Le Pacte des immortels - première partie - extrait

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« Des héros réalistes et intelligents qui vous entraîneront dans les terribles défis qu’ils doivent relever. »

Publishers Weekly

Deux familles ont conclu un pacte il y a de cela… plus ou moins l’éternité. Mais l’amour entre deux membres de ces clans rivaux va donner naissance à des jumeaux, et ce dans le plus grand secret… Fiona et Eliot vivent avec leur grand-mère et leurs journées sont prodigieusement ennuyeuses : aucune distraction autorisée sous peine de sanctions atroces. Le jour de leurs quinze ans, un inconnu frappe à leur porte et prétend être leur oncle. On leur avait pourtant dit que les membres de leur famille étaient morts. Bonne nouvelle : ils sont tous vivants – et immortels. Mauvaise nouvelle : ils veulent tuer Fiona et Eliot. Pris malgré eux au cœur d’une querelle millénaire entre les dieux et les infernaux, les jumeaux vont devoir affronter des créatures mythiques pour mériter leur place dans cette famille redoutable.

Un roman aux enjeux universels, qui mêle action et réflexion et fait écho aux grandes sagas mythologiques de l’Antiquité transposées dans le monde actuel. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle Casse-Castric Illustration de couverture : Miguel Coimbra ISBN : 978-2-36231-026-3

14,90 € 9 782362 310263


Eric Nylund est né en 1964 et a grandi en Californie. Après un baccalauréat en chimie et une maîtrise en physique, il s’est tourné vers l’écriture. Ses univers sont vastes : romans fantastiques, science-fiction et novélisation de jeux vidéo. Il vit du côté de Seattle, sur une colline balayée par la pluie, avec sa femme, elle aussi écrivain. Le Pacte des Immortels est son premier roman pour adolescents et jeunes adultes.


Le Pacte des Immortels


www.castelmore.fr


Eric Nylund

Le Pacte des immortels P r e m i è r e pa r t i e

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle Casse-Castric


Titre original : Mortal Coils © 2009 by Eric Nylund Publié avec l’accord de l’auteur, c/o BAROR INTERNATIONAL, INC., Armonk, New York, États-Unis © Bragelonne 2011, pour la présente traduction Loi no 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse Illustration de couverture : Miguel Coimbra Dépôt légal : septembre 2011 ISBN : 978-2-36231-026-3 C a st el mor e 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@castelmore.fr Site Internet : www.castelmore.fr


Pour tous ceux qui ont de la famille‌ par le sang, le mariage ou les circonstances.



Remerciements Syne, un écrivain peut se comporter en ermite, en ours qui grogne après les intrus. Qui mieux qu’une consœur aurait pu me faire sortir de ma tanière et m’aider à rester sain d’esprit et civilisé par la force de son amour ? Nul ne pourrait rêver âme sœur plus parfaite que toi. Kai, mon merveilleux fils, tu avais trois ans quand j’ai entamé l’écriture de ce livre, et tu m’as aidé à donner vie à la relation pèrefils dans la fiction. Papa te promet qu’il n’est pas le Prince des Ténèbres. Ma sœur, ma mère et mon père, et bien d’autres personnes qui font partie de ce que j’appelle « ma famille », vous m’avez tous apporté l’inspiration et vous êtes dans mon cœur à tout instant. Merci à mes premiers lecteurs, Elisabeth Devos et Jenny Gaynor, qui m’ont aidé à recentrer mon attention sur les jumeaux. Toute ma gratitude à John Sutherland et Alexis Ortega pour leurs encouragements et leur enthousiasme lors de la lecture finale. Tom Doherty, Richard Curtis, j’ai apprécié votre patience, vos conseils et votre soutien. Un merci tout particulier à Eric Raab, dont la clairvoyance éditoriale et l’amitié ont fait toute la différence. À tous mes lecteurs, je dis un grand « merci », surtout à ceux qui se sont manifestés par un mot ou un e-mail au fil des années.



