Le Pèlerin - extrait

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Caelum a la lourde tâche de régner sur la contrée de Tencendor. Mais la paix est précaire et le jeune roi inexpérimenté. Lorsqu’une antique force maléfique détruit le Portail des Étoiles, l’équilibre vole en éclats et la magie disparaît. La lignée des Soleil Levant, ainsi que tous les Envoûteurs, perdent leur pouvoir. Caelum et son peuple s’enfuient alors vers leur ancien fief pour tenter d’empêcher la destruction du pays. Ils ne sont pas seuls dans leur quête. Faraday, premier amour de l’Homme Étoile et protectrice des forêts, s’embarque dans un périple pour sauver le monde qu’elle aime ; un périple qui remettra en cause ses certitudes. Car le sauveur annoncé par la prophétie n’est peut-être pas celui qu’on croit…

Sara Douglass est née en 1957 en Australie. Elle a été infirmière et a enseigné l’histoire médiévale avant de débuter une carrière d’écrivain avec La Trilogie d’Axis qui l’a imposée d’emblée comme le best-seller de la Fantasy australienne.

Traduit de l’anglais (Australie) par Rosalie Guillaume et Maxime Le Dain Illustration de couverture : Miguel Coimbra ISBN : 978-2-35294-514-7

9 782352 945147


Du même auteur, en grand format : La Rédemption du voyageur : 1. Le Réprouvé 2. Le Pèlerin En poche : La Trilogie d’Axis : 1. Tranchant d’Acier 2. Envoûteur 3. L’Homme Étoile

www.bragelonne.fr


Sara Douglass

Le Pèlerin La Rédemption du voyageur – tome 2 Traduit de l’anglais (Australie) par Rosalie Guillaume et Maxime Le Dain

Bragelonne


Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant

Titre original : Pilgrim Copyright © 1997 by Sara Douglass Pty Ltd Publié pour la première fois en 1997 par Voyager, une maison d’édition de HarperCollins Publishers, Australie © Bragelonne 2011, pour la présente traduction Illustration de couverture : Miguel Coimbra ISBN : 978-2-35294-514-7 Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr


Note de l’auteur Pendant l’écriture de ce livre, je replantais et aménageais les jardins séculaires d’Ashcotte, et leurs milliers de lys, de bleuets, de pivoines, de coquelicots et de violettes sont comme par miracle parvenus à franchir la baie vitrée pour atterrir entre ces pages. Ainsi, Le Pèlerin est en partie la recréation du champ de fleurs qui entoure Ashcotte.



Remerciements Au cours des deux dernières années, les lecteurs ont été nombreux à m’envoyer des suggestions, des idées et même de fréquents plaidoyers pour la survie de Faraday (j’avais la ferme intention de la tuer dans Envoûteur, mais personne n’a voulu me laisser faire). Merci à tous (et Faraday vous est tout particulièrement reconnaissante de l’avoir rattrapée au bord du gouffre), mais surtout merci à Kylie Coutts, qui m’a rappelé la coupe en bois magique de l’Amie de l’Arbre. Si les Bosquets Sacrés partent en fumée, Kylie, ce sera ta faute !



