Vignerons en couple en Bourgogne

Page 1

p14-17_renc94

24/05/10

14:13

Page 14

RENCONTRE

ISABELLE ET CHRISTIAN CLERGET

VIVRE LE VIN À DEUX Travailler en couple est le quotidien de nombreux domaines familiaux bourguignons. Souvent dans l’ombre, l’épouse du vigneron assure pourtant un rôle vital. Isabelle et Christian Clerget, vignerons à Vougeot, témoignent..

REPÈRES Isabelle et Christian Clerget sont à la tête de six hectares sur les appellations vougeot, vosne-romanée, morey-saintdenis, chambolle-musigny, échezeaux. 1963 : Naissance de Christian Clerget à Dijon. 1965 : Naissance d’Isabelle Thery à Beaune. 1982 : Rencontre d’Isabelle et Christian. 1981 : Christian passe un brevet d’études professionnelles agricoles à Beaune. 1984 : Isabelle passe une formation hôtelière à Dijon. 1983 : Christian fait ses débuts de vigneron. 1987 : Christian vinifie son premier millésime. 1988 : Naissance de leur fille Justine. 1990 : Christian reprend les vignes de son oncle. 1993 : Naissance de leur fils Louis. Isabelle rejoint le domaine. 1996 : Reprise de la totalité du domaine familial. 1999 : Isabelle passe un brevet professionnel responsable d’exploitation agricole à Beaune.

14

Vous menez un domaine familial de six hectares. Quels sont vos rôles respectifs ? Isabelle Clerget : Nous avons chacun notre partie. Je m’occupe essentiellement de la commercialisation des vins, de la réception des clients particuliers, des agents, de la communication, etc. Christian lui, se concentre sur les vignes, l’élaboration du vin, les expéditions. Il s’occupe aussi des importateurs, des personnes qui ont besoin d’avoir un discours technique poussé. Ces rôles, vous les avez adoptés dès le départ ou bien s’agit-il d’une mise en place empirique ? Christian Clerget : Cela s’est fait naturellement. Isabelle étant plus souvent au bureau que moi, elle avait davantage de contacts avec les clients. I.C. : Très vite, je me suis intéressée à ce travail. Aujourd’hui, je ne me sens pas capable de faire autre chose que de vendre du vin. Cela me semble normal que Christian s’occupe des vins : c’est lui qui sait les faire. Je n’ai pas de connaissance suffisante pour cela. Mais, je ne dis pas que cela ne me tentera pas un jour… Je suis arrivée au domaine en 1996, trois années après la naissance de notre deuxième enfant Louis. Isabelle, vous avez une formation hôtelière. Quitter ce secteur vous a-t-il donné la sensation de “sacrifier” votre carrière ? I.C. : Non pas du tout. Le choix a été vite fait. Mais sincèrement, j’aimais beaucoup mon métier, l’hôtellerie. Aujourd’hui, si j’avais l’opportunité de monter une table d’hôtes, je le ferais volontiers. J’aime recevoir, le contact. Je ne regrette pas. La restauration, c’est une autre vie, avec des heures impossibles. Auriez-vous fait les mêmes choix si c’était à refaire ? I.C. : J’ai découvert un métier qui me

BOURGOGNE AUJOURD’HUI - N°94

passionne. J’ai l’impression d’évoluer. J’ai fait une formation en 1999, un brevet professionnel d’exploitant agricole pour valider des connaissances et avoir quelques notions techniques. Ce n’est pas pour autant que je me sens capable de faire le vin. C.C. : Tu sais, cela n’a rien de bien compliqué… Vous travaillez ensemble, mais vous faites finalement des métiers différents ? C.C. : Aujourd’hui, je passe l’essentiel de mon temps à la cave. Mon travail dans les vignes est assez ponctuel : les travaux en vert, l’enjambeur, etc. Pendant les vendanges, Isabelle s’occupe de l’équipe et moi, je suis dans la cuverie : à la réception des raisins, au tri. I.C. : C’est finalement moi qui assure toujours les relations avec l’extérieur, le contact. Y a-t-il un moment où Isabelle intervient plus particulièrement sur l’élaboration des vins ? I.C. : Il me demande toujours conseil, mon avis en dégustation… Lorsque l’on fait un bilan du millésime, avant la mise en bouteilles, nous goûtons toutes les cuvées ensemble. L’œnologue que nous consultons donne de bons conseils, mais ensemble il s’agit vraiment d’exprimer notre sensibilité. J’ai même l’impression que Christian s’appuie davantage là-dessus que sur ce que dit l’œnologue conseil. C.C. : L’œnologue donne un conseil de qualité mais pas forcément avec la dimension de sensibilité, et c’est normal, par rapport à ce que nous aimons faire. Les dégustateurs disent souvent qu’un vin ressemble au vigneron qui l’a fait. Faut-il dire qu’il ressemble aussi à la femme du vigneron ? C.C. : Oui, nous le faisons tous les deux. En équipe.


