La Reine exilée (Castelmore) - extrait

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Quand Cinda Williams Chima était petite, elle adorait faire parler les animaux en leur donnant des voix différentes, mais c’est au collège qu’elle a écrit son premier roman. À présent ses livres figurent dans la liste des best-sellers. Elle vit en Ohio (États-Unis) avec sa famille. La Reine exilée est le deuxième tome d’une trilogie de Fantasy palpitante.


La R eine exilĂŠe


Du même auteur, chez Castelmore : Les Sept Royaumes : 1. Le Roi Démon 2. La Reine exilée

www.castelmore.fr


Cinda Williams Chima

L a R eine ex ilÉe L e s Se p t Royau m e s – t om e 2

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle Casse-Castric


Titre original : The Exiled Queen Copyright © 2010 by Cinda Williams Chima © Bragelonne 2011, pour la présente traduction Loi no 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse Illustration de couverture : Paolo Barbieri Dépôt légal : juin 2011 ISBN : 978-2-36231-021-8 C a st el mor e 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@castelmore.fr Site Internet : www.castelmore.fr


Pour Linda et Mike, avec qui j’ai partagé un univers de fantaisie et de Barbies intrépides. Merci d’avoir supporté tous ces animaux doués de parole.





1 Le mur de l’Ouest

M

ac Gillen, lieutenant dans la Garde de la reine des Fells, courba les épaules sous les bourrasques infernales qui mugissaient en direction du nord et de l’est depuis les terres désertiques et glacées. Il enroula les rênes autour du pommeau de sa selle et laissa son cheval, Maraudeur, trouver sa route sur le dernier kilomètre de descente qui les séparait de la garnison de la porte de l’Ouest. Gillen aurait mérité un meilleur poste que celui qu’il occupait dans ce misérable coin reculé du royaume des Fells. Patrouiller le long des frontières, c’était une tâche qui convenait à l’armée régu­ lière, aux mercenaires étrangers, les Rayés, ou à la garde volontaire des Montagnards, certainement pas à un membre de la Garde d’élite de la reine. Cela faisait seulement un mois qu’il avait quitté la ville, mais le quartier crapuleux du Pont-Sud lui manquait déjà. Là-bas, il avait toujours de quoi se distraire lors de ses rondes de nuit : les tavernes, les maisons de jeu et les filles de joie. Il entretenait dans la capitale tout un réseau de relations avec les gros bonnets pleins aux as, qui lui proposaient souvent des petits boulots pour gonfler sa bourse. Et puis tout était allé de travers. Une émeute de prisonniers avait éclaté au poste de garde du Pont-Sud, et une bonne à rien 11


de Chiffonnière nommée Rebecca lui avait écrasé une torche enflammée contre la figure. Il avait perdu un œil, et la peau de son visage restait rouge, brillante et boursouflée de cicatrices. À la fin de l’été, accompagné de Magot, Sloat et quelques autres, il était parti du côté du Marché-des-Chiffonniers pour retrouver une amulette volée. Il avait accompli cette mission discrètement, pour le compte du seigneur Bayar, Haut Magicien et conseiller de la reine. Ils avaient fouillé de fond en comble une écurie délabrée, allant jusqu’à creuser dans la cour. Malgré leurs efforts, ils n’avaient trouvé ni le porte-poisse, ni Gourmettes Alister, le voleur des rues qui s’en était emparé. Quand ils avaient interrogé les parasites qui vivaient là, la femme et sa môme avaient juré leurs grands dieux n’avoir jamais entendu parler de Gourmettes Alister, et tout ignorer de cette amulette. Pour finir, Gillen avait incendié le bâtiment, et ses occupantes avec – une mise en garde destinée à tous les voleurs et menteurs des alentours. Maraudeur, sentant l’esprit de son maître vagabonder, prit le mors aux dents et partit dans un galop désordonné. Gillen tira sur les rênes et recouvra le contrôle de sa monture après quelques ruades fort remarquées. D’un regard, le lieutenant fit disparaître le sourire sur le visage de ses hommes. Il ne manquerait plus que ça : qu’il fasse une chute et se brise le cou dans cette course éperdue vers l’échec. Certains pourraient considérer son affectation au mur de l’Ouest comme une promotion. On lui avait donné un insigne de lieutenant et confié la responsabilité d’une forteresse imposante et sinistre, d’une centaine d’autres exilés faisant partie de l’armée régulière, ainsi que de son propre escadron de Vestes Bleues. Il avait davantage d’hommes sous son commandement qu’auparavant, au poste de garde du Pont-Sud. Comme s’il allait se féliciter de régner sur un tas de fumier. La forteresse de la porte de l’Ouest gardait le mur de l’Ouest et le petit village miteux attenant. Le mur séparait la région montagneuse 12