Avertissement de l’éditeur À cause de la nature polémique des aventures de la famille Post, et par suite des récents scandales révélant que la mention « histoire vraie » portée par certains ouvrages à succès était abusive, le comité éditorial de Castelmore a pour l’instant décidé de classer Le Pacte des Immortels dans les ouvrages de fiction. Nous n’avons aucune intention de prendre part à la polémique quant à l’authenticité des récits concernant la famille Post. Des notes renvoyant aux sources appropriées ont toutefois été ajoutées. Ainsi les lecteurs passionnés et les érudits s’intéressant à la mythologie contemporaine pourront-ils mener leurs propres recherches et tirer leurs conclusions personnelles sur ce qui constitue la légende la plus passionnante de notre époque. Barbara Bessat-Lelarge Responsable éditoriale de Castelmore Paris



« Car dans ce sommeil de la mort les rêves qui peuvent surgir, Quand nous aurons quitté le tourbillon de vivre, Arrêtent notre élan. C’est là la pensée Qui donne au malheur une si longue vie. Car qui voudrait supporter les fouets et la morgue du temps, Les outrages de l’oppresseur, la superbe de l’orgueilleux, Les affres de l’amour dédaigné… ? » William Shakespeare Hamlet, Acte III, scène i (traduction de Jean-Michel Déprats)



Pa rtie I A nni v er sa ir e



1 Deu x ê t r es sa ns importa nce

E

liot Post et sa sœur Fiona auraient quinze ans le lendemain et rien d’intéressant ne leur était arrivé jusque-là. Ils habitaient avec leur grand-mère et leur arrière-grand-mère, qui, en les éduquant avec une main de fer dans un gant de velours, veillaient à les préserver de ce qui pourrait rompre la monotonie de leur quotidien. Eliot fit glisser une caisse de bouteilles de lait en plastique vers sa commode et monta dessus pour se regarder dans le miroir. En découvrant sa tignasse noire indisciplinée, il fit la moue : sa coupe au bol devenait hirsute. Au moins, elle lui couvrait les oreilles, qu’il avait très décollées. Il ne ressemblait à rien ! Il passa les doigts dans sa crinière et y mit un peu d’ordre… avant que les épis se redressent. Si seulement il avait du gel… Mais il existait une règle qui interdisait shampooing, savon et autres produits manufacturés « de luxe ». Son arrière-grand-mère concoctait des ersatz faits maison. S’ils lavaient bel et bien (et parfois exfoliaient même furieusement l’épiderme), ils ne satisfaisaient pas aux exigences de la mode. Eliot jeta un coup d’œil aux feuilles collées sur la porte de sa chambre : les 106 règles de Grand-Mère qui régissaient 17


le moindre de ses mouvements. La règle 89 s’appliquait au gel capillaire. règle 89 : Pas de produits d’hygiène extravagants. Liste d’exemples non exhaustive : savons, shampooings et serviettes en papier manufacturés, et autres articles consommables inutiles.

Heureusement, le papier-toilette n’en faisait pas partie. Le réveil sur sa commode émit un « dring » enroué. Il était 10 heures. Dans quarante minutes le service du midi démarrerait chez Ringo Pizza America. Il réprima un frisson de dégoût en pensant au mélange de pâte à pain douceâtre et de pepperoni bien gras qui lui imprégnerait bientôt la peau. Eliot ramassa ses devoirs sur le bureau. Il étira sa main, crispée après une nuit passée à écrire. Ses efforts seraient récompensés. Il était fier de son essai sur la guerre anglo-américaine de 1812. Grand-Mère serait forcée de lui accorder un « A ». Ses rêveries sur la campagne de Chesapeake et sur la genèse de l’hymne national furent dissipées par le bruit d’une voiture qui passait dans la rue. La musique de l’autoradio gravit les trois étages avec fracas et fit irruption dans sa chambre. Les sons submergèrent Eliot, balayant toute pensée liée à son travail, aux pizzas et aux règles de Grand-Mère. L’espace d’un instant, il fut transporté, il était un héros en haute mer, le canon grondait et le vent hurlait dans les voiles. La voiture s’éloigna et la musique faiblit. Eliot aurait donné n’importe quoi pour posséder une radio. « La musique empêche de se concentrer », lui avait maintes fois répété sa grand-mère. Bien évidemment, une règle s’y appliquait. règle 34 : Pas de musique. Interdiction d’utiliser des instruments de musique (véritables ou improvisés), de chanter,

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de fredonner, de produire ou de reproduire un rythme ou une forme mélodique, par l’électronique ou par tout autre moyen.

