Cantique - extrait

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erché dans les montagnes, un antique bâtiment connu de quelques initiés sert de refuge aux bardes, aux prêtres et aux clercs qui souhaitent se consacrer à l’étude et à la méditation. Cadderly, un jeune prêtre, est venu y trouver la paix, mais sa quiétude est de courte durée. Une malédiction ancestrale hante les couloirs de ce lieu, menaçant de dévorer l’âme du clerc… et de consumer le monde. Le destin des Royaumes repose sur ses frêles épaules.

R.A. Salvatore est l’un des auteurs de Fantasy qui connaît le plus grand succès. Ses fans sont toujours plus nombreux et fidèles. Ses romans apparaissent régulièrement dans la liste des best-sellers du New York Times et ont été vendus à plus de dix millions d’exemplaires.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Éric Betsch Illustration de couverture : Duane O. Myers ISBN : 978-2-8112-0580-5

9 782811 205805


Transitions : 1. Le Roi orque 2. Le Roi pirate 3. Le Roi fantôme

Du même auteur, chez Milady : Demon Wars : 1. L’Éveil du démon 2. L’Esprit du démon 3. L’Apôtre du démon Les Royaumes Oubliés La Légende de Drizzt : 1. Terre natale 2. Terre d’exil 3. Terre promise 4. L’Éclat de cristal 5. Les Torrents d’argent 6. Le Joyau du halfelin 7. L’Héritage 8. Nuit sans étoiles 9. L’Invasion des ténèbres 10. Une aube nouvelle 11. Lame furtive 12. L’Épine dorsale du Monde 13. La Mer des Épées Mercenaires : 1. Serviteur du cristal 2. La Promesse du Roi-Sorcier 3. La Route du patriarche

Les Lames du Chasseur : 1. Les Mille Orques 2. Le Drow solitaire 3. Les Deux Épées La Pentalogie du clerc : 1. Cantique Chez Milady Graphics : La Légende de Drizzt, le guide La Légende de Drizzt : 1. Terre natale 2. Terre d’exil 3. Terre promise 4. L’Éclat de cristal 5. Les Torrents d’argent 6. Le Joyau du halfelin 7. L’Héritage

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La Pentalogie du clerc livre 1

Cantique R.A. Salvatore Traduit de l’anglais (États-Unis) par Éric Betsch


Milady est un label des éditions Bragelonne

Originally published in the USA by Wizards of the Coast LLC Originellement publié aux États-Unis par Wizards of the Coast LLC FORGOTTEN REALMS, WIZARDS OF THE COAST, and their respective logos are trademarks of Wizards of the Coast, LLC in the USA and other countries. © 2011 Wizards of the Coast LLC. All rights reserved. Licensed by Hasbro. Titre original : The Cleric Quintet, Book I : Canticle Copyright © 1991 TSR, Inc. Copyright © 2009 Wizards of the Coast LLC © Bragelonne 2011, pour la présente traduction Illustration de couverture : Duane O. Myers Copyright © 2009 Wizards of the Coast LLC ISBN : 978-2-8112-0580-5 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr


Pour tous ceux qui s’estiment honnêtement amis de la Terre. Avec un remerciement particulier à Brian Newton – il sait pourquoi. R.A. Salvatore



Prologue

A

ballister Bonaduce considéra un long moment l’image étincelante que lui renvoyait son miroir. Des montagnes recouvertes de neige portée par le vent se déployaient à ses pieds, sur ce qui était l’endroit le plus inhospitalier des Royaumes. Il lui suffisait d’avancer d’un pas, de traverser le miroir, pour prendre pied sur le Grand Glacier. — Tu m’accompagnes, Druzil ? demanda le magicien à son diablotin. Druzil s’enveloppa de ses ailes de chauve-souris parche­ minées, comme pour réfléchir à cette question. — Je n’apprécie pas particulièrement le froid, répondit-il, de toute évidence peu désireux de prendre part à cette traque. — Moi non plus, dit Aballister, en enfilant une bague enchantée qui le protégerait du froid mortel. Mais le yote ne pousse que sur le Grand Glacier. Il se retourna vers le miroir magique, la dernière barrière qui le séparait de l’achèvement de sa quête et du début de ses conquêtes. La région enneigée qui se trouvait de l’autre côté était pour le moment calme, cependant des nuages noirs et menaçants annonçaient une tempête imminente qui retarderait l’expédition, peut-être de nombreux jours durant. — Nous devons nous y rendre, poursuivit Aballister, s’adressant davantage à lui-même qu’au diablotin. 7


Sa voix s’estompa et il se plongea dans ses souvenirs, jusqu’au tournant qu’avait connu sa vie plus de deux ans aupa­ ravant, au cours du Temps des Troubles. Bien que toujours très puissant, il avait alors eu le sentiment d’être perdu. Puis l’avatar de la déesse Talona lui avait indiqué la voie. Le sourire du magicien se mua en un gloussement franc quand il se tourna vers Druzil, le diablotin qui lui avait fourni la méthode pour satisfaire au mieux la Dame au Poison. — Viens, mon cher Druzil. C’est toi qui m’as offert la recette de la Malédiction du Chaos. Tu dois me suivre et m’aider à dénicher le dernier ingrédient. En entendant prononcer le nom de ce sort, le diablotin se dressa et déplia ses ailes. N’ayant plus rien à ajouter, il s’envola mollement et se percha sur l’épaule d’Aballister, puis ils traver­ sèrent tous deux le miroir, s’exposant aux rafales de vent. La créature voûtée et poilue, aux allures d’humanoïde primitif, poussa un grognement et projeta sa lance rudimentaire, même si Aballister et Druzil se trouvaient nettement hors de portée. Elle éructa tout de même un cri de triomphe, comme si son jet avait valeur de victoire symbolique, et se hâta de rejoindre la masse importante de ses congénères aux poils hirsutes et à la peau pâle. — Ils ne souhaitent visiblement pas négocier, commenta Druzil, qui sautillait d’un pied griffu sur l’autre, toujours juché sur l’épaule du magicien. Aballister comprenait l’excitation de son petit compagnon, qui était une créature des plans inférieurs, un être du chaos, et qui désirait ardemment voir son maître s’occuper de ces êtres aussi stupides qu’effrontés – ce qui ne ferait qu’ajouter un plaisir supplémentaire à cette journée de victoire, depuis si longtemps attendue. — Ce sont des taers, expliqua Aballister. De féroces brutes. Tu as raison, ils ne négocieront pas. Des éclairs jaillirent des yeux du magicien, tandis que le diablotin sautillait de plus belle, tout en applaudissant. 8


