La Louve et la Croix - extrait

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S.A. Swann

La Louve et la Croix

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nine Cordier

Bragelonne


Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant

Titre original : Wolfbreed Copyright © 2009 by Steven Swiniarski © Bragelonne 2010, pour la présente traduction Illustration de couverture : © Joel Jensen/Istockphoto ISBN : 978-2-35294-417-1 Bragelonne 35, rue de la Bienfaisance – 75008 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr


Ce livre est dédié à Michelle, mon épouse, pour m’avoir soutenu…


Remerciements Ce genre d’ouvrages implique d’importantes recherches et, si je ne peux indiquer toutes mes sources, je voudrais toutefois citer The Northern Crusades, d’Eric Christiansen, sans doute le meilleur livre sur la période traitée auquel j’ai eu accès. Je voudrais également mentionner le site The Orb : On-Line Reference Book for Medieval Studies (http://the-orb.net), qui m’a fourni bon nombre de renseignements, notamment sur les règles et les statuts des chevaliers Teutoniques. Grâce à Google Books, j’ai pu me procurer divers ouvrages des xixe et xxe siècles, dont The History of Prussia, en deux volumes, du capitaine W.J. Wyatt, et Die altepreußsischen Personennamen, de Reinhold Trautmann. Je souhaiterais également remercier le cercle de lecture Cajun Sushi Hamsters dont les membres ont lu une partie du roman avant qu’il soit achevé. J’aimerais aussi remercier Eleanor, mon agent, pour le rôle qu’elle a tenu dans cette entreprise et pour ses excellentes suggestions, de même qu’Anne, mon éditrice, pour avoir publié ce livre et m’avoir elle aussi prodigué de précieux conseils.

Enfin, et surtout, je souhaite rendre hommage à Lynn Okamoto, l’auteur du manga Elfen Lied, qui a inspiré ce livre.


Prélude A n de gr âc e 1221

A

u cœur des sombres forêts du Burzenland qui s’étendent au sud des Carpates, frère Semyon von Kassel, chevalier de l’ordre de l’Hôpital Sainte-Marie-des-Allemands de Jérusalem, courait comme s’il avait le diable à ses trousses. Sa cotte de mailles était constellée de boue, ses cheveux et sa barbe hérissés de feuilles et de brindilles, et il avait le visage maculé de suie et de sang séché. De ses lèvres crevassées s’égrenaient des chapelets de Pater Noster. Le fourreau de son épée pendait, vide, le long de sa hanche, et la dague luisante qu’il serrait dans sa main était trop richement ornée pour être celle d’un chevalier Teutonique. Les yeux écarquillés, il scrutait la pénombre d’un regard dur. Il suivait les ornières creusées çà et là dans le sol meuble. Parfois, une trace de sang, qui était devenue en séchant aussi noire que le goudron, marquait un tronc d’arbre. Il avait déjà trouvé une demi-douzaine de pièces d’armure appartenant à ses frères d’armes : heaumes, gantelets, cuissards souillés de sang auxquels étaient parfois accrochés des lambeaux de chair. Autant de signes qui attestaient la mort de ses frères d’armes et confirmaient les révélations de ce prêtre païen qu’il avait brûlé au fer rouge et dont il avait pris la dague, celle-là même qu’il tenait

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désormais à la main. Semyon espérait que, dans les tourments de son supplice, l’homme avait dit la vérité. La bête qu’il traquait ne cherchait nullement à dissimuler ses traces. Pourquoi l’aurait-elle fait ? Quel insensé aurait osé arpenter ces forêts pour l’y débusquer ? Quel inconscient aurait été assez téméraire pour affronter une créature qui chassait l’homme comme l’homme chasse le lièvre ? Elle avait tué onze hommes. Tous armés d’une épée, d’un bouclier et de la grâce de Dieu. Ils auraient dû être douze si le maître du prieuré n’avait pas éloigné Semyon afin qu’il médite sur ses péchés. Son défunt maître avait voulu le châtier pour ses tendances à la cruauté. Semyon savait à présent que la main de Dieu était sur lui car, tandis qu’il méditait sur ses fautes, le terrible sort qu’avaient connu ses frères lui avait été épargné. Il avait quitté le campement décimé pour se lancer à la poursuite du prêtre païen, la région étant gangrenée par la croyance en de faux dieux. Le prêtre était passé de vie à trépas par l’entremise du feu sacré allumé de ses mains, non sans avoir au préalable révélé à Semyon l’existence de la bête qui avait anéanti les chevaliers. Une fois de plus, Semyon pria pour que les dernières paroles du prêtre n’aient pas été mensongères. La piste le mena à un arbre abattu. Les branches griffues s’accrochèrent à sa cotte de mailles et lui égratignèrent la peau tandis qu’il escaladait l’obstacle, puis il se retrouva à l’orée d’une clairière de cinquante pas de large. De l’autre côté se dressait une paroi rocheuse à la base de laquelle se distinguait une ouverture sombre. Devant l’entrée de la grotte, les traces sur le sol dépourvu de végétation témoignaient de nombreuses allées et venues. Semyon aperçut, à quelques pas de là, à demi dissimulé dans un tas de feuilles mortes, un crâne humain. Il raffermit sa prise sur le manche de la dague, le serrant si fort qu’il en eut mal aux jointures. Un affreux grognement retentit dans la clairière, faisant s’envoler des dizaines d’oiseaux dont les battements d’ailes affolés couvrirent un instant le grondement de la bête. Semyon s’arma de courage et avança pour explorer du regard les profondeurs de la grotte. Une paire d’yeux plongea dans les siens.

