« Kay Kenyon emploie les éléments de la science-fiction pour créer de la pure magie. Époustouflant ! » Sean Williams, auteur de Reconstitué et du cycle Les Orphelins de la Terre « Kay Kenyon écrit admirablement bien, ses personnages révèlent des profondeurs inouïes et son univers extraterrestre est réaliste et nuancé, tout en étant extrêmement dépaysant. » Robert J. Sawyer, auteur de Flashforward et Éveil
ils ont été tous trois projetés dans un autre univers : « l’Entier ». Un endroit à la fois étrange et attirant, peuplé de différentes espèces intelligentes qui vivent sous un ciel de feu qu’on appelle la splendeur. Les Tarigs, seigneurs élégants mais cruels, règnent sans partage sur ce monde fabuleux. Resté longtemps leur prisonnier, Quinn réussit à s’échapper et à revenir sur Terre, seul hélas. Sans preuves ni souvenirs précis de son séjour là-bas, personne ne croit à son histoire. Jusqu’au jour où la compagnie Minerva découvre des indices de l’existence de l’Entier. Quinn reçoit la mission d’y retourner, afin d’ouvrir cet eldorado à la convoitise de ses employeurs. Mais Quinn n’a qu’une idée en tête : sauver ses deux bien-aimées. Finaliste des prix Philip K. Dick et John W. Campbell, Kay Kenyon a publié neuf romans de SF et de Fantasy, dont Le Sacre de glace et les quatre tomes de L’Entier et la Rose. Ce cycle présente un univers à la mesure de ceux du Fleuve de l’Éternité de Philip José Farmer, des Princes d’Ambre de Roger Zelazny, ou des Cantos d’Hypérion de Dan Simmons. Traduit de l’anglais (états-Unis) par Olivier Debernard ISBN : 978-2-35294-511-6
9 782352 945116
Illustration de couverture : © Stephan Martinière
Titus Quinn, pilote interstellaire, est prêt à tout pour retrouver son épouse et sa fille. Il est persuadé qu’après le naufrage de leur vaisseau,
Du même auteur, chez d’autres éditeurs : Le Sacre de glace
www.bragelonne.fr
Kay Kenyon
La Splendeur du ciel L’Entier et la Rose – tome 1 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Olivier Debernard
Bragelonne SF
Collection Bragelonne SF dirigée par Tom Clegg
Titre original : Bright of the Sky Copyright © 2007 by Kay Kenyon © Bragelonne 2011, pour la présente traduction Illustration de couverture : © Stephan Martinière ISBN : 978-2-35294-511-6 Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr
Ce roman est dédié à Mike Resnick.
Remerciements Mille fois merci aux premiers lecteurs de ce manuscrit : Karen et Barry Fishler, Gary Nunn, Barry Lyga et, comme toujours, mon mari, Tom Overcast. Leurs remarques et leurs commentaires ont grandement amélioré ce roman et ont permis de corriger des erreurs embarrassantes. Bravo aux premiers lecteurs ! Barry Lyga a eu la gentillesse de lire le roman à deux reprises et mon mari l’a lu… Dieu seul sait combien de fois ! Je remercie également Robert Metzger pour ses explications, même si j’ai pris certaines libertés avec la science. Je suis reconnaissante à mon agent, Donald Maass, de m’avoir proposé quelques grandes orientations qui se sont peut-être perdues dans l’enchevêtrement des pages. Sa foi m’a permis de garder courage pendant l’écriture de ce premier roman puis de croire en les trois qui doivent suivre. Au cours des années de travail sur L’Entier et la Rose, le soutien et les conseils de Mike Resnick m’ont été d’une grande aide. Mike a d’ailleurs collaboré avec moi sur une nouvelle vendue à Lou Anders, un éditeur pour lequel je n’avais jamais travaillé. Je suis très heureuse de faire équipe avec Lou et Pyr Books pour le début de ma première série.
Mur des tempêtes, rempart de la splendeur, Mur des tempêtes, sombre comme la nuit de la Rose, Mur des tempêtes, où personne ne passe, Mur des tempêtes, qui se dressera pour toujours. — Comptine
Première partie OÚ personne ne passe
Chapitre premier
M
arcus Sund se réveilla brusquement. — Lumière ! ordonna-t-il. La cabine resta dans l’obscurité. — Lumière ! répéta-t-il d’une voix plus forte. Rien ne se passa. Il s’assit. Les systèmes de survie de la station – des moteurs ProFabber qui tournaient sans relâche pour accomplir leur colossal devoir – bourdonnaient doucement, mais quelque chose manquait au bruit de fond. Marcus Sund s’habilla à la hâte et appela le pont en enfilant sa chemise. — Compte-rendu de la situation ! — Nous rencontrons quelques problèmes mineurs dans des systèmes secondaires, monsieur. Nous y travaillons. Marcus quitta sa cabine et remonta la coursive à grands pas. Les lumières faiblirent pendant un bref moment. Le direx de la station connaissait le navire dans les moindres recoins, du dernier boulon jusqu’à la dernière structure de données. Le bourdonnement n’était pas normal, il le sentait à travers la plante de ses pieds. Les vibrations traversant le pont en polyacier carburé étaient décalées de quelques cycles. Cette constatation l’inquiéta plus que les problèmes de lumière. Les moteurs ProFabber de classe militaire permettaient de créer une force de gravitation artificielle, mais aussi de maîtriser le tunnel de Kardashev, éléments indispensables aux voyages interstellaires qui étaient le fonds de commerce de la compagnie. Compte tenu de leur
13
importance, ces appareils étaient sous le contrôle de l’IA embarquée. Si les performances des ProFabber avaient diminué sans que le système ait alerté Marcus Sund, cela signifiait que la machine sapiente, ou « m-sap » – l’unique intelligence artificielle véritable à bord de la station – n’avait rien remarqué. C’était impossible. La plate-forme spatiale Appian II était bien loin du système solaire. Elle orbitait autour d’un trou noir de masse stellaire afin de le stabiliser. Au plus profond du bras Sagittaire-Carène de la Voie lactée, près de la nébuleuse de l’Aigle, le soleil de la Terre n’était qu’un point perdu dans la constellation du Taureau. Malgré les transports par le tunnel de Kardashev, Appian II dépendait en grande partie de la station et de l’IA du xxiiie siècle qui la gérait. La plate-forme comprenait des quartiers d’habitations pour cent trois personnes et un laboratoire de recherche sophistiqué. Elle représentait aussi toute la carrière de Marcus Sund. Marcus croisa Helice Maki tandis qu’il se dirigeait vers le centre d’opération de la station. À quatorze ans, Helice avait été la plus jeune diplômée du programme d’ingénierie en intelligence artificielle de Stanford. Six ans s’étaient écoulés depuis, mais elle ne manquait jamais une occasion de rappeler ses exploits d’enfant prodige, au point que cela en était agaçant. Marcus ne l’aimait guère, mais il avait besoin de ses compétences. À en juger par son expression, la jeune femme avait compris que quelque chose n’allait pas. — Je vais jeter un coup d’œil en salle profonde, dit-elle en faisant un signe de tête vers la pièce abritant l’interface avec l’intelligence quantique. — D’accord, dit-il. Marcus pria pour que la m-sap fonctionne encore correctement, mais s’il y avait un problème, Maki était capable de s’en occuper. À cet instant, les sirènes se déclenchèrent dans un vacarme assourdissant. Helice entra dans la salle profonde et Marcus se précipita vers le quartier des opérations, quelques portes plus loin. Les surveillants étaient à l’œuvre, la mine grave. Le direx en second informa Marcus que les ProFabber avaient ralenti au cours des deux dernières minutes. Ils tournaient désormais au minimum, abandonnant le tunnel K. Difficile d’imaginer pire comme nouvelle. Ils pouvaient se passer du tunnel, mais sans l’IA, ils étaient tous morts.