des Fells des Marécages Frissonnants. Étendue inondée de marais et de fange dépourvue de sentiers, les Marécages n’étaient praticables qu’à pied tant qu’ils n’étaient pas gelés, ce qui survenait après le solstice. En bref, la forteresse de la porte de l’Ouest offrait peu de perspectives pour un homme d’ambition comme Mac Gillen. Il ne se méprenait pas sur sa nouvelle affectation : c’était un blâme pour ne pas avoir trouvé ce que le seigneur Bayar voulait récupérer. Il pouvait déjà s’estimer heureux d’avoir survécu à la déception du Haut Magicien. Gillen et son triple de soldats traversèrent le village en éclabous­ sant les pavés sur leur passage et mirent pied à terre dans la cour devant les écuries de la forteresse. Alors que Gillen menait Maraudeur dans sa stalle, son officier de service, Robbie Sloat, s’essuya le front du revers de la main – ce qu’il faisait passer pour un salut. — Il y a trois visiteurs pour vous, monsieur, lui annonça Sloat. Ils viennent de la Marche-des-Fells. Ils vous attendent à l’intérieur. L’espoir se ralluma dans le cœur de Gillen. Enfin, de nouveaux ordres de la capitale ! Peut-être la fin de cet exil qu’il ne méritait pas… — Ont-ils donné leur nom ? Gillen jeta ses gants et sa cape trempée à Sloat et se passa la main dans les cheveux pour les arranger. — Ils ont dit qu’ils ne s’adresseraient qu’à vous, répondit Sloat. (Il hésita.) Ce sont des gamins sang-bleu. De jeunes garçons. L’espoir de Gillen s’éteignit. Il s’agissait sûrement d’arrogants rejetons de la noblesse en chemin vers les académies du Gué-d’Oden. C’était bien la dernière chose dont il avait besoin. — Ils ont demandé à être logés dans les quartiers des officiers, poursuivit Sloat, confirmant les craintes de Gillen. — Il y a de ces sang-bleu qui s’imaginent que nous tenons une auberge pour leur progéniture, grogna Gillen. Où sont-ils ? Sloat haussa les épaules. 13


— Dans la salle des officiers, monsieur. Gillen s’ébroua pour se débarrasser des gouttes de pluie et pénétra à grands pas dans la forteresse. Avant même d’avoir traversé la cour intérieure, il entendit la musique. Une basilka et une flûte à bec. D’un coup d’épaule, Gillen ouvrit la porte de la salle des officiers. Il y découvrit trois jeunes garçons, à peine en âge d’avoir reçu leur nom d’adulte, alignés autour de l’âtre. Le tonnelet de bière sur le buffet avait été mis en perce, et une chope vide était posée devant chacun d’eux. Ils avaient l’air abruti et rassasié de ceux qui ont festoyé en abondance. Les reliefs de ce qui avait été un repas de roi jonchaient la table, y compris le reste dépecé d’un beau jambon que Gillen avait mis de côté pour son propre usage. Dans un angle de la pièce se tenaient les musiciens : une jolie fille à la flûte, et un homme – son père, sans doute – à la basilka. Il se souvint les avoir déjà repérés dans le village, jouant pour quelques piécettes au coin des rues. Lorsque Gillen entra, la mélodie se tut, et les musiciens s’immobilisèrent, les yeux écarquillés et le visage blême, comme des animaux acculés sur le point d’être abattus. Le père attira à lui sa fille tremblante et caressa sa chevelure blonde en lui glissant des mots rassurants à l’oreille. Sans prêter la moindre attention à son arrivée, les garçons applaudirent avec indolence. — Pas terrible, mais c’est mieux que rien, dit l’un d’eux avec un rictus méprisant. Comme les chambres. — Je suis Gillen, dit le lieutenant d’une voix forte. Il était désormais convaincu qu’il n’y aurait aucun profit à tirer de cette visite. Le plus grand des trois se leva avec grâce et repoussa en arrière une crinière de cheveux noirs. Quand il remarqua le visage cousu de cicatrices de Gillen, ses traits altiers frémirent de dégoût. Gillen serra les dents. — Le caporal Sloat m’a fait savoir que vous vouliez me voir. 14


