Roman Allers-Retours

Page 1

Allers-retours - Bob Kali –

Wikiroman,com

Page 1


Contact : allers-retours@moncanoe.com Commentaires : http://allersretours.over-blog.com


Allers-retours


L’être spirituel est fragmentaire. Edmund Husserl, La crise de l’humanité européenne

La fragmentation est l’âme de l’art… Pascal Quignard, Les Ombres errantes


PARTIE ZERO : LE RETOUR * ** *** ** * J'étais en train d'hésiter à aller m’abriter dans le bistrot d'en face lorsque la vieille 4L arriva en trombe depuis le centre ville. Elle s’engagea sur le parking de la gare et prit la zone de dépôt des voyageurs à contre-sens à la même allure, puis pila devant moi, toussant de la fumée, les essuie-glaces battant. La vitre s’abaissa et je reconnus Jim à la place du passager. Le conducteur, les cheveux en dreadlocks, mal rasé, portait d’étroites et épaisses lunettes en plastique bleu ciel. Il me cria : « Eimbaque lâ d’dans, on va chez Evans ! » C'était Louis. Louis était québécois et violoneux.


Deux ans auparavant, au hasard de ses pérégrinations de routard nord-américain, il avait rencontré une jolie fille du pays, banjoïste dans un groupe de bluegrass local, et décidé d'y rester auprès d'elle. C'était par elle que Jim et lui s'étaient rencontrés. Louis venait d'acheter pour pas trop cher une ruine un peu trop près de la route qu’il retapait tout seul à l’aide d’un livre de boy-scout du genre « grande encyclopédie du bricoleur » publié dans les années 1950, et vivait dans une caravane posée sur le chantier avec sa blonde, maintenant sa femme, et un bébé de huit mois, leur petite fille, en attendant que la maison ne devînt habitable. Le vieil autoradio crachait, du plus fort qu’il pouvait, des chansons québécoises et cajuns. Louis poussait la 4L à son maximum, et elle avait du mal à rester accrochée à la route dans les virages. Lui et Jim étaient déjà bien enthousiastes et ils avaient repris, là où ils l’avaient laissé avant que je n’embarque dans la voiture, leur sujet de conversation favori : les mille et une manières faciles de se faire du cash en hostie. L’idée de Louis, sans plaisanter, était à ce moment-là de monter une entreprise de livraison de gavottes à domicile. Gawot’service, ça s'appellerait. Ils se le jouaient déjà entre eux : LE CLIENT d’une voix triste : Allô, Gawot’service ? LE STANDARDISTE, avec un accent créole bien pesé :


Gawot'service, awot’service ! LE CLIENT : Je ne me sens pas très bien, j’aurais vraiment besoin d’une petite gavotte… Jim, lui, qui venait de recevoir une machine à faire des saucisses pour la Saint-Valentin, se voyait bien en faire commerce. Il préparerait des saucisses « à la carte », c’est-à-dire que les clients commanderaient le mélange des diverses viandes hachées et épices qu’ils souhaiteraient, au désir. Le secret de la réussite : la variété. Cochon, veau, mouton, lapin, canard, perdrix, faisan, lièvre, sanglier, chevreuil, cheval, autruche, gnou, caribou, serpent… il aurait de tout, et imaginait déjà quelques cocktails à succès, tels que la sauvage, saucisse de muscox et agouti au piment habanero, ou encore la romantique, saucisse de magret d'alouette aux pépites de bois-bandé et rognons marinés au gingembre. Le Festival de la saucisse, ça s'appellerait. Mais il ferait aussi de la boucherie traditionnelle, et se promettait à l’avance la plus belle pendaison de viandes de la région, avec des gibiers-plume artistement accrochés, une aile ramenée sur la queue pour bien montrer le développement des rémiges, et des lagomorphes en grappes. Et des néons. Et de la céramique orangée. Ça, ce serait beau… « Hey ! Écoute ça ! » l’interrompit Louis. La cassette de l’autoradio venait de passer à une nouvelle chanson. Il augmenta encore le volume et se mit à chanter


à tue-tête par-dessus la musique. J’avais déjà bu trois bières dans la voiture, et Jim et moi fîmes la réponse en tapant des pieds : « Derrière chez nous y a t’un étang Enwoye, enwoye la p’tsite jument… -Derrière chez nous y a t’un étang Enwoye, enwoye la p’tite jument… -Trois beaux canards s'en vont baignant P'tite ! p'tite ! p'tite-p'tite-p'tite !… » A chaque « p’tite ! » Louis envoyait un grand coup de poing sur le volant et la 4L tressaillait. P'tite ! p'tite ! p'tite-p'tite-p'tite !… Enwoye, enwoye la p'tite, p'tite, p'tite Enwoye, enwoye la p'tite jument… Trois beaux canards s'en vont baignant… Le fils du roi s'en va chassant… Avec son grand fusil d'argent… Visa le noir tua le blanc … Ô fils du roi tu es méchant…


D'avoir tué mon canard blanc… Le premier psychanalyste venu saura apprécier la poésie subtile du double sens en jeu dans la chanson. Le premier stylisticien venu remarquera la finesse de l’effacement du « je » de la jeune fille, qui ne transparaît que dans le vocatif et le « mon » des deux derniers couplets. Louis, lui, tandis que la cassette s’arrêtait, se mit à improviser une suite : « Il la prit sur son cheval blanc Enwoye, enwoye la p’tsite jument… - Il la prit sur son cheval blanc Enwoye, enwoye la p’tite jument ! -Elle y pogna le bout qui pend P'tite ! p'tite ! p'tite-p'tite-p'tite ! Il y d’manda serrer les dents… Il ne la prit pas par devant… Il l’entoura d’un beau ruban… Pour pas qu’a recrache tout le blanc… Les répliques s’enchaînèrent ainsi durant dix bonnes minutes, gueulées de plus en plus fort et de plus en plus vite par-dessus le vacarme de la 4L et de la pluie, toujours martelées sur le volant. Bon, d’accord, ça n’était pas très fin. Mais c’était bon de se sentir de retour.

* **


*** ** *

La voiture s’était arrêtée devant chez Evans. Evans, le patron du « Ty Guern » à Plounévez, était un gallois, c’est-à-dire un homme de la race de Perceval, peuple dont il est dit quelque part dans un roman de chevalerie qu’ils sont « gens si violents et si excessifs que si un fils trouve son père gisant agonisant après un long alitement, il le tire hors du lit par la tête ou par les bras et le tue sur-lechamp car on lui imputerait à honte que son père mourût en son lit. » Il exploitait un filon juteux, celui des amateurs d’authenticité locale, et pouvait se permettre d’être le patron le plus désagréable du monde avec les clients dont la tête ne lui revenait pas. Car son bar était unanimement reconnu comme l'un des plus authentiques de Bretagne, à égalité même avec le Ty Bedeff de l’île de Groix. Terre battue au sol, cheminée monumentale, tables de chêne, musiciens tapant le boeuf-gavottes, fûts de Coreff en tas devant le comptoir et vieilles affiches de festou-noz noircies de suie faisaient son succès. Evans nous accueillit en rugissant : « Enquioulééés ! Ça va bien avec vous? Mettez-vous là ; Il y a plus beaucoup de la place à c't'heure (il utilisait depuis quelques temps à contre-emploi de telles sortes de


québécismes, sous l'influence de Louis, qu'il appréciait beaucoup) mais toujours pour vous, il y a, hein... C'est quoi je vous mets ? Un gars accoudé au comptoir tenta de l’interrompre. C’était fortement déconseillé ; Evans était plutôt du genre impulsif : « Oh, je peux accueillir les amis quand même? Merde! Il se retourna vers nous : -Bon ! -Mais, Evans… reprit le gars -Allez ! Ça siwffit ! J’ai déjà dit une fois ! Tyou sors de chez moi ! -Mais… -TYOU SOOORS ! » Evans se méfiait profondément de tout ce qu’il ne comprenait pas. Or l’étendue de ses connaissances dans le domaine de l’humain se résumait à peu près à deux cercles éthylophilosophiques : celui des buveurs de Guinness (dont il faisait plus que partie), et celui des buveurs de ballons du dimanche matin, petits vieux amicaux et bons clients dont il n’avait pas grand chose à craindre. Commander autre chose vous rangeait immédiatement dans la catégorie de l’inconnu, et donc de ses ennemis potentiels, jusqu’à preuve du contraire. Évidemment, dans ces conditions, c’était le cas de la plupart de ses clients, même parmi les plus habitués. Ce


soupçon généralisé le menait souvent à des réactions un peu brutales, comme celle à laquelle nous venions d’assister. Le gars du comptoir avait obtempéré et était sorti, sans payer. Il savait bien que dans ces cas-là, le mieux était d’attendre la fin de la tempête dans le bistrot d’en face et de revenir un peu plus tard pour payer et en boire un autre. On n’était jamais tricard longtemps chez Evans. Il mettait bien trop de gens à la porte pour pouvoir leur interdire de revenir. Puis Léa arriva du fond de la salle en criant : « Cââââline ! Evans ! La pression ! » Evans, dans son empressement à venir nous servir et dans sa demi-pleine avait oublié de fermer la pompe à pression qui continuait à couler derrière le bar. C’est ce que le gars au comptoir avait voulu lui dire. Léa repoussa le levier et arrêta le flot. Elle chargea Evans du regard. Il répondit, gêné : -Boh, c’est toujours ça les Allemands auront pas !... Héhé… C’est quoi vous voulez, les gars ? -Trois Guinness ! annonça Jim, d’autor. Evans sourit, et retourna derrière le bar rejoindre Léa. Lorsque Léa, quelques semaines auparavant, avait proposé à Evans de lui donner un coup de main, il n’avait pas pu refuser. Les femmes constituaient une autre


profonde zone d’inconnu pour lui. Mais là, il n’employait jamais la manière forte. Cet inconnu-là le fascinait autant qu’il l’effrayait. Aux femmes il vouait un culte absolu et plein de crainte. Soumis avec respect à leur volonté sainte, il serait allé chercher du jus de litchi à genoux jusqu’à Bangkok pour préparer le cocktail d’une Parisienne de passage, et encore, en s’excusant au retour de ne pas avoir trouvé de petit parasol assorti à sa robe. Heureusement pour lui, les Parisiennes de passage étaient assez rares dans la région, et les filles buvaient la même chose que nous, généralement. Au bout d’une ou deux heures de bières, je recommençais à apprécier l’ambiance qui m’avait manquée durant mon absence. Ici, rien n’avait changé. Pourtant, tandis que Louis se lançait dans une explication de sa méthode particulière de séduction, selon laquelle « c’est quand qu’on pue qu’on fourre des femmes ! », je remarquai, au coin de la cheminée, un intrus. Cet homme, là, seul, avec ses lunettes rondes, son visage grave, osseux, sa barbiche Napoléon III, ses cheveux roux gras en raie sur le côté et son costume trois-pièces (pantalon et veste à rayures, melon râpé posé sur la table à côté de lui), n’avait rien l’air moins que typique dans cet endroit, peuplé de touristes bretons en mal d’authenticité et de fils de babas-cools des Monts d’Arrée. Plutôt grand, maigre, d’une rigidité toute aristocratique, il me faisait penser, en


plus âgé, à ces étudiants en philosophie ou en lettres classiques de la Sorbonne, qui poussent l’amour d’une certaine Sorbonne -celle des cours oratoires, qui va, en gros, de Victor Cousin à Auguste Comte- jusqu’à se promener quotidiennement en habit à gilet, avec un souci balzacien de l’accessoire (chapeau, montre à gousset, canne…), ponctuant ainsi les tables de la bibliothèque centrale au milieu de la foule d’amateurs de ska, de haschich et d’utopie en pantalons chie-dedans et T-shirts colorés, le MP3 grésillant sur les oreilles. Le même contraste, inquiétant parce qu’il semble donner un juge à la décadence, me frappait entre cet homme sombre et la clientèle d’Evans. Et pourtant, en même temps, il y avait dans son melon râpé, dans la cire cadavérique de son visage, qui semblait n'avoir jamais été exposé à la lumière du soleil, dans le terne de sa lavallière, trop étroite et mal nouée, dans la façon dont il était courbé sur la table et dont il se grattait le cou, quelque chose de l’allure d’un crasseux maquereau, d’un directeur du vice, d’un grand méchant des bas-fonds, venu d’une autre époque. Louis, remarquant ma curiosité, me renseigna : « C’est un Anglais qui a racheté le vieux moulin du bois de Kerriou. Il a pas l’air ben fun, hein ? Il vient là tout seul, tous les soirs, depuis qu’il est arrivé. -Maudits Anglais… » dit Jim dans un demi-sourire. Il était toujours heureux de pouvoir utiliser un idiomatisme québécois. Son exclamation avait pourtant


aussi quelque chose de sérieux : l’immigration des vacanciers anglais devenait un phénomène de plus en plus massif à l’époque, et ils achetaient des maisons un peu partout pour en faire des résidences secondaires ; ça ne lui plaisait pas trop à Jim, comme à beaucoup d’autres d’ailleurs, dans la mesure où c’était le signe de l’agonie d’une certaine manière de vivre dans la région. L’Anglais s’était penché et je ne voyais plus très bien son visage à travers l’atmosphère enfumée de Ty Guern. Un calepin ouvert posé sur sa table, il écrivait. Les flammes du foyer lançaient des reflets sur le cerclage d’acier de ses lunettes. Je remarquai aussi, bientôt, deux autres points reflétant les flammes par intermittence, dans l’obscurité, sous sa table. On aurait dit une paire d’yeux... * ** **** ** * Jim était celui dont j'étais sans doute le plus proche, à Plounévez. Il transitait en effet régulièrement par mon appartement à Paris quand il voyageait. Pour un Breton, SNCF oblige, tous les chemins passent par Paris. C’était un excellent chanteur de kan ha diskan qui passait le plus clair de son temps, lorsqu’il ne voyageait pas à


l’étranger, à parcourir la Bretagne pour rencontrer et enregistrer de vieux chanteurs ; et je mesurais mon admiration à l’aune de la grande estime que j’avais alors pour le Kan ar Bobl, concours de chant qu’il venait de gagner deux années de rang. Jim avait deux principales particularités : son appétit gargantuesque (Je me rappelle d’une certaine époque où il avait, en permanence, un seau de tartiflette dans le coffre de sa voiture ; sa tante, cantinière scolaire, les lui ramenait du travail), et sa tendance à l’inattendu perpétuel, détenteur qu’il était d’une collection impressionnante de sous-vêtements des années 1970, mais aussi de costumes de cow-boy, de souliers vernis bicolores aux teintes improbables, de chemises hawaïennes, de T-shirts commerciaux de toutes sortes, grand amateur de charcuteries, jambons, pièces de lard, saucissons, saucisses, boudins, pâtés, de biguine, d’aliments en plastique (il avait passé la soirée un ananas sous le bras la dernière fois que je l’avais vu), de chanson québécoise, d’Americano, de bière, de Suze, de musette, de planche à voile, et d’encore beaucoup de n’importe quoi, et même de littérature, voire de philosophie, mais surprenant surtout par sa tendance à faire tout ce qui lui passait par la tête à la seule condition que cela fût aux marges du possible et du bienséant. « Eh ! on devrait… » était son début de phrase préféré (« Eh ! on devrait faire un concours de gobage de motte de beurre ! » ; « Eh ! On devrait lancer un magazine de surf et de jardinage ! Ça


s’appellerait « Surf et Jardins !» ; « Eh ! On devrait aller faire un tour en Auvergne ! », etc.), début de phrase bien souvent suivi d’au moins un début d’entreprise. Il portait presque exclusivement du marron en dehors des grandes occasions qui lui permettaient de sortir des éléments de ses collections vestimentaires un peu bizarres. Il me fit découvrir les subtilités de la couleur à laquelle il vouait une si étrange passion un soir où nous écoutions, chez lui, de vieux enregistrements de chanteurs bretons en fumant de l’herbe : « -Jim, pourquoi tu portes toujours du marron ? -Fauve ! Noisette ! baillet, tabac, senois! caramel ! Ventrede-biche ! claro, ambre , chocolat ! auburn, tanné… bletbrun-bronze-crème-rouille-marron ! Terre-de-sienne, acajou, poil-de-chameau, colorado. Bistre ! Basané ! Sang caillé ! Cuivre , châtain , terre d’ombre, alezan, café, caféau-lait, ocre, gris-de-maure, chamois, kaki, beige. Marron. » Je restai bouche bée. Il continua, avec une éloquence quasi universitaire, le regard droit et les yeux éclatés : « Le marron, mon vieux... c’est le mélange des trois couleurs primaires, des trois couleurs secondaires, ou d’une secondaire et de sa complémentaire. Une couleur tertiaire, donc… Le terme de « couleur tertiaire » n’existe pas, et pourtant le marron, c’est la seule couleur qui existe… Les couleurs primaires et secondaires ne sont que des abstractions rassurantes. Elles n’existent pas à l’état


pur : la réalité c’est que tous les objets nous renvoient un mélange qui les contient toutes, même à une dose infime. La réalité, c’est que le marron est la seule couleur et que le monde entier n’est qu’un dégradé de marron.» Puis il s’écroula sur le dos, très sérieux, et se tut. Le chant de Manu Kerjean réoccupa l’espace de la pièce. Je me mis alors à penser que ces vieux chanteurs que nous écoutions avaient le marron, une sorte d’anti-blues (le blues : impudicité artificieuse d’une tristesse exubérante) qui disait la terre. Pas d’exil mélancolique ni de déportation soufferte à chanter ici, mais une manière d’affronter la réalité en face, de l’assumer pour le meilleur et pour le pire, propre aux peuples sédentaires. Une manière de l’affronter tout entière, d’assumer qu’il n’y a, de l’amour au deuil, de la chanson à boire au testament, de la cave au tombeau, qu’un infini dégradé couleur de terre, qui dit l’aspect irrémédiablement orbital d’un Monde plus grand que l’homme. Bois un coup et chante la Mort...

* ** *** ** *


Il y avait dans l’air de l’Anglais, dans sa raideur malgré son habit râpé, quelque chose de résolument supérieur, une sorte de transcendance frustrée qui correspondait plus à l’image d’un Iupiter fulgurator déchu qu’à celle d’un paisible retraité mangeur de Jelly. Lorsque Jim, qui sortait du bar, passa devant lui, un grondement se fit entendre. Ce ne fut pourtant pas la foudre, mais un gros dogue noir qui surgit de sous la table et se précipita sur lui. Le chien fut sèchement retenu par le cou à quelques centimètres de lui par une lourde chaîne d’acier dont l’extrémité était serrée autour du poing gauche de l’Anglais, et il se mit alors à aboyer, faisant frissonner le noir brillant de son échine, babines retroussées, debout sur ses pattes arrières. Il écumait, son regard reflétant les flammes du foyer, et la chaîne semblait moins être un obstacle à sa puissance qu’un appui qui lui permît de bander tous ses muscles. C’était à se demander comment le maigre Anglais pouvait le retenir. Plus fort que les aboiements cependant, la voix d’Evans retentit dans le bar : « QU’EST CE QUE C’EST CE BORRDEL !!! » Le chien s’arrêta d'aboyer. Il regarda Evans qui s’approchait à grandes enjambées et dont les yeux, face au foyer, lui avaient volé les éclats de flamme qui les animaient une seconde auparavant. Il se réfugia sous la


table et s’y coucha. « QU’EST-CE TU VIENS M’EMMMERDER LES AMIS DANS MON BAR ! SOOOORS D’ICI ! » Il empoigna l’Anglais par le cou et le souleva de terre. Ses jambes battaient le vide, et il émettait de petits couinements que sa gorge étranglée ne permettait pas de transformer en véritables cris. Dans une main, son manteau qu’il avait réussi à accrocher au passage, la chaîne du chien qui le suivait avec résistance parce qu’il cherchait à fuir Evans dans l’autre, il ne tenta même pas de se dégager. La brusque déchéance de leur « juge » avait jeté quelques rires parmi les gars du comptoir, mais la plupart des clients restaient muets, interloqués par la violence du patron, qu’ils découvraient. Pour ma part, je sentais que malgré le ridicule, l’Anglais continuait à provoquer en moi une certaine anxiété. Toute la soirée, je n’avais pu m’empêcher de garder un œil curieux sur lui, non seulement à cause de son étrangeté, ni même par réflexe agreste -dans les bars de campagne comme dans les saloons de Western, l’image d’Épinal veut que le premier nouveau venu soit toujours scruté avec circonspection par les habitués, cliché parisien qui n’est pas toujours vrai- mais parce qu’il était roux. Rouquin moi-même, j’ai tendance à observer attentivement les autres. Il y a une multitude de manières d’être roux. Mais on peut globalement combiner deux


couples d’alternatives : dur ou clair, et heureux ou malheureux. Les clairs heureux sont les vrais blonds vénitiens, rares. C’est une couleur réputée idéale, au-delà même du blond. Je dois dire que je n’en ai de ma vie rencontré qu’un -un vrai. Ce sont les seuls roux à avoir le privilège d’être appelés blonds, privilège auquel vient s’ajouter l’image des palais de la cité impérialement romantique de Venise. Les durs malheureux, à l’opposé, sont ceux qui seront immanquablement, éternellement, mieux connus sous le nom de « poil de carotte » ou « Frameto », d’un roux non pas foncé mais dur, de ce roux que personne n’hésite à qualifier de « laid », de ce roux qui fit pleurer mon arrière-grand-père le jour de la naissance de ma mère lorsqu’il vit qu’elle était rousse, de ce roux qui leur donne la réputation de puer, d’être allergiques au soleil, d’être tachés, marqués du sceau du démon, et qui leur valut la mort en Égypte jusqu’à ce qu’un rouquin, Rhamsès II, apparaisse sur le trône… Les suivants, les durs heureux, comme Evans, sont les habitants des « pays celtiques », chez qui la chose est très commune. On peut y en être fier parce qu’elle signifie, dans l’inconscient collectif, une certaine pureté raciale, et une certaine païennie virile qu’on aime y cultiver. Au nombre de ceux-là peut s’ajouter Rhamsès II, bien évidemment.


Le clair malheureux, enfin, ne l’est pas complètement dans son malheur. Il a en fait un double malheur, et un double bonheur. C’est mon cas, comme celui de ma mère, mais pas de mon arrière-grand-père qui était, lui, un roux « dur ». Le clair malheureux a certes souffert des amalgames entre sa couleur et celle du « roux dur ». Mais il souffre un peu moins que ce dernier, en général. On l’a convaincu petit à petit qu’il ne faisait pas « roux laid » comme le fils d’unetelle, mais « roux doré », les adultes allant parfois jusqu’à la confusion avec le blond vénitien. C’est un roux que les autres enfants n’appelaient pas systématiquement « poil de carotte » ou « Frameto », et que les adultes appelaient « boucles d’or ». Enfin, ce roux vire souvent au brun après l’adolescence, ce qui fait peu à peu de nous des éléments socialement acceptables. On n’en reste pourtant pas moins malheureux : c’est en effet au moment où l’on commence à ne plus en souffrir et à en être fier que la couleur nous quitte. De là cette légère nostalgie qui fait que j’ai tendance à observer les rouquins, nostalgie à laquelle s’ajoute une certaine curiosité du « comment c’était pour lui ?», et le sans-gêne qu’on peut imaginer à un noir qui observerait longuement la couleur noire d’un autre noir, avec une insistance qu’un blanc n’oserait jamais se permettre. J'avais donc observé l'Anglais toute la soirée. Il était anglais. C’est une cinquième catégorie de rouquins


que j’ai du mal à cerner. Elle est proche des « durs heureux » des pays dits « celtiques » , si ce n’est qu’elle semble toujours se mêler de brun ou de châtain, et se présenter ainsi comme la dégénérescence d’une autre teinte, ce qui fait qu’on doit y perdre toute l’assurance que donne la franche couleur, d’autant plus que la part rouquine de la population me semble moins importante en Angleterre que dans les pays dits « celtiques ». Il avait passé la soirée concentré sur son calepin, sa longue figure décharnée pleine d’ombres, sourcils froncés, comme rédigeant un anathème. La secousse du chien quand la chaîne l’avait arrêté avait dû être rude, mais le bras du maître n’avait pas bronché, et il n’avait pas tenté de calmer son animal. Certes, Evans ne lui en avait pas vraiment laissé le temps. Mais avant son arrivée, l’Anglais n’avait pas ouvert la bouche, se contentant de sourire avec le regard hautain d’un philosophe jugeant la matière. Quand Evans revint dans le bar, il fut accueilli par un grand silence. Minuit et demie sonnèrent sur la petite horloge du fond du bar. Je vis Louis et Jim lever les bras et se boucher les oreilles, ainsi que plusieurs autres clients qui devaient être des habitués. Aussitôt, me vrillant les tympans, la voix du Gallois se propagea dans la salle : « IL… EST… MINUIT ET DEMIE ! LE BAR FERME DANS UNE DEMIE HEUUURRRE ! » Nul doute que si


Charlemagne eût eu Perceval à son service, au lieu de Roland, les pertes eussent été moins lourdes à Roncevaux, et que le son du cor, au lieu de lui faire éclater les tempes, eût percé les tympans de l’ennemi, le mettant ainsi en déroute immédiate. Evans ne craignait qu’une chose, mis à part sa serveuse, c’était que la gendarmerie ne passât un soir et qu’elle fît fermer son bar parce qu’il n’aurait pas vidé tous ses clients à l’heure. Les derniers échos de son formidable cri une fois dissipés, les habitués se remirent à boire, histoire d’en avoir un dernier pour la route, et les autres se remirent à discuter, commentant l’incident de l'anglais avec intérêt. Finalement, les musiciens reprirent et tout sembla tel qu’il y avait quatre minutes à peine.

* ** *** ** * Maintenant, pour comprendre pourquoi Jim sortait du bar, il nous faut revenir un peu en arrière. Au moment de l’entrée de Léonard. Brestois, urbain, de la Haute de la rue de Siam, Léonard avait un certain raffinement qui contrastait avec les activités qu’il pouvait pratiquer avec Jim, comme le gobage de mottes de beurre ou la lambada


cul nul, un bock à la main et un CD entre les fesses. Son costume, à Léonard, c’était toujours un truc de dandy, du genre chemise à jabot discret, pantalon taille haute avec bretelles (comme un banquier de Western) veste cintrée et melon de feutre. Son instrument, la clarinette. En arrivant, il salua Evans, lui commanda une onctueuse Guinness, puis vint s’asseoir à notre table. A cette époque, Jim se laissait pousser la barbe, et elle commençait à avoir bonne consistance. Ce fut la première chose que Léonard, qui revenait d’un voyage en Roumanie, remarqua : « Que s’éloignent les esprits mesquins de notre puberté boutonneuse… En voici, une toison foisonnante et virile! Mon ami, vous commencez à réussir furieusement à ressembler au grand prêtre dyonisiaque des portes de la perception! Le grand James Douglas luimême… -Ouaye, t’es trop magnon ! le coupa Louis. Il s’étouffa tout seul de ce calembour ridicule que personne n’avait vraiment compris, pendant que Jim rétorquait : - Hey! Ouais! On devrait aller en pèlerinage sur la tombe de Morrison, ça vous dit pas ? On part demain matin avec ma voiture, on arrive à Paris en fin d’aprèsmidi et tu nous héberges chez toi, K.! » Depuis quelques temps, Jim s’intéressait de près à son homonyme Morrison. Il s’était procuré l’ensemble des


albums des Doors, mais aussi des vidéos, des biographies érudites, et jusqu’à un dealer de cannabis parmi ses voisins de palier ; c’était peu avant que nous ayons l’étrange conversation sur le marron dont j’ai parlé plus haut. Comme les adolescents qui trouvent refuge dans la Littérature et copient la vie des héros dont ils lisent les aventures, Jim tombait fréquemment dans des passions exclusives qui le menaient à modifier entièrement sa manière de vivre. Les modèles de Jim étaient cependant plus complexes que ceux des adolescents : il s’agissait davantage de modèles de systèmes culturels que de héros. Ce qui l’intéressait ici, c’était davantage l’univers des Doors que le seul Morrison. Bien sûr, il s’identifiait à ce dernier parce que l’homonymie et, il faut le dire, une certaine ressemblance physique aussi, lui permettaient cette comparaison flatteuse, mais ce qui l’intéressait, plus largement, c’était la musique orientale aux influences bluegrass, la provoc' et les pattes d’eph’, la poésie psychédélique et les drive-in, le chamanisme et la traversée des Etats-Unis en grosse américaine, l’idolâtrie des fans et la mort sordide ; autant d’éléments auxquels Jim s’intéressait en soi, sans vraiment s’enfermer dans la perspective d’un « rôle » particulier à tenir, ce qui lui permettait de ressusciter d’une manière surprenante pour tous ceux qui l’entouraient l’univers auquel il s’attachait. Dans cette idée de pèlerinage, par exemple, il se mettait davantage à la place d’un fan qu’à celle de Morrison, mais


cela ne changeait pas grand chose dans la mesure où c’était un truc « typique » à faire dans l’univers des Doors. Moi, ça me plaisait moyennement son idée : j’arrivais de Paris le soir même et j’aurais bien profité un peu plus de la Bretagne… - Et pourquoi non ? répondit Léonard. Je pourrais aller faire un tour sur la tombe de ce cher Melmoth (ainsi désignait-il Oscar Wilde, dont il était un fanatique inconsidéré). Cela fait bien trois ans… - Enwoye ! le coupa Louis, toujours partant. On vâ à PARIS ! et devenir des stars du rock ! Ouais… ce serait gros là, d’être des rock stars… on devrait faire de la gavotte de rock stars! » Il s’était tourné vers moi. - De la gavotte de rocks stars ? - Ouaye, on jouerait des gavottes et on se ferait déchirer nos T-shirts par des filles… fuckées les filles! Et on aurait des videurs qui les retiendraient, ce serait comme Evans et ses frères, là, avec des grosses Ray Ban! Oh yeah! Jim! Jim! Jiiiiiim! » Il avait presque sauté sur la table pour se pendre au T-shirt de Jim, rengorgé comme un pigeon, un sourire immobile aux lèvres. Les autres clients nous regardaient. « Et on aurait un gros meuble avec des meules de fromage en train d’affiner au milieu de la scène, et il y aurait un moine cistercien qui viendrait les retourner de temps en temps… -Pourquoi?


-Je sais pas, c’est pas une bonne idée? Et toi, tu jouerais de l’orgue Hammond! -Ouais! ça c’est vraiment bon ça, l’orgue Hammond ! approuva Jim. Et puis on jouerait des valses…. Et on introduirait le slow en fest-noz ! Des gros slows de cul et des valses, ça ce serait vraiment bon… -Il n’y manque qu’une chose. Un homme… un vrai, remarqua Léonard. -Ah, ouais, il nous faut un batteur… » Léonard et Jim avaient l’habitude de fonctionner en couple : le premier savait tempérer et cadrer les idées un peu dissipées du second. Ils formaient d’ailleurs un couple de musiciens parfait. Deux frères. Leurs instruments s’accordant mal, ils compensaient l’impossibilité de jouer ensemble quelque chose qui leur plût vraiment par la pratique, dans leur vie même, d’une sorte de kan ha diskan : Léonard donnait la réponse à Jim de la même manière que le diskaner, qu’il rétablisse l’équilibre ou surenchérisse sur les variations du kaner, structure le couplet en tant qu’il est responsable de son achèvement. « Hey ! On pourrait demander à Lagad ! Il pend sa crémaillère ce soir de l’autre côté de la place ! Evans ! On revient payer tout à l’heure ! » Lagad était batteur. Et même un excellent batteur... La facilité de cette solution surprendra plus d’un lycéen en train de monter un groupe de Néo-Gothique


Progressif, relisant chaque jour avec avidité depuis trois mois les petites annonces de Guitar Part à la recherche d’un batteur qui habite sa région : mais c’était loin d’être un accident exceptionnel pour Jim. Ce genre d’heureuses coïncidences, la vie semblait souvent les lui apporter sur un plateau comme à son enfant préféré, et cela jouait pour beaucoup dans sa capacité à monter les entreprises les plus fantasques. C’était comme s’il avait noué avec le diable un pacte qui lui permît d’obtenir du destin d’autant plus de facilité à accomplir ses projets que ceuxci seraient abracadabrants. Un Abracadabra démoniaque semblait mener son destin. Et il était parti vers la porte en courant…

* ** *** ** * Après le départ mouvementé de l’Anglais, Jim s'était rendu chez Lagad. La maison était vraiment juste en face, sur la place. Le temps qu’on sorte à notre tour, après avoir payé Evans et bu un dernier verre offert par Léa sur le compte du patron, Jim et Lagad étaient déjà en


grande discussion. En entrant, par-dessus les rires et la musique, nous entendîmes une voix qui faisait : « Ouais!… ouais!… et on pourrait faire tomber des vaches d’un hélico sur scène, quand on jouera au stade de France ! » Passé les salutations de convenance, Lagad me demanda d’aller nous chercher dans la cuisine, sous l'évier, la bouteille de calva qu’il avait trouvée au fond d'une armoire en emménageant, avec des verres pour qu’on fête ça. La cuisine était aménagée dans ce qui avait dû être au départ un bâtiment attenant, sans doute une ancienne crèche, à l’arrière de la maison. Elle formait une avancée dans le jardin et sa charpente, tenant sur quatre forts piliers de chêne, encadrait trois longues baies vitrées, à la manière d’une véranda. J’avais un peu l’impression d’être dans la salle d’un grand aquarium, avec un jardin nocturne à la place des bassins de poissons tropicaux. En guise de cartel, un médaillon chrétien aux lettres énigmatiques, disposées en croix, était cloué sur la poutre centrale : C S D N M S D S L


Les aquariums ont aussi quelque chose de lugubre… La buée sur les vitres m’empêchait de bien voir et d’ici les grandes pierres plates qui devaient servir de bancs et de tables de pique-nique l’été, perdues dans les herbes folles, ressemblaient à des tombes. Je m’approchai de la vitre et passai un torchon dessus. C'était bien des tombes. L’aquarium était un sepulcrarium… Le sol était jonché de stèles, en ardoise ou en marbre, que l’ombre et les herbes cachaient en partie. Quatre verres dans les mains, je restai un moment les yeux fixés sur cet impressionnant étalage de monuments funéraires branlants, entassés, brisés, les pierres se chevauchant comme dans une partouze titanesque et minérale au milieu des folles-avoines, des touffes d'ajoncs hérissées et des lierres insinuants. Je me rendis bientôt compte qu'en fait seule la partie la plus proche de la maison, et qui devait former un encaissement par rapport au reste du cimetière, était dans cet état. Le reste, séparé de cette partie par un petit talus, étendait ses rangs de tombes modernes et lisses jusqu’à une centaine de mètres en avant. J’en contemplai alors l’immobilité avec un sentiment bizarre, pouvant d’autant moins en détacher les yeux que je craignais d’y apercevoir un mouvement, et cherchant d’autant plus à en apercevoir un que je le craignais. Il y en eut un. Une ombre se glissa d’une tombe à une autre, deux rangs plus loin. Je lâchai deux verres sur


le sol, au moment où Lagad entrait dans la cuisine. « Oh là… déjà bu tant que ça ? -Non, non… Flippant, ton… sepulcrarium. -Le cimetière ? Ouais, j’ai hérité la baraque de l’ancien fossoyeur. Il est mort il y a un peu plus d’un mois, et maintenant c'est la communauté de communes qui s'occupe du cimetière. Il entassait les « déchets » dans le jardin. Mais je vais jeter les stèles et faire pousser une haie sur le petit talus du fond. Caro veut s’occuper du jardin. -J’ai cru voir quelque chose… quelqu’un… -…Ça arrive à tout le monde quand on regarde trop longtemps. Caro croit tout le temps voir des trucs bouger. Même moi, ça m’arrive. Mais le cimetière ferme tôt et il est bien fermé. La dame qui s’en occupe fait toujours au moins trois fois le tour avec son bâtard qui pisse sur les marbres. Je me demande si elle ne nous surveille pas un peu, d'ailleurs…» Nous ramassâmes ensemble le verre brisé avant de nous replonger dans la fête. Je bus beaucoup trop et beaucoup trop vite, comme souvent lorsque je suis de retour, et je n’ai pas grand souvenir du reste de la soirée. Le lendemain, Jim vint me réveiller vers sept heures pour qu’on s’en aille. A sept heures vingt, en leur chantant « Love me tender » à l’aide d’un ukulélé à trois cordes et d’une paire de maracas que nous avions trouvés dans les cartons du déménagement, nous réveillâmes


Léonard d’abord, puis Louis et enfin Lagad. A huit heures, nous prenions la route pour le Père-Lachaise.

PREMIERE PARTIE : WAR AN HENT

* ** *** ** * Sur la route, nous écoutâmes successivement tous les albums des Doors, que Jim avait copiés sur cassette. Vieux réflexe de chanteur qui apprend ses chansons en conduisant… Il nous raconta quelques centaines d’anecdotes sur eux, jusqu’à ce que nous décidions de nous arrêter, pour manger, dans un bar-quincaillerie en bordure de la mythique N12. Après avoir fait l’acquisition d’un presse-agrumes à manivelle que Louis avait trouvé beau, d’une cloche tyrolienne à laquelle Lagad trouvait des vertus musicales, d’un Catulle éditions Belles-Lettres pour moi, d’un manteau de fausse


fourrure que Léonard avait enfilé aussitôt qu'il l'avait vu et qu’il ne devait plus quitter d’ici la fin du voyage, et d’une paire de bois de chevreuil collée sur un écusson en merisier que Jim accrocherait sur le pare-choc de sa vieille Golf, nous nous assîmes et commandâmes quatre Suzes et quatre plats du jour (Veau Marengo) dont trois avec frites maison et un avec riz, pour Léonard. Autour de nous, des routiers débouchaient les bouteilles posées d’avance sur les tables. Nous les imitâmes ; il était convenu que Léonard conduirait pendant le reste du trajet. De retour dans la voiture, maintenant ornée de l’écusson aux bois de chevreuil, je me serrai près de Louis qui s’était mis à chanter, un air de chez lui : « Des.. chouxpis-des-melons, des-patat’-et-des-oignons, pis des groseeeeilleu… et encore un p’tit verre de vin ; d’l’anguille, du boudin, du-tabac-des-allumeettes…». Lagad l’accompagnait en tapant sur ses genoux avec des baguettes, et quand Léonard démarra, il lui dit que pour changer, la prochaine fois, c’est celui qui a bu le plus qui devrait conduire. Léonard lui répondit que ce n’était pas forcément une bonne idée. Puis, tandis que Louis révélait à Lagad, qui ne le savait pas encore, que « c’est quand qu’on pue qu’on fourre des femmes », je me mis à parler gastronomie avec Jim. Jim aimait les plats simples et la cuisine de grand-


mère, les fricots (il aimait aussi les mots vieillis, qu’il savourait avec un sourire béat lorsqu’ils lui passaient en bouche) pas chers qui font plaisir à l’estomac. Il préférait par exemple mille fois le veau Marengo que nous venions de manger à n’importe quelle snobe spécialité de chef étoilé en portion congrue. J’étais d’accord pour les plats simples, mais pas pour les chefs étoilés. J’avais longtemps pensé comme lui mais une expérience inattendue, l'été précédent, comme garçon dans un restaurant où la cuisine était élevée au rang de religion m’avait fait changer d’avis. Le chef m'avait embauché malgré mon absence de qualifications car son unique serveur, outre le maître de salle, avait subitement quitté son poste en pleine saison. J'avais découvert là-bas des artistes qui savaient donner du plaisir, toucher et surprendre les cordes de l'âme aussi bien que n'importe quel peintre, écrivain ou musicien. Et quant à l'apparente congruité des portions, j’avais appris combien elle était exactement accordée au plaisir gustatif, au point de combler véritablement la faim par l’essence de ce plaisir au lieu de la quantité de la bouffe. Si j’appréciais maintenant les plats simples c'était uniquement parce que je savais qu’on pouvait y trouver la même profondeur sensible, nourrissante, que dans les plats plus évolués, de même que l’on peut trouver dans les arts primitifs une poésie aussi subtile que dans la peinture européenne la plus complexe et dans une chanson populaire autant de


Littérature que chez Proust. J’avais été un fan de Nirvana dans mon adolescence, j’en avais beaucoup ri en devenant un musicien techniquement plus expert, et j’avais à nouveau aimé le groupe en me rendant compte, plus tard, qu’il y avait dans leurs chansons cette chose rare que recherche tout musicien qui vaille quelque chose : de la musique. Le veau Marengo, c’est une sorte de Come as you are de la gastronomie. La version du chef de la Quincaillerie avait vraiment été bonne. La viande avait été d’une tendresse extrême au cœur, tandis que l’extérieur, bien saisi sur tous les morceaux, offrait à l’œil un aspect doré et au palais un goût de beurre salé légèrement aillé. Le laurier, pas trop imposant, avait gardé un goût frais qui jouait avec l’extrême douceur sucrée d'échalotes probablement léonardes, tandis que la réduction de la sauce, au vin suave, atteignait la perfection onctueuse, perfection ponctuée de fragments de carottes légèrement croquants et de champignons poivrés. Mais surtout, au-delà de toute description, dans ce veau Marengo, il y avait de la cuisine. Au moment où nous quittions la voie express pour l'autoroute, Jim interrompit mon éloge du Marengo de la quincaillerie et demanda à s’arrêter. « Déjà ? dit Léonard.


-Hey, ouais… quand il faut, il faut, hein...» À ma grande surprise, une fois la voiture immobilisée sur le bas-côté, Jim ne se tourna pas vers les buissons qui bordaient la route mais alla se mettre derrière la voiture, debout face au coffre. Il se frotta ensuite les mains (« Hey !.. ») et l'ouvrit. Louis et moi échangeâmes un regard interrogé. De la musique se fit entendre. Nous sortîmes de la voiture pour rejoindre Jim. Son coffre avait été transformé en bar martiniquais pliable, avec des étagères, un rembourrage en fibres de palmier, un miroir, des guirlandes, de la lumière clignotante, des noix de coco, un perroquet empaillé, un poster de la Compagnie Créole, un mini-frigo et de quoi faire des ti-punchs et des cocktails variés pour tout un retour de noces. Il avait installé un mécanisme ingénieux, genre boîte à musique, qui lançait des airs de biguine à l’ouverture. « Qu’est-ce que je vous sers ? demanda-t-il en se trémoussant au rythme de la musique. -Un Manhattan, c'est possible ? » Jim fit le mélange, puis il rajouta une paille et une décoration solaire en crépon tirées d’une pochette. « Mad ar jeu. Louis ? -Enwoye, une bouteille de rhum ira avec moi. Léonard et Lagad nous attendent. » Jim prit deux bouteilles, du citron, des verres, indiqua du


regard à Louis une bouteille de canne et une mini-glacière contenant des glaçons, puis nous réappareillâmes. Maintenant, Jim discutait en préparant des tipunchs sur ses genoux pour nous trois, derrière. Il les préparait plutôt bien : -Hopa là... Marié...! -Ou pendu... -Giboyeux cocktaiiiiiiil... - Le talent... C'est ce que j'aime chez toi... Le talent... - Et oui... C'est ce qu'elles me disent toutes... - La connerie, et le talent... Un peu plus tard, nous fîmes encore une pause, cette fois-ci pour pisser vraiment, au beau milieu du désert de la Beauce. « Je veux… un buisson » dit Jim. Question de pudeur, je crois. Toujours est-il qu’il s’éloigna vers le bosquet qui bordait la route, environ deux cent mètres plus loin. Nous tentâmes de le retenir : « Jim, un Breton ne pisse jamais seul ! -Ouais, ouais… » Et il descendit le long du talus puis s’éloigna vers le petit bois jusqu’à ce que nous ne le voyions plus.

* **


*** ** * Nous étions arrivés chez moi, et nous n'avions toujours aucunes nouvelles de Jim. Après nous être aperçus qu'il n’en revenait pas, nous avions découvert au milieu du petit bois dans lequel nous l’avions vu s’enfoncer une sorte d'aire de repos à l'abandon, et nous en avions déduit qu'il s'y était peut-être fait prendre en stop. Ce genre de fugues inopinées, au petit bonheur de ses rencontres, c'était fréquent, chez lui. Sa tchatche le lui permettait... Une fois, il était arrivé à mon appartement depuis l'aéroport en limousine, grâce à un quiproquo qu'il avait réussi à maintenir jusque chez moi, parlant sans cesse et étourdissant le chauffeur de questions. Celui-ci avait ensuite dû retourner en hâte chercher son véritable client, qui attendait sous la pluie à Roissy. Il aimait cependant un peu trop ça, les rencontres, et nous avait déjà faussé compagnie dans des circonstances plus gênantes : un mois auparavant, par exemple, lors d'un fest-noz organisé par des amis et où il était programmé, on avait dû déplacer son heure de passage parce qu'il s'était enfui avec des gens du voyage qu'il avait rencontrés sur le parking. On l'avait retrouvé en plein cours de chant manouche au milieu des


caravanes posées près de la déchetterie, à la sortie du bourg. Cette manière de faire n'altérait cependant en rien l'excessive profondeur de sa fidélité en amitié, et nous nous y étions résolus depuis longtemps, comme se résolvent certaines femmes aux infidélités occasionnelles de leur mari, qui savent qu'elles ont pour elle une autre forme d'amour qu'aucune maîtresse n'obtient jamais. Nous résolûmes de descendre boire une ou deux bières à la brasserie d’en bas.

