lieu de cette sérénité ambiguë qui le mettait en colère. Ses colères étaient son point faible, depuis toujours. Il avait déjà fait un beau paquet de conneries à cause d'elles, par le passé… Il 344
s'efforça donc de se calmer. Il se mit à penser à demain, au ChampsÉlysées. À la paix du refuge et au repos du guerrier. La première fois qu'il y avait mis les pieds, au ChampsÉlysées, c'était avec tonton Victor. Il s'y était tout de suite senti bien ; comme chez lui. Tonton Victor venait de lui proposer d'entrer sur sa liste pour les municipales. Ça devait être son premier mandat d'élu. Le premier pas concret de sa carrière. Ce jour-là la politique avait cessé d'être un hobby d'étudiant. Il avait déjà des ambitions ; même si ce souvenir était peut-être un peu exagéré par la connaissance qu'il avait maintenant de son parcours, il aimait à se rappeler qu'il se voyait déjà Président. C'était en tous cas ce qu'il répondait toujours à ceux qui lui posaient la question. Pourtant ce n'était peut-être que ce jour-là qu'il avait commencé à prendre vraiment au sérieux ses ambitions politiques. Il était d'abord resté quelques minutes incrédule devant la manière dont on le traitait. Devant la déférence, l'attention parfaite des serveurs et le sentiment d'être déjà important pour eux, et devant le fait qu'ils le traitaient exactement de la même manière que tonton Victor, ou que n'importe lequel de tous ces hommes importants qui les entouraient, malgré ses vingt-trois ans. Devant le fait qu'il se retrouvait lui aussi au fond d'un Chesterfield au fumoir, à suçoter le meilleur des cubains avec le meilleur des armagnacs, et à parler de la politique du gouvernement avec le sentiment que, contrairement aux serveurs, c'était une chose qui le concernait vraiment. Et puis il s'y était fait. Il s'était mis dans le rôle et senti très exactement à sa place, très vite. Ça venait du fait que tonton Victor lui parlait d'une conversation privée qu'il avait eue la veille avec un ministre qui était aussi son camarade de promotion HEC et que par le truchement de cette confidence, il entrait dans l'intimité du pouvoir. Mais pas seulement. Il ne le réaliserait vraiment que plus tard, mais c'était 345
aussi qu'il venait d'entrer dans la réalité. Jusque là il avait pensé que ses études à Sciences Po étaient la voie en ligne droite qui le mènerait à ses objectifs. Illusion d'étudiant. Les études, ça ne servait pas à grand-chose en réalité, il s'en rendait maintenant compte. Pour ce qu'il s'en souvenait aujourd'hui… Et puis Tonton Victor, qui n'était pas vraiment son oncle, mais seulement un des meilleurs amis de son père, même s'il était aussi le parrain catholique de son frère, ne le prenait pas sur sa liste pour son diplôme. À la rigueur, il aurait tout aussi bien pu avoir étudié complètement autre chose ; la mécanique auto ou la sociologie, comme le premier looser venu, aussi bien que la finance comme l'aurait préféré son père. Son premier pas en politique se faisait pour d'autres raisons. Il se faisait parce que son père l'avait demandé à tonton Victor et que tonton Victor avait besoin d'un jeune pour rafraîchir son équipe. Il se faisait parce qu'il avait déjà des responsabilités importantes dans les jeunesses du parti et que tonton Victor savait qu'il était intelligent, à ce qu'il répétait. Pour des raisons très extérieures à ses études, donc. Pour une raison plus rythmique qu'harmonique. Même quant à l'intelligence, c'était de son travail aux Jeunesses, que tonton Victor parlait. Pas de sa culture en histoire politique. Le Président avait compris par la suite qu'un jeune, c'était toujours bien pratique dans une équipe aussi, parce que l'inexpérience pousse généralement à fermer sa gueule, mais ça ne changeait rien. Son premier pas allait se faire sans rien qui relève de la rhétorique ni d'aucune connaissance ni stratégie politique particulière. La ville de tonton Victor était ce genre de ville de banlieue qui ne change jamais de parti, et cette inertie caractéristique de l'échelle municipale, ajoutée au bon vouloir de son maire, allait suffire à le faire entrer. Et c'était ça, la réalité. On y tient à sa ligne droite, quand on est étudiant, et puis on se rend compte tout de suite, dès qu'on en sort, que c'est autre chose qui compte. Le fait d'être bien dans un fauteuil, peut-être. De se sentir à l'aise de ce côté de la vitrine qui les séparait de la rue avec la conscience que, là dehors se 346
jouait la grande comédie humaine mais qu'ici était la vérité ; l'endroit d'où on tirait les ficelles. Que c'était un lieu de vérité mais aussi de liberté, grâce au respect qu'on témoignait à cette vérité. Tonton Victor, ici, traitait sans cas de conscience ses électeurs d'ânes passifs. Ce qu'il n'aurait jamais pu dehors. Ici, le futur Président aurait pu demander une pute avec son armagnac et son cigare qu'on la lui aurait servie dans un ruban de soie. Il aurait pu sauter sur les tables et tout casser que la police ne serait venu l'arrêter qu'à voix basse et en s'excusant. Et il avait compris que ce respect, cette vérité, parce qu'il se sentait déjà un winner, étaient l'exact milieu dans lequel il était à sa place. Bien sûr, tonton Victor lui mentait en le flattant. Mais ces mensonges-là étaient fins, élevés, presque honnêtes, même. Ils faisaient partie du jeu de ficelles dans lequel lui-même, six ans plus tard, réussirait à virer tonton Victor de sa propre équipe et à prendre sa place, jusqu'à son siège de député. Rien à voir avec les mensonges qu'on se retrouvait obligé de raconter aux électeurs, et encore moins avec ceux que le peuple se racontait à lui-même : les fausses surprises et les fausses indignations des journalistes, les fausses compréhensions de situations dont il ne maîtrisait aucun des éléments techniques, en économie en particulier, où personne ne maîtrisait rien, les manifestations contre des projets de loi qu'il n'avait pas lus, et toutes les stupidités qui pouvaient servir de prétexte à sa haine ordinaire du pouvoir et au goût des loosers pour la grève. Tout ça, ce jour-là, s'était retrouvé de l'autre côté de la vitrine. C'était des problèmes qu'il ne connaissait pas encore mais déjà, il avait senti cette différence entre l'intérieur et l'extérieur, et compris sa place. Bien sûr encore, ce confort de liberté se payait ; et cher. Mais à ceux dont la génétique le méritait vraiment, l'argent venait toujours. Il suffisait de travailler intelligemment pour ça. Il était convaincu que 347
c'était aussi parce qu'il s'était senti tout de suite à l'aise, dans ce fauteuil, que l'argent n'avait jamais été un problème pour lui ; pas seulement parce que son père l'avait poussé dans le conseil d'administration de Volleron, en attendant qu'il devienne député. Que l'argent était une affaire de goût, au-delà de l'intelligence et du travail. Les syndicalistes haïssaient le luxe, plus encore que les communistes ou n'importe quel philosophe ascète, pour cette raison bien précise. Le luxe les mettait en colère parce qu'ils n'étaient pas faits pour, qu'ils sentaient bien qu'ils ne le méritaient pas, et qu'il était un révélateur de vérités dérangeantes sur eux-mêmes, qui les humiliait. Depuis longtemps, le Président prenait d'ailleurs un malin plaisir à les noyer sous cette vérité. À les recevoir comme des princes à l'Élysée, et à sentir comme ça faisait se recroqueviller leurs orteils dans leurs chaussures. Lui s'y sentait parfaitement à l'aise. C'était son milieu. C'était donc là, au Champs-Élysées, que depuis toujours il réunissait ses amis les plus importants dans les moments de crise. Ceux qu'il appelait ses fidèles, dans ce qu'il considérait comme son foyer. C'était là par exemple qu'ils l'avaient conseillé et soutenu pendant l'affaire Volleron. Le Président n'avait jamais pensé, surtout si longtemps après, devoir se faire gauler. C'était peut-être un risque qu'il n'aurait pas pris, s'il en avait sérieusement mesuré les conséquences à l'époque. Mais quand on lui avait tendu la grosse enveloppe, qu'il avait regardé autour de lui celles de tout le conseil d'administration, et qu'il avait considéré Volleron, qui était une compagnie de réassurance internationale, pas une petite entreprise productrice pour laquelle on aurait pu avoir de la tendresse, il n'avait vu aucune raison humanitaire de se dresser tout seul contre les cadeaux de départ non plus. Il n'avait même pas mis les 375 000 euros d'amende encourus de côté, comme on le conseillait généralement. Il venait d'être élu député, et la faillite du groupe ne lui avait semblé être qu'un signe du 348
destin. Le signe que le moment était venu de se consacrer entièrement à la politique. Alors il avait pris les 800 000 qu'on lui offrait en tant que vice-président financier, et il était parti sans se poser de questions. Les fidèles, un noyau dur de cinq personnes auquel s'ajoutaient des satellites occasionnels, c'était ceux qui avaient toujours cru en lui. Une sélection rare sur laquelle il pouvait compter. Ils avaient tous leurs petits défauts : Nadine avait des tendances ordurières, François-Xavier était, par moments, vraiment trop cynique, et Pierre et Jean-Roger de vrais lèche-culs. Mais ces défauts qu'il connaissait lui donnaient aussi un certain confort de supériorité supplémentaire qui lui allaient finalement très bien, et n'étaient de toute façon pas ce qui comptait le plus. Ce qui comptait le plus, c'était qu'ils puissent parler librement de ses problèmes, sans la componction hypocrite nécessaire à l'extérieur. Qu'ils puissent rire des lois et de la fausse morale des journalistes, et que dans ce rire, ils puissent évoquer sans peur qu'on les entende, d'autres cas où ils ne s'étaient pas fait gauler, ou la loose atavique des africains, à propos d'un de ces cas, si ça leur chantait. Et c'était pourquoi son imagination fuyait peu à peu vers le salon de la Grande Jatte. Du moins, il le pensait. Au-delà de la situation pleine de fausseté dans laquelle il se retrouvait avec Georges, il avait déjà passé une journée de merde à cause d'un nouveau rebondissement chiant de l'affaire Volleron. La branche bancaire du groupe, à l'époque où il en dirigeait le secteur financier, était en position de holding d'une société d'armement qui avait indirectement fourni des terroristes, en Afghanistan. Un journal de la veille prétendait avoir des preuves que le conseil d'administration de la société en question, auquel participait forcément des représentants de la holding, était au courant de la destination des armes. C'était lui, 349
à l'époque, le représentant en question, et les rumeurs les plus alarmantes parlaient carrément d'une photo de sa rencontre avec Youssef Mourgab, le Pashtoun. C'était peu probable, mais ça risquait de refaire parler de Volleron sous peu, alors que les choses s'étaient si bien calmées depuis que l'attaque de ce même journal par les Anges avait détourné l'attention des connards de tout le pays. Ça aurait dû être terminé, cette histoire. Mais non… C'était infini. Tous les journalistes sont des salopes, qui excitent les foules sur des riens pour leur gloire, quoique même pas, l'illusion de leur gloire serait une expression plus exacte, et il sentait déjà s'amonceler au-dessus de sa tête les nuages de la bêtise populaire, du harcèlement continu, de la méchanceté absurde qui se reviendraient bientôt se nourrir du faux scandale pour faire éclater leur orage habituel et hypocrite. Faux scandale, parce qu'on ne pouvait pas encore savoir qu'il y avait des gentils et des méchants dans le bordel afghan, à l'époque. Enfin, on pouvait s'en douter, si on s'intéressait un peu au sujet, mais on ne pouvait pas demander à Bill Gates d'être Stéphane Hessel non plus. Un marchand d'armes qui déciderait réellement de ne fournir que les pacifistes aurait l'air d'un con. Ça ne dépendait même pas d'une véritable volonté. C'était le fonctionnement du système et puis c'est tout. Il ne l'avait pas inventé. C'était là la différence entre les fidèles et Georges. Eux connaissaient aussi la réalité, les deux côtés de la vitrine, et ne la lui reprochaient jamais. Ils ne lui reprochaient même pas les conneries qu'il lui arrivait de dire devant eux aussi. Ils les lui pardonnaient, parce qu'il savaient combien ses qualités surpassaient ces petits défauts. Le dynamisme et l'esprit d'innovation qui lui avaient permis de transformer leur parti comme il l'avait fait pour la mairie, de les sortir l'un après l'autre du conservatisme mou qui les minait. Son charisme, son autorité, son sens aigu de la lutte, sa force, sa volonté.
