Les Os du dragon - extrait

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Skylan Ivorson est un jeune héros orgueilleux.

Margaret Weis et Tracy Hickman, mondialement connus pour être les créateurs de l’univers Dragonlance, ont écrit des séries romanesques vendues à plus de vingt millions d’exemplaires. Ils se sont aussi brillamment illustrés avec des œuvres personnelles, dont le cycle des Portes de la mort et la trilogie de La Rose du prophète. Voici une nouvelle saga de Fantasy épique inédite, par les maîtres du genre. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Damien Chériot ISBN : 978-2-35294-508-6

9 782352 945086

Illustration de couverture : Didier Graffet

Béni par Skoval, le dieu de la Guerre, il est destiné à devenir le Chef des Chefs de tous les clans vindrasis. Mais c’est sans compter sur les caprices du destin. Un jour les Vindrasis apprennent que leurs anciens dieux sont assiégés par une nouvelle génération de divinités ; ces dernières les défient pour obtenir les pouvoirs de la création. L’unique chance d’arrêter ces intrus est de retrouver les os-esprits des Cinq Dragons de Vektia, les dragons primordiaux nés à l’aube des temps. Et leur emplacement, que même les dieux ignorent, est un mystère. Skylan devra entreprendre cette longue quête périlleuse pour sauver son peuple, son âme et le monde.


Des mêmes auteurs, chez Milady, en grand format : Chroniques de Dragonlance : 1. Dragons d’un crépuscule d’automne 2. Dragons d’une nuit d’ hiver 3. Dragons d’une aube de printemps Chroniques perdues : 1. Dragons des profondeurs 2. Dragons des cieux 3. Le Mage aux sabliers Légendes de Dragonlance : 1. Le Temps des jumeaux 2. La Guerre des jumeaux 3. L’Épreuve des jumeaux La Guerre des Âmes : 1. Dragons d’un coucher de soleil 2. Dragons d’une étoile perdue 3. Dragons d’une lune disparue Nouvelles Chroniques : 1. Deuxième Génération 2. Dragons d’une flamme d’ été De Margaret Weis, chez Milady, en grand format : Le Sombre disciple : 1. Ambre et cendres 2. Ambre et acier 3. Ambre et sang Chroniques de Raistlin : 1. Une âme bien trempée 2. Frères d’armes

Chez Milady, en poche : Chroniques de Dragonlance : 1. Dragons d’un crépuscule d’automne 2. Dragons d’une nuit d’ hiver 3. Dragons d’une aube de printemps Légendes de Dragonlance : 1. Le Temps des jumeaux 2. La Guerre des jumeaux 3. L’Épreuve des jumeaux La Guerre des Âmes : 1. Dragons d’un coucher de soleil 2. Dragons d’une étoile perdue 3. Dragons d’une lune disparue Chroniques perdues : 1. Dragons des profondeurs 2. Dragons des cieux 3. Le Mage aux sabliers Nouvelles Chroniques : 1. Deuxième Génération 2. Dragons d’une flamme d’ été Des mêmes auteurs, chez Milady Graphics : Chroniques de Dragonlance : 1. Dragons d’un crépuscule d’automne 2. Dragons d’une nuit d’ hiver 3. Dragons d’une aube de printemps – première partie 4. Dragons d’une aube de printemps – seconde partie

www.bragelonne.fr


Margaret Weis et Tracy Hickman

Les Os du Dragon Les Vaisseaux-dragons – tome 1 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Damien Chériot

Bragelonne


Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant

Titre original : Dragonships Of The Vindras, Book 1: Bones of The Dragon Copyright © 2008 by Margaret Weis et Tracy Hickman Tous droits réservés © Bragelonne 2011, pour la traduction Illustration de couverture : Didier Graffet ISBN : 978-2-35294-508-6 Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr


À Angel Jane Peterson de la part de Papy Hickman : merci de m’apporter toujours plus de joie chaque jour. Tracy Hickman

À mon équipe de flyball, les BC Boomerang, et à nos chiens : Dixie, Joey, Bandit, Razor, Chloe, Rilev, Scooter B., Scooter C., Feistv, Scottv, Fioment, Scout, Fly, Shelby, Frasier, Shifter… Merci pour votre amitié et tous ces bons moments passés ensemble. Margaret Weis



WYRD Le fil se tortille et s’enroule autour de la roue. Puis je le coupe, et il meurt.