— Oui, lieutenant Gillen. Je me présente : Micah Bayar, et voici mes cousins, Arkeda et Miphis Mander. (Il désigna ses compagnons, roux tous les deux : l’un maigre, l’autre trapu.) Nous sommes en route pour l’académie du Gué-d’Oden, mais, puisque nous devions passer par ici, j’ai été chargé de vous porter un message de la Marche-des-Fells. (Il coula un regard vers une salle de garde inoccupée.) Peut-être pouvons-nous parler à côté ? Le cœur battant, Gillen regarda de plus près l’étole ornée de faucons plongeants dans laquelle étaient drapées les épaules du jeune homme. Les armes de la famille Bayar. Oui, à présent il voyait la ressemblance – quelque chose dans la forme des yeux et le visage aux traits anguleux. Les cheveux noirs du jeune Bayar étaient striés du rouge des magiciens. Les deux autres portaient aussi une étole, mais les armes étaient différentes. Des féligres. Il s’agissait donc de trois apprentis magiciens. Dont l’un était le fils du Haut Magicien. Gillen s’éclaircit la voix, les nerfs à fleur de peau. — Mais très certainement, votre seigneurie. J’espère que vous avez trouvé la nourriture et la boisson à votre convenance. — C’était… consistant, lieutenant, répondit le jeune Bayar. Mais maintenant, ça a du mal à passer, poursuivit-il en se tapotant l’estomac. Les deux autres ricanèrent. Vite, changer de sujet, pensa Gillen. — Vous ressemblez beaucoup à votre père. Au premier coup d’œil j’ai compris que vous étiez son fils. Bayar fronça les sourcils et regarda les musiciens avant de reporter son attention sur Gillen. Il ouvrit la bouche pour parler, mais Gillen le prit de vitesse, déterminé à placer ce qu’il avait à dire : — Ce n’était pas ma faute, pour cette amulette. Ce Gourmettes Alister est un sauvage qui connaît toutes les combines de la rue. Mais votre père a fait appel à la bonne personne pour régler ça. 15


Si quelqu’un peut retrouver ce voleur, c’est bien moi. Et je rapporterai le porte-poisse aussi. Il suffit que je sois de retour en ville. Le jeune homme s’immobilisa, regardant fixement Gillen de ses yeux étrécis. Sa bouche, désapprobatrice, s’était crispée en une fine ligne. Il secoua la tête et s’adressa à ses cousins : — Miphis. Arkeda. Restez ici. Reprenez de la bière si vous pouvez encore avaler quelque chose. (Il désigna les musiciens d’un geste de la main.) Faites en sorte que ces deux-là ne s’éloignent pas. Ne les laissez pas partir. Vous. (Du doigt, il fit signe à Gillen.) Suivez-moi. Et, sans se retourner pour voir si le lieutenant obéissait, il entra d’un pas vif dans la pièce attenante. Dérouté, Gillen lui emboîta le pas. Bayar se tenait devant la fenêtre qui surplombait la cour des écuries. Il regardait dehors, ses mains posées sur le rebord en pierre. Il attendit que Gillen ferme la porte pour lui faire face. — Sombre… crétin, assena le garçon. (Son visage était blême et son regard dur étincelait comme du charbon de Delphi.) Je n’arrive pas à croire que mon père ait engagé pareil imbécile. Personne ne doit savoir que vous êtes à son service ! Est-ce bien clair ? Si un mot de tout ceci parvenait aux oreilles du commandant Byrne, les conséquences seraient désastreuses. Mon père pourrait être accusé de trahison. La bouche soudain sèche, Gillen se mit à balbutier : — C’est juste. Bien sûr. Je… J’ai… supposé que les autres apprentis magiciens étaient avec vous et… — On ne vous paie pas pour faire des suppositions, lieutenant Gillen, l’interrompit Bayar. Il s’avança, le dos parfaitement droit, son étole voletant dans la brise qui entrait par la fenêtre. À mesure qu’il s’approchait, Gillen reculait, jusqu’à heurter la table. — Quand je dis « personne », je veux bien dire personne, dit Bayar en tripotant un pendentif à l’allure maléfique qui se balançait à son cou. 16