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Une vision de cauchemar, tout en muscles et couverte d’une fourrure noire, surgit de la tanière. Le monstre avait l’allure générale d’un loup, d’un singulier loup, qui aurait aspiré à devenir un homme. Quand la bête attaqua, Semyon reconnut, derrière son aspect dif­ forme, certaines caractéristiques propres au corps humain : la façon dont la tête était rattachée au tronc, ces avant-bras prolongés par ce qui ressemblait à des mains déformées, et surtout la station presque debout de la bête quand elle se jeta sur lui. Ses crocs luisaient dans une gueule allongée et son regard presque humain brûlait de haine. Quand il brandit la dague cérémoniale du prêtre, Semyon sentit la main de Dieu accompagner son geste. La lame d’argent plongea dans la gorge de la créature pour y fouailler, déchirant trachée, tendons et artères. La bête referma la gueule dans le vide, et de longs jets de sang chaud couvrirent le visage et le bras de Semyon. L’espace d’un instant, tous deux se regardèrent, le chevalier d’armes et le loup démon. Dans ces yeux trop humains, Semyon crut lire de la surprise. La bête fut parcourue d’un long frémissement et le sang gargouilla dans sa gorge béante. Puis elle tomba sur le flanc et resta immobile. Unique rescapé du prieuré, frère Semyon von Kassel avait survécu, une fois de plus. Il ne nourrissait plus aucun doute sur la divine providence qui l’accompagnait. Pas même quand il entendit les pleurs d’un nourrisson monter des profondeurs de la tanière de la bête morte.



L audes A n de g r 창c e 1239 Os justi meditabitur sapientam Et lingua ejus loquetur judicium. La bouche du juste annonce la sagesse, Et sa langue proclame la justice. Psaume 37 (30)



Chapitr e pr emier

– J

e vous en supplie… Manfried Hartmann tentait de ne pas prêter attention à la voix qui se faisait entendre derrière la lourde porte de chêne. Il montait la garde de l’autre côté du couloir, frissonnant malgré la doublure matelassée qu’il portait sous sa cotte de mailles, à cause de l’air humide aux relents de moisi qui lui glaçait les os. Mais ce qui le glaçait peut-être plus encore, c’était la faiblesse pathétique de cette voix de femme provenant de la cellule qu’il gardait. Il avait du mal à voir dans cette corvée autre chose qu’une punition. S’il avait été d’humeur plus charitable, il aurait sans doute pu y trouver une forme de mortification, ses maîtres teutoniques veillant à ce que son âme soit purifiée par les vertus du travail et de l’obéissance. Cependant, quoi que son sergent puisse dire au sujet de « prisonniers au statut particulier », Manfried ne voyait dans tout cela rien de bien édifiant. Dans ce trou à rats, il ne se sentait pas le moins du monde plus près de Dieu. Quant à aborder le sujet avec l’un des prêtres, ou bien – Dieu l’en préserve ! – avec l’un des chevaliers Teutoniques, Manfried savait d’expérience qu’il recevrait en guise de réponse l’ordre de réciter moult prières et de faire pénitence, assorti d’une longue harangue lui rappelant les souffrances du Seigneur sur la croix. Bon sang ! S’il avait voulu réciter autant de Notre Père, il serait resté à Lübeck et entré au monastère.

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Cela ne signifiait pas pour autant qu’il avait vécu ces cinq nuits de garde en païen, tournant le dos à Dieu. Mais attendre d’un soldat qu’il passe cinq nuits entières, de complies à prime, abîmé dans la contemplation silencieuse du Christ était sans conteste un peu exagéré. En particulier quand la voix d’une jeune femme ne cessait de l’implorer. De surcroît, les consignes du Landkomtur Erhard von Stendal, commandeur de la province au service de l’ordre Teutonique, lui interdisant d’adresser la parole à la prisonnière et même de la regarder, il s’ennuyait à mourir et avait le sentiment de devenir fou. — Monsieur ? Juste un mot… Un peu d’eau ? Peut-être les chevaliers de l’Ordre estimaient-ils que leurs soldats redouteraient davantage l’enfer s’ils pouvaient en avoir un aperçu ? Ce n’était pas pour en arriver là que Manfried avait entrepris ce long voyage vers le Nord. En tant que troisième fils d’un landgrave de petite condition, le métier des armes était tout ce qu’il pouvait briguer. C’était en soldat du Christ qu’il était venu dans les contrées sauvages de Prūsa, pour défendre l’Église et conquérir de nouveaux territoires afin de convertir leurs peuples à l’enseignement de Jésus. Il avait dit à sa mère que le prestige de cette mission rejaillirait sur leur nom de famille et qu’il gagnerait sans doute son propre domaine dans les terres prūsanes fraîchement christianisées. Il n’aurait jamais imaginé que sa croisade le conduirait dans ce couloir humide empestant le salpêtre et qu’il serait condamné à écouter la plainte incessante de quelque prisonnière païenne. Et pourtant, c’était bien là qu’il se trouvait à présent, par la grâce de Dieu, dans les souterrains d’un donjon, dans une ville où la croix était honorée depuis huit ans déjà, occupé à garder une prisonnière qui avait à peine la force de parler. Il se demanda alors en quoi il avait pu offenser Dieu pour mériter un tel sort. — Monsieur ? La voix semblait plus faible encore. Même s’il avait le sentiment d’avoir été relégué dans un emploi de second ordre, placé comme il l’était sous le commandement

