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COMMUNAUTÉ ET ÉCOSOPHIE
I – La grand-peur de Tarnac – La question des communautés en France
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C O N C E P T
À propos des mesures d’exception qui se multiplient, judiciarisant la société, est-il possible d’en extraire une logique ? S’agitil de la peur comme moyen de gouvernement ? Mais pourquoi ceci semble être actuellement plus spécifique aux démocraties ? À titre d’exemple l’actualité la plus récente en France fin mars 2009 permet d’ajouter encore une touche au tableau avec le projet de créer le délit d’appartenance à une bande dite violente (?). Un voile de peur s’est étendu sur la France après l’inter-pellation des neuf de Tarnac : s’il peut y avoir un noyau de comploteurs si cachés et si visibles dans un repli de la France rurale, forcément, il peut y en avoir d’autres ! D’où une attention portée à un ensemble aux contours flous qui me paraît en voie de gestation depuis quelques années, où se dessine la cartographie d’une société parallèle faite de noyaux, de bandes, qui ne se connaissent pas sous ces dénominations mais comme groupements campagnards dont l’écologie est un dénominateur commun. Ceci a le mérite d’amener au jour la question d’autres possibles, question qui ne se posait pas il y a quarante ans quand la voie quasi unique offerte aux devenirs, paraissait si lisible. Mais se trouver en face de possibles peut aussi ne pas se révéler rassurant. Pourquoi ?
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D’où la nécessité d’un débat sur ce qui semble aller de soi dans l’écologie. Au début du XXe siècle toute l’Europe était socialiste, au début du XXIe c’est le monde entier qui est écologiste, ça mérite d’aller y voir de plus près. Au-delà des « sauvons la planète » n’y a-t-il pas comme un pacte qui contribue à la fabrication d’une peur ou plus simplement d’une inquiétude quant à la fin du monde, mais en passant vite sur la question sousjacente : quelle est la nature du rapport entre l’humain et le vivant non humain ? Ce qui pose la question de l’expérience initiale du monde et celle des représentations de celui-ci mises ultérieurement à disposition. Question qui éclaire précisément la fabrication des peurs et de la prudente léthargie ambiante. « Peurs, fascinations : création d’un objet rejetable »
Lors de la rencontre avec Maître Irène Térrel1 sur les nouvelles formes de judiciarisation qui s’étendent sur la société française, on y vit en première analyse la marque d’une gouvernance par la peur. Et Jean Claude Polack déplaça l’accen,t le mettant sur la fascination, la fascination pour l’image du mal telle que construite et désignée : le sidérant pouvoir de l’horreur. Les faits divers, en surface, ont cette fonction. Leur lecture ou leur vision permettent de mettre à l’abri la bonne part de soi et de se défausser de quelques petites mauvaisetés qui traînent dans nos greniers mentaux. Rien là de nouveau, les enterrements servent aussi à cela. Est-ce que l’on peut aller plus loin? Pas sûr, les faits divers sont vieux comme le monde, on a eu le temps d’en faire le tour, époque par époque. Les gazettes mettent le crime à la portée de tous moyennant une somme modique. La télévision permet de voir, venant d’ailleurs, ce que l’on ne peut plus voir chez nous. Les exécutions capitales en France ont cessé d’être publiques en 1938, je crois? La fonction des médias ? Avec des variations : faire suinter la peur, fasciner une population, neutraliser ses pulsions dans des scénographies en boucle. On avait parlé un jour à Chimères de ce que certains d’entre nous avaient ressenti le 11 septembre en regardant fascinés la 134
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diffusion en boucle des avions s’encastrant dans les tours, il ne s’agissait pas de peur. Je me souviens quand, après la libération, gosse, sur le chemin de la communale, des commerçants exposaient, dans leur vitrine, en guise de trophées récupérés sur la Gestapo, qui, un nerf de b? uf, qui, un de ces casques métalliques avec des vis comprimant et pénétrant dans la boîte crânienne selon les réponses du prisonnier. Allais-je passer devant, regarder, chercher à discerner des traces que parfois je croyais voir, ou filer par l’autre trottoir? Si l’on admet que les faits de violence sont une constante, que la variable en sera l’horreur, que l’on s’intéresse désormais plus aux victimes (ce qui soit dit en passant affadit la criminologie) il reste la question des rapports entre les événements montés et montrés et les pré-représentations moyennes des receveurs. Il y a de telles accentuations dans la grande presse sur tel ou tel événement que l’objet cuisiné par ces fabricants doit bien correspondre aux attentes de ceux qui tiennent la soupière et de ceux qui en avalent le contenu. Le jeu de l’entrelacement de la peur et de la fascination, du retrait et du rapprochement, du rejet et de l’absorption, se déroule aisément. « Rejets réciproques »
Dans les années soixante-dix, les communautés repliées dans les profondeurs de la France rurale avaient fait leur plein et ne suscitaient pas un engouement notable. Les fabricants de fromage de chèvre faisaient sourire une population attachée à un imaginaire de réformes à venir, de développement attendu, de croissance vers un mieux prévisible et donc ancrée dans une visibilité d’elle-même à moyen terme si ce n’est plus. La fibre autonome des communautaires qui avaient pris la tangente et la confiance en soi de la société organisée étaient dans un rejet réciproque. Dans les trente années qui suivent les expériences communautaires s’effacent petit à petit tandis que la société organisée perd ses illusions. La question du rejet réciproque, de la méconnaissance, change de forme. 135
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« Quand le rejet s’atténue »
Pour rejeter un objet encore faut-il qu’il soit discernable. Or ces formations communautaires que l’on aurait qualifiées d’utopistes dans la précarité de leur isolement apparaissent désormais, si on veut bien les voir, avec d’autres traits. Des liaisons en réseaux les relient à d’autres entités. Mouvement qui opère discrètement, qui ne se cache pas mais qui ne fait pas parler de lui. Quant à la société organisée, elle connaît une déliaison, une désaffection à mesure qu’elle perd sa propre visibilité. Dès lors l’idée encore floue qu’il est possible de vivre autrement suscite un vacillement entre l’attrait d’un possible et l’effroi de celui-ci. Attirance qui devra se susciter une impossibilité pour légitimer un renoncement. Parallèlement l’absence de modèles alternatifs bien définis fait se développer une grande sensibilité au caché, au secret, associés à un imaginaire de sociétés secrètes projeté au pire sur des sectes ou des groupes qui seront qualifiés de subversifs voire terroristes, au mieux défaussé dans la littérature de gare : le manuscrit retrouvé des templiers, ou des chevaliers du Graal, etc., etc., auxquels les auteurs ajoutent une actualité policière cryptée. « Où comment réanimer le rejet : un cas d’école »
Pourquoi « l’affaire de la bande des neuf » connaît un retentissement qui ne tient pas seulement à la présentation dramatisée de l’affaire par les membres du gouvernement et relayée par la presse. Certes il y a les faits allégués et la terminologie employée par les « autorités » : sabotage terrorisme, clandestinité, sont des termes à forte résonance en France, de même le titre évocateur du libelle : « l’insurrection qui vient », pouvant servir de socle à une visée politique. Soit. Très vite les déclarations des membres du gouvernement tournent court. La presse baisse en température, les faits se réduisent. La qualification judiciaire qui éventuellement en ressortirait se ramènerait à de la dégradation de biens publics ou à un acte de malveillance et la clandestinité n’est pas si clandestine : elle s’exhibe calmement dans une épicerie de village.