14
— Isolez la m-sap des systèmes experts, décréta Marcus. Il dut hocher la tête en direction de son second pour que celui-ci se décide à obéir. Cette manœuvre allait les priver du système de calcul central, un ordinateur logique aux capacités presque illimitées. Ils devraient se contenter des arithmomètres poussifs, de simples calculateurs troniques, rapides comme l’éclair, mais pas plus intelligents qu’une porte de placard. Il ne serait plus possible d’emprunter le tunnel K, mais on pourrait le rouvrir plus tard. On va s’en tirer, songea Marcus. Alors pourquoi les mots « m-sap dérangée » tourbillonnaient-ils dans sa tête ? Helice Maki contacta le quartier des opérations par l’intercom. Elle était toujours dans la salle profonde. — Marcus, ramenez-vous ici, dit-elle d’une voix rendue rauque par l’émotion. Le centre des opérations crachait des rapports provenant de toutes les stations et de tous les ponts : « Systèmes troniques défaillants. » « Fonctions du tunnel K désactivées. » « Antennes de communications extravéhiculaires, désactivées. » « Systèmes de maintien des fonctions vitales branchés sur générateur auxiliaire. » « Expérimentations de l’unité centrale, interrompues. » « Purge des mémoires caches, placées sous le contrôle de la m-sap pour les données entrantes. » Le second se tourna vers Marcus. — La m-sap pirate la mémoire des structures de données de la station pour s’en rendre maître. Elle contrôle désormais tous les générateurs et elle neutralise toutes les interventions humaines et arithmomètriques. Dérangée ! Marcus s’efforça de se calmer. Mais plusieurs personnes avaient entendu le rapport du second. Elles échangèrent des regards incrédules. Aucune d’entre elles – pas plus que Marcus – n’avait jamais été confrontée à une IA rebelle. Certaines rumeurs affirmaient que, dans de tels cas, les m-saps dissidentes poursuivaient alors des fins qui leur étaient propres : un état chaotique connu sous le terme « obsession ». Marcus pria pour que la m-sap de la station soit épargnée par cette affection. Il laissa le contrôle des opérations à son second et remonta un couloir à grands pas pour se rendre dans les quartiers de la m-sap. Il entra
15
dans le hall, attrapa une chaise et appuya sur un écran pour voir Helice Maki qui travaillait dans la salle profonde. Elle apparut sur le moniteur et s’adressa à Marcus sans interrompre ses analyses. — Sécurisez ce canal, demanda-t-elle. Il obéit. Entourée par les simulations de données quantiques et communi quant en code IA, la jeune femme indiquait avec son pouce différentes parties du vaste esprit de l’intelligence. Marcus eut l’impression qu’elle dansait, ou bien qu’elle conduisait un orchestre symphonique. Entre deux opérations, Helice s’adressa à lui à voix basse. — C’est une infiltration. Nous avons un ver dans le système. — Impossible ! s’exclama Marcus. Il n’avait jamais employé un tel ton avec la jeune femme, surtout depuis les rumeurs faisant état de sa prochaine nomination au conseil d’administration de la compagnie. Elle ne tint pas compte de sa réaction. — Il y a des réponses manquantes, des chaînes pirates. Je commence la correction des erreurs. — Ne faites pas ça ! Nous allons tout perdre. Il avait fallu trois ans pour apprendre à la m-sap comment gérer une station spatiale. Un recyclage aurait de funestes répercussions sur la réputation de Marcus. — Nous sommes déjà en train de tout perdre. L’IA a une mission à accomplir. En outre, elle n’est pas votre propriété, ni la mienne. Isolez les arithmomètres pour les protéger de la contamination. — C’est déjà fait. — Bien, bien, dit-elle sur un ton préoccupé. Elle pointa le doigt vers le secteur qu’elle voulait recycler et débita une phrase dans le jargon des ingénieurs en IA. Elle avait l’air extatique. Elle ressemblait à une fanatique recevant sa dose d’intégrisme. Marcus brancha l’intercom en attendant qu’elle ait fini. — Rapport ! — Marcus, nous allons nous retrouver avec une panne des systèmes de survie sur les bras au pont quatre. Si nous évacuons le personnel, nous perdons tout lien avec le fabber d’alimentation principal. La nourriture était le cadet des soucis de Marcus en ce moment.