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des convertis auxquels avait été confiée la charge du donjon, il s’en tenait à son devoir d’obéissance. S’il n’avait pas prononcé de vœux religieux et n’était donc pas tenu – par la loi, sinon par les circonstances – d’observer les règles de chasteté et de pauvreté, il se devait cependant d’obéir. Une totale allégeance était attendue de tous ceux qui servaient l’Ordre : prêtres et chevaliers, serfs et esclaves, religieux et séculiers. Il ne devait pas converser avec la prisonnière ni s’approcher de la porte de sa cellule. Quelles qu’en soient les raisons, ce n’était pas son affaire. De la prisonnière, il ne savait que ce que la rumeur disait à son sujet. Tout ce qu’il connaissait d’elle, c’était sa voix. Pendant son tour de garde, il n’avait jamais vu personne s’approcher de la porte de la cellule pour vérifier si la prisonnière était nourrie, ou pour lui permettre de faire un peu d’exercice, ou encore pour l’interroger. Il ne prenait son poste qu’à complies et quelqu’un venait le relever à prime. Ce devait être une toute jeune femme, à en juger par sa voix, mais au fil des jours celle-ci était devenue rauque, douloureusement éraillée, et s’était affaiblie. Manfried pensa à sa sœur, qui avait à peine deux ans de moins que lui. La prisonnière doit avoir son âge… Cette seule pensée, comparer cette femme inconnue, dont il ne connaissait même pas le nom, à sa petite sœur, le plongea dans un malaise aussi noir que les taches d’humidité qui tave­ laient les dalles. Qu’a-t-elle fait pour être enfermée ici ? A-t-elle des frères et sœurs ? Des parents ? Même pour une païenne, un tel traitement semblait bien exagéré. Si elle refusait de recevoir le baptême, elle pourrait être vendue à quelque domaine où sa force de travail saurait être employée. Sinon, la mort devrait lui être accordée. L’abandonner ainsi dans ce cachot paraissait cruel et vain. Bien sûr, il y avait ces rumeurs… Même si l’Ordre réprouvait les commérages, il ne se donnait pas la peine de traquer et de punir ce genre de péché véniel. Manfried avait entendu plusieurs hommes se vanter d’avoir parlé à des membres de l’escorte du Landkomtur Erhard. Le

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commandeur de la province, en route vers le nord-est, en direction de Balga, avait fait halte dans la ville fortifiée de Johannisburg pour placer cette femme entre les mains de la garnison. Tout le monde s’accordait à dire que ce n’était pas là l’intention première d’Erhard, censé aller rejoindre les troupes rassemblées dans les étendues sauvages de la Warmia en vue de l’assaut de la campagne de printemps. On racontait en ville que le Landkomtur Erhard avait été rappelé à Marienwerder pour une entrevue avec le Landmeister de Prūsa. Quant à la femme qu’il avait laissée là, les théories abon­ daient. Nombreux étaient ceux qui pensaient qu’il s’agissait d’une princesse barbare, retenue en otage pour obliger un duc ou un capitaine païen à prendre le baptême au sérieux. D’aucuns estimaient qu’elle servait d’enjeu pour dresser une tribu contre une autre : depuis, contrairement aux infidèles en Terre sainte, les tribus païennes se déchiraient dans des combats aussi féroces que ceux qui les avaient opposés aux chrétiens. D’autres croyaient qu’elle était la récompense promise à un riche chevalier ayant fait don à l’Ordre de terres ou de serfs. Les instructions formelles d’Erhard, qui interdisaient à quiconque de s’adresser à la prisonnière ou même de l’approcher, alimentaient d’autres rumeurs : selon certains, sa beauté était telle que celui qui viendrait à l’apercevoir tomberait aussitôt sous son charme et la libérerait ; d’autres au contraire prétendaient qu’elle était si laide qu’un seul de ses regards suffirait à faire passer un homme de vie à trépas ; d’autres encore racontaient qu’elle était de toute façon assez riche pour pouvoir distribuer pots-de-vin et autres faveurs… Ce dernier détail, se dit Manfried, devait sans nul doute se trouver en haut de la liste des préoccupations du Landkomtur Erhard. Les chevaliers de l’Ordre se montraient aussi soucieux de la vertu de leurs serviteurs que s’il s’agissait de la leur. Et, s’ils n’allaient pas jusqu’à forcer leurs soldats séculiers, contrairement à ceux qui avaient prononcé leurs vœux, à dormir dans des dortoirs où la lumière restait allumée en permanence pour les empêcher de se livrer en secret au péché, ils surveillaient tout de même leur conduite de près.