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La question ne se pose plus qu’en termes de débat sur ce qui pourra être retenu à charge par l’instruction, l’heure de la retraite ayant sonné pour le parquet. Et pour les cercles de l’ultra gauche en termes de stratégie, selon ce qui sera retenu par le tribunal. Mais pourquoi dans les jours qui ont suivi la descente de police, l’affaire a connu une telle publicité, soulevé tant d’émotion ? « Un jeu de construction »
Le libellé a un titre particulier, ce n’est pas « la révolution en marche » c’est « l’insurrection qui vient ». La révolution, on connaît. La production d’écrits révolutionnaires est une constante de la gauche de la gauche. Il fut un temps où l’on parlait de révolutionnaires professionnels. Le côté pro est identifiable. En revanche notre patrimoine historique différencie la processualité révolutionnaire et l’éruption insurrectionnelle, le soulèvement. Les faits, tels qu’allégués par la justice, un blocage de voies ferrées, ne sont pas différents des menées des groupes écologistes radicaux et particulièrement allemands contre la circulation des déchets nucléaires, ça ne donne pas le frisson, les écologistes radicaux sont dans leur rôle : bloquer le train, la police dans le sien : faire passer le train. Et quand il arrive que l’on trouve des poteaux de béton sur la voie, on parle d’acte de malveillance et non de sabotage, terme qui était encore employé le 30 janvier 2009. En revanche cibler le trafic voyageur, là le quidam ne comprend pas. Les « neuf » vivent à la campagne, dans un endroit isolé, ont une vitrine sociale : l’épicerie du village. Mais dès lors que l’image pivote, 150 policiers dit-on, plus les journalistes présents depuis la veille, ça peut évoquer les romans d’espionnage tendance politique : la taupe dormante. Les habitants étonnés découvrant que leur voisin si parfait menait une double vie. L’allure générale des comploteurs présumés, ça compte, c’est important pour ceux qui ont connu les communautaires des années soixante-dix quatre-vingt vivant dans un
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écart. Ici on a des jeunes gens bien élevés faisant de bonnes études. La surprise des voisins relève du fait divers et de son traitement habituel : l’assassin porte presque toujours les paniers des vieilles dames. Même si le grossissement des éléments peut fournir la trame narrative d’un imaginaire plus romanesque, (ce qu’avaient perçu ceux qui mirent en circulation le rapport de fin de garde à vue en le présentant comme intéressant pour les auteurs de feuilleton), cela ne suffit pas à expliquer la stupeur qui s’est alors emparée de la France profonde et des politiques patentés. On avait, d’un coup à traiter un petit noyau d’action directe. La satisfaction de la classe politique d’avoir échappé aux mouvements qu’ont connus l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne était mise à mal en l’espace de quelques heures. Et dans « l’opinion » se répandait le sentiment mêlé de stupeur d’une perte d’immunité. « Une combinaison gagnante visée »
Il faut s’intéresser aux combinaisons de tous ces éléments pour essayer d’avancer sur la question. Le côté planteurs de légumes et vente directe de ce groupe, a fait sourire Il fut considéré comme une couverture. On s’est même demandé s’il fallait le prendre en considération ! À tort, car la caractéristique pertinente, c’est précisément l’organisation autonome, (je ne dirai pas communautaire) éventuellement en noyau mais là j’emprunte à la sémantique activiste. Soit ici une forme d’organisation, sur un site vacant, pire: délaissé, dépérissant, selon les critères du développement social (voir le dernier film – 2008 – de Depardon sur les paysans). Certes, on voit cela dans les terroirs et le long des routes. Mais le comptoir de vente résulte ici d’un accord avec la Mairie. Il devient le seul commerce d’une unité résidentielle, village ou hameau, qui déborde un noyau, et n’est pas en autarcie. On pourrait se croire en pleine expérience inspirée de la psychothérapie institutionnelle. On a une production, un comptoir, un réseau, une population d’usagers, une reprise partagée de ce qui se fait au quotidien (tout au moins on peut le sup138
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poser). Tout un dispositif à créer des occasions. Imaginons un « contrat » de placement familial de quelques malades chez les habitants et nous ne serons pas loin de la vérité. Le localisme aussi est important, la critique du déplacement infini que décrivent les personnes et plus encore les marchandises, que ce soit pour ces dernières d’un bout à l’autre de l’Europe voire même d’un bout à l’autre du monde. Le localisme instaure un circuit court qui porte déjà en soi une critique, a-t-on besoin de marchandises de provenance si éloignée ? Bloquer des voies, la circulation, vient interpréter et agir cela. Les fers sur la caténaire sont peut-être une manipulation, mais c’est tomber pile sur ce qu’il fallait faire pour que la résonance soit énorme (même et surtout si ses ressorts sont cachés au public). À défaut c’est l’élément qui manquerait à sa place : le plus d’effet au moindre coût. Le côté insolite de la voie choisie, rien de central, rien d’important, aura d’autant plus d’effet du fait de son excentricité : le non-sens est à son maximum. Au-delà des marchandises, qui d’ailleurs circulent plutôt en camion, la circulation humaine représente l’impossibilité désormais de « vivre au pays », même si le pays est devenu pour beaucoup un pays imaginaire. Bloquer les trains est un acte symbolique, une action opposée à la difficulté d’une implantation et aux migrations qu’elle occasionne. Ceux qui sont là, en étant de là, deviennent une minorité. « D’autres horizons »
Cet agencement de base peut avoir des prolongements. Ceuxci existent ailleurs. Au premier degré on peut imaginer des achats groupés pour des choses non produites localement, à la manière de ces sites qui se créent actuellement (forum-achatgroupe. fr ou gapwoo. com plus localisé.) Et puis il y a le SEL (Système d’échange local) qui contourne le système bancaire en évitant d’employer la monnaie. Les Amap (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne) qui au-delà des paniers de légumes directement du producteur au consommateur tissent des liens entre celui-ci et ceux-ci. 139