Prologue

L

e lieutenant poussait sa fourchette à travers la table, en avant, en arrière… En avant, en arrière, les yeux dans le vide, l’esprit et le cœur à des milliers de galaxies de là. Gratte… gratte… gratte… — Par le ciel, Chris, pouvez-vous cesser de faire ça ? Ça me rend cinglé ! Le lieutenant serra le poing sur la fourchette, et son compagnon se raidit, croyant que Chris allait la lui lancer au visage. Mais la main de Chris se détendit et il esquissa un petit sourire gêné. — Désolé. C’est juste que tout ça… tout ça… — Il ne nous reste plus que deux jours à assurer, mon ami, puis nous réveil­­lerons les prochains pour leur tour de garde tout aussi inutile que le nôtre. Chris passa doucement les doigts sur la table. Elle vibrait. Sur le vaisseau, tout vibrait. — J’ai hâte qu’arrive notre prochaine session de sommeil profond, dit-il à voix basse, son regard dérivant vers le commandant Devereaux, assis devant un clavier face à l’unique hublot de la salle. Contrairement à lui. L’autre officier hocha la tête. Environ trente-cinq rotations plus tôt, quand ils s’étaient réveillés de leur période de sommeil profond, l’équipe qui terminait son service avait fait mention d’une étrange vibration dans le vaisseau. Pas un problème mécanique ou structurel. Le bâtiment vibrait, voilà tout. Puis ils s’étaient aperçus que le vaisseau mettait plus de temps à réagir, et, au bout de cinq ou six jours, il avait totalement refusé de répondre aux commandes. Les trois autres vaisseaux de la flotte avaient le même genre de problèmes – du moins si on en croyait leurs dernières communications. L’équipage de L’Arche percevait toujours la faible lueur phosphorescente dans le sillage des autres vaisseaux, mais c’était tout. Et donc ils fonçaient à travers l’espace dans des vaisseaux qu’il était impossible de manœuvrer, avec à bord une cargaison à laquelle les équipages préféraient ne pas penser. Quand ils s’étaient portés volontaires pour cette mission, ne leur avait-on pourtant pas dit qu’une fois 9


qu’ils auraient trouvé un endroit où « disposer » de leur cargaison ils pourraient rentrer chez eux ? Mais à présent, se demandait l’équipage de L’Arche, de quoi allait-on « disposer » ? Du chargement ? ou d’eux-mêmes ? Si le commandant avait trouvé quelque chose d’utile à dire, cela aurait pu les aider. Mais Devereaux avait l’air étrangement indifférent. Il avait seulement dit que les vibrations apaisaient son âme, et que, si les vaisseaux ne répondaient plus aux commandes de l’équipage, ils semblaient du moins savoir ce qu’ils faisaient. Et le voilà qui pianotait sur son clavier comme s’il avait un but dans la vie ! Alors qu’aucun d’entre eux n’en avait un. Ils étaient pour ainsi dire morts. Ils le savaient tous. Pourquoi Devereaux l’ignorait-il ? — Que faites-vous, commandant ? demanda Chris. Il avait repris la fourchette, qui frémissait dans son poing serré. — Je… (Devereaux fronça les sourcils comme s’il écoutait attenti­vement quelque chose, puis ses doigts parcoururent les touches.) Je note tout ça, c’est tout. — Tout quoi, commandant ? demanda l’autre officier d’une voix tendue. Devereaux se tourna à moitié pour les regarder. Il avait les yeux écarquillés. — Vous ne l’entendez pas ? Une délicieuse musique… une musique enchantée… Écoutez, elle envoie des vibrations à travers le vaisseau. Vous ne la sentez pas ? — Non, dit Chris. (Il s’interrompit, mal à l’aise.) Pourquoi noter tout ça, commandant ? Pour qui ? Quel peut bien être l’intérêt d’enregistrer tout ça par écrit ? Devereaux sourit. — Je l’écris pour Catie, Chris. C’est un livre de chansons pour Catie. Chris le regarda fixement et sentit la haine monter en lui. — Catie est morte, commandant. Elle est morte depuis au moins douze mille ans. Je vous le répète, quel est l’intérêt de noter tout ça ? Le sourire de Devereaux ne s’effaça pas. Il leva la main et la posa sur son cœur. — Elle vit ici, Chris. Elle y sera toujours. Et, en écrivant ces mélodies, j’espère qu’un jour elle vivra et prendra autant de plaisir que moi à écouter cette musique. Ce fut à ce moment-là que L’Arche, communiant silencieusement avec les autres nefs, décida de laisser Devereaux vivre.