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Parmi les hommes restés à la garnison, bon nombre étaient des convertis de fraîche date, ce qui les rendait d’autant plus enclins à accepter les faveurs de la prisonnière, sinon à les obtenir de force. Et des hommes d’une telle trempe supportaient mal le désœuvrement. Au bout d’un moment, Manfried se reprocha de se laisser aller à de telles réflexions. Cette femme n’était qu’une païenne serve ou esclave, et elle ne méritait pas qu’il se soucie d’elle. De plus, ce genre de pensées ne faisait qu’aggraver son malaise. En venir à nourrir de la sympathie pour une détenue placée sous sa garde revenait à faire preuve de clémence sur le champ de bataille. Il était un soldat. Il devait faire son devoir. Il était au service de Dieu et de l’Ordre. Mais, dans ce souterrain, il se sentait bien loin de Dieu. Face à des hordes de païens massacrant les prêtres et incendiant les églises, il lui était facile de se montrer impitoyablement vertueux… mais devant une jeune femme esseulée ? Pour affermir son âme, il récita un Pater Noster à voix basse. Quand il acheva sa prière, les échos de la phrase « sed libera nos a malo » s’éteignirent dans l’air immobile et fétide, puis le silence se fit. Un silence qui s’éternisa. — Qu’y a-t-il ? murmura-t-il au lieu d’ajouter « Amen ». Il ne reçut pas de réponse. Pas le moindre geignement ne lui parvint de derrière la porte bardée de fer qu’il lui était interdit d’approcher. Son malaise s’accentua. On ne lui avait rien dit des crimes commis par la prisonnière, ni expliqué les raisons du traitement qui lui était réservé. On lui avait seulement indiqué que, selon le Landkomtur Erhard et le sergent prūsan dont il dépendait, il ne se verrait jamais confier un poste plus important que celui-ci. La prisonnière gardait toujours le silence. Quatre nuits durant, la voix de cette femme avait peuplé sa solitude, résonnant en écho contre les murs de pierre humides. Elle réclamait de l’eau, lui demandait son nom, chantait de temps à autre si bas qu’il l’entendait à peine. Parfois en prūsan, parfois en allemand. Elle n’obtenait jamais de réponse, mais elle ne se taisait pas pour autant.

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Jamais. Il lui vint alors à l’esprit que, si elle mourait dans ce cachot, sa tâche de gardien, qui lui était atrocement fastidieuse, prendrait fin et il faudrait qu’ils lui trouvent autre chose à faire. Cette pensée, associée à la cruelle bouffée d’insouciance qu’elle lui procura, ne fit que noircir davantage son humeur. Quelle chose horrible que de mourir ici ! Plusieurs minutes s’écoulèrent dans un profond silence, peut-être même un quart d’heure, avant qu’il enfreigne le premier des ordres qu’il avait reçus. — Hé ? Ça va, là-dedans ? demanda-t-il en allemand, sa connaissance du prūsan étant très limitée. Quelle question ridicule ! songea-t-il alors qu’aucune réponse ne lui parvenait en retour. Lui-même ne se sentait pas bien, dans ce souterrain, et il était le gardien… Mais si quelque chose n’allait vraiment pas avec la prison­ nière ? Ne devrait-il pas intervenir ? Elle était apparemment si importante… Le cordon qu’il lui suffisait de tirer pour faire sonner les cloches se trouvait à sa portée. Voilà ce qu’il devait faire. Donner l’alerte. Mais si elle était tout simplement endormie ? Manfried était déjà regardé de haut par ses compagnons d’armes barbares. Son sang allemand posait un problème dans cette garnison dont les membres étaient presque tous d’origine païenne. La mission qui lui avait été affectée était déjà bien assez intolérable comme ça. L’idée de fournir à ses compagnons une bonne raison de le mépriser était tout simplement insoutenable. Et puis, une fausse alerte ne le mettrait pas seulement dans l’embarras. Elle pourrait aussi lui valoir une punition. Un tel faux pas ne mettait peut-être pas son âme en danger, mais l’Ordre était une organisation militaire, sans doute la meilleure qui soit, et elle n’y était pas parvenue en tolérant des erreurs de ce genre, même si elles partaient d’une bonne intention. S’il donnait l’alerte à tort, il risquait de rater l’occasion de servir en tant que véritable soldat et il demeurerait sans doute gardien de prison pendant le reste de la saison. Mais s’il y avait vraiment quelque chose qui clochait, le même sort lui pendait au nez, de toute façon. Il avait assez d’expérience