Livre I Les Ogres



Chapitre premier

L

a chasse n’avait pas été bonne. Six jours auparavant, les quatre jeunes hommes avaient quitté le village dans l’espoir de rapporter du gibier aux habitants. Mais ils s’étaient empressés d’engloutir les quelques lapins attrappés. Découragés, ils avaient repris le chemin de leur foyer. D’ordinaire, les Torguns ne s’adonnaient à la chasse que pour se distraire ; ils n’en vivaient pas. Le clan élevait du bétail, des moutons, des canards et des oies : il les abritait dans des étables durant l’hiver et les nourrissait grâce au grain cultivé pendant l’été. Pourtant, à cause de pluies trop abondantes, la moisson avait été pauvre l’automne précédent. L’hiver, composé des mois sombres de Svanses, avait été particulièrement long et rigoureux, mortel pour les animaux et les hommes. Le printemps avait ramené l’espoir, mais la saison dédiée à Désiria n’avait fait qu’empirer les choses. Les pluies de la déesse Akaria étaient tombées trop tôt, avant de cesser complètement. À l’approche de l’été, les jeunes pousses dépérissaient déjà sur le sol aride. Même lorsque le temps était idéal, vivre de la terre était un défi dans ce pays sujet au froid et à la neige. La période de croissance des cultures était courte. Les terres étaient rocailleuses et difficiles à cultiver. Malgré toutes ces épreuves, ou peut-être, grâce à elles, le peuple des Vindrasis avait vécu et prospéré durant des siècles. Pourtant, parmi les anciens, pas un ne se souvenait d’une époque aussi dure que celle-ci. Sur le chemin du retour, le groupe se divisa dans l’espoir de couvrir plus de terrain et de trouver de la nourriture. Les deux frères, Bjorn et Erdmun, prirent la route du nord pour rentrer au village. Skylan et Garn se dirigèrent quant à eux vers le chemin habituel, au sud.

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Ils marchaient en silence. Le premier, qui ne supportait pas l’échec, était maussade et renfrogné. Son ami se taisait, il ne parlait qu’à condition d’avoir quelque chose d’utile à dire. L’aube approchait. Ils s’étaient levés tôt dans l’intention de surprendre un cerf en train de brouter ou de s’abreuver au ruisseau. Néanmoins, ils n’avaient croisé aucun animal, car il n’y avait pas d’herbe tendre et le cours d’eau s’était presque tari à cause de la sécheresse. Un bambin aurait pu le traverser sans se mouiller les genoux. Skylan regarda l’astre du jour s’élever au-dessus des collines, ce qui le rendit encore plus morose. Aylis, la déesse du Soleil, était en colère, consumant les nuages porteurs d’une pluie dont lui et les siens avaient grandement besoin. Il allait faire une chaleur étouffante, une fois de plus. — Je commence à croire qu’Aylis nous hait, déclara-t-il avec amertume. Nous avons prié pour qu’elle nous bénisse de sa lumière pendant l’hiver, mais elle n’a pas daigné se montrer. Nous nous sommes retrouvés à la merci de Svanses, de sa neige, de sa glace et de son froid mordant. Et maintenant que la saison de Désiria a commencé, pas moyen de nous débarrasser d’elle. Nous avons beau supplier Akaria, la déesse des Océans, de nous apporter un peu de pluie, Aylis la repousse, brûle nos cultures et assèche nos cours d’eau. — On aurait pu croire que Torval exercerait un meilleur contrôle sur ses femmes, commenta Garn en esquissant un demi-sourire. — Peut-être qu’elles sont comme les nôtres et qu’elles n’en font qu’à leur tête, murmura son camarade, songeant à une femme en particulier. Il n’avait pas parlé sérieusement, mais il toucha son amulette, une petite hache en argent attachée à une lanière en cuir qu’il portait autour du cou, afin d’apaiser le dieu de la Guerre si celui-ci venait à s’offusquer de ses propos. — On ne devrait pas rire de ces choses, ajouta-t-il précipitamment. Il pourrait se sentir insulté et reporter sa colère sur nous. — Je ne vois pas ce qu’il pourrait nous infliger de pire que ce qu’il nous a déjà fait subir, répliqua l’autre d’un ton sec. Après avoir enduré le pire hiver de tous les temps, nous attendions, le cœur plein d’espoir, l’arrivée du printemps, mais, au lieu de nous apporter le renouveau escompté, il nous condamne à la sécheresse et à la mort. Skylan fronça les sourcils, mais il garda le silence. Il révérait les dieux, et il n’aimait pas que son compagnon parle d’eux avec tant de