1 Affaire de transport

L’

aigle bleu moucheté était accroché aux rochers sous le surplomb des falaises de la rivière, à une lieue au sud de Carlon. Il frissonna. Rien dans sa vie n’avait plus de sens. Il planait sur les courants ascendants en digérant son repas de midi – des rats –, quand une fine brume grise l’avait enveloppé et avait fait couler dans ses veines un désespoir indicible. Il n’avait pas pu lutter contre lui, et n’en avait pas même eu envie. Les ailes coupées par la mélancolie, il s’était laissé tomber du ciel, se souciant peu de la mort inévitable. Cela lui avait semblé être la meilleure réponse à l’inutilité de sa vie. Chasser des rats ? Les manger ? Pourquoi ? Lors de sa chute folle, l’aigle avait heurté la paroi de la falaise. L’impact lui avait ôté le souffle, et peut-être fracturé le bréchet, mais, malgré le désespoir, il s’était instinctivement raccroché aux rochers. Et là… le désespoir avait disparu. Volatilisé. L’aigle cligna des yeux et regarda autour de lui. Il faisait froid ici, à l’ombre des rochers, et il eut envie de se chauffer de nouveau au soleil. Mais il redoutait l’ennemi aux doigts gris qui l’attendait dans les courants ascendants. À l’air libre. Qu’était donc ce miasme gris ? Quelle en était la cause ? Il pencha la tête sur le côté, le regard fixe, réfléchissant. Des Griffons ? Était-ce une de leurs ruses ? Non. Les Griffons avaient disparu depuis longtemps, et leurs maléfices l’auraient déchiqueté, ils ne se seraient pas faufilés en lui comme les doigts glacés de la brume grise. Non, c’était quelque chose de très différent. Quelque chose de pire. Le soleil descendait dans le ciel. Il restait seulement une ou deux heures avant le crépuscule, et l’aigle ne voulait pas passer la nuit accroché à cette paroi. Il pencha la tête. La brume grise avait disparu. 11


Empli de peur – une sensation nouvelle pour cet oiseau des plus anciens et des plus sages –, il s’élança dans les airs. Il monta au-dessus de Nordra, s’attendant à chaque instant à être de nouveau saisi par ce désespoir absolu. Mais il n’y avait plus rien. Seulement les rayons du soleil qui scintillaient sur ses plumes, et le ciel, son compagnon de toujours. Soulagé, l’aigle inclina les ailes et se dirigea vers son aire, sous l’avant-toit d’une des tours de Carlon. Il se dit qu’il allait rester se reposer un jour ou deux. Observer. Découvrir si le maléfice frapperait de nouveau, et, si c’était le cas, comment faire pour y survivre. Les cours de l’abattoir situé à une demi-lieue à l’ouest de Tare étaient plongées dans le chaos. Deux des employés étaient dehors quand le désespoir de Sheol avait frappé, au milieu de l’après-midi. À présent ils étaient morts, piétinés par les sabots d’un millier de bêtes folles de peur. Les quatorze autres employés étaient en sécurité, car ils s’étaient trouvés à l’intérieur quand les Gardiens du Temps avaient traversé les tumulus. Même si le milieu de l’après-midi était passé, et que le monde était revenu à son état naturel, les hommes n’osaient toujours pas s’aventurer hors de l’abattoir. Des animaux entouraient le bâtiment. Des moutons, quelques cochons, sept vieux chevaux de trait, et une quantité impressionnante de vaches et de bœufs. Tous avaient été destinés à la mort et à l’équarrissage. Et tous regardaient d’un œil fixe et implacable les fenêtres et les portes. Un des cochons poussa le battant du groin et glapit. Aussitôt un concert de hurlements éclata. Un cheval hennit et se jeta contre la porte. Les planches grincèrent mais ne cédèrent pas. Suivant l’exemple du cheval, le reste du bétail se rua contre la porte et les murs. Les employés de l’abattoir saisirent ce qui leur tomba sous la main pour se défendre. Les murs commencèrent à trembler sous l’assaut. Les moutons se jetaient sauvagement sur tout ce qui dépassait, arrachant les clous avec leurs dents, et les chevaux se mirent à déchiqueter les murs à coups de sabots. Tous les animaux lançaient à présent une plainte aiguë et continue qui obligea les hommes à lâcher leurs armes et à se couvrir les oreilles de leurs mains, en hurlant eux aussi. La porte craqua, puis se fendit. Un bouvillon brun se fraya un chemin à l’intérieur d’un coup d’épaule. Il était gros et en bonne santé, élevé et engraissé pour satisfaire les appétits robustes des citoyens tariens. Désormais, c’était lui qui avait faim… 12