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pour savoir que face à des gens importants contrariés par quelque événement fâcheux, dire qu’on n’avait fait qu’obéir aux ordres ne servait à rien ; cela ne les empêchait guère de vous tenir pour res­ ponsables, même si un tel verdict était totalement erroné. Dans la pénombre, il entendit goutter l’eau, dont le clapotis était à peine perceptible par-dessus le souffle de sa respiration. À cause du silence, l’air semblait plus lourd et l’humidité glaçait son visage et ses mains. Il fallait qu’il sache ce qui se passait dans cette cellule. Alors il enfreignit le second ordre qu’il avait reçu. La porte était située à l’extrémité du couloir, en face du poste où Manfried montait la garde, sous une voûte que l’éclat vacillant des lanternes atteignait à peine. L’épais panneau de chêne était bardé de fer. Seule la porte principale de la garnison était encore plus solide. Deux lanternes éclairaient le poste de garde. Manfried en décrocha une de son anneau de cuivre et s’engagea sous la voûte. Les bandes de métal rouillé qui renforçaient la porte étaient cloutées de rivets de la taille d’un œuf, et à hauteur d’œil s’ouvrait un petit guichet qui masquait un judas. La plaque de métal résista quand il la fit glisser, puis céda dans un crissement qui le fit grincer des dents. Le mécanisme n’avait pas été manœuvré depuis bien longtemps et des écailles de rouille vinrent saupoudrer le dos de ses mains, leur conférant un aspect lépreux. Personne n’utilise donc ce judas ? Une petite fenêtre à barreaux, de la largeur de deux mains à peine, donnait sur la cellule où régnait l’obscurité la plus complète. — Ohé ! lança-t-il dans la nuit. — Je vous en prie, aidez-moi… La prisonnière s’était exprimée dans un allemand à peine audible. Manfried, qui avait ouvert en grand les volets de la petite fenêtre, leva la lanterne jusque devant le judas pour éclairer la cellule. — Miséricorde…, laissa-t-il échapper à mi-voix. Étendue face contre terre, dans une saleté qui aurait été jugée indigne d’un abattoir, gisait la jeune femme qu’il avait imaginée. Elle était nue, sa peau blanche était souillée par les immondices dans lesquelles elle était forcée de se vautrer. Sa tête était dissimulée

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par une masse de cheveux qui jadis avaient sans doute été longs et flottants, mais qui n’étaient plus qu’un amas de mèches emmêlées. Elle doit avoir dix-sept ans, se dit Manfried. Dix-huit, tout au plus. Le même âge que ma sœur. Réagissant à la lumière, elle remua et tourna la tête vers lui. — À boire, s’il vous plaît… Sous la crasse, le visage qui le regardait était lisse, épargné par le temps et les durs labeurs. Elle devait être de noble naissance. Comment, sinon, expliquer la délicatesse de ses mains et de sa peau ? Même la sœur de Manfried, qui avait fait un beau mariage, avait les mains abîmées par l’entretien de sa petite maison, car le jeune ménage ne pouvait se permettre d’avoir des domestiques. — On ne vous donne donc rien ? s’étonna Manfried à haute voix. Elle ne paraissait pas en état de l’entendre. Son regard était vague et ses yeux d’un vert étonnamment profond semblaient perdus dans des abîmes insondables. Sa jambe gauche traînait derrière elle, la cheville couverte de sang séché et de rouille à l’endroit où un anneau de métal avait entamé la chair. L’odeur était atroce et le pied infecté avait gonflé et pris une forme étrange. Elle avait dû se briser l’os et s’était sans doute effondrée sur le sol après avoir tenté de marcher vers la porte. Le spectacle était si affligeant que Manfried en oublia que pas une fois il ne l’avait entendue crier de douleur. — Par le Christ ! jura-t-il. Notre ordre n’est-il pas celui de l’Hôpital Sainte-Marie ? Pas même un païen impénitent ne devrait être laissé sans soins, avec des blessures purulentes. L’anneau était relié à une chaîne qui aurait pu servir à relever un pont-levis ou une herse au lieu de retenir prisonnière une jeune fille aussi gracile. En dépit de sa lourdeur, la chaîne était tendue jusqu’à un solide crampon scellé dans le sol. Trébucher sous son poids avait sans doute suffi à lui briser la cheville. À en juger par l’aspect des chairs tuméfiées et l’état de faiblesse de la jeune femme, la blessure remontait probablement à plusieurs jours. Manfried estimait qu’il était un homme coriace, pas du genre à broncher à la vue du sang. Une bataille rangée ne lui faisait pas peur. Mais ça…

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Ce n’était pas comme ça que l’on traitait les femmes. Ils étaient chrétiens, après tout, et supposés valoir mieux que les idolâtres, mieux que ceux qui sacrifiaient leurs femmes et leurs enfants à des dieux démoniaques, mieux que ceux qui s’attaquaient aux faibles de tous bords uniquement pour se grandir. Le spectacle qu’il avait sous les yeux ne pouvait être imputé à un chrétien. Il ne trouvait pas les mots pour qualifier cette sorte d’obs­ cénité mais il était certain qu’elle était l’œuvre de ces brutes prūsanes à demi païennes. Le dédain qu’il leur vouait se mua en une haine ardente. — Je vais chercher de l’eau. Manfried avait oublié les ordres. Il était peut-être un soldat au service des chevaliers Teutoniques, mais il était aussi un être humain.