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désinvolture. Il aurait pu protester, mais ils étaient amis – presque des frères, car ils avaient été élevés ensemble depuis leur plus jeune âge – et il savait d’expérience que discuter avec lui ne ferait que l’encourager à se montrer encore plus irrévérencieux. Il choisit donc de se taire. Sa foi en les divinités était simple et inconditionnelle, peut-être parce que, comme l’aurait sans doute dit Garn, elle n’avait pas été mise à l’épreuve. Le jour de sa naissance, il avait été béni par Torval, qui était à la tête du panthéon vindrasi. Une étincelle avait jailli de sa hache de guerre tandis qu’il combattait ses ennemis dans les cieux, déchirant les nuages à l’instant même où le nourrisson avait poussé son premier cri. Norgaard, le père du garçon et le chef du clan torgun, avait parlé à Aldrif, la Prêtresse Kai de l’époque, de la lueur que tout le village avait aperçue. Selon elle, le dieu de la Guerre avait accordé sa bénédiction à l’enfant : celui-ci deviendrait à l’âge adulte un guerrier courageux et sauverait son peuple. Que sa mère soit morte en lui donnant la vie rendait le triste présage d’autant plus significatif. Tout le monde se fiait à cette prophétie, en particulier Skylan. Il était le guerrier le plus fort du clan, le plus intrépide et le plus adroit à l’épée, à la lance ou à la hache. Il avait une belle physionomie : ses yeux avaient la couleur des vagues sur lesquelles naviguaient les Vindrasis à bord de leurs vaisseaux-dragons, et ses cheveux rappelaient les rayons dorés d’Aylis. Sa peau était de bronze, son corps bien fait et musclé. Il se déplaçait avec fierté et assurance. Il avait pris sa place au sein du mur de boucliers et tué son premier ennemi au combat à quatorze ans. Il avait perdu sa virginité à peu près au même âge, couchant avec des filles peu soucieuses de leur vertu ou bien de basse extraction, dont les parents espéraient qu’elles seraient ainsi entretenues par le fils du Chef. En conséquence, plusieurs bambins aux alentours du camp avaient les yeux couleur de l’océan et les cheveux dorés comme le soleil. Skylan avait reconnu chacun de ses enfants naturels et offrait des cadeaux à leurs mères de temps à autre, conformément à la coutume. Il n’avait pourtant aucune intention d’épouser l’une d’entre elles, et il avait cessé de « courir les jupons », comme disait Garn. Deux ans auparavant, le jour de ses seize ans, il avait décrété qu’il était amoureux. L’élue de son cœur s’appelait Aylaen. Elle avait alors quinze ans et Sigurd Adalbrand, un ami de Norgaard, était son père adoptif. Tous les trois – Aylaen, Garn et Skylan – se fréquentaient depuis leur plus jeune âge. Enfants, ils jouaient ensemble, ce qui était peu courant, car les filles restaient en