— Ils ignorent tout de la puissance qui se dresse face à eux ! poursuivit Aballister, d’une voix qui s’amplifiait avec la colère. Les terribles épreuves subies au cours de ces deux années de violence défilèrent en quelques secondes dans ses pensées. Une centaine d’hommes avaient péri en recherchant les insaisissables ingrédients de la Malédiction du Chaos, cent êtres humains avaient donné leur vie pour satisfaire Talona. Quant à Aballister, il n’était pas non plus sorti indemne de cette période. Parachever ce sort était devenu son obsession, sa raison de vivre, si bien qu’il avait vieilli à chaque étape, il s’était arraché des touffes de cheveux chaque fois que la Malédiction avait semblé lui échapper. Mais il en était désormais tout proche, si proche qu’il distinguait la tache sombre de yote, juste au-delà de l’étroite corniche où se trouvaient les grottes des taers. Si proche, à ceci près que ces maudites et stupides créatures lui en bloquaient l’accès. Ses paroles avaient provoqué une certaine agitation parmi les taers, qui grondaient et bondissaient dans l’ombre de la montagne déchiquetée, se poussant les uns les autres, comme s’ils cherchaient à désigner l’un d’eux pour mener l’assaut. — Faites quelque chose sans tarder, suggéra Druzil, depuis son perchoir. Son maître leva les yeux vers lui, le rire au bord des lèvres, ce qui incita le diablotin à préciser, tout en tâchant de ne pas paraître inquiet : — Ils vont attaquer. Et surtout, ce froid raidit mes ailes. Aballister hocha la tête, convaincu par les arguments de son compagnon. Tout retard lui coûterait cher, en particulier si les nuages noirs s’ouvraient et déclenchaient une tempête de neige aveuglante qui aurait tôt fait de cacher le yote et le portail miroitant qui donnait sur la pièce confortable du magicien. Il produisit alors une petite boule, faite d’un mélange d’excréments de chauve-souris et de soufre, qu’il écrasa dans le poing, avant de pointer le doigt en direction du groupe de taers. Il sourit quand son incantation se répercuta sur le versant 9


de la montagne, puis sur le glacier, songeant combien il était merveilleusement ironique que ces stupides créatures n’aient aucune idée de ce qu’il préparait. Elles le comprirent quelques secondes plus tard. Juste avant de lancer son sort, Aballister eut une idée cruelle ; il éleva légèrement sa visée. Une boule de feu explosa ainsi au-dessus des taers, qui sursautèrent, et désintégra la glace fixée sur le pic. Désolidarisés, d’immenses blocs se mirent à pleuvoir sur eux, puis une cascade d’eau avala les individus qui n’avaient pas été écrasés. Plusieurs d’entre eux se retrouvèrent en train de patauger dans une boue glacée, trop paniqués pour reprendre pied, alors que le liquide se solidifiait à grande vitesse autour d’eux. Quand une créature, pitoyable, parvint à se dégager, Druzil quitta l’épaule d’Aballister et fondit sur elle. La queue griffue du diablotin fouetta le taer titubant, ce qui déclencha de vigoureux applaudissements de la part du magicien. La malheureuse victime porta la main à son épaule touchée, lança un regard étonné sur son agresseur volant, qui s’éloignait déjà, et s’effondra sur la glace, raide morte. — Et les autres ? s’enquit Druzil, quand il se posa à sa place attitrée. Aballister considéra les taers, dont la plupart avaient été tués, tandis que quelques-uns luttaient encore inutilement contre l’emprise de plus en plus ferme de la glace. — Laisse-les mourir lentement, répondit-il, riant de nouveau. Druzil lui jeta un regard incrédule avant de réagir. — La Dame au Poison n’appréciera pas, dit-il, en agitant d’une main sa redoutable queue devant lui. — Très bien, concéda Aballister, conscient que le diablotin avait beaucoup plus envie de se faire plaisir que de satisfaire Talona. Néanmoins son raisonnement se défendait ; le poison constituait systématiquement la méthode acceptée quand 10


il s’agissait de mener à bien une mission pour le compte de Talona. — Finis-en avec cette tâche, ordonna le magicien. Je m’occupe du yote. Peu après, Aballister arracha le dernier champignon marron gris, qui s’accrochait obstinément au glacier, et le mit dans son sac. Il appela ensuite Druzil, qui s’amusait avec le dernier taer gémissant, faisant claquer sa queue autour de la tête agitée de sa pauvre proie terrifiée – la seule partie de la créature qui dépassait du piège de glace. — Ça suffit, dit le magicien. Avec un soupir, Druzil adressa un regard triste à son maître, qui approchait et dont le visage ne s’adoucit pas le moins du monde. — Ça suffit, répéta ce dernier. Druzil se pencha et embrassa sa victime sur le nez. Celle-ci cessa de gémir et le dévisagea, étonnée. Il haussa les épaules et plongea la pointe empoisonnée de sa queue dans l’œil larmoyant du taer. Le diablotin se jucha ensuite avec entrain sur l’épaule offerte d’Aballister, qui le laissa porter le sac de yote, simplement pour rappeler à ce démon peu attentif que de plus sérieux problèmes les attendaient de l’autre côté de la porte scintillante.