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« Terre de Liens » promeut un développement coopératif visant à acquérir des terres et à les transmettre sous forme collective pour des projets éthiques. Toutes ces formes d’organisations sont des composantes possibles d’un mouvement politique en puissance. Ces associations de terrains capillarisent le territoire, débouchent directement ou indirectement, vers d’autres types d’agencements : créer des jardins d’enfants, faire revivre l’école du village, maintenir une Poste alternative, créer les conditions d’un système de soins local, s’occuper des vieux et des fous en réseau, mettre en place un système de covoiturage ou de prêts de véhicules avec un service d’entretien communautaire. On pourrait presque dire qu’avec la complicité passive du gouvernement qui abandonne le territoire, on voit s’inventer un nouveau service public et de proche en proche on arrive à une organisation autonome de petites dimensions qui de plus devra se défendre des nuisances, cultures transgéniques trop proches, ligne THT à enfouir, pratiques culturales à proscrire. Pour tout cela il faut que les gens parlent ensemble, sur un mode de démocratie participative qui va à l’encontre des formes de démocratie représentative. On le voit lors de situations conflictuelles ici et là avec les Chambres d’Agriculture qui freinent ces configurations. Ce tableau coloré, c’est déjà l’idée qu’un autre monde est possible, qui inverse la dramatisation médiatique de la crise. C’est ce qui change par rapport aux communautés de 68 souvent mal tolérées qui campaient dans les replis de la France profonde. (J’ai été étonné par le retentissement obtenu par les joyeux drilles d’un film récent comme « Volem rien foutre al païs » au sein d’un public que je pensais réfractaire.) « La menace rampante d’un changement de scène »
L’affaire de « la bande des neuf » ré-ouvre un imaginaire qui s’était fermé à la fin des années soixante-dix. Les forces constituées essayent d’en donner une image maléfique dans l’opinion car ce qui n’était pas possible en 70 tend à le devenir au début des années 2000 ? La décision de quitter la ville, consommer 140
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moins, préserver le sol, jardiner, échanger, faire la fête, dessine des modes de communications transculturelles qu’un État même déconcentré ne permet pas. Le brûlot : c’est (1) vivre regroupés dans une zone en dépérissement où l’on produit, vend, et recompose un réseau qui ne reposait plus que sur une connaissance réciproque (comme sur une carte administrative) et qui redevient un réseau d’échanges vivants où peut se conduire une réflexion sur l’état de la région, en contrepoint du monde « globalisé ». (2) Une régulation de la vie du regroupement. (3) un minimum de soutien de la part des « pouvoirs locaux ». Avec ces composantes présentes en proportions variables ces formations semblent aujourd’hui beaucoup plus nombreuses qu’on ne le croit. « En quoi ça prête à conséquences ? »
Des noyaux ou des nodules se forment qui contournent les institutions (entendre par là ce qui organise le territoire). Ici, des formes d’entraide qui déconcertent les inspecteurs de l’Urssaf qui vont s’essayer à les axiomatiser en déplaçant la limite entre échange d’aide et travail déguisé. Là, ces trocs généralisés qui font le malheur des services fiscaux (il n’y a plus de taxation), et ceux-ci vont tenter de les codifier en avantages en nature ou salaire déguisé. Là des particuliers qui vendent, localement ou pas, sur le net, et que l’on veut inscrire sur le registre du commerce au-delà d’un volume annuel. Ou encore les « vide-greniers » que les professionnels de la brocante par leur lobbying auprès des préfectures tentent de limiter. Des gens qui se sont contactés par le net se regroupent devant un magasin pour acheter en groupe. Mais le localisme ne sert pas qu’à consommer, il sert à se grouper, c’est un générateur d’occasions. 141
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Et les communautés ?
Badiou dans le « Libération » du 27 janvier parle des années 1792-1794 comme le moment où culmine une politique populaire et révolutionnaire. Il fait l’impasse sur le fait que les droits d’usages communautaires qui avaient survécu à la mise sous tutelle seigneuriale, ou s’en étaient dégagée au cours de conflits séculaires incessants, ont été abrogés par les conventionnels qui ne voulaient connaître que des citoyens individus. Les pratiques communautaires n’ont jamais eu bonne presse, c’est l’occasion de le redire. Les médiévistes nous ont rapportés comment la seigneurialisation vint à bout des zones de liberté où des communautés d’habitants vivaient et se régulaient ensemble et ce par des procédés d’une brutalité inouïe ou par des techniques plus insidieuses comparables à celles de nos mafias : inquiéter, protéger, faire payer la protection. « Une anecdote un peu longue »
Si bien que le souvenir des communautés finit par se perdre. Or à la fin du XIXe siècle le débat de société porte sur le socialisme. Est-ce un système possible ou non ? Et la question se pose de savoir si cela a déjà existé. Pour y répondre une phrase d’une ligne de Tacite extraite des « Germains » est sollicitée. L’enjeu c’est que si cela s’est déjà pratiqué, cela est donc possible et peut se reproduire ! Un débat très serré à L’Académie des Sciences Morales et Politiques ne permet pas de conclure, la phrase est équivoque et peut signifier aussi bien que les Germains pratiquaient une appropriation collective des terres qu’une simple exploitation collective de celles-ci. Le maître du débat, professeur à l’École normale supérieure fulminait contre ces errements interprétatifs, récusant toute forme collective. Mais ce débat débordait des frontières de la France, la controverse était européenne. Un jeune historien Anglais, s’embarqua, prit le train pour Paris afin de rencontrer le maître. 142
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Du train il regardait le paysage et le regarda de plus en plus attentivement. Fustel de Coulanges, car c’était lui le maître, lui renouvela sa critique de ces prétendues formes collectives d’exploitation. Il entendit alors son très jeune collègue, l’inviter, timidement à faire un voyage dans les plaines du nord du bassin parisien afin qu’il se rende compte par lui-même que les champs sont disposés en longueur, et qu’à l’époque où ce paysage s’est façonné, il n’était pas possible à un cultivateur avec un seul cheval ou une paire de bœufs de tirer une charrue sur une si grande longueur dans un sol profond. Il fallait deux paires, plusieurs hommes et cela dépassait les moyens d’un agriculteur individuel. On passait des textes au terrain. Plus tard, l’école dite des paysages agraires allait prendre en compte la façon dont un groupement humain s’inscrit dans son espace et entre autres paysages les « champs en lanières ». Certes le scénario est plus complexe, on sait que dans les terroirs d’autres personnages