C’était nul. Comme toutes les règles de Grand-Mère. Il n’avait jamais le droit de faire ce qu’il souhaitait… mis à part lire, bien sûr. Les murs de sa chambre n’en étaient pas vraiment, il s’agissait plutôt d’étagères courant du sol au plafond, installées là par ArrièreGrand-Mère à l’ère précambrienne. Deux mille cinquante-neuf ouvrages tapissaient la petite pièce : dos rouges, couvertures grises toilées, jaquettes décolorées et reflets de lettres dorées. Tous distillaient un effluve de papier moisi mêlé de cuir usé, et l’ensemble évoquait le poids des siècles et de l’érudition  1. Eliot caressa les couvertures : Jane Austen… Platon… Walt Whitman. Il adorait ses livres. Combien de fois s’était-il évadé dans d’autres pays, dans des siècles depuis longtemps révolus, en compagnie de personnages hauts en couleur ? Il regrettait que sa vie à lui ne soit pas si trépidante. Eliot tendit la main vers la porte, puis suspendit son geste en voyant le règlement de Grand-Mère, auquel il jeta un regard furieux. Il savait que l’interdit le plus important était tacite. règle 0 : Interdiction de déroger aux règles. Il soupira, fit tourner la poignée et poussa le battant. La lumière inonda le corridor plongé jusque-là dans l’obscurité. Au même moment, un autre rectangle de clarté se découpa sur le mur tandis que sa sœur ouvrait la porte de sa propre chambre. 1. « Les travaux d’excavation de ce que les experts pensent être l’immeuble Oakwood (habitation supposée de la famille Post) ont révélé les vestiges de plus de cent mille ouvrages répartis sur tous les étages : des reliures en cuir, des pages déchirées, des tonnes de parchemins réduits à l’état de cendres et une poignée de volumes intacts. Ces livres alimentèrent le brasier qui finit par consumer entièrement la ville de Del Sombra. » Dieux du i er et du xxi e siècle, volume xi : Mythologie de la famille Post, 8e éd. (Éditions Zyphéron).

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Fiona portait une robe en vichy vert, une ceinture en daim râpée et des spartiates qui lui montaient jusqu’aux mollets. Les gens trouvaient qu’ils se ressemblaient, pourtant elle mesurait déjà un mètre soixante-cinq, alors qu’Eliot ne faisait qu’un mètre soixante. Bien qu’elle soit sa jumelle, son apparence était en fait très différente de la sienne. Sa façon de se tenir évoquait la mollesse d’une nouille cuite. Elle laissait ses mèches lui tomber dans les yeux (sauf quand elle les ramassait en une queue-de-cheval frisée) et se rongeait les ongles. Elle franchit le seuil à la seconde pile où Eliot sortait. Elle s’efforçait toujours de synchroniser ses mouvements aux siens pour l’agacer. La légende voulait que les jumeaux pensent toujours la même chose, reflètent les faits et gestes l’un de l’autre comme un miroir… bref, qu’ils soient presque une seule et même personne. Elle avait sûrement attendu qu’il sorte dans le couloir. En tout cas, il n’était pas dupe. — Tu as l’air mal en point, lui dit-elle, en feignant la compassion. Naegleria fowleri ? — Je n’ai pas nagé récemment, répondit-il. C’est peut-être ta cervelle que les amibes grignotent. Lui aussi avait lu Parasitoses rares et incurables, volume III. Ils jouaient à leur jeu préféré : le concours d’insultes lexicales. — Lochsmir, lança-t-il en la considérant avec dédain. Son front se rida sous l’effet de la concentration. Celle-là était difficile. Il s’agissait d’un personnage des Chroniques de Twixtbury rédigées par Vanden Du Bur au xiiie siècle. Lochsmir était un nain pestiféré, foncièrement mauvais et du genre à noyer des chiots. L’exemplaire du Twixtbury gisait, couvert de poussière, sur l’étagère du haut au fond du couloir. Elle ne l’avait pas lu, il n’avait aucun doute là-dessus. Fiona surprit son regard, en suivit la direction, et sourit. 20