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général à la maison pour aider aux travaux domestiques. Mais le père de la jeune fille était mort et sa mère était incapable de la contrôler. Ainsi, elle se rebellait et échappait à ses corvées pour aller retrouver ses camarades et participer à leurs jeux et à leurs combats. Un jour, Skylan l’avait contrariée. Il ne se souvenait plus de la cause de cette querelle. Peut-être avait-il tiré sans ménagement sur ses longues tresses rousses. Elle l’avait attaqué comme une furie, le frappant au visage si violemment qu’il s’était retrouvé sur son postérieur, la lèvre fendue et du sang coulant de son nez. Aucun des garçons du camp n’avait jamais réussi à vaincre le fils de Norgaard au combat. Tout à son admiration pour l’attaque fougueuse d’Aylaen, il en avait oublié de répliquer ; triomphante, elle s’était retirée du champ de bataille sous un tonnerre d’applaudissements, léchant les égratignures sur ses mains. Deux ans plus tôt, Skylan lui avait annoncé qu’il comptait l’épouser. Même si elle lui avait alors tiré la langue et s’était moquée de lui, il ne s’était pas découragé. Depuis sa déclaration, il n’avait plus couché avec aucune fille. Il avait demandé la main d’Aylaen à Sigurd qui, après avoir négocié, avait accepté. Le jeune homme attendait à présent d’avoir assez d’argent pour payer la dot. Les unions étaient toujours arrangées chez les Vindrasis. Une femme avait cependant le droit de refuser un prétendant ; Aylaen ne cessait de proclamer que jamais elle ne se marierait avec lui. Mais elle disait cela uniquement pour le taquiner, il en était sûr. Après tout, il était le fils du Chef. À ce titre, il représentait un beau parti aux yeux de n’importe quelle famille, son futur beau-père en était bien conscient. Il aurait dû gagner la somme voulue grâce aux butins amassés durant les raids, mais les choses ne s’étaient pas déroulées comme prévu. Néanmoins, il se considérait toujours comme béni des dieux. Après tout, il était beau, fort et en bonne santé. Il restait le guerrier le plus habile et le plus estimé du clan. Mais rien ne semblait aller pour lui ou les siens ces temps-ci, sans qu’il sache pourquoi. Autrefois, les Torguns faisaient partie des clans les plus redoutés parmi les Vindrasis ; le Venjekar, leur vaisseau-dragon, dont le nom signifiait le « Forgeage », revenait chargé de bétail, d’argent, de grain, sans oublier les précieux joyaux que le dragon Kahg exigeait en échange de ses services. À présent, ils semblaient maudits. D’abord, il y avait eu la moisson désastreuse, puis l’hiver particu­lièrement froid, et enfin cette terrible sécheresse. Les attaques

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menées contre leurs voisins n’avaient pas arrangé la situation. Ceux-ci avaient été prévenus de manière inexplicable de l’arrivée de leur navire, et ils avaient fui dans les collines en emportant leur trésor et leurs troupeaux, ne laissant derrière eux que des chats errants et des mar­ mites vides. Skylan et ses soldats avaient été forcés de s’aventurer en territoire inconnu. La chance avait semblé leur sourire lorsqu’ils avaient découvert un village dont les habitants étaient aussi gras que leurs animaux. Mais quand Treia, leur Prêtresse d’Os, avait invoqué Kahg pour qu’il les rejoigne dans la bataille, le dragon n’avait pas répondu. Les combattants ne s’étaient pas inquiétés. Ils étaient capables d’envahir sans aide ce hameau peuplé de gros pleins de soupe. Malheureusement, un autre groupe de guerriers avait aussi des vues sur la bourgade. La vigie avait repéré à l’horizon un nombre impressionnant de voiles pareilles à une nuée de mouettes se chamaillant pour du poisson, qui se dirigeaient droit sur eux. Skylan était resté bouche bée en reconnaissant les vaisseaux à la toile triangulaire de leurs anciens ennemis, les ogres. Constatant que ses hommes étaient nettement moins nombreux, il avait ordonné la retraite à contrecœur. Il détestait fuir le combat, mais, sans le dragon, les Torguns n’auraient pu vaincre à la fois les villageois et les pirates. Le Venjekar, plus rapide et plus léger, avait écumé les flots et disparu au loin avant que leurs poursuivants les rattrapent. Pourtant, personne ne s’en était réjoui et les guerriers étaient rentrés chez eux la mine honteuse, sans le moindre butin. — Si seulement Kahg s’était battu avec nous, se plaignait le jeune homme, nous aurions à la fois de l’argent et du bétail. Je me demande bien pourquoi il a refusé de répondre à l’injonction de Treia. Garn fut d’abord surpris par ce brusque changement de sujet, mais il connaissait bien son ami et finit par faire le rapprochement entre leurs précédents échanges sur les dieux et l’évocation de leur dernière épopée désastreuse. Il était sur le point de donner son avis, mais son camarade ne lui en laissa pas le temps. — Je souhaite organiser un nouveau raid, mais mon père ne veut rien entendre. Il dit que nous ne reprendrons pas la mer avant de savoir pourquoi les divinités se sont retournées contre nous. Je déteste ça ! s’exclama-t-il soudain en donnant un coup de poing dans un tronc d’arbre. Je déteste rester assis, à la maison, comme une grand-mère, à me plaindre sans rien faire !