* ** *** ** *

La Rotonde , ça s'appelait. Sur les vastes miroirs à cadres dorés, des affichettes imprimées en Times New Roman italique annonçaient, d'une manière aussi péremptoire que disorthographique : « 1 PLACE ASSISE = 1 CONSOMATION». Le serveur, un rougeaud à l'air bougon enveloppé dans un tablier douteux, arriva. « Messieurs!… -Nous boirons cinq demis, brave homme...


L’apostrophe de Léonard fit se froncer les sourcils de cet espèce d'hippopotame albinos. - Seize, Hoegaarden ou Leffe ? - Cinq Seize… et sans faux col. » L’hippopotame haussa les épaules, tourna les talons et nous servit de mauvaise grâce, deux minutes plus tard. Alors que nous nous regardions dans les yeux pour trinquer, je remarquai sur le visage des autres un même air sérieux, reflet de ma propre inquiétude. Certes, nous connaissions tous assez Jim pour savoir qu’il ne fallait pas s’inquiéter pour le garçon extraverti, inventif et fantasque qui n’en était pas à sa première fugue inopinée. Mais, dessous celui que tout le monde connaissait, nous savions aussi qu'il y avait un autre Jim, peut-être plus vrai, et qui risquait de se laisser un jour entraîner trop loin par le premier. Ce second Jim, je l’avais découvert peu à peu, au fil de conversations en tête-à-tête avec lui. D'un air soudain douloureux et mélancolique, droit dans les yeux, il me parlait, par exemple, de son père. Celui-ci avait abandonné sa mère peu après sa naissance et elle n’avait jamais voulu en parler à Jim. Fréquenter des vieux pour chanter (ou faudrait-il dire chanter pour retrouver des vieux ?) ne suffisait pas à combler totalement l’absence de ce père dont le mystère le travaillait dans les moments sombres. Jeune ado, en fouillant dans les tiroirs, il était


tout de même tombé sur un nom : Semias Brithem. Mais c’était tout ce qu’il avait jamais pu trouver. Et s’il avait été content de découvrir que la consonance anglophone de son prénom n’avait sans doute pas pour seule origine la passion de sa mère pour les séries TV américaines, cette découverte ne lui avait donné que la soif d’en apprendre davantage. Malheureusement sa mère, grosse fumeuse, avait succombé trois ans auparavant à un cancer des poumons et emporté le reste de ses secrets avec elle. Parfois aussi, il me parlait de son désespoir face à des situations amoureuses dont la complexité, imposée par ses amantes, l'irritait autant qu'elle le faisait souffrir. Côté relations amoureuses, Jim visait à la simplicité. Je t'aime, tu m'aimes, nous sommes heureux. Le galant voit la belle, lui offre un anneau d’or. Jim savait renoncer à toute forme d’exubérance lorsqu’il s’agissait de bâtir une histoire sentimentale. Il s’offrait nu. Cette simplicité était sans doute ce qui faisait son charme, parce qu'elle ressemblait à de la sincérité. C’était en fait de la sincérité. Mais la sincérité est aveugle et les femmes sont clairvoyantes… Elles savent trop se méfier des illusions sincères que le bonheur construit parfois. « C’est simple, pourtant... », concluait-il, l’air agacé. Puis son regard se détournait et il avait un soupir. Sincère, je l'avais été moi aussi, pendant six ans, avec Laure. Sincère et convaincu au point d'avoir passé six ans sans jamais regarder une autre fille avec les yeux


du désir, sinon de la même manière que l'on s'essaye au jeu de l'imagination avec sa mère, une personne âgée, un monsieur obèse dans la rue, le temps de se rassurer sur sa non-perversité. Sincère au point de ne pouvoir pas imaginer le monde sans ce nous-deux sur lequel il se fondait. Lorsque je m'étais retrouvé brutalement basculé dans un autre monde, le jour où elle m'avait quitté (Why she had to go, I don't know, she wouldn't say…), un monde où le mot "Amour", auquel j'avais tant cru, n'avait plus aucun sens (si ce n'était que ce qui venait de se briser, quel poids avait la chose, quel sens la vie?), j'avais souffert jusque dans mon corps, perdant presque dix kilos. Après que la souffrance se fut un peu estompée cependant, j’avais ressenti une grande force noire m'envahir : je m'étais rendu compte que cet autre et nouveau monde dans lequel on venait de me jeter était le monde vrai auquel, croyais-je, peu d'hommes avaient accès ; j'avais senti monter en moi la force de celui qui sait qu'aucun « Amour » n'a jamais existé (car aucune forme d'amour n'aurait pu être plus forte que celle que j'avais construite auparavant, forte jusque dans ses faiblesses parce que j'avais retenu la leçon de Proust et qu'elles n'étaient pour moi –pour nous, pensais-je- que l'occasion de les surmonter, constituant ainsi la vie même de cet amour, le moyen de le remotiver régulièrement, de continuer à le construire), force de celui qui ne se laissera


plus tromper par les illusions d'un bonheur construit d'auto-suggestion, de représentations, illusions d'un autre monde désiré, auquel s'accroche encore fébrilement celui qui ne sait pas. Et cela allait bien plus loin que le simple domaine de l'amour, car ce désir de bonheur, dans le renoncement auquel je trouvais cette force inédite, l'Amour n'en constituait que le parangon romanesque… Je sentais que j'avais enfin trouvé le détachement ironique, la marginalité du "regard vertical" et je toisais de haut l'humanité agitée à se représenter qu'elle est heureuse ou amoureuse sans se rendre compte qu'elle ne fait que se le représenter. Nous ne vivions qu'au milieu de nos représentations, et la conscience aiguë que m'en avait donné l'expérience amère de leur effondrement, au point même où elles ont le plus d'importance contre un réel supposé, car personne ne peut oser prétendre savoir ce qu'est l'amour, m’avait procuré un sentiment de transcendance infinie. Enfin, je ne croyais plus, j'étais un surhomme. C'est pourquoi Jim me paraissait l'être le plus faible au monde, dans son exigence de simplicité. Tout son charisme, toute sa détonnante énergie me semblaient s'évanouir devant cette extrême innocence ; je l'aimais avec la tendresse protectrice d'un grand frère, et cette tendresse s'inquiétait parfois des rencontres qu'il pouvait faire, dans un monde plus noir que celui auquel il


semblait croire.

* ** *** ** * Louis, qui devait pourtant commencer à sérieusement puer l’alcool, s’était lancé dans l’entreprise de séduire une petite brune installée trois rangs de tables en arrière de nous. Il ne serait jamais allé jusqu’à tromper sa femme, dont il avait déjà révélé l’existence en disant qu’elle était loin et qu’il pouvait faire ce qu’il voulait, mais la séduction était un jeu pour lequel il était doué et un plaisir dont il ne se passerait jamais. Il s’agitait beaucoup et parlait fort, de Montréal, de bluegrass, de poulets en batterie et de sexe. Elle riait. Il vint nous la présenter. « Louis et Louise ! », dit-il. Elle avait quelque chose de délicat qui contrastait de manière assez burlesque avec son hilare homonyme masculin. La stratégie de séduction de Louis, directe et sans nuances, toute en grivoiseries, semblait pourtant efficace. Sa brutalité d'esprit passait souvent pour une subtile effronterie (ce qu’elle était peutêtre, en fait) et faisait son charme : il y allait si


franchement et crûment qu’on supposait toujours qu’il plaisantait, ce qui lui octroyait un pardon sans limites, outre que la frontière entre la plaisanterie et le sérieux de l’intention devenant ainsi difficile à définir, cela lui procurait une once pure de mystère qui le rendait attirant. Je me demandais jusqu’où il irait. - Emwoye, ce soir on devrait faire l’amooouur tous ensemble ! Lagad, Léonard, et K., dit-il, en nous désignant pour nous présenter. - Et moi je vous filmerai… répondit-elle avec un grand sourire. -Hey, je pensais que tu participerais, plutôt… - Elle avait compris, Louis… Elle s'assit avec nous, et pendant qu’il allait lui chercher un verre au bar, nous nous présentâmes, répondant à ses questions. Elle portait un débardeur beige qui laissait deviner une poitrine d'enfant et un jean à coupe large tombant sur des souliers ronds en cuir suédé. Elle fit preuve d’une curiosité étrange, un peu mystique : elle remarqua vite les trois L de Lagad, Léonard, et Louis(e), et plissa les yeux en cherchant à résoudre l’énigme de mon prénom à moi, qui commençait par un K. D’où ce léger décalage, qui faisait de moi l’intrus du meeting alphabétique, venait-il? Je pensai à Jim. Plus tard, elle se mit à nous lire les lignes de la


main, savoir-faire hérité, nous dit-elle, d’une grand-mère italienne. Lorsque vint mon tour, enivré par la bière et le contact d'une main féminine inconnue, je lui demandai des nouvelles de mes amours sur un ton de sous-entendu évident, appuyant encore ma demande d'un regard tendre. -Mmmmh… Ah… Elle massait ma paume avec ses deux pouces. - Je vois une femme qui te tourne le dos… Je pensai immédiatement à Laure, un peu trop vite gagné par les effets de la pensée magique. - Et une autre que tu tiens par la main… Était-ce une avance?… - Mais il y a un autre homme… Tu la tiens par la main, mais c’est sur lui qu’elle s'appuie… Elle se pencha ostensiblement contre Léonard, qui était prêt d'elle. Il ne réagit pas. Elle fit mine de se replonger dans l'étude de ma paume. « Non, toi... je te vois seul, vraiment, tristement, définitivement seul… » Puis elle lâcha soudainement ma main. Devant mon air atterré, les autres éclatèrent de rire. Bien que légèrement vexé, je n'accordais pas tant d'importance à mon échec. Cela faisait trop longtemps que je ne croyais plus qu'il puisse résulter de l'amour autre chose qu'un court plaisir ou une longue douleur imbécile. L'alcool seul me poussait à tenter quelque chose


de temps en temps. Il y entrait forcément aussi d’autres facteurs : l’alcool n’agissait que comme un révélateur ; néanmoins il ne révélait jamais –me semblait-il- qu’un certain besoin de tendresse anonyme, à la rigueur une certaine réactivité aux charmes de celle qui se tenait en face de moi à ce moment-là. Aucun de ces facteurs n’eût pu suffire à ébranler mon incroyance en l’« Amour » , et je voyais la chose davantage comme un jeu qui eut pu flatter –ou du moins rassurer- mon ego en cas de victoire. C’est même avec un certain mépris de la femme et de moimême que, dans des cas comme celui-là, j’essayais souvent de pratiquer un donjuanisme vulgaire -le véritable Don Juan se construisant lui aussi l’idée d’un certain Amour transcendantal, vaine représentation- qui participât de l’ironie méprisante, du « regard vertical » dont, surhomme, je m’étais doté. Il s’agissait de refuser le respect dû au Sacré illusoire de l’Amour et de l’Humain, pour manifester ma puissance. Mais comme m'avait un jour dit Jim, un lendemain particulièrement difficile où je regrettais de n'avoir pas comme lui "ramené" quelqu'un la nuit précédente : boire ou baiser, il faut choisir.

* ** *** **


* Quand vint l'heure de la fermeture de la brasserie, je les emmenai chez l’Arabe du coin. Nous y achetâmes trois packs de bière, et une bouteille de cognac, pour Léonard. Louise nous avait suivis. Elle s'était complètement intégrée au groupe au point que Louis, abandonnant peu à peu le jeu de la séduction, avait déjà essayé de lui révéler que "c'est quand qu'on pue qu'on fourre des femmes". Sur ce point, elle s'était montrée sceptique. Mais quand les amies avec qui elle avait rendez-vous lui avaient téléphoné pour la prévenir de ce qu'elles se rendraient finalement dans un autre bar, elle avait décidé de rester avec nous. « Et maintenant, on va où? -Enwoye, à Pigalle! -Y'a plus de métro, Louis. -Lève-toi et marche ! On a assez de munitions pour finir la guerre, crinoline !…» Nous prîmes donc la route. Pour gagner du temps, je les fis monter dans un bus de nuit qui passait par là, mais il nous engagea dans le mauvais sens et je ne m’en aperçus qu’une fois parvenus dans le seizième arrondissement. Peu importe, la soirée était belle, et la notion même de distance s’effaçait progressivement de nos esprits. En descendant du bus, Louis vit la Tour Eiffel et demanda si l’on pouvait passer par là. J’acquiesçai.


Notre traversée du seizième arrondissement fut assez amusante : Louis et Lagad sonnaient à tous les interphones avant de partir en courant et en chantant « Ah, ça ira, ça ira, ça ira, les arstcrates à la lanterneuh !… », Louise, Léonard et moi suivions, trinquant au cognac et riant des bourgeois endormis qui répondaient à l’interphone. Sur le Trocadéro eut lieu une course de caddies mémorable (je ne me rappelle par contre plus très bien où nous les avions trouvés) et après que Louis se fut écorché le coude en tombant du sien dans les escaliers, nous eûmes, Léonard et moi, beaucoup de peine à le convaincre de ne pas jeter le chariot fautif du haut du belvédère. Nous remontâmes tout le Neuvième en chantant, et atteignîmes enfin Pigalle. Louis, qui voulait du typique, nous entraîna dans l’énorme « Sexodrome » de la place, dont les néons concurrençaient en taille ceux des Folies. Je m’attendais à quelque chose d’assez grandiose. En fait, la taille mise à part, le « Sexodrome » ressemblait à n’importe quel sex-shop de quartier. Le plafond bas, les rayonnages étroits et sans éloquence de présentation, la lumière ambrée et poisseuse soulignée de néons violets dispersés, tout cela n’avait fait que s’étendre sur une plus grande surface qu’à l’accoutumée, comme dans ces cabines de miroirs des fêtes foraines où le même espace réduit se multiplie à l’infini dans toutes les directions. L’ambiance y était aussi glauque, les clients aussi rares ;


nous étions même à peu près les seuls, exception faite d’un Maghrébin bizarre qui se promenait une main dans le pantalon. Lorsque la vue des jaquettes de « Pots cassés », « 30 millions d’amants » et « Mamie se déride » eut cessé de faire rire Louis et que Lagad eut cessé ses grimaces (« Ahh… c’est pas vrai… regarde ça !… ») devant « Ô baises… », « Punitions corporelles» et « Partouze en famille », je les entraînai aux Noctambules, où, tous les soirs depuis des siècles, chantait Pierre Pachard, le plus grand sosie vocal de Luis Mariano au monde. * ** *** ** *

Pierre Pachard n’avait pas d’âge. Sa face burinée eût aussi bien convenu à un marin de quarante-cinq ans qu’à un paysan de quatre-vingt-dix, mais elle était poudrée comme celle d’un jeune travesti et ses yeux mascarisés pétillaient comme le champagne d’un prince hindou en goguette. Sa grosse tête était surmontée d’une banane noire gominée comme un vinyle, et posée sur le jabot saumâtre et la veste trop grande, à revers large et


basques, d’un costume à paillettes rouge et bleu. Il était accompagné ce soir-là d’un batteur d’environ soixante-dix ans, petit chauve sans dentier et à la face inexpressive, d’un jeune et beau bassiste créole au crâne rasé, en jean et T-shirt bordeaux moulant ses pectoraux, et d’un synthé myope, maigre rouquin dégarni (type anglais) dont la chemise et le regard, à fleurs ouverte sur un torse parsemé de poils raides, torve derrière ses verres gras, me faisaient penser à un pédophile belge. « J’ai vu sous les cieux bleux… Là-bas sous les tropiques… Des pays merveilleux… Aux décors magnifiques… » Pierre Pachard venait d’entamer Une nuit à Grenade. …Des rivages enchanteurs, J’ai vu les plus beaux soirs,… « Hey, ça c’est de la musique ! » dit Louis. …mais au fond de mon cœur… Je n’ai qu’un seul… eeeeeeee-spoir… J'admirais sa puissance. Il avait quelque chose de supérieur à l’original même, à cause de son anachronisme peut-être, dans ce fond de salle sombre… Une nuit à Grenade… où, de ses bicolores vernissées, il frappait sur l’estrade les moments les plus lyriques des chansons et soulignait ses démonstrations de coffre par de larges mouvements qui ouvraient ses bras et offraient son


cœur …avec toi, mon amour… à chacun de nous, au public, à tout Paris, au Monde entier. Louis et Lagad voulurent commander des pintes mais je leur conseillai, au vu des prix, de se limiter au demi et de profiter de l’obscurité pour « recharger » si nécessaire avec les canettes du sac à dos. Ils n’en eurent pas besoin car ils passèrent une bonne partie des quelques heures que nous restâmes aux Noctambules à danser avec deux vieilles peaux en mal de mâles, visiblement ravies d’avoir mis la main sur des jeunesses, même un peu soûles. Elles-mêmes l'étaient beaucoup. Une demi-heure environ après notre arrivée, Pierre Pachard fit une pause et son groupe vint s’asseoir juste dans notre dos. Léonard engagea la conversation avec le bassiste, qui s’appelait Freddy et venait de la Martinique. Léonard était un amoureux de l’île et il évoqua quelques souvenirs de son séjour là-bas. Il se trouva qu’il avait justement été, pendant les trois mois qu’il y avait habité, un habitué du Coco Glam’, la buvette voisine de la maison des parents de Freddy. Ils sympathisèrent donc, riant beaucoup à l’évocation d’une certaine « grosse Thérèse ». Pachard, qui revenait du bar avec trois demis pour ses musiciens, se fit présenter Léonard par Freddy et lui demanda ce qu’il avait pensé du show. Son accent espagnol s’était mué en pur de la Butte, façon années trente. Léonard répondit qu’il l’avait trouvé digne du grand Luis.


« Vous connaissez Luis Mariano, jeune homme ? demanda-t-il, reprenant son accent espagnol. -Un peu, oui… -Votre chanson préférée ? - Sa version de Perfidia, sans conteste. J’y apprécie mieux que nulle part le mélange de la nostalgie colorée du crooner, si vous me permettez cette expression, et de la puissance tragique du grand ténor. J'aime aussi beaucoup cette furieuse impression qui s’en dégage que la perfidie de la vie n’empêchera jamais Luis de chanter. -Jeune homme, je vous offre une consommation ! -Merci. » Léonard s’installa avec eux, et pour ce déplaça le flycase de sa clarinette, qu’il ne quittait jamais. « Vous jouez, jeune homme… -Oui... » Le serveur venait d’apporter un verre et une bouteille de whisky, qu’il déposa avec déférence devant Pachard. « Robert, tu apporteras pour ce garçon… - Un Godfather, s’il vous plaît. Ne lésinez pas sur l'Amaretto. - Comment tu t’appelles, garçon ? - Léonard. - Ça te dirait de continuer avec nous à la reprise, Léo ? - Bien sûr. Grand honneur, Monsieur... »


A la reprise, Léonard monta donc sur scène. Comme souvent, les autres le trouvèrent un peu tiède au départ. Il refusa presque un solo, lors du premier titre, sur une grille pourtant facile et entraînante. Mais je le savais, Léonard écoutait, pour l’instant… Enfin, il démarra vraiment. Il commença par de petites réponses au chanteur, puis en improvisa de plus longues et virtuoses. Finalement on lui fit peu à peu confiance et il prit plus de place. Il apporta bientôt un swing inédit qui faisait sourire le vieux sans dentier et augmenter le nombre des danseurs à chaque nouveau titre. Moi-même, j’invitai Louise, justement sur Perfidia. La chanson fut exceptionnellement longue. Léonard y introduisit de très bons et très longs chorus, et poussa Pierre Pachard aux confins de sa puissance artistique, jusqu’à un grand ruban de vocalises final, le public enchanté envoyant une salve d’applaudissements avant même la fin, s’arrêtant devant le maintien de la note ultime dans un trémolo puissant, puis reprenant tandis que l’orchestre amorçait une cadence finale pleine de majesté. Alors que Pierre Pachard saluait son public bien bas, et que le synthé, avec un grand sourire édenté et un son de trompette cristallin, envoyait un « ta-tadam ta-da ta-dam tagadadaaam ! » auquel le public répondit « Oléééééé ! », Louise me donna un baiser. « Repasse quand tu veux, Léo !», dit Pachard.


* ** *** ** * BAISER …Une nuit à grenades… …Avec toi mon amour… Élémentaire. Bouche tiède abricot fermé à deux. La caresse pêchée au goût de lait intime, candide, Et les dures étrangères, nacrées, pierres précieuses ! Nous péchons la caresse au goût de lait intime, candide. Nous,… …Continue,… Tension au fond !, nouveau. La caresse, pêchée, au goût, de lait, intime, candide, Fontaine, je boirai de ton eau. Je ne veux pas mourir ! …à Grenade… Je suis là… « Pommes, pêches, poires, abricots… » dans l’écho.


Jeu : suis fort mâle ; moi aussi je suis là. Sourire, la caresse pêchée au goût de lait intime, candide. Vergers bleus du Connemara, fruits de la Terre Promise. A qui ? Ici. Et le sourire, Et la caresse pêchée au goût de lait intime, candide… Mercy ! * ** *** ** *

Merde alors… Je vacillais. J’étais bien... Quand cela avait-il commencé? Sur le chemin depuis la Rotonde, à force de parler avec Louise, j'avais senti une certaine complicité s’instaurer entre nous qui m’avait fait tout à fait renoncer à prendre le risque de corrompre cet embryon d’amitié en la draguant vulgairement. C’était une littéraire passionnée, au moins autant que moi. Elle était classique, j’étais moderne, mais, paradoxalement, elle lisait surtout de la littérature contemporaine tandis que je penchais de plus en plus vers les anciens. Et bien qu’elle restât attachée au Voyage alors que je lui préférais


Guignol’s Band, nous avions Céline pour passion commune. Quant aux anciens, je lui avais parlé de mes dernières découvertes, d’Ovide, de ses Amours, et lui avais même cité deux ou trois hexamètres que je considérais atteindre le sublime. Déjà là, m’emportant pour Ovide, j’avais eu l’impression de ne pas être d’accord avec moi-même. Certes, aucun poète mieux que lui ne sait que l’Amour a mille visages, qu’il est la Représentation des représentations. Il sait même s’en moquer, et l’ironie, comme chez tous les élégiaques, y est toujours une menace sous-jacente. Pourtant les vers que j’admirais, et ceux que je citais, étaient ceux qui étaient pour moi le mieux dotés de ce que Lagarde et Michard auraient pu appeler une « sincérité touchante ». Aussi ridicule que le terme de « sincérité » puisse paraître aujourd'hui en Littérature, il me semblait qu’il était porteur d’une certaine vérité, dans la mesure où je ne l’aurais pas appliqué à n’importe quel morceau de texte à la première personne. Je me rendis compte que j’aimais ce moment où, en Littérature, l’illusion fonctionne. Était-ce à dire que je ne méprisais pas les représentations ? Mon amour de la Littérature était-il inconciliable avec mon mépris pour l’Amour et ses représentations? Quelle question ! La réponse y était évidemment contenue ! Devais-je donc aussi renoncer à la Littérature sous peine de retrouver la foi ?


Peu après que Léonard ait quitté notre table pour se joindre à celle de Pierre Pachard, j'avais demandé à Louise si elle savait pourquoi l’on acceptait si volontiers de se laisser tromper par la fiction littéraire et certaines de ses représentations. « Parce qu’elle remettent les nôtres en cause ? » Oui, et c’était effectivement ce qu’elles venaient de faire : le mépris que j’avais pour les représentations n’était elle-même qu’une nouvelle représentation. On se souvient des dispositions d’esprit dans lesquelles je m’étais attaqué à Louise, à la brasserie... Il s’agissait, au mieux, de se procurer le plaisir frauduleux d’une courte caresse. Pourtant je me laissai aller, lorsqu’elle m’embrassa, à l’ivresse et la légèreté du sentiment de profonde vérité qui m'envahissait, et que d’autres moins expérimentés que moi auraient sans doute appelé de l’« amour ». L’enfer, c’est soi-même. Puisque j’y étais enfermé, je devais rechercher les représentations auxquelles je voulais adhérer, construire mon monde. Et mon monde n’avait jamais été ni ne serait jamais celui de ce cynisme auquel j’avais fait semblant d’adhérer depuis mon grand malheur. L’effet Come as you are. Retour au simple, la conscience en plus. « C’est pourtant simple », c’est ce que disait Jim depuis le début… En bref, ça faisait longtemps que je ne m'étais pas senti aussi bien.


* ** *** ** *

En sortant des Noctambules, Louis me demanda à quelle distance nous étions du Père Lachaise. J’estimai ça à environ trois quarts d’heure, une heure… Il proposa donc que nous y allions directement. Et Jim ? Léonard répondit que, le connaissant, il nous donnerait sûrement des nouvelles vers quatorze heures du matin... Louise me demanda si elle pouvait prendre ma main. J’acceptai, bien que mon esprit embrouillé n’y eût jamais songé de lui-même. Nous entrions progressivement dans les limbes du lendemain, tandis que le jour se levait, brumeux. L’ambiance restait bonne, cependant, et Louis avait encore l’énergie de nous faire rire en nous racontant des histoires drôles sur les Anglais et des projets lucratifs délirants. Nous nous arrêtâmes deux fois pour nous accouder à des comptoirs matinaux et boire des cafés-calva, la première fois chez une vieille racornie dont les trois bruyants caniches défendaient la porte des toilettes en vous mordant les chevilles, la seconde fois chez un Algérien aux yeux louches, chemise


à carreaux verte et gilet gris-de-maure à forte odeur d’eau de Cologne, devant à chaque fois nous résoudre au cognac pour tout calva. Et puis, enfin, nous atteignîmes le but de notre voyage.

* ** *** ** *

Le matin couvrait le cimetière d’une brume légère et froide. Je menai les autres jusqu’à la section où Jim Morrison reposait. A cette heure, de nombreux pèlerins s’amassaient déjà autour de la tombe, surveillée de près par trois policiers grâce à la voiture desquels nous l’avions repérée de loin. Elle était maintenant nettoyée régulièrement et les graffitis, sur elle comme sur les monuments alentour avaient été effacés, si bien qu’au lieu de la bizarrerie bariolée et proliférante que nous attendions, d’après les photographies que Jim avait pu nous en montrer, nous eûmes la déception de ne trouver qu’un simple bloc de ciment qui donnait l’impression dans la fraîcheur matinale, à cause des cigarettes, des canettes de bière et briquettes de vin, des lumignons


épuisés et des rameaux fanés, tous objets votifs, d’un squat déserté au matin d’une grosse teuf. Une jeune fille piercée portant un sweat-shirt à l’effigie de Kurt Cobain sanglotait sur l’épaule de sa meilleure amie. C’était tout. Les pèlerinages s’achèvent toujours sur la déception de voir qu’ils n’ont pour fin qu’un lieu réel, c’est-à-dire dépourvu de sa dimension sacrée, parce que les représentations qu’on s’en faisait exigeaient une part d’incertitude qui lui conférait sa magie. On le sait pourtant : l’intérêt du voyage, c’est le chemin ; désespoir sur celui qui n’aura pas su en profiter. Le véritable Galaad, découvrant le fond de la coupe, s’est sûrement exclamé : « Ah. » * ** *** ** * Le ridicule de nous trouver là, à côté de cette fille qui en faisait trop pour un homme disparu avant même sa naissance, devant un monument qui n'en était pas un, fit que nous partîmes à peu près aussi vite que nous étions arrivés. Nous décidâmes alors de remonter vers le sommet de la butte pour jouir de la vue sur Paris. Léonard nous quitta -son histoire avec Wilde ne


concernait que lui. L'impression de lendemain se faisait de plus en plus forte et nos esprits, comme lavés et blanchis par l’aube, commençaient à perdre de leur enthousiasme. Nous remontions la pente du cimetière en suivant chacun un sentier différent, au hasard des déviations que nous imposait le désordre des tombes. Je pensais à Jim. Il était le promoteur de ce pèlerinage et son absence était aussi pour beaucoup dans la déception finale. Curieusement, aucun d’entre nous n’osait encore avouer son inquiétude. Elle était pourtant là. Louise même la sentait sans doute, me suivant en silence sur la pente escarpée. Je repensai à ce qui venait de se passer entre elle et moi. Mon esprit maintenant dégagé de l’enthousiasme alcoolique, je me disais que ce n’était pas parce que j'avais accepté de vivre au milieu de mes représentations qu’il fallait que j’accepte de retomber aussi passivement amoureux que je l'avais autrefois été. Il y a aussi une part de réalité irréductible à nos idéaux que je devais prendre en compte, et dont je devais me méfier. Si tout n’était que représentations en effet, et que je pouvais si bien maîtriser ces représentations, pourquoi cela n’avait-il pas marché la première fois, avec Laure? C’était tout simplement, sans doute, qu'elle n’avait pas la même idée que moi de ce point culminant de nos


représentations qu’est l’amour. Je me souvenais combien elle avait été parfois prompte à tomber dans les pièges du jeu de l’attirance répulsive et de la répulsion attractive, jeu contre lequel les aventures de Marcel et Albertine m’avaient, moi, mis en garde. Mais surtout, c’était qu’elle n’était pas moi-même. Finalement, même si j’avais longtemps refusé de le croire, Proust avait peut-être raison en ne voyant de possibilité d’existence pour la Vérité et l’Amour que dans l’art, expression individuelle. Il faudrait un hasard incroyable pour que deux personnes qui ont exactement la même représentation de l’amour se trouvent en réalité. Ce serait plus que le miracle du sosie parfait, ce jumeau né à l’autre bout du monde… un sosie spirituel. L’amour, aussi plein de vérité qu’il puisse paraître, était sans doute, en réalité, à peu près toujours, tôt ou tard, voué à l’échec. Je me remis donc du vacillement du baiser, qui avait cherché à me démontrer que j’étais déjà pris au piège, et je résolus de bien faire attention à ne pas tomber trop amoureux. Certes, j’espérais bien que cette histoire continuerait un peu, et je n’allais pas me priver du plaisir d’une tendresse partagée qui ne se conserverait qu’avec un minimum de confiance. Mais je ne ferais pas de cette confiance un aveuglement ; je ne ressouffrirais pas ce que j’avais déjà souffert.


Nous fîmes une pause à mi-hauteur de la butte et Louise s’assit entre mes jambes, appuyant son dos contre mon torse. Cette fois, je pensai à prendre ses mains dans les miennes, mais tout en gardant une certaine distance psychique. Comme si je m'observais en train de lui prendre les mains. « Et votre copain, Jim ? dit-elle.» Je lui expliquai un peu ce que j'en pensai, je l'embrassai, puis nous reprîmes notre ascension. En chemin, je le reconnus. Il était là, dans une allée qui partait sur la droite, son chien à ses pieds, debout devant un haut monument parsemé de lumignons. Je m’arrêtai. « Qu’est-ce qu’il y a ? -Ce type, là, il était dans un bar où nous étions aussi, avant-hier, en Bretagne. -Ah oui ?... Il est un peu bizarre, non?… -Oui, son chien a attaqué Jim. Evans l’a vidé net… -Qui ?... -Il faudra que je te présente Evans, un jour… » L’Anglais salua bizarrement le monument et disparut dans la direction opposée à la nôtre. Je m’approchai. C’était une espèce de compromis entre un dolmen mou et une cabine téléphonique, au milieu duquel trônait un buste, celui d’un certain Allan Kardec.


* ** *** ** * Kardec (Léon Hippolyte Rivail, dit Allan)  Occultiste français (Lyon 1804 / Paris 1869). Dans l’espoir d’unifier les croyances au sein d’une religion « digne du Créateur », il élabora la doctrine du spiritisme, fondée sur l’idée de la réincarnation. Directeur de la Revue spirite, il publia notamment Le Livre des esprits (1857) et Le Livre des mediums (1861). Petit Robert « Allan Kardec » était le nom d’un druide dont un esprit lui avait dit qu’il était la réincarnation, lui, Léon Rivail, et c’est sous ce nom qu’il avait publié toute son œuvre. J’avais déjà entendu dire que Le livre des Esprits était un best-seller mondial qui valait encore à sa sépulture d’être la plus visitée du Père-Lachaise juste après celle de Jim Morrison. Il s’agissait d’un faux dolmen dans le style de ceux qui servirent aux assemblées


druidiques du début du siècle dernier lorsqu’on voulait qu’elles se tinssent dans des jardins de sous-préfectures. Le béton dont ils étaient constitués leur conférait déjà davantage, à eux aussi, l’aspect d’une superposition d’étrons géants que celui d’un véritable mégalithe paléolithique. « Un Breton ? demanda Louise. -Si on veut, oui, souris-je. » Mon sourire se résorba. Je venais d'apercevoir, posée au pied du monument et calée sous un lumignon, maculée de taches cramoisies, une photo de Jim.

* ** *** ** * J’avais couru en espérant pouvoir le rattraper, mais peine perdue ; il avait pris la direction d’un endroit particulièrement tortueux du cimetière, chaos de tombes branlantes, un peu à la manière du sepulcrarium de chez Lagad. Je dus me résoudre à rebrousser chemin pour rejoindre les autres au sommet, la photo à la main. Celleci avait été prise dans un photomaton et l’on y voyait Jim, habillé d’une simple peau de léopard disposée en travers


du torse, coude en l’air, une main derrière la tête, envoyer un baiser plein de conviction à l’objectif. Je savais que le portefeuille de Jim regorgeait de ce genre de photographies de lui-même, et qu’il les utilisait comme cartes de visite pour certaines connaissances qu’il faisait en soirées. Il y en avait aussi de lui en costume blanc magnifique avec cheveux gominés et œillet à la boutonnière, en tenue de camouflage avec pipe, cartouchière, bob kaki et fusil de chasse, en « poncho » mexicain avec moustache et sombrero, en tablier à bretelle unique et chemise rouge à carreaux blancs, un hachoir dans une main, un paquet de tranches de jambon ouvert dans l’autre, ou encore en Stetson beurre frais, avec chemise brodée à franges, serre-col à perles et à plumes d’aigle, gilet blanc, lunettes carrées tombantes, chevalière massive et barreau de chaise entre les molaires. En arrivant au sommet, je vis que Léonard avait déjà rejoint les autres. Louise leur avait raconté notre découverte. Je leur annonçai mon échec à rattraper l’Anglais.

* ** *** **


* DEUXIEME PARTIE : COMMENT APRES QU'ESTRE MONTES A PARIS, NOZ HEROES DESCENDIRENT ES ENFERS

Le retour fut moins amusant que l’aller. Lorsque nous avions présenté la photo de Jim au commissariat du onzième, on nous avait pris au sérieux et directement envoyés au commissaire, qui avait décidé de prendre luimême nos dépositions à tous... Il nous avait dit, ensuite, de rentrer en Bretagne : il se mettrait en relation avec la police de Carhaix pour nous tenir informés. Nous avions retiré les bois de chevreuil du radiateur et nous roulions pensifs, mes instructions de copilote à Léonard venant seules, de temps à autre, troubler le lac mort de notre silence. Je devais pourtant bientôt m’étonner de notre capacité à passer outre. Lorsqu’à la sortie de Paris mes indications rompirent vraiment le silence parce que j’eus à les multiplier, Louis osa une plaisanterie qui nous fit rire franchement. Cet éclat fut rapidement réprimé par un nouveau silence de réprobation collégial mais la glace avait bien été rompue, et petit à petit nous nous remîmes à parler, de tout autres choses que de Jim. Au fond de moi un malaise confus


refluait de temps en temps, mais je ne serais jamais intervenu pour rappeler aux autres la situation et l’attitude qui lui eût été appropriée. J’étais le premier à chercher à m’en éloigner en trouvant de nouveaux sujets de conversation. M'interrogeant à ce propos, je rapprochai tout ça de l’expérience que je pouvais avoir du deuil. Il me semblait que c'était pour la même raison que je n’avais pour ma part jamais pu pleurer à l’enterrement de mon grand-père paternel, quelques années auparavant, que nous avions été incapables de rester longtemps dans l'accablement qui eût paru légitime. J’avais alors douze ans. J’étais arrivé au cimetière après la messe avec un grand sourire de satisfaction ; j’avais fait sortir des orgues un morceau digne du musicien amateur que mon grand-père avait été. Mon autre grand-père me fit remarquer que ce sourire, dont je ne m'étais jusqu’alors pas rendu compte, n’était pas de circonstance, et je le réprimai bien vite, rouge de honte. Il ajouta à voix basse qu’il espérait bien ne pas me voir aussi gai le jour de son propre enterrement. Le sentiment de satisfaction que j’éprouvais vis-àvis de mon morceau de sortie, que j’avais sincèrement dédié à mon grand-père, comme une prière, continua pourtant à occuper principalement mon esprit.


J’avais vraiment été triste, lorsque ma mère m’avait tiré d’un sommeil étonnamment agité justement cette nuit-là pour m’annoncer la nouvelle, mais je sentais maintenant déjà trop la vérité du lieu commun « la vie continue », mille fois répété par les visiteurs lors de la veillée. Il me paraissait évident qu’il y avait plus de logique et de courage à affronter tout de suite cette vie qui « continuait » qu’à la démonstration attendue de la douleur. J’aurais même souhaité obtenir le droit de continuer à sourire : car ce sourire était la preuve d’une victoire obtenue, non sans effort, à l’échelle d’un enfant, sur la douleur. C'était comme une preuve de l’absence de douleur que mon autre grand-père l'avait lu, pourtant. Je pensai à tous ces peuples pour qui la cérémonie des obsèques est une fête. D’un point de vue théologique, en bons chrétiens, ne devions-nous pas nous aussi plutôt nous réjouir de l’entrée de mon grand-père « au paradis » ? Cela, les visiteurs l’avaient aussi évoqué, mais comme une consolation et non un motif de joie, au même titre que sa présence discrète toujours à nos côtés. Mon autre grand-père était un sévère catholique ; sa réaction, réclamant des remords de ma part, ne m’apparut bientôt plus que comme une exigence absurde de convenance aux traditions chrétiennes, de politesse due au défunt, et ces conventions culturelles me semblaient jouer un trop grand rôle dans le deuil pour être bien sincères et m’empêcher d’assumer entièrement


de ne pas pleurer. N’avait-on pas estimé autrefois nécessaire d’embaucher des pleureuses pour les morts ? Depuis quand était-il plus convenable de pleurer soimême ? A cette idée -et c'est vrai aujourd’hui encore- venait s'ajouter l'impression qu’il y avait toujours eu dans mes pleurs une part d’auto-conviction, qu’ils avaient toujours été versés plus ou moins intentionnellement à des fins de commisération, que ce soit vis-à-vis de mon entourage ou de moi-même. Pour moi, il y avait dans tous pleurs, en tant qu’ils étaient la manifestation d’une douleur -son « expression », un appel à la pitié, suicide de la volonté plus lâche que sensible. Ce n’était donc pas par insensibilité, mais parce que je refusais de mêler la douleur vraie à ces basses manigances que je ne pouvais pleurer face à elle. Certes, ce jour-là et les mois qui suivirent, je respectai les pleurs de ma grand-mère, mais cette faiblesse, que je pouvais accepter de la part d’une femme seule de soixante-dix ans, je ne me la permettais pas. Face à la disparition de Jim, je me trouvai donc reconnaissant aux autres de ne pas non plus forcer leur tristesse, d’oser rire même, et je crus distinguer là un de ces signes de commune vision des choses qui scellent l’amitié comme une vraie religion. Mais je me trompais.


* ** *** ** * Nous mangeâmes en silence la salade de riz aux épices et aux agrumes que Caro avait sortie du frigo. Lorsque nous avions franchi le seuil de la porte et que nous avions dû tout lui raconter, nous étions revenus à une conscience plus aiguë et douloureuse de la situation. Les mots sont parfois de puissants auxiliaires du principe de réalité. Caro fut la première à penser à Léa. Il fallait la prévenir. Elle ne devait revenir que le lendemain de la côte Sud où elle était partie passer deux jours avec une amie, du côté de Beg-Meil. Evans lui avait donné son congé ; on était mercredi et il avait beaucoup moins de monde en milieu de semaine. Nous ne voulûmes pas lui apprendre la nouvelle par téléphone ; nous décidâmes donc que nous irions plutôt la trouver le lendemain chez Evans. Ce soir-là, les autres s’endormirent assez vite, sans doute sous l’effet de détente habituel que procure le moment du coucher lorsque après une journée


particulièrement déstabilisante on se dit qu’on a enfin toute une longue nuit d’insomnie devant soi pour réfléchir froidement à ses problèmes et y trouver une solution. Quant à moi, j’en connaissais trop le piège et je n'y parvenais pas. La disparition de Jim faisait encore chanceler la grande force noire dont je me croyais pourvu depuis que j’avais cessé de croire au réel. Lorsque ma vie avait perdu son sens parce que celle qui lui en donnait m’avait quitté, cette force s’était en effet d’abord manifestée sous la forme d’une impression de claire et vaste lucidité, car l’intelligence des faits -c’est-à-dire de la configuration brutale de ce nouveau monde dans lequel on m’avait jetém’avait semblé vitale et que je m'y étais attaché tout entier jusqu'à l’obtenir sur chaque point précis du problème qui me faisait souffrir. Quant à l’enlèvement de Jim, je sentais trop à quel point la situation était différente. Non que j'attachasse moins de prix à l'intelligence des faits : je commençais simplement à comprendre que cette impression de lucidité que j’avais eue à l'époque ne m’était pas venue de leur compréhension même mais plutôt du seul fait que ma volonté toute entière, tournée vers ce besoin d’intelligence, se donnait la direction franche et par là ordonnant mon esprit de l'introspection. Car ce qui était en cause finalement, c’était moins la configuration des


faits elle-même que mon rapport à elle. Cet ordre, je ne le retrouvais plus à présent : une disparition ne se résout en effet pas par l’introspection, contrairement à ce que j’avais connu jusqu’ici de l’amour et de la mort, mais, comme chacun le sait depuis son premier épisode de Starsky et Hutch, par une « enquête ». C’est dire surtout que la cause en est complexe, extérieure, inconnue, dangereuse. Je pensai aussi à Louise. Je l’avais laissée sur un échange de numéros de téléphone et un sourire furtif, et j’avais senti, au fur et à mesure que nous nous éloignions de Paris, monter en moi la douce douleur des amours contrariées. Je ne souhaitais pas retrouver mes illusions passées, si douloureuses lorsqu'elles se brisent, mais l’attitude qui aurait consisté à me croire capable d'un froid détachement ne me convenait pas davantage. Pour la première fois dans le domaine de l’amour, je me rendais compte que tout résultait aussi d'une cause complexe, extérieure, inconnue, dangereuse : Louise. Je paniquais à l'idée d'accepter une relation que je maîtrisais si peu, mais bien que l'importance à accorder à cette relation me semblât d'autant plus réduite que je ne voulais plus y apporter de confiance, je sentais aussi que je ne désirais rien plus qu'elle. Tout cela était trop confus ; J'avais besoin d'aide. Mon téléphone sonna. C'était elle… A tâtons, j'attrapai le téléphone et je décrochai : c'était elle, en effet.