— Tu m’auras confondue avec le noble G’mitello, le railla-t-elle, le maître de Lochsmir… qui, lui, te correspond tout à fait. Donc, elle l’avait lu. Très bien, le score était toujours de zéro à zéro. Fiona plissa les yeux et murmura : — Parfois, petit frère, tes traits d’esprit sont si percutants que, pour le bien de tous, il serait préférable que tu te trouves à Tristan da Cunha. « Tristan da Cunha » ? Il ne connaissait pas cette référence. — C’est pas du jeu d’utiliser des mots étrangers ! Fiona possédait le don des langues, qu’il ne partageait pas. Ils avaient donc conclu un pacte : elle ne devait pas prononcer de mots étrangers et il n’inventait pas de nouveaux termes lors de leurs joutes verbales. Eliot formait avec aisance des néologismes truculents, bien que fantaisistes, et qu’on ne rencontrait dans aucun dictionnaire. — Il ne s’agit pas d’une autre langue ! exulta-t-elle, rayonnant de satisfaction. Il la crut. Ils ne mentaient jamais à propos des insultes. Eliot essaya de trouver la solution. « Tristan » comme le chevalier de la légende ? Un château, peut-être ? Fiona ne se lassait jamais des récits de voyage. C’était la seule explication. — Oui, derrière les murs d’un château, la vue de ton visage me serait épargnée, au moins, fit-il en feignant l’ironie. Fiona battit des cils. — Bien essayé, mais faux sur toute la ligne. Tristan da Cunha est une île de l’océan Atlantique sud, à plus de deux mille kilomètres du territoire civilisé le plus proche. Population de deux cent quatrevingts habitants. Je crois que leur monnaie d’échange est la pomme de terre. Eliot capitula. — Bravo, tu as gagné, marmonna-t-il. Pas de quoi en faire un plat. Je t’ai laissée me battre. Joyeux anniversaire en avance. 21


— Tu ne laisses jamais personne te battre sur quelque terrain que ce soit. (Elle lâcha un petit rire.) Joyeux anniversaire à toi aussi. — Ouais, c’est ça, dit Eliot, en passant devant sa sœur. Elle hâta le pas pour arriver à sa hauteur. Des milliers d’autres livres couvraient les murs du couloir, depuis le parquet massif jusqu’au plafond en plâtre taché d’humidité. Ils arrivèrent dans la salle à manger et plissèrent les yeux pour s’habituer à la lumière. Une baie vitrée donnait sur le bâtiment en brique d’en face et sur une mince bande de ciel zébrée de lignes à haute tension. La vue n’était qu’à demi obscurcie par les bibliothèques débordant de livres de chaque côté. Assise à la table, Arrière-Grand-Mère Cecilia écrivait des lettres à ses nombreux cousins. Sur sa peau fine comme du parchemin se dessinait un labyrinthe de rides. Elle portait une robe brune boutonnée jusque sous le menton et on aurait pu la croire tout droit sortie d’un daguerréotype. Cecilia leur fit signe d’approcher et étreignit Fiona, puis Eliot, en les gratifiant d’un rapide baiser en prime. Il lui rendit son accolade tremblotante avec mille précautions, car il craignait de la casser. On ne plaisante pas avec des os vieux de cent quatre ans. Eliot adorait son arrière-grand-mère. Peu importait ce à quoi elle était occupée, elle prenait toujours le temps de l’écouter. Elle ne lui donnait jamais de conseil ni d’ordre, elle était tout simplement là pour lui. — Bonjour, mes chéris, murmura-t-elle. Sa voix bruissait comme les feuilles d’automne. — Bonjour, Cessi, répondirent-ils en chœur. Eliot jeta un regard en coin à sa sœur : voilà qu’elle copiait de nouveau ses faits et gestes, en parfaite synchronisation. Exprès pour l’exaspérer. Cecilia lui tapota la main. Elle désigna du menton la liasse posée sur le bord de la table. — Vos exercices d’hier. 22