Il s’agissait d’un faucon sculpté dans une pierre rouge chatoyante. Un porte-poisse, comme celui que Gillen n’avait pas réussi à retrouver dans le Marché-des-Chiffonniers. — À qui d’autre en avez-vous parlé ? l’interrogea Bayar. — À personne, je le jure sur le sang du démon. J’en ai parlé à personne d’autre, murmura Gillen qui sentait la panique lui nouer les entrailles. Il était fermement campé sur ses jambes, les pieds légèrement écartés, prêt à bondir sur le côté si l’apprenti magicien lui lançait des flammes. — Je souhaitais simplement faire savoir à sa seigneurie que j’avais fait de mon mieux pour récupérer son bien, mais qu’il était introuvable, ajouta-t-il. Une ombre de dégoût passa sur le visage du garçon, comme s’il s’agissait d’un sujet sur lequel il préférait ne pas s’appesantir. — Saviez-vous que pendant que vous cherchiez l’amulette dans le Marché-des-Chiffonniers, Alister a attaqué mon père et manqué de le tuer ? Par le sang et les os ! pensa Gillen, parcouru d’un long frisson. Alister, seigneur des rues de la bande des Chiffonniers depuis longtemps, était réputé pour sa témérité, sa violence et son cœur de pierre. Apparemment, le garçon était devenu suicidaire, par-dessus le marché. — Est-ce que… le seigneur Bayar va bien ? Et Alister, est-il mort ? Le jeune Bayar répondit aux deux questions : — Mon père s’est remis. Malheureusement, Alister a pu s’échapper. Mon père pardonne difficilement l’incompétence. Peu importe qui s’en rend coupable. L’amertume dans la voix du garçon désarçonna Gillen, qui prit la parole pour plaider sa cause : — En effet. C’est du gâchis de me laisser ici, mon seigneur. Renvoyez-moi à la ville et je le trouverai. Je le jure. Je connais 17


la rue, je connais les bandes qui font la loi. Tôt ou tard, Alister réapparaîtra dans le Marché-des-Chiffonniers, même si sa mère et sa sœur ont prétendu qu’il n’y avait pas mis les pieds depuis des semaines. Le regard du jeune homme se fit perçant et il se pencha vers Gillen, les poings serrés. — « Sa mère et sa sœur » ? Alister a une mère et une sœur ? Sontelles encore à la Marche-des-Fells ? Gillen sourit. — Elles y sont… en cendres, je dois dire. On a incendié la masure après les avoir enfermées à l’intérieur. — Vous les avez tuées ? demanda Bayar, les yeux rivés sur lui. Elles sont mortes ? Gillen s’humecta les lèvres, se demandant à quel moment il avait fait un faux pas. — Eh bien, je me suis dit que c’était un bon moyen de faire comprendre à tout le monde que lorsque Mac Gillen pose des questions, il vaut mieux répondre. — Vous êtes un parfait idiot ! dit Bayar en secouant la tête avec lenteur, sans le quitter du regard. Nous aurions pu les utiliser pour faire sortir Alister de sa cachette. Nous aurions pu proposer un échange pour récupérer l’amulette. (Sa main se referma sur le vide.) Nous l’aurions eu. Par les os, pensa Gillen, impossible de dire ce qu’ il faut à un magicien. — C’est ce que vous croyez, mais faites-moi confiance, un baron des rues comme Alister a un cœur de pierre, froid comme les eaux de la Dyrnneflot. Pensez-vous qu’il se préoccupe de ce qui arrive à sa vieille et à sa sœur ? Absolument pas. Il ne s’intéresse à personne d’autre qu’à lui-même. Le jeune homme balaya ses affirmations de la main. — Ça, on ne le saura jamais, n’est-ce pas ? Quoi qu’il en soit, mon père n’a aucun besoin de vos services pour retrouver Alister. 18