* ** *** ** * Je décidai de me lever et d’aller faire un petit tour jusqu’à la cuisine pour m’assommer à coup de calva. Elle avait seulement demandé si on avait des nouvelles, comment j'allais, comment s'était passé le retour. Je ne lui avais pas dit tout ce qui me passait par la tête pour y chercher un éclaircissement, comme je l'aurais fait jadis avec Laure, et je m'en trouvais à la fois frustré, à cause de l'absence de confiance qui en était la cause, et soulagé, parce que j'avais le sentiment, lui cachant partie de mes pensées, d'avoir gardé une certaine maîtrise sur notre relation. Mais peut-être aussi que derrière ce soulagement se dissimulait en fait un simple regain de confiance dû à l'à-propos presque magique, parce que j’y ajoutais la foi, de son coup de téléphone, comme derrière la frustration l'absence malgré tout de franches et douces déclarations de tendresse de sa part. Dans la cuisine, je trouvai la bouteille de calva sur la table, près d'un verre à demi plein sur lequel était


posée la main de Lagad, fumant une de ses Baltos dans l'obscurité. « - Pas couché? - Non, j'ai un peu de mal à dormir. - Je comprends... - Mouais... …et toi? - Pareil. Tu veux un calva? - Je veux bien. Je m’assis et nous restâmes longtemps sans parler, face à la fenêtre, contemplant chacun pour soi le cimetière. Soudain, et comme cela m’était déjà arrivé deux jours auparavant, je crus voir quelqu’un passer dans l’éloignement du sepulcrarium. Je sursautai, et le dit à Lagad, mais comme lui n’avait rien vu, nous nous remîmes simplement à boire. La conversation avec Lagad passa peu à peu d’inexistante à laconique, puis de laconique à franchement animée au bout des deux tiers de la bouteille. Je recommençai alors à me sentir bien. Puissamment ragaillardi. Nimbé d’enthousiasme… -…et pourquoi elles veulent pas de moi, alors? J’suis trop p-parfait! Voilà pourquoi! - Trop K., trop. - L’Espagne! Voilà ce que je voudrais donner!


L’Espagne! - Exactement! Et la Suisse! - Non, pas… pas la Suisse… On rigolait bien. Puis je vis encore quelque chose passer dans le cimetière. Cette fois-ci, Lagad regardait par hasard dans la même direction : « Merde! Là! T’as pas vu? - Ah si… là j’ai vu… - C’était quoi ?… - Un zombie, sûrement… Le cimetière en est plein, on m’avait prévenu… Paraît qu’ils sont pas méchants, qu’on peut même les apprivoiser en leur jetant des steacks…» Nous continuâmes un certain temps ainsi, à papoter funèbreries de la façon la plus joyeuse. On en vint même à se raconter nos expériences de spiritisme adolescentes. Je lui expliquai comment je m’étais dépucelé grâce à ça… Je ne me rappelle en fait plus très bien de la suite ni de la logique de la conversation, mais je sais que nous finîmes par trouver tout à fait une bonne idée d’aller chasser les morts-vivants dans le « jardin ». * ** ***


** * Ah ça, on s’amusait bien… Nous avancions vers l’endroit où j’avais aperçu des ombres, sur la pointe des pieds, s’envoyant l’un à l’autre des « chhhht » bruyants, tout sourire derrière nos doigts posés sur nos lèvres. Lagad, tenant à bout de bras un bout de steack que nous avions volé dans le frigo, tentait d’attirer les mortsvivants en leur parlant à voix secrète : - Le bon steack... Qui veut du bon ste-teack? Il mordit ensuite dans la pièce de viande crue, pour leur montrer, ce qui le fit vomir. La salade de riz imbibée de calva fut projetée entre ses pieds, en une gerbe unique, brève et énergique. Se redressant et prenant un air plus guindé qu’il ne l’aurait fallu pour que ça paraisse naturel, il passa ensuite son chemin ; pris de fou rire, je trébuchai et tombai à plat sur un marbre. « Et… Merde! » Lagad rit à son tour. Moi, j'avais mal au coude sur lequel je m’étais réceptionné. Et puis un peu honte aussi. - La tombe a bougé, je te jure c’est la tombe… - Chht! Y’a les zombies qui font dodo! - Mouais… celle-là… - Boh, de toute façon, ils sont restés-cachés… Je levai les yeux au ciel. - Allez, viens, on va tendre une embuscade! Lagad déposa alors le steack sur une tombe et me


tira par le bras, puis nous allâmes nous accroupir derrière un monument plus large que les autres, au guet… Le silence et l'inaction provoquèrent la consomption partielle de notre enthousiasme, et Lagad me quitta bientôt pour aller s’asseoir sur une dalle en arrière de moi. Il se mit à farfouiller dans sa poche et en ressortit un petit sac transparent, rempli de poudre rose. « Invoquons les esprits, grand frère!… » Après avoir sorti une sorte de cuillère fermée de sa poche, il y déversa de la poudre, formant un petit monticule. Il passa ensuite la flamme de son briquet dessous la cuillère, tordue et noircie par l'usage, et un filet de fumée opalescente s'en éleva, qu'il se hâta d'avaler, en une courte inspiration. Il me passa la cuillère ; je l'imitai. L’effet fut assez rapide. Des taches de couleur se mirent à flotter devant mes yeux tandis qu’un liquide brûlant (comme du lait et du miel) envahissait mes veines. Une sorte d’arbre désordonné avait poussé derrière Lagad, à la transparence flasque et lumineuse. Lagad, immobile, scrutait les alentours. Son regard s’arrêta derrière lui, vers la terre. Au pied de l’arbre. - Ah. Les catacombes! Par ici, Monseigneur…» Là, je restai bouche bée. Derrière lui, un escalier à vis s'enfonçait dans les profondeurs de la terre... - On y va?


- On y va…

* ** *** ** *

Les murs me semblaient infiniment loin et infiniment près à la fois. Infiniment loin, simplement parce qu’ils n’étaient pas en contact avec mon corps, infiniment près parce que le passage, au fur et à mesure que nous descendions, se faisait de plus en plus étroit. J’avançais le premier, les mains tendues en avant, et tâtant du pied à chaque degré la marche suivante avant de m’y appuyer. Nous descendîmes ainsi cent, dix, mille marches. Nous arrêterions-nous un jour? Je devais faire bien attention, me disais-je. J'avais sûrement beaucoup vieilli depuis notre départ de la surface de la Terre et je risquais de me prendre les pieds dans cette chose blanche qui avait poussé, et qui par ailleurs me démangeait horriblement... Faire attention... Mes pupilles se dilataient à me faire mal... Finalement, je heurtai une porte et l'ouvris.


Alors là, le singulier spectacle! Grandiose! Une galerie s'engageait devant nous vers l'infini ; une lumière aveuglante, là-bas, tout au bout, m'appelait... La galerie y menait, entre deux rangées de colonnes vertes que surmontaient des écoinçons percés de motifs mi-floraux, mi-géométriques, et dont la luxuriante dentelle, débordant sur l'entablement, allait se perdre là-haut, dans l'éternité d'une voûte invisible et sans étoiles... Dans ce vent tiède porteur d'encens... dans ce bourdonnement grave, et litanique, sur lequel se focalisait mon attention... qui m'appelait? Je me mis en marche, Lagad me suivant toujours, en silence. Au fur et à mesure que nous approchions de la lumière, le bourdonnement s'amplifia. S'amplifia. Jusqu'à cette impression de n’être plus moi-même qu’un gros bourdonnement, l’univers vidé autour de moi. Le sol de plus en plus mouvant. Le bourdonnement se transforma ensuite… Il devint clairement le bruit d’une assemblée en train de psalmodier… Certaines individualités de voix, plus fortes que d'autres, se dégageaient de la masse. Mais je ne comprenais pas ce qu'elles me disaient, dans leurs grognements confus et irréguliers. La lumière perdait de sa force. Elle devenait de


plus en plus jaune et vacillante, au fur et à mesure de notre avancée. Lorsque nous eûmes presque atteint le bout de la galerie, l'espace dont elle provenait se découvrit à nos regards. Une assemblée s'y tenait. Nous nous arrêtâmes à quelques mètres de l’entrée, nous cachant derrière les colonnes. Cet espace compliqué était traversé de grandes arches de pierre massives qui le démultipliaient en une sorte d’entassement de chapelles anarchiques, comme dans une cathédrale sauvage. On aurait dit qu’un architecte forcené, dans sa colère, avait ordonné à la pierre brute de jeter là un pied, ici un gros bras, ailleurs de se vider de ses entrailles sans aucun autre plan que celui que lui inspirait sa démence frénétique. Un volume plus vaste, vaguement heptagonal, abritait l'assemblée. La voûte en était soutenue par trois colonnes à pied d'éléphant gigantesques, mal dégrossies, et relayées par quatre autres colonnes moins grosses. A mi-hauteur des colonnes une galerie de bois massive reposait sur des plein-cintres sculptés. Je restai étonné devant la beauté fantastique de leurs bas-reliefs. Je ne me souviens pas de tous, mais sur l'un d'entre eux une série de monstres émergeait d’un lac de feu : oiseaux à têtes de lion hurlant, poissons-boucs pleurards, serpents à becs, crapauds, chiens, gargouilles, foule


d’êtres informes et inquiétants, comme émanant des flammes elles-mêmes. De part et d’autre de ce lac se tenaient un homme et une femme, la femme criant, et jetant ses bras en direction de l’homme qui n’avait, lui, que la tête de tournée dans sa direction, le reste du corps faisant dos au lac dans la posture de la marche. Je me souviens aussi d’une scène carnavalesque dans une cité aux rues tortueuses. Un grouillement de termitière agitait la cité, déversant bourgeois obèses, mendiants faméliques, vieillards et vieillardes bossues, jeunes guerriers en armes, filles de joie et de peine, princes, poètes, prêtres, musiciens, cadavres, enfants, femmes et fous, tous à la suite d’une jeune beauté italienne qui tourbillonnait autour d’une fontaine. De cette fontaine une eau pure semblait jaillir à cause de la danse. Mis à part une auge de granit grossière, posée au centre de l’heptagone sur le sol de terre battue, et dont la face était ornée d'un buste humain, bouche grande ouverte, le mobilier contrastait un peu avec l’apparente antiquité de cette architecture mystérieuse. Trois catafalques mal assortis, du genre de ceux dont une églises de village victime de l'exode rural mais encore soucieuse de montrer un incertain mais très catholique standing aurait pu se doter il y a cinquante ou cent ans, étaient posés au pied de chacune des trois grosses colonnes, recouverts de nappes d'une blancheur inégale.


Sur ces catafalques étaient posés un tas de faucilles dorées, un plat en inox rempli de pommes à cidre, et une brassée de rameaux de gui. Une dizaine de candélabres de différentes tailles et grosseurs, en stuc marbreux, étaient disposés en cercle autour des colonnes, dans les arcades. Quant à l’assemblée, une soixantaine d’hommes en robes noires, la tête dissimulée sous de profonds capuchons, se tenaient debout en arc de cercle face à l'auge de pierre. Depuis l’arrière d’icelle, un homme à barbe vénérable et au regard dur dirigeait la réunion. Son visage buriné, ombreux, tanné, avait une sorte de nonexpression figée comme un sommeil. Il marmonnait plus fort que les autres des choses que je ne saisissais toujours pas. Cela ressemblait un peu à du breton teinté d'accent irlandais. Debout sur le côté, à part des autres et couvert d’une mante noir, je reconnus ensuite l'Anglais. Encore lui... L'observant, je fus encore une fois impressionné par l'air d'extrême gravité de son visage. Son dogue, qu'il tenait par le bout de sa chaîne, était couché près de lui. Le psaume s'arrêta. L'officiant s'engagea alors seul dans un discours auquel les autres répondaient de temps à autre par un grondement indistinct. Sur un de ses signes, l’Anglais sortit de son immobilité. Il se saisit d’un


grand bâton posé là contre une colonne et s’avança vers le centre de la salle, près de l'auge. - Amenez-le… ordonna-t-il en français. Deux hommes sortirent de derrière un piton rocheux, en portant un troisième, visiblement inconscient. Je reconnus Jim. Je ne pus retenir une bruyante inspiration. On ne m'entendit pourtant pas, car l'attention de l'assemblée fut tout aussitôt détournée par un rugissement qui venait de son sein même: - JIIIIIM! LÉA'S MAN, ENQUIOULÉS! L’Anglais détacha son chien qui se mit à gronder. Evans, dit Lagad. * ** *** ** * - Tais-toi, imbécile! - QU'EST-CE VOUS AVEZ LUI FAIT, YA FILS DE PYUTES OF A BITCH! - Argh! Mais faites taire ce gros crétin! Tu déranges le rite, gallois! - JAAAAAAAAAAAMES! - Mais il n'est pas mort! Est-ce qu'on ne te l'a pas


expliqué, ivrogne! Tais-toi, donc! Koz-ki ! L’anglais, rouge de colère, s'évertuait à faire taire un Evans qui ne lui accordait pas grande attention. Il continuait à rugir se lamentant, se lamenter rugissant, tant et si bien que quelques-uns des compagnons qui l'entouraient voulurent lui saisirent les bras pour le calmer. Pour tant impatient devint. Lors entra en fureur, attrapa le premier lequel là estoyt par la senestre jambe, et la soublevant de terre, lui feit veoir l'envers du monde de belle façon. Puis il laissa glisser la jambe de son large poing envers le sol, rattrapant nostre homme in extremis, c’est-à-dire au pied, non sans grosse saccade lui rompant pour petit la cheville. Adoncques se meit à le verdement battre, brisant ses deux genoulx d'un seul coulp de teste et lui crevant bedaine en deux coulps de poing. Et tant le secoua il, tant fit tourner, tant fit cryer qu'aucuns dirent qu'on n'avoyt oncques rien vu tel, comme crecelle d'une enfant. Puis le pouvre hayre lascha il draitement, de sorte qu'il alla enfoncer du pied dextre, qui n'avoyt encore servi mais s'y brisa sur l'heure, le crasne de l'un de ses coreligionaires. Quoy voyant les autres tentèrent fuir. Mais Evans en parvint à chopper deux moins hastifs, desquels les soy rapprochant, et leur baillant verts dronos, escarbouilla les testes comme formage. Croiez que c'estoyt le plus horrible spectacle qu'on veit oncques. Les aultres estoient jà


acourus derrière les futz des colonnes à lui opposées, n'estant un tout petit, qui s'estoyt pensé plus en sureté estre au fond des grandes armoires de fer, mais qui tant claquenaudoit de ses dentz que toute l'armoire en faisoient elles sonner. Quoy ouyant, Evans en arracha la porte et ordonna au gringalet que sortit, ce qu'icelui faisant l'assomma d'un grand coulp d'icelle porte disant qu'aucun mieux n'en sortiroit. Nostre Anglois qui n'avoit jusque lors bougé non plus que son chien monstrant les dens, que fermement tenoit en laisse, cestuy cy libera. Le chien droit à Evans acourut, à grand allure, mais aussi soubdain s'arrêta qu'iceluy se retourna et lui fit face. Car le recongnoissant, se print à fuir plus vitement que son ombre le poursuivoit, chassant tout un groupe des bons moines du derrière d'une grosse colonne à l'aultre ensuivant pour y faire sa place, nonobstant que ceste aultre fust par trop mince pour bien iceux dissimuler. Mais chien n'y peut penser. Somme fors l’anglois, toute la triste troupe des bons moines se conchyoit si bien que nul n'osoit jà moufter seulement. L’Anglois estoit seul resté en sa place, s'esforçant de tracer un cerne tout autour soi en terre, du bout de son baston. Point n'eut loisir de cestuy clore toutesfois, car Evans, saisissant le plat d'inox es catafalque lui jouxtant davantaige, après l'avoir assommé, si n'estoit


pour un petit, des pommes qu'il contenoit, en avoit si bien visé sa teste avecque que tous les bons mortz du cemetiere en entendirent sans doutes ses os craquer jusques au dehors et que roidde en tomba nostre Anglois es pommes qui semoient à terre. Adoncques le diable y print part. Car nul fors que lui n'eust pu deviner la suite de l'adventure. Evans s'estoit précipité auprès de Jim, dont les porteurs avaient abandonné le corps par terre, tost fuyant. Il s'était agenouillé devant lui. - JIM FELLOW! Il sanglotait à belles larmes. - OH, JIM! O DEATH! DEATH! TYOU CROIS PAS TU ME DOIS DÉJÀ TROP DES CROUMES, AVEC MAMAN? ET BUNNY PETITE FRERE! AND JOHN THE DOCKER! OH, DEATH BITCH! OH, JIM! HOLD IT MY KNIGHT! JE SAIS WHAT IS GOOD FOR YOU! SOMEBODY GIVE HIM A GUINNESS! Les encapuchonnés, voyant la brute se désintéresser d'eux, avaient profité de sa lamentation pour s'emparer d'un gros candélabre et s'étaient approchés d’Evans. Je criai trop tard. Du sang jaillit. Au moment où Evans se retournait pour réclamer une Guinness, ils l'avaient assommé et il gisait maintenant près de Jim. Ils se tournèrent alors dans notre direction. Lagad et moi décidâmes de prendre congé, nous


précipitant dans le couloir. Nous avalâmes la distance qui nous séparait de la grosse porte en une minute. Lagad se précipita le premier dans les escaliers qui remontaient au cimetière. Je jetai un coup d'oeil par-dessus mon épaule avant de monter. Personne. Je restai une seconde à considérer le couloir vide. Lagad me cria de monter. Je sursautai et le suivis.

* ** *** ** * Le bruit et l’odeur du café nous réveillèrent simultanément, Lagad et moi, et je vis sa tête se lever lentement d’entre ses bras croisés sur la table alors que je tentais moi-même laborieusement de remettre le monde à la verticale. Caro, vêtue d’une nuisette en coton à nounours roses délavés, les cheveux en bataille, nous tournait le dos, occupée à se presser une orange. Ma nuque extrêmement douloureuse… « Ouah… Vous avez une de ces gueules… Vous avez fait quoi avec ça?


Elle désignait du menton la carabine de chasse de Lagad, posée debout contre le bord de la table. - Rien… euh… Il s’est passé des trucs vraiment bizarres, cette nuit. - Tu m’étonnes… La bouteille de calva a pris un coup… - Non, il s’est vraiment passé des trucs...» Tout cela s’était-il vraiment passé? Je regardai le sac de poudre rose posé devant lui sur la table. Elle nous avait emmené loin… Ma nuque... Lagad raconta ce qu'il avait vu. Ce qu’il raconta était un peu moins fantastique que ce dont j’avais le souvenir. Mais ça y ressemblait beaucoup. Et le principal était là… Un peu bourrés, on avait décidé de se balader dans le cimetière… On était tombés par hasard sur une tombe ouverte. Et on avait vu Jim. Et l’Anglais. Et Evans. Et Lagad avait comme une sorte de tremblement dans la voix qui n’était pas dû qu’à l’alcool… Lagad, qui mesurait facilement son mètre quatrevingt-dix et pesait bien son quintal, n'aurait pas semblé être du genre, à première vue, à se laisser impressionner par le premier délire hallucinatoire venu. On n'eût pas même été étonné qu'il avouât posséder une brassée de Gallois parmi ses ancêtres, voire une poignée de pourfendeurs de dragons. Malgré les a priori et l'imposance de la masse cependant, et comme souvent en


fait chez ceux qui ont ce type de gabarit, il y avait chez lui une sorte de douceur, de délicatesse même, qui répondait mieux à l'inébranlabilité et à l'inertie de son physique que ne l'eût fait la grossière brutalité attendue. Le seul contraste vraiment surprenant chez Lagad et qui m'avait frappé dès la première fois que je l'avais rencontré, c’était en fait celui qui existait entre cette douceur presque maternelle, que l'on rencontrait dans sa voix dès qu'on lui adressait la parole, et la profondeur perçante de son regard gris. Ce regard m’avait toujours paru être le gage d’un esprit froid et rationnel, d’une maturité et d’une virilité à la limite de m’effrayer, moi qui me sentait si faible devant le destin, et c’était surtout ce regard, surligné d’épais sourcils noirs, qui me donnait du mal à penser qu'il puisse vraiment avoir vu les mêmes choses que moi la nuit précédente. Nous racontâmes aux autres, puis à la police de Carhaix qui dépêcha une patrouille, la même histoire que nous avions racontée à Caro. La tombe, car elle ne l’était plus ou ne l’avait jamais été, fut ouverte dans la matinée par des employés de la mairie que les policiers avaient appelés en renfort. On y trouva un cercueil, celui de la défunte inscrite au registre, dans un caveau d'une conformité absolue. Pas d’escalier, donc… L’Anglais du bois de Kerriou, vers lequel nous avions aussi dirigé les deux policiers dépêchés, les reçut


avec la plus parfaite amabilité ; ils prirent même le thé dans le jardin. Quant à Evans, il avait bien ouvert son bar, comme tous les jours. Et les deux policiers burent simplement un café-calva chez lui, avant de s'en aller. Ils nous proposèrent tout de même un soutien psychologique, une aide médicale qui remédierait au traumatisme que nous avions subi suite à la disparition de notre ami, traumatisme pouvant parfois provoquer des hallucinations assez convaincantes par besoin de faire quelque chose dans une situation où l’on se sent impuissant. Ils nous conseillèrent aussi de ne plus nous promener la nuit dans les cimetières lorsque nous avions bu. Pendant que Lagad et moi avions accompagné les policiers au cimetière, Léonard et Louis s’étaient rendus chez Evans pour annoncer à Léa la disparition de Jim. Ils y avaient appris qu’elle avait prolongé son congé d'un jour et qu'elle ne serait pas là avant le lendemain. Comme Evans n’avait jamais grand monde le jeudi non plus, il avait accepté. Non, rien n’avait semblé anormal chez Evans, sinon qu’il était presque saoûl à quatorze heures… enfin rien. Autre chose : ce ne serait peut-être pas la peine de parler à Léa de nos délires de poudre rose. Nous approuvâmes cette sage proposition, et quant à notre descente aux Enfers, j’aurais commencé à ne plus rien en croire moi-même si le regard de Lagad, croisant le mien,


ne m’avait rappelé à tout instant que nous étions deux à l’avoir vécue. Ce soir-là tous les deux, et sans en avouer la raison aux autres ni même entre nous, nous restâmes encore -sans boire de calva cette fois- assis en silence dans la cuisine jusqu’à une heure assez avancée. Mais rien ne se passa.

TROISIÈME PARTIE : LE SONGE DE PERCEVAL

* ** *** ** *

Léonard devait rentrer pour déjeuner avec ses parents. Chez lui, le repas dominical en famille était une tradition à laquelle on ne coupait pas, et Léonard ne l’eût jamais osé sécher sans rétribuer ses parents de sa présence lors d’un autre déjeuner, en semaine, pour réparation à ce manquement. Il rentrait à Brest, donc, et ne reviendrait


que le lendemain. Nous prîmes le petit déjeuner tous ensemble puis nous l’accompagnâmes à sa voiture. La portière à peine refermée sur lui, nous nous dirigeâmes vers Ty Guern, qu’Evans venait apparemment d’ouvrir. Nous y attendrions Léa en jouant aux fléchettes… En entrant, nous vîmes qu’Evans était là en effet, comme depuis toujours, un peu branlant dans sa migraine matutinale, un mug d'Irish posé devant lui sur le comptoir. Il portait son intrinsèque casquette de paysan, et l’un de ses non moins intrinsèques gilets de cuir, « western style », sur un polo marronnasse et douteux. Cet ensemble casquette-gilet, qui n’avait au début été pour lui qu’un « truc » lui permettant de renforcer l’image pittoresque de son établissement -certains touristes lui avaient en effet fait sentir, au début de son installation, leur déception qu’il ne fût pas bretoncette casquette et ce gilet, disais-je, lui avaient aussi permis de mieux s’intégrer à la population, faisant de lui un personnage dont la silhouette originale était de loin reconnaissable, une « figure locale ». « Bonjour les gars. Allez, c’est ma tournée… » La tournée, ça n’était pas son genre, surtout à cette heure-là. Ce signe discret de compassion fut sa seule allusion à la disparition de Jim. Nous lui réclamâmes le jeu de fléchettes et trois « cafcals », puis nous nous lançâmes dans la partie. Louis nous battit facilement Lagad et moi, distraits


que nous étions à jeter des coups d’oeils discrets vers Evans. Mais rien en effet ne semblait inhabituel chez lui. Assis au comptoir sous le faible éclairage d’une lampe de bibliothécaire, il passait ce début de journée à faire ses comptes sur un cahier d’écolier, grommelant et se grattant régulièrement la casquette. Lorsqu’il était venu nous servir, j’avais quand même remarqué qu’il portait le col de son polo bizarrement relevé. J’avais alors croisé le regard de Lagad et cru y lire que lui aussi l’avait remarqué. Que lui aussi avait pensé qu’il pouvait cacher les marques que lui aurait laissées le coup de candélabre de la veille. Mais, éternel mystère de l’imperméabilité de ce regard, je ne parviendrais à y lire ni la même déception ni le même embarras que je ressentirais quelques instants plus tard quand, à son arrivée, Léa rabattrait maternellement le col du Gallois, en lui soufflant : « Evans, tu bois trop… » …et qu’aucune marque n’apparaîtrait. * ** *** ** * En arrivant, Léa comprit, tout de suite, notre regard et nous demanda ce qui s'était passé. Je


commençai par lui annoncer qu’on avait perdu Jim. Elle était habituée, comme nous, à ses escapades buissonnières. Je lui dis qu’il y avait un autre problème. Nous allâmes nous asseoir à la grande table près du feu. Et je lui parlai de notre visite au Père Lachaise. Et de la photo… Léa me fit recommencer plusieurs fois l’histoire. Elle écoutait sagement, très concentrée, comme attentive à quelque chose d’important mais d'extérieur, simplement dépourvue du sourire qu’on lui connaissait d'habitude. Elle réclamait sans cesse de nouveaux détails, comme si elle exigeait de moi, de mon récit, qu’elle pût finir par avoir été présente. Cette insistance fatigante semblait cependant moins venir d’un besoin brûlant de se rendre « intérieure », « maîtrisable » l’aventure, comme j’avais pu le ressentir moi-même, que d’une logique bien plus raisonnable et efficace (féminine, en un mot?) ; elle en était déjà au stade de « l’enquête ». Devant cette relative froideur d'esprit, j’hésitai à lui parler de nos visions de l’avant-veille. Mais je ne lui dis rien, par respect de la parole donnée peut-être, plus probablement parce que je ne l’osais pas… Au moment où j’évoquai pour la énième fois la photo, Evans, qui s’était assis avec nous, émit un « Oh oh oh… » gémissant, comme pour lui-même. J’échangeai un


regard avec Lagad mais c’est Léa qui réagit : « Evans? - Jim… Pourquoi ils ont choisi lui? - Tu crois qu’ils sont plusieurs? - Oh… je suppose… pour prendre notre Jimmy… parce que… oh... il est FORT, notre Jimmy… - Pas tellement, tu sais… - Oh oui… je sais… Oh! IL EST TELLEMENT FORT, JHICKAËL!… - Jhikaël ? - Oh… je voulais dire l’Anglais… Well, je crois il est fort... Il est l’air… - Evans, si tu sais quelque chose pour Jim, dis-le. -… - Dis-le. -… -Dis-le! Evans obéit. Rougissant, il retira sa casquette et caressa nerveusement son front dégarni. Nous aperçûmes alors un gros pansement malhabile sur l’arrière de son crâne. Cette casquette faisait tellement partie du personnage que nous ne l’avions pas soupçonnée de rien pouvoir cacher… J’ai dit que nous n’avions rien remarqué d’anormal chez Evans. Depuis que Léa était arrivée, ce n’était plus


tout à fait vrai. D’abord il nous avait offert une nouvelle tournée. Deux de rang, ça sortait vraiment de ses habitudes… Mais surtout, il avait passé un peu trop de temps à éponger et essuyer la table, pourtant propre puisque nous étions ses premiers clients, et il était venu vider deux fois le cendrier, à chaque fois plein seulement aux trois quarts. Venant agacer les bûches du foyer dans notre dos du bout du tisonnier comme s’il avait eu à en vérifier la cuisson, réorganisant un tas de papiers sur le vieux piano, posant ici un cendrier, alignant là deux chaises, il tournait, depuis, un peu trop autour de nous pour que ça soit normal, sans pour autant oser se mêler à la conversation. Devant cette agitation mal dissimulée, je compris que ce qui n’était pas normal chez Evans avant que Léa n’arrive, c’était justement la froide normalité de son comportement, que j’avais ridiculement prise pour une pudeur toute professionnelle. Retenue exagérée pour une situation aussi exceptionnelle ; car nous savions tous que Jim était plus qu’un client pour lui et il n'était par conséquent pas logique qu'il se sente obligé d’essayer de nous cacher -si mal- que la conversation l’intéressait. Alors qu’Evans allait se remettre à travailler le feu pour la troisième fois, Léa lui avait dit : « Evans, tu peux t’asseoir avec nous si tu veux… » Le tisonnier s’était arrêté, hésitant, au-dessus des braises. « Viens là. » Elle avait dit ça d’un ton doux mais ferme, en lui montrant la place libre à côté d’elle. Alors il était venu,


s’était assis, Léa avait rabattu son col et il avait écouté le reste de mon récit sans rien dire, d’un air absorbé qui donnait l’étrange impression qu’il réfléchissait parallèlement à autre chose. C'était exactement à la table où nous étions assis que tout avait commencé pour lui. Il était en train de signer la vente du bar, un sacré paquet de livres sterling que le notaire avait accepté selon le cours du jour posé sur la table entre deux ballons de rouge. Le premier paiement. C'était par contre la deuxième bouteille que la patronne offrait, et il commençait à en ressentir les effets. Aussi fut-ce tout à fait par mégarde qu'il se mit à chantonner, en gaélique, une vieille chanson qui parlait d'une jeune truie s'en allant vendre, avec un certain succès, sa propre viande à Glasgow. La mère d’Evans était une écossaise de l'île de Skye, et elle lui avait transmis sa langue. "Ah, vous parlez le gaëlique!..." s’exclama le notaire. Et il lui expliqua que la langue du coin, le breton, venait en quelque sorte du gaélique, que c'était aussi une langue celtique… Il avait soudain l'air passionné le vieux notaire ; et Evans avait même cru reconnaître dans ses yeux l’étincelle singulière qui brille à la reconnaissance d’une langue lointaine, mais dont on est familier. Evans lui demanda donc s'il connaissait la chanson, qui avait été l'une des préférées de son frère ; mais le notaire ne lui


répondit pas ; il répéta juste encore, en français, que c'était vraiment un bel idiome, et qu'on y sentait les accents âcres d'une langue brutalement sortie de la Nature, d'une langue agile comme le feu et l'eau, douce comme notre mère la terre et forte comme notre père le vent, fière enfin comme le grand étendard du Gwen-ha-du dressé devant le bagad. Evans se demanda comment il avait pu voir tout ça dans son bout de chanson sur la vieille truie. « Ah, il faudrait utiliser ça! Ah, ça rendrait vraiment bien! » ajouta le notaire. Et il lui proposa un marché de plus. Il faudrait traduire des textes en gaélique pour lui, en échange de quoi il lui promettait de le payer grassement. Ça pourrait aider à payer les traites viagères du bar, au moins au début… Quand il eut dit le chiffre, Evans se dit qu'il ne pouvait pas refuser. « Êtes-vous croyant, Evans? » demanda alors le notaire. Evans répondit qu’il n’était pas allé à la messe depuis longtemps, depuis le jour, en fait, où on avait enterré Bunny, son frère. « Je dois vous avouer, Evans : moi aussi la messe m’ennuie. Les curés, les sermons, les cantiques, c’est pas vraiment mon habitude… Hé hé… On a une tradition plutôt rouge par ici, vous savez? Il avait dit ça avec un sourire malicieux, les yeux brillants d’une complicité un peu forcée. « Le Centre-Bretagne a toujours été une région pauvre. Alors vous pensez bien, le prolétariat, si on sait ce


que c’est… Mais peut-être surtout… je ne sais pas si vous êtes au courant Evans, mais nos ancêtres communs n’ont pas toujours été chrétiens… Ils croyaient en quelque chose, oui… mais ce n’était pas la messe… Pour nos ancêtres, c’est la Nature qui était divine... Prenez le chêne, Evans, dit le notaire en lui resservant à boire, prenez le chêne : le chêne n’est qu’un arbre, un « objet » dirait-on, apparemment dressé là par le hasard pour le seul plaisir du promeneur, sans mouvement, sans action possible : tout le monde n’est-il pourtant pas d’accord pour dire que le chêne est « fort »? La force est dans le chêne comme la beauté est dans l'ajonc, la bonté dans l’agneau, l’infini spatial dans la voûte du ciel et l’infini temporel dans le granit… nous le savons tous, au fond de nous-même : Dieu est dans la Nature, Evans! Toutes les qualités que nous attribuons à Dieu, il n’y à qu’à sortir de chez soi, au grand air, pour les voir, les sentir, les toucher! Nos ancêtres le savaient, et ils vivaient bien différemment : ils savaient utiliser et craindre la Nature, la toucher et l’adorer, l’adorant parce que la touchant, pourrait-on dire… Nous avons perdu aujourd’hui cette belle religion... Mais elle a résisté longtemps : la Nature, plus belle, plus rude ici qu’ailleurs, avait gardé le regard de ce peuple presqu’ilien tourné vers sa toute-puissance… Jusqu’à des temps très proches, par exemple, les femmes du pays continuaient à accomplir certains rites autour des pierres moussues,


phallus de la Nature fécondante, et certains hommes et certaines femmes, dotés d’un savoir qui ne se transmettait que par le sang, soulageaient les maux de nos paysans autrement que par la chimie des médecins, et souvent avec davantage de succès! Et notre langue, aussi, par la puissance poétique qui lui est inhérente, envoûtait le peuple de ses chants, le poussait à des danses presque tribales, et dans la communion du cercle, savait le préserver du culte humain porté par le latin et ses prolifiques dégénérescences! Car… oui, Evans, c’est avec le latin qu’est venu le christianisme, lui, le véritable barbare! Lui qui se mit à tailler des croix au sommet des menhirs, et à apprendre aux Celtes que Dieu était un homme, un seul… venu racheter nos péchés… Et tout est là! « racheter »! Religion de marchands! Les indulgences! Les munificences pontificales! La folie de ce monde n’a pas d’autres origines, Evans! L’argent!… L’OMC! Le messie est un juif! Alors évidemment, aujourd’hui, l’homme souille le plus sacré! Tout ça pour quoi? Le pétrole! Les sacs plastiques, les marées noires, les gaz d’échappement, qui réchauffent la planète! Et l’eau, polluée par la surproduction porcine, fruit du capitalisme à l’américaine! L’eau! La plus précieuse des ressources! Voilà une chose au moins que les peuples africains savent, pourtant! Les loups ont disparu de Bretagne, les ours des Pyrénées! Nos plus nobles totems! Disparue aussi la blanche hermine!… Et bien entendu, les traditions


se perdent… Le breton, même… Mais figurez-vous… » Le notaire se tut soudain pour promener son regard dans la pièce d’un air suspicieux, puis il se mit à chuchoter : «…figurez-vous que certains hommes par ici n’ont pas oublié toutes les traditions… et qu’on en pratique même encore d’immémoriales… » Après un nouveau regard jeté aux alentours, il ajouta : « …J’ai l’honneur de faire partie d’un groupe d’hommes avisés qui perpétuent cette belle religion des anciens… Ici même, à Plounévez… Rejoignez-nous, mon vieux, et je vous promets que nous vous seront fidèles! Pour votre commerce! » Evans n’avait pas compris grand-chose. Apparemment, il s’agissait d’une sorte de club écologique. Il demanda où il fallait s’inscrire… « Dans nos cœurs, mon frère. Mais la décision ne dépend pas que de moi… Si cela est possible, un de ces jours, je déposerai un signe devant votre porte. Je vous donne rendez-vous ce soir-là dans le chemin creux derrière le cimetière, un peu avant l’heure de la Grande Conjonction… vers deux heures moins le quart... D’ici-là, n’en parlons plus, et buvons gaiement à votre prospérité. Vous verrez par vous-même… » Un peu plus d'un mois plus tard, en arrivant au


petit matin, Evans trouva par terre devant sa porte un petit pendentif, dont l’attache s’était apparemment brisée. Il se mit à chercher dans sa mémoire s’il ne l’avait pas remarqué la veille, au cou de celui ou celle qui aurait pu l’avoir perdu en sortant. Il avait généralement une bonne mémoire des détails. C’est ce qui faisait de lui un si bon conteur, et aussi un bon patron, dans la mesure où un client qu’on reconnaît est un client qui revient et où ce don mnésique s’étendait aussi, chez lui, à la physionomie. Il s’agissait d’un triskell de métal argenté, léger, et faussement patiné. Tout à coup il se demanda si ce n’était pas là le fameux « signe » que le notaire lui avait promis. Deux heures moins le quart, derrière le cimetière, il avait dit… Il pleuvait depuis deux jours et la météo n’annonçait pas vraiment du mieux pour la soirée... Gast… Comme Evans était quand même plutôt curieux, ce soir-là, après la fermeture et le ménage, il se rendit au lieu fixé. Il pleuvait toujours, et le notaire l’attendait en effet, debout sous un parapluie à carreaux roses et bleus, et vêtu d’une sorte de grande robe noire épaisse, à capuche, sur le ventre de laquelle était badigeonnée une hermine rouge. Il salua chaleureusement Evans, puis lui demanda de passer une robe semblable, qu’il avait apportée pour lui. Il sortit ensuite de dessous la sienne une clef, révélant au passage un pantalon de flanelle grise dont le pli, impeccable pourtant, atteignait difficilement ses derbys chocolat lustrées. Il leva cette clef à la hauteur des yeux


d’Evans, poussa un petit « Hé hé! » espiègle, puis se retourna vers la petite porte de bois devant laquelle il l’avait attendu et fit jouer la clef dans la serrure. Cette porte donnait sur le cimetière. Le notaire lui banda les yeux avant d'entrer. Ils avancèrent un peu, descendirent un escalier, suivirent un couloir. Lorsque le notaire lui retira son bandeau, Evans était dans une sorte de caverne bizarre. Une assemblée de gens déguisés comme eux les attendait. L'officiant, raide derrière son auge, le regard aveugle, avait la main posée sur une immense épée qu’il tenait verticalement, la pointe au sol, une épée telle qu’on aurait pu en voir trôner audessus de la caisse d’un magasin d’« héroïc fantasy », croisée avec une masse d'armes au design futuriste. « Suivez-moi, nous allons vous adouber… » chuchota le notaire. * ** *** ** * La cérémonie d’adoubement s’était à peu près déroulée sur le modèle de celles des chevaliers de nos cours d'histoire, une promesse de secret et la participation


de l’Anglais mises à part. Pendant qu’Evans subissait la « collée » en effet, l’Anglais était venu donner le bas de sa jambe gauche à flairer à son chien. Celui-ci s’en était rapidement désintéressé et avait lancé un bâillement de regret en direction de la colonne au pied de laquelle il dormait encore une minute auparavant, où l’Anglais le ramena presque aussitôt. Evans, intrigué, avait demandé à voix basse au notaire en sortant qui était ce personnage. - C’était Jhikaël, notre Poète. Comme son père avant lui et le père de son père. Très érudit… Il est issu d'un long lignage… Vous verrez, il est un peu fou. Mais très impressionnant… Le viager s’était révélé interminable, contrairement aux espoirs d’Evans. Il était resté, du coup, complètement dépendant des aides que la secte lui versait. Sans ça, son bar n’aurait pas tenu jusqu’à aujourd’hui… En échange, il continuait à assister aux cérémonies, bien qu’elles l’ennuyassent de plus en plus, il en gardait le secret, et il traduisait en gaélique les textes que lui donnait le notaire, sortes de poèmes pleins de verdure et de mots abstraits, que le prêtre déclamait mélodramatiquement pendant les cérémonies. Le prêtre et le gardien, on ne les avait jamais vus au bourg jusqu’à il y a un mois, lorsque Jhikaël s’était ouvertement installé dans une maison du bois de Kerriou. Depuis, on l’avait même vu entrer tous les soirs chez


Evans vers six heure et demie pour ne repartir qu’à la fermeture. Tout le monde faisait comme s’il était nouveau dans la région. La première fois que Jhikaël et son chien étaient entrés chez lui, Evans avait poussé un « GAST! » de surprise. L’Anglais lui avait répondu d’une voix aigrelette : « Shall we be… acquainted with each other ? -AHH… OUI… NON… ben non… mais c’est je PENSAIS pas… -Certes, vous ne pensiez pas. Servez-moi simplement, voulez-vous? » Il s’était alors assis à la petite table près du feu et s’était mis à griffonner sur son carnet, tâche qui l’avait occupé chaque soir depuis. La présence de Jhikaël dérangeait Evans mais il se sentait obligé à la plus extrême politesse avec ce client particulier dont le mystère lui paraissait menaçant, d’une part à cause de l’influence qu’il lui supposait sur sa clientèle, d’autre part parce que l'homme lui-même, avec sa voix sure, ses histoires de magie et ses airs de jamais rire de rien, lui paraissait trop halluciné pour pouvoir être inoffensif. Cet effort de politesse avait cependant vite fatigué Evans, plutôt habitué à agir en maître chez lui. Au début, il avait décidé, intérieurement, de le mépriser, comme il l’eut fait avec n’importe quel Anglais guindé de


passage. Mais cela n’avait duré qu’un temps : le mépris du mépris s’use, et la constance de l’Anglais, sa rigidité, l’avaient emporté sur l’assurance d’Evans qui, de son côté, continuait à se creuser la tête pour comprendre ce qu'il pouvait bien venir faire là tous les soirs. Il avait posé la question au notaire qui lui avait seulement répondu que la réponse à cette question « nécessiterait un plus haut degré d’initiation »… En réalité, il n’en savait sans doute rien lui-même… Et qu’est-ce que le « Poète » de la secte pouvait bien écrire sur son carnet? Evans avait bien essayé de lire par-dessus son épaule une fois mais, outre qu’il ne lisait pas très bien, le regard de Jhikaël lorsqu’il s’en était rendu compte l’avait dissuadé d’en retenter l'expérience. Et puis un jour, en rentrant dans son bar, alors qu’il venait de mettre dehors un petit moustachu complètement barrique parce qu’il avait simplement oublié que le petit moustachu avait déjà payé, il avait à nouveau croisé le regard de Jhikaël. Celui-ci avait levé les sourcils au plafond, sans rien perdre de sa sombre gravité, s’était repenché sur son calepin, avait passé plusieurs pages, puis lissé l’arête de celle où il était parvenu et s’était remis à écrire. Et Evans avait eu soudain la certitude étrange d’être le sujet de la rédaction. Depuis ce jour, comme le conducteur prudent jette un coup d’œil plein d’appréhension coupable vers son compteur en s’apercevant de la simple présence de la


police de la route au carrefour, Evans avait commencé à faire la plus extrême attention à ne pas paraître « coupable » d’il ne savait trop quoi, du moins tant qu’il était sobre, ce qui ne durait guère, car il avait commencé à boire encore davantage pour atténuer cette impression de surveillance, qui n’en revenait que plus forte le lendemain matin quand il se réveillait à jeun et qu'il essayait de se ressouvenir de ce qu’il avait fait la veille. Il avait fini par craquer, il y a deux jours, lorsque le chien avait attaqué Jim. Ça lui avait fait un immense bien sur le coup (comme la première gorgée de Guinness après une journée aux ordres des contremaîtres des docks de Cardiff, à l’époque, celle qui vous faisait vous sentir enfin un homme) et puis le lendemain il n’avait pas osé retourner au cimetière. Le notaire était venu le chercher avant-hier, dans la journée précédant notre nuit poudre rose. Il l’avait engueulé, sévère. Mais on lui pardonnerait pour cette fois. Il avait de la chance, on avait besoin de lui. D’autant plus qu’une chose très importante allait maintenant se passer. Le soir même. C’était la première fois que le notaire luimême allait assister à une telle cérémonie. Il s’agissait plus ou moins d’ordonner un nouveau prêtre…

* **


*** ** * Léa avait voulu voir à quoi ressemblait la tombe en question, et nous nous y étions rendus. C’était une simple dalle surmontée d’une colonne faussement brisée, noircie par le temps et rehaussée d’une mince plaque de marbre sur laquelle était gravé le nom de la défunte, sans dates. Un faux bouquet de faïence aux couleurs passées en était le seul ornement, et elle ne semblait pas vraiment entretenue : l’espace gravillonné délimité autour de la tombe par la grille en fer forgé, un peu trop grand pour elle, était envahi d’herbes mortes, desséchées, et des lichens noirs grimpaient sur la dalle. Nous restâmes un moment devant la dalle, silencieux. Drôle d’impression. Comme si nous étions déjà en train de nous recueillir sur son souvenir… Nous avions laissé Evans finir son ménage seul. Il avait fini par s’effondrer, pleurant comme un veau sur les genoux de Léa. Elle l’avait gourmandé et lui avait fait promettre de nous aider. Evans avait dit qu’il s’était réveillé, attaché à un pilier par des cordes, dans le temple. Il avait mal à la tête. Jim avait disparu. Il ne restait plus que Jhikaël, le prêtre et le notaire, qui se disputaient, délibérant de son sort. En gros, le premier reprochait aux deux autres d’avoir engagé un Gallois épais pour un


décorum linguistique inutile. Le prêtre lui avait coupé la parole : « Jhikaël, adressez-vous à moi avec plus de respect. Le gaëlique nous permet de nous rapprocher encore de nos racines. Sans compter qu’il édifie les fidèles, bien davantage que le breton. - Oh oui, c’est du plus bel effet! s’était empressé d’ajouter le notaire. - …Par ailleurs, cela faisait bien longtemps que nous n’avions adoubé personne. Nous gèrerons comme il faut les quelques problèmes qu’un nouveau venu peut poser au début… - Et quelle belle cérémonie que l'adoubement! s’était encore empressé d’ajouter le notaire. - Oh oui, vous aimez les belles cérémonies… - Jhikaël! vous savez déjà combien me répugne votre initiative et votre choix quant à mon successeur potentiel. Par respect pour vos connaissances et la tradition de votre rôle particulier ici, je l’ai accepté. Mais rappelez-vous que les décisions m'appartiennent... -Oui, je connais votre manque d’enthousiasme, Brithem. Mais vous savez comme moi que les décisions n’appartiennent qu’à la loi et au groupe! Nous referons cette cérémonie! - Pas avant la prochaine Grande Conjonction… - Vous me faites chier avec vos conjonctions, vous savez… C’est quand?