Derrière lui, des dizaines d’animaux se bousculèrent pour entrer dans l’abattoir. Les moutons et les cochons se glissaient entre les pattes de leurs cousins bovins pour avancer plus vite. L’invasion, bien que comprenant de nombreux corps, agissait sous l’emprise d’un esprit unique. Les employés de l’abattoir n’eurent pas une mort agréable. Les créatures utilisèrent seulement leurs dents pour tuer, pas leurs sabots, et comme ces dents étaient des broyeuses, et non des crocs, les hommes furent broyés à mort, et leur descente jusqu’à la tombe ne fut ni rapide ni indolore. De toutes les créatures destinées à la boucherie, seuls les chevaux s’abs­ tinrent d’entrer dans l’abattoir et de prendre part au festin. Ils restèrent dehors, dans la première cour de rassemblement, nerveux, hésitants, le cou tendu, la peau traversée de tics. L’un d’eux hennit, puis caracola sur quelques pas. Le vieil animal ne s’était pas senti aussi énergique depuis bien des années. Une ombre passa au-dessus d’une des barrières les plus éloignées, et fonça vers le groupe de chevaux à travers l’herbe piétinée. Ils s’étaient blottis les uns contre les autres et l’observaient. Puis elle les enveloppa, et les chevaux se mirent à hurler. Ils sursautèrent et partirent dans un galop effréné, brisant la barrière dans leur panique. Loin dans le ciel, la volée d’enfants-faucons vira vers l’est et tourna son regard vers les tumulus. Leurs maîtres les appelaient. Les chevaux continuèrent à courir vers l’est avec toute la force qui leur restait. À l’abattoir, un blaireau brun et crème entra dans le bâtiment ensanglanté et observa le carnage. — Vous vous êtes bien débrouillés, dit-il à ceux qui étaient à l’intérieur. Ça vous dirait de continuer à vous venger ? Sheol pencha la tête en arrière et exposa sa gorge blanche et mince aux rayons du soleil de l’après-midi. Ses doigts se refermèrent spasmodiquement sur le sol rocailleux du tumulus en ruine sur lequel elle était assise. Son corps se cambra, elle gémit et frissonna. Un reste de brume grise était toujours accroché à un coin de sa lèvre. — Sheol ? murmura Raspu en tendant la main. Sheol ? (Au contact de la main de Raspu, les yeux saphir de Sheol s’ouvrirent, et elle découvrit les dents en grondant. Raspu ne recula pas.) Sheol ? Tu t’es bien nourrie ? 13