D’autres ont été chargés de cette tâche. Ils ont réussi à nettoyer les rues de leurs bandes, mais impossible de mettre la main sur Alister. Nous avons tout lieu de penser qu’il a quitté la Marche-des-Fells. Bayar se frotta le front de la paume, comme s’il était en proie à une migraine. — Malgré tout, si vous deviez un jour croiser le chemin d’Alister, que ce soit ou non par hasard, mon père souhaite qu’on le lui remette vivant, indemne, et avec l’amulette. Si vous y parveniez, vous seriez richement récompensé, bien entendu. Le jeune Bayar feignait l’indifférence, mais ses yeux crispés trahissaient d’autres sentiments. Ce garçon hait Alister, comprit Gillen. Parce que ce voleur a attenté à la vie de son père ? De toute façon, Gillen sentait bien qu’il était inutile d’insister davantage au sujet de son retour à la Marche-des-Fells. — Très bien, dans ce cas, dit le lieutenant en faisant son possible pour dissimuler sa déception. Alors, qu’est-ce qui vous amène à la porte de l’Ouest ? Vous m’avez parlé d’un message ? — Une affaire délicate, lieutenant. Qui demande la plus grande discrétion. Il ne cachait pas ses doutes sur la capacité de Gillen à être discret. Quelle que soit la mission. — Tout à fait, mon seigneur, vous pouvez compter sur moi, répondit Gillen avec empressement. — Savez-vous que la princesse Raisa a disparu ? demanda Bayar avec une certaine brusquerie. Gillen tâcha de garder un visage neutre. Compétent. Respirant la discrétion. — Disparu ? Non, mon seigneur, je n’étais pas au courant. Peu de nouvelles parviennent jusqu’ici. Ont-ils la moindre idée… ? — Nous pensons qu’elle risque d’essayer de quitter le pays. Oh non ! elle s’est donc enfuie. Une querelle avec sa mère ? Une idylle avec un mauvais garçon ? Peut-être même un roturier ? 19


Les princesses du Loup Gris étaient connues pour leur caractère entêté et aventureux. Il n’avait vu la princesse Raisa de près qu’en une seule occasion. Elle était petite, mais bien tournée, et un homme pouvait enserrer sa taille de ses mains. Elle l’avait examiné rapidement de son regard vert de sorcière avant de chuchoter quelques mots à la dame qui se tenait à ses côtés. C’était avant. À présent, les femmes détournaient le visage quand il proposait de leur offrir un verre. Avant, la princesse aurait pu être séduite par un homme comme lui – un militaire expérimenté. Lui-même avait songé à ce que cela pourrait être de… La voix de Bayar interrompit sa rêverie. — Vous m’écoutez, lieutenant ? À regret, Gillen reporta son attention sur la conversation. — Oui, mon seigneur, bien sûr. Euh… vous pouvez répéter votre dernière phrase ? — J’ai dit : nous pensons qu’elle a pu se réfugier dans la famille de son père, chez les rouquins du camp Demonai ou du camp des Pins Marisa. (Bayar haussa les épaules.) Ils prétendent qu’elle n’est pas parmi eux, qu’elle a dû partir vers le sud, en dehors du royaume. Mais cette frontière-là est bien gardée. Elle pourrait donc tenter de passer par la porte de l’Ouest. — Mais… où irait-elle ? La guerre est partout. — Elle n’a peut-être pas tous ses esprits, expliqua Bayar, dont le visage pâlissait. Voilà pourquoi il est indispensable que nous l’inter­ ceptions. La princesse héritière pourrait se mettre en danger. Elle pourrait aller là où nous ne serions plus en mesure de l’atteindre. Ce serait… un désastre. Le garçon ferma les yeux, tripotant ses manches. Quand il les rouvrit et surprit Gillen qui le dévisageait, il fit volte-face et se replongea dans la contemplation du paysage à la fenêtre. Eh bien, soit ce garçon est bon acteur, soit il est réellement inquiet. 20