intervenaient : les seigneurs imposaient moyennant redevance l’utilisation de leurs bêtes pour par exemple battre le blé, et de plus sur leur aire. Les paysans n’avaient droit qu’à une part contractuelle, le seigneur percevant les droits dus pour cela, puis il y avait à s’acquitter des péages lors des transports. Il faut donc déchiffrer de vieux documents pour faire la part de l’exploitation communautaire et celle de la soumission collective. Labrousse, spécialiste de l’histoire économique du XVIIIe et des mouvements insurrectionnels d’avant 1789 insistait sur le prix de cela : « 100 lieues doublent le prix du blé » répétait-il et les émeutes du pain nous ont laissé des souvenirs d’histoire : les accapareurs, la guerre des farines… Les péages furent supprimés progressivement, très souvent par les titulaires eux-mêmes qui se voyaient imposer par le pouvoir royal une obligation d’entretien des voies. Ils préférèrent passer la main et transformer les sites en auberge, (puisque les gens avaient l’habitude de s’arrêter là, autant
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les faire boire), l’auberge devenait un autre moyen de faire rentrer de l’argent. Pour la petite histoire, l’abolition des privilèges et droits seigneuriaux buta sur le fait que les péages existaient aussi aux portes des villes, au profit de celles-ci. Les conventionnels reculèrent sur cet assèchement des finances communales. Si bien que les péages devenus octrois ne furent supprimés définitivement qu’en 1948. La génération d’avant-guerre a entendu parler de l’octroi qui percevait des droits sur l’introduction en ville de marchandises basiques comme le vin, le café, le sucre, l’huile. Du coup le vin, on en consommait beaucoup de l’autre coté des « barrières ». Les exceptions devenaient si nombreuses que l’employé d’octroi exerçait une profession annexe (celui dont j’ai entendu parler qui officiait à l’entrée de la ville où j’étais enfant ressemelait des chaussures). « Pour en revenir au sujet : production et vente locales »
Quand les agriculteurs-arboriculteurs s’en prennent à la grande distribution pour l’écart qu’ils relèvent entre le prix à eux payé et le prix public qui se décompose en coûts et en marges, c’est encore facile s’il s’agit par exemple de pêches produites autour d’Avignon et commercialisées au Champion local. Quand il s’agit de courgettes provenant du sud de l’Espagne où elles sont cultivées sous serre en grande quantité, hors sol, sur de la laine de roche et alimentées artificiellement, par des marocains sans papiers pour être vendues dans le Nord de la France après 2 000 km en camion, voire plus loin, les formes de résistance sont plus difficiles à mettre en oeuvre. Il y a l’action directe : le camion est vidé sur la route. Il y a l’action indirecte : on peut s’abonner à un circuit court, en fait il y a beaucoup de formules, mais certaines sont génératrices d’un lien entre l’exploitant et un groupe de consommateurs qui par ailleurs se groupent au-delà de l’intérêt immédiat d’avoir de bonnes carottes terreuses. Dans un de ces groupes parisiens, ne vit-on pas le maraîcher appeler au secours, il n’allait pas pouvoir assurer sa livraison hebdomadaire en raison d’une sciatique ! Et après concertation par le net et le téléphone, un 144
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« commando » de ses clients alla faire les paniers à la ferme. Ce sont des questions qui sont faciles à traiter en zone rurale où des gens proches ont une démarche quasi militante pour faire vivre le terroir qui se vide. En ville où l’on a affaire à du trop plein de tout, ce type de structuration est plus étonnant et prometteur. Ce qui retient mon attention : c’est que se réalise silencieusement une capillarisation humaine sous des formes variées à des rythmes différents avec des facteurs culturels souvent importants (je pense à la région de Lorient et au réseau Cohérence) qu’aucune « offre » politique ne peut concurrencer par des discours idéologiques qui emmerdent tant de monde. Le ton des fanzines, revues, publiés est aussi très varié mais s’en dégage une intensité qui cherche ses voies. Je ne vois pas là pour autant une voie royale vers une société différente, on n’est pas dans un Walt Disney. Il y a un moment où ça bute, où des choses se mettent en travers, il y a une tendance forte à marchandiser le bien commun. J’apprends qu’aux États-Unis, Monsanto propose une loi interdisant les potagers ! Mais ça fait partie du processus de rencontrer des problèmes, d’autres personnes, de sortir de l’entre soi, d’apprendre à parler avec des gens allumés eux aussi mais pas de la même façon, de résoudre ces questions au fur et à mesure, voire de perdre ici certains, gagnés par des prébendes, etc. etc. II — Communautés, écologie, écosophie
Les orientations communautaristes prennent en compte un certain type d’engagement écologique, voire, écosophique pour reprendre ce terme, introduit au début des années soixante-dix par Arne Naess. (Naess avait occupé la chaire de philo de l’université d’Oslo dont il démissionna en 1969 pour mettre en accord sa vie et ses options.) Celui-ci différenciait l’écologie « étude des conditions de vie des organismes en interaction les uns avec les autres et avec tout ce qui les entoure, que ce soit organique ou pas » de l’écosophie qui n’a pas de prétentions scientifiques, démarche 145
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intuitive et compréhensive comme l’indique le suffixe « sophie » : esprit et sagesse, contrairement au suffixe « logos ». Dès lors la question qu’il se pose c’est : « de quelle manière faisons-nous l’expérience du monde et comment l’exprimer ? » Remarques de David Rothenberg dans son introduction à « Écologie, Communauté et style de Vie » de A. Naess.2 D’où cette question de l’expérience du monde : par où doit-elle passer pour foisonner sachant que c’est celle du monde humain et non humain et que la part non-humaine est majoritaire dans notre milieu. Il faut écarter l’hypothèse « qui fait de cet environnement un simple cadre pour le vécu psychiquement significatif plutôt qu’un élément constitutif de ce vécu », écrivait Searles3 en 1960. À cela Searles opposait un type de lien qualifié d’apparentement. À savoir un état où l’on accepte de se sentir lié au monde non humain tout en n’étant pas fusionné à celui-ci, et donc sans la charge d’angoisse que peuvent receler les dérives vers un état d’indifférenciation. Retenu par la conscience d’appartenance à une communauté humaine. Usuellement cet apparentement avec le milieu non humain offre l’occasion d’une acceptation plus totale de soi-même et cette extension de capacités permet davantage de voir ses semblables comme soi-même, dès lors on est plus enclins à les accepter. Searles approfondira cette question, durant sa pratique de psychiatre psychanalyste vouée à la thérapie des psychoses en institution à Chesnut Lodge, à propos de ces « expériences d’union subjectives avec le milieu non humain qui peuvent marquer un tournant décisif dans la phase qui suit les graves crises, celles où nous jette une perte tragique, celles où le désespoir nous donne le sentiment d’être radicalement coupés du monde extérieur. Pour surmonter de telles crises, il arrive qu’il nous faille accomplir une régression transitoire jusqu’à un stade archaïque du moi qui nous permet de renouer le contact avec le monde environnant grâce initialement à une expérience 146