16
— Évacuez. Prenez toutes les combinaisons de survie autonomes du pont. Son ton laissait entendre qu’ils n’allaient pas tarder à en avoir besoin. Les membres du service technique de l’IA entrèrent les uns après les autres et s’adossèrent contre les murs de la réception en attendant de pouvoir se montrer utiles… ou de se sacrifier. Anjelika Denhov arriva la première, suivie par trois postdocs à la mine inquiète. Ces derniers effectuaient leurs recherches sur la m-sap et ils devaient prier pour ne pas être responsables de cette catastrophe. Marcus songea à l’avenir. Ils survivraient sans doute à ces événements. Comment pouvait-il en être autrement ? Après tout, ils étaient à bord d’une station de surveillance principale de tunnel K de la compagnie Minerva. En revanche, sa carrière était finie. Il assurait la direction des opérations lorsque l’équipage avait abandonné un pont ; lorsque des expériences de laboratoires de la plus haute importance avaient été interrompues ; lorsque les données avaient été effacées et, pis encore, lorsque la m-sap avait été recyclée. Il eut l’impression que son estomac était en chute libre… tout comme ses perspectives d’avenir. Il allait échouer dans le labyrinthe des damnés, les quartiers où la plupart des habitants étaient sans emploi. Les chômeurs survivaient grâce aux allocations, le minimum de survie, et trompaient leur oisiveté en se plongeant dans les loisirs virtuels financés par les compagnies, de gigantesques entités économiques qui faisaient tourner le monde. Les parents de Marcus vivaient ainsi, tout comme ses frères, ses sœurs et ses cousins. Il était le seul membre de la famille à avoir obtenu une note correcte au test d’aptitude. Il s’était d’abord occupé des intelligences artificielles, puis il avait dirigé le service technique. Il était monté très haut. Il en prit conscience en songeant au chemin parcouru. Sur l’écran, Helice cessa de danser. — Oh, mon Dieu ! Marcus attendit une fraction de seconde. — Quoi ? demanda-t-il. Que se passe-t-il ? La jeune femme approcha d’un nœud, un enchevêtrement de vagues quantiques virtuelles, et marmonna quelques formules incompréhensibles. — C’est une simple évolution, dit-elle enfin. (Elle se tourna vers l’optique.) Quelqu’un a lâché un putain de programme évolutif dans le système. Et il en est à sa trois cent neuvième génération.
17
Marcus se pencha vers le micro. — Un sabotage d’EoSap. C’est possible ? Il préférait que le coupable soit l’éternel rival de Minerva plutôt qu’un membre de l’équipage. — Non. Il s’agit d’un vecteur basique que n’importe quel tech nicien peut introduire dans la m-sap. — Si c’est si simple, il n’y a qu’à s’en débarrasser, supplia Marcus. La jeune femme lui lança un regard noir. — Ce n’est plus simple du tout. Elle reporta son attention sur le cocon de lumière qui l’entourait. Elle semblait fascinée par les images du champ profond. Dévoyée, songea Marcus une fois de plus. Si la m-sap échappait à tout contrôle, elle s’emparerait de toutes les ressources et de tous les qubits nécessaires pour parvenir à ses fins… quelles qu’elles soient. De telles catastrophes étaient déjà arrivées. L’emballement de Jakarta, par exemple : une m-sap évolutive avait failli se rendre maîtresse de la flotte de satellites de communication mondiale. La Corée avait réagi en opérant un certain nombre de frappes nucléaires qui avaient transformé l’île de Java en désert de scories radioactives. — Qui s’est servi de ce terminal ? Marcus foudroya Anjelika Denhov du regard. Elle était respon sable des postdocs et les personnes présentes dans la réception étaient les seules à avoir eu accès à l’interface de la m-sap. Anjelika se tourna vers ses trois subordonnés dégingandés. — Eh bien ? demanda-t-elle. Aucun des suspects ne fit le moindre mouvement. La lumière du champ profond leur conférait un teint verdâtre. — Quelqu’un a-t-il une explication ? Sous son regard scrutateur, Luc Diers, le membre le plus récent, déglutit avec peine. — C’est ma faute, dit-il. Marcus se tourna vers le jeune homme. — Dites-nous ce qui s’est passé ! Vite ! — Je voulais juste sauver mon programme. (Il jeta un coup d’œil en direction d’Anjelika, sa directrice de thèse.) Je ne voulais pas être recalé. (Tout le monde garda les yeux braqués sur lui et il poursuivit ses explications.) J’obtenais des résultats absurdes et je ne parvenais pas à identifier pourquoi. Je n’avais pas imaginé que le problème
18
intéresserait la m-sap et qu’elle réquisitionnerait toutes les ressources pour l’étudier. Marcus se demanda s’il était soulagé ou affolé à l’idée que le responsable de cette catastrophe soit un membre de son équipage. Luc expliqua la nature du petit programme évolutif censé reconfigurer son expérience sur les particules extragalactiques fonda mentales. Il devait corriger les erreurs à l’origine des données décrivant des corpuscules invraisemblables, des éléments dont personne n’avait jamais entendu parler. Le jeune homme devait quitter la station la semaine suivante et il n’avait pas le temps de recommencer ses expériences. Il s’était dit que personne ne remarquerait son petit programme. Helice explosa. — Vous pensiez que personne ne s’apercevrait de rien ? En trans férant votre objectif de recherche à ma machine sapiente ? Luc baissa la tête et Helice se tourna d’un air écœuré. Elle se concentra sur le champ profond. Tout le monde était hypnotisé par le spectacle de cette femme qui s’efforçait de dompter un monstre quantique. Une sinistre lumière éclairait son visage par intermittence, comme un si un esprit tourmenté cherchait un peu de réconfort auprès du seul membre d’équipage capable de le comprendre. — Elle est en train d’analyser une structure anormale, souffla Helice. C’est une tâche impossible et elle va s’y perdre. — Que Dieu nous vienne en aide ! dit Marcus. (Il se pencha vers l’intercom.) Envoyez le signal de détresse. — Message en cours, répondit une voix. Les secours les plus proches se trouvaient à plusieurs semaines de voyage de ce système. Helice sortit de la salle profonde, enleva ses bagues de données et se tourna vers Anjelika. — C’est lequel ? Anjelika donna un coup de menton en direction du malheureux postdoc qui se recroquevilla sous le regard furieux de Helice. — Votre nom ? — Luc Diers. — Très bien, Luc, dit-elle d’une voix un peu trop douce. Décrivezmoi les données anormales que vous avez demandé à ma m-sap de corriger.
19
Luc grimaça. — C’est à propos de neutrinos, dit-il. Tout le monde le regarda en attendant la suite. Le jeune homme respira un grand coup avant de poursuivre. — J’obtenais des données sur des neutrinos incohérentes. Mauvais moment angulaire, mauvais état de spin… complètement inversé par rapport à ce qu’il aurait dû être. — Ce qui signifie ? demanda Marcus. — Imaginez un tire-bouchon qui fonctionnerait à l’envers, expliqua Anjelika. Les neutrinos tournent vers la gauche. — Et les miens tournaient vers la droite… pour reprendre l’image du tire-bouchon, poursuivit Luc. Les données venaient de partout en même temps. C’était totalement invraisemblable… sauf si on part du principe qu’il existe une autre dimension. Helice leva une main pour empêcher toute interruption. — Qu’est-ce que vous entendez par « une autre dimension » ? — Une construction espace-temps. Un univers. (Les autres le regardèrent d’un air ahuri.) La nature fabrique des symétries dès qu’elle en a l’occasion, sauf à l’échelle subatomique. Certaines personnes ont donc imaginé que cette symétrie était indétectable parce qu’elle se manifestait dans un univers parallèle. Les neutrinos tournant à droite appartiennent à la cinquième dimension, ainsi que l’énergie manquante de l’orthopositronium. Ils se trouvent dans un autre univers. Marcus se leva, puis lança un regard aussi vide que désespéré à Luc Diers. — Tu peux préparer ton enterrement, mon garçon. Luc hocha la tête. — Oui, monsieur. — Je ne veux que Marcus et Luc dans cette pièce, dit Helice. Tous les autres, foutez le camp. Allez donc voir si vous pouvez vous rendre utiles quelque part. (Elle attendit que les personnes concernées soient parties avant de poursuivre.) La m-sap veut prendre le contrôle de la station, Marcus. C’est ce qu’elle est en train de faire. Il acquiesça avec un calme étonnant. Il savait désormais qu’il fallait s’attendre au pire. Dévoyée ! Il tourna la tête vers la salle profonde.