1 L’animal domestique de l’écureuil blanc

L

e druide à la robe verte émit une série de petits bruits, censés attirer l’attention de l’écureuil paré d’une fourrure blanche, mais l’animal, perché sur une branche du grand chêne, loin au-dessus des trois hommes, parut ne pas les entendre. — On dirait que tu as perdu la voix, fit remarquer un autre membre de ce groupe, un prêtre des bois barbu aux traits harmonieux, dont l’épaisse chevelure blonde tombait nettement plus bas que les épaules. — Saurais-tu mieux que moi appeler cette bête ? lui demanda le druide à la robe verte. J’ai peur que la couleur de sa parure ne soit pas le seul aspect étrange de cette créature. Cette tentative d’explication de son incompétence fit rire ses deux compagnons. — Je t’accorde que la fourrure de cet écureuil est d’une couleur peu ordinaire, concéda le troisième élément du trio, l’initié de plus haut rang. Mais tout de même, parler aux animaux figure parmi les plus évidentes de nos aptitudes. Depuis le temps, tu devrais savoir… Frustré, le druide interrompit son camarade : — Avec tout le respect que je te dois, j’ai établi le contact avec cette créature. Elle refuse de me répondre, tout simplement. Essaie toi-même, je t’en prie. 13


— Un écureuil qui ne veut pas répondre ? gloussa le deu­ xième initié. Ces animaux font partie des plus bavards… — Pas celui-ci, intervint quelqu’un, derrière eux. Les trois druides se retournèrent vers la large allée pous­ siéreuse, qui menait au bâtiment recouvert de lierre, et virent approcher un prêtre, dont la démarche révélait clairement la jeunesse. De taille et de carrure moyennes, le nouveau venu était toutefois peut-être un peu plus musclé que la normale. Le coin de ses yeux gris se soulevait quand il souriait, tandis que des mèches de cheveux châtains voletaient sous son chapeau. Sa tunique et son pantalon beiges révélaient son état de prêtre de Déneïr, dieu de l’un des ordres qu’abritait l’Édifiante Bibliothèque. Contrairement à la plupart de ses condisciples, ce jeune homme portait en plus une cape de soie bleu clair, ainsi qu’un chapeau à large bord, également bleu, pourvu d’un bandeau rouge et orné d’une plume sur le côté droit. Au centre de ce bandeau était fixé un médaillon, fait de porcelaine et d’or, sur lequel était représenté le symbole de Déneïr, un œil surmonté d’une bougie allumée. — Cet écureuil reste bouche cousue, sauf quand il décide de s’exprimer, poursuivit le jeune prêtre, qui, amusé par les expressions stupéfaites de ces druides d’ordinaire imper­ turbables, décida de les étonner davantage. Salutations, Arcite, Newander et Cléo. Et permettez-moi de vous féliciter, Cléo, pour votre promotion au rang d’initié. — Comment savez-vous qui nous sommes ? s’étonna Arcite, le meneur des druides. Nous n’avons pas encore signalé notre présence à la bibliothèque, pas plus que nous n’avons prévenu quiconque de notre arrivée. (Il échangea un regard suspicieux avec Newander, le prêtre aux cheveux blonds, avant de poursuivre, d’une voix plus sévère.) Vos maîtres sont-ils en train de nous espionner, de nous rechercher au moyen de dispositifs magiques ? — Non, non, rien de tel, répondit aussitôt le jeune prêtre, qui n’ignorait rien de l’aversion non avouée qu’éprouvaient les 14


druides à l’encontre de ce type de procédé. Je me souviens de votre dernière visite à la bibliothèque, à tous les trois. — Ridicule ! siffla Cléo. C’était il y a quatorze ans ! Vous n’étiez alors qu’un… — Qu’un garçonnet, confirma le jeune prêtre. J’avais sept ans. Votre groupe comprenait une quatrième personne, je m’en souviens, une dame âgée dotée de grands pouvoirs. Il me semble qu’elle se prénommait Shannon. — Incroyable, marmonna Arcite. Vous avez raison, jeune prêtre. Les druides se consultèrent de nouveau du regard, soup­­­­çonnant quelque supercherie. Ces personnages, qui n’appré­ ciaient pas vraiment les individus étrangers à leur ordre, ne se rendaient que rarement à la célèbre Édifiante Bibliothèque, haut perchée sur les montagnes Floconeigeuses, difficiles d’accès. Ils ne se lançaient dans ce périple que lorsqu’ils avaient vent d’une découverte particulièrement intéressante, comme un ouvrage rare sur telle plante ou tel animal, ou une nouvelle recette pour guérir les blessures ou mieux faire pousser leurs jardins. Alors que le groupe commençait à s’écarter, Newander, mû par une impulsion soudaine, se retourna et fit face au jeune prêtre. Celui-ci était appuyé de façon décontractée sur son bâton de marche, un superbe objet dont la poignée argentée avait été magnifiquement sculptée en tête de bélier. — Cadderly ? dit Newander, dont le visage se para d’un large sourire. Reconnaissant à son tour le jeune homme, Arcite se remémora l’histoire inhabituelle de cet enfant, qui l’était tout autant. Cadderly s’était installé avant son cinquième anni­ versaire à la bibliothèque, où il était rare d’accepter des novices de moins de dix ans. Sa mère était morte plusieurs mois avant son arrivée en ces lieux, et son père, trop plongé dans ses études, avait négligé son fils. Quand il avait entendu parler de ce garçon plein de promesses, Thobicus, le doyen de l’Édifiante Bibliothèque, l’avait généreusement recueilli. — Cadderly ! répéta Arcite. C’est vraiment toi ? 15