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de fusion totale avec lui comparable à celle que nous avons connue dans la petite enfance ». Ce qui, soulignait Searles est particulièrement difficile pour certaines personnalités qui n’ont pas accès à ce stade archaïque et se vivent environnées par des choses malignes et des humains également tout puissants et malveillants. B. Mytnik dans son livre IVG fécondité et inconscient dont Chimères avait publié dans son numéro 66/67 un Lu-VuEntendu rapportait des rencontres cliniques de ce type avec des femmes en perte de fœtus, traversant de véritables expériences d’anéantissement souvent sans même pouvoir commencer à en dire un mot, en allant puiser dans une sensorialité primitive. Scènes éprouvantes mais vitales, ces traversées sans garanties le sont encore moins si elles ne trouvent pas le cadre d’une coprésence attentive mais non intrusive, cadre que les politiques de santé s’ingénient à mettre à mal en favorisant tout ce qui peut être imaginé comme systèmes défensifs au nom de la protection de la société, de la rentabilité et d’un formatage des pratiques en vue de leur évaluation quantifiée. Voilà pour la trame, maintenant : l’état des lieux.
D’abord à propos de l’écologie, du catastrophisme écologique, il y a dans ces prophéties sur la destruction du monde, assénées ou insinuées, quelque chose qui dépasse les préconisations : nécessité du tri sélectif, économie de l’eau, réduction des émissions de Co2 etc., etc. Même si celles-ci ne sont pas sans fondement. Un livre intéressant d’un biologiste devenu géographe Jared Diamond : Effondrement (2006 pour l’édition française, Gallimard) passe en revue l’histoire, terminée, de quelques sociétés qui se sont acharnées aveuglément à se perdre pour n’avoir pas su choisir la voie de leur survie, sociétés, il est vrai, alors relativement isolées. Ce qu’on lit repose généralement sur le postulat déjà dénoncé par Searles à propos de la psychiatrie de son temps, mais en est-on si éloigné quelques cinquante ans plus tard ? D’un côté les humains, de l’autre la nature, les premiers détruisant avec empressement ou pour le moins aveuglément la seconde. 147
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Ce postulat peut être utilisé si l’on s’intéresse soit aux politiques environnementalistes, soit aux recherches scientifiques sur le milieu où l’on vit. Mais si l’on refuse cette bipartition, il faut choisir une autre voie : celle qui ré-évalue la nature du lien humain-non humain. Ce n’est pas une nouveauté mais la montée de ce catastrophisme ambiant en rend plus intéressant les tenants et aboutissants. Il faut repartir de l’idée que l’environnement ne peut être réduit à un cadre, un milieu sur/dans, lequel les humains s’activeraient, mais qu’il y a une co-naturalité entre le vivant humain et le non humain vivant. Et ensuite que les devenirs humains ont eu à passer par un stade où ils ont dû s’en reconnaître séparés de ce non humain pour le mettre à distance. Pour Searles, mais il n’est pas le seul, les premiers contacts avec ce qu’il qualifie, lui, d’environnement non humain, sont tellement chargés de catastrophe en puissance que le psychisme en garde des traces. Celles-ci devront au cours du processus de maturation être dissociées de l’expérience consciente. Dès lors ces traces vont stagner en tant que corps étrangers non assimilés, à l’intérieur de la personnalité. Je ne dis pas de l’espace mental car je ne pense pas ces traces comme mentalisées. Le catastrophisme écologique, est évidemment en résonance avec le potentiel destructeur de cette bombe à retardement que l’on transporte. Et nous voila tous terroristes et/ou terrorisés. Mais comment ? Cette dissociation entre ces traces et l’expérience consciente est à l’origine de multiples travaux personnels pour renforcer cette dissociation. C’est-à-dire pour maintenir non-envahissants les corps étrangers, et là, sera favorisé le développement de l’illusion d’une maîtrise des correspondants conscients de ceux-ci : l’écologie telle qu’elle se parle même si ce processus est aveugle. Ca coûte beaucoup d’énergie, ça mobilise aussi des peurs, reviviscences de terreurs passées, sentiments de la plus totale impuissance comme d’être sans recours, peurs qui devront trouver des prolongements résignés. 148
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Ce cheminement se fait sous la double menace de « la fusion subjective avec un monde chaotique et de la perte d’un monde aimé identifié à notre soi » (Searles). Ce que je souligne ici, c’est que l’idéologie écologiste produit des discours que l’on peut ressaisir en termes de production, de diffusion de peurs et d’impuissance, parsemés de points de résistance en lutte contre la destruction. Mais que l’élément le plus actif est celui qui renforce la barrière, la limite, qui en chacun de nous sépare le chaos potentiellement destructeur des expériences plus ou moins bonnes que l’on a stocké en nous. Expériences qui nous servent de lest stabilisateur et que l’on considère comme une « extension harmonieuse de notre soi englobant le monde » (Searles). Mais ce renforcement et son étanchéité accroissent le poids de l’horreur enclose et empêchent la circulation des fractions de la part symbiotique qui psychiquement traitables du fait de leur fractionnement nous permettraient d’approfondir nos capacités propres. Voilà déjà un point sur : « à quoi sert l’écologie catastrophiste ». Reste une autre difficulté : ce qu’il en est de notre fréquentation de cet environnement non humain, de ce vivant nonhumain qui n’existe pas que comme trace mnésique, avec lequel nous sommes en rapports permanents et qui nous est désormais présenté comme un monde menaçant ruine, comme une extension disharmonieuse du monde englobant notre soi (pour renverser la formule de Searles). Bref, quelle est la nature du lien psychique avec le monde qui nous entoure ?