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— Pourtant, les paroles de ton père sont sensées, objecta Garn. Et il ne viendrait à l’esprit de personne de le qualifier de petite vieille. Il n’a peut-être pas vu de champ de bataille depuis un moment, mais il a toujours l’âme d’un guerrier. Et on retrouve la même bravoure chez son fils, conclut-il en donnant à son compagnon une tape sur l’épaule. Ils avaient tous les deux dix-huit ans et étaient les meilleurs amis du monde. Cousins et frères de sang, ils avaient grandi dans la même maison, Garn s’étant retrouvé orphelin à la naissance. Son père était mort durant un raid et sa mère avait été emportée par la fièvre. Celle-ci était la demi-sœur de Norgaard, dont la femme Edda était alors enceinte. Ils avaient adopté l’enfant et l’avaient élevé comme leur fils. Rien ne pouvait séparer les deux garçons. Beaucoup considéraient leur amitié d’un œil perplexe, car ils étaient très différents l’un de l’autre. D’après les gens, Garn était taciturne. Il était plus grand que Skylan, plus élancé et moins musclé. Guerrier honnête, il n’arrivait pas à la cheville de son camarade. Il avait la peau pâle, des cheveux blonds tirant sur le brun, et des yeux marron sombres et pensifs. Il s’était interrogé au sujet de leur amitié peu commune, et en avait déduit que c’étaient leurs différences qui les rapprochaient, comme la magnétite attire le fer. Skylan, au contraire, ne s’était jamais posé la moindre question. Pour lui, leur lien était aussi évident que le lever du soleil chaque matin. Il réfléchissait à ce que Garn lui avait dit tantôt à propos de son père. Il n’était pas certain d’être d’accord, même si cela l’attristait et lui faisait honte. Les exploits guerriers de Norgaard Ivorson étaient légendaires. Mais, cinq ans auparavant, en pleine bataille, le chef des Torguns s’était jeté d’une haute fortification afin de poursuivre un ennemi. Il avait mal atterri et s’était cassé la jambe. La fracture ne s’étant pas ressoudée correctement, il était contraint de marcher à l’aide d’une béquille. Depuis lors, il souffrait constamment. Cependant, personne n’aurait pu le deviner à en juger par son visage stoïque. Seuls les gémissements terribles qui lui échappaient durant son sommeil attes­taient de sa douleur. Il restait néanmoins une personne influente, grâce à son fils qui assumait la fonction de Chef de Guerre du clan. Skylan ne trouvait pas son père faible ni lâche, mais, en son for intérieur, il le voyait comme un vieil homme qui, à presque quarante-cinq hivers, avait développé une prudence excessive. Jamais il ne l’aurait critiqué à haute voix, mais Garn savait qu’il n’en pensait pas moins.

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— Il est responsable du bien-être de l’ensemble du clan, dit ce dernier, et il ne veut pas prendre le risque de voir des femmes se retrouver veuves et incapables de nourrir leurs enfants si leur mari ne revenait pas. — Donc, plutôt que de mourir en guerriers, l’épée à la main, nous allons crever de faim et nous présenter devant Torval avec des écuelles. — S’il demandait une entrevue à la Prêtresse Kai de Vektia, Draya, peut-être pourrait-elle nous dire si les dieux… — Il l’a fait il y a un mois, l’interrompit Skylan. Elle n’a pas donné de réponse. La surprise de son compagnon se lisait sur son visage. — Je l’ignorais. — Personne n’est au courant. Mon père pense que son silence est un mauvais présage, et il ne veut pas accabler notre peuple davantage. Garn ne sut que répondre. Les choses étaient pires qu’il l’avait supposé, et même lui ne savait plus comment réconforter Skylan. Les deux jeunes gens continuèrent à avancer le long de la piste qui menait au village. Ils traversèrent de vastes plaines ; l’herbe y était brune et non verte et luxuriante comme on aurait pu s’y attendre à cette époque de l’année. Quelques frêles bovins paissaient sous le soleil brûlant ; ils n’avaient plus que la peau sur les os et semblaient malheureux. Les garçons faméliques chargés de s’en occuper dépérissaient sous la chaleur, chassant les mouches. Ils se ragaillardirent en voyant les deux guerriers et se précipitèrent vers eux pour leur demander si la chasse avait été couronnée de succès, mais ils perdirent leur expression joyeuse en constatant qu’ils ne portaient rien d’autre que leurs lances. Traînant des pieds, les adolescents retournèrent garder le troupeau. Les chasseurs quittèrent les plaines pour entrer dans la région des collines boisées. Même s’ils ne pouvaient pas le voir de leur position surélevée, leur village se trouvait loin en dessous d’eux. Formé de plusieurs rangées de maisons disséminées le long de la côte, il occupait un emplacement idéal. Les Torguns pouvaient arpenter les eaux à bord de leur vaisseau-dragon à la recherche de nourriture et de richesses et, en cas de danger, les femmes et les enfants avaient la possibilité de se réfugier dans les collines. Garn poussa un soupir de soulagement quand ils pénétrèrent dans la forêt, à l’abri de la chaleur. Skylan se renfrogna avant de hâter le pas. Il n’appréciait pas beaucoup les bois. Entouré d’arbres, hors de portée du bon air marin, il étouffait. En outre, des Faes résidaient en