— À votre service, répondit Cadderly, en s’inclinant pro­ fondément. Et salutations. Je suis honoré que vous vous souveniez de moi, bon Newander et vénérable Arcite. — Mais qui est-ce ? chuchota Cléo, en jetant un regard étonné à Newander, avant que son visage s’illumine, quelques secondes plus tard. — Oui, tu étais un petit garçon, dit Newander. Un petit garçon trop curieux, si j’ai bonne mémoire. — Pardonnez-moi, dit Cadderly, qui s’inclina de nouveau. Il est rare d’avoir l’occasion de discuter avec un groupe de druides ! — Rares sont ceux que cela intéresse, ajouta Arcite. Mais toi… tu en fais partie, il semblerait. Cadderly hocha la tête, puis son sourire disparut. — J’espère qu’il n’est rien arrivé à Shannon, dit-il, sin­ cèrement inquiet. La druidesse s’était en effet montrée bienveillante à son égard, si longtemps auparavant. Elle lui avait appris à reconnaître certaines plantes aux effets bénéfiques, ainsi que quelques racines savoureuses, et avait même fait éclore des fleurs sous ses yeux. Le garçon avait été stupéfait quand Shannon s’était transformée – une aptitude propre aux druides les plus puissants – en un cygne gracieux et s’était envolée, très haut dans le ciel matinal. Cadderly avait tant voulu se joindre à elle, il se souvenait aujourd’hui encore de ce désir avec une grande netteté, mais la druidesse n’avait pas le pouvoir de le métamorphoser de la même façon. — Rien de violent, si c’est ce que tu entends, répondit Arcite. Elle est morte paisiblement, il y a quelques années. Cadderly acquiesça. Sur le point de présenter ses condoléances, il se rappela que les druides ne redoutaient pas la mort, pas plus qu’ils ne se lamentaient sur celle des autres. Ils y voyaient la conclusion naturelle de la vie, un événement de peu d’importance, en regard du plan général de l’ordre universel. — Ainsi, tu connais cet écureuil ? demanda soudain Cléo, déterminé à redorer son blason. — C’est Perceval, répondit Cadderly. Un ami. 16


— Un animal domestique ? s’enquit Newander. Il plissa ses yeux brillants, l’air soupçonneux, car les druides n’approuvaient guère ceux qui apprivoisaient des animaux. Cette question n’eut toutefois pour effet que de faire rire de bon cœur Cadderly. — Si animal domestique il y a, j’ai peur que ce soit moi, répondit-il. Perceval accepte – parfois – mon amitié et – avec enthousiasme – la nourriture que je lui offre, néanmoins il m’intéresse davantage que moi je l’intéresse. C’est lui qui décide du lieu et de l’heure de nos rencontres. Les druides se mirent à leur tour à rire. — Brave bête ! dit Arcite, qui, d’une série de petits bruits, félicita Perceval. — Merveilleux…, fit mine de se plaindre Cadderly. Vous l’encouragez, en plus ! Les druides rirent de plus belle et Perceval, qui observait la scène depuis sa haute branche, lança un regard hautain sur Cadderly. — Eh bien ! Descends et viens dire bonjour ! lui dit ce dernier, en frappant la branche la plus basse de l’arbre avec son bâton de marche. Sois poli, au moins. Perceval ne leva pas les yeux du gland qu’il était occupé à grignoter. — Je crains qu’il n’ait pas compris, dit Cléo. Si je traduisais… — Il comprend aussi bien que vous et moi, assura Cadderly. C’est simplement un animal têtu, et je vais vous le prouver. (Il leva la tête vers l’écureuil et prit un air entendu.) Quand tu auras le temps, Perceval, je t’ai laissé une assiette remplie de noisettes et de beurre dans ma chambre… Avant même que le prêtre eût achevé sa phrase, l’écureuil se mit à courir sur sa branche, bondit sur une autre, puis sur l’arbre le plus proche. Il ne lui fallut que quelques secondes pour atteindre la gouttière du toit de la bibliothèque. Sans ralentir, il se laissa glisser le long d’une tige de lierre épais, avant d’entrer dans le bâtiment par une fenêtre ouverte du deuxième étage, côté nord. 17


— Perceval a un faible pour les noisettes et le beurre, expliqua Cadderly, quand les rires des druides se furent calmés. — Une très brave bête ! insista Arcite. Quant à toi, Cadderly, il est bon de constater que tu as poursuivi tes études. Tes maîtres ne tarissaient pas d’éloges à propos de ton potentiel, il y a de cela quatorze ans, mais je n’imaginais pas que ta mémoire serait si précise, ou que, peut-être, nous autres druides t’aurions laissé une impression forte et favorable. — C’est pourtant bien vrai, dans les deux cas, répondit Cadderly. Je suis ravi de vous voir de retour – je suppose que vous désirez consulter le traité sur les mousses des bois récemment découvert. Je ne l’ai moi-même pas encore vu. Les directeurs le gardent sous clef, en attendant que des personnes spécialistes de ces questions viennent en estimer la valeur. Voyez-vous, nous attendions la visite d’un groupe de druides, même si nous ne savions pas de qui il serait constitué, ni de combien de personnes, et que nous ignorions la date de votre arrivée. Les trois druides hochèrent la tête et se retournèrent pour admirer la structure de pierre couverte de lierre. L’Édifiante Bibliothèque se dressait depuis six cents ans et n’avait jamais fermé ses portes aux érudits animés de bonnes intentions. Cet immense bâtiment, une véritable ville – c’était indispensable, au milieu des montagnes Floconeigeuses rudes et isolées –, mesurait plus de cent vingt mètres de long sur soixante de large, le tout sur quatre niveaux, sans compter les sous-sols. Bien équipée et largement pourvue en provisions – des rumeurs faisaient état de kilomètres de tunnels de réserves –, la bibliothèque, qui avait résisté à des attaques d’orques, à des rochers lancés par des géants et aux hivers montagneux les plus rigoureux, avait ainsi traversé les siècles sans subir de dommages. On y trouvait une collection considérable d’ouvrages, de manuscrits et d’artefacts, qui remplissait la presque totalité du rez-de-chaussée, c’est-à-dire la bibliothèque proprement dite, tandis que le premier étage était composé de bon nombre de petites salles d’étude. Le complexe renfermait en outre quantité d’œuvres anciennes et uniques. 18