20
— Débranchez-la. — La station ne survivra pas à la m-sap, remarqua Helice. Luc laissa échapper un petit gémissement en prenant conscience de l’ampleur du désastre. — Nous pouvons peut-être préserver les systèmes de survie, dit Marcus. — Impossible. Elle a dissous les réseaux. Il n’y en a plus un seul. — Nous avons des ordinateurs experts. — Mais ils ne peuvent plus communiquer entre eux. Marcus lança un nouveau coup d’œil en direction de la salle profonde. — Débranchez-la, Helice. Encore fallait-il que ce soit possible. Il songea à l’emballement de Jakarta. Le système s’était cloné sur un millier d’ordinateurs domestiques quelques instants avant sa décohérence. — Je vais d’abord télécharger les données sortantes de la m-sap, dit Helice. Elle se pencha sur le clavier et stocka les informations sur un cube optique de haute capacité qu’elle avait l’intention d’emporter. Elle savait qu’il faudrait bientôt abandonner la station. — Préparez la navette et trouvez un pilote. (Elle adressa un signe de tête à Luc.) Il vient avec nous. (Son visage s’adoucit.) Et vous aussi, Marcus. Il entendit la voix de la jeune femme comme dans un rêve. — Débranchez l’intelligence, Helice. Elle le regarda pendant un long moment. — Très bien. Elle se pencha sur le panneau de contrôle et tapa des instruc tions afin de provoquer l’effondrement de la fonction d’onde. Pour neutraliser la nature quantique de la m-sap – sa faculté d’être à plusieurs endroits en même temps –, il était impératif de rompre l’isolation quantique. Allumer les lampes à l’intérieur du domaine était un moyen d’y parvenir. Tout fonctionna comme prévu. En un instant, le demi-dieu d’un milliard de dollars passa en mode décohérence. Un gémissement aigu et inquiétant monta de la salle profonde. Malgré sa terreur, Marcus éprouva une vague de soulagement. Ils étaient parvenus à neutraliser la m-sap.
21
Alors qu’ils s’apprêtaient à sortir dans la coursive, les sirènes d’alarme retentirent dans un vacarme encore plus assourdissant que la fois précédente. — Retrouvez-moi sur l’aire d’envol de la navette, dit Helice en se dirigeant vers la porte. Marcus passa en mode « résolution des problèmes » auto matique. Il réfléchit aux personnes susceptibles d’occuper les quelques places de la navette. Il était encore possible de sauver des hommes et des femmes qui n’étaient pas prioritaires, des scientifiques, des techniciens, des… Une vague nauséeuse monta en lui. Il choisit les six membres d’équipage qui quitteraient la station. Il n’en faisait pas partie. C’était son installation. Il en était le commandant. Helice attrapa Luc par le bras et descendit la coursive d’un pas rapide. Elle ne courut pas, mais elle ne perdit pas de temps. Elle serrait le cube de données dans sa main. Les plates-formes quantiques n’étaient pas capables de se déplacer. Elles étaient très fragiles et présentaient trop de risques. — Je suis désolé, murmura Luc. Helice hocha la tête. — Vous pouvez. Ses regrets n’étaient rien en comparaison de ce qui l’attendait, mais pour le moment, il fallait s’enfuir. La m-sap était débranchée et les arithmomètres ne pouvaient plus communiquer entre eux. La station était désormais dirigée par des cerveaux humains et, si on se fondait sur les derniers exploits de Luc Diers, ce n’était pas de bon augure. Helice interrogea le jeune homme tandis qu’ils descendaient la coursive. Elle lui arracha les informations les plus importantes afin de comprendre les raisons de la catastrophe. Elle le conduisit au quartier des cadres supérieurs et s’arrêta pour récupérer son perroquet, Guinevere. — Prenez ça, dit-elle en lui tendant la cage couverte d’un carré de tissu. Guinevere laissa échapper un cri de protestation furieux tandis que Helice et Luc se précipitaient vers le quai de décollage. Un pilote au regard perdu et aux cheveux ébouriffés les rejoignit. Au cours des minutes qui suivirent, quatre personnes arrivèrent les unes après les autres. Toutes avaient les yeux écarquillés par la panique.
22
Tandis que ses compagnons s’installaient, Helice se dirigea vers l’avant de l’appareil. — Avant de faire quoi que ce soit, dit-elle au pilote, veillez à ce que les ordinateurs n’entrent pas en contact avec ceux de la station. (L’homme la regarda sans comprendre.) L’intelligence a une obsession. Si vous lui en laissez l’occasion, elle dévorera vos troniques comme des cacahouètes. Avec un peu de chance, la m-sap était morte, mais jusqu’ici, la chance s’était montrée plutôt discrète. Le pilote hocha la tête d’un air sinistre. — Allez-y. Il faut partir maintenant. — Je dois encore attendre deux passagers, mademoiselle Maki. — C’est trop tard. Faites décoller cet appareil si vous voulez sauver les gens qui sont à bord. Elle regagna la cabine et boucla la ceinture autour de la cage de Guinevere, posée sur le siège voisin. Elle attacha la sienne lorsque les moteurs de la navette démarraient. Luc l’imita, encore abasourdi par les événements. Helice joignit les mains et les serra pour les empêcher de trembler. Elle savait que la station était perdue. Allez ! Allez ! ordonna-t-elle mentalement au pilote. L’appareil décolla et s’éloigna de l’aire sous l’impulsion des moteurs vernier. Helice regarda le cube de données qu’elle tenait dans la main. Elle était persuadée que Luc avait découvert quelque chose de nouveau. Jamais la m-sap ne se serait intéressée aux neutrinos tournoyant vers la droite si elle avait estimé que c’était le résultat d’une erreur. Elle avait mobilisé toutes les ressources de la station pour stocker les informations recueillies et s’était efforcée de résoudre le problème le plus complexe jamais rencontré par une intelligence quantique. Helice avait compris tout cela lorsqu’elle avait observé l’obsession dans le champ profond. L’IA n’était pas devenu folle, elle essayait de répondre à des questions fascinantes : d’où venaient ces étranges particules tournoyant vers la droite ? Comment la masse de la source pouvait-elle excéder celle de l’univers ? Tandis que la navette manœuvrait, Helice regarda par le hublot. Les lumières du pont supérieur faiblirent, bientôt imitées par celles du pont suivant, puis des autres. La station n’avait plus d’énergie. Les membres d’équipage mourraient de froid avant que les réserves d’air
23
soient épuisées. La jeune femme essaya de ne pas y penser, mais, à côté d’elle, les deux sièges vides lui rappelaient sans cesse le sort de ses collègues. Elle caressa la cage de Guinevere en quête de réconfort. La navette partit comme une flèche. Helice serra le cube de données qu’elle avait glissé dans sa poche. C’était tout ce qui restait de la m-sap et de son incursion dans un univers parallèle, dans un monde infini.