- Mardi en huit. Le prêtre s’était ensuite tourné vers Evans : « Evans! Vous êtes heureux dans la commune, non? Le commerce marche bien… On est avec vous… il y a toujours un des nôtres chez vous pour vous soutenir, vous savez? Vous ne nous trahirez pas, hein?… Il ne faudrait pourtant pas qu’il vous arrive du malheur… » L’incroyable mémoire d’Evans. Y perdant presque son accent, se trompant parfois mais se corrigeant aussitôt (« Non, attendez, c’est pas ça… »), il venait de nous réciter d’un bout à l’autre, morceau par morceau, toute la discussion à laquelle il avait assisté plus de trente-six heures auparavant. Il avait bien entendu acquiescé à tout. Alors effectivement, on le surveillait de près… Et Jhikaël devait prendre la suite des autres le soir… Le « gardien » le gardait… « Il sera simplement banni provisoirement des cérémonies. J’ai dit. » Si j’avais bien compris, ils comptaient sur la pression financière et la surveillance que sa clientèle exerçait sur Evans. Je ne comprenais pas pourquoi, du coup, personne n’avait été présent aujourd’hui pour l’empêcher de nous cracher le morceau. Je lui demandai s’il savait comment on entrait dans la tombe. -Oui, il faut descendre l’escalier.


-On sait, mais où est l’escalier? - BAH… DANS UN TOMBE! -Evans, comment on l’ouvre? -JE SAIS PAS, MOI JE DESCENDS TOUJOURS AVEC LE NOTAIRE QU’IL ME CACHE LES YEUX AVEC UNE MOUCHOIR… D’autres questions se bousculaient dans ma tête… Quel rôle particulier « Jhikaël » tenait-il au milieu de cette sorte de secte? Pourquoi Jim? Comment espérait-on le convaincre de prendre sa place de nouveau prêtre ? Mais surtout… Où avais-je déjà entendu ce nom de « Brithem »? Léa donna un coup de pied dans la tombe : « K., tu es sûr que tu n’as rien oublié de me dire? -Non, enfin… Je ne sais pas… » Face à la tombe, je me demandais encore ce que j'avais rêvé ou vu cette nuit-là. Le souvenir m’en échappait comme d’un songe : quelle part en était due à ma simple imagination, quelle part à la poudre rose? J’aperçus au loin les deux employés de la commune qui avaient prêté main forte aux policiers, s’affairant autour d’une autre tombe, pelle et barre à mine en main. Ils creusaient devant pour dégager les planches verticales qui obstruaient l’entrée du caveau. Un autre enterrement se préparait sans doute. Je les connaissais bien pour les avoir vus plusieurs fois à Ty-Gwern. Deux frères. Ils se ressemblaient beaucoup. L’un était bossu, l’autre bègue.


Sous leurs casquettes, le même visage hâlé, carré, à recoins, recélait une même paire d’yeux jaune saignant, voilés constamment par la fumée d’une gitane bleue qui brûlait au coin de leurs lèvres. Nous nous en allâmes. En partant, je butai contre le bord de l’espèce de dallage en creux qui retenait les gravillons, moins bien garni à cet endroit. Je faillis tomber. Curieusement, je sentais que le récit d’Evans avait augmenté mes doutes plutôt que mes certitudes. Il penchait trop vers la partie la moins « réelle » de l’histoire. Ces deux vieux-là au contraire, en ouvrant la tombe, nous avaient bien prouvé qu’il n’y avait pas d’escalier, ni de temple souterrain…

* ** *** ** * Ce soir-là, après manger, j’allai consulter ma boîte mail et en profitai aussi pour ouvrir une session MSN. Une boîte de message apparut qui me proposait d’ajouter « louise.leblanc » à mes contacts. J’acceptai et vis qu’elle était en ligne. Nous eûmes encore une conversation assez


banale et décevante. Amicale, pour tout dire. Après qu’elle eut fermé sa session, je laissai la fenêtre Windows ouverte pour le plaisir de me plonger dans les délices d’une rêverie sensuelle sur la photographie avatar qu’elle s’était choisie. Je m’étonnai de retrouver si nettement dans mon souvenir la sensation de ce cou ferme, à la peau douce et tendue, que j’avais embrassé, et celle de cette chevelure, pleine de la chaleur animale du sébum, encore que d’une grande douceur, où mes doigts s’étaient égarés. La solitude est une douleur vespérale. Après six années de « vie commune » avec celle qui m’avait appris à souffrir, bien des choses m’avaient été rendues difficiles à faire seul. Après qu’elle m'eut quitté, la plus dure était restée, bien entendu, de dormir. Longtemps, j’avais attendu tous les soirs le moment du coucher comme une sorte de délivrance, un moment où je pourrais me laisser aller à la contemplation morose de ma douleur sans témoins devant qui il faille garder contenance, sans tâche à accomplir malgré elle. Cette contemplation morose finissait d’ailleurs par m’endormir, bien que d’un sommeil plein de rêves affreux, comme d'un enfant que l'on force pour la première fois à rester dans le noir. Plus tard, et avec la douleur, ce désir de me coucher pour fuir la vie s’était estompé. Je me couchais, depuis, avec ennui. Dormir m’était devenu une tâche


imbécile à accomplir, comme la vaisselle ou la lessive. J’avais souvent tenté de rester éveillé et de travailler toute la nuit. Mais peine perdue : mon corps me forçait à accomplir ce devoir, dormir. Non qu’il me donnât une réelle « envie » de sommeil comme auparavant, une de celles, si salubres, qui rendent les yeux lourds et le corps fourbu, mais il faisait simplement, en quelque sorte, « planter » mon cerveau, lui rendant le travail impossible. J’allais alors me coucher par résignation, parce qu’il m’était devenu impossible de rien faire d’autre. Hélas, combien plus douloureux encore cet ennui devenait-il, une fois que je m’étais couché! Car c’est dans ces moments-là que je me construisais les plus douces illusions, espoirs d’une femme bientôt contre mon corps, espoirs de retour au temps perdu. Et je ressentais, physiquement, comme une sorte de faim, le creux vain de mes bras. Dans ces moments-là, j’aurais donné mon âme pour une caresse, une présence, un simple contact humain. Cette nuit-là, je redécouvris à nouveau, avec une intensité que je croyais depuis longtemps perdue, cette douleur de la solitude. J’attendis Louise, pendant de longues minutes, m’imaginant à chaque instant que la porte allait s'ouvrir et qu’elle aurait eu la folie de venir me rejoindre. Cela se serait passé sans une parole. Peut-être un « Je suis là… » timide. Et puis nous aurions fondu nos


corps. Je ressentais aussi l’envie dévorante de la rejoindre moi-même. Je reconnaissais dans ces folles imaginations les effets néfastes de la maladie dont j’avais cru avoir fini par me débarrasser, et je savais qu’elles ne faisaient que me rendre plus dépendant de ce dont je ne voulais plus être dépendant. Pourtant je m’y livrais intensément, n’ayant plus, à cause de la douleur de la solitude, le courage de les combattre. Atteint le point d’exacerbation maximale de ce délire, il se passa en moi quelque chose d’étrange. Mon égarement se fatigua soudain et mon esprit se détacha peu à peu de Louise. Je venais de m’imaginer, niant l’impossibilité physique de me transporter à plusieurs centaines de kilomètres en un instant, que c’était par la seule force de ma volonté que je ne cédai pas à ce désir. Et cette illusion que je me donnais avec la plus évidente mauvaise foi me conféra enfin, à nouveau, le sentiment de hauteur et de maîtrise que je cherchais à retrouver sans réel succès depuis le baiser qu'elle m'avait donné aux Noctambules. Non, elle ne me manquait pas tant. Comme le dormeur après s’être tourné et retourné dans son lit trouve enfin la position qui lui donnera le sommeil, comme s’il s’était soudain débarrassé de l’encombrement de son corps, je trouvai enfin la disposition d’esprit qui me me débarrassait de la douleur de la solitude. Et je ressentis même une sorte de


soulagement à l’idée qu’elle fût si loin de moi. Quelques hoquets encore de mon feu intérieur, puis je m’endormis profondément.

QUATRIEME PARTIE : REVEIL

* ** *** ** *

On frappait à la porte. J’attrapai mon téléphone et vis qu’il était presque dix heures. Tout le monde dormait encore, apparemment. J’enfilai un jean et un T-shirt, et j’allai ouvrir. C’était Léonard… « Votre tricot de corps est à l’envers, jeune homme. Tiens, regarde qui j’ai trouvé sur la route. » …et Louise. Il l’avait prise en stop à l'entrée de Plounévez. Elle avait, sur un coup de tête, décidé de répondre à l’invitation de Louis à venir en Bretagne. J’étais gêné par la surprise. Elle le remarqua sans doute car elle sembla très vite aussi gênée que moi. Je les fis entrer, sans la toucher, puis tout en remettant mon T-shirt


à l’endroit je me réfugiai dans la cuisine, d’où je leur proposai un café. « Eh! et… il y a du nouveau! criai-je. » Je leur expliquai ce qu’Evans nous avait raconté la veille. Léonard en retira surtout une chose. Comme l’avait dit le « prêtre » après qu’Evans se fut réveillé attaché, la prochaine cérémonie aurait sans doute lieu le mardi suivant, vers deux heures moins le quart, à l’heure de la « Grande Conjonction ». - Mais je vois mal nos spirites paysans utiliser benoîtement l’entrée par le cimetière sous nos yeux… Soit l’endroit sera différent, soit il y a une autre entrée… Après tout, l’assemblée ne s’est pas volatilisée le soir où vous l’avez vue, et vous ne l’avez pas vue sortir… - L'entrée, elle, s’est bien volatilisée… - Je suis sûr que non. Simplement elle est bien cachée. Tellement bien qu'ils n'ont pas pris la peine de vous poursuivre au-dehors… Vers onze heure, Louis trouva bon de se lever. Il apparut sur le seuil de la cuisine, bâillant et décoiffé, grattant l’arrière de son caleçon d’une main et caressant son ventre, qui dépassait d’un T-shirt « patate Henri » trop court, de l’autre. Lui et Lagad avaient passé une bonne partie de la nuit dans la cuisine en observation et fait quelques incursions dans le cimetière. Pas de tombe ouverte pourtant cette nuit-là non plus. « Wôw, j’suis tanné d’être triste, là! Faut trouver Jim ; sans lui, pas moyen d’être des rocks-stars, là! »


Après ces bonnes paroles, il but le fond de ma tasse de café, froid depuis longtemps, puis redisparut. Sa femme et sa petite fille étaient parties en visite chez sa belle-mère, dans les côtes d’Armor, pour une semaine. Depuis deux jours donc, il habitait avec nous tous chez Lagad, et il nous regardait agir sans rien dire, un peu perdu ; son esprit semblait comme en hibernation. Ces quelques paroles ressemblaient à un réveil. Vers treize heures en effet, il réapparut douché, coiffé d’une casquette de base-ball sale, et nous annonça : « Je crois que je sais où trouver deux géologues spécialistes du sous-sol du cimetière. Quelqu'un veut venir? - Bien vu… réagit Léonard. Je n’y avais pas pensé… Tu sais où les trouver? - Chez Evans, je suppose…» Intrigué, j'acceptai d'accompagner Louis. Léonard voulait rester faire des recherches avec Louise sur internet, à propos de « Brithem ». À lui aussi, ça lui disait quelque chose… * ** *** ** *


Chez Evans, il y avait foule. J’observais cette foule avec un regard neuf. Qui « en était »? Inconsciemment, je crois que je m’étais attendu à trouver, tous assis à la même table, un groupe d’hommes en noir à chapeaux et à l’air conspirateur, tous parfaits sosies du « Poète ». Mais la distinction était plus difficile à faire que cela… Après avoir salué de loin Evans et Léa, en plein rush, Louis se dirigea vers une table au bout de laquelle étaient assis, la gitane à la bouche, les deux frères fossoyeurs que j’avais aperçus la veille au cimetière. Alors c’était ça, ses deux « géologues »… Je le suivis. Louis était le jeune Canadien de Plounévez comme Evans était son « Gallois », c’est-à-dire une figure locale un peu exotique, cible d’une sympathie générale empreinte de curiosité. Les vieux avaient une sorte de bienveillance paternelle pour ce garçon débrouillard qui se construisait sa maison tout seul et savait les respecter (à l'instar de Jim). Pour sa maison, il demandait souvent conseil à leur sagesse paysanne, tout en sachant écarter leur bêtise de paysans. Contrairement à Jim cependant, qui écartait les mauvais sujets en changeant de sujet, Louis, comme sur le terrain de la séduction, les payait d’une vive et franche insolence qu’il faisait tourner à la blague, et dont ils lui étaient reconnaissants, d’une part parce qu’elle était trop vive, souvent, pour qu’ils puissent vraiment la comprendre, et d’autre part parce qu’elle leur


changeait de cette fade amabilité qui constitue la plupart du temps le respect sans intérêt qu’on voue aux « anciens ». « Alors, penaos? » demanda-t-il, en s’asseyant. « Ah ah! Le Ca… anadien qui parle breton! » dit le bègue. « Et qui paye sa bouteille! » compléta Louis. « Et qui parle bien en plus! ajouta le boiteux. Alors ta maison, comment que c’est que ça avance maintenant? - Ça avance moins avec l’affaire, là… -Ah, oui, on a su pour Jim. (il prononçait « gym ») C’est malheureux mais qu’est-ce que vous voulez, on sait jamais, peut-être il lui est arrivé quelque chose de bien, au copain! - Mais oui… T-tiens, m’étonnerais pas qu’il ait trouvé un boulot qui se refuse pas, pa… ar exemple!…» Le boiteux donna un coup de coude à son frère, qui s’arrêta là. Ils étaient manifestement déjà bien éméchés. Mais surtout, ils avaient l’air d’en savoir plus long que prévu… « Pourquoi tu dis ça, Job? -Je sais pas… mais euh oh… on a eu… un oncle… en cinquante… disparu pareil qu’il était! Et on l’a retrouvé… riche… marié en Amérique! - Ouais, ma… arié, en Amérique, renchérit le bègue. - Marié en Amérique?


- Ouais ouais! - C’est comme les deux lièvres aussi alors, que tu as eu d’un seul coup de fusil? - Non, non! Ça, c’est vrai! Le dénommé Job avait un surnom dans la commune : « ar Gevier », le menteur. Il faisait en effet partie d’un type particulier de personnage comique très courant dans le monde rural -et exclusif à lui- dont la spécialité est de réussir à faire croire n’importe quoi à n’importe qui. Qu’un crabe qu’on avait mis à cuire sortait la pince dès qu’on avait le dos tourné pour éteindre le feu sous la casserole, par exemple… De cette forme d’humour vient aussi le dahut... Tout se joue sur la capacité de la personne à raconter les choses les plus improbables tout en gardant l’air le plus sérieux et convaincant possible. Les victimes de ce jeu sont souvent les étrangers et les nouveaux-venus, qui ne savent pas à qui ils ont affaire et ont tendance à prendre leur interlocuteur au sérieux, par souci excessif d'intégration. Les gens du coin, qui connaissent les « menteurs », participent à la conversation pour les appuyer et rient en secret avec eux. Louis s’était fait avoir un soir par Job avec un grand classique : celui des deux lièvres tués d’un seul coup de fusil. Et même pas chargé… - Moi, en tous cas, j’ai vengé l’Amérique! Venu marier une Bretonne et vous prendre vos blondes à vous


autres! C’est de la vengeance, ça! C’est peut-être ma faute, beaux galants, si maintenant vous êtes mariés à vos mains… - Hé hé… Oh nous, ça fait longtemps qu’on est plus sur la liste d’attente! » répondit le boiteux. Et ils se mirent à rigoler franchement, puis à tousser gras. Evans apporta la bouteille de vin. « Tant que je vous prends pas le pinard, hein?… repartit Louis. Et il nous servit à ras bords, comme il se doit. -T’en prends… un peu, mais il est offert de bon cœur! dit le bègue. - Et le cidre! Paraît que vous en faites du bon, vous autres! - Ah, il est pas trop mal cette année...» Les deux frères étaient connus pour la qualité de leur cidre, sans doute le meilleur de la commune : ils n’en étaient pas peu fiers et c’était les prendre par le bon bout que de leur en parler. Le temps d’obtenir au frère boiteux la promesse qu’il serait marié avant la fin de l’année, lui ayant servi la dernière goutte de la seconde bouteille (celle qu’ils nous avaient payée) entre deux poutres, et Louis avait réussi à nous faire inviter chez eux pour goûter leur nouvelle barrique, et se faire montrer un peu comment on faisait. *


** *** ** * Les deux frères vivaient dans les profondeurs du bois de Kerriou. Nous les avions embarqués à l’arrière de la 4L qui bringuebalait dans les chemins creux tandis que Louis nous faisait l’honneur d’un nouvel air avec variations maison… Les deux frères riaient, toussaient, et nous guidaient dans le labyrinthe des sentiers. De temps en temps, nous croisions quelques chasseurs qui nous saluaient en levant leur fusil. Dans le creux d’une vallée encaissée, à l’endroit le plus noir, le plus dense, le plus désolé du bois de Kerriou, l’obscurité des frondaisons cessa soudain et nous passâmes au bord d’une grosse rivière, noire et bouillonnante, qui s’écoulait en rongeant la plaie creuse du fond de la vallée. De l’autre côté de la rivière, brumeux, s’élevait un moulin en pierre de taille qui se donnait des allures de manoir, avec grande porte à voussures et corniche moulurée à la rive d’égout du toit. « Le moulin de Kernavout. Le repaire de l’Anglais… » dit Louis, sur le ton du guide. Les volets étaient clos. Nous atteignîmes enfin la maison des deux frères, à la croisée de deux chemins. Elle était d’un seul bâtiment, aux dimensions assez modestes pour que son unique


étage lui donnât l’air d’être anormalement haute. Derrière, une longue crèche basse plus ou moins en ruine lui attenait. Sur le crépi grisâtre, juste en dessous des deux fenêtres de l'étage, on pouvait lire l'inscription suivante, entourée d’une vigne verte qui se terminait par une grosse grappe : « Au Retour des Hirondelles ». « Ah, c’était un bar, avant? remarquai-je. -C’est toujours que c'est! C’est la…a mère qui tient le commerce! répondit le bègue. - Ben on va pouvoir boire un coup alors, dit Louis.» Je ne sais ce qui me surprit le plus : qu’on puisse tenir un débit de boisson au fond d’un bois à quinze minutes de la route goudronnée la plus proche ou que ces deux-là puissent encore avoir leur mère… Nous entrâmes. Il s’agissait effectivement d’un bar : un comptoir de méchant bois à cannelures, et trois grosses tables de chêne avec des bancs en témoignaient. Mis à part ça la salle, dont le sol était en terre battue, était à peu près vide. La mère apparut alors, en blouse, dépeignée, sur le seuil de la pièce qui partageait le rez-de-chaussée avec la salle où nous étions, simplement séparée d'elle par une cloison fine, du même mauvais bois que le bar, peinte en blanc. Elle nous accueillit par une drôle de grimace que provoquait l’effort de contorsionnisme que le simple fait de nous regarder demandait à son pauvre vieux cou, tant


elle était courbée. La grimace se maintint dans le sourire qu'elle adressa à ses deux fils : « Ah, vous avez rencontrés ceux-ci au bistrot, sans doute!.. » et puis, comme il faisait très froid, elle nous invita à venir nous asseoir dans la cuisine, où il y avait du feu. La cuisine était meublée de trois gros buffets que seule la teinte très sombre de leur bois assortissait, d’une table de formica blanc, de quatre chaises en tubes chromés à assises et dossiers de skaï jaunissant, et, contre les murs, de deux banquettes de bois brut. Quelques photographies, un calendrier des postes et une vieille affiche pour la fête annuelle de la société de chasse décoraient les murs. Une vierge de Lourdes en plastique, vidée de son eau bénite, la couronne-bouchon bleu vif un peu de travers, rivalisait sur l’un des buffets avec la Diane grassouillette, et dont le bras gauche avait été cassé, d’une horloge à cloche de verre proprette. Je me demandai laquelle était la femme duquel. « Je prends le coussin à cause de mon dos! » dit le boiteux. L’une des chaises était en effet garnie d’un coussin élimé sur le canevas duquel, au milieu d’une souriante vallée, s’ébattait un petit chien orange tirant un petit bout de langue rose. Le boiteux l’écrasa sans pitié. Je m’assis. Sans se lever, il ouvrit ensuite la porte du buffet derrière lui et en sortit trois Duralex et une bouteille de cidre entamée à moitié. Louis discuta un moment avec eux du cidre et de la manière de le faire. Il


avait essayé avec Jim l’année précédente, en utilisant une vieille barrique que l’ancien propriétaire de la maison avait laissée, mais ils n’en avaient rien tiré de bon. Le boiteux avait bien rigolé : il connaissait la barrique, complètement pourrie. Elle n’avait pas dû servir depuis dix ans. Pendant ce temps, la mère avait allumé la gazinière, et posé dessus une casserole de café qu’elle avait sorti de l’évier. Elle avait ensuite pris un tabouret et, nous tournant le dos, s’occupait maintenant de surveiller son café. « -Le mieux, c’est qu’on… on lui montre la crèche, finit par dire le bègue. - Ah ya! Deomp! » Nous les suivîmes. Avant d’entrer dans la crèche, le boiteux se retourna et nous dit, d’un air qui se voulait mystérieux : « Attention! Ici c’est le laboratoire! C’est pas tout le monde qui entre! Top secret... » Le bègue souriait si haut que son mégot en était tout redressé au milieu des chicots. Les deux frères étaient bien entendu aussi ravis que nous l’étions de faire accéder deux novices au Saint des Saints. Dans la crèche, trois barriques, deux grosses et une petite, trônaient sur des étais de morceaux de poutres et de parpaings, fières comme des femmes enceintes,


l’écume de la mère débordant le bouchon. Sur le côté gauche, des centaines de bouteilles sur des étagères de fortune attendaient qu’on les remplisse ou qu’on les débouche. A droite, un gros tas de bric à brac, sacs de jute, cageots, papier, ferrailles, tasseaux, repoussés contre le mur en arc de cercle face aux barriques, semblait une foule prosternée à leurs pieds. Nous apprîmes beaucoup. Le choix des pommes, l’entretien de la barrique, les levures, l’arrêt de la fermentation, l’écumage réfléchi de la mère, le densimètre, autant de choses que Louis et Jim avaient malheureusement négligées dans leur tentative de l’année précédente. Les deux frères étaient plus enthousiastes que jamais, l’un courant à un coin de la pièce pour y aller chercher un objet à nous montrer tandis que l’autre nous expliquait le précédent, et se relayant sans cesse ainsi, jusqu’à ce qu’ils nous eussent expliqué tout leur art, ou presque. Ce fut ce moment de grand enthousiasme que Louis choisit pour tenter quelque chose. « Gast! (le mot me fit sourire dans la bouche du Québécois) Si on avait su tout ça avec Jim! Ouaye, en fait c’est pas si aisé que de mettre les pommes dans la barrique et puis d’attendre, là! - Faut venir voir l’année prochaine! On vous montrera avec Job! » Le « vous » s’adressait bien sûr à nous deux, mais


Louis fit semblant d’avoir mal compris. « Ok pour moi, mais pour Jim ça va être plus difficile là avec vos hosties de messes noires! » Il y eut un regard entre les deux frères, et un air de dégrisement. « « Ben oui vous autres, je sais toute : la tombe, l’escalier, l’église en dessous la terre, les messes de minuit, et le chien puis Jhickaël. Fait que vaudrait mieux m’aider à récupérer mon chum, ou je pisse dans la barrique. » Louis monta alors sur les moellons et ouvrit sa braguette au-dessus de la barrique la plus petite d'un air décidé. Les deux frères, après un instant d’hésitation, éclatèrent de rire et se mirent à tousser. Ils toussèrent tellement que le bègue en fit tomber sa gitane. Puis ils se calmèrent et le boiteux répondit, en passant le paquet de cigarettes à son frère : « T’es un marrant, le Canadien! J’ai rien compris mais t’es un drôle, ça on peut dire! -Vous avez tout compris et je vais vraiment le faire! » répondit Louis, sortant l’engin. Nouvel éclat de rires, nouvelle toux grasse des deux frères. « Allez, venez, on rentre. Je vais vous faire voir (Le boiteux ramassa une bouteille par terre devant les étagères et en tendit une autre à son frère) : ça, c’est de l’année dernière et ça c’est de l’année avant, quand les


pommiers de Jean Kermarc avaient rien donné. Vous allez voir la différence. » Ils étaient sortis de la crèche avant que Louis ait eu le temps de leur répondre. Je me retrouvai donc seul dans la crèche face à Louis, dépité, queue basse. Le départ des deux frères était un peu précipité, et leur incompréhension un peu trop grosse pour être bien honnête. Mais Louis n’avait pas mis sa menace à exécution. Il était vrai que les deux frères nous avaient communiqué, sinon l’amour de leur cidre, au moins une certaine tendresse pour eux-mêmes, nos grands-pères d’une après-midi. Apparemment cela avait suffit, dans le doute, pour empêcher Louis de pisser dans le fût. « Stie d’câlice! J’avais pas envie, dit-il. » * ** *** ** * Dans la cuisine, un homme en tenue de camouflage était posé sur chaque banc et un troisième, sur un tabouret près du feu, s’affairait à déboucher une bouteille de gros rouge avec son couteau. Ils nous saluèrent. Je compris mieux, soudain, la présence croissante des chasseurs au fur et à mesure que nous approchions de la


maison en venant, et comment le commerce fonctionnait. La vieille, en train, nous fit asseoir à côté d’eux et poussa vers nous une boîte de gâteaux mous. Nous fîmes honneur comme prévu aux deux bouteilles des deux frères. Puis les chasseurs partagèrent aussi leur vin, et en payèrent chacun une bouteille. Enfin, le boiteux alla chercher une troisième bouteille de cidre, histoire de vérifier que nous avions bien retenu notre leçon et que nous pourrions reconnaître à l’aveugle le millésime qu’il allait nous choisir. Et en effet, nous reconnûmes, à sa grande satisfaction, le cidre de l’année précédente, moins bon que l’autre parce qu’il y manquait les pommes de Jean Kermarc. L’un des deux chasseurs qui étaient attablés avec nous le trouvait pourtant meilleur, ce qui fâcha plutôt nos deux hôtes. Le bègue surtout, était prêt à aller chercher une quatrième bouteille, une de cette année, et en cela le chasseur était peut-être simplement d’une ivrogne habileté, lorsque le débat fut interrompu par le son d’un accordéon. Le troisième chasseur, …La guinguette a fermé… assis près de la mère, …ses volets, les joyeux triolets… venait de sortir son instrument et …de l’accordéon fusent… entamait une chanson. A la fin de la chanson, on applaudit fort. Pendant qu’on applaudissait, je vis le boiteux se pencher à l’oreille de sa mère et celle-ci froncer les sourcils. Lorsqu’il se


releva, elle demanda une chanson aux jeunes. Louis proposa d’aller chercher son violon dans la voiture. Les chasseurs étaient ravis. « Et toi, tu joues rien? me demanda l’accordéoniste. - Si, de l’orgue. Mais les tuyaux sont un peu difficiles à transporter… Cette phrase, que je répétais pour la centième fois avec la même légère amertume, eut son effet habituel de faire sourire tout le monde. - Ah! fit la vieille, on se verra à la messe demain alors! -Ah non, je joue pas ici à Plounévez en fait, je joue à Saint Thé… » Je remarquai chez elle un drôle de regard, comme trop sérieux. Louis ne me laissa pas finir ma phrase. Jouant un prélude de gavotte, il entrait. Le vieil accordéoniste suivit. L’un des deux chasseurs, prenant la vieille par le bras, se mit à danser. Peu à peu, les deux frères, l’autre chasseur et enfin moi-même nous joignîmes à eux et nous improvisâmes un cercle sur les quatre mètres carrés de terre battue libres devant la cheminée. Près de moi dans le cercle, la vieille insista : « Si, si, on se verra demain à la messe. » C'était plus une invitation qu'une remarque.

*


** *** ** *

Il devait être presque minuit lorsque nous sortîmes du Retour des hirondelles, plus ou moins soûls. « Moi, j’ai un rancard, dis-je en tirant sur la ceinture de sécurité. -Un rancard? -Oui. Avec la vieille. - T’as une stie de chance avec les femmes, toi, tu sais? - Je sais. - Ben moi, je pousserais bien jusqu’à chez l'Anglais. Pour voir s’il n’y a vraiment personne… - Toi, quand tu te réveilles…» Nous nous arrêtâmes à environ trois cent mètres du moulin, puis nous prîmes à travers bois. Nous débouchâmes sur l’arrière du bâtiment. De ce côté, un vieux crépi grisâtre, témoin d’un mauvais goût très années cinquante et noirci en de longues traînées par la pluie, tombait par plaques au pied du mur. On avait dû être riche ici, autrefois. Le bâtiment en imposait, dont le granit bleu et les ardoises noires ralentissaient l’éclat de la


pleine lune inondant le jardin. Une vieille citerne, posée sous une charpente métallique aux allures industrielles, versait sur les restes de crépi les pleurs de sa rouille. Le bief n’était plus qu’un couloir de boue suintante. Sur le côté gauche une avancée restaurée, aménagée en longère avait dû servir auparavant de crèche. Cette partie trop plate et trop régulière à côté du corps imposant du moulin ajoutait encore à la froideur qui se dégageait du lieu. Partout sur la maison, des roses trémières mortes grimpaient avec effort jusqu’à hauteur du premier étage. Du moins pour les plus obstinées : la plupart, renonçant à mi-parcours, retombaient se mêler aux ronces qui envahissaient le jardin. Lieu inquiétant qu’un moulin. Qu'on pense seulement à la figure du meunier, telle que nous la rapporte la tradition… Vivant dans la solitude, retiré là où l’eau même devient sauvage, ou bien sur le sommet d’une colline venteuse, tout-puissant, lui qui fixait pour l’année le prix du pain et de la sueur du paysan, lui qui avait le luxe de cette solitude et de n’être pas obligé d’aller s’agenouiller sur la terre, lui qui maîtrisait la plus grosse machinerie qu’on puisse connaître, lui qui surtout connaissait le secret de transformer magiquement le produit de la terre en matière première de la vie, secret le rendant maître absolu du cycle de la civilisation, car il donnait à la fois au paysan de quoi acheter son pain et au


boulanger de quoi le faire, lui, s’enrichissant ainsi démoniaquement de rien, puisque la somme de ces deux extrêmes aurait dû s’annuler, avait sûrement quelque accointance avec le diable… Le diable s'en fut dans la ville de Poitiers, Va au moulin pour y prendre le meunier, L’meunier trouva un sac assez grand, A pris le diable et l'a fourré dedans, L'a attaché à la meule du moulin, L'a fait tirer du soir au lendemain... Oui, le meunier était le maître du diable, incarné dans la machine immense et magique, et affecté de son bestiaire : le rat, le chat et le hibou… Trois incarnations nocturnes -la rampante, l’insinuante et l’aérienne- du même animal : à bon chat, bon rat ; quant au hibou, c’était souvent un chat-huant… Nous nous accroupîmes, et nous observâmes en silence. De la lumière perçait à travers les lattes des volets de deux ou trois fenêtres du rez-de-chaussée. Elle se déplaçait parfois, éteignant complètement un groupe de fenêtres pour en allumer un autre. Nous restâmes un moment à observer ainsi le moulin en silence et à nous demander ce que nous allions faire, puis, au bout d'un


moment, la lumière s’éteignit. Du bruit se fit ensuite entendre de l'autre côté du moulin et, dans l’allée à droite, nous aperçûmes deux silhouettes et demie. Je reconnus la haute taille de celui qu'Evans nous avait dit s'appeler Brithem, et la raideur de Jhikaël, que son chien précédait au bout d’une chaîne. Ils parlaient en marchant mais nous ne pouvions rien distinguer de ce qu’ils disaient. Nous entendîmes ensuite des portières qu’on claquait, puis la voiture démarrer et s’éloigner. Ils étaient partis. « Il n’y a plus qu’à trouver comment on entre… dit Louis.» Nous rapprochant du bâtiment, nous nous mîmes à découvert. J’eus l’impression très désagréable que nous étions observés. Nous ne pouvions pas savoir si la maison était vraiment vide, après tout... Nous fîmes le tour du moulin à une distance raisonnable des murs, espérant trouver une fenêtre ouverte, une entrée. Mais tout était bien clos, volets fermés de l’intérieur. Nous nous arrêtâmes à notre point de départ, devant la citerne, un peu déconcertés. Je m’appuyai contre le mur. Près de nous, une fenêtre s’ouvrit soudain. Je poussai un cri de frayeur. « Shhhht! Entrez, boys! » C’était la grosse voix d’Evans. *


** *** ** * Un peu avant minuit, Jean Skouarn avait téléphoné au notaire. Jean Skouarn avait, dans sa jeunesse, incarné le type même du Centre-Breton à l'esprit libre que les pieux Léonards n'hésitaient autrefois pas, dans leur rigorisme, à qualifier d'impies, voire de païens. Prompt à tourner le mystique en dérision et moins assidu aux offices qu'aux bals populaires, il avait longtemps vécu selon ses propres lois, inconscientes, et sans jamais rien revendiquer. Cette philosophie nette, qui lui avait permis de toujours sembler vivre heureux dans les limites de sa condition, en avait fait un camarade respecté parmi sa génération. Un homme honnête, simple et franc, voilà ce qu'on pensait de lui. Un homme de bon conseil aussi, et à qui l'on accordait une grande confiance, parce qu'il écoutait plus qu'il ne parlait. Aujourd'hui encore, quand il discutait avec ce qui restait de ses camarades au bistrot, il n'évoquait jamais le jour de sa propre mort autrement qu'en disant "le jour où je déménagerai chez les voisins", avec une ironie et un détachement bien peu catholiques. L'expression venait de


ce qu'il habitait près du cimetière, sur lequel il avait vue depuis le premier étage de sa maison. Mais cette blague légèrement grinçante, trop usée par le vieil homme, était cependant tout ce qui restait de l'esprit qui avait gouverné sa jeunesse. La maladie d'Alzheimer et la sénilité étaient depuis quelques années venues à bout de ces belles qualités. À maintenant cent deux ans, la solitude avait rendu ses yeux caves et il était devenu aussi bavard qu'incohérent. Le septicisme innocent et la sagesse charismatique de ses jeunes années avaient laissé place à un délire permanent dont les crises publiques, chez ceux qui oublient le passé (et ils sont nombreux), passaient même parfois pour mystiques. On le voyait en effet souvent traverser le bourg en criant des imprécations, et beaucoup avaient pris l'habitude, d'une manière que chacun acceptait curieusement sans trop se poser de questions, d'y croire un peu. Il n'était pas rare de voir, par exemple, la boulangère annoncer à ses clientes du mauvais temps pour l'après-midi parce que Jean Skouarn était passé trois fois ce matin-là. Sa longévité exceptionnelle semblait aussi à tout le monde au bourg résulter d'une certaine logique surnaturelle : inconsciemment, on se disait que le voisinage du cimetière l'avait permise : comme si voir la Mort au quotidien avait pu la tenir éloignée? Ou comme


si, au contraire, Jean Skouarn faisait déjà depuis trop longtemps partie des siens?... Il y avait encore d'autres facteurs à cette idée de pouvoir mystique du vieillard. Certaines phrases qu'il avait dites et qui avaient rétrospectivement été interprétées comme prophétiques n'en était pas le moindre. Une fois en particulier, au bistrot, il avait passé la soirée à répéter à un paysan du bourg de faire attention à son tracteur. Le paysan n'avait d'abord pas fait attention à son délire, puis, excédé, il avait fini par lui demander pourquoi. "Demain à Morlaix, il y aura le marché aux tousegs!" avait hurlé Jean Skouarn. Et il avait recommencé à délirer et on avait dû le ramener chez lui... Le lendemain matin, cependant, le paysan était mort. Écrasé sous son tracteur.... Ce soir-là, Jean Skouarn avait vu une drôle de chose se passer, dans le cimetière, et il avait téléphoné au notaire pour lui en faire part. Il lui avait raconté qu'il y avait le feu à la tombe. La tombe? avait demandé le notaire. La tombe... avait confirmé Jean Skouarn. Le notaire n'avait aucune idée de la manière dont Jean Skouarn aurait pu avoir connaissance de la tombe, encore moins de son importance. Et comme le vieux fou avait ensuite commencé à délirer, il avait raccroché. Mais il avait quand même, aussitôt, décidé d'appeler au moulin.


* ** *** ** * Jhickaël, Brithem et le notaire étaient entrés dans le cimetière, quelques minutes plus tard, par la petite porte de derrière. La lune était pleine et l'on n'entendait que le vent, lacérant les grands marronniers. Le notaire rajusta son cache-nez. Son regard se dirigea immédiatement vers la colonne brisée qu'il connaissait bien, et que l'éclat de la lune faisait saillir curieusement du fouillis labyrinthique des autres marbres. Aucune flamme ne s'en élevait... Mais il y avait bien quelque chose d'anormal... Une tache sombre couvrant la moitié inférieure de la colonne. Des traces de feu? Les trois hommes se rapprochèrent. Ça n'était pas des traces de feu. Quelque chose semblait en fait avoir coulé de la fausse colonne brisée surmontant la dalle et s'être répandu sur cette dernière. Le notaire alluma la lampe-torche qu'il avait apporté et observa ses deux doigts, qu'il venait de passer sur le marbre. - Encore du sang... dit-il, un tremblement de peur dans la voix. Jhickaël, lui, n'émit qu'un grognement contrarié. Et voici, maintenant, comment je sais tout ça.