Il y a des auteurs qui ont magnifié ce sentiment d’apparentement, et ont su l’exprimer, par exemple Thoreau et son immersion symbiotique dans une nature sauvage à Walden. J’y ajouterai W.G. Sebald mais lui il en travaille l’envers, la ligne de fracture entre nature et société, ligne qui, dit-il, traverse notre constitution physique et psychique. Là où ces plaques tectoniques frottent l’une contre l’autre est le siège de la douleur et il concluait, « je n’ai nulle envie d’y échapper ».
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Cela prend la forme de périples dans des paysages urbains et ruraux à la fois hypnotiques et minutieux qui deviennent des promenades dans le temps. Je me questionne souvent sur la nature du monde urbain ou rural tel que déchiffré en continu par mes congénères, je ne vais pas m’étendre sur les multipolarités du monde que déchiffre en permanence un rural : sol, ciel, faune, végétal… Mais qu’en est-il d’un urbain ? J’avais eu le projet, il y a bien longtemps, d’un travail sur les symboles accompagnant les migrations pendulaires, c’est-à-dire sur ce à quoi on s’expose entre habitat familial et site professionnel. Du milieu familial résidentiel, de ses fréquentes oblitérations télévisuelles et du milieu professionnel, on sait à peu près ce qu’il en est. En revanche, entre ces deux ensembles : le trajet, ce qui le borde, les pensées du trajet, à quoi est-on exposé ? Quelles symboliques l’accompagnent ? Ca reste plus flou. Par exemple les assoupis du métro récemment photographiés dans la RILI4 n° 7 donnent un type de réponse. On demandait récemment à Michel Serres quel était pour lui le comble de la laideur ? Il mentionnait en bonne place les entrées de ville : entrepôts, hangars, publicités. Ces zones de non-vie qui constituent les seuils des villes. Autrement dit des espaces de transitions qui sont des zones de désolation. Certes cela peut heurter de louables sentiments esthétiques, mais plus encore, dès lors que cela devient en arrière-plan un passage obligé, qui ne se remarque plus, comme s’il allait de soi, quel effet cela produit-il, quel déchiffrage subliminal ? N’y a-t-il pas un espace possible entre cette imposition d’une figuration de la destruction, et le refuge derrière une protection individuelle, dans un quant à soi exacerbé ? Et ce qui s’ensuit : difficultés du côtoiement, perte du sens du proxime. La protection individuelle devenant un enfermement dans une cellule individuelle (entendre familiale). Où pour reprendre ce que je disais ci-dessus l’urbanisation croissante modifie le rapport à l’humain et au non-humain vivant, sur le mode d’une séparation cherchant l’étanchéité. 150
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Je laisse de côté les ersatz : animaux domestiques et fréquentation assidue des jardineries. Mais la voie ainsi coupée au non humain en soi ne laisse à celui-ci que son effet potentiellement destructeur car c’est sa valence de refuge, de recours, re-initialisante en somme, en cas de vacillement de l’être, qui lui est coupée. Aspect destructeur qui renforce encore les peurs urbaines et les pathologies de l’insécurité : décompensations, paniques et celles de l’isolement cellulaire familial : violences, pactes incestueux. J’aimerais esquisser pour le moins cette question du vivant non humain en milieu urbain, ou comment on peut récupérer, je ne dirais pas une maîtrise mais un rapport pratique à celuici. Faut-il en repasser par un rapport restauré au vivant ? C’est certainement une voie. Mais comment ? Jerry Rubin dans sa radicalité visait sans doute cela, quand il disait : « c’est possible quand avec des voisins on voit brûler et sa maison et la leur… » Beaucoup tournent autour cette idée du voisinage et pensent à des modes festifs. N’y a-t-il pas quelque chose d’inouï dans ces fêtes de voisins où des gens qui habitent depuis des années à quelques mètres les uns des autres et qui pour la première fois se parlent un peu, doivent inventer les formes langagières pour accommoder ce changement de distance qui fait effraction, n’ayant pas la ressource des chiens qui peuvent se renifler. Mais l’occasionnel ne fait pas continuité. L’idée qui se fraye là est celle du passage par une coupure. Autres voies: le développement d’échanges matériels en réseaux, je parlais plus haut des Amap (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne). Soit en ville des petits regroupements de quartiers d’une cinquantaine de personnes, mais sur une zone qui doit compter 5000 à 10000 habitants et parmi ces 50 seulement un tiers d’actifs, principalement des femmes, qui tiennent le groupe. Ceci dit la formule telle que développée est exponentielle: des humains, des productions, des sites…
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Gilles Clément jardinier paysagiste vise sous le terme de jardin planétaire à exposer les humains à des espaces verts vivants, en mouvement naturel par opposition aux parcs et squares ordonnancés. Au Japon, l’université de Shibuya, quartier de Tokyo, université sans locaux, sans enseignants, ne délivrant pas de diplômes met des personnes vivant ou travaillant dans ce quartier en relation pour des partages de savoirs dans lesquels le cadre, à savoir la ville est présent. Mais il s’agit encore là, de l’humain à l’humain, qu’en est-il du rapport de l’humain au non-humain ? Comment aborder en ville le rapport au non humain ? Alors que déjà la topographie de la ville où l’on habite est si souvent une image morcelée. Par exemple, mon attention est souvent appelée par les dates des immeubles, Napoléon III, débuts de la Troisième République. Quand je pense aux changements majeurs dans les modes d’être qui nous séparent de ces temps, plus de cinq générations et l’on vit dans les mêmes espaces. Cela me paraît également inouï : essayez de vous représenter la vie de ces familles, leurs vêtements, leurs modes d’être sur ces scènes, imaginez un homme en chapeau haut de forme et redingote, accompagné d’une femme en crinoline descendant votre escalier, éclairé au gaz, pour monter dans un fiacre. Par rapport aux changements du monde il y a là une constante qui bien que limitée m’étonne : qu’on puisse habiter là, dormir dans un lit qui avait sans doute la même position dans la pièce, alors qu’on récuserait tous les autres éléments de cette époque : vêture, chauffage, manières de table, fiacre, représentations du cadre, etc., sans avoir ça dans un coin de sa tête. Et les cités ? Sur les cités tout a été dit, alors je ferai juste une remarque rapide. Il arrive que les aménageurs officiels fassent souffler une barre pour améliorer le cadre de vie des habitants, passé l’instant du spectacle, il est vrai impressionnant, j’ai été frappé par le manque d’enthousiasme des habitants voisins comme si flottait dans ces amas de gravats une part d’eux-mêmes.