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Ils en avaient pris conscience avec la disparition de Meyerson. Jusque là, il y avait encore des failles à leur admiration. Mais elle était devenue absolue, après ce coup de force. Une excellente idée. Grâce à elle, il en avait enfin fini, avec ce mépris qui lui pourrissait la vie. La dernière fois, celle qui avait fait déborder le vase, c'était en décembre, alors qu'il essayait de convaincre un industriel indien qui avait racheté une entreprise de textile française uniquement pour la couler, de modifier son projet pour faire de son usine en France un pôle de production de vêtements différents, de plus grande qualité. L'argument était mauvais, il le savait d'avance. Mais quand l'industriel indien lui avait répondu : « Pour faire du Botticelli ? Ou sinon vous me tuez ? », et qu'il avait éclaté d'un rire immense et arrogant, le Président s'était dit que le point limite était atteint. Ça avait marché exactement comme prévu. La violence de l'acte était trop grande, trop invraisemblable, pour qu'on ose vraiment l'accuser, mais le doute était né dans tous les esprits et le message était passé. Dans le monde de la finance, déjà, on l'avait regardé d'un tout autre œil après Meyerson, il l'avait bien senti. Si Michel n'avait pas stupidement décidé de contre-attaquer par l'affaire Volleron, il ne lui aurait donc jamais envoyé les Anges à son tour, pour refaire dans l'exemplaire fort. Cette fois-là, ça avait viré à la catastrophe. Quand il avait vu le résultat, puis que Berthier avait disparu, puis quand on avait découvert le massacre de la rue d'Elfort, il était passé par des angoisses horribles. Il avait aussitôt regretté d'avoir, sous l'influence de Berthier, accepté de passer outre les conclusions de la formation expérimentale des Anges pour son service personnel et privé. Mais il avait aussi eu la chance que la journaliste assassinée ait eu des liens louches, dans le passé, avec les mafias du Sud et que Berthier n'ait 351
laissé aucun indice qui mène à lui rue d'Elfort ; ce qui avait poussé les enquêteurs à conclure que c'était ces mafias, que la journaliste fréquentait peut-être toujours, qui avaient commandité le meurtre, et qu'on n'en aurait sans doute jamais le mobile, vu l'horreur de la scène, typique des règlements de compte les plus obscurs du milieu. Quant à la manière dont la mafia avait pu avoir recours aux Anges, ils avaient supposé, puisqu'on avait retrouvé la conclusion du rapport de leur formation sur son bureau, bien en évidence, que Berthier, déçu par l'échec officiel de l'expérience, avait mis les Anges à leur service, et que ces derniers s'étaient finalement entretués pour l'argent qui était dans le coffre qu'on avait retrouvé ouvert, dans le bureau, et avec lequel l'Ange qui manquait au massacre avait dû s'enfuir. Ces conclusions, comme elles impliquaient une expérience des services secrets, n'avaient pas été rendues publiques. On avait doucement classé l'affaire. Seuls le monde de la finance et les fidèles avaient fait le lien avec Meyerson. Mais même ces gens-là doutaient. L'horreur était trop grande. Et si les fidèles avaient remarqué la manière dont ça le vengeait de l'affaire Volleron, comme tout le monde, ils n'étaient pas sûrs que ce soit vraiment venu de lui. Ils préféraient publiquement l'attribuer au hasard, à la mystérieuse manière dont le destin aide les héros et les demi-dieux. Ils en plaisantaient même, depuis. À chaque fois que quelqu'un le menaçait, à quelque échelle que ce soit, ils faisaient dans le sous-entendu amusé. Ils disaient en riant : - On sait ce qu'il en coûte, de s'attaquer à toi… Il faut dire que lui-même ne s'était pas du tout attendu à ça, quand il avait demandé à Berthier de faire cette fois dans le visible et l'exemplaire. Mais le respect des fidèles et leur crainte vague s'étaient encore agréablement augmentés. Maintenant qu'il n'avait plus les Anges, il n'y avait plus que 352
sur leurs ressources à eux qu'il pouvait compter pour se sortir du nouveau rebondissement de Volleron. Mais il était confiant. Ensemble, ils en avaient beaucoup, des ressources. Il avait passé une journée de merde, mais demain, il retrouverait dans la musique douce et sans conséquences d'un orchestre de chambre, et dans la lumière poudreuse des abats-jour du salon de la Grande Jatte, une cuisine de nectar et d'ambroisie faite pour lui, et une compagnie d'autres demidieux sur l'aide de qui il pourrait vraiment compter. Il pourrait peut-être leur parler aussi de Georges. Mais pour leur dire quoi ? Qu'un majordome le terrorisait par sa morale ? Par son silence ? Par sa manière de regarder sa montre ? De toute façon, c'était le dernier soir de Georges et ils ne comprendraient pas, puisque lui-même n'y comprenait rien. Il avait enfin arrêté de regarder sa montre, mais il continuait à le fixer en silence et autour de lui, le décor était clairement, maintenant, celui du salon de la Grande Jatte. Ils étaient tous là : Nadine, les deux Pierre, FrançoisXavier et Jean-Roger. Aucun d'entre eux ne s'apercevait de la présence incongrue et silencieuse du majordome qui retirait ses lunettes, debout près du buffet. Pourquoi est-ce qu'il ne disait toujours rien, ne se plaignait pas ? Au moins les autres l'auraient remarqué alors, se disait le Président. Et il voulut le pousser à dire quelque chose, lui parler pour attirer leur attention sur lui. Mais sa bouche était pâteuse, sa nuque et tout l’arrière de son crâne en coton, et il n'arrivait plus à rien. Alors il s'endormit. Comme ça, subitement. Quand les effets du Valium surdosé que Georges avait mis dans sa Badoit se dissipèrent, et qu'il se réveilla, sa réaction fut tout naturellement de panique absolue. Malgré l'engourdissement, il banda tout son corps contre les ceintures de cuir qui plaquaient son ventre au plateau et ses chevilles aux pieds de la table. Ce corps, qu'avec l'aide de Jean-Luc, son personal trainer, il avait réussi à 353
mener jusqu'à cinquante-neuf ans en pleine vigueur, sans les affaissements qui s'étaient déjà depuis longtemps abattus, comme une épidémie, sur tous les autres de sa génération, au point qu'il baisait toujours sa femme avec plaisir, il en était fier. Ce corps petit mais énergique, c'était non seulement une des raisons pour lesquelles sa femme était si belle, mais aussi pour lesquelles il avait atteint les sommets qu'il avait atteints, dans sa carrière, il en était persuadé. Sa femme l'avait conforté dans cette idée : elle disait que le corps était une interface avec le monde et le point nodal de toute puissance sur lui. Elle disait aussi que si tous les pauvres se mettaient au yoga, il n'y aurait plus de guerres nulle part. C'était peut-être aller un peu loin, mais ce qui était certain, c'était que grâce à un entretien attentif et régulier, ce corps l'avait toujours bien servi. Pourtant tous ses efforts, aussi dopé d'adrénaline qu'il soit, ne servirent à rien. Il ne parvint même pas à crier. Une insensibilité bizarre, au fond de sa gorge, lui paralysait les cordes vocales. Il dut finir par se résigner, essoufflé et endolori, à l'immobilité.
24 Fragments d'un discours toujours amoureux «« ...C'est pour ça, que tu me la rappelles beaucoup. Je n'avais pas réalisé à quel point c'était important, la colère… Je n'avais pas réalisé à quel point c'était inhabituel, pour un Ange. Ce qu'elle réclamait d'empathie. Mais Aristote l'explique très bien, déjà, dans la 354
Rhétorique. La colère se déclenche face à une injustice commise avec mépris. Autrement dit, dès que nous ne sommes pas la victime de l'injustice qui la provoque, que la colère se déclenche par pitié pour cette victime. Par empathie. Quand j'ai luxé le doigt de cette dame moche, c'était donc déjà par empathie… Bien sûr, je ne connaissais pas encore la Louve, à ce moment-là… Mais on peut quand même accorder à notre relation que c'est grâce à elle que je me suis intéressé à ce qui faisait écho entre sa personnalité particulière, la sensation que m'avait donné Lucrèce, et ce que j'ai découvert depuis, du système dans lequel nous vivons et auquel elle s'attaquait. Que je me suis réintéressé à la colère, et à son utilité. On a tendance à considérer qu'elle n'est qu'un poids, que l'émotion est à bannir, en justice, et qu'un juge est d'autant plus efficace qu'il n'obéit qu'à la raison. Mais la raison toute seule, en réalité, est incapable de justice. Elle est capable de constater une injustice, mais pas de la réparer. Seule la colère le permet. Pourquoi ? Parce que la raison qui veut réparer seule une injustice est confrontée au problème du talion. Si un pauvre ne possède qu'un manteau, par exemple, et qu'un riche le lui vole, quelle est la juste réparation selon la raison ? Que le riche soit dépossédé d'un manteau, à son tour, ou de tout ce qu'il possède ? Et s'il n'a volé que les manches du manteau ? Ça devient carrément insoluble. Ce qui rend un juge juste, c'est donc l'émotion : sa capacité à avoir pitié de la victime et à se mettre en colère contre le coupable, qui seule va lui permettre de mesurer la sentence. Il sait qu'il aura justement jugé quand la sentence lui rendra le condamné aussi digne de pitié que la victime, que le mépris sera annulé par le rétablissement de l'égalité, et que sa colère s'éteindra. Ce qu'Aristote appelle le calme. C'est exactement ce que j'ai fait avec la vieille moche. Et c'est aussi tout ce que je peux faire maintenant, face à un système 355
politique et économique tellement complexe qu'il empêche toute justice raisonnée. Il n'y a que la colère qui soit capable d'y remédier. Parce que là où la raison est arrêtée, la colère, elle, continue à exiger la justice pour s'apaiser. Je devine tes objections, mais laisse-moi terminer. Contrairement à ce que tu penses, ce n'est pas la colère, qui est parfois injuste. C'est seulement la réalité, c'est-à-dire la vision rationnelle qu'on a des faits qui la provoquent, qui est parfois fausse. Si on pense qu'une inégalité est juste, par exemple, on se mettra en colère contre celui qui réclame l'égalité, et on retrouvera le calme quand on aura récupéré cette inégalité. Quand le puissant pense que sa puissance est fondée, c'est ce qui provoque sa colère contre le faible qui ne la respecte pas. Ce qui a provoqué ta colère contre ton copain Roger la semaine dernière, par exemple, et qui fait qu'il va quitter son ministère. Ou qui pouvait nous pousser, nous les Anges, à l'hôpital, à agresser les infirmiers à la moindre contrariété, et nous mettait en rage, parce que seul notre propre intérêt nous était visible ; que la moindre opposition faite à notre volonté, nous qui étions incapable d'en imaginer une autre, avec ses droits, nous semblait être d'une injustice infinie. Et puis la colère peut se tromper de cible aussi, toujours à cause d'une vision déformée de la réalité. C'est le cas des xénophobes, par exemple, qui voient un lien de cause à effet entre la présence de l'étranger et leur propre misère, le cas des complotistes, qui créent eux aussi des liens logiques simples là où la complexité de la réalité est hors de portée de leur raison, ou encore ton cas à Bilderberg, quand tu as préféré accuser de ton humiliation les trois hommes qui l'ont rendue manifeste, plutôt que ta propre bêtise, ta propre ignorance, et ton manque de maîtrise des codes du milieu social dans lequel tu venais d'entrer. Est-ce qu'il y a donc un moyen d'être sûr que notre colère ne 356
se trompe pas de cible, et que la pitié qui la provoque est émue par une réalité ? Ben… Maintenant, je crois que oui. À cause de la jalousie. C'est une douleur dont je ne t'ai pas encore parlé, celle-là… Et pourtant, ça a peut-être été la plus forte de toutes. J'ai plutôt été surpris de la ressentir, sur le moment. Je ne l'ai même pas vraiment tout de suite comprise. J'avais toujours trouvé ça tellement stupide que je ne pensais pas en être capable… Mais elle était là. Irréfutable à vomir. À cause des photos, celles de la Louve et du Poney. Celles où ils avaient l'air tellement heureux et de s'amuser tous les deux… Parce que je me suis rendu compte que la jalousie n'avait rien à voir avec ce que j'avais cru… Qu'elle n'était en particulier pas du tout la grande affabulatrice qu'on pense… Un désir de possession… Elle n'a rien à voir avec l'imagination, en fait. La jalousie qui repose sur l'imagination est faible, facile à maîtriser. C'est quand elle est une confrontation à la réalité qu'elle est terrible et vraie. On n'est pas vraiment jaloux quand on imagine que l'autre donne un peu de sa vie à un tiers… On l'est bien plus quand il le donne en effet, et qu'on s'aperçoit alors du point auquel le temps d'une vie est compté, et que ce qui est donné à l'un ne peut pas être donné à l'autre… La jalousie, avant tout, c'est l'expérience douloureuse de l'évanescence matérielle du temps vécu. De la mort, au fond. Tant qu'on n'a pas compris ça, qu'on ne l'a pas ressenti, on n'a rien compris à l'amour. On n'a pas compris à quel point il nous met en contact avec la réalité, avec son extériorité douloureuse. Ces moments heureux, en photo, me faisaient mal pour toutes les raisons qui faisaient que je ne pourrais jamais les vivre : parce que c'était des moments passés, parce que c'était les moments d'une morte et qu'on ne pourrait plus jamais les rejouer ; mais surtout parce que c'était des moments réels, qui avaient vraiment existé… 357
Ce qui est un étonnant hasard, dans mon cas, c'est que cette découverte se faisait en même temps que je découvrais beaucoup d'autres réalités douloureuses. Celle de la souffrance et de la mort injustes de la Louve, celle de la raison mesquine qui nous a envoyé à Meyerson et Michel, et le doute, à partir de là, pour toutes nos autres cibles… Qui s'est vérifié de la pire manière que j'aurais pu imaginer… Parce que, figure-toi, j'ai réussi à mener un petit nombre d'autres enquêtes, depuis. Je n'ai bien sûr pas réussi à découvrir la raison de tous les meurtres qu'on a pu commettre, mais d'un petit nombre quand même. Et c'est plus qu'accablant. Si encore tu étais le seul patron… Mais je sais qu'au moins deux fois, en fait davantage, en toute probabilité, Maman a vendu nos services à n'importe qui. Des mafieux. Des hommes riches qui voulaient se venger d'hommes plus pauvres. Ce genre de choses… On était beaucoup plus des sortes de putes que d'anges, en définitive… Et tout ça m'a à chaque fois donné exactement la même douleur que dans la jalousie. Ça m'a aidé à comprendre que la réalité était finalement très repérable, justement à cette douleur. Mais aussi à comprendre pourquoi on la fuyait malgré tout, quitte à ce que nos colères se trompent de cible, ou se déclenchent contre toute raison, en nous poussant à considérer comme justes les injustices qui nous avantagent. C'est que tout a un peu toujours l'air d'une histoire d'amour, en fait, dans nos rapports avec la réalité en général. C'est toujours du Pétrarque. S'il est à la fois vrai qu'on voudrait l'étreindre et qu'on la fuit, c'est parce qu'elle aussi, c'est une humble bête féroce, au cœur de tigre ou d'ours, Venue en forme d'ange sous un aspect humain… Ce que Pétrarque dit de celle qu'il aime. Accuser les complots qui dirigent le système, par exemple, est un moyen plaisant 358
d'étreindre la réalité. C'est sa face d'ange. Celle d'une réalité compréhensible et maîtrisable, et qui nous laisse le temps de manger une pizza entre deux étreintes. Pas si dure que ça, donc. Pas cette réalité féroce qui nous ferait lâcher notre pizza, parce qu'elle nous toucherait de si près qu'elle nous forcerait à la colère. Pas cette réalité inexplicable, par exemple, qui fait que l'aristocratie perdure, avec ses traditions, son luxe, son pouvoir et ses abus… Ça, on ne s'y confronte pas. Ce serait se priver de pizza, et probablement juste pour se rendre compte qu'on est impuissant à agir, voire à en saisir autre chose que la surface, et se confronter encore à la douleur de cette impuissance. On risquerait même bien d'apercevoir la bête féroce de la mort, tout au fond… Alors on préfère largement manger sa pizza tranquille, et garder ses certitudes qu'on contrôle les choses… Tout le monde a ses petites pizzas. Moi-même, j'avais ma version personnelle de la réalité sur laquelle je me trompais complaisamment. Mais ce n'était pas parce que c'était la plus confortable. C'était parce que c'était la seule dans laquelle j'avais une place. J'étais donc plus honnêtement attaché au mensonge que les autres, en quelque sorte. Ce qui est terrible, parce que ça veut aussi dire plus incapable de lâcher ma pizza, et que c'est probablement ce qui a fait que la Louve a préféré jouer le jeu de la séduction avec nous plutôt que d'essayer de nous désillusionner en nous racontant son enquête. J'en suis même sûr, maintenant. Elle nous traitait constamment de tocards et c'est précisément ça, un tocard. Comme le cheval qu'un handicap définitif condamne à perdre toutes les courses, c'est celui à qui on ne se fatigue même plus à parler, parce qu'on voit tout de suite qu'il est trop enfermé dans une réalité domestiquée où il se dirige à coups d'honnêteté, fort de son bon droit. Ce sentiment du bon droit, on l'aurait sûrement vite récupéré par exemple, dans la réalité des Anges, en faisant une simple recherche internet sur Michel ou Meyerson. On aurait forcément constaté, parce qu'à ce niveau de pouvoir et de richesse, c'est nécessaire, des liens entre eux, ou bien 359