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ces lieux : des fées, des dryades, des faunes, des changelins et d’autres créatures du même acabit sur lesquelles les dieux n’avaient aucun pouvoir, car elles vivaient là bien avant leur arrivée. Le Chef de Guerre avait connu le pire moment de sa vie au cours de sa douzième année, à l’occasion du rite de passage à l’âge adulte. Lui et d’autres garçons avaient dû survivre dans la forêt pendant une semaine, seulement armés d’un couteau, et échapper aux pisteurs du village qui étaient à leur recherche et ramenaient allégrement tous ceux qu’ils attrapaient. Ceux qui se faisaient prendre devaient attendre une année supplémentaire avant de pouvoir repasser le test. Au cours de cette épreuve, Skylan avait dû constamment rester sur ses gardes, car une dryade aurait pu tenter de le séduire, ou bien un faune aurait pu essayer de l’attirer dans une fête impie dont il ne serait jamais revenu. Il n’avait cessé d’implorer Torval de lui venir en aide, et sa prière avait été exaucée. Il n’avait rencontré aucun monstre, même s’il était persuadé d’avoir entendu les échos de leurs réjouissances au cours de la nuit. Par la suite, il avait fait une belle offrande au dieu pour le remercier de l’avoir protégé des viles créatures. Tandis qu’il marchait d’un pas lourd le long de la piste forestière poussiéreuse, les brindilles et les feuilles sèches craquant sous ses pieds, Skylan se rappela avec une extrême précision cette fameuse nuit : il était resté éveillé, le couteau à la main, écoutant leurs gloussements, leurs couinements et leurs cris, les imaginant se rassemblant autour de lui, prêts à l’entraîner à jamais dans leur sombre royaume souterrain. Il entendit un bruit – non, ce n’était pas un Fae – et s’arrêta brus­ quement. Il leva sa main libre, et Garn s’immobilisa aussitôt. C’était un son étrange, comme une sorte de grondement tonitruant. Ils écoutèrent attentivement. Une chose énorme dormait dans les buissons. Les deux compagnons se regardèrent. L’endroit d’où provenait le ronflement était devant eux, sur leur gauche. Le Chef de Guerre pensait toujours aux Faes, aussi serra-t-il plus fermement sa lance. Il n’avait peur d’aucun être humain, mais il était pétrifié à la seule pensée d’être confronté à un troll poilu. Jusqu’alors, aucun des deux jeunes gens n’avait été particuliè­ rement discret dans ses mouvements. Ils n’en avaient pas ressenti le besoin, si près de chez eux. Désormais, ils se déplaçaient silencieusement en direction du grognement. D’un geste, Skylan invita son ami à aller sur la droite alors qu’ils quittaient tous les deux la piste et s’enfonçaient dans la forêt, dans l’intention de prendre leur cible en étau.