* ** *** ** * J’entrai le premier par la fenêtre du moulin. Une main me fut tendue pour m’aider à passer la fenêtre. Celle de Louise. Je la quittai pour aider Louis à mon tour. Caro et Lagad étaient là aussi. Evans, quant à lui, s’efforçait de déchiffrer des hiéroglyphes à la lueur d’une torche. « Gast, je comprends vraiment rien! » Le carnet qu’Evans tentait laborieusement de déchiffrer, c’était celui sur lequel Jhikaël griffonnait si compulsivement tous les soirs chez lui, près du feu. Il était rempli de signes cabalistiques et de morceaux de phrases en désordre, comme aléatoirement jetés sur la page, dans une langue qui m’était inconnue, ou plutôt qui me semblait un assemblage de diverses langues : je reconnaissais en effet par-ci par-là un mot de latin, de breton, d’anglais, d’allemand, tandis que d’autres, aux consonances étranges, m’étaient parfaitement impossibles à attribuer. Les autres avaient eu la même idée que Louis et


moi, mais en mieux. Léonard était revenu des abattoirs de Carhaix en milieu d'après-midi avec un seau de sang de cochon et une idée. Il voulait éloigner Jhickaël du moulin pour que les autres puissent aller y chercher Jim. Il était sûr qu'on le gardait là-bas. Il avait donc décidé de téléphoner au notaire en se faisant passer pour Jean Skouarn. Léonard imitant Jean Skouarn était l'un de nos divertissements favoris ; la distance infinie entre leurs deux personnages, du jeune homme sophistiqué de la rue de Siam au vieux fou à l'hygiène douteuse de Plounevez, rajoutait un piquant irrésistible au comique de l'imitation. L'Alzheimer du centenaire devrait couvrir Léonard dans le cas où le vieux semblerait ne pas se souvenir avoir appelé. Quant au sang, versé par Léonard sur la tombe qui nous occupait, il devrait permettre de retenir un peu plus longtemps la curiosité du notaire et des deux autres, que le premier ne manquerait pas, espérait Léonard, de prévenir. Ils avaient voulu nous en parler, à Louis et moi, mais ne nous avaient pas trouvés chez Evans, et pour cause… Ils avaient donc décidé d’y aller seuls, et de prendre Evans pour les accompagner. Le Gallois avait d’abord refusé, prétextant que sa blessure à la tête le lançait trop. Mais Léa s'était fâchée ; il avait donc fini par accepter, malgré sa peur. Elle était restée tenir le bar, et il


avait fait semblant d’aller se coucher fin soûl vers onze heures. En arrivant, eux aussi avaient aperçu la lumière qui vacillait à travers les fentes des volets du rez-de-chaussée et Evans avait voulu s’en aller. Mais les filles l'avaient retenu. Une fenêtre était ouverte, au premier étage, du côté opposé à celui où il y avait de la lumière. Louise avait proposé qu’elle passât par là et redescendît leur ouvrir une fenêtre du rez-de-chaussée pour plus tard, s’ils trouvaient pour elle un moyen de grimper. Evans l'avait à peu près traitée de folle, et proposé encore de s’en aller. Devant le regard des deux jeunes filles cependant, il avait cédé. Et même le colosse avait soulevé Louise, qui devait bien faire une cinquantaine de kilos, jusqu’au premier étage, à bout de bras, les poings serrés au-dessus de ses chevilles. Une fois à l’intérieur, Louise avait doucement ouvert la porte de la pièce où elle se trouvait. Elle s'était alors rendu compte que la disposition de la maison ne lui permettrait pas de descendre sans se faire remarquer : l’escalier, au bout du couloir, était éclairé par une lumière faible venant de la salle où se trouvait très probablement Jhikaël. Elle s'était donc résolue à attendre que la diversion de Léonard fonctionne, tapie dans la chambre. Brithem était arrivé environ un quart d'heure plus tard, et lorsque les deux hommes étaient partis, elle était


descendue ouvrir une fenêtre, par laquelle les autres étaient entrés et qu'ils avaient ensuite refermée. La longère accolée au moulin nous l’avait caché, à moi et à Louis. Alors qu'ils allaient commencer leur exploration, ils avaient aperçu deux hommes qui s’approchaient du moulin. Evans avait eu un moment de panique, mais Léa nous avait reconnus. * ** *** ** * Ils n’avaient donc pas encore eu le temps d’explorer les lieux. Nous nous y mîmes tout de suite. Je remets volontairement à plus tard l'explication de la réaction étrange du notaire ("Encore du sang...") dont seul Léonard, tapi à proximité dans l'ombre du cimetière, était pour l'instant informé, pour décrire un peu l'intérieur du moulin. Léonard leur avait conseillé de procéder pièce par pièce, en commençant par la cave. J’y descendis avec Lagad. Nous ne trouvâmes pas d'interrupteur. Je sortis mon briquet et l'allumai, puis je fis de ma main gauche un écran qui protégeât mes yeux de la lueur trop vive de la


flamme. Dans cette nitescence vacillante et jaunâtre, l'espace s'ouvrit devant moi. Malgré l’odeur fongieuse qui suintait des murs -nous étions proches de la rivière-, la cave semblait assez propre. Elle était presque complètement vide. Signe qu’on venait d’emménager, me dis-je. Une grande caisse de bois seule était posée contre le mur du fond, assez grande pour contenir quelqu’un. J'avançai. Le plafond était étonnament bas. Mon front toucha une poutre et j'eus un réflexe de recul trop vif qui provoqua une violente déflagration dans ma nuque. Je devais la sentir pendant plusieurs heures encore. La caisse était vide. Elle ne contenait que deux ou trois livres et des pages arrachées, de tailles disparates, éparses sur le fond. L’un des livres était ouvert. Je le ramassai. Une vingtaines de pages avaient pris un mauvais pli. Je les redressai et fermai le livre. Reliure de mauvais goût ; Pantagruel et Les Amours d'Ovide en un seul volume. Je demeurai un instant surpris de retrouver Les Amours ici. Drôle de mélange, par ailleurs, me dis-je… Notre exploration du reste de la maison ne fut ni très longue, ni très fructueuse. Elle était vide, ou presque. La cuisine donnerait un bon exemple de l’état dans lequel nous trouvâmes toutes les autres pièces : les traces de vie


s’y limitaient à un verre, à deux fourchettes, à un couteau, une cuillère, une casserole, à trois savons, à une éponge et demie, et à une poubelle remplie de boîtes de conserves. La chambre où Jhikaël couchait fut en fait la seule pièce digne d’intérêt : un lit fait, une armoire garnie d’une dizaine d’exemplaires du même costume noir que je lui avais vu porter chez Evans, mais surtout une bibliothèque assez impressionnante, faite de meubles divers apportés sans doute des autres pièces, entassés le long de tous les murs et remplis à craquer. Livres de poches, in-folios, brochures, vieilles reliures, chagrins, parchemins, veaux glacés, basanes, cordouans, galuchats, maroquins de diverses couleurs, sapans, takaouts, à dos longs ou à nerfs, à tranches dorées ou brunies, manuscrits à enluminures fantastiques, rouleaux de papyrus ou de papier d’une blancheur peu commune, tout cela s’entassait dans le désordre le plus complet. Les livres ne semblaient pas indiquer une préférence pour une langue particulière. Cela allait de Frédéric Dard au Coran. Il y avait même des mangas en japonais. En bas, dans la salle, près de la fenêtre par laquelle nous étions entrés se trouvait un petit bureau sur lequel il n’y avait qu’un stylo, une boîte à biscuits en fer blanc et le carnet qu’Evans avait déjà tenté de déchiffrer. Caro sortit son téléphone portable, équipé d'un assez bon appareil


photo, et se mit à prendre des clichés des pages du carnet. Je m’occupai de la boîte en fer blanc. Je reconnus d’abord les photos que Jim gardait dans son portefeuille. Le mafieux blanc, le chasseur, le muchacho, le boucher, toutes étaient là, au sommet d’un tas énorme d’autres portraits. Certains semblaient très anciens. Beaucoup étaient tachés, percés, ou comme frottés, et je me souviens en particulier de deux ou trois d’entre eux, particulièrement lugubres, dont les yeux avaient été crevés par des coups d'épingles répétés. Je reconnu deux ou trois vieux de la commune. « Tu peux prendre ça aussi en photo, Caro? » Louis, que nous avions posté en guet près d'une fenêtre, se mit soudain à pousser des cris de hibou, les deux mains jointes autour de la bouche. « Mais… qu’est-ce que tu fous? -C’est pas comme ça qu’on prévient quand il y a quelqu’un qui arrive? » Nous eûmes tout juste le temps de sortir par là où nous étions entrés et de nous précipiter dans les profondeurs du bois avant que les deux voitures que Louis avaient vu s’approcher sur la route n'arrivent. * ** *** **


* Nous avions marché deux bons kilomètres depuis Kernavout ; nous nous écroulâmes sur les chaises de la cuisine. Léonard fut déçu de nous voir revenir sans Jim. Il lâcha un « merde… » concis et soupiré, chose assez inhabituelle chez lui. Nous étions désolés. - Vous êtes sûrs que vous avez tout fouillé? Vous avez bien regardé, la cave? - Oui... Ceci dit... Je pensai soudain à la longère qui jouxtait le corps principal du moulin… La longère… Elle ne communiquait pas avec le corps et nous l’avions oubliée… C’était pourtant la partie la plus neuve… J'en parlai aux autres. Leurs visages s'assombrirent. Léonard réclama un thé... Léonard était un grand amateur de thé, ou du moins voulait s'en donner le genre ; il nous en servait du blanc dans son appartement brestois, qu'il se procurait à prix d'or chez Kerjean, un marchand de produits exotiques très copurchic et snob de la rue de Siam. Il dut ce soir-là se contenter des infusions de Caro. « Bon, tant pis... Au moins, nous avons, mademoiselle et moi-même, résolu le mystère « Brithem », cet après-midi. Sachez, messieurs, que « Brithem » n’est pas un nom propre mais un nom commun, plus précisément un titre honorifique. Je te laisse leur


expliquer, Lou. » « Lou ». L’impassibilité avec laquelle Louise avait accepté le diminutif me fit une drôle d’impression. Léonard la connaissait déjà mieux que moi sur un point particulier. Était-ce bien de la jalousie que je ressentais? Je me dis qu’il faudrait que je passe quand même un peu plus de temps avec elle. Qu’on fasse vraiment connaissance… Elle sortit de sa poche une feuille imprimée pliée en quatre, et nous la lut. « Brithem, juge ou juriste. Le mot dérive de l’ancien Irlandais « breth », le jugement, que l’on retrouve dans le nom de Vergobretus, magistrat suprême des Aeduens au Ier S. av J.C (Virgobretus, nomen magistratus dans le glossaire d’Isidore de Séville). Comme la classe des poètes, celle des juristes permettait d’accéder à certains rangs sociaux, mais non point à des grades aussi élevés que ceux de grand prêtre (bishop dxt. Fergus Kelly), roi (king, ibid.), ou prince des poètes (highest poet, ibid.). Le plus haut rang qu’un juriste puisse atteindre se situait environ à la moitié de celui d’un poète dans l’échelle honorifique. Le rang d’un brithem était déterminé par son habileté et sa connaissance des trois composantes de la loi : tradition, poésie et droit canon. - Ça vient de « Roger de Gourdaing, Ethnogénie celtique et glossaire particulier de la langue celte et druidique, Librairie Georges Duprat, Nantes, 1858. »


- Des druides? s'étonna Lagad. - Apparemment… Et c’est sans doute pour ça que leur « poète » Jhikaël a eu besoin d’aller placer la photo de Jim sur la tombe du druide Allan Kardec. Il doit croire au pouvoir magique de la représentation par l’image, comme les vaudous, comme certains mediums... - Hé, oui... On a trouvé une boîte de photos au moulin qui fait tout à fait penser à ça… dit Caro. Je me taisais. Le nom "Brithem" me disait, à moi aussi, quelque chose depuis le début. Je ne connaissais pourtant rien au druidisme... Cette contradiction fit tout à coup ressurgir le contexte dans lequel je l'avais entendu. - Oh! Mais non! Mais oui! Je sais où j’ai déjà entendu ce nom! Vous vous trompez… C’est bien un nom propre! - Quoi? - Le père de Jim. Il m’en avait parlé. Son nom, Semias Brithem, c’est tout ce qu’il savait de lui… Il l’avait lu… Peut-être que Jim s’est trompé en croyant lire un nom… - Mmh… Brithem, le père de Jim? Oui... ça expliquerait pourquoi ils l’ont choisi… dit Léonard. Il était tard. Tout le monde alla se coucher. Léonard décida de se servir une autre infusion. Je restai avec lui dans la cuisine, pensif. J’étais frappé de voir


comme il avait pris encore une fois le commandement des opérations. Jusqu’à notre retour, où notre échec avait semblé lui faire perdre enfin un peu de son sang-froid, il nous avait tous dirigés comme si cette affaire n’avait été qu’un nouveau délire de Jim, c’est-à-dire avec la même froide et intelligente efficacité qu’il avait lorsqu’il s’agissait de nous faire suivre une de ses idées, de se procurer du sable pour faire une fausse plage dans une cave de Poullaouen un soir de nouvel an, des animaux en faïence pour décorer la scène d’un bal de quatorze juillet à cinquante kilomètres de Plounévez, ou d'organiser un voyage en Bavière pour aller écouter du yodle et faire les charcuteries comme on fait les caves en visitant la Loire. Devant cette évidente et sublime supériorité organisatrice, nous nous étions tous sentis coupables de la défaite de ce soir, coupables comme des déserteurs devant un vieux général blessé qui vient de manquer, à la présence de ces quelques hommes près, de sauver la partie pour la trois centième fois. Alors que je rajoutai machinalement un peu de calva dans mon infusion aux agrumes, il me demanda mon avis : « Et toi, Pyrrhon le taciturne, qu’est-ce que tu crois qu’on peut faire de tout ça ? Je tentai rapidement de me souvenir assez de ce qu’était le pyrrhonisme pour comprendre ce qu’il avait


voulu dire en m‘apostrophant ainsi. Je n’y parvins pas. Oui, Léonard était le plus brillant d’entre nous. Et il m’écrasait de temps en temps ainsi en empiétant sur mes plates-bandes classiques. J’étais le plus diplômé, et j’en avais récolté une certaine image d’intello au sein du groupe. Mais lui avait une formation autodidacte finalement plus poussée que la mienne, trop scolaire, et sa culture vaste et hétérogène était confortablement assise sur le bon goût naturel à ceux d'une certaine classe de citadins à laquelle je n'appartiendrais jamais. J’étais finalement surtout un rat universitaire, et c'était lui le véritable intellectuel ; il avait d’ailleurs un certain temps collaboré à une revue littéraire germanopratine qui regroupait des personnalités subversives assez connues et dont j’admirais la verve. - Je ne sais pas trop. Rien qui ne fasse pas rire les flics pour l’instant. Il faut voir ce que nous apprendra le carnet. Il sourit. « K., linguiste et bibliophile… Je ne crois pas que le carnet puisse nous apporter grand chose. Et si on se concentrait plutôt sur la prochaine cérémonie? Si on pouvait trouver comment accéder à la tombe… - Oui, si on pouvait… si l’entrée existe… - On pourra. L’entrée existe. - Jim me manque, Léo. Léonard sembla se concentrer sur sa tasse. Il y eut


un moment de silence. -On le ramènera. » * ** *** ** *

CINQUIEME PARTIE : DIEU, LES CURES, LA MESSE, TOUT ÇA…

"Une religion, qu’est-ce d’autre qu’une doctrine qui explique quelque chose que l’on ne comprend pas […] par quelque chose que l’on comprend encore moins […]?" André Comte-Sponville

Le lendemain, dimanche, j'allai à la messe. J’arrivai un peu en retard. J'avais mal dormi et je ne


m'étais pas réveillé assez tôt : cette nuit-là, à nouveau, la douleur de la solitude m’avait repris, exacerbée encore par la proximité inédite de Louise, un étage au-dessus de moi. Je l’avais attendue et je n’avais pas voulu céder le premier. Puis au matin, je m’étais réveillé tout étonné de m'être malgré tout endormi, et dans la douleur nouvelle de voir que toute la nuit elle était restée, de son côté, dans le secret d'un sommeil inaccessible. J’arrivai donc au moment du Kyrie, assez heureux en fait d’avoir échappé au chant d’entrée. Le Kyrie est sans doute le moment de la liturgie que je préfère. Moment d’humiliation de l’homme devant Dieu et d’appel tragique de la brebis à son berger, ce « Prends pitié » a gardé, plus que les autres moments de la liturgie, l’empreinte de ce catholicisme en mauve et noir à la coulpe si enivrante, et que Vatican II a décidé d’assassiner. Catholicisme plein de rigueur et d'austérité, qui ne correspond plus à notre époque, catholicisme dont le maître mot semblait moins « amour » que « hiérarchie », et qui faisait dire à Achab : Soumis avec respect à sa volonté sainte Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte donnant à l’amour du divin une image de puissance que j’admire moins en elle-même que dans la mesure où elle


est au service de l’amour infini que l'on ne voue qu’à Dieu, c'est à dire à l'Amour même. Que la tendresse ait sa puissance terrible, je trouve ça beau. Le Kyrie a gardé cette image-là, non seulement à cause de son sens même, mais aussi parce que, refrain plus court et plus simple que les autres parties de la liturgie, il a été un peu délaissé par les faiseurs de cantiques de la précédente génération, guitaristes fleuris dont la puissance poétique s’élève dans des refrains tels que « Seigneur, tu nous appelles, et nous marchons vers toi, ta bonne nouvelle nous met le cœur en joie », ou encore « Ecoute, écoute, surtout ne fait pas de bruit, je marche sur la route, je marche dans la nuit » -et je passe les « Dieu est une fête » et les « Chaque enfant est une étoile », refrains auxquels ils est aussi déshonorant pour l’harmonie que difficile pour le musicien d’apposer plus de trois accords avec bon goût, et qui ne sortent de la pulsation militaire que pour des effets de fête foraine que corrige bien vite l’incapacité générale des musiciens serviteurs de l’Église, dans une infâme mélasse de lenteur. Bienheureusement, cette lenteur sied au Kyrie. Pour le reste de la liturgie, la Gloire de Dieu est devenue sautillante, l’acclamation de l’Évangile un vrai concours de saut en hauteur à moins qu'elle ne soit transformée en lamentation par « l'animatrice », terme de centre aéré mal placé, l'évocation de l'Esprit Saint une bourrée (plus grande différence entre « Saint! Saint!


Saint! » Et « Zin! Zin! Zin! » aujourd'hui) et la Paix apportée par les souffrances du Christ une affaire qui roule comme une marche iambique : « la PAIX! La PAIX! Donne-nous seigneur la PAIX! ». On dirait parfois qu'on lui demande de nous la foutre. Seuls l'anamnèse et le Notre Père (malgré le tutoiement), parce que ce sont des textes fixes et auxquels convient la lenteur, ont comme le Kyrie quelque peu échappé au massacre. J’arrivai donc au milieu du Kyrie. L’assemblée se composait d’une cinquantaine de personnes, de vieux surtout, de vieilles surtout, mais aussi de quelques familles bourgeoises à l'allure citadine telles qu’on en rencontre dans toutes les églises le dimanche et qui semblent toujours plus exilées des villes que retirées à la campagne. L’animatrice à serre-tête et col Vichy en faisait plus que partie. Elle avait posé son carré Hermès bien en évidence sur le lutrin. La vieille patronne du Retour des hirondelles était là elle aussi, à droite, au dernier rang. Ses deux fils à côté d’elle. En me voyant, comme elle était au bout du banc près de l’allée centrale, elle les bouscula pour faire de la place et m’invita du regard. Je me mis près d’elle, fit un geste de salut aux deux frères qui me le rendirent avec un certain enthousiasme, et commençai à suivre la messe. J’eus la surprise de voir qu’ici, on utilisait encore les Acclamations, les Sanctus et les Agnus Dei du « KB », le recueil de cantiques bretons de l'abbé Abjean, dont


j'avais déjà admiré, les déchiffrant dans mon livre et les utilisant parfois comme supports d'improvisation, la finesse mélodique, mais que je n'avais jamais entendues pratiquer, sinon lors de fêtes folkloriques incluant une messe en breton. Le chant de communion fut aussi un cantique breton, cantique à la Vierge qui y apparaissait comme une dame médiévale, une rose dans une main, un lys dans l’autre. Et la rose mignonne et le lys argenté semblaient ternes à ses côtés, disait le cantique... Au retour de communier, comme elle y était allée avant moi, la vieille me dit : « J’ai demandé à Jeanne, l’organiste. Si tu veux bien, tu peux aller jouer un morceau de sortie après. » Encore ce regard. Et elle avait astucieusement ajouté dans sa phrase ce « bien » discordant, qui se donnait l’air d’un ordre poli dissimulé sous une faute de français. Pendant le chant de sortie, je me dirigeai donc vers le recoin d'où provenait la musique. Une vieille encore plus courbée que la première, la tête presque sous la console, tenait la tribune, caisse de contreplaqué surmontée d’un Farfisa flambant. « Ah, c’est toi pour la sortie ? Ah, c’est bien d’avoir des jeunes!» ditelle. Je regardai l’orgue. Trois claviers, une quarantaine de registres, un pédalier de trente et une touches, deux pédales d’expression et des accouplements à volonté, c’était plus qu’il ne m’en fallait pour massacrélectroniser une toccata romantique.


J’exécutai donc la grande Gigout tandis que l’église se vidait. Lorsque j'eus fini, Jeanne s’exclama : « Ah, ça, tu joues bien! Tiens, tu irais te présenter au recteur?» C'est en effet généralement l'usage... Entrant dans la sacristie, j’assistai à la fin d’une conversation entre le recteur de la paroisse, qui retirait sa chasuble, et l’animatrice à serre-tête, qui tenait l’un des enfants de chœur, sans doute son fils, en culottes bleu marine, par la main. « …C’est trop difficile pour la foule, monsieur le recteur. Et je ne vous dis pas le mal que j’ai à apprendre les chants... Je ne parle pas le breton, moi... d'ailleurs aujourd’hui, les gens ne le comprennent plus… » - Les miens, si. -Oui mais… regardez l'âge qu'ils ont! Ce n'est pas comme ça que vous allez attirer les jeunes... Tenez, j'ai apporté deux cassettes que j'ai achetées à Chartres... Je vous les mets là, si vous voulez. Il y a un Kyrie très gai, par exemple... -Un Kyrie très gai? -Oui, tout à fait enlevé… Et.. Ah!… J’avais pensé aussi qu’on pourrait organiser une messe de jeunes un de ces jours. Ça se fait de plus en plus vous savez? Elle ajouta, d’un air de confidence : « Je crois que je pourrais convaincre mon neveu,


qui vient de commencer la batterie. Il a quelques copains avec qui il joue le dimanche dans le garage de ma sœur. J’ai déjà « tâté le terrain » (elle avait dit ça d’un air qui se voulait un peu canaille) et je crois que ça pourrait marcher… Mais on en reparlera à la réunion de vendredi, là il faut que je file, je dois passer prendre mon poulet chez Kermarec… Allez, bon dimanche monsieur le recteur!… Ah… bonjour jeune homme, merci pour l’accompagnement! Ça fait du bien un peu de jeune… Allez, bon dimanche, je me sauve!… » Et elle sortit de la sacristie. Je me retrouvai donc seul à seul avec le vieil homme. « Ça t’intéresserait, une messe des jeunes, toi? -Euh… -C’est bien ce que je pensais... Et tu joues où, d’habitude? -Euh… à Saint Thé… - Mais qu’est-ce qu’elle a contre mes vieux cantiques? Ils sont pas beaux mes vieux cantiques? - Oh si… Il parut surpris de ma réponse à une question qu’il s’adressait plutôt à lui-même. - …Au fait, tu n’es pas venu ici pour rien, ajouta-til, me révélant soudain le travail de rabattage des deux vieilles. Allez, ferme la porte… Je m’exécutai. - C’has’é dié!… Par où commencer… J’ai


l’impression d’en savoir beaucoup maintenant… Et pourtant… Pas assez… Je suis allé voir les flics jeudi, dès que j’ai su, pour ton copain. Mais ils m’ont rembarré. Ils ont bien rigolé avec mes histoires… quand je leur ai parlé des deux gardiens, surtout. Et ils m’ont dit d’arrêter d’emmerder les étrangers… La vieille Marie des Hirondelles est venue me voir tout à l’heure, et elle m’a raconté que toi et les autres, vous vous étiez mis à chercher aussi de votre côté, et que vous étiez peut-être plus capables… Fils, on peut jamais être trop sûr… mais ça peut tourner mal… Il avait débité tout ça d’un coup, et j’avais un peu de mal à suivre. - Ils sont capables de… tuer Jim? - Ils ont une sacrée couche de connerie… La connerie est l’unique source de tous les péchés, fils. Rappelle-toi de ça. Toujours... » * ** *** ** * Je déjeunai au presbytère avec le recteur et nous discutâmes toute l’après-midi. Je lui montrai les tirages des photos que Caro avait eu le temps de prendre, au


moulin. Il y reconnut quelques-uns de ses paroissiens, mais la seule chose qui semblât les relier, c’était qu’il n’y avait parmi eux aucun paysan, ce qui était plutôt inattendu dans la région. Quant aux photos du carnet de Jhikaël, il n’y comprit pas davantage que nous : la profusion des points d’exclamation et de suspension, les cercles géométriques, les symboles astraux, donnaient l’impression d’une sorte de liste d’imprécations et de formules ésotériques… Léonard avait sans doute encore une fois raison : nous n’en tirerions rien. Cette après-midi-là, je rencontrai « quelqu’un », comme on dit… Tenant à la fois de l’intellectuel et du paysan, le recteur n’était ni un badaud épais ni un mystique éthéré. C’était un humaniste au sens profond du terme, d’une érudition vaste mais discrète, narrateur picaresque et faux naïf socratique, haïssant la bêtise et les préjugés, qu’il stigmatisait régulièrement sous le nom de « connerie », préférant les esprits simples et les histoires hautes en couleurs. « Va falloir que je t’explique, fils... D’abord, les chiens du Yeun… Voilà… Je vais te raconter ça… Dans le temps, les curés de par ici avaient une manière bien à eux de pratiquer l’exorcisme. Ils se mettaient d’abord en quête d’un gros chien noir : plus le mal était grand, plus il fallait que l’animal soit gros…


Ensuite le prêtre lui passait une grosse corde solide au cou, ou bien une chaîne, et il l’emmenait jusqu’à la maison où il y avait un « possédé ». Là il l’attachait devant l’entrée. On voyait souvent à ce moment-là le chien se mettre à hurler et à tirer sur la corde pour s’enfuir. Comme s’il avait su… Le prêtre, lui, disait bonjour, et puis il entrait. On l’amenait alors à la personne, et il se mettait au travail... Il fallait être ou bien très fort, ou bien très habile…. Celui qui était fort se jetait sur le possédé et se battait avec lui pour lui passer l’étole autour du cou… Mais c’était pas sans danger… On voyait souvent les pauvres curés ressortir plein de sueur et de sang, les côtes ou les reins brisés… Celui qui était habile posait plutôt des questions. Par exemple : « Dis-moi, le malin : trois fourmis qui marchent en file indienne, bien droit. « Une fourmi me suit… » dit la première. « Une fourmi me suit… » dit la deuxième. « Une fourmi me suit… » dit la troisième. Elles sont bien trois, et pourtant aucune ne ment… Est-ce que tu sais pourquoi? - C’est qu’elles marchent autour d’une corde, sur la section, répondait le possédé. - Ah. Oui… mais dis-moi encore : « Quand on est loin on n’y pense pas. Quand elle approche, on y pense beaucoup. Quand elle est là, on n’y pense plus du tout! » Sûrement que tu sais qui c’est?


- C’est la Mort, répondait le possédé. - Ah. Oui. Ouh là… Peut-être bien que tu es plus fort que moi finalement… Il faut dire que moi… je ne suis que le vicaire de la paroisse (il mentait…)… Monsieur le curé n’a pas pu venir à cause des derniers sacrements qu’il fallait donner au vieux Jean, de Kerdiaouled… Ah, monsieur le curé! Sûrement que lui aurait été plus malin que toi… - Tu me sous-estimes... - Oh non! Personne n’est plus malin que monsieur le curé, crois-moi… Tiens, pas plus tard qu’hier il m’en a résolu une… - Je peux sûrement faire aussi bien! - Ecoute bien. Il m’a raconté un rêve, qu’il avait fait pendant la nuit : il était devant deux grandes portes, sculptées comme les portes de l’église, mais alors peintes en rouge. S’il choisissait la mauvaise, il serait précipité dans les flammes de l’enfer! Devant chaque porte se tenait un gardien. L’un mentait toujours. L’autre disait toujours la vérité. Il n’avait le droit de poser qu’une question… Eh ben il a quand même trouvé la bonne porte! Tu vas me dire que toi aussi tu sais comment?1 » Là-dessus, le possédé se mettait à réfléchir beaucoup… C’était pas facile… Et yao!… le prêtre en 1 La solution de cette énigme consiste, je l’ai appris depuis, à demander à l’un des deux gardiens ce que répondrait l’autre s’il lui demandait quelle porte était la bonne.


profitait pour lui mettre l’étole autour du cou! Il demandait ensuite qu’on lui apporte vite le chien, dans lequel il enfermait « l’anaon » , et puis il repartait de la maison… De là, il fallait encore qu’il gagne les grands marais déserts du Yeun Elez, au centre des Monts, et qu’il y jette le chien au « Youdig ». Le Youdig, c’est un trou noir et gluant au milieu du Yeun ; rien moins que l’une des sept bouches de l’enfer… Sur sa route, il ne devait ni se retourner, ni parler à personne… Il allait de presbytère en presbytère et on savait de quoi il retournait en le voyant arriver avec son grand chien noir qui marchait la tête basse, les oreilles couchées ; on le logeait et on le nourrissait alors sans poser de questions. Et sur la route, les gens prenaient à travers champs plutôt que de le croiser… On m’a raconté qu’un gars de Plounévez, une fois, pour épater la fille avec qui il se promenait avait poussé la témérité jusqu’à aller caresser un chien comme ça. C’est que même le curé qui traînait le chien osait à peine le regarder... Le garçon avait croisé le regard de l’ombre musculeuse ; il avait senti, en même temps que sous ses doigts une certaine aura poisoneuse, son âme comme geler et brûler à la fois en un instant ; enfin, c’est ce qu’il a raconté ensuite... Une semaine plus tard, c’était sa famille qui appelait le prêtre… Une deuxième histoire : Plus « historique », celle-


là. On sait que Saint Pol Aurélien, au IXe siècle, après avoir débarrassé l’île de Batz de son dragon, en vint chasser un autre au Faou. Il était accompagné dans cette expédition de son neveu, Saint Jaoua. L’expédition fut encore un succès. Seulement cette fois-là, Dieu ne demanda pas à Aurélien de précipiter le dragon dans la mer. Non, une fois qu’il lui eut passé l’étole au cou, il le confia à Saint Jaoua et les envoya tous les deux à Braspart, où il y avait une charge de recteur à prendre et une caverne où l’on pourrait enfermer la bête. Jaoua n’était pas vraiment content… A lui de rester garder le bestiau dans la solitude des Monts pendant que son oncle récolterait tous les honneurs, là-bas, dans le nord, à son manoir épiscopal d'Occismor… Un jour qu’Aurélien passait prendre des nouvelles, il le lui reprocha amèrement. « Mon cher neveu, je ne me plaindrais pas tant à ta place, répondit Aurélien. Rends plutôt grâces à Dieu de t’avoir mis dans les conditions de devenir un grand saint ermite! Abstiens-toi de viandes et de repos, mange du pain noir, dors sur la pierre, et passe tes journées en prière : c’est tout ce qu’Il te demande. Faismoi confiance, ta place en paradis est gagnée d’avance! - C’est bien facile pour toi de le dire! Toi à qui on rend tous les honneurs et qui vit si confortablement, làbas, dans ton grand manoir! Je préférerais bien être à la tienne, de place! - Mais tu n’imagines pas la charge qui pèse sur mes


épaules, à gouverner comme ça tout le Léon! Crois-moi, si nous échangions nos rôles, ce serait bien toi le premier à vouloir me recéder la place… - Je suis pas si sûr… - Échangeons, si tu veux, mais je te préviens : tu risques de le regretter!» Jaoua ne se le fit pas dire deux fois et Aurélien résilia en effet son évêché en sa faveur, une semaine plus tard. Feignant de se retirer à son monastère de l’île de Batz, il vint ensuite s’installer à Braspart. Il n’y resta pas longtemps. Une fièvre tua Jaoua dans l'année. Son successeur le chanoine de Léon, au sacre duquel Aurélien était venu présider, resta encore moins de temps sur le siège épiscopal. Il mourut le lendemain de son sacre. Manifestement, Dieu ne voulait pas d’un autre évêque qu’Aurélien. On le supplia de reprendre sa charge, du coup. Il accepta, mais il était bien embêté. Qui allait garder la bête, maintenant que Jaoua était mort ? Il écrivit à Saint Benoît pour lui demander aide et conseil. Saint Benoît lui envoya alors deux apprentis à lui. Le premier, le gardien blanc (rappelle-t'en, c'est important), serait chargé de surveiller l’extérieur de l’accès à la caverne où la bête était enfermée. Le second, chargé de la surveiller de l’intérieur… c’était le gardien noir. Et Aurélien rentra à Occismor… » Je ne voyais pas très bien où le recteur voulait en


venir. « Une dernière, et tu comprendras… Il y a eu, dans le temps, à Plounéour-Menez, un « Julod » qui avait si bien mené son affaire qu’il s’était retrouvé propriétaire de cinq ou six fermes avant ses cinquante ans. C’était un travailleur courageux et qui aimait la solitude. Il amenait le plus souvent son lin lui-même à Morlaix et on ne le voyait pas souvent à la maison. Il y eut une année où cela changea. Cette année-là, de Noël à la Saint Jean, on ne le vit quasiment pas sortir de chez lui. Ça n’était pas habituel ; on parla. Les envieux disaient, avec un soupçon de perfidie dans la voix, qu’il avait sûrement assez à faire à compter ses loyers cette année. Les autres se posaient des questions. La servante de la maison avait bavardé au lavoir. Elle avait raconté que Jopig avait passé l’hiver à lire. A lire quoi donc? Jopig n’était pas un curé… On ne prêta à cette rumeur qu’une attention moyenne. Ce n’était sans doute que des bavardages de servante, déformés encore par les femmes du lavoir… Jopig réapparut sur les routes aux alentours de la Saint Jean. Celui qui l’avait croisé le premier raconta qu’il venait de Morlaix. Il avait dans sa charrette de gros paquets carrés, et c’était des livres ; il ne s’en était pas caché. La rumeur était donc fondée… Puis on le vit de plus en plus souvent sur la route


de Morlaix, de moins en moins dans ses champs ou ses fermes. Quelques-un furent reçus dans sa bibliothèque. Quelques-uns, et puis de plus en plus… Un paysan avec une bibliothèque comme ça, ça étonnait, tu penses bien… Bien plus grande que celle du curé… Il acquit d’ailleurs vite la réputation d’être devenu plus malin que celui-ci… On vit même à la messe qu’il comprenait le latin. Il souriait quand le curé se trompait, et celui-ci rougissait en retour. Et on vint bientôt de tout le pays pour lui demander conseil. Il n’en était pas peu fier… Un hiver, dans la ferme voisine de Keraliou, on crut la servante possédée. Elle délirait fort, s’agitait, avait des gestes violents. On envoya donc le fils de la maison chercher le curé. En chemin, il rencontra Jopig. « Pas la peine de te déranger jusqu’au bourg lui dit-il. Ce que le curé peut faire, je peux bien le faire aussi sûrement! Vous avez toujours votre chien noir? - Oh oui, monsieur Jopig (on lui donnait maintenant du « monsieur ») » Et Jopig alla chercher une bande de tissu bénie par le pape, qu’il avait chez lui, pour servir d’étole, puis il exorcisa la jeune fille. Mais voilà. Elle en resta bête. Jopig pensait pourtant avoir bien fait ce qu’il y avait à faire… Le chien avait été noyé dans le Youdig, et tout et tout… Mais la servante n'avait jamais vraiment recouvré ses esprits. Elle faisait le travail qu’on lui disait, mais elle ne disait plus


mot, restait les yeux hagards toujours droit devant elle, ne dormait plus, n’avait plus ni rire ni plaisir. Jopig s’avoua impuissant. On appela le curé. « Jopig, dit le curé en arrivant, êtes-vous sûr que cette fille était bien possédée? - C’est ce qu’on m’avait dit, répondit Jopig. - Et, bien sûr, vous n’avez pas su le vérifier? À tous les coups, cette fille-là n’avait qu’une fièvre quelconque, elle n’était pas plus possédée que vous et moi ; c’est son âme à elle que vous êtes allé jeter en enfer, malheureux! - Son… Va Doué! Qu’est-ce que j’ai fait là! Comment qu'on va réparer ça! - Il n’y a qu’une solution, Jopig : priez pour qu’au moment où vous serez jugé, le diable accepte votre âme en échange de la sienne! - Mon âme à moi! Me damner! - Vous préférez voir cette pauvre fille brûler en enfer pour l’éternité à cause de votre orgueil? - Non, non, mais… Il n’y a pas un autre moyen? -Aucun! » Cette année-là encore, on ne vit pas beaucoup Jopig. Mais ce n’était pas parce qu’il lisait. Il avait arrêté de recevoir des visites. Il parut hâve et souffrant aux rares qui purent le voir. Et il mourut le douzième mois, de remords, dit-on. Le jour même de sa mort, par contre, la servante de


Keraliou se trouva mieux… Le curé sut ce qu’il fallait en penser… Le vieux Jopig avait tenu parole ; il avait passé l’année à prier Dieu et le Diable. L’affaire fut contée à la jeune servante ; elle s’en trouva très troublée. Elle trouva même que cela méritait une visite au cimetière. Elle y alla donc un soir, après sa journée, et adressa devant la tombe de Jopig une prière à la Sainte Vierge. Puis elle lui parla ainsi : « Vieux Jopig, ce n’est qu’en essayant de me sauver que tu as fait du mal… Et tu as bien voulu aller brûler en enfer pour me sauver encore… Pour moi, je te pardonne bien… » Il se passa alors une chose étrange. Jopig fut soudain là, debout, comme il était de son vivant, près d’elle. « Merci Jeannig, dit-il. Tu m’as délivré. Je m’en vais maintenant voir monsieur Saint Pierre. » Et puis il disparut… De cette histoire on peut tirer deux leçons : la première, c’est que ce n'est pas pour rien que l'orgueil est compté pour péché mortel. La seconde, c’est que selon la légende une âme bonne peut se retrouver enfermée tout aussi bien qu’une mauvaise dans un chien noir… Et il y a un homme avec un chien noir qui tourne beaucoup autour de la bonne âme de ton copain… Tu comprends? - Mais… Vous y croyez, à ces histoires? - Est-ce que je dois y croire ? - Ben…


- Dis-moi, fils, est-ce que tu crois que je crois en la Bible? - Ben… C’est un peu votre métier… - C’est pas faux. Donc, tu penses que je crois que le monde fut créé en six jours, que le septième le bon Dieu fit une bonne sieste, et que Noé inventa une maison flottante où il fit monter deux girafes, deux éléphants, deux poux, deux limaces et deux gerbilles? - Ben… Peut-être pas tout à fait comme ça mais… - Et l’exode des hébreux, je dois y croire? Et la traversée de la Mer Rouge? Et l’arche d’alliance? Et la naissance du Christ? - C’est différent, non? - Où est la limite? - Je ne sais pas. - Il n’y en a pas. Faudrait d’ailleurs être très con pour en chercher une. Ne pas vouloir de la beauté, quand on cherche la Vérité, c’est être très con. Ne pas vouloir de la poésie, quand on cherche l’Origine, de même. C’est de la connerie. Bon, je vais quand même pas te raconter que des légendes... Je suis pas si spécialiste, d’ailleurs ; les deux dernières que je t’ai racontées, je ne les connaissais pas il y a un mois… C’est la vieille Marie qui me les a dites depuis. Elle avait peur du chien que l’anglais qui venait de s’installer promenait avec lui. Elle m’a alors raconté l’histoire de Jopig et de la servante, et elle m’en a tiré cette leçon qu’il ne fallait sûrement pas laisser


n’importe qui s’amuser avec un chien noir, comme ça. J'ai d'abord réagi à peu près comme toi : « Parce que vous pensez que notre nouvel anglais compte faire de l’exorcisme? je lui ai demandé, amusé. - Oh, je suis même sûre qu’il y a déjà un mauvais anaon dans ce chien, qu'elle m'a répondu. Il n’y a qu’à voir ses yeux, et comment il marche. Et puis comme il fait peur à Youki… » Elle disait ça sérieusement… Je ne sais pas pourquoi, sans doute le métier, mais moi, les superstitions, les arguments d’autorité de caniche et la connerie en général, ça m’agace plutôt. Alors j’ai peut-être pris un ton un peu blessant en lui répondant qu’on en avait vu d’autres, des chiens noirs, et qu’on n’allait pas s’inquiéter de tous ceux qui passaient… Toujours est-il qu’elle m’a répondu : « Excusez, monsieur le recteur, mais sans vous manquer de respect vous ne savez pas tout non plus… » Et elle m’a montré qu’elle en savait plus que moi, en effet… C’est elle qui m’a appris l’existence d’une sacrée grappe de couillons dans le coin, et dont ses fils après leur père font partie. Ces cons-là se prennent pour des druides… Le « Gorsedd » qu’ils s’intitulent eux-mêmes… J’ai fait mes recherches, depuis, dans les bibliothèques et les archives de la région et d’un peu plus loin : le coin a été fertile en farces de ce genre-là au début du siècle. Une flanquée de bourgeois désoeuvrés, en mal de racines et de


spiritualité, se sont mis à s’intéresser beaucoup au CentreBretagne. Et à faire des reconstitutions de cérémonies païennes auxquelles ils ont fini par croire…. Le plus bel exemple, c’est Allan Kardec… Je sais pas si tu connais… » Surpris par la réapparition de ce nom, je lui racontai comment nous avions été confrontés à lui quelques jours auparavant… « Ça m’étonne qu’à moitié… Ce serait lui le fondateur de l’espèce de franc-maçonnerie druidique à laquelle les fils à Marie appartiennent. Oh, ils n’avaient plus l’air très actifs ces derniers temps, mais à l’époque, ils ont quand même réussi à faire émerger les mouvements nationalistes des années dix-vingt, Breiz Atao tout ça… Parce que comme je t’ai dit, c’était des bourgeois… Il y avait des sous. Et il y en a toujours, presque sûr… Dans mes recherches, je suis aussi tombé sur des papiers qui parlaient du financement de gros travaux, à l'époque de Kardec, pour notre cimetière d’ici, à Plounévez… Et cette histoire de cimetière, ça m’a fait pensé à Pierre Le Guen. C’était le gardien du cimetière, ici. Marie m’avait expliqué que l’anglais du bourg était le « gardien » du chien et j’ai mis du temps à trouver quelque chose là-dessus. En fouillant un peu du côté de la Littérature, je suis tombé sur la légende de Saint Pol Aurélien… les deux gardiens envoyés par Saint Benoît...


Le blanc et le noir... Mais bon, la légende était chrétienne, pas druidique du tout… En pensant à Pierre Le Guen, je me suis dit alors : tiens, c’est marrant, on a un gardien blanc (« Gwen », c’est blanc, et il était gardien du cimetière) et un autre gardien… Ce qui était encore plus marrant, c’est que Pierre Le Guen était mort juste avant l'arrivée de l'anglais au bourg… Et qu’on en a pas mal parlé parce que son neveu, qui était aussi son filleul, s’est suicidé dans la même semaine. Ils étaient très proches ; son neveu devait même hériter de la maison. C’était à peu près tout ce que le vieux possédait... Maintenant, le lien entre la légende chrétienne et la bande à Panoramix, ou entre le gardien d’un dragon et un jardinier de cimetière… Je vois pas bien. Mais je vais te dire. Les druides, ça les avait excités, déjà, le coup de l’enlèvement. C'est ce que Marie m’a expliqué. C’était pas prévu, apparemment. Une surprise du « gardien noir». Ils se sont sentis sérieux tout à coup, ses fils, même s’ils n’ont pas l'air de trop savoir à quoi s'attendre ensuite... Et ça doit être pareil pour les autres… Parce que ses fils lui ont parlé d’une cérémonie avec le chien, la vieille croit dur comme fer que le gardien noir compte enfermer l’âme de ton copain dans son chien et la jeter en enfer. Les fistons, eux, pensent qu’il s’agit juste de changer de chef à leur franc-maçonnerie. Ils n’ont même pas l’air d’imaginer qu’on puisse refuser la place. Tu veux que je te dise ce que j’en pense, moi? Dans un cas comme dans l’autre, ce


qui est inquiétant, c’est l'ampleur que ça commence à prendre, leur connerie... Parce qu’ils y croient fort… Il paraît -c’est ce que les frères on raconté à Marie- que des croix de sang sont mystérieusement apparues avant-hier sur les murs de leur temple souterrain, et sur des draps qui étaient là, à sécher, dans le jardin du moulin où habite l'anglais. Là où on s’excite comme ça en groupe, il arrive facilement des choses graves qui sont de la faute à personne… »

SEPTIEME PARTIE : BABEL. Où je dis : « Non, rien, c’est à cause du plafond trop bas dans la cave, hier... J’ai pris une poutre et j'ai mal au cou, maintenant», où elle s’assied derrière moi et se met à me masser, où il y a un silence, où j’arrête sa main, où elle se rapproche et enlace mon buste, où nous restons un moment ainsi, sans parler, et où je ne dors pas seul et confonds enfin mon corps avec le sien. Ou presque.

Ce dimanche soir, Louise entra dans ma chambre. Mariposas en el estomago… Les choses se passent-elles parfois comme on l’attend? « Je peux te parler? » Les femmes… me dis-je. Qui leur apprendrait un


jour que la vraie beauté est dans l’acte silencieux, dans l'au-delà de la parole? Qu’il est d’autres langages? « C’est à propos de Jim… » ajouta-t-elle rapidement. Voyant une vague de déception, de honte même peut-être, passer sur mon visage, elle sourit. J'avais passé tout le dîner à raconter aux autres ma discussion de l'après-midi avec le recteur. À la fin de mon récit, j'avais remarqué que Louise restait pensive. Comme je cherchais ses yeux, elle m'avait souri en retour. J'en avais déduit que c'était moi qui occupais ses pensées. D'où ma consternation, maintenant, qu'elle ne vienne me voir "que" pour me parler de Jim. Honteuse consternation, je le reconnais ; l'enlèvement de Jim aurait dû être ma seule préoccupation. « Oui… Un ou deux détails qui me dérangent… Je ne sais pas… On dirait un mauvais téléfilm. Le hasard joue un trop grand rôle depuis le départ… Comment se fait-il par exemple qu’il n’y avait personne chez Evans, avant-hier, pour l’empêcher de nous raconter son histoire? - Je me suis déjà posé la question, moi aussi… Il a dû se passer quelque chose, ce jour-là… C'est le jour où, selon le recteur, les croix de sang sont apparues sur les murs de leur temple, et sur les draps dans le jardin du moulin… C’est peut-être ça qui les a occupés... Peut-être qu’ils ont relâché la surveillance à cause de ça…


- Admettons. Mais ça complique la question plutôt qu’autre chose… D'où est-ce qu'elles venaient, ces taches?.. Au passage... pas étonnant que la diversion de Léonard ait si bien fonctionné... Ça a dû leur faire un drôle de choc, la répétition... - Oui, c'est sûr... - Mais il y a un autre hasard qui me dérange davantage, depuis le début… Qu’est-ce qui a bien pu faire que vous vous soyez trouvés au Père Lachaise au même moment que Jhikaël ? - Je ne sais pas… Il nous a peut-être suivis… - Quel intérêt? Il avait déjà Jim… - Il fallait peut-être qu’il sacrifie Jim, symboliquement, à son idole : Allan Kardec... - C’est ce qui semble le plus plausible. A ceci près que s’il veut en faire un nouveau chef pour le Gorsedd, il s’agit peut-être davantage de protection que de sacrifice… Mais vous… Qu’est-ce que vous faisiez là à ce moment précis? Qui a eu l’idée d’aller au Père Lachaise ce jour-là? - Jim… Tu… Tu crois qu’il savait déjà quelque chose ? - La théorie du hasard ne me satisfait pas, en tous cas… - Intuition féminine? - Intelligence, plus simplement. Ça me vient de ma grand-mère italienne. La chiromancienne, tu te rappelles? - Réserve et modestie n’étaient pas livrées avec?


- Non, ça, et je voulais t’en parler justement, c’était plutôt le fait de son troisième mari, celui qui a suivi mon grand-père… Né à Venise dans une bibliothèque et mort à Venise dans la même bibliothèque. Un érudit un peu particulier. Un linguiste, surtout. Ma grand-mère l’appelait le mélancolique de Babel. - Le mélancolique de Babel? - Oui. Il a passé toute sa vie à reconstruire la tour, en quelque sorte… Le châtiment de la diversité des langues, il le ressentait plus que la moyenne. En en apprenant un maximum, il disait essayer de s’approcher de la première langue, la langue divine d'avant la dispersion. Celui qui les maîtriserait toutes accéderait au Mystère. C’est ce qu'il croyait. - C’est aussi l’une des caractéristiques de la réception de l’Esprit Saint au moment de la Pentecôte. Le Christ parle et tout un chacun le comprend dans sa langue. Mais ça n'arrive qu'aux apôtres et aux assemblées de l'ONU, ce genre de choses… - Il avait conscience de la dimension surhumaine de son ambition… Et ça ne lui a apporté, finalement, que le tempérament sombre qui a charmé ma grand-mère. Ce que je voulais dire, c’est que je trouve que vous avez un peu vite abandonné le carnet de Jhikaël… » Je ne répondis pas. Effectivement, c’était un peu à ça que ressemblait le carnet du gardien noir. Enfin, à une


sorte de reconstruction artificielle de ça. La luxuriante et bordélique Babel… Je comparai la froideur de notre échange à mes espérances hormonales au moment où elle était entrée. Et je me frottai le cou, autant pour me donner contenance que parce que la gêne me rappelait à la douleur musculaire qui me tenait depuis la veille. - Tu as mal, on dirait… - Non, rien, c’est à cause du plafond trop bas dans la cave, hier... J’ai pris une poutre et j'ai mal au cou, maintenant… * ** *** ** * Je me retrouvai donc dans ses bras. Je restai un moment ainsi immobile, appréciant de sentir enfin la chaleur d’un corps contre le mien, puis je tombai lentement en arrière, les yeux fermés. Sentant ses baisers descendre sur mon cou, je m'allongeai carrément. Le poids de sa tête s’appuya mollement sur ma poitrine. Là encore, nous restâmes longtemps sans bouger ni parler.