Fiona, qui se trouvait un peu plus près, s’en saisit la première. Elle fronça les sourcils en retirant les pages du dessus, qu’elle tendit à son frère. — Voici les tiens, souffla-t-elle avant de se pencher sur les feuilles restantes. Contrarié qu’elle ait vu sa note avant lui, Eliot prit son devoir. Un « C+ » était inscrit en haut de la dissertation sur le Jefferson Memorial rédigée la semaine précédente. Un commentaire l’accom­ pagnait : « Analyse correcte, argumentation ratée. Style plus proche du zoulou que de l’anglais. » Eliot fit la grimace : il s’était donné tant de mal. Toutes les idées s’articulaient à merveille dans son esprit. Pourtant, dès qu’il essayait de les coucher par écrit, tout s’embrouillait. Il loucha en direction de Fiona : son teint mat avait pâli. Il se rapprocha assez pour distinguer le grand « C- » écrit sur la page. — Ma réflexion était « digne d’un amateur », souffla-t-elle. — Pas grave, la réconforta Eliot. On va les réécrire ensemble, ce soir. Fiona hocha la tête. Elle supportait moins bien les mauvaises notes qu’Eliot, comme si elle avait quelque chose à prouver. Lui n’essayait plus d’être à la hauteur des attentes de Grand-Mère. Ce n’était jamais assez bien. Parfois, il souhaitait qu’elle se contente de les laisser tranquilles. — Fruits d’un travail collectif ou individuel, ces devoirs devront être rendus ce soir avec votre nouvelle dissertation. Eliot sursauta et se retourna. Grand-Mère se tenait derrière eux dans le couloir, les bras croisés sur la poitrine, deux pages fraîchement imprimées à la main. — Bonjour, Grand-Mère, la salua-t-il. Ils s’adressaient toujours à elle ainsi, n’utilisant jamais « Audrey », ni « Mamie », ni aucun autre petit nom affectueux, bien qu’il en aille autrement avec Cecilia. Ce n’était pas interdit, mais ils n’auraient pas eu l’idée de l’appeler autrement. « Grand-Mère » 23


était le seul titre convenable pour évoquer l’autorité inspirée par sa seule présence. D’un maintien impeccable, la mince silhouette de GrandMère les dominait de son mètre quatre-vingts. Ses cheveux argentés coupés ras avec une précision militaire soulignaient un visage au teint mat qui ne présentait aucune ride malgré ses soixante-deux ans. Elle portait une chemise de flanelle à carreaux boutonnée jusqu’en haut, un jean et une paire de bottes à bout ferré. Comme d’habitude, son expression indéchiffrable se teintait d’ironie. Elle leur tendit les feuilles : les devoirs du soir, qui se composaient de sept exercices de géométrie et d’un sujet de dissertation sur la vie d’Isaac Newton. Eliot étira ses doigts en se demandant jusqu’à quel point il pourrait abréger l’exercice d’écriture tout en obtenant une note acceptable, ce qui, selon Grand-Mère, correspondait à un « A- ». Elle leur répétait qu’elle n’attendait « pas moins que l’excellence » de ses petits-enfants et exigeait qu’ils refassent les devoirs qui laissaient à désirer jusqu’à ce qu’elle juge le résultat acceptable. — Ont-ils pris leur petit déjeuner ? s’enquit Grand-Mère. — À 8 h 30. (Cecilia rassembla ses lettres et ses enveloppes en une petite pile soignée.) Porridge, jus de fruit et un œuf dur. Faire bouillir de l’eau constituait l’aboutissement de ses talents culinaires. Eliot lui proposait souvent son aide, mais elle la refusait toujours. Grand-Mère se saisit des devoirs que les jumeaux lui rendaient et parcourut de ses yeux gris les premières lignes, sans rien laisser paraître de son jugement. — Ils vont devoir y aller, constata-t-elle. Arriver en retard au travail n’est pas tolérable. — Est-ce que… ? (Cecilia porta une main parcheminée à son cou.) Enfin, demain ce sera leur anniversaire. Doivent-ils vraiment faire des devoirs la veille ?… 24