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Ivorson fut le premier à repérer la créature et il s’immobilisa, aussi surpris que soulagé. C’était un sanglier. Il avait entendu des histoires sur ces énormes bêtes, des cochons sauvages aux longues défenses, aussi lourds que cinq hommes robustes. Il n’en avait jamais vu, car ils ne vivaient pas dans la région. Celui-ci s’était sans doute aventuré hors de son terrain de chasse habituel à cause de la sécheresse, mais le soldat était persuadé que Torval l’avait envoyé en réponse à ses prières. Il se savait toujours béni, malgré la colère des dieux contre son clan. L’animal avait dû sentir la menace, car il leva sa tête massive et jeta un regard mauvais autour de lui, comme s’il était conscient qu’on tentait de le prendre à revers. Alarmé, les poils hérissés, il poussa un cri pour éloigner les gêneurs. C’était une bête à l’aspect terrifiant. Sa grosse tête était plus large que ses épaules bossues, et arborait deux rangées de défenses. Les défenses supérieures, nommées les honneurs, aiguisaient les défenses inférieures, plus larges, appelées à juste titre les éventreuses : elles étaient faites pour déchirer les chairs. Les pattes de la créature au corps massif étaient petites et robustes. Les yeux rivés sur sa cible, Skylan se souvint des histoires qu’il avait entendues au sujet de chasseurs ayant tenté d’abattre un tel adversaire. Au dire de tous, ces prédateurs étaient féroces, vicieux et se battaient jusqu’à la mort. Dans sa jeunesse, son père en avait traqué un : l’animal avait tué un Torgun en l’éventrant avec ses défenses. Personne n’affrontait seul une telle créature. Des renforts apportaient des filets pour prendre au piège le sanglier ainsi que des chiens pour l’attaquer et détourner son attention pendant que les guerriers s’approchaient pour l’achever. Pourtant, le jeune homme était décidé à vaincre le sanglier de Torval et à le rapporter au village, triomphant. Les villageois auraient de quoi manger pour plusieurs jours. Ils se régaleraient de la viande de l’animal et chanteraient les louanges du héros. L’amour se refléterait enfin dans les yeux verts d’Aylaen, remplaçant cette lueur amusée et condescendante qu’il avait fini par détester. Il observa le prédateur en considérant les différentes approches possibles. En face de lui, Garn apparut dans l’ombre des arbres. Devinant l’intention de son ami, il gesticula pour l’inciter à fuir. Ce dernier ne lui prêta aucune attention. La lance levée, il s’avança vers l’animal et fit à son tour signe à son cousin de rester à sa place.

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Il savait, grâce à son père, que le prédateur était muni d’un solide cartilage au niveau des épaules, assez épais pour arrêter une lance ; son premier coup devrait être mortel. Il fallait viser la poitrine, le cœur. La bête sentit l’odeur de son adversaire. Elle le transperça du regard et baissa la tête. Skylan avait eu peur qu’elle se sauve, car les sangliers n’avaient aucun sens de l’honneur. Ils n’hésitaient pas à fuir et à reporter le combat à un autre jour. Néanmoins, celui-ci était affamé, et toute viande était bonne à prendre, qu’elle se déplace sur deux jambes ou quatre pattes. Poussant un grognement sauvage, l’animal fonça sur le jeune homme. Ce dernier était pétrifié. Il avait prévu de charger, mais le sanglier l’avait pris de court. Il avait la taille d’un énorme roc, et semblait gagner en volume à mesure qu’il se rapprochait. Skylan commençait à croire qu’il avait commis une erreur de jugement. Entendant son camarade lui hurler de grimper en haut d’un arbre, il considéra cette option l’espace de quelques secondes. Puis il imagina Torval le contemplant, assis à sa table dans le Hall des Héros, rugissant de rire en le voyant suspendu à une branche au-dessus d’un sanglier menaçant pour tenter d’échapper à la mort. Il courut vers le tronc le plus proche mais s’abstint de grimper. Il plaqua son dos contre l’arbre, ainsi que l’extrémité du manche de sa lance. Il devrait résister à la violence de l’impact, ou bien le prédateur le percuterait et le renverserait à terre, avant de l’éventrer avec ses défenses. Voyant son ami décidé à combattre, Garn s’élança hors des bois. Il jeta sa lance en direction de l’animal, espérant au moins le blesser et ainsi l’affaiblir. Il n’était pas aussi fort que Skylan, mais il avait l’œil perçant et la main sûre. Il le battait souvent dans les concours où la précision importait plus que la force. Son arme atteignit le sanglier à la nuque ; du sang coula. La bête rugit de douleur, mais elle continua à foncer sur sa cible. — Torval, renforce mon bras et aide-moi à viser juste ! pria Skylan. Une profonde sérénité l’envahit. Il l’avait déjà ressentie au cours de ses combats et savait que c’était un cadeau de son dieu. Le temps se mit à ralentir. Il se concentra sur ce qu’il avait à faire et ne prêta aucune attention au fracas des sabots, aux horribles grondements de l’animal, aux cris de Garn. Il entendait chaque battement de son cœur et sentait son sang couler dans ses veines, semblable aux déferlantes qui