Bien que n’atteignant pas la taille de certaines grandes bibliothèques des Royaumes, comme les collections de prix de Lunargent, au nord, l’impénétrable Château-Suif, à l’ouest, ou les musées d’artefacts de Portcalim, au sud, l’Édifiante Bibliothèque se révélait bien pratique pour les Contrées du Mitan et le Cormyr. Ses portes étaient ouvertes pour tous ceux qui désiraient apprendre, à la condition de ne pas ensuite se servir de façon funeste des connaissances acquises. Ce bâtiment, qui abritait par ailleurs d’autres importants outils de recherche, comme des échoppes d’alchimistes et d’her­boristes, était baigné d’une atmosphère propice à l’inspi­ ration, avec notamment une vue à couper le souffle sur les montagnes et des espaces en plein air parfaitement entretenus, parmi lesquels un petit jardin d’arbres taillés. L’Édifiante Bibliothèque avait été conçue pour bien d’autres choses qu’un simple entreposage d’ouvrages anciens ; cet endroit, renommé pour ses lectures de poésie, ses tableaux et ses sculptures, était le lieu idéal où discuter des questions profondes et souvent sans réponse que se posaient les races douées d’intelligence. La bibliothèque constituait en vérité le meilleur hommage possible rendu à Déneïr et Oghma, les dieux de la connaissance, de la littérature et de l’art. — J’ai entendu dire que ce traité était très volumineux, dit Arcite. Il faudra beaucoup de temps pour l’étudier convena­ blement. J’espère que les tarifs d’hébergement ne sont pas excessifs, car nous sommes plutôt démunis. — Le doyen Thobicus vous accueillera gratuitement, j’imagine, répondit Cadderly. Vos services ne seront certainement pas sous-estimés. (Il lança un clin d’œil à Arcite.) Si tel n’est pas le cas, venez me trouver. J’ai récemment recopié un volume, pour le compte d’un magicien voisin, un grimoire perdu dans un incendie. Cet homme est généreux. Voyez-vous, c’est moi qui avais rédigé cet ouvrage, la première fois, et le magicien, aussi étourdi que semblent l’être la plupart de ses collègues, n’en avait jamais effectué une copie pour lui-même. — C’était une œuvre unique ? s’étonna Cléo. 19


Le druide secoua la tête, stupéfait qu’un magicien puisse faire preuve d’une telle imprudence avec son bien le plus précieux. — En effet, confirma Cadderly, avant de se tapoter la tempe. Sauf que je l’avais également conservé ici. — Tu te souvenais de toutes les complexités d’un grimoire de magicien, au point d’être capable de le recopier de mémoire ? dit Cléo, abasourdi. Cadderly haussa les épaules. — Ce magicien s’est montré généreux. — Tu es vraiment quelqu’un de remarquable, jeune Cadderly, dit Arcite. — Une très brave bête ? demanda le jeune prêtre, plein d’espoir, ce qui fit sourire ses trois interlocuteurs. — Et comment ! répondit Arcite. Rends-nous donc visite dans les jours qui viennent. Étant donné la réputation d’êtres solitaires qu’entretenaient les druides, Cadderly comprit la valeur du compliment qui venait de lui être adressé. Il s’inclina, aussitôt imité par les druides, qui le saluèrent et se dirigèrent vers la bibliothèque. Cadderly les suivit un temps du regard, puis il leva les yeux. Assis sur le rebord de la fenêtre ouverte, Perceval léchait ses minuscules pattes, encore imprégnées de noisettes et de beurre. Une goutte tomba du bout du tube en spirale sur un morceau de tissu déjà imbibé coincé dans une petite coupe. Cadderly secoua la tête et leva la main vers le robinet qui contrôlait le flux. — Ne touche pas à ça ! s’écria l’alchimiste, dans tous ses états, depuis un établi, de l’autre côté de la boutique. Il se leva d’un bond et se rua vers le jeune prêtre trop curieux. — Le débit est terriblement lent, se justifia ce dernier. — C’est nécessaire, expliqua Vicero Belago, peut-être pour la centième fois. Ne sois pas idiot, Cadderly, tu sais très bien qu’il faut faire preuve de patience. N’oublie pas que nous avons affaire à de l’huile d’impact ! Une substance des plus volatiles ! 20


En un lieu rempli de tant de potions instables, une goutte plus volumineuse pourrait déclencher un cataclysme ! Cadderly soupira et accepta cette réprimande en acquiesçant. — Combien pouvez-vous m’en céder ? demanda-t-il, tout en sortant une petite fiole de l’une des innombrables poches de sa ceinture. — Que d’impatience ! lâcha Belago. Cadderly savait toutefois que l’alchimiste n’était pas vraiment en colère. Le jeune prêtre était en effet un de ses meil­ leurs clients, pour qui il avait en outre à de nombreuses reprises traduit d’ancestrales notes alchimiques. — Uniquement ce qui est tombé dans la coupe, j’en ai peur, poursuivit Belago. J’ai dû attendre certains ingrédients – des ongles de géants des collines et de la corne de bœuf broyée. Cadderly souleva avec précaution le chiffon imbibé et inclina la coupe, qui ne contenait que quelques gouttes, de quoi ne remplir qu’une seule de ses ampoules. — Et de six, dit-il, en faisant couler, à l’aide du morceau de tissu, le liquide dans sa fiole. Plus que quarante-quatre. — Es-tu certain d’en vouloir tant que ça ? lui demanda – une fois de plus – Belago. — Cinquante, assura le prêtre. — Le prix… — … est largement justifié ! dit en riant Cadderly, en attachant la fiole et en sortant de l’échoppe. Toujours de bonne humeur, il s’engagea dans le couloir qui donnait sur l’aile sud du deuxième étage et menait notamment à la chambre d’Histra, une prêtresse de Sunie, la déesse de l’Amour, de passage en ces lieux. — Cher Cadderly, lui dit-elle en guise de salut. Bien que plus âgée de vingt ans que le jeune homme, Histra était encore assez séduisante. Elle portait une tenue d’un rouge cramoisi intense, longue mais fendue haut sur les côtés, ce qui dévoilait une bonne part de sa silhouette bien 21