Le groupe entier de Démons Gardiens du Temps la regarda avec curiosité, tout comme Étoile Rire, assise à part, un sein dénudé, son téton inutile pen­ douillant devant la bouche de son enfant ni mort ni vivant. Sheol cligna des yeux, puis sa grimace devint un sourire, et elle passa lentement le bout rouge de sa langue sur le coin de ses lèvres. Elle avala les dernières traces de brume. — Oh oui, je me suis bien nourrie ! cria-t-elle. (Elle se leva d’un bond et virevolta.) Très bien ! Ses compagnons la regardèrent. Ils remarquèrent la lueur de vitalité et de pouvoir qui irradiait à présent de ses joues et de ses yeux, et ils hurlèrent de plaisir anticipé. Sheol commença une petite danse extatique, et les Démons se joignirent à elle, se tenant les mains et piétinant en cercle serré l’amas de terre et de rochers qui avait autrefois été les tumulus. Grisés par leur succès, ils criaient à pleins poumons. La forêt de la Ménestrelle, qui entourait l’emplacement où s’élevaient autrefois les tumulus, était plongée dans le silence. Elle écoutait et observait. Étoile Rire tira le tissu de sa robe sur sa poitrine et sourit à ses amis. Ils ne s’étaient pas nourris depuis une éternité, et elle comprenait leur excitation. Ils étaient tous restés silencieux et immobiles quand l’influence démoniaque de Sheol était sortie de sa bouche et de ses narines sous l’aspect d’un flot régulier d’infection grise. La brume s’était rassemblée un moment autour d’elle, obscurcissant ses traits, avant de foncer à la vitesse de la pensée sur toute la contrée de Tencendor. Toute âme qu’elle touchait – icarii, humaine, aviaire ou animale – était infectée, et Sheol s’était abondamment nourrie de chacune d’elle. Et comme Sheol avait l’air en forme, désormais ! Les veines de son cou pulsaient de vie, ses dents étaient plus blanches et sa bouche plus rouge qu’Étoile Rire les avait jamais vues. Par les Étoiles, les autres devaient être fous d’impatience à attendre leur tour ! Étoile Rire se leva lentement, son enfant serré tendrement dans ses bras. — Quand ? demanda-t-elle. Les Démons s’arrêtèrent et la regardèrent. — Il faut que nous attendions quelques jours, répondit finalement Raspu. — Quoi ! cria Étoile Rire. Mon fils… — Eux d’abord, dit Sheol en avançant vers Étoile Rire et en désignant les autres Démons. Nous avons tous besoin de nous nourrir, et, une fois que nous serons plus forts, nous pourrons oser emprunter les chemins de la forêt. (Elle regarda les arbres lointains, et ses lèvres s’incurvèrent.) Nous irons au moment que nous aurons choisi, et selon nos propres conditions. — Vous n’aimez pas la forêt ? lui demanda Étoile Rire. — Elle n’est pas morte, répondit Barzula. Et elle est bien trop sinistre. 14


— Mais…, commença Étoile Rire. — Tais-toi, dit Rox, tournant ses yeux inexpressifs vers elle. Tu poses trop de questions. Étoile Rire ferma la bouche, mais elle serra étroitement son bébé contre elle et regarda les Démons d’un œil torve. Sheol sourit et tapota l’épaule d’Étoile Rire. — Nous sommes nerveux, reine du ciel. Pardonne-nous nos mauvaises manières. Étoile Rire hocha la tête, mais les excuses de Sheol n’avaient pas apaisé sa colère. — Pourquoi voyager par la forêt si vous ne l’aimez pas ? dit-elle. Emprunter les canaux serait probablement le moyen le plus sûr et le plus rapide d’atteindre le lac du Chaudron. — Non, dit Sheol. Pas les canaux. Nous ne les aimons pas. — Pourquoi ? demanda Étoile Rire en jetant un regard de défi à Rox. — Parce que les canaux ont été construits par les Ennemis, et ils ont dû y installer des pièges à notre intention, dit Sheol. Même si les Ennemis sont morts depuis longtemps, leurs pièges sont toujours là. Les canaux sont trop étroitement alliés à… — … eux, dit Barzula. — … leur art du voyage, continua Sheol comme si de rien n’était, pour que nous puissions les emprunter en toute sécurité. Peu importe. Nous affronterons la forêt… et nous survivrons. Après le lac du Chaudron, le chemin sera plus aisé. Nous serons plus forts, et en terrain découvert. Tous les Démons se détendirent à cette idée. — Bientôt, mon bébé vivra, respirera et prononcera mon nom, murmura Étoile Rire, les yeux perdus dans le vide, les mains agrippant la chair moite et froide du bébé. — Oui, c’est sûr, dit Sheol en lançant un clin d’œil discret à ses compa­ gnons les Démons. (Elle éclata de rire.) C’est sûr ! Les autres Démons hurlèrent de rire, et Étoile Rire sourit, pensant qu’elle comprenait. Puis les Démons se turent à l’unisson, et leur visage se figea. Rox se tourna lentement vers l’ouest. — Écoutez, dit-il. Qu’est-ce que c’est ? — Notre moyen de transport, dit Mot. Si les Démons Gardiens du Temps n’aimaient pas utiliser les canaux, Étoile Loup n’y voyait aucun inconvénient. Quand il s’était glissé hors de la salle du Portail des Étoiles, il n’était pas allé à la surface comme tous les autres. Il avait disparu dans les canaux. Ils le protégeraient bien mieux que tout le reste. 15