Chapitre 2

G

ünter Sejod, le sergent d’armes de la garnison de l’hôpital Sainte-Marie-des-Allemands de Jérusalem établie à Johannisburg, fut réveillé par le son d’une cloche. Il lui fallut un instant pour comprendre de quoi il s’agissait. La prisonnière ! Les autres soldats commençaient déjà à s’agiter quand Günter bondit de sa couche pour se faufiler entre les lits du dortoir. Silencieusement, il invoqua à la fois Jésus-Christ et l’ancien dieu Perkūnas. Il les implora tous les deux pour qu’il ne s’agisse pas de la porte de la cellule mais d’un simple problème mécanique. Peut-être était-ce un rat, qui avait rongé la corde de la cloche… Peut-être avait-elle été accidentellement tirée par un garde à la vessie fragile qui n’avait pu se retenir jusqu’à prime… — Non, pas ça ! murmura-t-il quand il sortit de la pièce. À l’autre bout de la salle, il y avait une niche creusée dans le mur et traversée par trois cordes. L’une était destinée à donner l’alarme générale, la deuxième à sonner les offices, et la troisième à informer le sergent d’armes de l’ouverture de la porte du cachot perdu au fin fond des souterrains du donjon. C’était la dernière corde qui bougeait encore ; elle montait et descendait, ébranlant la cloche logée dans le beffroi. Il ne s’agissait pas d’un accident ni d’un animal qui aurait rongé les torons de chanvre.

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Quelqu’un avait brisé les scellés d’argent posés par le Landkomtur Erhard et ouvert la porte. Günter empoigna alors la corde qui donnait l’alarme générale et sonna le tocsin. Seigneur Jésus, Père Perkūnas, ayez pitié de nous… Günter avait l’impression que les dieux étaient sourds à ses prières, comme à l’accoutumée.

La porte était presque trop difficile à manœuvrer pour un seul homme. Manfried avait dû tirer de tout son poids avant qu’elle commence à tourner sur ses gonds, puis il lui avait fallu plusieurs minutes avant d’arriver à l’ouvrir suffisamment pour pouvoir pénétrer dans la cellule, y faisant au passage entrer un peu de la lumière du couloir. Il posa sa lanterne juste devant le seuil. Il avait assez de bon sens pour ne pas laisser un récipient plein d’huile enflammée à la portée d’un détenu, si faible soit-il. De la même façon, il s’était au préalable défait de son épée et de ses clés, ainsi que de la dague d’argent ciselé que le sergent lui avait remise au nom du Landkomtur Erhard. Bien qu’elle fût gravée de citations en latin tirées des Psaumes, cette dague était troublante de par son aspect ouvragé, qui rappelait avec ostentation le monde matériel. Manfried savait que la garnison comptait certains frères novices appelés à devenir des moines soldats qui, malgré leurs vœux d’obéissance aux supérieurs de l’Ordre, avaient été désorientés lorsqu’ils s’étaient vu remettre une arme aussi finement décorée. Manfried, lui, se souciait comme d’une guigne des filigranes et du métal précieux de sa dague. Ce qui le dérangeait, c’était que l’argent faisait une bien piètre lame pour une arme. S’il s’était attendu à être envoyé au combat, il n’aurait pas manqué de le signaler à son sergent, mais cette éventualité semblait si peu probable qu’il aurait pu tout aussi bien être armé d’une saucisse sans que cela fasse la moindre différence. Pas de lampe, pas de dague, pas d’épée : la seule chose qu’il allait apporter dans la cellule était une timbale en fer-blanc remplie d’eau. Lorsqu’il se pencha pour prendre la timbale posée sur le seuil, il comprit pourquoi la porte avait été si difficile à tirer. Quelque chose

