ENTRER DANS LE MOULE. POÏÉTIQUE ET INDIVIDUATION CHEZ SIMONDON par ludovic duhem

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Entrer dans le moule. Poïétique et individuation chez Simondon Ludovic Duhem

J’assiste à l’éclosion de ma pensée Arthur Rimbaud

« Entrer dans le moule ». Cette expression désigne une exigence : celle de penser la réalité artistique selon la genèse. Mais une telle exigence paraît exorbitante pour la philosophie de l’art. “Exorbitante”, elle l’est en deux sens : au sens propre, cela signifie qu’il faut tracer une voie en dehors de l’orbite stable de toutes les questions traditionnelles relatives à l’art ; au sens figuré, une telle direction excentrique est à proprement parler excessive, c’est-à-dire qu’elle en demande trop à la philosophie de l’art qui devrait renverser ses principes pour la tenir. « Entrer dans le moule » est donc ici la formule du problème posé à la philosophie de l’art comme problème qu’elle ne peut résoudre qu’en entrant en contradiction avec ses propres exigences fondamentales : 1. l’œuvre est ce qu’il faut expliquer et ce à partir de quoi toute explication est possible ; 2. donnée à la sensation et à la pensée du sujet, l’œuvre est à la fois l’origine absolue et l’horizon indépassable de toute connaissance de l’art ; 3. l’unité, l’identité, et le sens de l’œuvre sont indépendants des circonstances et des moyens de sa création. Et si les conditions et les modalités de la genèse de l’œuvre participent effectivement de son existence, en tant que l’œuvre d’art est un produit empirique de l’effort et du savoir-faire humains – comme ont pu le reconnaître, non sans ambiguïté, la plupart des philosophes de l’art depuis Aristote –, ces conditions et modalités de la genèse n’entrent cependant en aucune manière dans son essence, dans ce qu’elle est en vérité. L’œuvre est certes une chose faite, mais le “faire” qui l’a faite comme “ouvrage” n’est pas ce qui la définit comme “œuvre”. Telle est la formule symétrique qui fait de l’œuvre ce qui outrepasse tout faire, définissant par là l’injonction inflexible de la philosophie de l’art à penser l’œuvre selon son infaisable essence. Plutôt que d’entrer dans le moule, l’exigence fondamentale de la philosophie de l’art est donc, à l’inverse, celle de se tenir en dehors du moule, à l’écart de l’opération de moulage, à l’abri du jeu de la matière et des tropes de la forme. Si l’anthropologie, l’histoire et la technologie peuvent en effet nous renseigner, c’est-à-dire nous donner des informations factuelles sur l’œuvre comme produit culturel résultant d’un ensemble de circonstances, tout ce savoir accumulé reste périphérique au noyau réel de l’œuvre en tant qu’œuvre. La philosophie de l’art peut certes tenir compte de telles données pour décrire tel ou tel aspect de l’œuvre, mais ce qu’est l’œuvre en tant qu’œuvre demeure intouché par toutes ces sciences réunies. Pour la philosophie de l’art, l’essence de l’œuvre 225


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