La meute d’enfants ressuscités serait incapable de le trouver en ce lieu. Et Étoile Loup ne voulait pas qu’on le trouve, pas avant un long moment. Il avait quelque chose de très important à faire. Il avait sous le bras un sac qu’il portait avec autant de soin et de tendresse qu’Étoile Rire portait son bébé ni mort ni vivant. Le sac était taché, comme s’il contenait un liquide qui suintait à travers le tissu, et laissait une odeur déplaisante derrière lui. Niah, ou ce qu’il restait d’elle. Niah… Le visage d’Étoile Loup s’adoucit légèrement. Elle avait été si désirable, si forte, quand elle était première Prêtresse de l’île de la Brume et de la Mémoire. Elle avait accompli sa tâche – donner naissance à Azhure et l’élever dans le foyer haïssable de Hagen, le gardien de la Charrue de Smyrton – avec courage et douceur, et elle avait transmis ces qualités à leur fille magique. Pour ce courage, Étoile Loup avait promis à Niah la renaissance et son amour, et il avait eu l’intention de lui donner les deux. Mais les choses ne s’étaient pas passées aussi bien que prévu. La manière dont Niah était morte (et même Étoile Loup frémissait chaque fois qu’il y pensait) avait abîmé son âme au point qu’elle s’était réincarnée sous la forme d’une femme dure et avide de vengeance. Une femme si décidée à revivre que peu lui importaient les conséquences sur son entourage que sa détermination entraînerait. Ce n’était pas la femme qu’Étoile Loup avait cru aimer. Certes, la Niah ressuscitée avait été une compagne agréable et pleine d’amour, et Étoile Loup avait adoré sa rapidité à lui concevoir un héritier, mais… … mais la réalité était qu’elle avait échoué. Trahi Tencendor, et trahi Étoile Loup à l’instant critique. Étoile Loup n’avait guère pu penser à autre chose pendant son périple dans les salles sombres et humides des canaux. Niah l’avait distrait au moment où toute sa concentration aurait dû être ailleurs (aurait-il pu arrêter Drago s’il n’avait pas été aussi concentré sur son désir de coucher avec Niah ?), et son incapacité à conserver le contrôle du nouveau corps qu’elle avait obtenu avait signifié qu’Étoile Loup avait de nouveau été distrait – par le chagrin, malédiction ! – à l’instant même où tout son pouvoir et toute son attention auraient été nécessaires pour aider à protéger le Portail des Étoiles. Niah avait échoué parce que Zenith s’était révélée trop forte. Qui l’eût cru ? Certes, Zenith avait eu l’aide de Faraday, et un ver de terre aurait pu accomplir des miracles s’il avait eu Faraday de son côté, mais malgré tout… Zenith avait été la plus forte, et Étoile Loup avait toujours été impressionné par la force. Ah ! il avait pour le moment des choses plus importantes auxquelles penser que le sujet de la soudaine détermination de Zenith. De plus, avec ce qu’il projetait, il pourrait retrouver la femme qu’il avait toujours voulue. Vivante. Éclatante. Et extrêmement puissante. 16