p14-17_renc94

24/05/10

14:14

Page 15

BOURGOGNE AUJOURD’HUI - N°94

15


p14-17_renc94

24/05/10

14:14

Page 16

RENCONTRE

ISABELLE ET CHRISTIAN CLERGET I.C. : J’aurais du mal à vendre à un vin qui ne me plaît pas ou même un vin que je ne connais pas ou peu. Cela dit, je fais attention de ne pas déborder sur le territoire de Christian. Au moment des vinifications, je ne vais pas sans arrêt en cuverie voir ce qu’il se passe. Je sais qu’il maîtrise et qu’il a besoin d’être à son travail. Il faut aussi de la confiance. C’est donc plutôt Christian qui sollicite des conseils ? C.C. : Quand on a le nez dans sa cuverie, il peut y avoir un problème et ne pas s’en rendre compte. C’est important d’avoir l’avis de quelqu’un d’extérieur. La sensibilité sera plus juste. Quelqu’un d’extérieur que je connais moins bien le sentira mais ne le dira pas forcément. Avec Isabelle, la confiance et le respect que nous avons mutuellement nous permet de parler librement. Entre nous, il n’y a pas ce genre de retenue. Nous avons rarement de prises de bec sur ces sujets. I.C. : De moi-même, je n’interviens pas. Christian est volontiers assez critique avec lui-même. On se rassure aussi mutuellement.

raient pas subsister s’il n’y avait pas un couple à la tête. On parle beaucoup du vigneron mais derrière, il y a bien souvent une épouse. Isabelle, vous n’êtes pas issue d’une famille du vin. L’intégration dans votre belle-famille s’est-elle bien passée ? I.C. : Oui, cela n’a pas été compliqué. Les parents de Christian m’ont bien accueillie. Il n’y a jamais eu d’histoires : tu n’as pas de vignes, etc. La sœur de Christian m’a dit :

"Beaucoup (de domaines) ne pourraient pas subsister s’il n’y avait pas un couple à la tête. On parle beaucoup du vigneron mais derrière, il y a bien souvent une épouse", Christian Clerget. Christian, diriez-vous qu’Isabelle a fait évoluer, à sa manière, les pratiques du domaine ? C.C. : Oui, même si ce n’est pas forcément visible. Et puis, le travail qui est fait par Isabelle me permet d’avoir plus de temps pour affiner ce que j’ai à faire. I.C. : Je crois que les femmes sont plus détendues par rapport à certaines choses. Nous n’avons pas de preuves à faire. Entre nous, il me semble qu’on se demande plus facilement des conseils. C.C. : Entre viticulteurs, nous le faisons aussi. Mais les femmes sont peut-être plus directes entre elles. Évoquons le rôle économique de ces femmes de vignerons ou même des vigneronnes. Vous semble-t-il primordial ? C.C. : Oui, la Bourgogne repose beaucoup sur les domaines familiaux. Beaucoup ne pour-

16

BOURGOGNE AUJOURD’HUI - N°94

“Tu as amené une autre façon de voir, plus simple, plus directe, sans a priori”. C’est une chance, je peux parfois entendre de sacrés problèmes d’entente, d’acceptation dans le vignoble. C.C. : Mes parents étaient déjà dans ce schéma : ma mère n’était pas du milieu viticole. Isabelle, certaines choses vous ont-elles surprises en arrivant ? I.C. : C’était pour moi un autre milieu. Tout ce qui est vocabulaire autour de la dégustation m’a vraiment fascinée. J’ai découvert aussi toute la charge importante de travail qui existe dans un domaine. Il y a vraiment du boulot. Les clients idéalisent parfois le métier : pour eux nous travaillons pendant les vendanges, nous taillons aussi pour quelquesuns. Et puis c’est tout !