leurs entreprises, et des scandales du genre travail infantile, exploitation des masses, ou empoisonnement de la planète. Et ça nous aurait toute de suite fait penser assez de mal d'eux pour pouvoir au moins supposer une justification à notre travail, et nous rassurer. Retour à nos pizzas. La Louve ne nous a pas traités en tocards pour une autre raison. Elle pensait ne pas pouvoir se faire aimer si elle nous traitait en adultes, parce qu'on ne l'était pas. Seulement la réalité n'a pas qu'une face d'ange. Elle est aussi la bête féroce qui nous blesse injustement, et nous met donc en colère. Et nous pousse à finalement lâcher nos pizzas pour grandir et travailler à la changer, de temps en temps. Que la Louve soit partie avec cette idée-là de moi, notamment, me blesse beaucoup. Mais comment lui faire changer d'avis maintenant qu'elle est morte ? Maintenant qu'elle est devenue tocarde à son tour, parce que les morts ne changent pas d'avis, et qu'il y a en quelque sorte une tocardise nécessaire des morts ? Le seul moyen, c'est de calmer cette colère en rendant justice à tout ce qui est encore un tout petit peu vivant chez elle, et qui est le souvenir et la trace qu'elle a laissés en moi. De m'attaquer à ce qui est douloureux dans ce souvenir, et qui est sa part de réalité. À ce dont je peux encore être amoureux, et avec quoi je peux continuer le dialogue, comme Socrate avec les beaux jeunes gens. De confondre ma colère avec la sienne, donc. De faire en sorte que notre exigence de justice devienne la même. Alors, oui… Ça va sûrement piquer un peu, au début. On dit que c'est comme un coup de perceuse qui vibre dans les os, je ne sais pas bien, j'ai jamais essayé. Mais tu vas voir… Ça va déjà commencer à nous rapprocher de la réalité. Toi, et tout le monde avec toi. Comme chaque colère bien ciblée qui s'apaise, ça va nous mettre, mine de rien, au service de l'amour universel… Et ça c'est bien, non ? » 360
Ah putain… Ça avait pourtant eu l'air d'une tellement bonne idée, au départ… Un truc que même le Président des Étas-Unis n'avait pas, cette section de malades mentaux hyper efficaces… Mais, ah, putain… Est-ce que ce taré était vraiment capable de le torture et de le buter pour son incompréhensible histoire de pizza, au nom de l'amour universel ? Oh oui. Les Anges étaient des animaux imprévisibles, il était mieux placé que personne pour le savoir. Ça les amusait de tuer, au fond. Berthier le lui avait dit. Et comment négocier avec quelqu'un qui tue par amusement ? Il avait froid, tout à coup. Comme si ses mains, ses épaules et son visage s'étaient vidés de leur sang. Qu'estce qu'il avait dit qu'il lui voulait ? Pour résumer, la journaliste était une espèce d'anar qui lui avait retourné l'esprit, donc ? Et le côté manipulable qui avait été un des arguments principaux de Berthier, quand il était venu le voir, s'était finalement retourné contre eux… C'était inattendu, mais oui, quelque chose comme ça. Il fallait absolument lui faire prendre conscience que ce qu'il était en train de faire, là, montrait bien qu'il n'était pas guéri… Mais comment expliquer une chose aussi évidente ? Le Président retendit les bras vers le clavier du petit ordinateur que Georges avait posé devant lui : - Mais enfin... Vous êtes loin d'être guéri… Ce que vous êtes en train de faire même le prouve… Regardez-moi ! - En fait, tu n'as toujours pas bien compris ce que je suis en train de faire. Mais c'est un peu volontaire de ma part. Je ne veux pas trop t'en dire. Tout ce que je peux faire, c'est te promettre de te traiter justement, et que ce que tu en souffriras, la terreur qui t'occupe en ce moment comprise, est exactement proportionné à une colère qui ne 361
se trompe ni sur sa cible, ni sur la réalité de la justice qu'elle cherche à rétablir. - Mais… Me torturer et me tuer ne rétablira rien du tout ! Et je sais que Berthier vous l'a expliqué mille fois… Il vous a bien expliqué que ce n'était que la moins mauvaise des solutions, que de donner le pouvoir que j'ai à un homme démocratiquement élu, que ce pouvoir dépassait nécessairement l'individu faillible que je suis, et qu'il menait forcément à des erreurs qu'il fallait pardonner, non ? - Oh mais ces erreurs-là, je te les pardonne, oui… Je ne suis pas en train de te punir. De te soigner, plutôt… Attends… Comment est-ce que je pourrais t'expliquer ça sans dévoiler la suite ? En fait… Il suffirait de t'expliquer comment est venue l'idée… Tu sais, après toute cette histoire, la lecture du journal de la Louve, et les quelques bouts du paysage financier dont j'ai pu avoir un aperçu, j'ai assez vite compris que le problème, c'était sans doute les grands ensembles, la grande échelle qui écrase la petite, et le pouvoir trop fort pour que ses dépositaires l'emploient comme ils le devraient, de toute façon. Ce n'est effectivement pas parce qu'on est puissant qu'on est responsable. Au contraire, les puissants sont beaucoup plus les employés du pouvoir que ses véritables dépositaires et ne sont puissants que parce qu'ils obéissent à la logique la plus froide. C'est être très soumis que d'être très puissant. On devient en particulier l'esclave de la logique qui veut que plus on est insensible et mesquin, égoïste, requin, sans conscience morale, et plus haut on parvient. Terrible esclavage, que j'ai eu du mal à comprendre que des êtres normaux, doués d'empathie, acceptent, au fur et à mesure que je le découvrais. Et c'est justement pour ça, que je suis venu te voir au Palais. Je voulais comprendre ce que tu gagnais, exactement, en échange de cet esclavage. Parce que ça aurait pu être quelque chose de très noble, après tout. Le bien relatif de tout un peuple, par exemple…
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- Ah mais justement ! On en a parlé mille fois ! Vous savez combien j'aime, je cherche ça ! Combien je cherche à améliorer la vie des gens ! Le Président avait écrit ça très vite, parce qu'il était très sincère. Toujours aussi convaincu qu'il voulait du bien au peuple qu'il gouvernait, et qu'il faisait pour lui, et même pour d'autres, tout ce qu'il pouvait faire, en composant, en contournant les lois naturelles et rigides du système global pour allumer ici ou là une étincelle d'amélioration des choses, une petite mesure qui apporte du soleil dans son coin. Mais tout en écrivant ça, il avait aussi un peu secoué la table et un stylo, posé au bord, était tombé par terre. Tourterelle le ramassa, par ce même genre de réflexe un peu stupide qui lui avait coûté son autorité, le jour de la prise d'otages. Or, c'était un stylo Montblanc. L'objet remplissait la même fonction qu'un bic, et pas beaucoup plus. Il faisait de plus jolies lettres, peut-être. Sa plume d'or à dix-huit carats n'avait aucune autre fonction, ni les diamants de la barrette du capuchon, pas même vraiment esthétiques. En tous cas, ni l'or, ni le brillant de ces diamants, ni l'agrément mat du corps d'ivoire pur ne rentraient dans la catégorie du beau, telle que Grenouille par exemple l'entendait. Celle qui méritait des sacrifices. Et pourtant, le Président adorait cet objet. Tourterelle l'avait vu, à chaque fois qu'il l'utilisait. Et pourtant, cet objet valait plus, en argent, que le fait de passer trois mois à se lever à cinq heures du matin tous les jours pour aller passer huit heures à répéter le même mouvement simple, dans la souffrance et l'abrutissement. Plus de trois mois de salaire minimum. Et encore, en considérant seulement ce pays. Tourterelle le reposa sur la table, tout près du poignet du Président. Il remarqua alors que la montre qu'il portait était du même genre d'objet. Elle ne faisait que donner l'heure, mais en la vendant, c'était des années de tranquillité 363
qu'aurait pu s'acheter le même ouvrier. Arrêter de souffrir, et s'occuper de ses enfants, de ses projets et de ses loisirs à plein temps pendant des années. - Oui, j'ai bien compris à quel point tu en étais persuadé… Mais malheureusement, plus je t'observe, et plus je me rends aussi compte que tu y gagnais quand même autre chose de bien plus puissant et réellement motivant que le bien d'un peuple. Ta réalité, matérielle. Tes pizzas à toi. Et quelles pizzas ! Les meilleures, à volonté… Mais ça reste des pizzas, et partout où il y a des pizzas, il y a un problème d'amour de la réalité… Et c'est justement ce problème d'amour de la réalité que je voudrais résoudre, maintenant. Parce que je sens bien que si j'y arrive, ma colère sera calmée. Que la justice sera rétablie. Alors évidemment, le moyen de le résoudre ne s'est pas tout de suite présenté comme ça… J'ai d'abord longtemps cherché dans la Littérature, comme à chaque fois que l'amour me posait problème. Mais en repensant à la fin du Roman de la Rose, je crois que j'ai fini par me trouver sur le bon chemin… Le Président fronça les sourcils. Tourterelle continua : - Oui, je sais... « Encore… » Guillaume de Loris… Mais je t'ai déjà raconté, la fin ? Je ne crois pas. Ça finit mal, en fait. À la fin, la rose se retrouve enfermée dans une tour, hors de portée de l'amant. Cette tour a été construite par Jalousie, sur les conseils de Malebouche. Ça a l'air évident, comme ça : Malebouche, on se dit, ça doit être quelque chose comme les mauvaises langues, qui ont réveillé la jalousie du mari de la rose. Sauf que la rose n'est pas mariée… Et qu'en réalité, Malebouche et Jalousie n'ont rien à voir avec ce qu'on imagine. Ce qu'on appelait « Jalousie » à l'époque n'a rien à voir avec le désir de possession du barbon qu'a imaginé l'esprit moderne ; c'est un attachement fort à la conservation, à l'intégrité, et cette tour a donc pour fonction, avant tout, de rappeler que l'amante est toujours en partie inatteignable, qu'on ne la touchera jamais dans sa réalité. 364
Quand cette amante est la réalité elle-même, qu'est-ce que c'est, cette réalité de la réalité qu'on ne peut pas atteindre ? C'est justement tout ce que Malebouche nous pousse à croire hors de notre pouvoir, la réalité « à laquelle on ne peut rien ». Le monde est comme ça, Madame… Et qui édicte en fait les règles de cette résignation ? Qui est Malebouche ? Dans le roman, le personnage de Malebouche ne vient en fait pas dénoncer une tromperie mais la « lécherie », c'est-àdire la simple idée de la débauche, avant même qu'aucune faute soit commise. Ce qui veut dire qu'il représente bien davantage une pression sociale, celle des préjugés du siècle, qu'il n'est un véritable délateur. Or personne n'a d'action sur ça, les préjugés d'un siècle. Personne, en dehors des penseurs et des artistes. Les penseurs, lentement, les artistes, à toute vitesse. Dans l'histoire du Roman de la Rose, c'est Jean de Meung, l'artiste. Pour que l'amant rejoigne malgré tout l'amante, il écrit tout simplement une suite au roman de Loris. Qui commence par de l'action franche. Il fait donner l'assaut à la tour, et trancher la langue de Malebouche. Et puis il tue encore les trois autres gardiens de la tour : Peur, Honte, et Danger. Tu remarques comme c'est aussi ce qui nous a éloignés l'un de l'autre, progressivement, ces dernières semaines ? Ton attachement dédaigneux à ta supériorité sur moi, qui est « danger », et les hontes gênées et les vagues peurs que je t'ai inspirées, juste à coups de références à des idéaux comme la vérité, la justice et la démocratie ? Alors voilà. Il m'a suffit de repenser à la Louve, et puis aussi un peu à la dernière œuvre de Grenouille. À cette histoire de comique. Et la solution est magiquement apparue. Parce qu'effectivement, elle allait étrangler Malebouche… la tellement sérieuse Malebouche… et qu'elle était sous mes yeux depuis longtemps, cette solution. Oui, vraiment… je crois que c'est le juste geste artistique. Il faudra juste bien l'exécuter, bien faire les choses… Que ce soit vraiment drôle… »
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25 « Crucifié par vous, bourreaux charmants, il est Votre souffre-douleurs et votre souffre-joies ; Ses nuits sont vos hochets et ses jours sont vos proies ; Il porte sur son front votre essaim orageux ; Il a toujours vos bruits, vos rires et vos jeux Tourbillonnant sur lui comme une âpre tempête. Hélas ! il est le deuil dont vous êtes la fête ; Hélas ! il est le cri dont vous êtes le chant »
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disait Victor Hugo, qui en fait parfois un peu des tonnes, mais touche quand même souvent de cette manière l'universelle vérité, qui après tout pèse encore plus. C'est le vieil André, celui-là même à qui son ancienneté aurait dû garantir la priorité sur le service du soir, qui le découvrit toujours attaché à la table, au petit matin. Il s'exclama : « Jésus ! » puis ameuta la garde, et tout le personnel à portée de voix. Le Président ronflait, et n'avait pas une blessure. Mais son corps était tout de même marqué d'une anomalie qui fit qu'il se passa bien dix secondes avant que quelqu'un n'ose s'approcher pour le délivrer. Une anomalie qui leur donnait à tous la même pensée, que quelqu'un finit par exprimer à voix basse. Il dit : - Ça peut s'ouvrir comme ça ? Le médecin militaire qui l'examina lui non plus, n'en crut pas ses yeux. Quinze centimètres. Et sans la moindre fissure, ni la moindre goutte de sang. Les soupçons désagréables qu'il ajoutait à son étonnement, en répétant avec une nonchalance qui l'insultait : « Mais vous êtes sûr que vous ne pratiquez pas régulièrement ? » firent que le Président eut très envie de l'étrangler, sur le moment, de voir ses yeux se gonfler à sauter de leurs orbites. Il pensa aussi aux moyens de lui faire perdre son poste, et de lui garantir un bel avenir en maison de retraite. Mais ses préoccupations seraient finalement tout autres, dans les jours à venir. 367
- C'est qu'on n'obtient pas un tel diamètre en une seule fois, sans déchirures, en principe… Même avec les injections… C'était selon lui le botox, en empêchant la réception des neurotransmetteurs responsables de la contraction du sphincter interne en temps normal, qui avait permis cette détente totale et surprenante des muscles parasympathiques. Mais ça ne suffisait pas à expliquer le miracle. Il avait fallu qu'il s'y soit pris avec une délicatesse infinie, pour obtenir une telle ouverture sans dommages. C'était du travail d'artiste, du grand œuvre, de la virtuose sodomie… - Un véritable acte d'amour… conclut le proctologue, très sérieusement. Mais donc, la bonne nouvelle, c'est que vous n'avez rien… - Comment ça, rien ? - Oui, enfin, ça va vous rester ouvert un bon mois, mais on ne peut qu'attendre que ça passe. Que l'effet du botox se dissipe. Vous allez mettre des couches, en attendant. - Des couches ! - Oui. En attendant… - Des couches… répéta le Président, livide. Devant lui s'étalait le parc de l'hôpital, tout embrumé des restes de l'aurore, où s'ébattaient des passereaux véloces et piailleurs. En un clin d’œil, ils faisaient l'aller-retour entre la fontaine, où ils s'ébrouaient dans l'eau froide, et la cime d'un grand chêne, mordorée par l'ardeur déjà franche qui déclenchait leurs joyeux trilles. Les muscles lisses obéissaient au système nerveux parasympathique, c'est-à-dire autonome, continua d'expliquer le proctologue. Pour le dire plus simplement, ils empêchaient qu'on se chie dessus sans qu'on ait besoin de penser en permanence à se retenir. - Des couches… répéta le Président, une troisième fois. Et à ce moment, dans le lointain du parc, on entendit le chant d'un coq incongru.