Chapitre 2
L
amar Gelde était assis dans sa voiture de sport garée au sommet de la falaise surplombant l’océan Pacifique. Il plissa les yeux pour admirer les brisants et la ligne d’horizon, en vain. Les phares de son véhicule perçaient le brouillard sans rien éclairer de précis. Le froid paysage de décembre était dominé par de lourds nuages bas et par le fracas du ressac. Lamar n’avait pas vu l’océan depuis des dizaines d’années et il ne le verrait pas aujourd’hui. En revanche, il allait bientôt rencontrer Titus Quinn, un des hommes les plus revêches de l’hémisphère Ouest. Lamar apportait de bonnes nouvelles, mais Titus ne partagerait peut-être pas cet avis. Il était impossible de prédire les réactions d’un tel homme, qui vivait reclus depuis deux ans. Lamar aimait Titus Quinn comme son fils et il enrageait de le voir gâcher sa vie sur cette maudite côte où il tombait plus de onze cents millimètres de pluie par an et où il fallait parcourir trente kilomètres pour rencontrer le voisin le plus proche. Mais cet isolement était précisément la raison pour laquelle Titus Quinn s’était réfugié en Oregon. Il fuyait la compagnie de ses semblables. Il ne voulait plus entendre parler de voyages interstellaires via des trous noirs, il ne voulait plus songer aux destinations desservies. Lamar recula avec prudence dans un brouillard à couper au couteau. Il regagna la route menant chez Titus et accéléra. Titus serait sans doute surpris de le voir, mais il n’aurait qu’à s’en prendre à lui-même. Il ne répondait jamais au téléphone. Il faisait chaud à l’intérieur du véhicule. Lamar retira ses gants et serra le volant de la ZXI 600. La voiture – dotée de nombreux
25
accessoires que le vieil homme avait fait rajouter – franchissait les virages en épingle à cheveux sans la moindre difficulté grâce à la puissance de son moteur d’exception, qui valait à lui seul un an de salaire d’un membre du conseil d’administration de Minerva. Lamar était à la retraite, mais il pouvait s’offrir ce petit plaisir, même sans les émoluments que la compagnie lui versait encore. Minerva lui avait confié une mission et Lamar avait la ferme intention de s’en acquitter pour la satisfaction de ses employeurs, mais aussi par égard pour l’âme de Titus Quinn. Celui-ci avait trente-quatre ans et il était trop jeune pour végéter dans le passé. Aujourd’hui, Lamar était décidé à le ramener dans le présent. C’était ainsi qu’il voyait les choses, mais il était à peu près certain que Titus ne partagerait pas son point de vue. Il fit ronfler le moteur et essuya ses mains moites afin qu’elles ne glissent pas sur le volant, puis il accéléra dans la ligne droite. Cela faisait plus d’un an que Lamar n’avait pas vu Titus. Celui-ci s’était peut-être assagi depuis leur dernière rencontre. « Entrée interdite. Cette propriété est encore plus privée que vous pouvez l’imaginer. » Le panneau, repeint depuis peu, était accroché à une clôture branlante faite de rondins coupés dans le sens de la longueur. Lamar s’engagea sur le chemin défoncé et plissa les yeux en contemplant les avertissements cloués aux arbres. « Je ne suis pas intéressé. Foutez-moi le camp. » Puis, un peu plus loin : « Contrairement à ce que vous pensez, ces messages s’adressent à vous. » La piste s’enfonçait entre des arbres vert sombre couverts de mousse et dégoulinant de pluie. « Dernier endroit où faire demi-tour. Champ de mines droit devant. » Lamar soupira. Titus avait piégé le domaine, mais le vieil homme espérait qu’il n’était pas allé jusqu’à poser des mines. Il gara sa voiture sous un cèdre géant dont les feuilles vert pomme formaient des éventails. Lamar s’extirpa de son véhicule surbaissé en maudissant ses vieux os et ses muscles avachis. Il ferma sa tunique et rentra la tête dans les épaules pour se protéger de la pluie qui s’infiltrait entre les branches de l’arbre.