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était coincé entre les dalles et le bas de l’huis, qui avait éraflé la pierre en y laissant des marques grisâtres. Un genre de métal mou, peut-être du plomb. Il examina les traces, ne sachant qu’en penser… — Je vous en supplie ! La voix s’était affermie et la prisonnière semblait avoir accommodé sa vue à la lumière. Elle rivait sur Manfried des yeux d’un vert étincelant. Il découvrit alors que sous la couche de crasse se dissimulait une charmante créature. Ses larmes avaient laissé sur son visage des sillons d’un blanc pur. Elle se redressa en croisant les bras sur sa poitrine pour cacher ses seins nus. Manfried se dit alors qu’elle devait avoir peur. Sans doute pensait-elle qu’il était venu pour abuser d’elle. — Non, fit-il en secouant la tête. Je vous apporte seulement de l’eau. Vous voyez ? Elle renifla la timbale, comme si elle le soupçonnait d’y avoir ajouté quelque chose de mauvais, puis sourit. Ses dents étaient petites, blanches et régulières, assurément un signe de noble ascendance. — Merci, murmura-t-elle en tendant la main vers la timbale. Il dut avancer de quelques pas car la chaîne n’était pas assez longue pour que la prisonnière puisse venir jusqu’à lui. Dès qu’il fut à sa portée, elle lui prit la main. Il lut alors dans son sourire une joie triomphante. — Manfried ! Au nom de tout ce qu’il y a de plus sacré, sors de cette pièce ! En entendant la voix du sergent Günter, Manfried fut envahi d’une colère noire. Il se tourna vers la porte, abandonnant sa main entre celles de la prisonnière. — Espèce d’immonde bâtard de païen ! cria-t-il. Traiter une femme… Sa rage fit place à une certaine perplexité en découvrant dans le couloir six hommes en armure, l’arme au poing. Les soldats avaient l’air déroutés, comme s’ils ignoraient pourquoi ils étaient là, mais le visage du sergent exprimait un sentiment auquel Manfried ne s’attendait guère. De la peur. La prisonnière resserra sa prise autour de son poignet. Il lâcha la timbale et baissa les yeux. La prisonnière l’attira vers elle, comme

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pour lui dire quelque chose, et posa son autre main sur la poitrine de Manfried tout en lui souriant. — Manfried ! Sors de là ! La main posée sur sa poitrine le repoussa et il ressentit alors une atroce douleur qui lui coupa le souffle. Il porta la main à son épaule et tomba à genoux… La seule chose qu’il sentit sous ses doigts était la manche vide de sa cotte de mailles. La femme qui se dressait devant lui jeta négligemment sur les dalles le bras droit de Manfried. Il sentit la vie l’abandonner tandis que son sang coulait à flots de son épaule mutilée. C’est à peine s’il entendit les ordres criés par Günter, puis les grognements des hommes et le cliquetis des armures. L’air interdit, il regardait la prisonnière. Des muscles se gonflaient sous sa peau délicate, puis se ten­ daient comme des câbles alors que la chair elle-même se tordait, prenant une teinte sombre. Ses mains se déformaient et ses os s’étiraient tandis que ses ongles se changeaient en griffes. Son visage s’altéra, se convulsa et son ravissant sourire aux petites dents blanches se mua en un museau couvert d’une fourrure rousse. Mais le démon à gueule de loup le toisait toujours du même regard vert. — Mais je voulais seule…, balbutia-t-il. Une patte griffue jaillit, qui le priva de sa voix, de sa conscience et de ce qui lui restait de vie.

— Refermez la porte ! hurla Günter. Refermez cette maudite porte ! Trois hommes tentaient déjà de la repousser. Un quatrième se joignit à eux alors qu’elle crissait en achoppant sur les sceaux d’argent qui en garnissaient la base. La porte avança d’un pouce, puis d’un autre… La créature à la fourrure roussâtre se tenait au centre de la cellule, l’échine arrondie, derrière le corps décapité de Manfried.

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— Pas d’affolement ! cria Günter d’une voix où perçait la panique. Cette chaîne est trop solide pour qu’elle puisse la briser. Elle ne peut pas nous atteindre. Ses propos étaient surtout destinés à conjurer ses craintes. L’anneau qui encerclait la cheville de la créature était plaqué d’argent, ce qui était censé l’empêcher de se transformer en cette… chose, mi-femme, mi-louve. Ses membres étaient longs et musculeux et, en dépit de sa posture bancale et voûtée, la créature, qui se tenait debout, avait la taille d’un homme. Ses bras se terminaient par des mains difformes couvertes de fourrure rousse et pourvues de griffes noires incurvées. Sa tête était celle d’une louve monstrueuse aux mâchoires capables de sectionner le cou d’un homme. La langue pendante, la créature haletait en regardant Günter. Celui-ci se jeta à son tour de tout son poids contre l’huis qui bougea d’un cran. Même si les sceaux d’argent avaient été brisés, une fois refermée, cette porte devrait suffire à contenir la créature. Comme la chaîne, elle était beaucoup trop lourde, même pour la force d’une… — Sergent ! cria un de ses hommes. — Vous êtes donc des gamins ! Je vous ai pourtant dit que la chaîne… Du coin de l’œil, il vit la créature enjamber d’un pas maladroit le cadavre de Manfried. Impossible ! L’anneau est en argent. Et la chaîne trop lourde, trop solide. Elle n’a pas pu briser… Elle ne l’avait pas brisée. Une fois que la créature se fut avancée, Günter vit quelque chose qui lui avait jusque-là échappé. Sur les dalles, au bout de la plus solide chaîne que puissent forger les artisans allemands, cerclé d’un anneau d’argent bardé de fer, gisait le pied pour­ rissant d’une jeune fille de dix-sept ans sectionné au-dessus de la cheville. La porte presque fermée se rouvrit brutalement, libérée des restes du sceau qui bloquait encore le battant. Günter fut repoussé en arrière et tomba sur le dos. L’un des hommes hurla tandis que son bras se retrouvait coincé contre le mur.