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Si j’essaye de donner du sens à ces remarques je poserai une question : est-ce que ce n’est pas une voie possible d’un rapport au monde en ville que d’en passer par moments par le monde disparu, en fait des traces, pour accéder au nôtre. Ce que ne permettent pas les musées et figures du Patrimoine, immobilisés dans leur fonction, alors que les « fantômes » eux le permettent ? Autre exemple tiré cette fois-ci de l’isolement cellulaire familial où comment le rapport tant à l’humain qu’au non humain tel que biaisé par l’auto-enfermement se transmet à la descendance. Et en milieu urbain cette charge négative se transmet avec un effet multiplicateur, si elle n’est pas contrée. J’ai longtemps travaillé au « Coteau », centre psychothérapique pour enfants, qui reçut durant ces années-là plus d’un millier d’enfants. Les assistantes sociales rapportaient en réunion l’ambiance familiale qu’elles percevaient et les dires des parents. J’ai été surpris par la fréquence des plaintes des parents quant à leur activité professionnelle (à l’époque, la majorité avait un travail). Sans doute que cette plainte faisait partie d’une rhétorique du négatif de mise et que les ambiances professionnelles pouvaient dans leur contexte comporter des moments de plaisir (curieusement ? Les voleurs, il y en avait, n’avaient pas un rapport catastrophique à leurs occupations). Quoi qu’il en soit, les incidences que cela pouvait avoir sur la constitution de l’espace mental des enfants et de ce qu’ils pouvaient y mettre se résumaient par cette formule terrible : « si mes parents peuvent être liés à quelque chose qu’ils doivent subir et qui n’a pas de valeur pour eux, ce qui les lie à moi en a-t-il une ? » Ce lien négatif pouvant être confusément perçu comme un lien à un monde extérieur où s’indifférenciaient l’humain et le non humain. Il n’y a pas lieu de s’étonner de l’« effet de destruction » récolté 10-15 ans après ces semailles. Ce qui réunit ces deux exemples, c’est un rapport à un milieu sans passé, ni visibilité d’un futur vivable, indépendamment des aspects économiques. 153
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Comment contrer cette charge négative, comment créer de l’intérêt collectif pour ce qui est au-delà de sa porte… ? Quels modes participatifs orientés vers ce proche, pour s’y impliquer, ne serait-ce que pour le faire déjà entrer dans son champ perceptif. Il n’y a plus de badauds que pour les accidents comme si seul l’accident pouvait se frayer un chemin au travers de l’indifférence protectrice. Ou les « grands événements » : 11 septembre, Katrina, et quoi après ? À cette indifférence, même les précaires qui vivent dans la rue contribuent, trop de sollicitations tuent la sollicitation, on ne répond plus à qui vous aborde et à leur insu, ils participent à ce renfermement des gens, et certains iront même jusqu’à penser que la très relative complaisance des pouvoirs publics pour ce statu quo s’explique par ce fait paradoxal que les « vagabonds » qui furent longtemps interdits de séjour dans la rue y sont désormais de plus en plus nombreux comme chez eux, et contribuent à faire s’enfermer chez eux les citoyens promeneurs. En introduction je posais la question d’une logique à l’œuvre, dans la montée des peurs, dans l’angoisse sociale diffuse. Un politologue américain Corey Robin dans un livre récemment traduit, La peur, histoire d’une idée politique (Armand Colin, 2006), traite celle-ci comme une production mise en œuvre par le pouvoir dans les démocraties. Il s’agit essentiellement des USA, et ce du Maccarthysme à l’après 11 septembre. Cette construction s’oppose à ce qui serait une peur intérieure, émotionnelle, diffusant dans le corps social où elle trouverait ses points d’accrochage. C’est à la première qu’il s’intéresse, la seconde n’en étant en somme qu’une résultante, la thèse est discutable. Mais ce qu’il est intéressant de noter, c’est que ce processus aboutit à une fragmentation rampante de la société. Or ce processus met à mal, voire détruit les corps intermédiaires, les équipements collectifs (au sens large) dont Corey dit qu’ils ne garantissaient pas les sujets de la peur, voire même, que plus les sujets sont intégrés dans des réseaux, plus
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ils sont touchés par cette angoisse sociale, ce qui mériterait discussion pour l’Europe. Ce que je retiens c’est que cette destruction voulue contribue à rendre les liens sociaux invisibles et par une ruse de la raison génère en retour les craintes des gouvernants. Quoi qu’il en soit, cette notion de fragmentation me paraît intéressante car elle marque que les moments de séparation ont pris le meilleur sur les moments de solidarité (Jonathan Simon, Gouverning through the crime, 2007). Et de ce fait, ce qui devient important c’est cette multitude de frontières à garder pour interdire le passage entre les îlots de la société régis par des codes différents, mais tous plus ou moins étanches. Pour reprendre, ici, l’idée de l’exposition, du « à quoi est-on exposé », deux polarités jouent un rôle de plus en plus important, l’une celle d’un délaissement, vécu et partagé dans le concret du quotidien dans de nombreuses couches de la société. Visible, quand il saute aux yeux, dans la rue, aux portes des magasins d’alimentation, aux distributions des restaurants du cœur. L’autre polarité moins directement visible, c’est celle de l’enfermement, très présent sur les médias, l’emprisonnement, les structures fermées, les rétentions ciblées, etc., mais j’y joindrai l’auto-enfermement, les sites sécurisés. Dès lors ce qui socialement importe ce n’est pas tant ce qui se passe à l’intérieur de ces limites érigées. On laisse les prisons et les hôpitaux en déshérence du moment qu’ils sont bien clos et au sein des familles, les folies privées peuvent se développer jusqu’à ce qu’apparaisse à la fenêtre le forcené, là on envoie le RAID. Deux polarités se retrouvent également sur le plan psychique. Viennent consulter des sujets chez qui le sentiment d’abandon alterne avec le sentiment d’intrusion qui menace en permanence. Ici une parenthèse, au centre le Coteau l’arête vive théoricopratique des prises en charge devint la question de la séparation et les niveaux sur lesquels elle opère. Séparation entre soi et l’autre, séparations intra-psychiques entre les imagos, entre sa part symbiotique et sa part relationnelle, entre le conscient et l’inconscient avec les retours inconscients. 155