— Nous devons donc guetter son passage ici, à la porte de l’Ouest, conclut Gillen. C’est ce que vous voulez dire ? Sans le regarder, Bayar hocha la tête. — Nous nous sommes efforcés de garder cette affaire secrète, mais la rumeur de sa fuite se répand. Si les ennemis de la reine la trouvent avant nous… Vous m’avez compris. — Bien sûr, dit Gillen. Et… croit-on qu’elle soit… accompagnée ? Voilà. C’était une façon subtile de formuler la question pour découvrir si elle s’était ou non enfuie avec quelqu’un. — Nous l’ignorons. Il se peut qu’elle soit seule, ou avec les rouquins. — Qu’est-ce que le seigneur Bayar attend de moi exactement ? demanda Gillen en se rengorgeant un peu. Le garçon se tourna alors vers lui. — Deux choses. Nous voulons que vous organisiez une surveillance à la frontière pour intercepter la princesse Raisa si elle essaie de passer par la porte de l’Ouest. Et nous avons besoin qu’un détachement d’hommes de confiance chevauche jusqu’au camp Demonai pour s’assurer qu’elle n’y est pas. — Le camp Demonai ! s’écria Gillen, avec déjà moins d’enthou­ siasme. Mais vous ne… vous ne nous demandez quand même pas de nous attaquer aux guerriers demonai ? — Bien sûr que non, dit Bayar, comme si Gillen était faible d’esprit. La reine a prévenu les Demonai que sa Garde visiterait prochainement les camps des hauts plateaux pour interroger les sauvages. Ils peuvent difficilement refuser. Bien sûr, comme ils seront avertis de votre venue, il vous faudra creuser un peu pour découvrir si la princesse se cache là, ou si elle y est passée. — Vous êtes sûr qu’ils nous attendent ? demanda Gillen. Les Marcheurs d’Eau, c’était une chose – ils n’utilisaient même pas d’armes métalliques. Mais les Demonai… Il n’était pas pressé de s’y frotter. 21


— Je ne tiens pas à finir truffé de flèches de rouquins. Ces Demonai ont des poisons qui font virer un homme au noir… — Ne vous faites pas de souci, lieutenant Gillen, l’interrompit sèchement Bayar. Vous ne risquez absolument rien. Sauf si on vous surprend en train de fouiner, bien entendu. Il enverrait Magot et Sloat. Ils étaient taillés pour la mission. Il était préférable que lui reste en arrière pour guetter la princesse. Il faudrait garder la tête froide et mener l’affaire avec tact. Et discrétion. — J’imagine que vous aurez besoin d’au moins un salvo de soldats pour effectuer une fouille approfondie, poursuivit l’apprenti magicien. — Un salvo ! Je n’ai qu’une centaine de soldats en tout, plus un escadron de gardes, dit Gillen. Je ne fais confiance ni aux mercenaires rayés, ni aux Montagnards. Un escadron devra faire l’affaire, c’est tout ce que je peux me permettre. Bayar haussa les épaules. Ce n’était pas à lui de résoudre le problème du lieutenant. — Va pour un escadron, alors. J’irais bien moi-même mais, en tant que magicien, il m’est interdit de m’aventurer dans les montagnes des Esprits. (Bayar caressait le bijou ostentatoire qu’il portait au cou.) Et ma présence ne manquerait pas de soulever des questions délicates. Et comment ! pensa Gillen. Pourquoi donc un apprenti magicien s’occuperait-il d’affaires militaires ? Protéger les reines du Loup Gris était le devoir de la Garde de la reine et de l’armée. — Nous aimerions que vous agissiez sans tarder, dit Bayar. Que votre escadron soit prêt à partir dès demain. Gillen ouvrit la bouche afin de lui donner toutes les raisons pour lesquelles c’était impossible, mais le jeune Bayar l’en empêcha d’un geste de la main. — Très bien. Mes compagnons et moi-même resterons ici jusqu’à votre retour. 22