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Il rentra au Palais un peu perdu. Son chef de cabinet lui conseilla de commencer par convoquer tout le personnel, ce qu'il fit. Mais troublé et tremblant, il ne réussit à rien leur dire qui ait vraiment du sens. Il leur rappela seulement la discrétion à laquelle ils étaient tenus quant à tout ce dont ils pouvaient être témoins dans le cadre de leurs fonctions, et parla de secret d'État à propos de son cul. Ce fut très ridicule : il le lut dans leurs yeux à tous. Ce n'était pas seulement très ridicule, c'était aussi trop tard. On n'aurait peut-être pas dû utiliser l'ambulance présidentielle, qui avait alerté les journalistes. Un communiqué de l'AFP était même déjà en train d'être rédigé, qui prouverait dans l'heure qu'il y avait eu une fuite grave. Il ne saurait jamais d'où elle était venue, si c'était de l'Élysée ou de l'hôpital, et comme il se le demandait, une petite voix intérieure et ironique, qui ne devait plus le quitter à partir de maintenant lui répondit : « de ton cul ». Le hasard des mots et de la vie devait se charger de lui présenter un beau paquet d'horrifiques calembours de ce genre, dans les temps à venir. Mais ce communiqué, donc, contenait l'expression « agression sexuelle ». Malgré la gravité de la fuite, il se laissa un peu bêtement rassurer par l'objectivité de l'expression. Elle semblait encore promettre qu'on réagirait autour de lui comme il l'espérait. C'est-àdire qu'on continuerait à le traiter avec dignité, et même avec une compassion mêlée d'admiration, comme il convient dans les circonstances de n'importe quel attentat dont n'importe quel Président de n'importe quelle République est victime. En principe, un attentat met même mieux que n'importe quel autre événement au grand jour l'héroïsme qu'il peut y avoir à assumer un poste de chef d'État, et à prendre la responsabilité d'une politique qui heurte forcément des sensibilités dérangées et des natures violentes. Mais on fut d'abord assez vite informé que ni sa vie ni même sa santé n'avaient à aucun 369
moment été vraiment mises en danger. Et puis l'agression ne pouvait être reliée à aucune initiative politique vraiment forte. Tout simplement parce que même si ce n'est qu'à ce moment-là qu'il s'en rendit compte, il n'en avait jamais prise. Les serviteurs du Palais avec qui, il devait l'accorder à Georges, il n'avait jamais été très prodigue de compassion lui non plus, furent les premiers à faire comprendre au Président que personne ne réagirait comme il l'avait espéré. Il sentit très vite que l'espèce de halo de silence qui s'était créé autour de lui n'était pas du tout le halo de respect et de pitié qu'il aurait voulu. Que c'était bien autre chose qui faisait s'interrompre certaines conversations à son approche. Le silence se troublait de plus en plus d'éclats de rire lointains et certains d'entre eux, une fois habitués à sa démarche claudicante, lui semblèrent carrément peiner de plus en plus à dissimuler un amusement bête et satisfait. Il ne pouvait pas être sûr que ces rires le visaient vraiment. Mais sans doute à cause de cette indécision même, ils le torturaient davantage encore. La réverbération des couloirs vides et des plafonds altiers leur donnait une dimension métaphysique insupportable ; un sentiment qu'il était impuissant, et tout petit face à eux. C'était comme si on les avait vengés. Mais de quoi ? il se demandait. De son pouvoir, évidemment. Tout simplement… C'était d'autant plus douloureux que c'était évident. Il y avait un moment, pendant le viol, où sa personnalité s'était comme dédoublée ; où ça avait été nécessaire pour mettre à distance ce qui souffrait en lui. Et depuis, non seulement il n'arrivait plus à recoller ses deux moitiés, mais il se sentait en plus devenir la proie des contradictions entre elles, tiraillé qu'il était entre la trop grande logique qu'il voyait à ce qu'ils s'attaquent à sa première moitié et l'injustice qui tordait les tripes de la seconde. Il décida finalement qu'il quitterait l'Élysée pour se réfugier 370
dans son ancien appartement, rue Bardat, au moins pour un temps. Une fois rue Bardat, il se sentit mieux, et prit enfin des décisions. Il ne se donna qu'un seul jour de repos supplémentaire, n'annula que le Champs-Élysées, présiderait normalement le conseil des ministres du surlendemain. Il avait exceptionnellement lieu le lundi, à cause d'un voyage prévu à Doha dans la semaine. « Je dois montrer que je suis encore debout », il avait dit à son chef de cabinet. Même s'il l'avait dit assis, parce qu'il l'évitait le plus possible, la station debout. L'incontinence fécale annoncée par le proctologue avait déjà commencé ; il évitait aussi pour cette raison les mouvements brusques, et les sujets d'énervements. Tout ce qui le faisait chier, disait la petite voix ironique. Le chef de cabinet n'avait de toute façon pas relevé la contradiction. Il pensait à ce moment-là à sa femme, qui lui avait fait remarquer, quand il l'avait mise au courant, que le cabinet du Président de la République n'avait jamais si bien porté son nom. À part soi, il avait déjà trouvé ça très rigolo. C'est de la rue Bardat qu'il reçut aussi tous les appels officiels. De son entourage politique, et des autres chefs d'État. Il se rendit alors compte que même quand on affichait une parfaite dignité face à ce qui venait de se passer, qu'on réagissait exactement comme il l'aurait voulu, il n'arrivait pas à y croire. D'exception à la dignité, il n'y eut qu'un Président africain, un guignol qu'il connaissait à peine mais qui avait besoin de son appui dans un échange commercial aussi minable que son pays était petit, et aussi nécessaire que son accession au pouvoir avait été sanglante, qui au milieu de son discours, une bizarrerie déjà en soi, qui ressemblait beaucoup à des condoléances, ne put empêcher un fou rire. Et le Président russe, qui, avec la brutalité caractéristique de sa diplomatie, n'appela carrément pas. Tous les autres prirent des nouvelles de sa santé avec le plus grand sérieux. Mais ça n'avait pas empêché le Président, là encore 371
par paranoïa ou non, de presque entendre leurs commentaires beaucoup moins dignes, dès qu'ils avaient raccroché. Peut-être que le Président russe était, au fond et finalement, le seul à l'avoir traité d'une manière qui le satisfasse vraiment. Ça alla un peu mieux le dimanche, parce qu'il le passa avec sa femme, jusque là retenue en Argentine par le tournage d'un film que finançait la région Île-de-France, et dans le casting duquel il avait réussi à la faire entrer grâce au président de la région, qui était aussi un de ses fidèles du Champs-Élysées. Mais le réconfort qu'elle lui apporta, à un point qui le surprit, ne fut que de courte durée. Elle dut repartir le soir même, à cause d'une histoire d'orphelinat roumain qu'on développera un peu plus bas, et il se retrouva à nouveau tout seul. Le peuple, dont il craignait le plus les défoulements de la haine ordinaire, l'avait aussi, dans un premier temps, rassuré par la lenteur de sa réaction. La dépêche de l'AFP était très courte et resterait encore pour quelques jours toute l'information dont on disposait. Elle parlait d'« agression sexuelle » et précisait seulement que le Président s'en était sorti tout à fait sain et sauf. Aucun journaliste sérieux n'imaginait la sodomie effective. Et si les moins sérieux, satiristes, caricaturistes, anarchistes, l'imaginèrent, ce ne fut que pour la rejeter comme une manière trop facile et vulgaire de traiter l'événement. Ils furent donc très timides, et passèrent à côté de la réalité. Quand l'information était aussi maigre, on avait l'habitude de monter un dossier technique sur des détails annexes. Le fonctionnement technique d'une bombe, après un attentat dont on ne savait encore rien, par exemple. Il y eut là aussi des dossiers qui traitaient de la sécurité du Palais, et décrivaient dans le détail d'anciennes intrusions. Puis, quand on sut que l'agression était venue d'un domestique, des dossiers sur le recrutement du personnel. Mais 372
on sentait bien que ce n'était pas ce qui allait intéresser le public. Que dans l'agression sexuelle, c'était surtout le côté sexuel qui allait créer de la demande d'information. Les journalistes disaient « on n'a toujours aucunes informations sur ce point », et personne n'osa vraiment demander de détails, à la conférence de presse prévue par le cabinet de l'Élysée, mais la question était dans toutes les têtes. Les plateaux des journaux télévisés et les pages des quotidiens se remplirent finalement d'interventions de psychologues spécialisés dans les crimes sexuels, et ils mirent pour un jour dans l'esprit du public que l'agresseur était un désaxé qui aurait pu s'attaquer à n'importe qui, que ce n'était arrivé que par hasard à l'Élysée, et qu'il avait raté son coup. Aucun psychologue ne s'aventura dans des hypothèses de détail non plus. Ce sont les conversations de forum et les espaces de commentaire de l'internet qui commencèrent à s'en charger. Ce fut pire que tout, parce que ces lieux d'expression-là avaient toujours été très libres, dans le délire, et qu'ils s'en donnèrent à cœur joie face au mystère. Comme on imaginait très mal la chose, l'association « viol + homme » connut un googlage record, et les résultats de ce googlage nourrirent à peu près exclusivement les hypothèses. Ça alla très loin dans la pornographie, chez tous ceux (la majorité des intervenants, en fait) qui avaient regardé des vidéos plutôt que de s'embêter à lire des pages sérieuses. Mais il y avait un ton badin, dans toutes ces hypothèses, qui faisait qu'on restait malgré tout un peu au-dessous de la vérité. Ce ne fut donc pas le délire luimême, le problème. Ce fut la réaction automatique des moteurs de recherche. Cette réaction pourrit le conseil des ministres du lundi. Depuis le début, les ministres avaient déjà, comme tant d'autres 373
auparavant, le plus grand mal à se concentrer sur les sujets du moment et à ne pas diriger tous leurs regards, et d'autant plus qu'ils s'efforçaient de s'en éloigner, vers la ceinture du Président. On fait des couches assez discrètes pour les adultes, aujourd'hui, mais ça gonflait quand même son pantalon, et la fronce élastique dont il n'avait pas encore l'habitude l'obligeait à se gratter régulièrement, ramenant sans cesse l'attention de tous sur son problème physique. Il devait aussi traiter l'ordre du jour point par point tout en pensant en permanence à serrer les fesses. Au septième point, il dut faire une pause, pour boire un verre d'eau : il était en sueur. Au huitième point, il s'énerva : ça ne suivait pas, dans le fond. Du pantalon, rajouta la petite voix, comme il sentait la tiédeur d'une petite perte lui humidifier le périnée, et l'angoisse que ça puisse se sentir lui monter à la gorge. Pierre et Guillaume bidouillaient sur un de leurs portables avec un air exalté. Pierre et Guillaume étaient ses deux ministres geeks. Ce n'était pas la première fois que ça arrivait, et le Président savait ce que ça voulait dire : ils avaient fait une trouvaille sur le net, et se la montraient. Comme à chaque fois que ça arrivait, le Président s'arrêta de parler, et laissa le silence s'installer pour les mettre mal à l'aise. Mais au lieu de s'excuser, Pierre lui dit : - Je crois que tu devrais venir voir ça… Il ne lui fit pas passer le portable. Le forcer à se déplacer le moins possible, c'était un réflexe qu'ils n'avaient pas encore pris. - Regarde ce qui se passe quand on tape « plaisir » sur Google. Le Président vit. Tous les résultats aboutissaient à des pages qui parlaient de l'agression. « Plaisir » n'était pas le seul mot dans ce cas ; il y avait aussi « enculer » (et là c'était Google lui-même qui proposait un encadré avec sa photo, très sérieusement intitulé « Actualités pour enculer »), « sodomie » et « passif », par exemple, qui s'étaient désindexés des résultats de sites pornographiques auxquels ils renvoyaient habituellement, et ne semblaient plus concerner que lui. Mais « plaisir » était plus surprenant, et la 374
nouvelle de son indexation inattendue, renforcée encore par le nombre de ceux qui allaient essayer au fur et à mesure qu'elle se répandait, faisait le tour des réseaux sociaux. Derrière cette nouvelle de l'indexation commençait aussi à courir une hypothèse sur ses raisons : c'était que les robots des moteurs de recherche réagissaient à cette remarque, qui revenait, répétée sous des formes peu variées, dans toutes les conversations et commentaires des pages sur l'agression : Quand même, si c'est vrai, il a dû se faire bien plaisir, le gars... LOL. Le Président ne dit pas ce qu'il en pensait. Le Président dut courir aux toilettes, laissant dans son sillage, pour la plus grande horreur de ses ministres, l'indubitable odeur de beaucoup de merde. Et le conseil s'arrêta là, pour cette fois, et il annula aussi le voyage à Doha. Certes, ceux qui parlaient déjà sérieusement de sodomie n'attiraient pas encore plus l'attention que ceux qui, autrefois, se demandaient s'il fallait attribuer la construction des pyramides et la destruction du World Trade Center à la même intelligence extraterrestre. Mais une rumeur se nourrit d'elle-même et l'indexation et le fait qu'on en parle tellement, même pour rire, lui donnait du poids, jusqu'à prendre de l'avance sur la réalité de l'information. Les espaces publicitaires automatiquement ciblés, sur les pages de discussion de l'actualité politique, renforçaient encore la rumeur en ornant des conversations déjà gênantes de placards vantant les mérites de pommades lubrifiantes et de solutions diverses à la solitude contemporaine, du type « enlarge your penis » et « femmes moches et prêtes à tout dans votre région. » Le ministère de l'Intérieur décida de mettre de l'ordre dans tout ça. D'abord, en faisant 375
supprimer les indexations par Google. Celle du mot « plaisir » en particulier. Un ancien pirate du net employé par le ministère avait pourtant exprimé sa désapprobation au ministre : - C'est jamais bon d'agresser le net comme ça, il avait dit. Le ministre avait demandé pourquoi, et il lui avait répondu : - Après, il se venge… Mais le ministre n'avait pas compris ce qu'il voulait dire, et engagé son équipe à poursuivre le travail. Ils avaient obtenu la désindexation, et nettoyé en partie les sites de discussion les plus populaires, en poussant leurs modérateurs à une plus grande vigilance sur les délits d'insulte et de diffamation. Il comprit mieux quand apparurent les vidéos et les jeux, qui eurent effectivement tout à fait l'air d'une vengeance contre la frustration des instincts les plus bas. Les vidéos étaient des fakes pornographiques reconstituant la scène, le plus souvent dans le genre SM. Elles se multiplièrent aussitôt. Même chose pour les jeux, dont le but était aussi la reconstitution SM, et dont on faisait des applis pour i-phone. Tout ça mit des images dans la tête du public, ce qui était pire que des mots. Et puis apparut la vraie vidéo. Ils l'avaient repérée et fait retirer de Youtube à peine trois heures après sa mise en ligne, mais elle avait déjà été vue par plus de dix mille personnes, et téléchargée des centaines de fois. Ils ne purent rien contre la poursuite de sa diffusion mondiale. Les unes des journaux appelaient, unanimes, à la boycotter, au nom de la dignité de l'Homme et de la Démocratie. Ça permit juste de prouver qu'elle n'était pas un fake comme les autres, et augmenta exponentiellement sa diffusion. À aucun moment le Président ne s'était aperçu que Georges, ou quelque soit son vrai nom, le Président n'avait jamais été très fort 376