Grand-Mère lui lança un regard si acéré que Cecilia s’interrompit. — Oublions cela, murmura Cecilia en baissant les yeux sur son courrier. Je n’ai pas réfléchi. Arrière-Grand-Mère elle-même ne parvenait pas à convaincre Grand-Mère d’assouplir ses règles. Néanmoins, Eliot lui était reconnaissant d’essayer. Grand-Mère se tourna vers les jumeaux et tapota sa montre. — « Tic-tac », le temps passe, rappela-t-elle en se penchant vers eux. Fiona déposa un baiser poli sur sa joue. Eliot fit de même. Il considérait cet acte comme une formalité au cours de leur routine matinale réglée comme du papier à musique. Grand-Mère le serra imperceptiblement contre elle. Eliot savait qu’elle l’aimait… Du moins, Cecilia le prétendait. Il regrettait pourtant que son « amour » ne se manifeste que par des règles et des restrictions. Juste pour cette fois, il aurait apprécié qu’elle annule la corvée de devoirs et les emmène tous au cinéma… N’était-ce pas aussi ça, l’amour ? — Votre déjeuner vous attend sur la table, près de la porte, leur rappela Cecilia. Ah ! je ne suis pas passée au magasin, hier… Les jumeaux échangèrent un regard et comprirent tout de suite. Fiona se précipita vers l’entrée, Eliot sur les talons. Mais il avait réagi trop tard et elle arriva la première. Elle s’empara du plus gros des deux sacs – celui dans lequel Cecilia avait glissé la dernière pomme – et sortit. Eliot empoigna sans joie le sac restant ; il savait qu’il ne contenait qu’un sandwich au thon tout sec, sur du pain de seigle. — Bonne journée mes chéris, leur cria Cecilia avec un sourire et un signe de la main. Grand-Mère fit volte-face, sans un mot. — Merci Cessi, murmura Eliot. Il courut après sa sœur dans le couloir, passa devant l’ascenseur et arriva à l’escalier. Elle essayait sans cesse de le battre à la course : tout devenait compétition, avec Fiona. 25


Eliot n’avait aucune intention de la laisser gagner sans se battre. Mais, le temps qu’il atteigne le premier palier, Fiona le devançait déjà d’un demi-étage, ses longues jambes la portant plus loin et plus vite. Il la poursuivit sur les trois niveaux, dévalant les marches – il la suivait de près à présent. Ils déboulèrent dans la rue par la porte métallique sécurisée. C’était une journée ensoleillée à Del Sombra et ils s’arrêtèrent un instant à l’ombre de leur immeuble en brique. Des pêchers en pot bordaient l’avenue Midway, leurs branches se balançaient dans la brise tiède et laissaient tomber des fruits encore verts sur la chaussée, où les voitures des touristes en route vers le comté de Sonoma les broyaient. — J’ai gagné, constata Fiona, le souffle court. Deux fois. Dans la même journée. (Elle secoua son sachet en papier.) Et en plus, j’ai une pomme. Tu devrais travailler ta rapidité, espèce de Bradypus. Il s’agissait du genre auquel appartenait le paresseux à trois doigts, l’un des mammifères les plus lents au monde. Eliot se rembrunit, mais ne se laissa pas entraîner dans un nouvel affrontement verbal. Il se contenta de lui adresser un regard furieux. Il desserra le poing, resté crispé sur son déjeuner depuis la course-poursuite. Il entendit un tintement métallique. Eliot déplia le haut du sac et inspecta l’intérieur. Tout au fond, il découvrit deux pièces de 25 cents. C’était bien le genre de Cecilia : elle essayait toujours de rétablir l’égalité entre sa sœur et lui. Eliot sortit la monnaie du sac et la leva vers le soleil où elle se mit à luire comme du mercure. Fiona tendit la main, mais il fut plus rapide cette fois. — Ha ! s’écria-t-il en serrant son butin dans son poing. Il les dépenserait pour s’acheter un jus de carotte au magasin bio, pendant sa pause. Ce serait meilleur que le soda tiède ou l’eau 26


du robinet qu’on leur donnait chez Ringo. Il fit tomber les pièces dans le sac. Fiona haussa les épaules comme si elle n’avait que faire de cet argent, puis elle partit d’un bon pas. Eliot la connaissait assez pour savoir qu’elle n’était pas indifférente. Il la rattrapa. — Tu crois qu’il va se passer quelque chose, demain ? — Quoi, par exemple ? demanda Fiona. De nouvelles règles vont être édictées ? Elle perdit un peu de sa superbe : c’était une possibilité. La liste de Grand-Mère s’allongeait tous les ans. La dernière entrée datait de quelques semaines seulement. RÈgle 106 : Pas de rendez-vous galants, avec ou sans chaperon : ni à deux, ni à quatre, ni d’aucune manière, même si chacun paie sa part.