— Vous restez ici ? balbutia Gillen, qui n’avait vraiment pas besoin de ça. Écoutez, si la reine nous demande d’aller dans les montagnes des Esprits à la recherche de la princesse, elle devrait envoyer des renforts. Je ne peux pas laisser le mur de l’Ouest sans défense pendant que… — Si vous retrouvez la princesse, vous devrez nous la confier, poursuivit Bayar sans prêter attention à ses protestations. Mes cousins et moi l’escorterons jusqu’à la reine. Pris d’un soupçon, Gillen observa le garçon. Était-ce une sorte de piège ? Pourquoi confierait-il la princesse à ces apprentis magiciens ? Pourquoi ne pas plutôt l’escorter lui-même jusqu’à la Marche-des-Fells pour récolter toute la gloire (et sans doute une récompense) ? Parfois, quand il était envoyé en mission par le Haut Magicien, il ne savait pas bien s’il travaillait pour le compte de la reine ou de son conseiller. Mais ce coup-ci était énorme. Il espérait bien en tirer davantage que la reconnaissance éternelle de la famille Bayar. Comme s’il lisait dans ses pensées, le jeune homme prit la parole : — Si vous trouvez la princesse et nous la ramenez, nous vous remettrons une prime de 5 000 couronnes et nous prendrons les mesures nécessaires pour qu’un poste vous soit de nouveau attribué à la Marche-des-Fells. Gillen s’efforça de ne pas ouvrir grande la bouche. Cinq mille fillettes ? C’était une fortune ! Il ne s’attendait pas à ce que les Bayar soient prêts à payer autant pour s’attribuer la gloire de ramener la princesse au bercail. Il y avait anguille sous roche. Quelque chose qu’il n’avait pas besoin de savoir, au cas où il se ferait interroger. Il devenait d’autant plus tentant d’envoyer Sloat et Magot au-devant des périls dans les montagnes des Esprits pendant qu’il surveillait étroitement la frontière. — Je serai fier d’apporter toute mon aide pour ramener la princesse à sa mère notre reine, dit Gillen. Vous pouvez compter sur moi. 23


— Je n’en doute pas, commenta froidement Bayar. Trouvez des hommes qui savent la boucler, et ne leur en dites pas plus que nécessaire à leur mission. Ils n’ont pas besoin de connaître les détails de notre arrangement. Il mit la main dans une bourse pendue à sa taille et en sortit un petit cadre. Il le tendit à Gillen. Il s’agissait d’un portrait en buste de la princesse Raisa, vêtue d’une robe décolletée dévoilant une belle portion de peau dorée comme le miel. Ses cheveux sombres ondulaient autour de son visage et elle était coiffée d’une petite couronne sertie de pierres précieuses. Sa tête était inclinée et un demi-sourire se dessinait sur ses lèvres entrouvertes, comme si elle s’apprêtait à lui dire ce qu’il voulait entendre. Elle avait même écrit quelques mots : « Pour Micah, avec toute mon affection. R. » Mais un détail chez elle attira son attention, quelque chose de familier qu’il… La main de Bayar se referma comme un étau sur le bras de Gillen. Ce dernier ressentit une vive brûlure à travers la laine de sa tunique d’officier et manqua de lâcher le portrait. — Ne bavez pas dessus, lieutenant Gillen, cracha Bayar comme s’il avait un mauvais goût dans la bouche. Assurez-vous que vos hommes sachent à quoi ressemble la princesse. Et attendez-vous à ce qu’elle soit déguisée. — Je m’en occupe immédiatement, mon seigneur, dit Gillen. Il recula en s’inclinant devant Bayar avant que le jeune homme change d’avis. Ou lui reprenne le bras. — Installez-vous à votre aise, avec vos amis. Je vais dire au cuisinier de vous préparer tout ce que vous voudrez. Cinq mille couronnes donnaient le droit d’être bien reçu par Mac Gillen. — Qu’allez-vous faire, pour les musiciens ? demanda brus­ quement Bayar. Gillen cligna des yeux. 24


— Comment ça ? demanda-t-il. Vous souhaitez qu’ils restent ? Ils peuvent vous aider à passer le temps, surtout que c’est un beau brin de fille. Le jeune Bayar secoua lentement la tête. — Ils en ont trop entendu. Comme je l’ai précisé, personne ne doit faire le lien entre mon père et vous, ni savoir que vous travaillez pour lui. Devant l’expression perplexe de Gillen, il ajouta : — C’est votre faute, lieutenant, pas la mienne. Je me charge de mes cousins, mais débrouillez-vous avec les musiciens. — Si je comprends bien… vous pensez que je devrais les renvoyer ? — Non, dit Bayar, qui rajustait son étole de magicien en évitant de croiser son regard. Je pense que vous devriez les tuer.


À suivre...


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