pour les prénoms des gens peu importants, filmait. La caméra n'était pas dans son champ de vision. Mais il avait filmé. Le premier effet de cette vidéo fut de faire comprendre que l'agresseur n'était pas du tout le psychopathe frappant au hasard qu'on avait décrit. Le mode opératoire était plein de lenteur et de patience. L'homme était équipé, et avait dû utiliser une bonne dizaine de godemichés de taille et de forme variées, pour arriver progressivement à l'incroyable élargissement final. Il avait préalablement injecté du botox. Il s'était lui-même fait une injection dans le pénis, pour provoquer son érection. Tout ça démontrait une organisation, une planification qui faisait qu'on ne l'appela plus l'agresseur mais le terroriste. Un psychologue eut cette remarque intéressante encore pourtant, qui passa à peu près inaperçue dans le flot des suppositions trop vagues de ses collègues : - Il y a quelque chose de très volontairement pur, dans l'acte… Mais on fit sortir les psychologues, ridiculisés, des plateaux télé. Et on les remplaça par des experts. Ces nouveaux experts, gens sérieux, spécialistes du terrorisme, ne voyaient cependant pas très bien quoi dire non plus. Parce qu'il n'y avait toujours ni revendication, ni message, ni rien qui puisse rattacher ce terroriste-là à un réseau connu ou à un quelconque mouvement protestataire. Ou plutôt si, il y en avait un. Mais bien mystérieux. Parmi les journalistes qui appelaient au boycott, tous avaient quand même regardé la vidéo, en se donnant l'excuse d'y chercher cette revendication, ce message. C'était une question qui travaillait tout le monde maintenant. Mais ils avaient été bien déçu. Un peu par hommage à Grenouille, un peu parce qu'il avait senti que ce serait mieux comme ça, Tourterelle avait strictement appliqué les doctrines 377
artistiques de son frère ange, qui considérait l'explication et le message comme les pires des vulgarités. Il avait coupé du film toute leur conversation préalable sur son histoire avec la Louve, la confiance démocratique, la guerre du politique et du financier, l'amour du peuple, Malebouche. Il n'avait laissé que l'acte lui-même, et trois mots, tatoués sur les fesses du Président, que personne ne comprenait. Ce tatouage, le Président avait réussi à le garder secret jusque là. C'était un secret que même le personnel du Palais n'avait pas trahi. Sa révélation fut terrible. En très grosses lettres, Georges avait laissé un I sur son sacrum, un L sur sa fesse gauche, et un « VE YOU » sur la droite. Ça embêtait plus les experts en terrorisme qu'autre chose, ces trois mots anglais si peu sérieux, jusqu'à la manière dont ils étaient placés. Heureusement pour eux, l'actualité politique du lendemain remplit assez les journaux pour qu'on les oublie avant qu'ils ne soient aussi ridiculisés que les psychologues qui les avaient précédés. Le mercredi en effet, à l'Assemblée, on put enfin observer la réaction du corps politique, qui fut ce que le Président craignait de pire. Certes les députés mirent beaucoup, mais alors vraiment beaucoup plus de temps à oser se lancer dans l'indélicatesse du sujet qu'ils n'en avaient mis, le jour où pour la première fois une femme était entrée chez eux avec le titre de Premier Ministre, à la traiter de « grosse pute » et de « salope ». Ça ne vint qu'au moment des questions au gouvernement. On en posa une, la première, sur la « santé » du Président. Une question encore tout ce qu'il y avait de plus poli. Mais alors un vieux député de l'opposition, un petit gros qu'on était habitué à voir somnoler sur les bancs du fond, se mit à tousser en sifflant comme une cocotte minute. Puis cette toux prit une sorte de cadence, et entraîna un mouvement hystérique à travers son 378
corps adipeux, qui se mit à rebondir comme un ressort. Ce rire, comique en lui-même, gagna ses plus proches voisins puis se répandit dans toute l'opposition, offusquant la majorité qui quitta l'hémicycle en sifflant et huant. On ne parla que de ça, dans les journaux du jour. De la dignité des députés en débat. De ça, et d'un nouveau phénomène internet. La rumeur s'était en effet répandue qu'on pouvait désormais déclarer librement, et sans diffamation, fait unique dans l'Histoire, que le Président était un enculé. C'était faux, juridiquement, mais le temps que les juristes s'expriment, la contagion était trop large pour qu'on y puisse quoi que ce soit. C'était trop jouissif, et les avatars de profil des réseaux sociaux, les pages personnelles et les couvertures de blog avaient déjà fleuri par millions, qui claironnaient en lettres souvent vives et colorées « Le Président est un enculé ! » On en ferait bientôt des mugs et des T-shirts. À ce moment, puisque la compréhension des médias et de leurs experts en terrorisme quant à l'acte et au mot qui l'accompagnait était à peu près nulle, celle du peuple n'allait pas beaucoup plus loin non plus, et se limitait assez généralement à ce joyeux chahut. Il y eut pourtant un événement, dans ce chahut, qui ne fit pas parler de lui tout de suite mais qui montra que, peut-être, quelqu'un y avait compris quelque chose. C'était trois petits gars de Clichy-sous-Bois qui, bourrés comme des coings, manifestèrent toute une nuit dans les rues de la ville, et furent arrêtés pour tapage nocturne devant le commissariat. Ils proclamaient, au moment de leur arrestation, leur amour de la police. Le fait faillit passer inaperçu, mais remonta jusqu'au ministère quand, à cause de leur arrestation, des voitures brûlèrent, des abribus, et une station de métro. Des riverains, des passants, avaient jugé l'arrestation violente et déplacée. Elle ne l'était pourtant pas plus que nombre d'autres dans le passé. Mais quelque 379
chose s'était brisé ; quelque chose qui maintenait jusque là le peuple dans la peur de la police, du lendemain, du chômage et de la Crise. On n'allait pas tarder à s'en rendre compte, et les historiens ont clairement raison, à mon avis, de donner aujourd'hui à cette étape du processus toute l'importance qu'ils lui donnent. Le coup des « enculé » multicolores fut assez mal vécu par le Président pour qu'il décide de réorganiser la réunion qu'il avait annulée le dimanche, avec ses fidèles. Mais, autre première dans l'Histoire, ils trouvèrent presque tous une excuse pour ne pas venir. Il n'y eut que Nadine et Jean-Félix à se déplacer. Et encore, ils ne rirent de rien, pour une fois. Il y eut des silences si lourds, entre eux trois, que le Président les quitta avant le dessert. Il découvrit ainsi la vraie profondeur de sa solitude. La petite voix qui lui dit « pas que de ta solitude… » fut la goutte d'eau qui le poussa à fuir vraiment, cette fois. Après s'être demandé un moment ce que le Général De Gaulle aurait fait en pareil cas, sans vraiment trouver de réponse, il décida de se retirer pour un moment au fort de Brégançon. Il y resta deux longues semaines. Sans télévision, et presque sans internet. De contacts avec le monde extérieur, il n'eut que les synthèses et les rapports de son cabinet et de ses ministres. Les journalistes qui le suivaient à la trace (de pneu, disait encore la petite voix) depuis l'attentat, pour satisfaire le voyeurisme national sous couvert de s'inquiéter pour sa santé, étaient repoussés par la marine, appelée en renfort pour protéger l'île. Il ne sortit du fort qu'une photo, officielle, et dont il eut la bêtise d'être fier, parce qu'elle lui en rappelait une autre, du Général De Gaulle, en 1946 : sur cette photo, on le voyait qui marchait côte à côte avec le Premier ministre sur une pelouse, l'air soucieux. Dans ce cadre parfait du fort, il semblait mesurer la gravité d'une situation de guerre, et peser le pour et le contre d'une franche contre-attaque. Et c'était effectivement ce qu'il 380
aurait voulu. Une réaction énergique, un décret, quelque chose de marquant, et qui lui rende son autorité. On ne peut cependant faire un décret spécial qui soit efficace sur l'inviolabilité de son cul, tout Président qu'on soit, et le peuple s'en rendit bien compte. Le sérieux de cette photo la rendit paradoxalement comique. Il y en eut des dizaines de détournements sur internet, dans l'esprit pipi-caca. On y rajoutait une bulle de bande dessinée qui faisait prout. Des mouches, qui tombaient. Une cantatrice, à cause du coucher de soleil qui faisait très décor d'opéra, derrière, qui chantait « Mais si je t'aime, prends garde à toi ! » ou de fins dialogues du genre : - Qu'est que c'est, Gilbert ? Une révolte ? - Non, Sire. Une bite en érection. Ce nouveau déferlement calembourdesque était peu de choses cependant à côté de la manière dont le mauvais esprit commençait à sortir de la bulle virtuelle pour infecter la réalité. L'exemple des trois petits gars de Clichy-sous-Bois avait été suivi. On ne comptait plus les faux ménestrels, les slameurs et les ivrognes en tous genres qui allaient déclamer des aubades à la porte des commissariats. Et ça ne s'arrêtait pas à la police. Des ouvriers, un peu partout dans le pays, s'étaient mis eux aussi à déclarer leur amour à leurs patrons, en particulier dans les entreprises où existaient déjà de fortes tensions syndicales, au sein des groupes industriels les plus puissants, et partout où des patrons s'étaient taillés une réputation de cynisme et de manque d'humanité plus forte que la moyenne. Tout ça s'accompagna d'une vague de grèves assez importante, puis aboutit à une révolution d'un genre très nouveau. Qu'est-ce qui se passait dans la tête du peuple ? Ce n'était pas plus clair que ce qui s'était passé dans celle du terroriste. Mais pour en avoir suffisamment discuté avec tous ceux que j'ai pu et qui ont connu cette époque, je crois que plus ou moins tout le monde, qui en 381
rêve, qui en imagination, avait eu à un moment ou à un autre la vision de son patron, de son banquier (ou de son gardien, pour deux ou trois copains qui étaient à ce moment-là en prison), pantalon baissé. C'est sans doute cette vision universelle qui a fait tomber les peurs, et le respect, et tout réalisme économique. La peur était le point nodal du problème. C'est tout ce qui tenait par la peur qui s'est écroulé. La peur résignée des entreprises qui coulaient, d'abord. De ces entreprises où il se passait ce qu'on prenait pour une liquidation de l'industrie non rentable. C'est en effet dans le secteur particulièrement décrépit du textile qu'eut lieu la première insurrection. Une petite usine qui agonisait, produisant des T-shirts. Le groupe qui l'avait rachetée pour en exprimer les dernières gouttes ne faisait encore de profits que grâce au licenciement progressif qui devait aboutir à la fermeture. Les ouvriers, surtout des ouvrières en fait, décidèrent d'arrêter elles-mêmes les licenciements. Leurs syndicats étaient pourtant bien au courant des réalités économiques et légales. Ils leurs avaient bien dit que, d'une part, elles n'avaient pas le pouvoir d'arrêter ces licenciements, et d'autre part que ça conduirait au mieux l'entreprise à fermer tout de suite. Elles avaient répondu : « on viendra quand même travailler ». Ils avaient encore répondu que, d'une part, la police les en empêcherait, et d'autre part, que les fournisseurs ne fourniraient plus, puisque la comptabilité fermerait. Elles avaient répondu : « on a encore pas mal de stock : on va le transformer nousmêmes, et on va le vendre. Quant à la police, elle est trop occupée». Pour la police, c'était très vrai. Les émeutes dans les banlieues des grandes villes la débordaient complètement, et la résistance du 382
village tout autour de l'usine fut trop grande pour qu'on la fasse tomber aussi facilement que prévu. Les clients, c'est-à-dire les gros fournisseurs de la grande distribution, devaient aussi disparaître avec la comptabilité. Mais les T-shirt furent vendus. Par internet, à partir d'un site très simple, mais qui devait connaître un grand avenir : Jenculemonpatron.com. Ça avait l'air d'une vaste blague, comme ça, d'une sorte de jeu vidéo de mauvais goût. Sur le côté gauche de la première page du site, une jauge verticale en forme de bite, chiffrée au centième de centime, affichait le salaire que gagnerait chaque ouvrière à la fin du mois, en fonction de la vente. Celle-ci se faisait par paiement électronique vers le compte courant de l'une d'entre elles. Elles étaient deux cents, et une fois enlevé les frais d'électricité (désormais tirée des maisons du voisinage par des rallonges ; on avait coupé la ligne de l'entreprise, mais pas celle de tout le village) et de transport, sur un T-shirt à huit euros, il leur en restait à peu près cinq. En achetant un T-shirt à huit euros, livraison comprise, vous aviez donc la satisfaction de voir la jauge monter de deux ou trois centimes. Il fallait vendre 5000 T-shirts pour qu'elles gagnent un SMIC. Elles en vendirent 20 000 la première semaine, et se retrouvèrent en position de négocier avec les fournisseurs pour pouvoir continuer à produire et honorer leurs commandes. On leur pardonnerait leur retard. Elles s'étaient pourtant résignées d'avance à gagner beaucoup moins que leur salaire, voire à ce que tout s'écroule et à ce qu'elles ne gagnent finalement rien. Mais le jeu amusait trop. Le modèle de ce site en fit bientôt naître un autre, associé, d'une usine de salaisons de la région de Montpellier, qui s'appelait « unsaucissonpourenculerlepatron.com ». Il fit aussi beaucoup rire, et fonctionna aussi bien pour cette raison. L'usine, qui était dans la même situation économique que la première, recevait jusque là du 383
porc d'Espagne, et le transformait en saucissons à l'ail très chargés en graisse, plein d'irrégularités qui avaient l'air de boule de pus, et destinés à l'exportation en Russie, où les normes n'existent à peu près pas. Le porc venait maintenant de la région, les paysans locaux ayant pallié à l'absence de stock en faisant crédit, et on mettait plus de viande que de graisse dans les saucissons. Même succès, pour les mêmes raisons. Et qui entraîna la naissance d'une dizaine, puis d'une centaine d'autres sites construits sur le même modèle, partout où la population locale réussissait à résister aux CRS. C'était du commerce complètement illégal. Mais comme les sites de téléchargement illégal d'autrefois, les « jenculemonpatron.com » changèrent régulièrement de nom de domaine, et ça suffit à les faire vivre longtemps. Paypal, sur ordre du gouvernement des États-Unis, leur refusa bientôt ses services : les paiements se firent alors par transferts directs, du compte du client au compte de l'ouvrier en qui les autres mettaient toute leur confiance, et dont l'IBAN était carrément publié sur le site. Il y eut aussi beaucoup d'exemples de sociétés, les sociétés agroalimentaires rurales en particulier, parce qu'elles arrivaient à écouler leur production localement, qui se mirent à frapper leur propre monnaie avec d'antiques machines achetées sur E-bay. À Évron en Mayenne, par exemple, on remit en circulation des « sous » de 1863 que même les médecins de la ville acceptaient, pour soutenir une entreprise de volailles qui dans le même temps, diversifia et augmenta la qualité de sa production. Ce vol des moyens de production aux propriétaires et aux actionnaires, et ce système de confiance égalitaire, de système fiduciaire à petite échelle, devinrent populaires jusqu'à l'étranger, où ces sites honorèrent bientôt de grosses commandes philanthropiques. Mais ce n'était encore que du bricolage. C'est quand on en arriva à la prise de Total, qui fut la Bastille de cette révolution-là, que 384