Au bout d'un moment, je relevai sa tête, mes doigts enfoncés dans ses cheveux, et plongeai mes yeux dans les siens. Ouverts comme des planètes, ils reflétaient une sorte de distance malgré tout. Je glissai mes mains sur le bas de ses côtes et la retournai sur le dos. Je sentis alors, dune vierge et lascive sous le pied nu du voyageur, la soie de son ventre découvert contre le mien. Je l'embrassai, puis elle me repoussa plus loin sur ses cuisses et me fit ouvrir trois boutons de son jean, sa main sur la mienne. Je promenai longtemps la main sur le coton satiné, heureux de la voir si pleine de désir, et même rassasié de cette seule vision. Puis je réoccupai l’espace de son ciel, dont j’étais enfin le maître, le grand cumulus noir qui couvre l’atmosphère. Ce sentiment de supériorité jouée une fois acquis, une sorte de changement se produisit dans mon implication érotique. Le sentiment de maîtrise que j'éprouvais laissa place à une conscience exagérée du côté très artificieux de cette maîtrise, et je me mis à penser avec une sorte d’exaspération anticipée à l’étape suivante, celle du déshabillage. Nous aurions à nous séparer et à nous affairer chacun de notre côté pour nous extraire de nos pantalons. Le rappel brutal que nos deux corps existaient, obéissaient à la loi de gravitation universelle et que le mien, en particulier, était encombrant. L’arrêt


soudain de l’élan passionnel pour réglage technique. Cette pensée amena un temps mort dans mes caresses et nous nous séparâmes en effet, puis, lorsque chacun se mit à pousser sur son pantalon récalcitrant, je ne pus m’empêcher d’avoir conscience que nos mouvements étaient bien proches de ce qu’on fait avant de dormir ou de s’asseoir sur les toilettes. Un rire gêné accueillit sa difficulté à ôter sa chaussette droite. Reprenant les caresses, je m’appliquai tout de même encore un moment, et je frôlai longtemps l’intérieur de ses jambes, faisant toujours demi-tour au seuil du temple. Mais cela ne m’amena qu’à constater avec une satisfaction blasée le bon fonctionnement de cette technique, trop usée par moi déjà auparavant, et trop automatiquement infaillible. Et lorsque j’appuyai enfin ma main entière contre le tissu humide, qu’elle poussa un gémissement, qu’entre mes dents gonflèrent les pointes roses et qu’elle se mit à respirer fort, je me détachai complètement de ce laisser-aller pour ne plus ressentir que la froide et contente supériorité d’un stratège parvenu à ses fins. Il ne s’agit dès lors plus pour moi que de ça. Prendre ce qu'il y avait à prendre. Mon plaisir. Elle aussi, lorsqu’elle serait sur moi quelques instant plus tard, me


semblerait chercher surtout son plaisir propre. Jusqu’au bout, je ne m’abandonnai plus davantage, et je jouis sans doute un peu trop tard.

* ** *** ** * Louise avait raison. M’y attachant le lendemain, à force de le retourner dans tous les sens, je commençai à comprendre la manière dont le carnet était « codé ». Certains groupes de mots étaient assez transparents ; par exemple : « Die acqua into bor ist turned. » Le déterminant et la particule allemandes, le substantif sans doute espagnol ou italien, la préposition et le participe anglais, je pouvais les reconnaître. Restait à savoir ce que signifiait « bor » ; je pouvais néanmoins, à cause de la préposition, supposer que c’était un substantif, ce qui donnait : « l’eau est changée en « bor ». D’autres phrases restaient plus perméables ; par exemple : « guardianlar mortunca liberodum. » La fin des mots était vraisemblablement des marques syntaxiques, mais de quelle(s) langue(s)? Je pouvais supposer y


reconnaître « gardien mort libre » mais sans la syntaxe, ça n’avait pas grand sens… Il s’agissait donc bien d’une sorte d’anti-espéranto, une langue plus complexe que n’importe quelle langue qui mélangeait, apparemment au hasard, des mots de beaucoup de langues, selon des lois syntaxiques également diverses. Bordel. Tout ce que nous pouvions faire, c’était nous y mettre tous, avec les langues que chacun connaissait : en fait, à nous tous, je me rendis compte que nous avions au moins des notions d’une dizaine de langues : nous connaissions tous plus ou moins bien l’anglais, le français et le breton, Lagad parlait Gallois et Gaëlic, Léonard le créole de la Réunion (et incroyablement, ce ne nous fut pas complètement inutile), moi l’Allemand, le latin, et le grec ancien, Louise l’espagnol et l’italien… je reconnus même « atë », un mot qui signifie « père » en albanais : j’avais passé trois jours à Tirana l’année précédente et je me rappelai, Dieu sait pourquoi, de ce mot-là. J’eus l’idée de compléter la recherche en googlant certains mots et en passant par quelques sites de traduction automatique. J’eus ainsi, par exemple, la confirmation que « bor » signifiait (en hongrois) « vin », ce dont je me doutais déjà un peu.


Un évènement inattendu vint interrompre ce travail : Jim, avant que nous ne partions, avait laissé une énorme liasse de partitions en dépôt chez Lagad, sur la chaise qui desservait l’ordinateur. J’avais dû déplacer le tas pour le poser sur le bureau, et le coin d’une photographie en dépassait. Par curiosité, je la sortis de la liasse. Il s’agissait d’une photo de groupe prise, à l'époque où je vivais avec mon ex-petite amie, lors d’un « campement tchétchène », appellation dont nous gratifiions nos fêtes à plus d’une quinzaine dans notre trente-cinq mètre carrés parisien, lorsque tout le monde dormait sur place. Je ressentis une immense douleur en y découvrant celle qui m'avait abandonné sous un angle inédit. Je n’étais pas à côté d’elle, sur la photo. C’était Jim, le sourire talé au Benco, qui avait le bras autour de son cou. Elle riait. J’avais là devant moi un moment d’elle qui ne m’avait jamais appartenu, et qui ne m’appartiendrait jamais. Parce que c’est toujours ainsi, paradoxalement, que nous sont présents les autres, dans l’éternel renouvellement de leur autonomie d'être, j’eus l’impression terrible de la tenir une seconde vraiment là sous mes yeux. Impression terrible parce que la fixité de la photographie l’avait aussitôt faite s’évanouir pour ne m’en plus laisser, immédiatement, que le regret. Je me rendis alors compte que ce qui m’empêchait tant d’avoir confiance en Louise, en moi et Louise, était, plus que les


leçons du passé, une blessure non fermée, ou plutôt un espoir irrémédiable -car sans fondements- qui me tenait encore. Je ressentais presque de la jalousie, celle qu’opposait mon ancien amour à ce sentiment nouveau et frêle qui me liait à Louise, tendresse combien moins puissante et plus raisonnable, à l’aide de laquelle j’essayais ridiculement d’écraser une passion absolue de six années. Louise ne faisait pas le poids. C’était évident. Curieusement, y réfléchissant un peu, je m'en trouvai finalement plutôt content. Ce qui rendait notre histoire si agréable, c’était justement aussi que ce que je ressentais pour elle était encore de l’ordre du remédiable. Et je m’y résignais donc volontiers. Il y avait dans cette distance infranchissable entre elle et moi, finalement, une liberté inédite que je devais essayer de conserver. Mes souffrances passées ne pouvaient pas être chassées. Tant mieux. Restant là où elles étaient, clairement circonscrites dans mon souvenir, elles constitueraient un formidable appui à ma vie, qui empêcherait à jamais que d'autres soucis ne viennent s'installer à leur place.

* ** *** **


* J’avais donc trouvé encore d'autres mots grâce à internet. Au final, tout de même, ceci ne nous permit de comprendre que quelques bribes de phrases, celles où la syntaxe et la morphologie fonctionnelle n'étaient pas trop éloignées des langues que nous connaissions vraiment bien. Une expression comme « nous enpäihtynyterons » était plus facile à comprendre (en cherchant sur internet, je découvris que « päihtynyt » signifiait « ivre » en finnois ) que le « gardien mort libre » cité plus haut. Le lexique n’est qu’une géographie, pour laquelle existent des cartes. La syntaxe, elle, est le génie divin, le Mystère jamais entièrement pénétrable de toute nation. Le morceau de Babel. Ce que nous tirâmes du carnet et qui fît un peu sens se résuma donc à ceci :

Qu’aperçue soit la voix! Je suis l’aveugle roi de la cité des borgnes […] Aucun n’a mérité de boire. […]


[…] Il faut être ivre pour bien boire […] et pour être ivre il faut bien boire… […] Oh, quand la véritable ivresse passe sur les lèvres… elles se ferment. […] alors la chair éclate, comme une glace. […] […] après cent-quarante-et-longues années! La main, engourdie certes, appelle le feu… […] Et le fils sera là. Il sera notre mère. L’ivresse aussi sera. Qui sera notre père. […] car nous enivrerons le fils[…] […] Que le sang brise le sang! dont la ligne nous étouffe. […] Je l’ai saigné, comme le bœuf et l’agneau blancs. Fumée au cramoisi, l’eau est changée en vin : bien habile celui qui brisera


ce sceau. […] Jour du commencement.[…] Le chien la tête haute […] a franchi la Porte[…] […] Je suis l’aveugle et guide[…] Et je lui montrerai[…] Là où la foule est tumultueuse […] Le frottement des langues[…] […] Ici, il trouvera […] son corps[…] Foudre […] Contre le fils choisi […] Le chien s’est levé. […] Ô impiété immonde […] du fils du grand bourgeois […] infâme lampadaire […] qui appelle à ses pieds l’aveugle pour lui dire […] qu’il est le seul soleil […] et lui promet la vue! […] Mais l'aveugle sait bien des deux qui brille le plus… […]


Ah Ah, vieille panse! […] « Allan Kardec » ! […] Sous la pierre enfoncée, l’outre aux vents se dévore, triviale […] Pas de Hasard, assurément, pour celui-là qui est son maître. […] Ce soir […] Les grandes plaies se frottent […] qui sont les deux langages des deux univers […] Le rite au prince soit […] comme la pierre à la pierre […] d’où jaillira le roi[…] […] Ah! FUREUR [ainsi typographié] du silence! […] Le beau rite! […] La Cérémonie paillette*! […] Guirlandes au cul* ; jamais plus loin. […] Voici […] Moment précis où les ténèbres se déchirent… […] Foiré*! La vache folle! Carne! […] J’allais tracer le cercle de protection : coup mort-né!… […] Qu'ici soit donc tracé (il y avait alors un cercle sur la page, qui contenait une sorte d’étoile de David et des caractères grecs) … Choléra! Rickettsies[?]! Hémorroïdes! Peste! […] En abondance au grand bourgeois… […] Gallois! Ulcère!… […] Regardez ce gros bœuf!… […] A ce moment précis où se déchirent les ténèbres! […] A ce moment précis où se déchirent les ténèbres!

*

en français dans le carnet.


* ** *** ** * Louise tenait entre ses mains les feuilles sur lesquelles j’avais noté la traduction. - C’est vraiment bizarre… dit-elle. - Oui enfin… C’est de la poésie, quoi… - Le problème, Lagad, c’est que c’est une traduction : c’est nous qui en avons fait de la poésie… Regarde : « Je suis l’aveugle roi de la cité des borgnes », « bien habile celui qui brisera ce sceau »… parfaits alexandrins. Rythmes réguliers, assonances ailleurs… et puis, à certains moments, comment tout a un sens malgré… même à cause de ce qu’on n’a pas pu traduire! » La remarque nous laissa cois pour un instant. Lagad se tourna vers moi. - Eh…. dis donc, t’as pas choisi la plus con cette fois, K. - Merci pour le « cette fois »… Ça lui vient de sa grand-mère, je crois… Une italienne… - Je comprends certes bien votre ébahissement versificatoire, reprit Léonard, mais qu’ils soient de nous ou du rhapsode druidique Jhickaël, ces poèmes ne vont


pas changer grand-chose à l’affaire qui nous occupe, il me semble… - On peut peut-être en apprendre quelque chose quand même… La Poésie n’est qu’un masque… il raconte… Regarde : « Foudre […] Contre le fils choisi […] Le chien s’est levé.». Et tout le passage où il s’énerve en parlant d’un Gallois… C’est assez transparent… Et il y a sûrement d’autres moments où les métaphores fonctionnent plus sur le principe de l’énigme à clefs, à la mode Renaissance, que sur celui de l’image poétique conventionnelle… - …Tu peux traduire? - Elle veut dire, en gros, que le texte renvoie discrètement à des évènements, des personnages et des objets bien réels et précis, non à des « impressions », des « sentiments profonds » ou des conceptions métaphysique à vocation universalisante… en gros… - Mmh mmh… Et tu en penses quoi, toi? - Que c’est une vision un peu pauvre de l’énigme Renaissance. La poésie n’est jamais seulement un « masque ». - Aucun masque n’est jamais seulement un masque, répliqua Louise. Et c’est une vénitienne d’origine qui te le dit. Seulement ici… - Loin de moi l’idée de vouloir interrompre ce passionnant débat littéraire, dit Léonard, mais si j’ai bien compris, tout ce que nous pourrions donc trouver dans ce


carnet, ce sont quelques lumières hypothétiques sur le passé. Le plus essentiel et le plus urgent ne reste-t-il pas de s’occuper de l’avenir? C’est demain soir que ça doit se passer, ils l'ont dit devant Evans. Il faut qu’on trouve l’autre entrée. - Tu crois qu’il y a une autre entrée? - J’en suis sûr. Vos druides ne se sont pas volatilisés la première fois que vous les avez vus... »

* ** *** ** * Nous dinâmes. À la fin du repas, Louise me glissa à l'oreille : « Ça te dérange si je pose mes affaires dans ta chambre? » La question était rhétorique et elle souriait. Je restai un peu plus longtemps, pas trop cependant, à discuter avec les autres, puis je la rejoignis. Je la trouvai sur mon lit, assise en tailleur. Elle continuait à travailler sur le carnet... « J’ai essayé d’en traduire plus, me dit-elle, mais… rien. Soit le carnet est fait pour qu’on en obtienne, et en


français, juste ce qu’on en a obtenu, et les autres parties sont du bluff, soit il est vraiment magique… - Et pour ce qu’on en a traduit ? - À Venise on a des masques, comme ça, qui laissent visible une grande partie du visage sans qu’on puisse reconnaître pour autant celui qui est en dessous… Le vrai visage est comme « contaminé » par le mystère... Une énigme, à la Renaissance, ça marche pareil. Ça adore s’amuser à frayer avec le réel, à taquiner le sens littéral… Le jeu, c’est d’en cacher le moins possible sans rien révéler pour autant… J’essaie maintenant de reconnaître ce qui ressort du « vrai visage » dans le carnet… - Ce n’est pas tout à fait ce que je voulais dire par « la Poésie n’est jamais seulement un masque ». Tu l’as un peu vite transformé en « un masque n’est jamais seulement un masque »… Je voulais dire… Pourquoi la forme poétique? Je n’ai pas l’impression que ce soit juste pour rendre le texte énigmatique… D'ailleurs, à qui serait-il destiné? - Les masques non plus ne sont jamais seulement faits pour « rendre énigmatique ». Au contraire, le carnaval est un moment de Vérité. Mais c’est une Vérité trop mobile. Ça m’intéresserait davantage de simplement trouver un peu de réalité prosaïque sous le masque, pour l’instant… - Depuis quelques temps, j’y crois de moins en moins, à la réalité, tu sais…


- Roméo et Juliette, acte II, scène 2 : « O blessed, blessed night! I am afraid, being in night, all this is but a dream. Too flattering-sweet to be substantial... » C'était au programme, quand j’ai passé ma licence. C'est ce que tu voulais dire? » Je ne répondis pas. Je n’eus qu’un sourire ; et je compris, alors, combien au contraire, depuis que nous avions couché ensemble, depuis que j'avais compris la veille qu'elle ne "faisait pas le poids", je m’étais raisonnablement éloigné des faiblesses mièvres du piège sentimental… J'avais trouvé une sorte d'équilibre ataraxique, une froideur résignée et pragmatique qui me permettrait désormais d'éviter les ennuis. Louise reprit, sur un ton plus sérieux : « J’ai déjà quelques clés, je pense. Commençons par les personnages. L’aveugle, facile… Il le dit lui-même : « Je suis l’aveugle… », premier fragment. Figure du poète, de l’inspiré… - Homerus dicitur… - Oui, l’aveugle est le vrai voyant, le « roi des borgnes »… Autre personnage : le « grand bourgeois »... - Le notaire? - Je pense plutôt à Brithem, vu l’importance qu’il lui donne… Il y a le « fils », ensuite, celui contre lequel « le chien s’est levé », celui qui « sera là » et qu’ils « enivreront ». - Jim?


- Oui. Et j’avais raison : Jim savait. C'est même lui qui a donné rendez-vous à Jhikaël. Regarde : « Ô impiété immonde […] du fils du grand bourgeois […] infâme lampadaire […] qui appelle à ses pieds l’aveugle pour lui dire […] qu’il est le seul soleil […] et lui promet la vue! […] Mais l'aveugle sait bien des deux qui brille le plus… » C’est juste avant le passage sur Allan Kardec. La seule chose qui me dérange… C’est que le passage est contre Jim. Ça colle mal avec l’idée qu’il soit « l’élu »… - Peut-être qu'il l'a appelé pour lui dire qu'il refusait de prendre sa place… - C’est plutôt le contraire… Il l’a appelé pour lui dire « qu’il est le seul Soleil »... On dirait plutôt que c’est Jhikaël qui ne veut pas de Jim. Ça ne colle pas du tout avec le reste de l’histoire… Et puis ça n’explique pas pourquoi Jim voulait vous emmener jusqu’au Père Lachaise.… - Non... - Sinon, tu pourrais peut-être demander à ton curé demain comment le gardien blanc est mort : « Je l’ai saigné, comme le bœuf, comme l’agneau. » J’ai encore une intuition de… littéralité, là. - Comment tu sais que c’est le gardien? - « Le sang brise le sang […] dont la ligne nous étouffe. »


- Hmm… Antanaclase : Le sang, la lignée des gardiens blancs ; le sang, l’hémoglobine à la Tarantino… - Oui… » Il y eut un silence. - Tu sais, je crois que je ferais bien de retourner dormir toute seule. Cette décision apparemment brutale se préparait en fait depuis un moment. Louise avait remarqué le détachement ironique avec lequel j'avais accueilli la citation de Shakespeare et, depuis, une sorte de gêne empêchait nos regards de se rencontrer... - Il y a quelque chose… un autre... masque… - Je ne crois pas que ce soit seulement un masque. Je crois que c’est à la fois plus compliqué et plus simple que ça… - Je sais. - Reste... - J’ai pris du plaisir, hier, et on recommencera peut-être. Mais pas ce soir. Romeo, Romeo…» Je la laissai partir sans répondre. Je ressentis une certaine fierté à pouvoir le faire. Et je ne dormis même pas mal...

HUITIÈME PARTIE : MYCÈNE

*


** *** ** * On dit d’un orgue qui ne fonctionne plus qu’il est « mort ». C’est qu’avant d’être morts, les orgues meurent, endurant une agonie plus ou moins lente. Ils meurent de maladie parfois, l’humidité ou les parasites provoquant oxydation et pourrissement rapides ; bien plus souvent, ils meurent de solitude. C’est en effet, la plupart du temps, parce qu’il n’y a plus personne pour les faire « parler », parce qu’on ne leur demande plus de participer à la vie de la communauté que leur souffle s’éteint. C’est la voix d’abord qui se met à chevroter, faute d’accordage, laissant de plus en plus souvent s’installer des cornements. Trop progressivement pour qu’on s’en rende bien compte, elle perd peu à peu en puissance, s’étouffant dans la poussière : les grosses basses les premières, parce qu’elles requièrent le plus de vent, deviennent muettes, bouchées parfois par la dépouille d’un pigeon crevé, et puis bientôt, fragment par fragment, c’est tout qui devient bruit, et puis tout qui se tait. Car la mécanique se bloque. Le bois gonfle et les articulations perdent en mobilité, en rapidité de réponse, pour finir par se paralyser définitivement. Les grands instruments du début du XXe siècle,


dont les tribunes, avec leurs claviers, leurs pédales et poussoirs en surnombre, leur potentiomètres et baromètres éclairés, leur bois sombre et leurs cuivres, font penser aux plus belles cabines de commandement des vapeurs de l’époque, meurent encore plus vite, les défaillances de la transmission électrique les faisant sombrer par gros à-coups dans le silence. Et pourtant, et comme les navires encore, ces orgues ont été fringants du temps où ils ont reçu le baptême, ce premier sacrement normalement réservé aux hommes et qui les a introduits dans la communauté. Ce jour-là, le prêtre posait les questions et ils répondaient, prouvant par là que leur souffle avait la puissance suffisante pour, plus que chanter, car les oiseaux aussi savent chanter, parler. Et ce jour-là chacun pouvait observer le grand soufflet bouger au rythme précis de leur parole. Oui, ils n’étaient faits que pour parler… Plounévez aussi avait son grand orgue mort, au fond de l’église, au-dessus de la porte triomphale. Lors de la messe du dimanche, je ne l’avais pas remarqué. C’était pourtant bien souvent ce que je cherchais en premier lorsque j’entrai dans une église. Le recteur m’apprit qu’il ne parlait plus depuis trois ans environ. Une vieille bourgeoise avait légué son instrument électronique à la


paroisse et depuis lors la vieille Jeanne avait refusé de monter les escaliers. « J’ai bien essayé de le faire un peu jouer moimême, me dit-il, mais bon… Je suis pas musicien et puis… J’avais autre chose à foutre aussi, faut dire… » Nous étions mardi. D’après ce que nous avait raconté Evans, la nouvelle cérémonie devait avoir lieu ce soir-là. Léonard m'avait chargé de demander au recteur une liste de ses paroissiens qu'il avait pu reconnaître sur les photos prises au moulin, avec leurs noms et villages2. Son idée pour la soirée était de surveiller les maisons de ceux-là (en plus du moulin, de celle des deux frères et de celle du notaire) et d’attendre le moment où ils se rendraient à la cérémonie. Nous tenterions de les suivre jusqu'à la seconde entrée du temple souterrain, puis nous préviendrions la police. Léonard avait par ailleurs décidé qu’il s’occuperait cette fois-ci lui-même du moulin, moi de la maison du notaire, Lagad du Retour des Hirondelles, et les autres de personnes dont les noms figureraient sur la liste que pourrait me fournir le recteur (j'en obtins cinq ou six noms). Le premier qui verrait quelque chose bouger avertirait les autres par téléphone. « Quant au carnet, j’étais venu aussi vous demander comment Pierre Le Guen est mort. Un accident 2 Hameaux


assez sanglant, non? - Ah? Non. Fumait trop… Comme l’orgue, tiens, qu’il est mort… Depuis un moment qu’il faisait de l’emphysème… Il soufflait fort… Et puis son cœur a fatigué aussi… Oh, c’était pas une surprise… - Dans le carnet, ça parlait de sang… Comme quoi… - Comme quoi tu réfléchis pas assez, fils. Il y a le filleul, aussi… - Oui... il s’est suicidé... - Il a pris des cachetons et puis il s’est taillé les veines dans sa baignoire. Un vrai bain de sang, là… » Nous étions sortis sur le parvis. Le recteur tira une bouffée sur la gitane que l’évocation de l’agonie de Pierre Le Guen semblait lui avoir donné l’envie d’allumer. « Tiens, voilà Marie. Elle a fini son tour. Elle a des choses à te raconter, elle aussi… » Le silence voilé du matin venait en effet d’être rompu par le grincement du grand portail du cimetière. Après avoir jeté un coup d’œil en arrière pour vérifier que son ratier, bien plus frétillant qu’elle, l’avait bien suivie, le vieille des Hirondelles repoussa la porte et s’approcha de nous à petit pas. « Tiens Marie, raconte un peu voir au gamin comment vont les tiens… - Bonjour! - Bonjour, répondis-je.


- Ah, ils sont énervés, plutôt!… Ils n’ont pas le droit de se rendre à la prochaine cérémonie, apparemment. C’est bizarre… Je ne sais pas ce qu’ils ont fait pour ça, mais une connerie, sûrement... Ce sens pragmatique nouveau, dont je découvrais depuis la veille avec satisfaction l'existence chez moi, me permit d'en déduire que nous pourrions abandonner l'idée de surveiller le Retour des Hirondelles. J'avais pourtant l'esprit plus embrouillé que jamais. Au réveil ce matin-là, j'avais découvert la disparition de quelqu'un d'autre : alors que je la cherchais pour lui parler de certaines choses qui m'avaient agité toute la nuit, je n'avais trouvé Louise ni dans sa chambre, ni ailleurs dans la maison. J'avais questionné Léonard, toujours debout aux aurores, et il m'avait expliqué, tout en tartinant un rôti de moutarde une Fine 101 à la bouche, qu'elle était partie tôt, ayant à peine pris le temps de boire un café avec lui. Lui avait pensé que je serais déjà au courant.... Pour ma part, je m'étais soudain rendu compte du point auquel j'avais sous-estimé notre divergence de la veille, trop assuré de sa présence à Plounévez et de l'intérêt qu'elle semblait prendre à la disparition de Jim. Une grande vague de tristesse paniquée m'avait alors submergé, faisant à nouveau tout chanceler en moi. Ataraxie mon cul.


Plus tard dans la journée, je lui téléphonai à plusieurs reprises. Elle ne daigna aucune fois me répondre et ma tristesse se mua progressivement, au fil des heures, en agacement. Ce refus de répondre au téléphone ne me semblait pas pertinent ; Nous ne nous connaissions pas encore assez pour que mon attachement à elle et notre mutuelle compréhension pussent atteindre à ce que j'avais autrefois éprouvé avec Laure (que j'éprouvais toujours, peut-être), et je trouvais extrêmement présomptueux de sa part de refuser un éclaircissement qui était nécessaire, ne fût-ce que pour décider que nous ne nous reverrions pas. Je finis par lui laisser un message sur son répondeur dans lequel je lui parlai de sa lâcheté, et de l'impression que j'avais un peu qu'elle se conduisait comme une pétasse de quatorze ans. Je décidai ensuite de laisser tomber pour me concentrer exclusivement sur la cérémonie. J’avais plus important à faire que de me prendre la tête avec notre trop confuse histoire maintenant. Jim, l’idée de Léonard… C’était tout ce qui comptait pour l’instant.

* ** *** ** *


Cela faisait deux bonnes heures déjà que je ne sentais plus mes pieds, engourdis par le froid, lorsque le notaire sortit enfin de chez lui. Le K-way que Lagad m’avait prêté était troué sur l’arrière de la capuche et mon cou était trempé. Il sortait enfin. L’attente avait été mortellement longue. La maison, grande, propre, neuve, avec son enduit coquille d'oeuf, ses arêtes franches, ses portesfenêtres en PVC, ses volets blancs, ses ardoises plates, sa véranda en aluminium, son portail motorisé et son maigre gazon clairsemé, ponctué de petits buis, était sans doute du monde la chose la plus emmerdante à rester observer. Pour unique fantaisie, une copie du Joyeux de Walt Disney, sur un parterre isolé et stérilisé par l’hiver, affrontait la solitude en souriant. C’était plus morne qu’un champ de choux après le labour au sud du canton de Plouzévédé. Plus morne encore, car dans le champ au moins il y a la terre, qui est trop vieille pour qu’on se moque d’elle… Le notaire, dont j’attendais la sortie depuis si longtemps, se rendit jusqu’à son abri de jardin -une maisonnette en pin raboté posée sur des moellons- y pénétra, puis en ressortit avec une brassée de bois et rentra chez lui. Les lumières s’éteignirent vers minuit : d’abord


celles du bas, ensuite celles du haut. Il était allé se coucher, en somme. Devais-je rester? Je commençais à me demander ce que je foutais là, et l'idée de Léonard commençait, elle, à me sembler franchement ridicule : fantaisiste, et hasardeuse ; ces deux dernières heures, ma principale occupation avait été de me forcer à ne pas regarder ma montre à moins de dix minutes d’intervalle... Vingt-cinq minutes avant le début supposé de la cérémonie, les aiguilles daignèrent enfin accélérer un peu leur course. Vingt minutes restèrent. Puis quinze. Puis douze… Dix minutes précisément avant deux heures moins le quart, mon téléphone vibra. C’était Léonard. Il me dit d’abandonner le guet et de les rejoindre, lui et les autres, chez Lagad, le plus vite possible.

* ** *** ** * Léonard avait rappelé le commissariat de Carhaix deux fois en une demi-heure, avec à chaque fois la même impression de ne pas vraiment être pris au sérieux, et les flics n'étaient toujours pas là. La deuxième fois, on lui avait expliqué au standard que le service était réduit ce


soir-là, qu’on faisait ce qu’on pouvait, mais que nous n’étions pas les seuls à avoir besoin d’eux. Un accident assez grave venait de se produire sur la voie express… Léonard avait vu Jhikaël sortir du moulin, vers une heure et demie, puis entrer dans une espèce de grotte qui perçait le dénivelé rocheux en arrière du bâtiment et dont l’entrée était dissimulée par un saule pleureur. Il y avait même vu, après Jhickaël, entrer d'autres druides, sortis à pied du bois. C'était la deuxième entrée du temple souterrain, il en était sûr. Cela impliquait un tunnel d'environ deux kilomètres, mais, comme aucun d'entre nous autres n'avait rien vu qui puisse nous engager vers une autre hypothèse, nous n'avions pas vraiment d'autre choix que de lui faire confiance. Cela devenait de plus en plus évident maintenant : les flics ne viendraient pas, ou du moins jamais à temps. Nous n’en pouvions plus d’attendre. Que faire? - J’avais un peu prévu l’évolution de la situation, dit Léonard… Lagad, tu fais toujours de l’escalade? On aura besoin de ton matériel… K., il y a cinq robes noires et un pot de peinture rouge à l’arrière de ma voiture, tu veux bien aller les chercher, s'il te plaît? À nouveau, Léonard préparait en fait aux druides une surprise dans le genre de celle qu'il avait déjà réservée au notaire, à Jhickaël et à Brithem le samedi soir.


Cette nouvelle idée de bricolage droit sortie d'un épisode de Mac Gyver ne me plaisait pas beaucoup. L'enlèvement de Jim n'avait rien d'un jeu ni d'une nouvelle fantaisie de sa part ; c'était quelque chose de bien réel, et le "bain de sang" dans lequel était mort le filleul du "gardien blanc", plus que suspect, me travaillait beaucoup depuis que j'en avais reparlé avec le recteur, le matin... Je me tus pourtant et acceptai encore une fois, comme les autres, de suivre Léonard. Ce n'était pas seulement que notre groupe avait toujours fonctionné ainsi, et que cela avait marché jusqu'ici ; c'était aussi que Léonard faisait encore une fois preuve ici d'un pragmatisme assez étonnant, qui me dépassait de loin et me poussait à continuer à avoir confiance en lui ; le fait en particulier qu'il eût prévu jusqu'à notre échec avec les flics avait quelque chose de remarquable, presque vexant. « On va aller chercher Jim nous-même, continua-til donc. J'ai mon idée... Il ne me manque qu’une chose : l’entrée par le cimetière. Mais en réfléchissant bien, pendant que je guettais au moulin, je me suis fait mon opinion aussi là-dessus… Je ne crois pas qu’elle ait disparu par magie ; et un trou, ça ne se déplace pas. » * ** ***


** * Entrant dans la cuisine les « robes » noires à la main (en fait des frocs tout à fait semblables à ceux que les druides portaient la nuit de la poudre rose, d'après les vagues souvenirs que j'en avais), je retrouvai les autres agités comme des castors juniors autour d'un papier sur lequel Léonard, presque debout, envoyait de grands coups de crayon d’un air inspiré. Il faisait un croquis. « Léonard a trouvé un système en tabarnak, là! » dit Louis. L’artiste enchaîna, sur le ton d’une parodie mêlée de Sherlock Holmes opio fumifer et de l’inspecteur Columbo : « Certes! Voyez-vous, mon jeune ami, c’est lorsque vous avez dit que la solution devait se trouver sous nos pieds que j'ai tout compris … regardez plutôt… Je levai un sourcil. « J’ai dit ça?.. - Peu importe. Les fonctionnaires assermentés mis à votre disposition ont fouillé la sépulture qui nous occupe en l’ouvrant par devant : ils ont creusé un trou devant et dégagé les planches verticales qui obstruaient l’entrée sur le devant du caveau. Ils n’ont pas fait décaler la dalle comme vous l’avez vue la nuit où vous êtes entrés. - Et alors? - Alors là, tu vois quoi?


- Deux rectangles côte à côte. Un grand, un moins grand... - D’accord, imaginez maintenant, mon jeune ami, que ce sont des tombes... Dessine la dalle de la plus grande telle que tu l'as vue quand elle était ouverte. Il me tendait le crayon. Je dessinai un rectangle de même taille, de biais, axé sur la tête de la tombe. - Bien. Maintenant, imagine que je l’ouvre à l’envers. Je fais pivoter côté tête et je garde l’axe sur le devant. Il fit pivoter le rectangle jusqu’à ce que la tête de la dalle ait l’air axée sur celle de la tombe plus petite. - Laquelle a l’air ouverte, maintenant? - La petite… tu veux dire que… mais… Léo, la nuit où on est descendus, on aurait dû voir le trou de la grande... - Non... Comme pour la plupart des caveaux, il y a une « semelle », un plafond si tu préfères, sous la dalle. C’est pourquoi ces messieurs les agents l’ont fait ouvrir par devant... » Effectivement, je me rappelai que c’était de la même manière que les deux frères avaient ouvert le caveau qu’il préparaient, le vendredi. « Quant à la petite, te rappelles-tu de cette espèce de dallage qui côtoie la tombe? Un dallage creux recouvert de terre et de gravier… - Mais alors l'entrée aurait été juste sous nos pieds quand… on a regardé les flics ouvrir la tombe! - Oui. Vérifions l’hypothèse, voulez-vous?»


Nous emportâmes tout ce que nous avions trouvé dans l’appentis de Lagad et qui puisse faire levier, soit une barre à mine et une pioche brisée. Il nous suffit cependant de pousser sur la dalle dans le bon sens pour découvrir en dessous d’elle une paire de rails qui permettaient de l’amener sans effort à la bonne position. Le plafond de la tombe était couvert de ronces qui dissimulaient en partie ces deux rails. « Ben ça on est cons…dit Lagad. -Mmhh… On aurait pu voir les rails, l'autre soir… mais avec les herbes… -Non, c’est pas ça… C’est juste qu’on n’avait pas besoin de faire bouger la dalle. Ce qui nous intéresse, c’est l’escalier... Je me demande si on n’a pas bloqué l’entrée en bougeant la dalle, d’ailleurs. » C’était le cas en effet, et il nous fallut remettre la dalle à sa place avant de commencer à tenter d’extraire les plaques qui pavaient l'espace autour de la tombe. Nous étions tous si obnubilés par l’idée de voir comment l’illusion fonctionnait que nous nous étions occupés avant tout de la recréer, sans même nous rendre compte que cela n'avait aucun intérêt. Un sourire de satisfaction éclaira le visage de Léonard lorsque nous eûmes retiré la première plaque et que le vide apparut dans l’espace qu’elle avait laissé. Il donna des instructions à Caro, dont il avait décidé qu'elle s'occuperait seule de cette entrée-ci, puis lui, moi, Lagad,


Evans et Louis, nous montâmes en voiture. Léa serait notre chauffeur. * ** *** ** * Était-ce le vent qui faisait bruire la cime des chênes et des quelques peupliers qui bordaient la rivière ou la foule des âmes hantant le lieu? Il n’est pas de ruines plus habitées que ces vieux moulins… Dans cette petite clairière prise entre la rivière et la forte pente du bois, je voyais presque descendre du chemin la file maigre des anciens paysans, fourbus des fêtes de la moisson, les échanges inquiets, passé la fête, à propos du prix du grain, les gamins espiègles tentant d’attraper le chat diabolique, l’air souverain du boulanger goûtant la farine chaude à même le sac. Derrière l’avancée de la grange, deux jeunes gens ayant échappé à la surveillance de parents trop occupés par le marchandage renouvelaient imprudemment leurs serments du fest-noz du dimanche. Le bief coulait jusqu'à eux, séparé de la rivière par une bande de terrain de six ou sept mètres de large seulement. Le meunier, sûr de lui, était appuyé au chambranle de la porte qui faisait face à la rivière. La machinerie grinçant


par derrière lui. * ** *** ** *

Où toutesfois pas demourer là ne fault, comme au chant des Sirenes… Léonard nous mena jusqu’à la cavité par où il avait vu s'enfonçer les druides. Nous y découvrîmes un boyau d’une dizaine de mètres, qui descendait en pente douce. Sur les premiers mètres, des appareils de soutènement couverts d'un crépi rouge déliquescent comblaient les irrégularités de la roche. Cela faisait l’effet sinistre de grandes taches de sang. - Hey, on a dû en faire, icite, des sacrifices humains... dit Louis. - Ta gueule… chuchotai-je. J'entrai ensuite le premier et m'avançai jusqu'au bout du boyau. Là, je tombai sur une porte rudimentaire, assemblage de planches mal équarries équipé d'une serrure, qui s'ouvrit sans résistance. Nous découvrîmes derrière une autre galerie, environ deux fois plus longue


que la première, et qui partait perpendiculairement vers la gauche. Nous nous engageâmes donc dans cette deuxième galerie. Elle nous mena à une deuxième porte. - Moi je parie toute sur un troisième couloir, là! dit Louis. - Ça sent le labyrinthe à la con… dit Lagad. J’ouvris la porte. Effectivement, il s’agissait d’une nouvelle galerie, partant elle aussi vers la gauche, et qui fut encore deux fois plus longue que la précédente : ce fut aussi le cas de la suivante, et de la suivante encore… Nous arrivâmes ainsi à une galerie qui devait bien faire trois cent mètres. M’imaginant à quel point nous nous étions avancés sous terre, je commençai à ressentir les premiers serrements de la claustrophobie. Surtout, cette voûte légèrement trop basse pour que je puisse me tenir vraiment debout m’affectait. J’avançais plié, le dos rond. À chaque instant, niant une situation pourtant évidente, la force de l'habitude ranimait en mon esprit, comme une brûlure lancinante, l'espoir involontaire et toujours déçu de pouvoir me libérer de cette position au prochain pas. Je passai doucement de l'agacement à l'angoisse. Une ou deux fois je redressai le dos, supportant quelques secondes une douloureuse torsion du cou pour pouvoir sentir mon corps en extension. Alors que nous parvenions presque au bout de la galerie, Louis me demanda :


« On est à six ou sept, là? -Je ne sais p… Ahrg! Pu… tain! » Je venais de buter contre une pierre posée au milieu du passage, et de m'étaler de tout mon long. « Ça va? » Lagad était venu à mon secours. Je m’énervai. « Ça va, ça va. Quel con! J'ai eu mal.» Sur le mur près de moi, il y avait un emplacement vide. La pierre sans doute en était tombée. Il s’agissait d’un bloc de granit carré de la taille d'un gros dictionnaire, orné sur sa face d’un basrelief dans un cadre mouluré en creux. Une licorne blessée, la flèche au flanc, le cou tordu dans une affreuse position, était couchée au pied d’un laurier. Le bloc s’était fissuré en tombant, et une lézarde le coupait par la moitié. Nous restâmes un moment en arrêt, fascinés par cette irruption inattendue de l’art. Je ne remarquai qu'alors que nous étions à un carrefour. Deux galeries, au plafond plus bas encore, partaient à droite et à gauche. Après concertation, nous décidâmes de continuer tout droit, quitte à faire demitour plus tard s'il s’avérait que nous avions pris une mauvaise direction. « Louis, tu viens? » Il était resté en arrière, comme fasciné par la pierre sculptée. Nous passâmes sept ou huit portes de plus. Les couloirs prenaient désormais tantôt à droite, tantôt à gauche. Leurs longueurs étaient devenues extrêmement variables ; de trois à trois cent mètres environ... Au bout


d'un moment, Louis reposa la question : « On est à seize ou dix-sept, là? -J'aurais dit dix-neuf… -Ah? Moi j’aurais dit seize. -Je ne sais p… Ahrg! Pu… tain! Merde! Je venais à nouveau de buter contre quelque chose. Lagad, à nouveau, se précipita à mon secours. Il m'aida à me relever. « Ça v…? merde!.. » Il reconnut le premier le bloc à la licorne, et le carrefour par lequel nous étions déjà passés, avec les deux galeries plus basses à droite et à gauche. « Je t’avais bien dit que c’était un labyrinthe. -Mais c’est impossible! On n’a recroisé aucune bifurcation! » Vu la position de la pierre et la hauteur des boyaux pourtant, il semblait que nous étions arrivés par la même galerie que la première fois. Lagad proposa que nous empruntions l’un des boyaux de côté, ce que nous fîmes. Nous passâmes cinq minutes dans ce boyau avant de tomber sur un cul-de-sac. La seconde galerie plus basse donna le même résultat. Je commençai à céder à la panique. Nous n’avions réussi qu’à perdre environ un quart d’heure, et nous en étions revenus à notre point de départ. Je proposai de faire demi-tour, et de passer par l’entrée du cimetière. « J’ai une autre hypothèse, dit Léonard... Et pourquoi pas deux carrefours semblables qui feignent


malhonnêtement d’être le même?… - Mais non, c’est le même! Regarde, le trou, dans le mur! La fissure dans la pierre! Louis s’approcha du bloc de pierre et l’examina d’un air expert. Je me rappelai comme il était resté en arrière, fasciné par son dessin, la première fois. - Je suis d’accord en si-bwôre avec Léonard! C’est pas le même, là, c’est sûr. - Alors là… Tu vois une différence, toi? - Ouaye, j’y ai pissé sur l’autre et celle-là m’a l’air ben clean quand même, là! -…. -Me checkez pas de même ; ça se commande pas cette affaire-là… Ce coup-cite, j’avais envie… » Et en effet, continuant notre chemin, après sept ou huit nouvelles portions de couloir, nous débouchâmes dans la lumière d’une vaste caverne… * ** *** ** * C’était bien la même salle que celle de la nuit de la poudre rose… C’était bien le même endroit, tout aussi invraisemblable, le même espace démesuré et


apocalyptique, les mêmes galeries sculptées fascinantes qui épousaient la roche en hauteur, posées sur des colonnes gigantesques. J’étais enfin libéré de la position à demi plié à laquelle le labyrinthe m’avait forcé, mais la douleur dans mon dos se transformait maintenant en quelque chose de plus sourd et de plus intense à la fois. « Ils » étaient là, à quelques mètres devant nous. Une soixantaine d’hommes (ils me semblèrent plus nombreux que la première fois) qui se tenaient debout immobiles, habillés de noirs, confondus dans la lumière des gros candélabres en une seule masse pleine de vacillements. Après quelques secondes d’hésitation, sur un geste de Léonard, courbant les épaules comme pour montrer que nous étions gênés d’être en retard, la pénombre et nos capuces nous dissimulant le visage, nous nous avançâmes. Quelques-uns seulement jetèrent un regard distrait par-dessus leur épaule pour nous voir arriver, tandis que nous rejoignions le dernier rang de l’assemblée. On attendait encore, apparemment, le début de la cérémonie. Brithem, droit et fier, se tenait seul immobile derrière l'auge et ni Jim, ni même Jhikaël n’étaient encore présents. Tous les druides, comme envoûtés, écoutaient en silence une voix de phono qui chantait un Bro goz ma Zadou déformé par les échos multiples de la caverne.