p14-17_renc94

24/05/10

14:14

Page 17

Ressentez-vous chez certains de vos clients, le besoin de s’adresser à monsieur plutôt qu’à madame ? I.C. : Non au contraire ! Certains veulent me voir en priorité. Cela veut dire que j’ai pris ma place. Je mets peut-être plus les formes pour expliquer les choses. Même si je suis dans un jour sans, je reste attachée à l’accueil des clients au domaine. Faire le vin est tout de même la partie le plus valorisante. Ce n’est pas une frustration pour vous Isabelle ? I.C. : Nous avons pensé, surtout après ma formation, que je puisse faire une cuvée. Mais cela ne s’est pas fait. Pendant la période de vendanges, chacun est à son boulot. Cela viendra peut-être… Mais, je connais bien sûr des femmes de vignerons qui se sentent reléguées dans un rôle de secrétaire… L’évolution du rôle des femmes dans le monde du vin vous semble-t-elle positive ? I.C. : Oui, je crois que les femmes ont pris leur place. Certaines sont très reconnues, font de superbes vins. Pour nous, qui sommes de “petites mains”, c’est gratifiant. Je sais que j’amène une vraie contribution sans attendre que l’on me donne une médaille. C.C. : Pour moi, répondre au courrier, recevoir des clients, ce n’est pas moins valorisant que d’aller enlever des agrafes dans les vignes ou de laver les pressoirs. L’important, c’est de s’entendre et pouvoir faire chaque chose correctement pour éviter les dérives. Vous avez deux enfants. La vie en famille sur un domaine est-elle compliquée ? L’idée de transmettre est-elle également présente ? I.C. : Nous aimerions que nos enfants reprennent. Mais pour l’instant, ils ne sont trop d’accord. Ils trouvent que l’on travaille trop, qu’il n’y a pas assez de congés. Mon fils me dit parfois : “Pour toi, il n’y a que tes clients qui comptent…”. C’est vrai, certains appellent le soir, le weekend. Cela peut peser. C.C. : La finalité, c’est que les choses continuent. Il ne faut pas non plus leur coller le domaine dans les mains en disant : fais ceci parce que ton père, ton grand-père l’a fait… Si nos enfants ne reprennent pas, ce sera peutêtre nos petits-enfants. Nous ne sommes que des passeurs. Nous avons aussi la chance de travailler pour nous et cela n’a pas de prix.

Ressentez-vous une évolution par rapport à la génération de vos parents sur le rôle de l’épouse du vigneron ? C.C. : Ma mère était moins impliquée sur l’exploitation. Le personnel présent était suffisant. Il y avait beaucoup moins d’administratif qu’aujourd’hui. Et puis, la réception des clients est un vrai travail en soi. Il demande un investissement personnel. Pour moi, seul, ce ne serait pas possible. J’ai aussi besoin d’être dans une bulle pour bien faire mon travail et Isabelle fait très bien le lien avec l’extérieur. C’est un super soutien. I.C. : Je ne me sens pas uniquement la femme de Christian Clerget. Je n’ai pas de complexes. J’ai mon rôle. Je pense que l’on prend la place que l’on veut bien prendre. Propos recueillis par Laurent Gotti Photographies Lionel Georgeot

ELLES ASSURENT ! Bien sûr, la Bourgogne compte ses têtes d’affiches féminines : Anne-Claude Leflaive, Nadine Gublin, Anne Parent, Véronique Drouhin, etc. Des exemples qui restent, on peut le déplorer, des exceptions. Le monde des vins de Bourgogne est-il toujours un bastion masculin ? Sans doute pour partie. Pourtant, le vignoble est aussi une pépinière de vigneronnes dévouées et compétentes. Bien souvent cantonnées dans l’ombre de leur mari, sur elles repose tout un pan de la Bourgogne. Accueil des

clients, commercialisation, jusqu’à intervenir parfois sur l’élaboration des vins. Elles ont pris toute leur importance dans la vie des exploitations. Isabelle Clerget en est un excellent exemple : disponible, accueillante, compétente. Avec son mari Christian, ils forment un duo indissociable et signent parmi les plus beaux vins de leurs appellations. À travers Isabelle Clerget, mérite doit être rendu à toutes ces femmes sans lesquelles la Bourgogne ne serait pas aussi passionnante.

BOURGOGNE AUJOURD’HUI - N°94

17


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.