tout devint vraiment sérieux. On ne revend pas du carburant à la tonne à des particuliers sur internet, il semble. On ne touche surtout pas aux multinationales sans faire plonger toute l'économie. Et pourtant là aussi, les Français dirent quelque chose comme : « on s'en fout, on va le faire quand même. » Les ouvriers de Total, les transporteurs, tous ceux qui faisaient fonctionner la machine dans la réalité, séparèrent de la même manière l'entreprise de ses actionnaires. Ils ignorèrent tout bêtement les capitaux. S'attaquer à une entreprise de cette taille-là, ce serait faire couler les banques, pouvait-on prévoir. Ce serait faire plonger la monnaie. Mais ce fut fait. Aux pompes, un ordinateur permit pendant trois mois, durée des réserves stratégiques nationales, de faire le paiement depuis son compte courant à celui d'un balayeur de la station nº14 de l'autoroute A5, choisi ni démocratiquement, ni même par tirage au sort, mais par l'acceptation populaire d'une proposition humoristique, sur un groupe Whatsapp ouvert à tous les employés. Les vannes des oléoducs furent fermées un temps, mais les organisateurs du mouvement promirent que les milliers d'employés étrangers de la firme recevraient eux aussi leurs parts s'ils voulaient bien entrer dans le système. Les premiers à donner les références de leurs comptes et à recevoir l'argent furent plus que surpris par l'énorme gain qu'ils en tiraient, vu que le partage était égalitaire et ne tenait aucun compte des différences habituelles de salaire et de pouvoir d'achat entre les pays. Toutes les actions de l’entreprise ne furent bientôt plus que du vent, et les banques et les autres acteurs qui soutenaient les capitaux d'un des plus grands pétroliers du monde menacés d'une ruine complète. On s'adressa aux syndicats en leur disant : « Vous voyez ? Le problème est là ! L'Europe va devoir décupler sa dette pour sauver les banques ! » Mais la dette aussi, était une vieille peur. Alors les syndicats répondirent, dans un communiqué complètement officiel : « La dette, 385
on l'encule. » Ça eut deux effets : la dette décupla effectivement, et l'Europe interdit provisoirement les transferts d'argent de particulier à particulier. Les transferts de particulier à particulier étaient la manière dont le monde réel avait attaqué les marchés. Cette décision européenne, c'était donc les marchés qui interdisaient le monde réel, quelque part. De la même manière que Philip Morris avait autrefois mené une campagne contre une loi anti-tabac en République Tchèque en chiffrant précisément les milliers de dollars que chaque chômeur qui réchapperait au cancer coûterait à l'État. Ça ne tint pas debout très longtemps. Mis devant le choix, ou de recommencer à payer les actionnaires, ou de renoncer à consommer, les Français firent le choix de brûler la bourse. Les agités des banlieues de Paris, du moins. On leur rit un peu au nez, au départ. Le lieu physique de la bourse était sans importance, de nos jours. Le chahut des banlieues était très généralement incompréhensible, depuis la sodomie présidentielle. On en avait l'habitude depuis des décennies, de ce genre d'émeutes sans revendications, et à part occuper la police, on ne pensait pas que celle-ci puisse davantage avoir un but que les précédentes. L'invasion des bureaux de la Défense et l'incendie de la bourse étaient évidemment symboliques : mais on les pensait surtout symboliques de la bêtise qui niait la réalité économique mondiale. Jusqu'à ce que, le soir de l'incendie, les meneurs du mouvement parlent à la télévision. 386
Le meneur des meneurs était le fameux Saïd Zeromski. Un trader né à Stains, en Seine-Saint-Denis, moitié d'origine tunisienne, moitié polonaise, mais entièrement français, vu ce qui devait suivre. Il était apparu devant les caméras avec une bande de copains tous habillés comme des rappeurs, des casseurs, pour ne pas dire des salafistes, et on ne le prit donc toujours pas tellement au sérieux, sur le plateau, quand il annonça le krach de tous les marchés dérivés du monde pour le lendemain. Mais parce qu'il avait étudié l'économie à Harvard, et qu'on le considérait déjà sur les places boursières du monde entier comme un fameux requin, le regard des spécialistes qui lui faisaient face se teignit quand même de davantage d'inquiétudes, quand il expliqua que depuis quelques semaines, sa société d'investissement au Panama, et plusieurs autres, cachées depuis longtemps par des chaînes financières opaques en prévision de ce jour-là, avaient spéculé à terme sur la chute des entreprises européennes en payant les fonds de garantie grâce à des transferts d'épargne de tous les gens que lui et ses copains avaient pu convaincre, sur leur chemin vers l'incendie de la bourse. Cette puissance embrouillée, dissimulée derrière la multitude des investissements emboîtés, trop d'acteurs financiers les pratiquaient aussi pour que la menace ne leur semble pas un minimum réaliste, et ne la prennent au sérieux. Il suffisait déjà souvent d'une étincelle pour que les marchés dérivés s'affolent, et l'incendie de la bourse leur parut une étincelle d'autant plus crédible que Zeromski disait avoir prévenu bon nombre de ses meilleurs amis, dans la finance, qui s'attendaient donc eux aussi à cette chute spectaculaire du lendemain et avaient fait les mêmes investissements. Il parla enfin d'une série de comptes bancaires qu'il venait d'ouvrir en Suisse, en invitant tous ceux qui voulaient et le pouvaient, parmi les petits épargnants, à transférer le maximum que la loi permettait de leurs économies vers ces comptes, dans une banque qu'il venait d'ouvrir, une sorte de 387
banque « blanche » sans aucuns capitaux spéculatifs, et qui serait aussi sans doute la seule encore en état de restituer l'argent après la crise mondiale qui commencerait dans quelques heures, dès l'ouverture des bourses. Pour contourner le nouveau contrôle des transferts adopté par tous les pays européens, on pouvait éventuellement acheter sur internet, à un prix que l'acheteur fixait, une poule qui donnait des œufs d'or. Il garantissait que l'achat était une pure arnaque, que la poule ne serait jamais livrée, et que tous les clients du site seraient au lieu de ça remboursés dans quelques mois. Il donnait en résumé le choix aux gens de continuer à donner leur confiance à leur banque ou à lui et ses acolytes. Quoiqu'il y eut davantage de fous que prévu, qui achetèrent de ses poules virtuelles au prix de toutes leurs économies pendant la nuit, leur nombres resta limité. Mais l'objectif n'était de toute façon pas de capter tous les capitaux du peuple. L'objectif n'était que de faire paniquer les marchés. Et sur ce point, Zeromski gagna. Car le lendemain, la crise mondiale survint. Une heure après l'ouverture d'Euronext, tous les marchés à terme touchaient au limit down. Les marchés au comptant, eux, assaillis d'offres d'achat, atteignirent leur limit up en une heure et demie. Tous les spéculateurs des marchés dérivés avaient tenté de se réfugier dans l'or, les bananes, Windows, les valeurs sûres parce qu'elles correspondaient à un produit réel ou une activité très indépendante de l'Europe. Mais les prix des actions et des produits devinrent tellement irréels que les marchés au comptant aussi, prirent finalement peur, et krachèrent. Une anarchie totale, mondiale, en résultait. C'était pourtant seulement l'effet d'annonce qui s'était autoréalisé : aucuns comptes cachés, même suisses, n'auraient jamais permis de mettre en péril l'économie mondiale tous seuls. Par ailleurs, si la banque suisse de 388
Zeromski existait vraiment, le temps du transfert de l'argent par les entreprises ou de l'achat des poules par les personnes, tous ceux qui avaient répondu à son appel devaient voir leurs transactions refusées par la banque elle-même, qui resta blanche. Mais la baisse à l'ouverture due à l'effet d'annonce et aux rumeurs de mouvement de la nuit s'était emballée, et avait effectivement tout mis par terre. Qui avait encore de l'argent, à partir de là ? Personne. La redistribution économique, le retour à la normale, ne put venir que de décisions politiques. Les pays dont les marchés étaient associés durent s'en occuper, en attribuant à telle banque ou telle autre des crédits qui ne naissaient de rien, même plus vraiment de leurs dettes qui, centuplées, n'avaient plus aucun sens elles-mêmes, et durent à la fin du processus être en grande partie effacées. Le travail fut long et fastidieux. Il fallut trier en détail les besoins de capitaux, pour ne flouer que les spéculateurs, créer une monnaie mondiale provisoire, faire des concessions en fonction du droit égalitaire des nations, et fermer définitivement les marchés à terme à tous les produits financiers en dehors des matières premières, les seuls qui aient une nécessité réelle. Les spéculations sur ces matières premières ne furent désormais autorisées qu'aux entreprises productrices réellement susceptibles de les employer. On dut aussi supprimer tous les intérêts de toutes les formes d'épargne, comme les intérêts de l'épargne étaient l'assise des anciennes spéculations. Les petits épargnants n'y virent pas une si grande différence. Les grands, les professionnels, par contre, durent trouver une autre manière de faire fructifier leurs capitaux que dans l'investissement financier. Autrement dit, travailler. Mais ils n'étaient, en France par exemple, que quelques milliers, là où les chômeurs avaient été des millions, tant qu'ils devaient se mettre à genoux devant des entreprises qui faisaient leur profit dans le licenciement, et non dans la production.
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Le tissu économique s'est refait. C'est ce qu'avaient compris Zeromski et toute sa bande : plus la crise serait grande, et plus la nécessité de s'en relever serait évidente. Il est du coup devenu beaucoup plus difficile de gagner de l'argent sans rien produire de concret ou de rentable. Tout n'est pas pour autant allé mieux tout de suite. Combien d'entreprises sont mortes brutalement, faute d'avoir réussi à se recycler ! Combien de chômeurs supplémentaires, avant qu'ils ne créent de nouvelles entreprises, et de nouveaux marchés ! Et le pétrole devenu exorbitant ! Et l'effondrement des industries du luxe ! Mais les énergies renouvelables ont fait un bond prodigieux. Et de nombreuses peurs d'avant ont montré qu'elles n'étaient que des mythes. La peur de la concurrence des pakistanaises de douze ans dans le textile, par exemple, s'est révélée aussi absurde que le reste du système : leur salaire minimaliste n'avait jamais eu aucune influence sur les prix en comparaison exorbitants, à la vente, des baskets qu'elles fabriquaient. C'était la confiance des investisseurs qui rendaient leurs entreprises mondialement fortes. C'était eux, que l'esclavage attirait. Pas le consommateur. La ruine des banques n'a pas non plus empêché de continuer à créer des entreprises. Elles ne sont pas devenues plus sévères sur les prêts. Au contraire, puisque c'est devenu à peu près leur seule source de revenu. Comme elles l'avaient toujours plus ou moins dit sans que ce soit vrai, à l'époque où personne ne comprenait rien aux marchés financiers. Bientôt, plus personne ne posséderait des milliards, en dehors des États. Le droit des employés à disposer de leur entreprise devait peu à peu s'installer dans presque toutes les législations, comme le suffrage universel au temps des grandes révolutions démocratiques. Les bourses, elles, devaient devenir des polices de la stabilité. On a évidemment un regard étonné sur les anciennes pratiques, maintenant. Elles nous paraissent démentes. Que la chute des actions d'une entreprise lui fasse perdre ses capitaux nous paraît une 390
aberration, maintenant qu'on a une bourse raisonnée, qui gèle les mouvements dès qu'il atteignent la fameuse barre des dix pour cents. Comment est-ce que, juste pour défendre le droit à l'enrichissement personnel, on a pu faire autrement pendant presque deux siècles ? Les assureurs qui assuraient les pertes financières dues à la spéculation, sans avoir les liquidités capables de couvrir les risques, sont un autre monstre du passé très impressionnant. Et que dire des assureurs réassurés en boucle ! Mais ce qui nous troue le cul pardessus tout, c'est le mythe de la nécessité de rembourser un jour la dette des États. Comment est-ce qu'on pouvait avoir peur de ça ? Estce qu'on ne réalisait vraiment pas qu'ils seraient de toute façon forcément un jour obligés de les effacer en grande partie ? La dette, c'était un outil pratique, évidemment. Maintenant que plus personne ne lui accorde de crédit, parce qu'on ne peut plus spéculer dessus, en cas de besoin, les États sont forcés de produire de la monnaie et de provoquer des inflations qui se répercutent immédiatement sur tout leur système économique national. Mais c'était quand même d'une malhonnêteté et d'une irresponsabilité qui étonne. Enfin bref, on n'y comprend toujours rien, aux mécanismes boursiers de ce siècle-là. Il semble assez évident, maintenant, que même ses acteurs, à moitié devins à moitiés alchimistes, ne les maîtrisaient pas vraiment. Comment est-ce qu'on avait pu laisser les bourses devenir aussi complexes et libres de trafics en tout genre ? La bourse, cette chose qui est à la portée d'un lycéen ? Depuis que les salaires sont devenus des dividendes à peu près partout, ça a aussi introduit une nouvelle forme de stress dans les entreprises. De responsabilité collective pas toujours évidente à gérer. C'est ce qui a provoqué le fractionnement des grandes multinationales et des groupes de production. L'absence de confiance, au-delà d'une certaine échelle, qui rend très difficile leur existence. Mais on constate aussi qu'elles sont généralement 391
devenues plus productives et performantes. Qu'un peu partout, on travaille moins, mais mieux. Et que ce qui reste de grand, est grand par la coopération confiante d'un grand nombre d'hommes, pas par le jeu aveugle, mystificateur, panurgique et absurde de quelques soitdisant initiés. C'est la force de notre époque. Sa faiblesse, c'est le rêve de quelques-uns que les riches à milliards du temps passé puissent revenir, et d'en faire partie. La leçon que Marcel avait tiré de son indifférence à l'inexistence du trésor du capitaine Smith ne leur parle pas, à eux. C'est dommage. Elle mérite d'être répétée. Et ça tombe bien, parce que c'est tout à fait ce qu'on pourrait tirer de la fin des aventures du Président, après Brégançon. Au bout de ses deux semaines à Brégançon, le Président démissionna. On vit longtemps, et très logiquement, dans cette démission son abdication complète. On avait tort. On pensa qu'elle était le résultat d'un échec de ses réflexions et qu'il fuyait la situation incontrôlable, abattu pour de bon, écrasé de honte, détruit. On avait tout aussi tort. Pour comprendre pourquoi, il faut revenir à ce dédoublement dont on a déjà parlé. Depuis le viol, il y avait comme deux personnages en lui. Celui qui souffrait, moralement autant que physiquement, parce qu'il avait encore de l'orgueil, et un autre, beaucoup plus apathique – presque autant que Georges, enfin Machin en réalité – qui avait pris ses distances avec le premier, et même avec le monde en général, lui permettant de survivre à l'humiliation. Cet autre parvenait à mépriser les rires, et même à se sentir sage et digne encore, à travers ce mépris. C'était lui qui avait osé le premier parler au personnel du Palais ; ridiculement, mais calmement. Il avait ensuite contemplé les débuts de l'agitation populaire avec une 392