Un fracas de biniou, caisse claire et bombarde frappa soudain nos tympans. Je sentis un frisson de douleur et de surprise parcourir toute l’assemblée et tous les regards se tournèrent vers la gauche. Il y avait là-bas une chaîne Hi-fi posée sur un tronçon de colonne en plâtre, autour de laquelle s’affairait l'un des druides, tentant visiblement de maîtriser la machine et d'arrêter la musique. Un autre sortit des rangs et courut à son secours. Brithem leur jeta un regard glaçant. La musique s'arrêta immédiatement et les deux druides reprirent leur place dans le rang. Jhikaël apparut alors, surgissant de derrière une colonne, accompagné de son chien. Toute l’assemblée prononça en chœur un mot que je ne compris pas. « Là. » dit-il en montrant l’auge du doigt. Deux druides apparurent qui portaient Jim, sortant de la bouche des Enfers. La bouche des Enfers… J’ai oublié d’en parler... C'était pourtant ce qui m’avait le plus impressionné en entrant. Nous ne l’avions pas vue, la première fois, avec Lagad. Nous n’étions cette nuit-là pas sortis de la galerie dont elle entourait l’entrée, et nous n’avions donc pas pu la voir. Il y avait donc sur la droite, entourant l’entrée de la galerie à colonnes d’où Lagad et moi avions observé la cérémonie la nuit de la poudre rose, un porche à hauts-


reliefs en forme de gueule monstrueuse et béante qui me faisait penser au dernier cercle de Dante tel qu’on le représente dans la peinture du quatrocento : la bouche de Lucifer lui-même, affamée et grimaçante, bardée de dents en surnombre, attirant toutes les lignes de force du tableau vers le bas, supplice absolu auquel ne furent livrés, selon le poète, que Brutus, Cassius et Judas. La cérémonie commença véritablement. Je ne comprenais pas un mot de ce que disait Brithem, mais le sérieux effrayant avec lequel l'assemblée lui répondait me poussa à me mettre à marmonner pour essayer de produire à peu près le même son que les autres. Je remarquai que Louis, Lagad et Léonard avaient eu le même réflexe. Louis y parvenait vraiment mal, et il me sembla au bout de deux ou trois répons qu'on n'entendait que lui. Je lui écrasai le pied pour lui signifier de marmonner un peu moins fort. Au répons suivant, je fus soulagé de voir qu'il avait compris le message. Plus j’y pensais, et plus l’idée de Léonard me semblait simpliste et ridicule. Caro, entrant par le cimetière, devait mettre le feu dans la galerie, grâce à un bidon d’essence et de vieux pneus trouvés chez Lagad. Nous devions ensuite profiter de la panique théorique pour tirer Jim de là, quand Léonard nous le dirait... Trop simple et hasardeux. Ceci dit, je n'avais rien eu de mieux


à proposer… Plus j’y pensais aussi, et plus je me disais que nous n’aurions pas dû amener Evans avec nous. Il était censé avoir été banni pour un temps et sa voix forte était trop remarquable. Sans compter qu'il dépassait tout le monde d’une tête ou deux. Alors que les deux druides portant Jim venaient de déposer son corps dans l’auge, et que je ressentais pour lui m’étreindre le froid glacial de l'eau noire dans laquelle il était plongé, un druide de la rangée devant nous, se retournant, s’intéressa de plus près à notre Gallois. Il parut surpris de le voir et chuchota à son intention : « Hé, le Gallois… tu as toujours le droit de venir, finalement? » Evans fit un demi-pas menaçant en avant. Léonard le retint par le bras mais le druide, en reculant, en avait déjà bousculé un ou deux autres, et je sentis plusieurs têtes se tourner vers nous. Bien sûr qu’amener Evans était une connerie ; c’était couru... Je serrai les mâchoires. « Le gros a eu une dérogation spéciale pour aujourd’hui, répondit Léonard, d’un ton admirablement froid. On m’a chargé de m'occuper de lui, ne vous inquiétez pas...» Le visage du druide s'éclaira un peu. « Ah… Et oui… c’est un peu spécial aujourd'hui… hé hé…» dit-il.


Puis il se retourna et se remit à suivre la cérémonie. Je respirai. La cérémonie était déjà bien avancée lorsque la « bouche des Enfers » commença à cracher, comme prévu, de la fumée. Contrairement à ce que j’avais craint, la fumée ne fut précédée d’aucune odeur, et ne s’éleva pas progressivement. Comme Léonard le lui avait conseillé, Caro n'avait pas lésiné sur l'essence. C’est donc immédiatement, et en grosses bouffées noires que la fumée jaillit de la bouche des Enfers. Elle avait par ailleurs jailli avec un à-propos assez déconcertant, au moment précis où Jhikaël venait de finir une série de manipulations bizarres avec ses mains autour de Jim, concluant par ce qui m’avait semblé être… un signe de croix inversé. Tout cela eut un certain poids dans l’effet « magique » qui a joué en notre faveur, et je me dis encore une fois à ce sujet que la chance a joué un trop grand rôle à mon goût cette nuit-là. Presque aussi soudainement qu'était venue la fumée noire, le bois de la « bouche des Enfers » prit feu, et de longues flammes sortirent lécher la voûte de la salle. La rapidité de l’embrasement était effrayante. Je pensai à Caro. Pourvu qu’elle ait réussi à sortir assez vite… Les druides commencèrent, comme Léonard l'avait prévu, à paniquer, la plupart se précipitant vers l’entrée


du boyau par lequel nous étions entrés. Nous nous retrouvâmes pris dans le mouvement de recul de l’assemblée, bousculés comme les autres. Certains étaient tombés et on leur marchait plus ou moins dessus. Seuls étaient restés à leur place Jhikaël et Brithem, s'efforçant de tirer Jim de son bain. « Maintenant », dit Léonard ; puis il lâcha le bras d’Evans, qui se rua à travers la foule en direction de l’auge. La fumée avait envahi la salle, et je distinguai mal ce qui se passa ensuite. Evans tenta, apparemment, d’arracher Jim à Jhickaël et Brithem, qui tinrent assez ferme, du moins jusqu’à ce qu’Evans donne un violent coup de tête sur celle du prêtre, qui tomba. Jhikaël disparut ensuite et je vis Evans ramasser Jim et le jeter sur son épaule. Puis je le vis, contre toute attente, s’écrouler… La silhouette de Jhikaël était maintenant réapparue. Il était debout, seul, près de l'auge. La plupart des druides étaient sortis, et une dizaine tout au plus se bousculaient encore à l’entrée du boyau, aucun ne prêtant attention à ce qui se passait dans leur dos. « Suivez-moi. Laissez-moi parler », nous dit Léonard, à voix basse. Il n’eut même pas à le faire. Dès qu’il nous vit nous approcher, Jhikaël nous adressa un « Vous! » autoritaire, acccompagné d'un geste d'invitation à venir l'aider. Il avait dans la main une sorte de petite arbalète armée d’une rangée de quatre ou cinq panaches rouges. Les


mêmes panaches rouges que celui que je découvris, m'approchant, planté dans la nuque d’Evans… Je ne remarquai qu’alors que Louis ne nous avait pas suivis. Je me demandai où il avait bien pu passer. Mais Jhikaël me tira de ma réflexion, nous ordonnant d’emporter Jim. Il ne semblait pas disposé à nous aider. Pendant que Léo et Lagad s’occupaient de Jim, pensant qu'ils y suffiraient, je pris Evans par les aisselles et tentai de le traîner. Mais je ne parvins à la première poussée, avec un immense effort, qu’à le déplacer de cinq ou six centimètres. Les galeries avaient pris feu maintenant, et le brasier menaçait de s’effondrer sur nous. Je toussai. « Qu’est-ce que tu fais? entendis-je Jhikaël crier. Laisse ça ! » Une main s’abattant sur mon bras me fit sursauter. Je reconnus à temps que c’était celle de Léonard ; je ne relevai que très peu la tête et ne découvris pas mon visage. - On reviendra les chercher plus tard, me dit-il. - Oui ! On reviendra ! s’exclama Jhickaël avec un rire sonore. Je me dis que l'intervention de Léonard était le signe qu'il maîtrisait sans doute encore la situation. Je décidai donc de lui obéir malgré l'évident sarcasme de Jhickaël et me joignis à eux. Léonard et Lagad tenaient Jim par les jambes, moi par les aisselles. Je remarquai combien il avait maigri. Son


corps était pourtant lourd d’inconscience. Devant son visage blême et émacié, devant la froideur de sa peau, un doute horrible me prit. Était-il encore seulement vivant? Je me souvins des explications du recteur. Oui, si le « gardien noir » comptait bien « transférer » en lui l’âme du dragon terrassé par Saint Pol Aurélien qui était censé habiter le chien, il devait l’être. Mais quelle foi donner à ces raisonnements mythologiques? Nous nous dirigeâmes ainsi vers la sortie, portant le corps inerte de Jim entre Jhickaël et son dogue, qui nous suivait. Je ne me sentais pas très à l’aise. Comment Jhickaël pouvait-il ne pas remarquer notre imposture? Je distinguais bien, moi, Lagad de Léonard et Léonard de Lagad… N'était-il pas transparent que nous ne faisions pas partie du groupe? Que notre démarche, notre tenue, notre allure étaient différentes de celles des autres? Jhikaël continua pourtant à nous guider, comme si de rien n’était. Au moment d’entrer dans le labyrinthe, je réclamai, d’un geste, une pause. Jim était lourd et il glissait de mes mains. Je le stabilisai un instant sur mon genou et jetai un regard en arrière. La chaleur brûla mon visage. Je ne distinguai presque plus l’auge, Evans ni le prêtre, confondus en une seule masse plus grise que le reste dans le brouillard. Mes yeux piquaient, pleuraient,


et je commençai à voir des taches danser. Et puis il me sembla soudain que le brouillard prenait forme. Que, par endroit plus dense, il prenait du sens. Et puis une sensation étrange de couleur... Rouges ! m’y perçaient les deux points Comme deux puits profonds de lumière assénée Rouge! Yeux… Plein de caillots sous la flamme, le pus brûlant -grouillantde choses tant perverses, et qui se densifiaient -vers la queue : Les signes -tous les signes emmêlés et flambants sur la peau. Des méandres surtout, à greffons d’impromptues renaissances bizarres Ronces des plus hurlantes, coruscantes et glacées, écorchant la surface, la pénétrant, sortant -plus loin, arrachant le magma des profondeurs (Le magma est aussi ce ciel si gras et lourd qu’on appelle « Les boues » tout comme on dit « Les mers » de larves empruntées, d’aspics étincelants, fourchés Eclosions de furoncles en êtres innocents, et bleus :


saponides, factices, qui gambadent et se cognent -se reproduisentles uns aux autres en êtres hybrides et nains, par milliers assemblés en armées, en fanfares, processions, en raouts, en orgies constellés Ou solitaires, au contraire : assis comme des poules sur une balancelle, ou une branche, ou sifflotant au bord d’un précipice... Monstrelets lutinant lubriques amoncelés, dansant en rondes multipliées indistinctes et qui ne sont plus que le mouvement, la course à la surface, le bruit des choses… écaillées Et liquide encore... cramoisi dégouttant, comme une lave, sang nourri qui charrie la poussière à grumeaux des diamants. Et la double rangée des grands crocs ivoirins. Et la masse montagneuse, noir sur noir ahurissant, profond, compressant, comme Mort… ailé pourtant Rouges ! Rouges ! Rouges ! Une colonne de bois qui soutenait la galerie,


s’écrasant avec grand fracas sur l’auge près de laquelle étaient allongés Evans et le prêtre, me tira de ma vision, qui n'avait sans doute duré qu’une demi-seconde. Sans un mot, nous nous enfonçâmes dans le labyrinthe, toujours entre Jhikaël et son chien. À cet instant seulement, j'acceptai de comprendre qu'Evans était probablement mort.

* ** *** ** * Les druides étaient tous là, entre nous et le moulin, parlant fort et faisant de grands gestes, à la recherche d'une explication sur ce qui venait de se passer. Un silence accueillit l'apparition de Jhickaël et la nôtre. Je fus alors frappé par la pureté et la fraîcheur de l’air nocturne. Les étoiles scintillaient doucement et la pleine lune veloutait les cimes du bois. L’étape suivante du plan de Léonard, tout aussi romanesque, consistait à amener Jim jusqu’au bord de la rivière, à une centaine de mètres de là. Le groupe des druides ne nous barrait pas vraiment la route. Mais Jhikaël, se retournant, nous montra d'un geste les sillons


couverts de chiendent, d’oseille et d’achillées d'un bout de potager en friche, sur lequel deux choux montés lançaient une ombre lugubre, et nous ordonna d'y déposer Jim. Nous hésitâmes un instant et puis, lorsque Léonard s'y dirigea, Lagad et moi le suivîmes. Nous nous accroupîmes et nous déposâmes doucement Jim sur le matelas végétal. Léonard bloqua ensuite sa respiration, subitement. Je le vis poser ses deux mains à terre et s’allonger doucement sur le côté. Le panache rouge d'une fléchette était planté dans son épaule. Jhikaël eut un éclat de rire aigre et subit. « Je connais mes brebis car je suis leur berger… » déclama-t-il. Puis il se remit à rire et nous menaçant l’un et l’autre successivement, Lagad et moi, du bout de son arbalète, il ordonna à deux druides de nous attacher avec un gros rouleau d’adhésif qu'il venait de leur tendre. Nous nous laissâmes faire. Lorsque nous fûmes bien ligotés, il se mit à tourner autour de nous. « Quel talent! Quel talent... » J'avais toujours imaginé que le gardien noir aurait un fort accent anglais. Je m'étais trompé. « Que de chemin, de choses apprises... »


Il y eut un temps de silence, pendant lequel il continua à marcher en cercle autour de nous. Puis il reprit : « …Il a même compris certaines choses avant moi, ce garçon. » Il y eut encore un silence, et le gardien noir sembla réfléchir. Puis dans un accès d'hystérie inquiétante, il se mit à pousser des cris de vieille femme. « Tout ce que voulais! tout ce que je voulais! C'était un enfant! Un enfant! » Je crois n'avoir jamais eu aussi peur de ma vie qu'à cet instant précis. Il y eut quelques pouffements parmi les druides. Ne voyaient-ils pas, eux, que leur jeté gourou était dangereux? Il reprit soudain l'air sombre qu'on lui connaissait d'habitude, et ses paroles reprirent une cohérence logique déconcertante, après l'accès d'hystérie auquel nous venions d'assister. "Mais ce garçon est intelligent… Il ferait un excellent gardien blanc, et je le formerai. Oui, au risque de vous surprendre, j’accepte l’échange… » Il nous montrait Léonard étendu, son bras soudain mû d’un geste nobiliaire qui s’harmonisait à l’inflexion grave et condescendante de sa dernière phrase. « L’échange »?… Il semblait avoir décidé soudain de nous prendre Léonard plutôt que Jim… Où avait-il entendu que nous lui proposions un échange? " Car on ne p..."


Il ne put pas continuer plus avant. Car il fut soudainement propulsé en avant par l’un des druides qui était sorti du rang, et tomba face contre terre. Je reconnus celui qui l’avait poussé. « Hi, chums! » fit-il. On l’avait tous oublié, Louis. * ** *** ** * Il était dehors depuis beaucoup plus longtemps que nous. Quand nous nous étions élancés à la rescousse de Jhikaël après qu’Evans fut tombé, il nous avait perdus de vue. Il avait cru que nous étions sortis avec les autres, les avait suivis, et après sa traversée du labyrinthe il avait essayé de nous retrouver, sans succès, parmi la soixantaine d'hommes qui attendaient dehors. Puis il nous avait vus déboucher du boyau avec Jhikaël. Louis donna un coup de pied dans les côtes de Jhikaël, qui poussa un gémissement. Il recommença, avec un coup plus violent. Cette violence me surprit. J’oubliais toujours… Je n’en ai pas parlé jusqu’ici, de la même manière que nous n’en parlions jamais entre nous. Louis avait un


côté un peu fou-fou, dont vous vous êtes sans doute déjà aperçu. Ce que vous ne savez pas encore, c’est que cette sorte de légèreté permanente venait en grande partie de la satisfaction d’avoir échappé à une certaine période plus sombre de son histoire personnelle. Né dans la banlieue pauvre de Montréal, il avait eu une enfance socialement digne des pires pleurnicheries de Victor Hugo. Sa mère était morte en lui donnant naissance parce que son obèse alcoolique et chômeur de père avait considéré qu'accoucher un soir de finale de hockey était un acte de provocation intolérable. Pour cela, il l'avait battue avant de l'amener à l'hôpital. Les médecins, un peu débordés ce jour-là, avaient négligemment gobé la thèse de la chute dans les escaliers. Louis avait longtemps accepté d'être battu à son tour, car son père lui faisait peur. Ce connardlà était si sûr de son pouvoir sur son fils, que c'est luimême qui lui avait révélé, vers ses six ans, la véritable raison de la mort de sa mère. Ce jour-là, Louis avait tout de même fermement décidé que son but, dans la vie, serait de s'éloigner le plus possible du foyer familial. Il avait patiemment attendu sa majorité, et puis le jour de ses dix-huit ans, il s'était offert le cadeau de battre son père presque à mort en retour, puis il était parti. Pour partir loin, il lui fallait de l'argent. Il avait donc commis une douzaine de vols à l’arrachée. Mais il s'était fait prendre. À cause de son comportement au


tribunal, il avait pris quatre ans fermes, qui avaient été commués à deux. A sa sortie, il avait travaillé sur deux boulots -un pour la nuit, un pour le jour- pendant un mois et avait pris un aller simple pour la France. A Paris, il avait regardé l'argent qui lui restait, le prix de différentes destinations en train, et opté pour un ParisLorient. Ça sonnait bien à ses oreilles ultra-occidentales, Lorient. Quand les gens des campagnes environnantes venaient il y a trois siècles visiter le chantier naval gigantesque, et perdu dans les landes, de « l'Orient », un navire de mille tonneaux, ils disaient qu'ils allaient « à l'Orient ». Et la ville avait poussé autour, pour atteindre aujourd'hui soixante mille habitants. Enfoui dessous cette ville, un navire titan battait encore comme un cœur ; c'est là-bas qu'il avait rencontré celle qui était depuis devenue sa femme. Ils s'étaient trouvés surveillants dans le même collège. Louis se mettait rarement en colère. Mais quand ça arrivait, sa dinguerie douce habituelle se transformait parfois en un état de fureur qui m’effrayait en me rappelant ce qu’il nous avait raconté sur la manière dont il avait dû apprendre à se battre, en prison. Je tentai de me relever, voyant les autres druides accourir vers lui à la rescousse de l'homme à terre qu'il


continuait de frapper. Mais mes bras entravés ne me permirent pas de trouver assez vite mon équilibre et le cerbère qui m’avait attaché les mains me rassit d’une poussée sur les épaules. Puis je sentis son poing s’écraser sur mon nez, propageant un courant de douleur électrique tout autour de mon crâne. Il arriva sensiblement la même chose à Lagad. Louis, lui, fut encerclé, agrippé de toutes parts par les druides, et bientôt maîtrisé malgré des coup de poings et de pieds prodigalement distribués. Il s’était déjà retrouvé assis près de nous lorsque Jhikaël se releva, l'air menaçant. « Vous n’auriez pas dû faire ça. » Sa tête était maintenant découverte et je vis le sang noir qui coulait sur la moitié gauche de son visage. Louis avait fait exploser son arcade sourcilière. Il se dirigea en silence vers l’entrée du boyau derrière nous, s’y appuya, arracha un peu de mousse d’un creux de la roche et l’appliqua sur la blessure. « Vous n’auriez pas dû faire ça… » répéta-t-il. Puis il fut à nouveau projeté en avant et tomba à nouveau face contre terre. -QU’EST-CE QUE C’EST TYOU AS FAIT EUX, YA BASTARD? ». C’était Evans, qui venait de jaillir du boyau... * **


*** ** * Le gardien noir fit une tentative pour se relever, mais Evans le repoussa d’un coup de pied. L’arbalète lui tomba des mains et Evans la ramassa. Il la brisa contre la roche, puis vint s’occuper de nous. Les druides restaient interdits, aussi impressionnés par la résurrection d’Evans que par sa force naturelle. La poutre qui était tombée près de lui sur le père de Jim, et à laquelle il avait échappé de justesse, l’avait en fait réveillé. Il avait réussi à se traîner, la vision trouble, les jambes en coton, jusqu’à l’entrée du labyrinthe, où il s’était reposé une minute avant de se mettre en marche vers la sortie. Evans prit Jim par la ceinture et le souleva. Il fit de même avec Léonard. Il n’y avait plus aucun bruit. La masse des druides, immobile, incrédule, le regardait descendre vers la rivière, un homme évanoui dans chaque main. Nous le suivîmes. Nous eûmes même le temps d'atteindre l'eau avant que les druides ne réagissent. Quatre cordes nous attendaient sur la rive, coincées par Léa au croisement de deux troncs morts, comme Léonard lui avait demandé de le faire. L’autre extrémité des cordes était liée à l’attache-remorque de la 4L, garée de l'autre côté de la rivière. Léa avait dû traverser à la nage. Tandis


que les druides commençaient enfin à descendre vers nous, nous y attachâmes rapidement les mousquetons des harnais d’escalade de Lagad, que nous portions. Evans plongea alors avec Jim, lui tenant la tête en dehors de l’eau. Lagad fit de même avec Léonard. De l’autre côté de la rivière, sur mon signal, Léa démarra. En quelques secondes, nous fûmes sur l’autre rive…

HUITIÈME PARTIE : ITHAQUE * ** *** ** * Plusieurs fois, voyageant, je me suis réveillé dans un endroit où j’étais arrivé tard la veille, d’assez loin, et où, n’ayant trouvé pour y dormir qu’un recoin particulièrement glauque, j’avais dû passer la nuit sans pouvoir décider vraiment du caractère hostile ou hospitalier du lieu qui m’accueillait. Il en a résulté, à chaque fois, la même impression d’irréalité. Ce fut le cas au fin fond de l’Anatolie orientale, par exemple, lorsque j’ai dû dormir dans une boutique d’entresol dont je ne savais trop si elle était abandonnée,


hôte d’un kurde qui avait voulu me donner l'hospitalité sans oser m’introduire dans son foyer, en la compagnie peu agréable d’un crapaud qui sautait contre la vitrine ; ou encore, quelque part en République Tchèque, et parce que j’avais raté le dernier train, dans le kiosque désaffecté d’un quai où le chef de gare m’avait enfermé pour me protéger d’éventuels voyous de passage. Parce que l’on connaît trop le pouvoir déformant, masquant, de la nuit, on y a souvent du mal à accorder une totale confiance au lieu où l’on se laissera aller à la faiblesse de dormir si l’on n’a pu prendre aucuns repères dans ce lieu la veille, de jour. Il existe un lien très fort entre ce sentiment de confiance et l’impression de réalité. La réalité n’est rien de plus… La réalité commence lorsque nous acceptons, et plus volontairement qu’on ne le pense souvent, de faire passer le perçu, le souvenir, dans l’ordre de l’habitude, et d’avoir une confiance réflexe en ce qui n’est, comme le reste, qu’une partie de nous-même. De jour, le plus souvent, un simple second regard suffit. Mais la nuit rend toute chose différente, étrange, mobile… ivre, en fait. Cette impression d’irréalité du lendemain est d’ailleurs proche de la gueule de bois, qui est aussi un retour douteux -comme accru de la conscience de sa fragilité en même temps que de son importance- à la réalité. Ce matin-là, je me réveillai vaporeux, mal à l’aise.


Encore une fois, ma raison refusait aux souvenirs de la veille d’entrer dans l’ordre de la réalité. Mais tandis que dans mes souvenirs de voyage, le doute quant à la réalité du lieu qui m’avait été hospitalier venait de ce que je pouvais aisément remplacer la perception que j’en avais eue par celle du même lieu dans sa version hostile, cette fois les évènements de la veille, dont la certification de réalité se trouvait à nouveau refusée par la raison, semblaient perdus dans une sorte de purgatoire de la mémoire sans pouvoir être remplacés par rien, ce qui amplifiait terriblement l’impression de malaise. Chez Lagad, nous avions retrouvé Caro. Nous nous étions plus ou moins relayés pendant la nuit pour guetter l’arrivée de possible ennuis, mais notre veille relevait d’une inquiétude plus rationnelle que véritable car un je-ne-sais-quoi semblait affirmer, très profond en nous-même, que nous avions laissé l’Apocalypse là-bas et qu’elle ne nous rejoindrait pas. Le bourg, la présence de ses habitants, même endormis, avait suffi à nous rassurer. Tout s’était en fait passé comme si nous n’avions fait que rentrer d’une grosse soirée de cuite. Jim reprit peu à peu conscience. Enfin, conscience est beaucoup dire... Il ne parlait presque pas, ne réagissait à rien de ce que nous lui disions et se contentait d’exprimer les besoins les plus primaires. Ses deux plus


longues phrases furent « J’ai faim » et « Pisser ». Il se déplaçait d’un siège à l’autre, le regard perdu, dans le vague. Je me rappelai l’histoire de Jopig et de la servante, que le recteur m’avait racontée. Est-ce que nous étions arrivés trop tard? Jim avait-il lui aussi perdu son âme, comme la servante de l’histoire? Comme Léonard, je n’y croyais pas, mais plutôt à l'effet de quelque drogue. L’effet se dissiperait sans doute au bout de quelques heures… De toute façon, la cérémonie n’avait pas été achevée... J’avais eu beaucoup de mal à dormir quelques minutes. À mon réveil, à part moi, Lagad était le seul debout. Les autres avaient fini par s’endormir. C’était lui ce matin-là au lieu de Léonard - celui qui d’entre nous, d’habitude, se levait le plus tôt - que je trouvai dans la cuisine en train de préparer le café. C’est seulement lorsque Louis lui-même se montra vers quinze heures, le ukulélé à la main comme s’il avait dormi avec, que nous commençâmes à nous inquiéter de ce que Léonard, le dernier, ne s’était toujours pas levé. Ce n’était vraiment pas dans ses habitudes… Nous finîmes par pousser la porte de sa chambre où nous ne trouvâmes que le lit fait et une enveloppe avec un post-it laconique posé sur le drap de dessus : « Louise est à Roc’h Toul. »


* ** *** ** * Lagad était le seul d’entre nous qui soit vraiment originaire de la commune. Il connaissait bien Roc’h Toul. La grotte, perdue dans le bois de Kerriou à quinze minutes de 4L environ du bourg, était un endroit de choix pour jouer les Robinson, et les gamins du pays y venaient à vélo le mercredi ou le samedi après-midi depuis des générations. Lagad en avait fait partie. La rivière en contrebas permettait aussi de se baigner, en été. Nous y trouvâmes Louise, en effet, prisonnière d’un puits naturel au fond de la grotte. « Ça va? -Super. -Qu’est-ce que tu fous là? -Disons que je me suis endormie sur mon café hier matin et que je me suis réveillée aujourd’hui, très tôt. On est mercredi, n’est-ce pas? -Oui… Louis ressortit les cordes de la voiture, et un harnais. Nous la sortîmes de son trou, et elle nous


expliqua… * ** *** ** *

C’est avec cette partie du carnet qu’elle avait commencé à comprendre : « Ah Ah, vieille panse! […] « Allan Kardec » ! […] Sous la pierre enfoncée, l’outre aux vents se dévore, triviale […] Pas de Hasard, assurément, pour celui-là qui est son maître.» Elle avait décidé de lire le carnet comme un journal, on se le rappelle. Partant des évènements qu’elle connaissait, elle s’était dit que ce bloc de texte, puisqu’il parlait d’Allan Kardec, faisait peut-être référence au jour où nous avions vu le gardien noir au Père Lachaise. La fin du bloc, affirmant qu’il n’y avait « pas de hasard » lui apparut alors comme un commentaire de la rencontre entre Jhikaël et la tombe du maître spirite. Et dire « il n’y a pas de hasard », en français, cela signifie qu’il y en a en fait un, même s’il fait sens. Autrement dit, que la rencontre de Jhikaël et de la tombe d’Allan Kardec était


fortuite. Si c’était par hasard qu’il s’était trouvé devant la tombe, que faisait-il donc au cimetière ce jour-là? Louise s’était dit que pour en trouver la raison, il suffirait peutêtre de remonter plus haut dans le carnet. Juste au-dessus du passage précédent, il y avait ce fragment : Ô impiété immonde […] du fils du grand bourgeois […] infâme lampadaire […] qui appelle à ses pieds l’aveugle pour lui dire […] qu’il est le seul soleil […] et lui promet la vue! […] Mais l'aveugle sait bien des deux qui brille le plus… On se souvient que le passage lui avait déjà posé problème. Elle le relut plusieurs fois. Le « fils du grand bourgeois » avait convoqué Jhikaël « à ses pieds ». Au Père Lachaise? Non, Jim était déjà entre les mains du gardien noir à ce moment-là… « des deux » … Elle avait alors compris. Tout. Soudainement. Pourquoi Jhikaël était au Père Lachaise, pourquoi personne n’était là chez Evans au moment où il aurait fallu le plus le surveiller. Elle avait surtout compris que les « deux » évoqués n’étaient pas le fils et l’aveugle, mais qu’il y avait deux fils… le « fils du grand bourgeois » n’était pas Jim, le « fils choisi » dont Jhikaël parlait plus haut, et qu’il avait déjà enlevé au moment où on l’avait convoqué au Père Lachaise… Deux fils… Il ne pouvait y avoir qu’une raison qui fasse que le « fils du grand bourgeois » ait convoqué


Jhikaël au moment précis où nous étions dans le cimetière : c’était qu’il soit l’un d’entre nous. Elle s’était aussi souvenue s’être fait la remarque, au Père Lachaise, que Léonard était revenu bien rapidement de la tombe de Wilde, située pourtant à l’autre bout du cimetière. Il y avait aussi que Léonard était, comme les druides, absent le jour où Evans nous avait raconté son histoire. Les croix de sang qui avaient détourné leur attention… Ça ressemblait trop au coup des flammes qui avaient jailli de la tombe la nuit où nous avions visité le moulin… C’était signé… C’était Léonard qui avait donné le champ libre à Evans pour nous aider à comprendre… Il avait pu entrer dans le temple souterrain pour faire ces croix de sang ; c’était lui encore qui nous en avait révélé les entrées la veille… Il les connaissait sans doute depuis longtemps… Il nous avait guidés, bien plus encore que je ne le pensais... « Ô impiété immonde […] du fils du grand bourgeois […] infâme lampadaire […] qui appelle à ses pieds l’aveugle pour lui dire […] qu’il est le seul soleil […] et lui promet la vue! […] Mais l'aveugle sait bien des deux qui brille le plus… » Telle était l’hypothèse. Léonard était « le fils du grand bourgeois » et il avait voulu prendre la place de


Jim, ou peut-être davantage éviter que Jim ne prenne la place qui lui était promise depuis longtemps. Aucun d’entre nous n’avait jamais rencontré ses parents, et nous les avions tous vaguement enfermés dans la tour d’ivoire d’un grand et luxueux appartement de la rue de Siam. Mais Jhikaël avait refusé l'échange. Et comme pour sauver Jim et protéger le Gorsedd à la fois, il fallait éviter l’intervention de la police, Léonard s’était servi de nous. Le jour où nous l’avions aperçu au cimetière, Jhikaël n’avait simplement pas pu résister à la tentation de déposer la photographie de « l’élu » sous la protection du maître spirite qu’il vénérait. Mais il était là, avant tout, parce que Léonard lui avait demandé de venir ; ce n’était que par hasard qu’il avait rencontré Allan Kardec, hasard qui lui avait sans doute semblé être un puissant appel magique à déposer l’icône sous sa protection. Louise avait tout compris peu après avoir quitté ma chambre. Comme il s’agissait d’accuser l’un d’entre nous et que tout cela ne reposait, ou presque, que sur sa lecture du carnet, elle avait tout de même voulu vérifier ses hypothèses en faisant parler Léonard. Mais Léonard l’avait senti venir… Il avait mis quelque chose dans son café… Elle avait perdu et s’était retrouvée à Roc’h Toul…


* ** *** ** * Jim s’était endormi comme une masse, en fin de matinée, sur le lit de Lagad et Caro. Vers dix-neuf heures, une sorte de zouk joué au toy-piano nous parvint depuis le premier étage. Nous montâmes quatre à quatre les escaliers. Jim avait recouvré ses esprits. - Eh, les gars, on devrait monter une secte qui mangerait du porc! s’écria-t-il. Je serai votre gourou! - Ça fait longtemps que c’est fait, ça, ma couille… Il nous raconta ensuite ce dont il se souvenait. Il gardait de toute cette semaine un souvenir très confus. Sur l'aire de repos qu'il avait découverte au milieu du bosquet où nous l'avions vu s'éloigner, il avait senti quelque chose entrer dans son mollet. Sans doute une fléchette hypodermique à panache rouge… Puis il se rappelait d’une petite pièce humide, en sous-sol. Il ne s’était pas vraiment rendu compte du temps qui avait passé. On l’avait bien nourri et bien drogué, assez pour qu’il ne puisse pas se lever de son lit. Il ne se souvenait pas avoir été dans le temple souterrain, ni de notre passage dans la cave du moulin. Pourtant, quelques instants plus tard, nous allions avoir la confirmation qu’il


avait bien été enfermé là-bas… Nous étions passés à quelques mètres de lui lorsque nous l’avions explorée. La grande caisse en sapin qui avait mobilisé notre attention à ce moment-là nous avait sans doute empêchés de remarquer la porte de la pièce où il était enfermé. Sans compter que nous nous éclairions au briquet… Quelques instants plus tard, car Léonard avait laissé (dans l’enveloppe que nous avions trouvée sur son lit) une longue lettre pour moi. Je la lus. K., mon grand, La vie n'est qu'un vain divertissement pour la masse nombreuse des imbéciles, d'un ennui assommant pour les quelques autres qui restent. Cet ennui n'est néanmoins pas toujours stérile ; ceux qu'il accable sont en état de connaître la vraie beauté, tandis que les premiers perdent leur temps et leur énergie à courir après la tâche perpétuellement stupide de construire leur bonheur. J'ai pour ma part très longtemps et très bien connu l'ennui. Contrairement à ce qu'aurait pu laisser présumer sa charge de procureur au tribunal de grande instance de Brest, en effet, mon père était un taiseux qui ne m'a quasiment pas adressé la parole jusqu'à mes quatorze ans ; aussi ai-je passé les quatorze premières années de ma vie dans une solitude assez complète, enfermé dans ma chambre. Lire était à peu près ma seule occupation. Nous venions au moulin tous les week-ends, mais cela ne changeait pas grand chose à mon quotidien ; j'emportais mes livres avec moi. Cet ennui et ces lectures


m'avaient donné une certaine avance, je crois, sur les autres enfants de mon âge, du moins quant à ce qui importe vraiment ; aussi avais-je tendance à les mépriser et à éviter leur contact. Celui des filles en particulier, qui me semblaient passer beaucoup de temps à fuir ce que je commençais déjà à comprendre de la beauté grâce aux poètes que je lisais. Les adultes disaient qu'elles étaient plus matures que les garçons. Je crois que les enfants, qui s'intéressent peu aux filles jusqu'à la puberté, sont d'une admirable bien qu'inconsciente sagacité sur ce point précis. La beauté est l'apanage de la jeunesse, et la seule chose qui compte ; toi et moi, qui avons lu ce cher Melmoth, le savons. Bien. À partir de mes quatorze ans, beaucoup de choses ont changé. C'est d'abord à cette époque que j'ai rencontré Jim, au bagad, et compris ce qu'était vraiment la musique. Moins grâce au bagad, bien sûr, qu'à Jim. Grâce, plus précisément, à quelque chose en lui qui m'a immédiatement plu et irrésistiblement attiré, malgré la démesure de sa part d'insignifiance adolescente, qui semblait déjà devoir chez lui durer plus longtemps que chez les autres. Au passage, c'est sans doute à Jim et non à toi que je dois une lettre : comme Louise vous l'aura sans doute expliqué, il est mon frère. Je ne trouve pourtant rien d'important à lui dire ici que je ne lui aie déjà fait comprendre autrement. L'histoire de notre fraternité biologique est d'une trivialité confinant au vulgaire. La mère de Jim a abandonné notre père commun avant même sa naissance, fatiguée de délires celtolâtres qui prenaient dans sa vie une place bien plus sérieuse qu'elle ne l'avait cru au départ. Elle a voulu en protéger Jim, j'imagine... Quant à ma propre mère, elle est morte aux environs de mes trois ans, d'une méningite qu'il a un peu trop longtemps voulu soigner lui-même, selon des


principes qu'il tirait de lectures aussi risibles qu'ésotériques. Je n'en ai aucun souvenir. Non, c'est à toi que j'écris parce que toi seul, à mon avis (mais l'on se trompe si nécessairement lorsqu'il s'agit de juger ce que sont les autres), seras ici capable de comprendre ce qui importe, et qui est affaire de beauté. C'est d'ailleurs sans doute pourquoi, du moins en partie, j'ai toujours un peu rêvé, depuis que nous nous connaissons, d'outrepasser certaines distances difficilement franchissables, quoiqu'en dise le libéralisme forcé des gens biens de ce temps, d'homme à homme. Je n'ai jamais trouvé le courage ni le temps d'oser rien provoquer et il est maintenant trop tard, mais je te souhaite de trouver un jour quelqu'un qui comprenne à nouveau cela en toi. Je reviens à l'année de mes quatorze ans et à ce qui m'attirait chez Jim. Cela n'avait rien à voir avec le mystère trop romanesque d'un lien fraternel qui aurait touché mon inconscient, même si, je devais bientôt le découvrir, ce lien existait. C'était plus simplement que, pour la première fois de ma vie, je rencontrais quelqu'un qui produisait de la beauté. Jim et moi nous sommes toujours, immédiatement, bien entendus lorsque nous jouions ensemble, et ce dialogue-là valait mille fois toutes les fraternités biologiques. Ce qui me fascinait le plus, c'était la manière dont Jim semblait n'y rien comprendre, ni même en avoir vraiment conscience. Il avait déjà en lui cet idiotisme étonnant, si propre aux musiciens, et qu'envient les philosophes... Je suis certain que tu vois de quoi je parle. La musique, il la vivait, et c'était tout. Si, pour le reste, il partageait avec les autres garçons les préoccupations les plus stériles et stupides de la puberté, il avait en musique une sorte d'intelligence secrète avec la pure jeunesse que l'on ne trouve


que dans les grands chefs d'oeuvre de l'art. Le sens de la véritable éternité, qui dure peu, ou pas. Le jour où mon père, qui n'avait qu'une vague idée de ce que Jim et sa mère avaient pu devenir, a découvert notre rencontre et notre amitié inattendues, il a pris la chose pour un signe du destin et décidé que j'étais mûr pour une grande explication. La même explication, a-t-il commencé par me dire, qu'il avait eue avec son père aux alentours de ses seize ans. L'histoire qu'il m'a racontée commence à la découverte, vers 1850, par Allan Kardec, d'un ancien temple druidique à Plounévez. Le site, presque abandonné et qui menaçait de s'écrouler, n'était connu que de deux hommes avant Kardec, qui l'avaient contacté afin qu'il refonde le Gorsedd. Mon père appelait ces deux-là les deux gardiens. Il m'a expliqué ensuite que les descendants des premiers membres du Gorsedd continuaient aujourd'hui à se réunir, et que lui et moi, en ligne droite, avions l'honneur de descendre de Kardec lui-même. Les descendants des deux gardiens étaient eux aussi toujours là, occupant la fonction de leurs pères. L'un habitait au bourg ; c'était le gardien blanc. L'autre, que l'on appelait le gardien noir, vivait reclus avec un dogue pour seule compagnie dans la salle souterraine où le Gorsedd se réunissait. Mon père a ensuite mis entre mes mains les livres de Kardec, et d'un certain nombre d'autres auteurs qui devaient me servir à comprendre l'importance de ma tâche future. J'avais toujours eu l'impression d'être un poids inutile, voire gênant, pour mon père. Il ne m'emmenait jamais nulle part et nous ne faisions jamais rien ensemble ; il m'adressait à peine la parole. Même le week-end, il ne m'emmenait pas avec lui


lorsqu'il allait "se promener". Il me laissait généralement seul au moulin ; y compris la nuit, qu'il passait régulièrement dehors à "jouer à la belote" chez le voisin. Je venais maintenant de comprendre la vraie raison de ces sorties solitaires, et que cela n'avait peut-être rien à voir avec un manque d'affection. Je te laisse imaginer ma réaction. Pour la première fois, il s'intéressait un peu à ma présence. Pour la première fois, il m'ouvrait les portes de son monde et me parlait comme à un adulte. Il faisait même de moi son successeur. Ce qui restait en moi d'enfance et de naïveté a vite cédé à ces fantasmes. Je m'en suis remis, depuis... Et ce n'est en fait qu'une semaine plus tard qu'est survenu le véritable évènement qui a bouleversé ma vie. Mon entrée dans le temple souterrain. Je devais ce jour-là rencontrer mes futurs coreligionnaires, ce qui était déjà en soi assez excitant. Le décor dans lequel s'est déroulé la cérémonie m'a pourtant vite fait oublier tout le reste. Esthète, je l'étais déjà. Devant le sublime des fresques sculptées des galeries et du porche, j'ai immédiatement compris que j'étais là face à quelque chose qui dépassait de loin tout ce que j'avais, et tout ce que je pourrais jamais rencontrer. Toi aussi tu l'as perçu, ce sublime, et toi aussi il t'a intrigué, j'en suis certain. Ces éléments d'architecture fascinants ont, depuis, complètement orienté ma formation intellectuelle. Si je me suis égaré quelques temps à l'université, puis aux Beaux-Arts, ce n'était que pour essayer de les comprendre. J'ai d'ailleurs longtemps méprisé tout ce qui ne m'apportait pas de réponse quant à leur secret. En fait, jusqu'à cette semaine, rien ne m'en a jamais apporté. Leur étude disons... philologique ne m'a toujours mené qu'à des conclusions monstrueuses. J'y ai trouvé, ou cru y trouver, des influences allant de l’art celte à celui des textiles Paracas du Pérou, en passant par le rupestre


paléochrétien d’Asie mineure et les Batak du sud de Sumatra… C'était ridicule, et j'ai donc fini par abandonner les recherches. La seule chose qui m'ait vite semblé certaine, c'était qu'ils n'avaient, contrairement à ce que mon père croyait, rien de "druidique". En grandissant, j'ai aussi peu à peu compris que ce qui éveillait mon intérêt pour eux était quelque chose de plus viscéral et profond, de fondamental même (comme la musique de Jim bien plus que ce que m'avait fait lire mon père), bien que -et je dois maintenant te décevoir- je ne le comprenne toujours pas vraiment. Mais j'espère beaucoup de mon avenir proche, depuis cette nuit... Je dois maintenant t'expliquer certaines choses un peu plus en détails. J'ai dit que les bas-reliefs n'avaient rien de druidique. Il n'y a en effet probablement jamais eu d'activité "druidique" dans le temple avant l'arrivée de Kardec. Je l'ai compris le jour où je suis tombé sur la légende de Saint Pol Aurélien ; les deux "gardiens" qui ont fait appel à lui n'avaient rien à voir avec cette tradition-là, si du moins on peut parler de tradition... Les druideries n'étaient venues que s'ajouter à une superstition plus ancienne. J’ai trouvé dans les archives de la commune des traces du déménagement du cimetière, de l'enclos paroissial vers son emplacement actuel, en 1850, aux frais privés de notables très étrangers à la commune. C'est qu'en ce siècle tristement positiviste, quelques citadins et bedonnants Ubus, enduits d’ennui comme la Belgique, s’étaient mis en quête de racines et de spiritualité, et avaient trouvés dans le recul de nos campagnes de quoi satisfaire leurs fantasmes. Un certain Allan Kardec en particulier les ralliait. Voyant son nom parmi ceux des mécènes du nouveau cimetière, j’ai compris que les deux gardiens de l’époque avaient sans doute eu l’idée, pour sauver la salle souterraine qui se fissurait, de faire appel à cette


mane de riches ahuris ; ayant lu leurs ouvrages délirants sur l’ancienne civilisation celte, qui se publiaient à une cadence diarrhéique, ils avaient sans doute eu l’idée de leur faire croire que le gardien noir était un descendant de druide. Kardec, contacté par le gardien blanc, extrêmement impressionné par le temple souterrain, avait promis que ses adeptes sauveraient la structure et le secret. Ce qu'ils ont fait. Cette découverte que j'avais faite ne résolvait pour autant rien quant au mystère esthétique des bas-reliefs du temple ; ils ne correspondaient en effet ni à l'architecture religieuse de l'époque de Saint Pol Aurélien, ni à celle du XVème siècle, date à laquelle on trouve les premières traces de son histoire et de celle de Jaoua... L'explication la plus plausible que je trouvais à la présence des deux gardiens était donc qu'eux-mêmes s'étaient intégrés à autre chose leur préexistant, et qu'un jour deux fous connaissant la légende avaient dû découvrir le temple par hasard et décidé de la rejouer, pour une raison inconnue. Peut-être deux charlatans qui voulaient s'attirer des fidèles et qui avaient échoué? Tout cela avait pu commencer n'importe quand entre la fin du XVème siècle et l'arrivée de Kardec. Ce délire avait ensuite continué sur plusieurs générations et les gardiens avaient fini par se prendre très au sérieux, jusqu'à penser qu'ils étaient effectivement les gardiens de la légende. Pour Jhickaël en effet, certaines choses étaient aussi indiscutables que peuvent l’être pour un physicien la masse de la matière et pour un médecin la présence cachée d'organes dans un corps humain : qu’il avait un chien noir à garder qui celait un puissant dragon. Que c'était une grande et belle responsabilité. Que la magie du gardien blanc, à l’extérieur, l’empêcherait à tout jamais de sortir du temple, mais que lui-même avait le pouvoir d’empêcher qui il voulait d’y