Ses doigts se resserrèrent inconsciemment autour du sac. Cette fois, Niah n’échouerait pas. Étoile Loup sourit sauvagement dans les ténèbres, sûr de lui. — C’est là, marmonna-t-il. Il s’enfonça dans une ouverture obscure assez basse pour que sa tête en effleure le plafond. C’était un ancien égout, qui conduisait à l’intérieur de la forteresse sur les rives du lac du Chaudron. Étoile Loup savait exactement ce qu’il avait à faire. Les chevaux coururent, leurs membres fatigués par la vieillesse avalant les lieues à une vitesse surprenante. Au-dessus d’eux volaient les enfants-faucons, tellement à l’unisson que, si l’un d’eux levait une aile, tous la levaient, et si un autre la baissait, tous la baissaient aussi. Chaque battement d’aile correspondait exactement à une enjambée des chevaux. Et, à chaque battement d’aile des enfants-faucons, les vieux chevaux avaient l’impression d’être soulevés dans les airs, et leur foulée s’allongeait, de sorte qu’ils flottaient pendant une dizaine de pas chaque fois. Quand leurs sabots touchaient de nouveau le sol, ils l’effleuraient à peine avant de reprendre leur galop aisé et aérien. Et, à chaque foulée, les chevaux sentaient la vie et la vigueur affluer dans leurs veines et leur chair fatiguée. Leur encolure se redressa, leurs narines s’élargirent et devinrent cramoisies, leur dos ensellé se redressa et forma une courbe harmonieuse avec leur croupe nouvellement musclée. Leur peau et leurs poils s’affinèrent et foncèrent, jusqu’à ce qu’ils aient l’air recouverts d’une soie noire et étincelante. Des choses étranges s’agitaient dans leur corps, mais il n’y avait, pour le moment, aucun signe extérieur de ces changements-là. Naguère destinés à l’abattoir, les grands chevaux de guerre noirs fonçaient à travers la plaine, en direction des tumulus.



2 Le rêveur

L

es ossements gisaient là depuis près de vingt ans, nettoyés par les charognards et le passage du temps. Quand le vieil être fatigué s’était couché pour la dernière fois, ils avaient d’abord formé une pile propre, mais ils étaient désormais éparpillés sur plusieurs mètres, certains sous le soleil brûlant, d’autres sous l’obscurité d’un buisson de ronces. Des bruits de pas troublèrent la paix du site : ceux d’une femme, grande et mince, vêtue d’une robe moulante gris pâle. Des cheveux gris striés d’argent tombaient en cascade dans son dos. Elle portait une bague en forme d’étoile à l’annulaire gauche. Elle avait des yeux d’un bleu profond et une bouche rouge d’où coulait du sang qui lui tachait le menton. Quand elle approcha de la pile d’ossements la plus grande, la femme s’accroupit et gronda, les mains resserrées comme des griffes. — Quelle manière imbécile de mourir ! siffla-t-elle. Seul, oublié de tous ! Tu as cru que, moi, j’oublierais ? Que tu m’échapperais si aisément ? Elle gronda de nouveau, et saisit un morceau de cage thoracique, qu’elle jeta derrière elle. Puis elle prit un autre os et lui fit rejoindre les côtes. Elle alla fouiller sous le buisson, en sortit d’autres os desséchés et les envoya sur la pile. Elle continua à gronder comme si elle était enragée, ramassant une phalange ici, une vertèbre là, et un fémur à un autre endroit. La pile d’ossements grandissait. — J’ai envie de chasser, murmura-t-elle. Et que dois-je faire ? Trouver tous tes stupides os, et en faire quelque chose… Pourquoi suis-je celle qui est obligée de faire ça ? Elle se releva enfin et observa la pile d’ossements. — Il manque quelque chose, marmonna-t-elle en se passant une main dans les cheveux pour dégager ses yeux. Elle avait depuis longtemps léché le sang du morceau de choix qui avait dégouliné sur son menton. 19