Comme si ce genre de choses risquait de lui arriver ! Peutêtre la règle était-elle destinée à Fiona. Au travail, les garçons lui adressaient parfois la parole. — Je pensais juste…, dit Eliot en courant pour rattraper sa sœur. Je ne sais pas. L’école, par exemple… Et si on allait dans une vraie école ? Avec d’autres lycéens. Ce serait mieux que de faire les devoirs de Grand-Mère tous les soirs, non ? Fiona laissa son silence s’exprimer pour elle. Les jeunes de leur âge représentaient parfois un problème pour les jumeaux. Eliot avait beau connaître la capitale de l’Angola (Luanda) et le nombre de gènes du ver Caenorhabditis elegans (environ dix-neuf mille), s’il devait faire la conversation à une fille, il perdait trente points de QI. — Ouais, admit-il. Pas terrible, en fait. Pourtant, il faudrait bien que quelque chose arrive. Bientôt quinze ans. On ne pouvait passer sa vie à faire tous les jours 27


la même chose : pizzeria, devoirs, lecture, tâches ménagères, sommeil. Rien ne changerait donc avant leurs dix-huit ans ? Est-ce que Grand-Mère les garderait à la maison jusqu’à vingt et un ans ? quarante ? jusqu’à ce qu’ils soient aussi âgés que Cessi ? Fiona glissa quelques mèches derrière son oreille. — Je veux voyager, annonça-t-elle d’une voix rêveuse. Visiter Athènes ou le Tibet… Pour voir enfin l’un de ces endroits que nous ne connaissons que par le biais de nos lectures. Sa sœur avait raison. Lui-même poursuivait la même chimère jour après jour : s’enfuir très loin. Où iraient-ils ? Et surtout : Comment pourraient-ils jamais tenir tête à leur grand-mère ? Ils auraient aussi bien pu être enfermés dans une bouteille, naviguant en vain sur un navire miniature en balsa. — La situation pourrait être pire. (Fiona désigna du menton l’entrée d’une ruelle.) Si on était dans l’état de ton ami, là… Sortie d’une allée sombre, une paire de tennis usées sans lacets dépassait sur le trottoir. Les trous de la semelle laissaient entrevoir des pieds nus. — Ce n’est pas mon ami, grommela Eliot. Je ne le connais pas. Fiona pressa le pas en arrivant à hauteur des chaussures. Un jean élimé prolongeait les tennis, suivi d’un tas de chiffons grisâtres qui avaient dû un jour ressembler à un trench-coat. Tous les jours, ils croisaient ce vieil homme en allant au travail. Parfois, il était blotti au coin d’une rue, ou bien il se tenait assis dans l’ombre comme aujourd’hui. Et même s’il changeait d’endroit, son odeur, elle, restait immuable : un mélange de sardine, de miasmes corporels et d’allumette brûlée. Eliot ralentit puis s’arrêta. Le clochard leva la tête en plissant les yeux et sa peau tannée se fripa, suivant les lignes de ses rides d’expression et de ses cicatrices blanches. Ses lèvres s’entrouvrirent sur un sourire obséquieux. Il se pencha en tendant une casquette de base-ball aux couleurs des 28


Angels. Un bout de carton coincé à l’intérieur portait l’inscription « vétéran ». Eliot leva la main. — Désolé, je n’ai pas… Sa voix s’éteignit lorsqu’il aperçut un objet de forme allongée posé derrière l’homme. Un violon. Eliot croyait déjà sentir des vagues sonores s’échapper de l’instru­­­ment ; il goûtait les notes, douces et tremblantes, qui oscil­ laient dans son esprit. Il désirait le toucher même s’il n’avait jamais joué de musique. Le mendiant remarqua le regard d’Eliot et son sourire s’élargit, laissant voir des dents jaunies engluées de salive. Il mit le violon sur ses genoux et caressa du pouce le manche écaillé… sans produire le moindre son. Il n’y avait plus de cordes. La musique dans la tête d’Eliot s’arrêta sur une fausse note. Il aurait tout donné pour entendre le clochard jouer. Le sourire de l’homme s’évanouit et il posa sa casquette sur l’instrument. Eliot se mordit la lèvre supérieure, ouvrit le sac contenant son déjeuner et y pêcha ses deux pièces. Fiona le regardait. Elle posa les mains sur ses hanches et secoua la tête. Il se moquait de l’avis de sa sœur. Cette somme lui appartenait et il pouvait la dépenser comme bon lui semblait. — Vous devriez acheter quelques cordes, murmura Eliot. Vous pourriez sûrement vous faire un peu d’argent en jouant. Il laissa tomber les pièces dans la casquette. L’homme les saisit et les frotta l’une contre l’autre avant de regarder tendrement l’instrument… puis Eliot. Il ne dit rien, mais le bleu terne de ses yeux était baigné de larmes.


À suivre...


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