froideur sans rancune et presque de l'amusement, parce que lui n'était pas vraiment celui qui s'était fait sodomiser. Et enfin, il avait trouvé assez vil l'empressement des plus lèche-bottes de son entourage, que le premier avait pourtant tellement souhaité, comme marque de compassion et de respect. Georges avait sans doute raison, quand il avait dit que c'était l'humain qu'on aimait. Parce que cet autre, c'était effectivement quelque chose comme l'humain en lui, éternellement digne, et que pendant sa seule journée de réconfort, celle qu'il avait passé avec sa femme, il avait bien senti que c'était à cet autre qu'elle s'était adressé toute la journée, que c'était lui qu'elle avait poussé à prendre le pas sur l'humilié, et que c'était pour ça qu'il s'était senti mieux. À son retour d'Argentine, Zlata s'était fait expliquer les soins à donner par l'infirmière, et l'avait renvoyée pour qu'ils soient tranquilles, tous les deux. Ce n'était de toute façon pas vraiment des soins, puisqu'il n'y avait aucune blessure, juste des gestes d'hygiène et des massages censés accélérer l'assimilation du botox. Il s'était un moment demandé s'il avait vraiment envie que Zlata s'en occupe, mais au premier doute exprimé, elle avait répondu « Ta merde, c'est comme si c'était ma merde, mon amour ». Et encore, comme il s'en étonnait : « Tu sais, je boufferais ton vomi ». Elle n'avait pas fait preuve de goûts plus bizarres le jour où elle lui avait fait acheter une corvette fuchsia. Mais cette bizarrerie-là lui convenait très bien. C'était même sans doute les mots d'amour les plus forts qu'il ait jamais reçus. Et c'était bien l'autre, l'humain et le digne, qui les avait reçus. Dans la semaine qui suivait l'attentat, il était prévu qu'elle se rende à Bucarest pour inaugurer un orphelinat qui devait porter son nom à lui, le Président. Outre une des plus belles femmes du siècle (elle était mannequin quand ils s'étaient rencontrés), Zlata était en effet une Hohenzollern-Sigmaringen, et l'orphelinat son œuvre. Elle 393
aurait bien annulé le voyage à cause de l'attentat, mais quand elle avait appris, ce dimanche, que là-bas à Bucarest, on débattait le report de l'inauguration, voire un changement de nom, elle s'était mise en colère et avait au contraire tout de suite pris l'avion. Elle avait dit : - T'inquiète pas, je reviens tout de suite ! Elle n'était pas seulement belle et de bonne famille ; c'était aussi un fort caractère. Et le Président préférait presque sa place à celle de ceux sur qui allait s'abattre son courroux. Elle avait d'ailleurs obtenu le maintien de tout ce qui était prévu, là-bas. Puis elle était passée voir sa famille, installée dans l'ouest du pays. C'était lui-même qui lui avait dit d'en profiter, que tout allait bien de son côté, qu'elle le dérangerait plus qu'autre chose en revenant tout de suite, vu la crise qu'il commençait à avoir à gérer. En réalité, il était au fond du trou et ne voulait tout simplement pas qu'elle le voie aussi abattu. Elle lui avait quand même envoyé des messages, des « courage, choupinou ! et des « je t'aime ! » qui lui avaient fait du bien, au moment de la réaction de l'assemblée, puis des « enculé » multicolores. Mais elle n'était revenue qu'au moment où il était à Brégançon. Quand elle l'avait trouvé enfermé dans le noir, pas rasé depuis une semaine, devant une bouteille de Cognac de 1863, elle l'avait sévèrement engueulé. - Mais enfin ! Je croyais que tout allait bien ! Et c'est quoi, cette histoire d'armée que tu ne veux pas faire intervenir ? C'était Jérôme, le premier ministre, qui l'avait briefée avant qu'elle entre. Et c'était effectivement le problème du moment. Ce qui a tout simplement permis les début de la révolution, le vol des moyens de production. Le gouvernement n'arrivait à obtenir aucune réaction de la part du chef des armées. 394
Le Président avait laissé sa moitié humiliée reprendre le pas. Et cette moitié remâchait sa rancœur depuis des jours, en pensant quelque chose comme : - Eh ben démerdez-vous, alors ! il ne pensait pas du tout que l'agitation populaire puisse mener à autre chose qu'une énorme catastrophe politique et économique, et c'était tout le mal qu'il voulait au peuple, maintenant. Que tout s'effondre. C'était du moins ce qu'il pensait jusqu'à ce que sa femme vienne le secouer, ouvre les fenêtres, éloigne tout le monde, et l'emmène au grand jour, dans le jardin. Là seulement, sur un banc du parc, il lui avait répondu. Mais c'était son autre moitié, qui avait répondu. Le temps était exceptionnellement clément, pour une fin d'octobre, et le soleil pâle faisait scintiller l'onde. On n'entendait, en dehors des passages réguliers de l'hélicoptère de la marine, que le vent dans les rochers et le paisible ressac de la plage, toute proche, tandis que les effluves entêtants des pins assaisonnaient le marin. Zlata avait alors eu une manière de serrer son bras en silence, et de poser sa tête sur son épaule, qui l'avait fait se sentir tout drôle. Puis il lui avait dit : - Je ne serai pas celui qui a envoyé l'armée contre son peuple. Et elle l'avait embrassé, et dit qu'elle voudrait un enfant. Que ce soit l'autre moitié qui réponde, grâce à elle, ne devait donc rien changer à la marche de la révolution ni au désespoir de ses ministres et de son cabinet, face à son refus d'intervention militaire, alors qu'eux avaient déjà tout préparé pour qu'elle ait lieu. Mais pour lui-même, dans les raisons de ce refus, quel changement ! Ce n'était plus la rancœur qui parlait ; c'était ce qu'il y avait de plus noble en lui. Et il l'avait senti. 395
Ce qu'il y avait de plus noble en lui reconnaissait ses plus vieilles erreurs, devant ce qui était en train de se passer en France. Celles, justement, sur lesquelles Tourterelle avait voulu lui mettre le doigt. Le mépris qu'il avait au fond pour un peuple qu'il croyait aimer, mais qu'il considérait assez vastement comme une bande de tocards jusque là, incapables de faire ce qu'ils étaient justement en train de faire. L'indulgence de corbeau avec laquelle il avait traitée l'hypocrisie des puissants renards qui l'entouraient, certain que malgré leurs flagorneries, la force de la réalité était de leur côté. Il avait toujours pensé que le peuple n'était pas bien conscient de la force des liens qui le reliait, lui et le reste du corps politique, au patronat et à la finance. Les deux premiers « jenculemonpatron.com » venaient de lui prouver le contraire, et maintenant que ça ne concernait plus seulement lui, le Président nº2 s'en amusait presque avec le peuple. Il était encore resté à Brégançon une semaine pour deux raisons. D'abord, pour continuer à résister contre toutes les velléités d'intervention violente dans lesquelles son gouvernement et les puissances économiques nationales cherchaient à le pousser. Ensuite, parce que le cadre était assez paradisiaque, et qu'il était idéal pour mener le nouveau projet que Zlata venait de lui proposer. Au bout d'une semaine, la pression était cependant devenue trop forte. Malgré sa position de chef, il commençait à sentir les intrigues qui finiraient par le faire destituer, sans doute pour des raisons de santé mentale. Ce n'était pas du tout par amitié que Jérôme lui avait envoyé un psychiatre, il s'en doutait bien. Alors il avait démissionné. S'il avait attendu la destitution, le gouvernement de Jérôme en 396
serait peut-être sorti plus fort, démontrant que le pouvoir était toujours là, que son chef seul avait souffert, personnellement. Mais sa démission avait envoyé un signal très différent au peuple. Il avait pu s'adresser à lui et laisser entendre que tout le gouvernement était abattu, dans son discours d'adieu. Que c'était une victoire populaire. Ce qui avait beaucoup renforcé le mouvement. C'était aussi laisser son successeur lâcher l'armée. Mais, d'une part, ce serait aussi arrivé avec la destitution, et d'autre part, il avait confiance dans les rumeurs de sédition prévisible dans l'armée, qui faisaient partie des raisons pour lesquelles Jérôme le pressait aussi tellement de donner l'ordre. Il avait raison. Quand le Président du Sénat eut pris sa suite et le donna enfin, l'ordre, et que le général concerné l'eut transmis, il reçut de son secrétaire cette réponse toute tremblante et affligée mais qui, sortie de son contexte, a la grandeur d'une morale : « Mon général ! Les… Les hommes refusent… » Après sa démission, comme Tourterelle, le Président disparut. La légende dit qu'il s'est installé à la campagne. Qu'à Saint-Gilles, dans les Bouches-du-Rhône, on a pendant longtemps régulièrement pu le croiser au Bar du Centre, où il montrait fièrement son tatouage aux touristes, pour leur plus grand amusement. Ou horreur, c'est selon. Que sur la place les dimanches, il jouait aux boules. Le hasard qui l'a fait s'installer en Camargue est ininterprétable. Ou pas.
26 La sorcière noire du Laos
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Il reste à faire un dernier voyage. Dans le territoire des treize montagnes. Il n'y avait sans doute pas de pays plus superstitieux au monde que le Laos, à cette époque. Les religions y étaient nombreuses et très pratiquées, que l'idéologie du régime n'avait jamais réussi à affaiblir. Ça en faisait un modèle de tolérance religieuse, chose bizarre pour une république communiste, mais aussi un pays où les légendes, non seulement étaient vives, mais continuaient à s'inventer. Prenez la légende de la sorcière noire des treize montagnes. Cette légende avait quatre ou cinq ans. Où, dans le monde, des légendes de quatre ou cinq ans pouvaient encore exister ? Peutêtre seulement là, au Laos. Cette légende disait donc qu'il y avait quatre ou cinq ans, une très obscure et puissante sorcière s'était installée en plein cœur de l'ex-zone spéciale de Xaysomboun pour y bâtir un royaume selon ses lois. On disait aussi que c'était MiaoSaakonh, grand esprit parmi les esprits, qui l'y avait amenée. Que Miao-Saakonh avait auparavant volé très longtemps avec le soleil et plusieurs fois fait le tour du monde (un tour à chacune de ses vies, qui avaient été aussi nombreuses que les racines du Banian de Sana Somboun) pour trouver celle qu'il trouverait digne de son projet. Mais qu'il l'avait enfin trouvée, il y avait donc quatre ou cinq ans, et que la sorcière et lui avaient fondé ce royaume où on ne connaissait ni la faim, ni la pauvreté, ni même la tristesse. À ceux qui en déduiraient un paradis imaginaire, le Président, dans sa sagesse tout neuve, aurait sans doute pu enseigner bien des choses sur les vertus consolantes de la tristesse. Vous peindre mieux que moi l'imperfection d'une telle utopie. Mais la légende attirait 398
quand même les aventuriers. Du moins selon certaines rumeurs. Car il y avait un moyen bien connu de rejoindre le royaume. Il suffisait censément de se rendre à Noi O, le village Hmong qui était la façade modèle de la zone de Xaysomboun. Là, et là seulement, on laissait les Hmongs vivre en paix, pour prouver au monde qu'on ne les massacrait plus. En réalité, dans l'arrière-pays, on les massacrait encore, mais la preuve marchait quand même, parce que c'est comme ça qu'a toujours fonctionné la réalité. La réalité, qui n'a rien à voir avec la vérité, et n'est jamais qu'un mythe beaucoup plus riche et puissant que les autres : le mythe à tout le monde. Mais passons. Il suffisait donc de se rendre à Noi O, puis de se prendre une cuite monumentale à l'alcool de riz dans certains restaurants précis, dont l'adresse changeait souvent. Le soir même, alors, on disparaissait pour se réveiller au royaume de la sorcière noire. La seule difficulté, pour qui aurait voulu vérifier l'existence de ce royaume, c'était de connaître ces adresses de restaurants. Officiellement, personne ne les connaissait, à Noi O, et le seul moyen de les connaître était d'avoir déjà assez voyagé dans un autre monde parallèle où la sorcière noire se promenait aussi beaucoup, et avait de grands pouvoirs, pour qu'elle vous y invite. Cet autre monde, où nous passons en fait tous une bonne moitié de notre temps, c'était internet. Car la sorcière commandait, en plus de son royaume, aux esprits qui véhiculaient les informations dans cette quatrième dimension-là. C'est le génie des superstitions que de s'adapter à la modernité qui les récuse et de réapparaître là où on ne les attend pas. La légende disait aussi que les aventuriers qui disparaissaient à Noi O étaient tous déjà protégés depuis longtemps par les enfants de Miao Saakonh et de la sorcière, tous puissants esprits du net, et que ces aventuriers étaient surtout des hackers. Que là-bas, dans les montagnes, ils 399
vivaient sans argent et dans une ambiance de fête permanente. Que c'était à cause d'eux que tellement de produits culturels, livres, films, musiques, commençaient à se répandre gratuitement dans le monde entier, à cette époque où s'initiait à peine le grand mouvement qui a depuis forcé les gouvernements du monde entier, à quelques régimes autoritaires près, à abandonner le système des droits d'auteur, et les artistes à ne plus vivre que de dons transparents, anéantissant à la fois les fortunes de ceux qui en avaient et la misère de ceux qui y pataugeaient. Mais la légende allait plus loin. On disait qu'une fois rendu dans le royaume, les hackers devenaient tout-puissants. Qu'ils ne le faisaient que rarement, mais qu'ils devenaient capables d'infiltrer les places boursières et d'influencer les cours. Qu'ils avaient accès à toutes les informations et à toutes les données les plus privées des réseaux sociaux comme des banques. Qu'ils étaient capable de faire une copie de ta carte bancaire. Parce qu'ils devenaient eux-mêmes des êtres à moitié virtuels. Les nouveaux fils de Miao-Saakonh et de la sorcière. Alors, ils ne mourraient jamais plus que volontairement. Ce n'était, bien sûr, qu'une légende. Même en admettant quelques fondements vrais à cette histoire, comme en ont beaucoup de légendes, il aurait fallu que le groupe de hackers qu'elle semblait cacher ait, ou piraté des liaisons satellitaires, ou lancé leur propre satellite. Ce qui n'était pas vraisemblable. Et pourtant, à peu près au moment où l'insurrection française battait son plein, Souvanna Ayuthya, homme de bons sens, ayant étudié à Cambridge, dans la froide Angleterre, patrie de Hume, et assis à l'ombre d'une paillote qui faisait face à l'aéroport de Ventiane pour y déguster une salade de mangue et papaye vertes en attendant l'arrivée de son hélicoptère, finissait par plier devant le mythe. Souvanna Ayuthya était pourtant un winner. Un esprit plein de lumières, d'énergie et de patience, hautement rationnel et conscient des réalités du monde. Qualités grâce auxquelles il avait fait son 400