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Mais ce que l’on ne percevait pas encore, c’est que les devenirs sociaux dominants tendaient à découpler le binôme séparation/liaison pour en hypostasier un pole : celui de la séparation. Mais séparation sans liaison n’est plus qu’isolement. Et pour parvenir à l’état d’apparentement avec le monde non humain, Searles rappelle que l’homme doit avoir été capable de le mettre à distance, c’est-à-dire de s’en être reconnu séparé, mais pas exclu et ce pour pouvoir le retrouver. C’est quand même étonnant ce parallèle possible entre des polarités sociales abandon / enfermement et des polarités psychiques en va-et-vient entre un sentiment d’abandon et une menace d’intrusion dont on sait que les oscillations marquent un trouble de la fonction symbolique. En somme, on assiste à la montée en puissance d’une machine à produire de la désymbolisation à tous niveaux ce qui fait proliférer imaginaires et courts circuits réactifs. C’est la meilleure disposition pour se laisser prendre dans ces spirales actogènes qu’au pire on retrouve si souvent dans les faits divers. On sait, que l’on accepte d’autant plus autrui que l’on a conscience d’une parenté avec l’environnement non humain, mais si l’on renverse la formule on dira : moins on a développé cette conscience, moins on accepte autrui. Et ce n’est pas un bon signe si la signalétique la plus récente dans les moyens de transports publics à Paris vise à rappeler aux usagers circulant dans des moyens de transport souvent bondés qu’ils ne sont pas seuls au monde ! À l’inverse, le sentiment d’apparentement : c’est percevoir ses semblables et soi comme enchaînés par de multiples liens structurels et fonctionnels au monde non humain, ou en résumé être séparé tout en étant relié. Conclusion en forme de résumé
L’emballement de tout l’échiquier politique à propos de l’affaire des neuf de Tarnac, s’est traduit par des productions liées aux positionnements politiques des uns et des autres, mais pas seulement. Il est à noter que sur l’échiquier politique, c’est essentiellement sur le texte « l’insurrection qui vient… » que le débat se centre. 156
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Comme si un pacte visait à ramener l’affaire à un débat d’idées, ce qui n’est pas pour autant la minimiser, mais la question communautaire reste anecdotique. L’assise communautaire supposée de ce texte mérite plus que les qualificatifs humoristiques d’épiciers de village, cultivateurs de légumes. C’est donc l’aspect communautariste intégré de cette affaire que j’avais retenu, et la prolifération de mouvements capillarisant un territoire, créant et se nourrissant d’occasions tous azimuts : rencontres, échanges matériels, services, trocs… et comme il faut bien un point de rupture pour montrer que l’on n’est pas dans un conte de fées, il sera offert par un acte visant les voies et moyens de transport, et ce quels qu’en soient les auteurs. Voies de transport qui entre autres fonctions supposables ont celle de déterritorialiser et détruire les vicinalités, et partant les formations communautaires en puissance. D’ailleurs à propos de contes de fées, les lobbies conservateurs américains avaient dès 1982 pris la mesure du potentiel dangereux (pour eux) de cette frange de l’écologie qualifiée alors « d’anti-productiviste » se distinguant du marécage environnementaliste. D’où mon questionnement sur les communautés écologistes, en tant (1) que réseau local et (2) s’inscrivant dans un ensemble qui se cherche, et s’étend. Toutefois cette nébuleuse, prête à sourire, parce que précisément c’est une nébuleuse. Ce questionnement débouche sur le vice d’origine qui parcourt cette nébuleuse et qui participe également aux peurs communes en jouant sur une angoisse de fin du monde enfouie dans notre chaos individuel. Comment ? Ce vice d’origine, c’est ce postulat d’un rapport humain/milieu où le second n’est en quelque sorte que le terrain d’exercice, le contexte du premier et donc est par rapport à celui-ci dans un rapport d’extériorité. 157
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C’est la négation d’un rapport de co-naturalité et dans son prolongement de ce sentiment d’apparentement, pour reprendre l’expression de Searles, entre l’humain et le vivant non humain. Cette séparation renforce les polarités : d’une part l’image négative d’un monde menacé de destruction, menaçante de ce dont il se charge, et d’autre part la « bonne série » : mobilisation pour la préservation de celui-ci, culpabilisation de n’en faire pas assez, etc., etc. Mais si l’on poursuit encore, cela fait système : car le négatif ambiant entrant en résonance avec le négatif initial stagnant dans nos psychés, s’en grossit et pour s’en préserver l’enferme dans un clivage qui rend celui-ci indisponible pour des allersretours positifs, c’est-à-dire vers ce qui est la condition de ce sentiment d’apparentement. Alors qu’une mise à l’épreuve d’un autre type de rapport, un apparentement inventant ses formes, développerait des circulations entre ces deux faces et un autre rapport au monde. Notes 1- Maître Irène Térrel est avocate des neuf de Tarnac, Les mardis de Chimères, 20 janvier 2009, http://www.revue-chimeres.fr/drupal_chimeres/?q = node/262 2- Texte paru initialement en norvégien et remanié de 1971 à 1976, traduit en anglais par Rothenberg et publié en français en 2008 aux éditions M.T. 3- « L’environnement non humain » 1960 et 1986 pour la traduction française chez Gallimard. 4- Il s’agit de la Revue internationale des livres n° 7 qui contient par ailleurs une importante contribution sur la « passion des catastrophes dans l’histoire »
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