proportionnée. Cadderly dut fournir un certain effort pour se tenir correctement et regarder cette femme droit dans les yeux. — Entre donc, roucoula Histra, qui attrapa Cadderly par l’avant de la tunique et le tira dans la pièce, avant de refermer ostensiblement la porte derrière lui. Le prêtre parvint à la quitter suffisamment longtemps des yeux pour apercevoir un objet qui brillait fortement sous une couverture. — C’est fait ? glapit-il, avant de s’éclaircir la voix, quelque peu gêné. Histra lui effleura le bras d’un doigt léger, non sans sourire quand il ne put retenir un frisson. — Le dweomer est lancé, répondit-elle. Ne reste plus que le paiement. — Deux cents… pièces d’or, comme convenu, bégaya Cadderly, qui plongea la main dans sa poche. — Ce sort a été difficile à mettre en place, l’interrompit la prêtresse. Il n’a rien d’ordinaire. (Elle marqua une pause et lui offrit un sourire évasif.) Mais j’aime ce qui sort de l’ordinaire… Pour toi, le prix pourrait être revu à la baisse, tu sais… Cadderly déglutit si fort qu’il fut certain d’avoir été entendu dans le couloir. En tant qu’érudit discipliné, il était venu trouver cette femme avec un but bien précis en tête. Il avait beaucoup de travail, cependant Histra était incontestablement attirante, et son délicat parfum irrésistible. Il finit par se rappeler qu’il devait respirer… — Nous pourrions oublier cet or, proposa Histra, dont les doigts suivaient avec douceur le contour de l’oreille de son visiteur, qui se demandait si ses jambes le soutiendraient encore longtemps. Cadderly finit par reprendre le contrôle de lui-même en imaginant Danica, pleine d’entrain, juchée à califourchon sur la prêtresse et lui raclant le visage contre le sol. La chambre de Danica était proche, distante d’à peine quelques portes, de l’autre côté du couloir. Il ôta la main d’Histra de son oreille et 22


lui tendit sa bourse pour paiement, puis il s’empara de l’objet brillant enveloppé dans la couverture. Malgré son esprit pratique, le jeune prêtre redouta, quand il sortit de la chambre plus pauvre de deux cents pièces d’or, que son visage brille autant que le disque qu’Histra venait d’enchanter pour son compte. Bien qu’ayant d’autres choses à faire – comme toujours –, Cadderly se dirigea directement vers l’aile nord et sa chambre, peu désireux de susciter des soupçons en parcourant la biblio­ thèque avec un colis étrangement scintillant. Toujours sur le rebord de la fenêtre, Perceval se prélassait au soleil de cette fin de matinée quand son ami humain parvint à destination. — Je l’ai ! dit Cadderly, en sortant le disque. La pièce s’éclaira aussitôt, comme sous les feux d’un soleil ardent, et l’écureuil, effarouché, courut se réfugier sous le lit du prêtre. Ce dernier ne prit pas le temps de rassurer son petit compagnon ; il se précipita vers son bureau, ouvrit un tiroir rempli et en fouillis, duquel il sortit un cylindre de trente centimètres de long et de cinq de diamètre. D’un petit coup sec, il retira le cache qui en obturait l’extrémité, dévoilant ainsi un trou de la taille du disque. Il se hâta d’y insérer celui-ci, puis il replaça le cache, ce qui eut pour effet de tout à fait masquer la source lumineuse. — Je sais que tu es là-dessous, s’amusa-t-il, en ôtant le capuchon métallique de l’autre côté du tube, libérant ainsi un rayon de lumière concentrée. Appréciant peu cette agression visuelle, Perceval se mit à courir dans tous les sens sous le lit, tandis que Cadderly, qui riait en disant qu’il avait enfin pris le meilleur sur cet écureuil sournois, le suivait consciencieusement avec son faisceau lumi­­neux. Ce manège se poursuivit un moment, puis Perceval jaillit de sa cachette et sauta par la fenêtre ouverte. Il fut toutefois de retour quelques instants plus tard, le temps de s’emparer du bol de noisettes et de beurre et de lancer une ou deux remarques peu flatteuses à Cadderly. 23