entrer… Et le gardien blanc y croyait tout autant, sans doute. S’il y a un détail génial dans l'histoire du dragon d'Aurélien et de Jaoua, c’est bien celui-là : l'ingéniosité de Saint Benoît, qui envoya à Aurélien deux gardiens. Ce que l'inventeur de la légende avait compris, c’est qu’il suffit de deux fous qui tombent d’accord pour que leur monde existe ; qu’effectivement aucun gardien noir ne parviendrait à sortir ni aucun gardien blanc à entrer, que la barrière magique existerait absolument, tout comme le dragon, tant qu’ils seraient deux à croire qu’elle existe et n'oseraient pas la franchir. L’entrée de Kardec et de ses disciples dans le temple n'a rien remis en question ; les gardiens de l’époque ont cru que le gardien noir avait pu lever la barrière pour eux, comme ils avaient cru qu’elle existait… Il suffisait d'être deux à y croire pour que la magie opère… Cela n'a rien de surprenant ni de nouveau. Ce que nous appelons les religions ne sont que des cas étendus de ce type d'auto-conviction spectaculaire, amplifiés par le passage du temps et la succession des générations. Les gardiens blancs prenaient leur héritier parmi leurs fils ou neveux. Pour les gardiens noirs, qui ne pouvaient pas sortir du temple, c'était un peu -mais pas beaucoup- plus complexe. Jusqu'à Jhickaël, le gardien blanc leur fournissait tout simplement des nourrissons recueillis à l'assistance publique. Cette coutume barbare devait cependant finir avec notre époque. Dans l'esprit de mon père, il était bien clair que Jhickaël serait le dernier fou de son espèce. Car c'était bien comme ça que l'on voyait surtout Jhickaël, parmi les druides : un vieux fou. Un monstre honteux plutôt qu'un vieux sage. La rémanence absurde d'un monde ancien et barbare. Longtemps, les seuls contacts qu'il ait eus


avec l'extérieur ont été les rares membres du Gorsedd qui osaient l'approcher, et ses livres. Il vivait dans une sorte de cellule creusée dans la salle souterraine et mon père le ravitaillait à sa demande, en nourriture et en littérature. Je suppose qu’autrefois, avant l'arrivée du Gorsedd, c’était le gardien blanc qui s'en chargeait. On le ravitaillait en alcool, aussi. Bien que je ne l'aie jamais vu saoul -à moins de considérer que ce ne fût là l'origine des excès de sa démence-, il buvait énormément ; plus qu'Evans encore, à mon avis. Le vieux fou était un fou impressionnant, tout de même. Même si le fait qu'il appelle son gros chien un dragon en faisait rire certains, on n’osait jamais se moquer de lui que dans son dos. Il allait tellement loin dans ses illuminations… Il fascinait finalement les druides comme Saint Antoine a fasciné les grands maîtres, c'est-à-dire moins par la résistance anachorétique que par le luxe de la vision fantastique, de sa terrible profondeur, et le grouillement noir, sublime et incertain des dix mille figures baroques du démon. Il est dans la nature de l'homme de croire moins en ce qui est qu'en ce dont il a besoin pour être, lui, et la réclusion monstrueuse du gardien noir n'avait de sens que si la légende avec laquelle il avait été élevé était absolument vraie. Son imagination y était donc toute entière dévouée. La Bête enfermée, potentielle, infinie, lui apparaissait en rêve sous les formes les plus jubilatoires et fécondes, et il s'en croyait le maître. Son orgueil s'en gonflait grandiosement et cela le rendait aussi superbe que dément. On craignait ses crises, fréquentes, excessives, violentes... Régulièrement, il réclamait dans des accès d’abois lucifériens qu’on lui amène un enfant pour lui succéder... Même si on lui avait bien fait comprendre que le monde avait changé à l’extérieur, qu’il y avait une civilisation, et que de nos jours,


acheter des petits orphelins, ça ne se faisait plus du tout, cela impressionnait toujours… ça donnait même de l’importance au reste, d'une certaine manière. On l’avait déclaré barde, « Poète », grade important dans le druidisme ; même si, parce qu’il refusait de le faire, notre père et le notaire devaient écrire eux-même les textes des cérémonies… Même si, depuis longtemps, l’argent des bourgeois fondateurs avait établi une autre hiérarchie. Notre père était, comme ses pères, le plus riche, donc le chef. Un flamboyant moustachu a écrit un jour que « sans musique, la vie serait une erreur. » On peut imaginer pire que de vivre sans musique. Être obligé de vivre avec de la musique de bagad, par exemple. Et devoir encore supporter pendant des heures des églogues juvéniles à rimes plates, traduites en gaëlique approximatif. Être comme le Christ au désert et avoir, en lieu et place du transcendant pugilat quotidien contre Satan et ses démons, la visite de Panoramix muni de ses serpettes et de son gui, et accompagné d’Elisabeth Teissier, notaire de son état, venue causer astrologie et parasciences. Les cérémonies n’avaient vraiment aucun sens. Les druides n’étaient qu’une bande de vieux guidés par la force de l'habitude. Ils venaient là comme d’autres vont au bistrot. Parce que c'était l'heure. Ils n’aimaient que le sentiment de pouvoir temporel de la société secrète, et l’idée de la pureté de la race que leurs arrière-grandspères s'étaient achetée. L’un découlant facilement de l’autre… aucun des deux n'ayant un soupçon de vérité. Voilà l’enfer intellectuel dans lequel était engagé Jhikaël. Depuis quelques mois, je crois qu’il commençait à comprendre qu'on ne lui fournirait jamais de successeur. Qu’il était le dernier. Et cela commençait à le travailler. Il aboyait de


moins en moins. Il se renfermait. En fait, je le comprends maintenant, il avait décidé de se débarrasser des glandus folkloriques. Du gui, des faucilles et des triskèles. Et dans son esprit tordu, il avait inventé une solution : libérer le dragon en lui fournissant un corps. Un corps qui ne soit pas celui d’un animal. Il fallait que le dragon choisisse lui-même ce corps, et aille le chercher dans le monde. Il fallait sortir du temple. Mais voilà. Jhikaël croyait fermement que le pouvoir du gardien blanc l’empêchait de sortir du temple souterrain. Il n’y avait donc qu’une solution. Il a attendu sa mort naturelle et essayé de sortir du temple avant que son successeur, le neveu, n'arrive. Bien entendu, ça a marché… Ça a eu lieu un soir, il y a trois mois, le soir même de l’enterrement de Pierre Le Guen, après une cérémonie extraordinaire organisée tout exprès. Il suait d’angoisse, au moment de franchir le seuil… Un émouvant succès... C’était rassurant pour tout le monde de le voir sortir de là. Il allait peut-être devenir un peu plus normal, un peu moins jeté messie. Malheureusement, une des premières choses qu’il ait faites après être sorti a été de suicider le successeur du gardien blanc. Cela faisait maintenant quatre générations que les néodruides étaient entrés dans l’histoire et qu’il n’y avait plus aucun contact entre les deux gardiens. L’autre n’était plus qu’un ennemi du dragon, pour lui. Plus du tout un associé. Il a réussi à lui faire absorber une dose assez conséquente de Lexomil… La suite, vous la connaissez… Le bain de sang… Je pensais que cela jetterait un froid dans l’enthousiasme du Gorsedd. Qu’on allait l'envoyer en hôpital psychiatrique, purement et simplement, le vieux fou. Au contraire, encore une fois. Les druides, et mon père le premier, ont tacitement décidé de croire à la thèse du suicide. Ils ont eu peur. Aucun n’a jamais fait le premier pas. Et Jhickaël n’en a que renforcé son


ascendant sur eux. Une fois sorti, il s’est installé au moulin. Il y avait de la place : le corps du moulin était trop cher à chauffer pour mon père et moi, et nous n’utilisions plus depuis longtemps que la longère. Jhickaël s’est alors mis à emmener tous les soirs le chien dans l’endroit le plus passant du coin, pour que le dragon choisisse le corps dans lequel il voudrait s’incarner. À TyGuern… Pourquoi le chien a-t-il sauté sur Jim, chez Evans? Les chiens sont-ils si forts au jeu de deviner ce qui fera plaisir à leur maître? Le fils rejeté par la lignée de Kardec choisi comme support d'incarnation du dragon, quelle plus belle vengeance sur la vulgarité insupportable des néodruides… Jhikaël n’a pas résisté longtemps à y croire… Je l’ai bien vu en tentant de le convaincre au Père Lachaise. Je lui ai parlé de Saint Pol. Je lui ai dit que je savais, et je lui ai expliqué que je m’intéressais plus à cette légende-là qu’aux druideries, que pour ça il fallait me laisser prendre la place de mon père. Mais il ne croyait qu’en Jim ; en son orgueil surtout. Il ne m’a pas écouté. Et il est allé narguer Allan Kardec jusque sur sa tombe. Être au Père Lachaise à ce moment-là était trop beau… Je ne pouvais pas laisser Jim entre ses mains. Il aurait été capable de l'égorger comme un mouton en voyant que son tour de magie ne fonctionnait pas… J’ai donc hésité un moment à tout expliquer au commissaire du XIème… Ce qui aurait été plus raisonnable, je te l’accorde. Le problème, c’est que quelque chose, très profondément en moi, me disait aussi que ce n’était pas ainsi que l’histoire devait se terminer. J'avais dévoué ma vie entière au temple et à son mystère. Son secret m'appartenait. Je ne pouvais pas accepter l'idée qu'il fût rendu public. Je ne voulais pas surtout le voir tomber aux mains


d'universitaires qui m'en auraient écarté ; viol d'une vulgarité insupportable, d'autant plus que je commençais à être convaincu que le mystère du temple n'était pas d'ordre archéologique. Il me semblait même que, soumis à l'analyse archéologique, son véritable secret risquait de disparaître... Non, il m'était définitivement réservé. Je devais donc à la fois réussir à libérer Jim avec votre aide sans que les flics ne tombent sur le temple, et me débrouiller pour convaincre Jhikaël que la voie qu'il suivait n'était pas la bonne. En ce qui concerne mon premier objectif, je pense que Louise vous aura déjà expliqué tout ce que vous ignoriez. En ce qui concerne le second… C’est Evans, Lagad et K. qui m’ont gentiment ouvert la voie en posant les premiers leurs pieds dans le petit plat de l’harmonie magique des certitudes de Jhikaël. D’abord Evans, en faisant tourner la cérémonie sacrée à la baston de dancing Rockabilly. Plus grave, Lagad et K. en lui montrant dans la foulée qu’aucune « magie » ne protégeait l’entrée du temple d’une incursion étrangère. Superstition qui était pourtant tout le sens de sa vie… Si la barrière magique ne fonctionnait plus… C’était peut-être qu’il était allé trop loin en supprimant le gardien blanc... Il avait dérangé l’ordre des choses, forcé la main au destin… Peut-être qu’il n’avait plus autant de pouvoir sans l’autre gardien... C’était le cas, en effet, mais pour la raison que j’ai dite. Il n’y avait jamais rien eu de « magique » dans cette histoire, que le fait qu'ils soient deux à y croire… Ce premier pas dans la remise en cause de certaines certitudes me semblait l’avoir déjà pas mal déstabilisé. J'ai eu l'idée de continuer à l’enfoncer dans son délire. De lui montrer que Dieu était en grand courroux, et que son gros doigt vindicateur était pointé contre lui. Fabriquer des signes…


Depuis longtemps déjà, j’avais percé le secret de la mécanique de l’entrée par le cimetière. Un peu de réflexion, comme je me suis amusé à le rejouer devant vous hier soir, suffisait. C'est ainsi que vendredi matin, de grandes croix de sang sont mystérieusement apparues sur les murs de la salle souterraine, et qu'une des nappes qui couvraient les catafalques, tachée de la même manière, s'est mystérieusement retrouvée accrochée dans les branches du saule pleureur à l'arrière du moulin. Jhickaël a aussitôt, comme je l'avais espéré, reconnu la nappe, visité la salle souterraine, paniqué, et fait convoquer tout le monde au moulin. Tu dois t'en souvenir, j'étais censé déjeuner chez mes parents, ce jour-là... Il n'a pas très bien su quoi nous dire cependant, lorsque nous avons tous été réunis là-bas. Devant l'incrédulité générale des druides, il n'a pu que leur montrer la nappe tachée du catafalque et leur répéter, sans autre explication, qu'ils ne comprenaient rien et ne comprendraient jamais rien à l'importance de ce qui se passait sous leurs yeux. J'étais content de mon petit effet. Cet agacement visible et paniqué de Jhickaël était pour moi un signe que je commençais à réussir à mener son esprit vers là où je voulais qu'il aille. Que pour lui, qui avait presque toujours vécu au Moyen-Âge exactement, une explication surnaturelle était plus que plausible et que, même s'il avait brandi la nappe tachée de sang plutôt comme une preuve de sa propre supériorité sur le reste du groupe, il commençait à craindre la colère du Dieu du dehors, celui dont la croix était le signe. Les druides, eux, n'y ont pas compris grand chose. Comme il était le seul à avoir la clé du labyrinthe


et à connaître le système d'ouverture de la tombe, ils l'ont un peu soupçonné d'avoir lui-même monté tout ça. Un nouveau délire du vieux fou... J'en ai moi-même un peu alimenté la rumeur... Jhickaël a fini par s'énerver et renvoyer tout le monde chez soi. Tout ceci a par ailleurs servi à créer une diversion qui éloignât de vous les deux frères des Hirondelles, censés surveiller Evans ce jour-là. Evans… C’est lui finalement qui décidé de tout, en me donnant sa confiance. C’était loin d’être gagné jeudi matin, quand je lui ai fait les sutures tout en lui expliquant que je me débrouillerais pour qu’il puisse vous parler sans surveillance. Il m’a répondu qu’il ne le ferait pas. Il ne voulait pas trahir le Gorsedd. Il avait peur de Jhikaël surtout et le raide coup qu’il avait pris l’avait bien refroidi. Je lui ai promis qu’on sortirait Jim de là. Je lui ai dit que j’avais mon idée. Qu’il faudrait vous expliquer tout ce qu'il savait à l'exception de mon appartenance au Gorsedd. C’est ce qu’il a fait, finalement… Il a, comme vous, cru en moi et en mon petit talent dans le domaine de la planification, jusqu’au bout. Dimanche soir, souviens-toi, Jean Skouarn a appelé le notaire parce que la tombe qui dissimulait l’entrée par le cimetière s’est mise à jeter des flammes et à saigner… Cela devait encore permettre une diversion qui vous fasse trouver Jim chez Jhikaël, mais vous n’avez fait que ramener le fameux carnet… Jim était pourtant bien enfermé dans le corps principal du moulin, et je ne comprends toujours pas comment vous avez pu passer à côté de la pièce où il était, malgré mes instructions… Je ne pouvais hélas pas me permettre d’être plus précis… C’était une petite pièce dans la cave, à gauche de


l’escalier qui y descend. Notre père y était allé le voir plusieurs fois, et j’avais réussi à lui soutirer cette information-là… Je reviens à la tombe qui saignait, et grâce à laquelle j'espérais déstabiliser encore davantage le gardien noir. J'étais resté caché dans le cimetière pour observer sa réaction. Cette fois, la réaction n'a pas été celle que j'attendais. Tandis que le notaire paniquait, lui, complètement, Jhickaël m'a semblé avoir repris de l'aplomb. Davantage en colère qu'effrayé, bizarrement. Les sourcils froncés et la mâchoire serrée. Je ne comprenais pas trop ce qui se passait en lui. Était-ce simplement la panique du notaire qui l'agaçait? Non, sa colère semblait plus profonde et réfléchie. Elle ne se rajoutait pas à la panique. Il n'avait plus peur. Il semblait même n'avoir jamais eu peur. J'ai eu l'impression aussi nette que désagréable qu'il avait décidé de défier le Tout-Puissant du dehors. Qu'il ne croyait plus qu'en son dragon, et qu'il ne céderait pas devant Lui. Que je ne maîtrisais plus rien. Lorsque vous êtes revenus sans Jim, la soirée a donc marqué un double échec pour moi. Puis il y a eu la traduction du carnet. qui fut sans doute la seconde plus grande révolution de ma vie. Merci, Lou... Tout s'est soudain relié. Le carnet et les sculptures du temple. Le mélange des langues et le mélange des styles. La surprise poétique de la traduction et la surprise esthétique de mes quatorze ans. Je ne comprends toujours pas comment j'avais pu ne pas comprendre plus tôt. Des générations de gardiens noirs avaien passé leurs vies entières dans une solitude absolue. C'était tout simplement eux les créateurs de l'oeuvre sublime qui me fascinait depuis toujours. Elle avait été leur seule et unique occupation depuis des décennies, quelques siècles même, peut-être... La culture disparate que leur avait apportée


les livres qu'on arrivait à leur apporter du dehors au petit bonheur, avait fondé leur style. Ou plutôt leur non-style. Mais il y avait plus que le style. Un mystère restait encore, et dont Jhickaël seul détenait le secret. Le secret de la puissance qui nous a fait traduire le carnet de cette façon et de ce qui m'a poussé à consacrer ma vie aux sculptures du temple. La Beauté. Il n'y a de véritable mystique que dans l'art, je le sais depuis longtemps ; c'est même une des premières choses que ce vieux Melmoth m'ait apprises. Je comprenais mieux, maintenant, la réaction de Jhickaël ces derniers jours. Pourquoi la colère plutôt que la panique. Toute sa mystique se basait sur cette pratique artistique. Cette puissance mystérieuse et dont il détenait le secret était la seule qu'il reconnût vraiment. Il n'avait donc pas peur du Dieu du dehors, dont il connaissait trop peu les oeuvres. Notre père m’avait chargé de vous surveiller. Pour être sûr que ce soit moi qui vous guide et que personne ne soit suivi par vous hier soir, je l’avais prévenu que vous aviez des soupçons à propos de certains d’entre les druides et comptiez les suivre ce soir-là. Il leur a demandé de ne pas bouger de chez eux, exceptionnellement. Voilà pourquoi les deux frères des Hirondelles étaient « privés de cérémonie » ce soir-là. Pourquoi aucun d'entre vous n'a vu aucun de ceux que nous avions décidé de surveiller bouger de chez lui. Je n'ai pas même eu besoin de lui parler du notaire. Il avait lui-même refusé d'assister à la cérémonie, trop impressionné du tour que les choses prenaient depuis l'épisode au cimetière. Je n'ai bien entendu jamais eu la police à l'autre bout du fil, au téléphone. En détruisant le temple, je m'assurais que


Jhickaël perde tout et qu'il reste seul avec son chien et son savoir. Il ne pouvait plus que me le transmettre, ou disparaître avec lui. Je sais depuis hier soir, depuis que vous m’avez raconté sans rien y comprendre ce que Jhickaël vous avait dit, quelle est l'option qu'il a choisie. Parce qu'il n'y a de vérité que dans l'art, Léo. Léonard était véritablement le frère de Jim… Louise avait pourtant mal interprété le carnet, ici ou là. Elle n’avait pas compris que Jhikaël avait déposé la photo de Jim sur la tombe non pas d’un maître qu’il vénérait, mais d’un homme qu’il voulait narguer. Elle n’avait par ailleurs vu dans l’expression « fils choisi »que l’idée qu’il serait le prophète attendu, comme le christ est Fils, et non celle, par opposition à l'autre « fils », qu’il était celui d'entre les deux qui avait été choisi par le chien. Ou son maître… Y avait-il encore moyen, dans cet embrouillamini, de parler de « vrai visage » du mot? Je cherchais quelle leçon en tirer sur la Poésie… À propos de Louise, je me sentais vraiment mal à l'aise. Elle n’était pas partie pour me fuir. Elle s’était simplement plus et plus vite intéressée à ce qui se passait autour de nous deux. La vérité, c’était qu’elle avait pris des risques pour Jim, qu’elle ne connaissait même pas. Et


il lui restait encore à découvrir le message injurieux que je lui avais laissé sur son répondeur... Je me sentais con, et faible. Tellement humilié que je n’osai pas la retenir lorsque, cette fois-ci, elle repartit vraiment pour Paris. Je lui dis à peine au revoir. Et je n’osai pas non plus, plus tard, la recontacter. Deux semaines plus tard, on retrouva Léonard étranglé, à moitié enfoncé dans la vase du Yeun Elez. À ses côtés, gisait un chien noir. * ** *** ** * Environ deux ans après les évènements relatés ici, Lagad et Caro publièrent leur décision de se marier. Je reçus le faire-part en colis polystyrène, imprimé en bleu alimentaire sur tranche de jambon sec. Une idée de Jim… L'enquête de police n'avait pas donné grand chose. Ils avaient trop de mal à croire à notre histoire. Lorsque l'enquête avait commencé, Brithem, Jhickaël et le temple avaient déjà disparu. Les traces de l'existence du temple se résumaient à un affaissement de terrain dans le


cimetière et à des éboulis au fond d'une grotte en arrière du moulin. Jhickaël et Léonard s'en étaient vraisemblablement occupé avant de partir. Le Gorsedd non plus n'existait plus. Nous avions su par la vieille Marie qu'il avait été dissous avant même la mort de Léonard. Sans Brithem, Jhickaël, ni le temple, il n'avait en effet plus aucun sens... Jim n'avait, lui, pas déposé de plainte. Que tout se finisse ainsi lui avait semblé préférable. De nombreux membres du Gorsedd, comme les frères des Hirondelles, ne s'étaient laissés entraîner que par l'habitude et la bêtise. Jim avait pensé qu'attirer des ennuis à ceux-là n'aurait aucun intérêt. La vie avait donc repris son cours normal à Plounévez, comme si tout le monde avait tout oublié. Jim, Louis et les deux frères avaient même fait du cidre ensemble, depuis. Lorsque le faire-part de Lagad et Caro arriva, un samedi matin, après une nuit mouvementée où quatre ou cinq personnes étaient restées dormir chez moi, nous étions en train de boire du Muscadet tout en préparant un poulet-frites, célèbrissime autant qu’efficacissime médication contre la déshydratation alcoolique. L’un d’entre nous ne put s’empêcher de remarquer à quel point le mariage revenait à la mode, et de dire qu’il ne


comprenait pas pourquoi les gens en éprouvaient le besoin. Si on s’aimait, on pouvait rester ensemble sans ça. C’était se forger une prison inutile et obsolète. D’autant plus que le PACS permettait aujourd’hui d’avoir les avantages sociaux du mariage sans ses inconvénients... Moi, le mariage, j’étais plutôt pour. Je trouvais ça super émouvant, et d’un, en mon cœur de jeune fille, et de deux j’y voyais l’occasion d’une fête du feu de Dieu. Je rêvais d’un mariage à l’ancienne, une de ces fêtes qui réunissent des centaines, voire des milliers de personnes avec les moyens du bord, tranchées parallèles dans un champ au milieu desquelles on pose une planche pour toute table, un kil de rouge tous les deux mètres, et un plat de kermesse pas cher, bouilli en gros. Kig-ha-farz. Et de la musique, que de la musique, partout, toute la nuit… Et je racontai que mes grands-parents s’étaient mariés comme ça, par un de ces jours de Mai où plusieurs autres couples s’étaient mariés à la fois, dans une fête gigantesque regroupant toute la commune. C’était comme ça que je voyais le mariage : comme Noël, comme Carnaval, la fête à tout le monde… Avec de la musique, beaucoup de musique.

* **


*** ** *

Le jour du mariage, de la musique en effet, il y en eut. Énormément. Le groupe de Rock et de Gavotte dont Louis et Jim avaient eu l’idée, nous avions fini par le monter, quelques semaines auparavant, et nous jouâmes ce soir-là le troisième concert d’une série qui nous valut un certain succès local. J’ouvre ici une parenthèse. Pour parler une dernière fois du style de vie bien particulier de Jim et des autres, il me semble intéressant de raconter l’ascension de ce groupe-là. Ils s’étaient dit que pour une première apparition, on pourrait s’inscrire au Kan ar Bobl. Je fus assez surpris étant donné l’image de sérieux que j’avais de la grande institution, assez peu en rapport avec ce que nous comptions faire. Quoi qu’il en soit, nous passâmes donc un mois chez Lagad à répéter le matin et l’après-midi, et à manger les bonnes choses que nous pouvions ramener des boucheries du coin. Musique toute la journée, Vin blanc à midi, bière le soir chez Evans : ce mois fut de ma vie un de ceux dévolus au bonheur du simple essentiel.


L’idée de départ était bonne. Enfin, drôle au moins. Ce fut cependant surtout à moi de trouver des arrangements rock à l’orgue pour aller avec leurs airs de gavotte… ce qui ne fut pas toujours facile. Ceci dit, et sans doute en grande partie grâce à mes prières répétées à Saint Manzarec, j’y parvins plus ou moins bien et même si, au niveau technique, c’était franchement approximatif, nous réussîmes au bout d’un mois à obtenir quelque chose de présentable qui relevât, conformément à notre non-cahier des charges, à la fois des Doors et de Manu Kerjean, de la country et du terroir Fisel, et puis aussi un peu du Tyrol et de la biguine. La veille du concours, nous nous accordâmes une soirée de repos pour aller écouter une fanfare néoroumaine -à laquelle Louis appartenait irrégulièrementjouer dans une salle omnisports au profit de l’association de foot locale. Je passai une bonne partie de la soirée à discuter avec un cousin que je n’avais pas vu depuis longtemps et que j’avais retrouvé par hasard dans la foule. En revenant au bar, que les autres n’avaient pas quitté, je découvris Jim entouré de quatre jolies filles qui riaient. Il leur expliquait ce qu’il attendait d’elles. Louis les avait déjà rebaptisées. Galaxie, Satin, Pétunia et Dorothée. Les sœurs André. Elles seraient nos choristes… Le soir du concours, ce furent les mots du


journaliste du Poher, nous fîmes forte impression. Grâce aux choristes en particulier, spectaculairement sexys. Côté musique, c’était loin d’être carré, mais nous fûmes tout de même sélectionnés pour la finale à Rostrenen. Pour la finale, le torrent fou des idées conjuguées de Jim, Lagad et Louis nous entraîna encore à ajouter quelques détails supplémentaires au show. Tout d’abord, nous décidâmes d’engager deux gardes du corps : le premier d’entre eux, petit ami attitré de Galaxie, était un petit nerveux avec une vraie gueule de méchant, balafre sur la joue et fines pattes à l’italienne. L’autre était une espèce de brute gentille d’environ cent kilos pour un mètre quatre-vingt dix. Joueur de treujenn gaol de talent bien connu du milieu, son physique s’accordait assez mal (ou plutôt bien, en fait) à sa sensibilité extrême, dont la plus tendre expression se montrait dans l’adoration sans égale qu’il vouait à la chanteuse Dalida. Bien des fois, nous le vîmes pleurer en fin de soirée en écoutant ses vinyles. Nous n’eûmes qu’à leur ajouter des lunettes noires, des oreillettes et deux costumes pour qu’ils parussent les plus redoutables des gardiens. Satin avait apporté des aliments en carton (un poulet, un saucisson, un jambon, un ananas) pour nous servir d’accessoires de décoration. On avait aussi un canevas représentant un faon orangé dans un sous-bois à placer sur le devant de la scène. Enfin, nous passâmes un certain temps au bar avant le concert à recruter tout ce


qu’on pouvait de filles pour se jeter sur Jim et lui arracher sa chemise au moment où nous monterions sur scène, histoire d’utiliser un peu les gardes du corps. Cette phase de recrutement nous coûta notre sobriété, mais elle était nécessaire : l’ambiance d’une finale de Kan ar Bobl ne prête en effet pas tellement aux débordements d’enthousiasme d’un public en délire… Non : le public consistait en fait en une ou deux centaines d’amorphes cinquantenaires (pas vraiment de vieux), inconfortablement assis sur des chaises de collectivité, et tenant ferme à ce stylobate pliable d’où ils jugeraient la conformité de la jeune génération au modèle des anciens, espérant y trouver respect de la tradition et innovations conformes à l’esprit moderne censé rendre la culture bretonne vivante. Entendez qu’on n’était pas là pour rigoler. Ce public-là avait d’ailleurs une mission -outre de garder sa chaise jusqu’à la fin de la journée- : sauver notre patrimoine culturel, ce que tenterait de rappeler, au moment de la remise des prix, un grand discours traduit paragraphe à paragraphe en breton comme si la salle était remplie de non-francophones, vers vingt heures, clôturant ainsi la fête. Puis, lorsque les musiciens voudraient improviser un bœuf, on les ferait sèchement descendre de la scène et on couperait l'électricité dans la salle. Voilà pour l’ambiance du Kan ar Bobl.


Notre prestation démarra sur un duo batterieorgue tendrement chaloupé. Lagad et moi seuls en scène, donc, costumés sobrement, lui d’une veste zèbre, moi d’un gileten en léopard. Dans le halo blanc d’une poursuite que nous avion dégotée là, nos choristes apparurent alors. Moment magique… Trois Jessica Rabbit montaient sur scène en balançant des hanches, habillées de leurs robes les plus sexuellement dangereuses, rouge passionnata, le talon haut et le boa souple. Le public se mit à hurler. Le contraste avec les autres groupes était certain... Le chant commença à sourdre de leur contact avec les micros, ondulant : laa…. lalaaa… lenno… Galaxie poussa un petit cri de jouissance. Leurs voix se rapprochaient insidieusement du cœur des hommes, se répandant en volutes à travers la salle chaude, comme les bras fantomatiques de quatre duchesses de roman. Peu à peu s’écroulaient les dernières résistances des vertueux et des incrédules. Alors vint le grand Jim. Il était vêtu pour l’occasion d’une veste de velours dont le destin extraordinaire avait commencé sur le dos de Patrick Coutin. Mais vous raconter comment elle était arrivée jusqu’à Jim m’entraînerait dans une trop longue digression... Je reviens donc à l’entrée de Jim, qui, de sa voix la plus marron, et tandis que les filles s’occupaient de lui caresser le torse, ressuscita proprement le vieil air. Jim avait eu du


mal à arriver jusqu’à la scène. Le public recruté au bar avait presque trop joué le jeu et sa chemise était déchirée.

"Lâret-hu din, ma mamm Lâret din frañchamant Peseurt si a gavit-hu Gavit-hu d'am galant ? - D'ho kalant-c'hwi, ma merc'h, Ne gavan si ebet Mez 'n eus ur visaj treitour Nag ur fri trouset Hag ouzhpenn-se, ma merc'h En neus re a arc'hant Lakaet en neus pevar skoed Da brenañ ur porpant - Na benn 'n defe lakaet Na tout e arc'hant Na hennezh eo, ma mamm An hini a garan"

Quand le vieil air eut dit ce qu’il avait à dire, Lagad accéléra progressivement la cadence et je lançai un


crescendo harmonique, tandis que Louis, sur son violon, partait dans les zones éthérées d’une folie d’inspiration tzigane. Le vieil air, de retour, se mit alors à tourner sur lui-même, en boucles de plus en plus courtes, avant d’éclater avec nous tous dans un accord final qui fut pour lui ce que doit être le chaos d’Huelgoat pour la montagne qui en a accouché : un chaos, justement. Nous n’obtînmes aucun prix, mais le groupe se fit ainsi connaître et nous eûmes à partir de là quelques propositions de « dates ». Ce fut le début, comme je crois l’avoir dit plus haut, d’un certain succès local. Pour qu’il obtînt un succès plus large (je ne dis quand même pas gagner le Kan ar Bobl, mais bon…), il manquait tout de même quelque chose à notre groupe... Quelque chose ou quelqu’un qui contrebalançât la folie furieuse, dispersive, l’énergie vitale incontrôlable de Jim et Louis. Peut-être surtout quelqu’un. Lagad était carré. Mais il n’avait pas le pouvoir d’influence ni l’inventivité organisatrice de Léonard.

* ** *** ** *


Je reviens au mariage. Je disais qu’il y avait eu de la musique. Plus qu’à notre groupe, je pensais en disant cela aux frères des Hirondelles en fait qui, en kan ha diskan, convainquirent jusqu’aux étrangers les plus sceptiques au départ devant ce qu’ils considéraient jusqu’alors selon de vagues a priori comme un couinant folklore. Il y eut un plinn en particulier pendant lequel, une panne d'électricité étant survenue et ayant privé de micros les deux frères, le public d’un seul élan se mit à scander les pas : « Tam! Tam! Tagadam!… »… Eux non plus n’avaient pas chanté depuis longtemps pour un mariage aussi grand. Lagad et Caro avaient peut-être réuni cinq cent personnes dans la lande de Kerfeulz… Dans leur chant, il y avait définitivement de la musique. Comme dans Come as you are. Comme il y avait de la cuisine dans le Marengo de la quincaillerie. Les écoutant, je cherchai à comprendre ce que c’était que cette musicalité qui faisait la différence. Un bout d’une chanson de Brel me vint à l’esprit. « Et ils pissent comme je pleure sur les femmes infidèles… », disait le bout de chanson. Il y avait quelque chose de ça dans le chant des deux frères. Ils chantaient l’amour non en pleurant, comme le font les poètes, mais comme les marins de la chanson urinent. Leur chant était un acte pur, concret. Les deux frères n’appartenaient pas à la classe de ceux à qui on pardonne


tous les pleurs, toutes les faiblesses -et finalement tous les mépris-, en raison d’une sensibilité exceptionnelle censée être à la racine de leur génie. Cette faiblesse -généralement fausse- n’était d’ailleurs souvent que le signe de la fermeture de l’initié, du véritable et seul aristocratisme, celui de Proust disant des Hommes, dans le tome de La Recherche où il y a justement peut-être le moins de la littérature, qu’ils ne sont que des larves d’artistes, de Gaëtan Picon disant qu’on n’est pas vraiment humain tant qu’on n’a pas lu Proust. Non, ce que Brel avait compris, c’était que si la tristesse sublime résidait davantage dans la pisse odorante des marins errants et illettrés que dans les syllabes du « je pleure » du poète, aussi élégant soit l’alexandrin qui les entourent, c’était parce que leur douleur à eux était vraie, sans autre but qu’elle-même, et que par conséquent elle évitait nécessairement l’écueil de la mauvaise poésie, ni juste, ni vraie. Elle, ne pouvait être mauvaise. Cela, je l’avais peut-être compris depuis longtemps, en fait. Si je n’avais pas pu pleurer le jour de l’enterrement de mon grand-père, c’était peut-être que, par esprit de rébellion en ce grave moment de vérité contre la fausse image d’intello sensible que l’on me renvoyait souvent, j’avais déjà choisi le camp des hommes qui pissent plutôt que celui de ceux qui pleurent. Bien après cet épisode, devenant un vrai lettré, j’avais dû résister encore devant l’orgueil intellectuel pour continuer


à accorder autant de valeur au cochon qu’à Hugo, au camping et à la pétanque qu’aux subtilités du sonnet, à la mécanique qu’à la métaphysique, au lard qu’à la philosophie. Tout cela participait de la même volonté de ne pas me laisser aller à l’artifice des conventions imposées par une certaine vision de la toute-puissante Littérature, si bourgeoisement assise sur l’attention que les théoriciens universitaires lui portaient. Certes il y avait en elle de la poésie, beaucoup, et c’était pour ça que je l’avais choisie. Mais être un intellectuel, c'était s'intéresser à la poétique, non à la Poésie. Peut-être même, plus que de s’y intéresser, être capable d’en parler. En tous cas pas d’en produire. Moins volontairement littéraire donc que paysan, breton -plouc-, je préférais aussi l’alcool à la psychanalyse. Car pisser -ou vomir même- ainsi, c’était aussi et avant tout se laisser entraîner par l’ivresse, la vraie, celle qui avait traversé le temps de Roumi à Goethe, mais que l’Islam trop sûr du livre qui ne doit pas être mis en doute craignait maintenant comme l'enfer, la reléguant au rang de simple métaphore. Cet Islam et la psychanalyse sont proches, qui haïssent l’ambigu, le compliqué, la vie. Le chant des deux frères aussi était guidé par l’ivresse. Ils avaient bu. Mais surtout, ils étaient là pour faire danser, non pour faire une démonstration. Il y avait quelque chose comme du corps. Lorsqu’ils se permettaient d’entrer


dans des complexités virtuoses, cela n’était jamais sans être justifié par la part « vivante » du chant. L’ornement servait le swing, non l’ego. Chaque variation était comme une exploration physique, en profondeur, de l’air de base, exploration adaptée au moment, aux paroles, au public, rendant le chant mobile, profond, en deux mots, vivant et curieux. Et c’est cette vie curieuse, sublimement réfléchissante, qui était transmise au public. Cette humanité, s'ajoutant à la sienne, et qui était la source du plaisir, était peut-être le cœur de ce que c'était que de la musique? Je remarquai encore comme une corrélation évidente entre le mariage et la musique. Longtemps, les mariages furent la source de revenu principale des musiciens. La musique ne pouvait matériellement vivre sans le mariage. Mais de même, l’on n’imaginait pas un mariage sans musique. Pourquoi? Dans Le Mépris, Fritz Lang répond à Michel Piccoli, qui veut voir dans le retour d’Ulysse auprès de Pénélope une heureuse conclusion, que l’amour n’est pas une conclusion. Le mariage était le pari fou, ivre, d’écrire l’histoire d’avance, de mener l’amour à la mort malgré des allersretour prévisibles, exactement comme le musicien faisait


le pari, à chaque fois qu’il voulait présenter un morceau, de s’éloigner de l’accord parfait et de la pulsation pour toujours mieux y revenir et s’en éloigner à nouveau, et de tenir ainsi jusqu'à la cadence finale sans choir ni se reposer une seconde, dans l'équilibre toujours précaire du temps mesuré. La musique était l’art dont le passé était irrémissible et l’avenir l’unique matériau. Pari fou de bâtir l’unité avec l’instable sur le dispersé ; pari fou mais miracle quotidien. Le mariage, en tant qu’il était la publication de cette ivresse qui allait entraîner deux amants à jouer une pièce vraie, celle de l'exploration, sublime, jusqu'à la mort, de l'harmonie et des dissonances de leurs personnalités, avait besoin de la musique pour lui donner, rituellement, l’élan nécessaire en se confondant avec lui. Cette exploration n’était pas abstraite mais dangereusement physique : il fallait être fou, ou du moins ivre pour l’entreprendre. Et c’est peut-être pourquoi, à une certaine époque, l’on n’hésitait d’ailleurs pas à glisser une pièce -que l’on appelait « pourboire »dans la main du musicien pour l’encourager à aller au plus profond de cette ivresse, aliment nécessaire du mariage. C’était peut-être dans cette fidélité constante à la conscience de la cadence finale -la Mort- que résidait en fait l’essence de ce que c’était que de la musique. L’allure répétitive de la gavotte des deux frères, la cadence sans


cesse combattue et imposée à la fois, le montrait mieux qu’aucune autre forme musicale. La gavotte, lorsqu’elle est à la hauteur de celle que chantaient les deux frères, exige qu'on ne sourie pas en la dansant. Comme tout ce qui est au-delà des allers-retours entre la passion et l’action qui constituent notre quotidien inconscient, amoureux en particulier. Tout ce qui a conscience de la Mort. La conscience permanente de la Mort est le seul poids, le seul garant de notre humanité. C’était pour ça que le jour de l’enterrement de mon grand-père j’avais eu tort de sourire. Refuser de communier face à la Mort selon les rites institués, c’était, comme refuser de croire en la Mort, refuser la responsabilité d’être humain. Bien sûr, à douze ans, on n’est pas encore tout à fait un homme, et c’était là mon excuse ; pourtant, j’avais déjà plus ou moins conscience de toutes ces choses ; ma honte et ma rougeur d’alors en avaient été l’effet. Les talents de tragédien, d’upokrithj, que l’on réclamait de moi face à la Mort relevaient en fait moins d’une quelconque politesse due au défunt que de la participation nécessaire à un rituel magique, celui qu’avaient institué les Grecs depuis que la Mort avait été considérée comme une douleur intime et qu’elle n’avait plus pu se montrer autrement -puisqu’elle était intime- que sous la forme de l’imitation hypokrite, rituel effectivement magique, excitateur de la frayeur et de


la pitié, faisant de la mort plus qu’une croyance, une réalité. « Il suffit d’être deux pour que la magie opère » avait écrit Léonard. Mais la magie n’est efficace que si elle est universelle. Il suffisait d’être deux à se représenter une chose pour qu’elle advienne à la réalité, mais qu’un seul troisième, comme je l’avais fait en souriant, refuse de montrer qu’il se la représente et il mettait l’existence de cette chose en danger. La magie. C’était là la réponse. La différence qui faisait que certaines choses étaient de la musique ou de la poésie et pas d’autres. La Mort et, donc, la magie. Tout ce qui portait véritablement l’idée de la Mort en soi avait le pouvoir de changer la réalité parce que la Mort est la seule réalité de ce monde. Ça, c’était du L.F. Céline. Ce qui me fit me ressouvenir de Louise et de la réplique de Roméo et Juliette qu'elle m'avait appliquée, deux ans auparavant, que j’avais depuis retrouvée et apprise par cœur : O blessed, blessed night! I am afraid, Being in night, all this is but a dream. Too flattering-sweet to be substantial. Je compris alors à côté de quoi j’étais véritablement passé. Ce que j’avais pris pour un mièvre cliché « romantique »


était bien plus que ça. Il y avait de la Beauté là-dedans. De la poésie. De la Mort. Roméo et Juliette... Louise n’avait pas choisi la citation par hasard. Roméo, Roméo… m’avaitelle dit en partant. J’avais en effet refusé autant que lui de comprendre la réalité. Faire référence à Roméo et Juliette, ça ne pouvait pas être un bête cliché « romantique » de la part de Louise. C’était une proposition d’envisager la Mort ensemble. Et trouvant fort de pouvoir me passer d’elle après avoir obtenu son corps, je n’avais fait que me soumettre encore aux allers-retours du jeu de l’attraction répulsive et de la répulsion attractive, du jeu biologique et inconscient de l’action et de la passion, dont j’avais souffert à cause de Laure et que je prétendais si bien rejeter. - Tu penses à quoi? C’était Lagad qui venait d’interrompre ma rêverie. - À la Mort. - Quoi? - Non… Je vous admire. C’est beau de se marier. - Il suffit d’être deux… c’est ce que Léonard a écrit, tu te rappelles? Et toi, tes amours? - Demain, je crois que je vais prendre le train pour Paris.

* **


*** ** *

CORRESPONDANCES

Me repoussant, elle sort du lit. Elle marche jusqu’à la fenêtre, à contre-jour de la lumière nocturne que scandent les reflets clignotants des décorations de la rue. C’est bientôt Noël. Le dos tourné, elle se déshabille, ne gardant que sa culotte, puis fait glisser les lourds rideaux le long de la tringle. Le noir absolu. Je l’entends et la sens revenir vers moi. Je sens sa main qui prend la mienne. Je suis debout. Elle m’a dit de ne pas bouger. Elle a défait les boutons de mon jean sans me toucher, et je n’ai senti que le frôlement de ses doigts à travers le tissu. Elle me met entièrement nu sans me toucher toujours. Ne bouge pas, répète-t-elle. Je sens vaguement le ridicule de mon sexe en érection. Elle s’éloigne. Revient. Me contourne. S’éloigne à nouveau. Revient. J’ai toujours comme un temps de retard sur elle lorsque je cherche à comprendre ses


déplacements autour de moi ; je me trompe même souvent, je le sens : cela donne l’étrange impression que sa présence est devenue inexacte. Derrière moi. Je sens un papillon humide se poser au bas de ma nuque, puis un autre sur mon bras, puis un autre au milieu de mon dos, puis un autre sur une de mes fesses, puis un autre sur mon sternum, puis deux autres sur mes genoux. Un autre enfin sur mes testicules, qui s’y dépose un peu plus longtemps. J’inspire bruyamment. Elle avale mon sexe une seule fois, lentement, puis se relève et vient coller son corps contre mon dos, une main enserrant mon ventre, l’autre me caressant l’aine et le sexe. Je suis bien, là, chuchote-t-elle… Même si, en effet, j’aurais davantage eu raison d’avoir peur, quelque chose venait de commencer. Quelque chose comme de la musique… Un air grave et léger, inconnu...


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.