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La bête se tenait à présent sur le seuil, de guingois, en appui sur un moignon sanglant. Mais Günter crut voir cette patte s’étirer sous ses yeux pour retrouver sa longueur d’origine. — L’argent ! cria-t-il alors à ses hommes. Utilisez vos dagues d’argent ! À la tête de trois hommes, Jacob bondit sur la créature. Tous étaient de jeunes soldats destinés à devenir des chevaliers de l’Ordre. Ils avaient la rage au ventre, et Günter se dit qu’ils avaient l’air de monter à l’assaut de la porte des Enfers. Et à leur façon d’invoquer le nom de Dieu, on pouvait penser que c’était bel et bien le cas. Jacob fut le premier à atteindre la bête. Même dans l’espace restreint du couloir, tous les mouvements du jeune homme étaient déliés, et il maniait son épée de façon à tenir la créature à distance. Soudain, il se fendit et plongea sa lame dans le torse de la bête, juste sous sa patte avant gauche. La force du coup qu’il lui assena aurait mis à genoux un adversaire en armure et brisé les côtes de n’importe quel homme dépourvu d’une plaque de poitrine. L’arme enfoncée dans la fourrure rousse aurait dû pour le moins trancher le poumon. Mais la lame n’était pas en argent. — Maudit sois-tu, Erhard ! gronda Günter. Puisses-tu rôtir en enfer pour nous avoir infligé un tel sort ! Personne ne l’entendit jurer au milieu des cris et des prières qui résonnaient sous la voûte. C’était le Landkomtur Erhard von Stendal qui leur avait laissé la garde de ce monstre, tout en prétendant qu’il ne repré­ sentait en réalité aucun danger. Il avait dit à Günter que l’anneau d’argent à sa cheville et les sceaux d’argent placés sur la porte de sa cellule suffiraient à retenir la créature. Il avait affirmé que les dagues dont il avait pourvu la garnison, ainsi que les carreaux d’arbalète conservés sous clé à l’armurerie, n’étaient que de simples précautions. Le Landkomtur avait estimé qu’il n’y avait aucune raison de troubler les hommes, et en particulier les convertis de fraîche date, en leur faisant part de la nature particulière de la prison­ nière. L’apparition d’épées et de haches plaquées d’argent aurait par ailleurs suscité bien trop de questions embarrassantes.

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Jacob eut un rire triomphant en toisant la bête, convaincu de lui avoir assené un coup fatal. Au sang qui ruisselait le long de la lame se mêla de l’écume tandis que le monstre commençait à chanceler. — Ta dague ! s’écria Günter, se rendant compte que Jacob n’en portait pas à la ceinture. Par dévotion, cet imbécile avait sans doute jugé indigne de sa modestie d’arborer une arme d’un tel prix. Günter se releva en tirant sa propre dague pour voler au secours de ce pauvre fou qui ne voyait même pas qu’il était en danger de mort. Jacob se tourna vers lui, interloqué. — Sergent ? Mais je l’ai… Sa jubilation tourna court. Une telle blessure aurait mis hors de combat n’importe quelle créature, mais pas celle-là. La lame qui lui perçait le flanc l’avait simplement stoppée dans son élan un bref instant, et elle avançait désormais sans montrer le moindre signe de souffrance. Elle arracha l’épée enfoncée dans sa chair et, d’un seul mou­ vement, propulsa sa garde en plein dans le visage de Jacob. Il mourut sur le coup ; la violence du choc fut telle que son corps sans vie fut projeté sur la colonne des hommes qui montaient à l’assaut. Günter perdit l’équilibre et tomba sur les dalles ; le fracas que fit son heaume en heurtant la pierre le laissa étourdi. Autour de lui montaient des prières interrompues par des cris et des bruits de chairs déchirées. L’espace d’un moment qui lui parut une éternité, l’odeur du sang lui souleva le cœur tandis qu’il se débattait pour repousser le corps de Jacob. Ses mains glissèrent dans le sang poisseux quand il voulut se mettre debout. Günter frissonna et recula d’un pas en levant sa dague. Le seul autre homme encore en vie, l’un de ses compatriotes prūsans, sanglotait doucement, son bras brisé toujours coincé entre la lourde porte et le mur. La créature haletante avança en boitillant dans le couloir en direction de Günter. Le sang qui maculait ses pattes avant et son museau brillait d’un éclat noir à la lueur des lanternes. Günter crut distinguer entre ses griffes des lambeaux de chair humaine.

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La bête darda sur Günter ses yeux verts implacables. Il recula vers le mur sans cesser de brandir la fine lame d’argent tout en adjurant le Christ et Perkūnas de lui accorder au moins la grâce de mourir dignement. Mais, de nouveau, les dieux firent la sourde oreille. La bête poussa un grognement, découvrant ses crocs : peut-être souriait-elle à la vue de la lame insignifiante qui tremblait dans la main de Günter. Puis elle bondit et fila sur trois pattes, bien plus vite que le plus rapide des hommes, en direction de l’escalier.


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