Riant toujours, celui-ci replaça le capuchon sur son nouveau jouet et le fixa à sa ceinture, avant de s’approcher de son armoire en chêne. La plupart des prêtres qui vivaient à la biblio­­thèque possédaient dans leur penderie de nombreuses tenues sacerdotales, afin de toujours avoir la meilleure allure possible vis-à-vis des nombreux érudits en visite. Chez Cadderly, en revanche, les vêtements ne remplissaient qu’une infime partie de l’armoire. Des piles de notes et d’autres d’inventions diverses, plus volumineuses encore, en encombraient le bas, tandis que des ceintures et des lanières en cuir de conception artisanale étaient suspendues sur presque toute la largeur du meuble. À l’intérieur d’une des portes était fixé un grand miroir, extravagance en théorie largement hors de portée des maigres bourses de la majorité des prêtres de la bibliothèque, et notamment des plus jeunes et de rang modeste comme Cadderly. Il se saisit d’une large cartouchière et s’installa sur le lit. Ce harnais en cuir était pourvu de cinquante fléchettes spécialement conçues. Grâce à la fiole qu’il avait prise chez l’alchimiste, Cadderly fut en mesure de remplir la sixième. Petits et fins, ces projectiles étaient en fer, à l’exception de la pointe en argent, et ils renfermaient un espace de la taille exacte des ampoules. Cadderly trembla quelque peu quand il inséra la fiole dans la fléchette, tâchant d’exercer une pression suffisante pour la mettre en place, mais sans la briser. — De l’huile d’impact…, se rappela-t-il, tout en visualisant des images de doigts noircis. Il se sentit mieux quand le liquide volatil fut convena­ blement calé. Il ôtait sa cape de soie, dans l’intention d’enfiler la cartouchière et de s’observer dans le miroir, comme il en avait l’habitude après avoir rempli une fléchette supplémentaire, quand on frappa sèchement à sa porte. Il eut tout juste le temps de cacher le harnais dans son dos avant que le directeur Avery Schell, un homme rondelet et rougeaud, fasse irruption dans la chambre. 24


— Qu’est-ce que c’est que ces factures ? s’écria-t-il, en agitant sous le nez de Cadderly une pile de parchemins, qu’il commença à éplucher et à jeter au sol à mesure qu’il en énonçait les intitulés. Cordonnier, orfèvre, armurier… Tu dilapides ton or ! Quand il aperçut, par-dessus l’épaule d’Avery, le sourire tout en dents de Kierkan Rufo, Cadderly devina où le directeur avait puisé ses informations et matière à alimenter sa colère. De grande taille et doté de traits saillants, Rufo n’était que d’un an l’aîné de Cadderly. Bien qu’amis, les deux jeunes prêtres étaient de sérieux rivaux l’un pour l’autre, dans le cadre de leur ascension au sein de leur ordre, et peut-être aussi d’un autre point de vue, à en juger par quelques regards chargés de désir que Cadderly avait vu Rufo lancer en direction de Danica. Plonger l’autre dans les ennuis était devenu un jeu entre eux, un jeu qui pouvait se révéler des plus pénibles quand les directeurs, et notamment Avery, toujours prêt à châtier, s’en mêlaient. — Cet argent a été bien dépensé, directeur, se défendit timidement Cadderly, bien conscient que son interprétation d’une « bonne dépense » différait nettement de celle d’Avery. Pour la recherche de la connaissance. — Pour la recherche de jouets, plutôt, ricana Rufo, depuis la porte, l’air satisfait. Consterné quand Cadderly avait été chaleureusement félicité par le directeur pour son travail sur le grimoire perdu, le jeune homme prenait clairement un grand plaisir à faire chuter son rival. — Tu es trop irresponsable pour être autorisé à conserver de telles sommes ! rugit Avery, qui lança les derniers parchemins dans la pièce. Tu ne possèdes pas la sagesse. — Je ne garde qu’une infime partie des profits, que je ne dépense qu’en accord avec Déneïr… — Non ! intervint le directeur. Ne te cache pas derrière un nom que, de toute évidence, tu ne comprends pas ! Déneïr. Que sais-tu de Déneïr, jeune inventeur ? Tu vis depuis ton plus jeune âge ici, à l’Édifiante Bibliothèque, et pourtant, tu ne fais 25


preuve que d’une très faible compréhension de notre doctrine. Pars donc vers le sud, vers Lantan, par exemple, avec tes babioles, si ça te fait plaisir, et va t’amuser avec les prêtres de Gond ! — Je ne comprends pas. — En effet, tu ne comprends pas, dit Avery, d’un ton devenu presque résigné. (Il garda le silence un long moment, durant lequel Cadderly comprit qu’il cherchait ses mots avec soin.) Nous formons un centre d’apprentissage. Nous n’imposons que peu de restrictions à ceux qui souhaitent nous rendre visite. Les Gondiens eux-mêmes s’aventurent entre nos murs, tu les as vus, mais n’as-tu jamais remarqué qu’ils n’étaient jamais chaleureusement accueillis ? Cadderly prit le temps de réfléchir, puis il acquiesça. De fait, il se rappelait parfaitement qu’Avery se donnait beaucoup de mal pour l’empêcher de rencontrer les prêtres de Gond, chaque fois que ces derniers étaient de passage à la bibliothèque. — Vous avez raison, et je ne le comprends pas, répondit Cadderly. J’ai tendance à penser que les prêtres de Déneïr et de Gond, tous voués à la connaissance, devraient se considérer comme partenaires. Avery secoua lentement la tête. — C’est là que tu te trompes, dit-il. Nous soumettons la connaissance à une certaine condition, que les Gondiens ne suivent pas. Il s’interrompit et secoua de nouveau la tête, un geste, pourtant simple, qui toucha Cadderly plus intensément que les plus violents hurlements qu’Avery avait eu l’occasion de pousser. — Pourquoi es-tu ici ? reprit le directeur, d’une voix calme et contrôlée. T’es-tu jamais posé cette question ? Tu me contraries, mon garçon. Tu es peut-être la personne la plus intelligente que j’aie jamais rencontrée, et j’ai croisé pas mal d’érudits, pourtant tes pulsions et tes émotions sont celles d’un enfant. Je savais qu’il en irait ainsi… Quand Thobicus a décrété que nous nous occuperions de toi… Avery se tut, comme s’il avait changé d’avis, puis il enchaîna avec un soupir. 26