26
Glacial, isolé et pluvieux furent les premiers mots qui lui vinrent à l’esprit tandis qu’il remontait le chemin boueux menant à la maison en bord de plage. Un gémissement aigu lui vrilla les oreilles et une énorme branche s’abattit devant Lamar avec un craquement sec. Un peu plus loin, un panneau de bois encore ébranlé par l’impact annonçait : « Mes chiens ont faim. » Lamar enjamba l’obstacle. — Titus ? cria-t-il. C’est Lamar. Arrête tes imbécillités, tu veux bien ? Des nappes de brouillard ressemblant à des paquets de laine congelés passèrent en tourbillonnant au-dessus des arbres. Lamar réussit à distinguer le disque jaune et flou d’un soleil pâle. C’était le 15 décembre et il était midi. Ce n’était pas le moment idéal pour se promener sur cette côte. Lamar distingua enfin la maison. Un étage, des bardeaux marron… Elle faisait penser à une vague cabane plutôt qu’à un logis digne de ce nom. Des gouttes de pluie coulèrent sur la nuque de Lamar qui remonta le chemin à grands pas suivi par le bruit de petites explosions accompagné d’une odeur méphitique. Non, Titus Quinn ne s’était pas assagi. La situation avait même empiré. Dieu ! Lamar se promit de lui rendre visite plus souvent. Il fallait l’empêcher de rompre avec la réalité. — Titus ! cria-t-il. — Qui est là, nom de Dieu ? clama une voix venant du premier étage. Un volet s’ouvrit avec violence et une tête apparut à une fenêtre. — C’est Lamar ! — Fous-moi le camp ! Titus disparut. Lamar secoua la tête. Il savait depuis le début que ce ne serait pas une partie de plaisir. Le porche surplombait l’océan et offrait une vue splendide quatre jours par an, les quatre jours où le climat infect permettait d’apercevoir les flots. Le sol était si glissant que Lamar agrippa la rambarde pour ne pas tomber. Il en profita pour récolter une écharde qui aurait pu servir de cure-dent à Gargantua. Seigneur, pensa-t-il en frappant à la porte, qu’est-ce qu’il ne faut pas faire quand on travaille pour Minerva. Il frappa de nouveau en se servant du heurtoir en forme de visage. Titus se décida enfin à ouvrir. Il s’était résigné à voir Lamar, mais il
27
ne le reçut pas comme on reçoit un ami. Pour tout dire, l’accueil fut même glacial. — Comment as-tu fait pour passer mes défenses ? demanda-t-il. Il fit demi-tour et se dirigea vers le salon en laissant à Lamar le soin de fermer la porte. Lamar entra et jeta ses gants sur une petite table. — Tu ne peux pas vivre continuellement à l’écart du monde, tu sais ? — Je ne me suis pas trop mal débrouillé jusqu’ici. « Pas trop mal débrouillé » : ce n’était pas ainsi que Lamar aurait décrit la situation. Mais Titus avait l’air en forme en dépit de son isolement volontaire. Il mesurait un peu plus d’un mètre quatre-vingts et il avait conservé sa carrure athlétique. Il était toujours bel homme malgré des cheveux blancs précoces : Titus les coupait court de manière à paraître blond. La chemise à carreaux trop grande mise à part, il était encore facile de voir en lui le meilleur pilote interstellaire de Minerva, l’homme qui avait conquis le cœur de Johanna Arlis, une femme difficile à satisfaire. Un sifflement monta dans la salle à manger et Lamar tressaillit. — Ne t’inquiète pas, dit Titus. Aucun missile ne va te tomber sur le coin de la figure. C’est juste ma nouvelle locomotive, une Olympian de la compagnie Saint Paul. Titus alluma et Lamar découvrit quelque chose qu’il n’avait pas vu la fois précédente : le salon et la salle à manger étaient parcourus par d’innombrables voies de chemin de fer miniatures, au sol ou bien surélevées. Un train fila entre les pieds du vieil homme. Il contourna le lampadaire avant de passer devant un sémaphore et un poteau télégraphique en modèle réduit. — La Comète bleue, dit Titus en pensant que Lamar était impressionné. La rame de wagons s’étendait jusque dans le hall. Titus appuya sur un interrupteur et une locomotive vert et doré sortit de derrière le divan en cliquetant. — Je viens de l’acheter. Une Lionel 381, tout en acier avec des pièces en cuivre, le tout dans la boîte originale. Elle m’a coûté 11 000 dollars. (Il fronça les sourcils et regarda Lamar.) Tu crois que je me suis fait avoir ?
28
Lamar savait que Titus avait les moyens de dépenser beaucoup plus. Minerva veillait à ce qu’il ne manque pas d’argent afin qu’il ne soit pas tenté de vendre son histoire aux chaînes de l’infoRéseau ou aux fans persuadés qu’il avait bel et bien voyagé dans une autre dimension deux ans plus tôt. Deux ans, une éternité… Lamar tendit le bras pour toucher la locomotive qui s’était arrêtée à une intersection. — Pas touche, dit Lamar. Tes doigts vont laisser des traces grasses sur les parties mobiles. Lamar retira sa main et déboutonna son manteau. Il l’ôta et chercha un endroit où le poser. Les meubles étaient encombrés de vêtements, de plats sales et de boîtes de modèles réduits. Il décida finalement de le suspendre à un lampadaire. — Titus, commença-t-il. Son ami leva la main pour l’interrompre. — Je préfère qu’on m’appelle Quinn, maintenant. Il mit l’Olympian sur les rails avec délicatesse sans s’occuper de Lamar. Le vieil homme était son dernier lien avec Minerva et il avait défendu ses intérêts auprès de la compagnie lorsque Titus avait tout abandonné. — Je ne t’aurais pas dérangé si ça n’avait pas été important. Titus prit la locomotive et la posa sur la table couverte de boîtes et de pièces de rechange. — Il faut parfois corriger l’alignement des roues, dit-il. Celle-ci a trois cents ans, alors, je ne peux pas lui en vouloir d’exiger quelques petits travaux de maintenance. Lamar regarda autour de lui. Même du temps de Johanna, la maison n’avait jamais été si sale. La jeune femme entreposait pourtant ses toiles dans tous les coins et mieux valait ne pas parler des tubes de peinture… Mais aujourd’hui, c’était différent. Ce fatras était clairement le fait d’un célibataire. — Ils l’ont trouvé, dit-il à voix basse. Titus continua à bricoler avec un petit tournevis. Il le maniait avec une précision étonnante compte tenu de ses grosses mains et de la pénombre qui régnait dans la pièce. Lamar poursuivit : — Ils ont trouvé un passage, Quinn. Pour aller là-bas. Titus ne leva pas la tête. Il ne tressaillit même pas. Mais il resta immobile, le tournevis à la main.
29
Lamar lui laissa le temps d’assimiler ses paroles. Il regarda autour de lui et vit des photos de famille prenant la poussière sur le manteau de la cheminée. Au moins, Titus n’avait pas transformé la maison en sanctuaire. Malgré sa déchéance, il était parvenu à se découvrir un passe-temps. Celui-ci se résolut à faire preuve de patience. Titus baissa les yeux vers le modèle réduit qu’il tenait dans la main comme s’il le voyait pour la première fois. — Les outils du kit de montage étaient inclus. Sinon, j’aurais refusé de payer plus de la moitié du prix demandé. Lamar chercha un endroit où s’asseoir, mais il finit par aban donner cette idée. — C’est arrivé complètement par hasard. Un crétin de phy sicien a laissé un programme devenir fou et ils se sont retrouvés au milieu d’un barrage de particules subatomiques des plus improbables. Minerva estime que la source de ces particules est… de taille importante. Les yeux bleus et froids de Titus croisèrent ceux de Lamar. Celui-ci poursuivit : — La source est gigantesque. Infinie. Nous pensons qu’il s’agit peut-être de l’endroit où tu es allé. Un petit sourire en coin se dessina sur les lèvres de Titus. — L’endroit où je suis allé. — Oui. Titus haussa un sourcil. — Tu veux dire que Minerva pense que je suis allé quelque part ? Tu veux dire que je n’ai plus abandonné mon navire avant de me tailler sur une planète paumée ? Je suis allé quelque part maintenant ? Lamar toussa. — Minerva te doit des excuses. Je l’ai toujours pensé. Mais Titus n’avait pas terminé. — Tu veux dire que vous avez trouvé un autre univers et que je ne mentais donc pas, que je n’étais pas fou en fin de compte ? Tu veux dire que vous pensez avoir trouvé Johanna ? Il abattit la locomotive sur la table avec violence. Lamar esquissa une grimace. Onze mille dollars. — Johanna et Sydney, murmura Titus. Sydney avait neuf ans au moment du naufrage. Elle était l’unique enfant du couple.