chemin. Son père avait proprement annulé son enfance, pour la remplacer par vingt ans d'éducation aussi pleine, rigide et programmée que celle d'un pianiste ou d'un contorsionniste chinois. Il n'avait jamais joué à autre chose qu'aux jeux que lui permettaient la cohorte de ses professeurs particuliers. Il avait dû vivre en bilingue dès le plus jeune âge, sous la férule -au sens propre- d'une gouvernante anglaise très à l'ancienne. C'était à ce prix que son père en avait fait un étudiant à Cambridge. Après quoi il était devenu un grand financier. Là, la bataille de la vie avait été plus rude encore. Après son enfance, il avait sacrifié sa vie d'homme à la quête éternelle des bons coups, ne lâchant ni de nuit ni de jour la surveillance des marchés où il investissait. Il n'avait jamais pris de vacances, jamais eu d'histoire amoureuse hors prostitution. Il lui était arrivé cent fois de se ruiner, de perdre des millions, de devoir en emprunter d'autres pour se renflouer. L'angoisse de ces millions perdus et empruntés avaient ravagé son visage, aujourd'hui creusé de poches et gonflé de bourrelets d'inquiétude. Cette enfance et cette vie d'homme sacrifiées faisaient qu'il méritait d'être ce qu'il était aujourd'hui. Un modèle. Un aristocrate moderne. C'était du moins son opinion. Et s'il avait presque envié la vie commune des pauvres gens, surtout au début, à ses premières angoisses, quand pour les premières fois ses pertes avaient dépassé le capital qu'il avait hérité de son père et de son sang quasi royal, il pensait maintenant qu'il y avait toujours une voie de réussite pour tout projet, que la source de l'échec était toujours la même, qu'elle s'appelait l'hésitation, cette impureté du geste, et prévoyait même d'écrire un jour un livre sur le sujet. Car aujourd'hui, il savait que rien ni personne ne pouvait lui résister s'il s'y mettait vraiment, se relevait de toutes les blessures, et mettait même un point d'honneur à faire 401
payer au centuple à ses ennemis celles qu'ils cherchaient à lui infliger. Et pourtant, devant la sorcière noire, il reculait. Pour la première fois depuis très, très longtemps. Il recommanda un deuxième verre de lao-lao, et une deuxième énorme salade manguepapaye. Son dernier projet n'était rien moins que de monter la plus grande plantation d'opium de toute la péninsule indochinoise. Quand la zone spéciale de Xaysomboun avait été démantelée, et par l'intermédiaire de son cousin Ouvong, haut placé dans le parti, il avait réussi à en acheter une énorme portion pour une poignée de cacahuètes. La plantation serait non seulement la plus grande, mais aussi la plus propre de la région. La quasi-totalité de sa production serait écoulée dans les circuits légaux de l'industrie pharmaceutique européenne. C'était garanti. Il avait trouvé un moyen pour ça. Le moyen. Mais rien n'avait marché comme il l'avait imaginé. Ça avait commencé par des histoires de fantômes à la con, pendant la construction de la route. L'ex-zone spéciale de Xaysomboun était un des endroits les plus sauvages du pays, et c'était d'ailleurs pourquoi les Hmongs s'y étaient réfugiés au moment de leurs persécutions. Pour atteindre le territoire des treize montagnes, en son cœur, il fallait donc d'abord construire une route. Le chantier de la route avait croisé plusieurs villages en ruine, détruits par l'armée il y avait des décennies. Et c'était dans ces villages désertés, dans ces ruines couvertes d'arbres déjà forts et de lianes qu'étaient apparus les fantômes, qui s'étaient mis à effrayer les ouvriers. Censément, les esprits des Hmongs autrefois massacrés dans 402
ces villages. Dans ce pays à moitié arriéré, où on croyait tellement à ce genre de choses, les ouvriers s'étaient donc mis à déserter en masse, un vrai cauchemar. Ce qui lui avait déjà fait perdre trois mois. Quand on avait attrapé -et pendu- trois des fantômes, des Hmongs bien vivants, et déguisés, en fait, Souvanna Ayuthya avait pensé le problème résolu. Il n'avait pas demandé lui-même à ce qu'on les pende. C'était parce que c'était des Hmongs, c'est-à-dire un peu moins que des chiens, que c'était arrivé. Les soldats qui l'avaient fait n'avaient demandé ni son autorisation, ni même celle de leurs supérieurs. Et personne n'en aurait plus jamais parlé, si de nouvelles rumeurs stupides n'avaient pas à nouveau commencé à courir parmi les ouvriers. Mais le destin avait décidé qu'elles courraient, et encore plus fort qu'avant. Ils racontaient que c'était de vrais fantômes qu'on avait pendus... À cause de toute une série d'accidents bizarres qui s'étaient alors produits, et à cause de la légende de la sorcière noire. Les engins s'étaient mis à avoir des pannes bizarres, en série. Des pannes informatiques, en particulier. Souvanna s'était maudit d'avoir fait appel à des engins de chantier aussi modernes. Les gars de la maintenance n'y comprenaient rien. C'est là que les ouvriers avaient commencé à parler de la légende de la sorcière noire et de ses pouvoirs informatiques entre eux. Ça s'était aggravé de torrents de boue, pendant la mousson, qui avaient dépassé de loin ses prévisions et qu'on avait encore attribués à la sorcière protégeant son royaume, chez les glandus. Et puis des éboulis qui avaient englouti des engins. Un cyclone. Il avait fallu qu'il se paie un cyclone ! Les ouvriers étaient devenus comme fous, alors. Ils brûlaient de l'écorce de Bong pour calmer l'esprit de la sorcière. Il était allé jusqu'à chercher d'autres ouvriers dans le Sud du pays, moins superstitieux, et qui avaient permis un temps d'accélérer 403
les choses. Mais le cyclone était survenu juste après le coup des cinq gamins... Et même les ouvriers du Sud avaient cru à une punition de la sorcière, alors... L'histoire était pourtant assez banale, à la base. En ramassant des herbes et des racines, ces gamins étaient tombés sur une des patrouilles qui protégeaient les alentours du chantier. Avant d'être tuées, les quatre filles du groupe avait été violées. Et une d'entre elles, éventrée. Comment l'information, les photos surtout, avaient-elles été si vite communiquées au monde entier, et jusque dans les journaux occidentaux ? Souvanna ne le savait pas, mais qu'on parle du viol et du massacre de ces enfants aussi largement avait sûrement participé à la défaite globale. Sans ça, les débordements d'une soûlerie militaire aussi habituelle n'aurait pas autant agité les ouvriers. La pitié envers les derniers restes d'une race de péquenauds assez mauvaise et abrutie pour se retrouver du côté des colons et des bourreaux, pendant la décolonisation, n'était pas trop dans leurs idées jusque là. Mais la goutte, c'était la faillite du groupe Martincourt, et la démission du Président de la République, là-bas. Le groupe Martincourt était à la fois son principal investisseur, et son principal futur client. C'était lui qui payait la route, et c'était sa branche pharmaceutique qui était censée récupérer l'opium produit pour en faire de la morphine et des dérivés. Quant au Président de la République, il avait été le maître d’œuvre du contrat. C'était parce que le cousin Ouvong les avait présentés, lors d'une visite officielle, que Souvanna Ayuthya avait pu faire affaire avec Martincourt. Or, il n'était pas du tout dit que le Président qui le remplacerait aurait la même bienveillance, et l'aiderait à trouver un nouvel investisseur. Surtout par les temps qui couraient. Un peuple capable de sodomiser son Président pour le pousser à la démission était bien capable aussi de pousser son remplaçant à être moral dans 404
ses investissements. Peut-être pas quand même... Mais du moins à faire se déplacer la réalité. À rendre une chose inexistante visible. Et précisément LA chose qui le gênait. Son instinct d'homme d'affaires le poussait donc quand même à revendre. Tant que la revente pourrait encore avoir l'air d'une stratégie, plutôt que d'une défaite face à une sorcière. Cette revente ferait sûrement la première page des journaux du lendemain. Déjà depuis une semaine, les travaux de la route avaient été arrêtés et on en parlait beaucoup. Un article sur le sujet avait d'ailleurs l'air d'intéresser beaucoup un couple de Français qui était à la table à côté de lui. Sans doute installés depuis un moment dans le pays, puisqu'ils lisaient le lao, et que l'homme avait un visage d'aventurier, hâlé comme celui d'un vieux marin, avec des yeux pétillants et une chevelure dense et grise. Sa femme était noire, et habillée de beaucoup de couleurs. Souvanna Ayuthya imaginait à l'homme une vie remplie de voyages, à cause de cette femme qu'il avait sûrement ramenée d'Afrique. Souvanna comprenait très bien le français, à cause de l'ancienne position sociale de sa famille. Mais ce n'est pas pour autant qu'il comprit la conversation des deux étrangers sur son affaire. - Ils arrêtent la route… s'étonna l'homme, après sa lecture, en reposant le journal devant lui. - C'est un peu grâce au tableau qu'on a détourné l'année dernière… et un peu grâce au copain de Céline que j'ai emmené voir la vieille méchante, aussi, la nuit du mariage… Tu sais, le beau ? Il réfléchit un temps, puis il dit : - Il est bien compliqué, dis, ton réseau de fils, cette fois... - Oui ; c'est sans doute le plus compliqué, de toute ma vie. Et encore, je ne t'ai pas tout raconté… Tu te souviens du grand blond qui te 405
disait quelque chose mais que tu n'as pas reconnu, celui qui m'a gentiment laissé la place au bord de l'allée, sur le vol dans le Kamtchatka, la semaine dernière ? - Euh, oui… - C'était lui. - Qui ça ? - Le beau jeune homme… - Le copain de Céline ? - Oui. - Mais oui, c'est ça… Je me disais, aussi… Mais il y avait quelque chose… je ne l'ai pas reconnu… il y a quelque chose, chez lui, qui a beaucoup changé, non ? - Énormément. Il a presque fini son voyage. - Mais lui… lui non plus, ne nous a pas reconnus ? - Oh, si. On fait juste partie d'une vie qu'il croit devoir fuir, pour l'instant. - Ah bon ? Un silence. - J'ai quand même du mal à te croire, sur ce coup-là… Tu es sûre que c'était lui ? Je veux dire… qu'est-ce qu'il faisait là ? Par quel hasard on a pu se retrouver dans un même vol, dans un coin aussi perdu ? - C'est moi, qui l'y ai amené. Je voulais le voir. Constater par moimême. - Quoi donc ? - La fin de son voyage. - Il va mourir ? - Ah ah ! Non, au contraire. Guérir… - Ah… Tout est bien qui finit bien, alors ? - Non… Malheureusement, il y a encore des morts que je n'ai pas réussi à éviter. - Oh, tu t'en veux… Beaucoup… Pourtant, on en a déjà parlé, non ? C'est au fond assez logique, que tu ne puisses pas tout régler. Que là 406
où il y a plus de vie, il y ait plus de morts, et cetera… - Il y a quand même des morts terribles, dans ce réseau-là. Celle de la copine de Céline, la journaliste, par exemple... - Parce que… elle aussi en fait partie? De cette histoire-là? Elle ne répondit pas. - Tu sais que je ne comprends toujours pas le but ? Si tous tes fils que tu coupes ou que tu noues, là, et qu'il te faudrait à chaque fois un roman de quatre cents pages pour m'expliquer, ne permettent pas, finalement, la justice ? - Je te l'ai déjà dit, ils permettent l'aventure. - Je veux bien, mais l'aventure, ça ne justifie rien… Qu'est-ce qui te guide, dans le choix de ce que tu coupes et de ce que tu noues, si c'est pas le bien, la justice ? - Le bien et la justice, ce n'est pas la même chose. Le bien est plus proche de la vérité. De la vie, si tu veux. Et donc de l'aventure… Mais cette vérité-là il faudrait être quelqu'un d'extérieur, comme un lecteur de l'histoire dans son entier, pour la saisir. À propos de la mort surtout. Ce quelqu'un-là comprendrait en quoi elle est comme toujours parfaite, et donc belle. Le beau bout de tous les fils. Mais pas moi. Pour moi, elle reste terrible et imprévisible... - Ben… oui... C'est la mort, quoi... Le Français tourna les pages du journal sans voir le sourire attendri que sa réponse avait provoqué chez la femme noire. Souvanna n'avait rien compris à l'échange, jusque là ; mais il tomba alors sûrement sur sur son actualité nationale, parce qu'il s'exclama : - Il démissionne ! Puis il ajouta : - Ah Ah! Maintenant, je suis sûr que ça vient de toi… Et qu'il y a quand même souvent une idée de justice qui traîne, dans ce que tu fais…
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Il y avait quelques années, pendant le festival des Étonnants Voyageurs de Saint-Malo, Marcel avait en effet été invité sur un plateau télé. Et dans la même émission, juste avant lui, on avait laissé s'exprimer le chef kayapo Raoni, porte-parole de l'Amazonie menacée. Lui, Renee et le guerrier kayapo qui accompagnait le chef s'étaient donc retrouvés un bon quart d'heure à attendre ensemble, dans une loge en préfabriqué, le moment où ce serait son tour de monter sur le plateau. Le Président aussi, était dans le festival. L'Ille-et-Vilaine était un département basculant, un enjeu important des élections européennes qui s'approchaient, et il était venu soutenir les candidats locaux de sa majorité. Il avait accordé une courte intervention à la même émission de télé. Seulement quand il était arrivé dans la loge avec tout son staff et son équipe de sécurité, d'une manière d'autant plus énergique qu'on venait deux fois coup sur coup de refuser de lui serrer la main devant d'autres caméras, il s'était mis à crier, en voyant Renee et le guerrier kayapo : - Et c'est quoi, ça ? Un cirque ? Virez-moi ça ! Merde ! - On va vous demander de dégager la zone, avait alors dit un grand très blanc. Expression que le Kayapo, le plus près de lui, n'avait pas bien comprise, vu qu'il ne parlait bien que kayapo, guarani, portugais, espagnol et anglais. Marcel lui-même avait dû faire un effort léger, d'une fraction de seconde, avant que la traduction ne se fasse dans son propre esprit, du langage militaire au langage civil, et que les vagues images de déménagement qui l'avaient d'abord assailli ne se transmutent en injonction de sortir. - I'm waiting for Chief Raoni. - Non… Toi partir plus loin… Pas ici… avait repris le grand blanc, pédagogue. Comprendre ? Coprendó? 408
Les autres agents les entouraient et le grand blanc avait maintenant saisi le guerrier par l'épaule, violant une dignité qui avait marqué Marcel, tant que le Kayapo avait été laissé en paix. Un esprit avait alors tout naturellement pris possession de Renee. Devant ses grognements et ses yeux qui lançaient la foudre, les agents avaient tout de même eu un moment de recul. Un pas. Et puis ils avaient sorti leurs tasers. D'où la blague de Marcel : - Maintenant, je suis sûr que ça vient de toi… Et qu'il y a quand même souvent une idée de justice qui traîne, dans tes préoccupations… - Je te l'ai déjà avoué. Mais comme je te l'avais aussi promis, maintenant, lui aussi est bien plus que puni... Transformé... - Oui, c'est ce qu'a l'air de dire l'article aussi… Une minute plus tard, quand il aurait cessé de rire, un troisième article l'intéresserait. Il parlerait d'un site internet qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à une idée à lui, dont il avait parlé à Trudy. C'était à se demander si ce n'était pas elle qui l'avait mis au point pour les ouvrières en révolte. Mais ça, Souvanna Ayuthya ne le sut pas. Il resta seulement un moment déstabilisé par le rire candide du Français, qui avait curieusement réveillé une sorte de peur en lui. Cette manière de pouffer librement de la honte de son président, il l'avait ressentie comme une menace personnelle et terrible. Malgré ce qui perçait dans ce sens de la conversation, l'idée que Renee puisse être la sorcière noire ne l'avait pour autant pas effleuré. Il n'y avait tout simplement rien compris. Pour lui, la sorcière noire était noire par sa personnalité, par ses pouvoirs, par son obscure inexistence. Pas par 409
sa peau. Elle était trop vraie, cette peau. Mais il renonça quand même à commander une troisième énorme salade mangue-papaye. Il se contenta d'un nouveau verre de lao-lao.
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