Cadderly avait systématiquement l’impression que le directeur ne terminait jamais ce genre de réflexion sur la moralité, qu’il s’arrêtait net de le sermonner, comme s’il s’attendait à voir son élève parvenir de lui-même à ses propres conclusions. Le jeune homme ne fut donc pas surpris quand, quelques instants plus tard, Avery changea brusquement de sujet. — Qu’en est-il de tes obligations, pendant que tu restes dans ta chambre, à t’occuper de ta « recherche de la connais­ sance » ? demanda le directeur, la colère réapparue dans la voix. As-tu seulement pris la peine d’allumer les bougies dans les salles d’étude, ce matin ? Cadderly tressaillit. Il savait qu’il avait oublié quelque chose. — Je ne l’aurais jamais imaginé, poursuivit Avery. Tu es un élément de valeur de notre ordre, Cadderly, et indéniablement aussi doué en tant qu’érudit qu’en tant que scribe. Je te mets en garde ; ton comportement est loin d’être acceptable. Le visage du directeur s’empourpra quand Cadderly, qui avait toujours du mal à faire le tri parmi les inquiétudes qu’éprou­­vait pour lui son supérieur, le regarda droit dans les yeux. Le jeune prêtre était pour ainsi dire habitué à ces remon­ trances ; c’est Avery qui se chargeait toujours d’éclaircir les doutes émis par Rufo, ce que Cadderly estimait ne pas être une si mauvaise chose. Malgré son humeur massacrante, Avery était à n’en pas douter plus indulgent que certains autres directeurs plus âgés. Il fit soudain demi-tour, manquant de peu de percuter Rufo dans la manœuvre, et sortit en trombe dans le couloir, entraînant le prêtre aux traits anguleux dans son sillage. Cadderly haussa les épaules et tenta de ranger cet inci­ ­dent au rayon des éclats déplacés du directeur Avery, qui ne le comprenait pas, tout simplement. Il n’était pas vraiment inquiet ; ses dons d’écriture lui rapportaient de fortes quantités d’or, qu’il partageait équitablement avec la bibliothèque. Il est vrai qu’il n’était pas le plus dévoué des adeptes de Déneïr, se montrant plutôt négligent vis-à-vis des rituels liés à son rang, ce qui lui 27


apportait régulièrement des ennuis. Malgré cela, Cadderly savait que la plupart des directeurs comprenaient que son comportement n’était en aucun cas dû à un éventuel irrespect à l’encontre de l’ordre ; il était simplement trop occupé à apprendre et à créer – deux priorités, d’après l’enseignement de Déneïr, et qui se révélaient bien souvent profitables pour la bibliothèque, dont l’entretien revenait très cher. Du point de vue de Cadderly, les prêtres de Déneïr, comme ceux de la plupart des ordres religieux, devaient être capables de passer outre à certains écarts mineurs, en particulier si ceux-ci étaient fortement rémunérateurs. — Oh ! Rufo ! appela-t-il, une main sur la ceinture. Le visage squelettique de Rufo apparut près du montant de la porte, ses petits yeux noirs brillant de la joie de la victoire. — Oui ? murmura-t-il. — Tu as remporté cette manche. Le sourire de Rufo s’épanouit davantage. Cadderly lui envoya alors un rayon lumineux en plein visage. Surpris, Rufo, eut un mouvement de recul et heurta le mur opposé du couloir. — Garde les yeux ouverts, dit Cadderly en souriant. C’est moi qui lancerai la prochaine offensive. Et le jeune prêtre d’adresser un clin d’œil à son camarade. Au vu du caractère relativement inoffensif de la dernière invention de Cadderly, Rufo ricana et écarta une mèche de ses cheveux foncés emmêlés, après quoi il partit en courant, ses bottes noires et dures claquant sur le sol avec autant de bruit qu’un cheval ferré sur des pavés. Les trois druides se virent offrir une pièce dans un coin isolé du troisième étage, loin de l’agitation de la bibliothèque, comme l’avait demandé Arcite. Ils s’installèrent rapidement, n’ayant que peu d’affaires avec eux, puis Arcite suggéra d’étudier sans plus attendre l’ouvrage sur les mousses récemment découvert. — Je vais rester ici, répondit Newander. La route a été longue et je suis vraiment épuisé. Je ne vous serais d’aucune aide les yeux fermés. 28


— À ta guise, dit Arcite. Nous ne serons pas longs. Peut-être pourras-tu descendre un peu plus tard et poursuivre le travail là où nous nous serons arrêtés. Quand ses amis furent partis, Newander s’approcha de la fenêtre de la pièce et contempla les majestueuses montagnes Floconeigeuses. Il n’était auparavant venu qu’une seule fois à l’Édifiante Bibliothèque, séjour au cours duquel il avait fait la connaissance de Cadderly. Newander n’était à cette époque qu’un jeune homme, environ de l’âge qu’avait aujourd’hui Cadderly, et la bibliothèque, avec son humanité, ses sculptures et ses ouvrages manuscrits, l’avait profondément touché. Avant cela, il n’avait connu que de paisibles forêts, dans lesquelles les animaux régnaient et les humains étaient rares. Après cette première visite à la bibliothèque, il s’était interrogé au sujet de sa vocation. Il préférait vivre dans les bois, il était en tout cas certain de cela, mais il ne pouvait nier l’attirance qu’il avait éprouvée vis-à-vis de la civilisation, sa curiosité quant aux avancées dans les domaines de l’architecture et de la connaissance. Newander était tout de même resté druide, au service de Sylvanus, le Chêne Père, et avait poursuivi avec efficacité ses études. L’ordre naturel était d’une importance primordiale, il en était sincèrement convaincu, mais tout de même… Ce n’est pas sans éprouver une certaine inquiétude que Newander avait repris le chemin de l’Édifiante Bibliothèque. Les yeux rivés sur les imposantes montagnes, il se prit à regretter de ne pas se trouver là-bas, où le monde était simple et sûr.


À suivre...


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