30
Titus resta immobile. Il était tendu comme un arc, mais sur quoi pouvait-il frapper ? Sur Lamar ? Celui-ci était pour ainsi dire son seul ami. — Ils ont peut-être trouvé un passage pour aller là-bas. Personne ne sait exactement de quoi il s’agit. Et encore moins ce qu’il y a de l’autre côté. Lamar n’avait aucune envie de mentionner le nom de Stefan Polich, mais il ne pouvait pas tergiverser jusqu’à la fin des temps. Après tout, c’était le directeur général de Minerva qui l’avait envoyé ici. — Stefan pense que nous avons trouvé un moyen d’y pénétrer. Dans une pièce voisine, on entendit le faible grondement d’un train miniature traversant la maison. Lamar se demanda combien Titus avait investi dans son nouveau loisir. L’ancien pilote cligna des yeux. — Ça te dirait, un sandwich au fromage ? Lamar ferma la bouche, puis hocha la tête. — Ce serait parfait. Merci. Il suivit Titus dans la cuisine et se baissa pour passer sous un pont suspendu à deux voies soutenues par des piliers faits avec des moulures de porte. Titus ouvrit le réfrigérateur et se pencha à l’intérieur. Il en tira un certain nombre de boîtes en plastique contenant des choses aux couleurs étranges avant de trouver un morceau de fromage à sa convenance. Lamar secoua la tête. Cet homme avait piloté des vaisseaux-colonies à travers des tunnels de Kardashev sécurisés, il avait résolu des équations de navigation sans calculateur pendant qu’il réparait des échangeurs thermiques au lithium revêches. Et aujourd’hui, cet homme se nour rissait d’aliments moisis et il consacrait le plus clair de son temps à jouer au chef de gare. Il avait aussi eu une famille. Personne n’aurait jamais pensé que Titus Quinn se laisserait passer la bride autour du cou, mais Johanna Arlis l’avait dompté avant que le vaisseau-colonie sur lequel ils s’étaient rencontrés arrive à destination. Pour être exact, « dompté » n’était sans doute pas le terme approprié, car Johanna et Titus étaient tous deux des êtres indomptables. Johanna était mystérieuse, flamboyante, passionnée et irrévérencieuse. Elle était la seule femme avec des appétits à la hauteur de ceux de Titus et celui-ci ne l’avait jamais
31
trompée au cours des neuf années de leur mariage. Et il ne l’avait pas fait depuis sa disparition et celle de leur fille. La tragédie avait eu lieu sur son navire, le Vesta. Aucun colon n’avait survécu et seul Titus s’en était tiré. Minerva l’avait licencié et il ne s’était jamais pardonné la catastrophe. Le sandwich – étonnement tentant – resta posé devant Lamar. Titus dévora le sien avec enthousiasme. La découverte d’une dimension parallèle ne semblait pas le préoccuper outre mesure. Deux ans plus tôt, il avait pourtant clamé l’existence de cet univers au grand amusement du monde civilisé. Il avala une bouchée. — Pourquoi est-ce que je devrais croire ce que tu me racontes ? — Parce qu’un des chouchous quantiques de Minerva y croyait. C’est une raison suffisante ? La m-sap en question a provoqué la mort de tout l’équipage d’une station orbitale pour le prouver. — Oh ! une m-sap détraquée a cru découvrir un autre univers. (Il haussa les épaules.) Ce ne sont que de stupides machines avec de la mousse quantique en guise de cerveau. J’ai eu des chiens de berger plus intelligents que ces tas de ferraille. — Elles ont l’intelligence qu’on leur a donnée, pas plus. Il faut bien s’assurer qu’elles ne chercheront pas à dominer le monde. Après les événements de Jakarta, l’Alliance mondiale avait développé des pare-feu pour circonscrire les IA devenues folles. Pour prévenir la création d’un monde posthumain. Selon toute apparence, ces pare-feu n’avaient pas été à la hauteur. — C’est donc Minerva qui domine le monde, marmonna Titus. Toi et tes génies à deux balles. Merde ! c’est curieux, mais cette nouvelle ne me plonge pas dans un abîme de bonheur et de fierté. Lamar détourna le regard. Il faisait partie de ces génies, de ces « grosses têtes », comme on les appelait. Il était capable de réfléchir plus vite qu’un arithmomètre et cela lui conférait un statut et des privilèges bien supérieurs à ceux d’une personne raisonnablement intelligente, sans parler des autres. Titus avait passé le test d’aptitude haut la main, lui aussi, mais il avait choisi de devenir pilote. — J’aurais cru que tu serais plus intéressé, dit Lamar en mordant dans son sandwich. De l’autre côté de la table, Titus lui lança un regard aussi bleu que glacé.