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emplissaient ses rêves chaque nuit. Il planta fermement ses pieds dans le sol, raffermit sa position contre l’arbre et leva son épieu. La fureur se lisait dans les petits yeux rouges de la créature. De la bave coulait de sa gueule. Ses défenses jaunes dépassaient de sa mâchoire inférieure. Concentré sur sa proie, l’animal fonça sur le Chef de Guerre qui planta son arme dans son cou. Le sang gicla et le sanglier poussa un grognement, davantage sous l’effet de la surprise que de la douleur. L’impact avait projeté Skylan contre le tronc, ébranlant son bras d’attaque. Il luttait pour rester debout et cherchait à enfoncer la lance plus profondément dans la chair de la bête, qui était toujours en vie. À son grand étonnement, elle continuait à avancer vers lui en rugissant. Elle le harcelait de ses défenses et projetait rageusement son corps massif le long du manche pour tenter de l’anéantir. Ce faisant, elle servait les intérêts de Skylan, car la pointe s’enfonçait de plus en plus profondément en elle. Mais, d’un autre côté, elle se rapprochait dangereusement de lui. Elle agita sa gueule dans sa direction, exhibant ses canines couvertes de sang. Skylan ne pouvait rien faire d’autre que se plaquer contre l’arbre, serrer son épieu et prier Torval qu’il ne se brise pas. Des gouttes de sueur coulaient sur son front et embuaient ses yeux, l’aveuglant à moitié. Il secoua la tête pour tenter d’y voir plus clair. Ses muscles faiblissaient et commençaient à trembler sous l’effort. Il eut la vague impression que Garn avait rejoint le combat et frappait le sanglier avec son couteau. Le sang coulait, les défenses tailladaient. Mais il tenait bon. Embrochée, la créature remuait et tournait sur elle-même. Plus d’une fois, il faillit lâcher sa lance. Le souffle court, il jeta ses dernières forces dans un assaut désespéré, enfonçant sa lame aussi loin que possible dans la chair du sanglier. Après un ultime sursaut, l’animal émit un grondement étranglé et s’affaissa sur le côté. Il reposait désormais dans une mare écarlate. Ses flancs se soulevaient faiblement et ses pattes tremblaient. Le jeune homme avait toujours la main serrée sur son épieu, jusqu’à ce que la vie commence lentement à quitter les yeux du prédateur, qui tressaillit une dernière fois puis s’immobilisa. La haine se lisait toujours dans son regard, même après la mort. Skylan lâcha sa lance et s’effondra à côté de la carcasse encore chaude. Il était couché sous les arbres, baignant dans son sang et celui de son ennemi. L’air lui brûlait les poumons. Il avait le vertige. La douleur

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se rappelant à lui, il examina son corps, tentant de déterminer l’étendue de ses blessures, mais ses vêtements étaient déchirés et collaient à ses plaies, l’empêchant de juger de leur importance. Il avait des entailles sur les mains et les bras, mais son corps tout entier le faisait souffrir. Garn s’agenouilla près de lui, les bras souillés jusqu’aux coudes. Il évalua rapidement l’ampleur des dégâts, puis découpa les braies moulantes et la chemise ample en lin de son ami. — Tu as une grande entaille le long de la cuisse, déclara-t-il. Mais le sang suinte, il ne coule pas. C’était une bonne nouvelle. Dans le cas contraire, cela aurait signifié qu’il était sur le point de mourir. — Tu as un tas d’autres blessures, mais celle-ci est la plus grave, continua Garn avant de s’asseoir sur ses talons, un sourire aux lèvres. Tu as eu une sacrée veine. Derrière le voile de la douleur, Skylan aussi souriait. Ce n’était pas de la chance. C’était la bénédiction des dieux. Son wyrd, son destin, était marqué du sceau de la gloire.


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