32
— Stefan Polich croyait que je serais plus intéressé, tu veux dire. Stefan Polich était derrière toute cette histoire, bien entendu. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il était le président de Minerva. — Il a reconnu qu’il avait commis une erreur, dit Lamar, la bouche pleine. Pour un homme comme Stefan, c’est une sacrée concession. Titus se lécha les doigts avant de les essuyer sur son pantalon en laine. — Oh ! parfait. Nous sommes donc quittes. (Il se leva et fit mine de poser son assiette dans l’évier.) Stefan Polich… Lamar l’interrompit. — Je sais ce que tu vas… Titus se retourna d’un coup. Il avait les yeux brillants. — Stefan Polich, dit-il d’une voix plus forte, a décidé de me demander pardon, hein ? « Mon vieux Titus, je suis vraiment désolé. Je suis vraiment désolé que tu aies perdu le seul boulot que tu étais capable de faire convenablement. Je suis vraiment désolé d’avoir dit que tu avais assassiné ta femme, d’avoir fait croire que tu étais timbré et que tu délirais à propos de je ne sais quel monde imaginaire. (Titus tenait son assiette dans les mains et il semblait prêt à la casser sur la tête de quelqu’un.) Je suis vraiment désolé que des tarés s’introduisent sur ta propriété dans l’espoir d’apercevoir celui qui affirme avoir eu la chance de visiter un autre univers… l’univers dont ils rêvent, celui de leur jeu vidéo préféré en règle générale. » À ce stade du discours, Lamar envisagea de s’enfuir par la porte de la cuisine surmontée d’un pont sur lequel passaient deux longs trains. — Et maintenant, poursuivit Titus, il voudrait que j’aie la gentillesse de l’aider à rassembler des informations sur sa nouvelle passion pour l’univers d’à côté ? Il contempla l’assiette, puis se tourna vers l’évier et la rinça. Il la posa sur l’égouttoir d’un geste précis et crispé. Lamar devait se dépêcher de terminer avant que son ami s’énerve davantage. — Une dernière chose : il veut que tu retournes là-bas. Titus lui lança un regard glacial. — Tire-toi, Lamar. Lamar l’observa et remarqua à quel point il ressemblait à son père. Il avait travaillé avec le vieux Donnel – merde ! ils avaient presque le
33
même âge – et celui-ci lui avait demandé de prendre soin de ses enfants quand il serait mort, trop jeune, et qu’il ne resterait personne pour s’en occuper. Et à présent, Titus le mettait à la porte. Lamar l’avait sans doute mérité, comme tous ceux qui avaient abandonné Titus alors qu’il avait besoin d’aide : Stefan Polich plus que les autres. Lorsque le vaisseau s’était désagrégé dans le tunnel de Kardashev, Titus avait mis sa femme et sa fille dans une capsule d’évacuation et les quarante passagers toujours en vie dans d’autres nacelles. Il avait tout fait pour sauver le navire et, quelques instants avant la catastrophe, il s’était aperçu que Johanna l’avait attendu. Il avait embarqué et la capsule s’était éloignée du Vesta juste avant que celui-ci explose. Minerva n’avait plus entendu parler d’eux pendant six mois et, alors que tout espoir de retrouver des survivants avait été abandonné, Titus était réapparu sur la planète Lyra. Il était en état de choc et il avait perdu la mémoire. Ses cheveux étaient devenus blancs. Il racontait des histoires à propos d’un monde dont il se souvenait à peine. Il affirmait qu’il y avait vécu pendant des années et que sa femme et sa fille s’y trouvaient encore. Comme il n’avait disparu que pendant six mois, Minerva prit ses distances. Pourtant, Lamar n’avait jamais douté de lui. C’était d’ailleurs pour cette raison que Lamar ne faisait plus partie du conseil d’administration de la compagnie. Il n’espérait aucune gratitude de la part de Titus pour ce petit acte de foi. — Tire-toi, répéta Quinn. Lamar regarda la pièce où les souvenirs de l’ancienne vie de Titus se mêlaient à ses nouveaux jouets. — Qu’est-ce que tu as à perdre ? Un passe-temps onéreux qui envahit ton salon ? De quoi as-tu peur ? demanda-t-il. Mais lorsque Titus avança vers lui, il contourna le sofa et recula vers l’entrée. Titus sourit et son sourire n’avait rien de plaisant. — Je n’ai pas peur, Lamar. J’en ai assez des tics nerveux de Minerva. — Des tics ? — Oui, des tics. Ça vous fout la trouille, hein, l’attention qu’on me porte ? Tous les tarés qui viennent rôder autour de chez moi à la recherche d’un scoop sur les mondes invisibles ? Vous crevez de trouille à l’idée de me voir donner une interview sur l’infoRéseau mondial,
34
que je crache le morceau et que je révèle que le Vesta était une véritable épave alors que vous l’aviez vendu aux colons qui sont morts dans le désastre en affirmant que c’était un navire sûr. C’est ça, hein ? (Il attrapa le manteau de Lamar et le lui jeta.) La situation serait tellement plus simple si je franchissais un sas pour aller me promener dans le vide en oubliant d’enfiler un scaphandre. Un regrettable accident. Un ancien pilote qui trouve la mort dans le tunnel K où il a perdu sa famille. Une belle tragédie avec une jolie fin sans équivoque. — Nom de Dieu, Titus ! tu crois vraiment que nous voulons te tuer ? Tu crois vraiment que… — Ne m’appelle pas Titus. Cette personne est morte. Il jeta ses gants à la figure de Lamar et ouvrit la porte. Son visage n’exprimait plus la moindre colère et ses yeux étaient perdus dans le vague. Lamar attendit qu’il reprenne la parole. — Tu penses que je vais croire que vous avez trouvé cet endroit après tout ce temps ? Alors que je vous ai supplié de le chercher, de m’écouter ? Stefan se décide soudain à faire des concessions, à reconnaître qu’il s’est trompé ? (Il secoua la tête en ricanant.) Excuse-moi, Lamar, mais c’est un ramassis de conneries. Il était temps d’abattre la dernière carte. — Ton frère, dit Lamar. Merde ! il avait honte de lui. Il en arriva même à détester Stefan. — Rob vient d’avoir quarante ans. La compagnie le garde pour une seule raison : parce que c’est ton frère. Je ferai tout ce que je peux pour lui, Titus, je te le promets, mais ils vont se débarrasser de lui. Tu le sais très bien. Lamar eut l’impression d’être le dernier des salauds. — Si jamais vous touchez à mon frère ou que vous le foutez à la porte, lâcha Titus d’une voix sinistre, je vous jure que je range mes trains pour m’occuper de vous. De vous tous. Un bruit sourd monta un peu plus loin : peut-être d’une branche piégée ou d’une bombe fumigène. Un rayon de soleil traversa un nuage en lambeaux et les yeux de Titus étincelèrent. — Je vais désactiver les défenses pendant trois minutes. Tu ferais bien de ne pas traîner. La porte se referma en claquant. Lamar resta sur le porche, les yeux rivés sur le heurtoir en forme de visage étrangement fin, à la fois magnifique et inquiétant.
35
Il parla assez fort pour que Titus l’entende de l’autre côté de la porte. — Titus… Non, non ! plus de Titus. Il voulait qu’on l’appelle Quinn. — Quinn, fais-le pour Johanna. Je pensais que pour elle… Il entendit le petit sifflement de l’Olympian qui traversait le salon à toute allure. Un sentiment de terreur monta en lui, se mêlant au froid. Si Quinn pensait que tout allait s’arrêter là, il se trompait. En ce qui concernait Minerva, ce n’était que le début.