— Oui, ça manque…, continua-t-elle à marmonner en tournant en rond. Ça manque… ça manque… Où… Ah ! Elle s’empara d’un long cheveu blanc accroché au buisson de ronces et le posa délicatement sur la pile. Puis elle fit un pas en arrière et, totalement immobile, riva ses yeux bleus sur les ossements. Lentement, elle leva la main gauche, et le cercle de lumière autour de son annulaire étincela. — À quoi me servent ces os ? murmura-t-elle. J’ai besoin de chair ! Elle baissa la main, et la lumière jaillit de sa bague. Le tas d’os s’enflamma. Sans crainte, la femme s’approcha et fourra les mains dans le feu. Elle saisit quelque chose et entreprit de le tirer hors des flammes, grognant sous l’effort. Pendant qu’elle se débattait pour sortir la chose, sa forme changea, comme si ses muscles étaient obligés de se modifier pour réussir à extraire ce qu’elle voulait. À la lueur des flammes, elle eut l’air bien plus grande et plus volumineuse qu’un être humain, et plus dangereuse. Mais, quand elle se redressa, elle avait repris son aspect de femme. Ravie, elle regarda le résultat de ses efforts. Sa magie n’avait pas diminué au cours des dernières heures. Mais elle secoua la tête. Voyez un peu ce qu’il était devenu, lui ! Il se tenait debout, les jambes écartées, sa bedaine tombant sur ses cuisses, et il la regardait d’un air absent, sans aucune gratitude dans son expression. — Tu appartiens à cette terre, dit-elle, et elle a encore besoin de toi. Va vers le sud, et attends. Il la regarda sans ciller, avant de bâiller largement. La langueur de la mort ne l’avait pas encore quitté, et il avait seulement envie de dormir. — Oh ! fit-elle, irritée. Va-t’en ! Elle agita la main, la lumière étincela et, quand elle se dissipa, la femme était seule dans le vallon rocheux des collines d’Urqhart. Souriant au plaisir d’être seule, elle se détourna et courut vers le nord. Ce faisant, elle changea de forme, ses membres s’allongèrent et sa langue se mit à pendre de sa bouche. Et elle ressentit le besoin d’enfoncer ses crocs dans le cou d’une proie – très très vite ! Ses membres grêles tremblant, sa bedaine pendant sous son torse squelet­ tique, il était debout sur la plaine, au nord des collines de Rhaetia. À côté de lui, la Nordra rugissait. Il avait une folle envie de dormir. Il baissa la tête et rêva.

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Il rêva. Il rêva à des jours si lointains qu’il ignorait s’il s’agissait de souvenirs ou de légendes. Il rêva de grandes batailles, de défaites et de victoires, et il rêva de la personne qui l’avait aimé, et qu’il avait aimée au-delà de tout. Puis il s’était retrouvé infirme, et la personne qui l’aimait l’avait jeté dehors, et il avait erré, inconsolable mais un peu apaisé par l’amour bizarre que le jeune garçon lui avait témoigné, jusqu’à ce que sa vie s’achève par une mort cent fois bienvenue. Alors, pourquoi était-il de retour ?



3 Le lézard à plumes

F

araday soutenait l’homme pendant qu’ils rejoignaient l’endroit où elle avait laissé Zenith et les ânes. La fatigue de Drago s’était accrue cette dernière heure : le fait d’avoir survécu au Portail des Étoiles puis celui d’assister aux exactions des Démons qui se répandaient sur la contrée l’avaient visiblement épuisé mentalement et physiquement. Faraday ne se sentait guère mieux. Cette dernière journée l’avait vidée de ses forces. Elle avait d’abord dû se battre pour repousser l’horreur du passage des Démons par le Portail des Étoiles, puis pour tirer Drago de la salle en train de s’effondrer, tout ça pour, à la sortie du tunnel, trouver Tencendor enveloppé d’un épouvantable désespoir… Autant d’événements qui avaient marqué son âme. Pendant des heures, elle avait dû lutter contre la sinistre certitude que personne ne pouvait rien faire contre les Gardiens du Temps. — Drago, murmura-t-elle. Encore un petit effort. Regarde ! Voilà Zenith ! Zenith, qui les attendait avec une anxiété croissante, cessa de faire les cent pas près du chariot et s’élança vers eux. Un pan de son manteau se prit dans une racine qui dépassait, et, dans sa hâte, elle le déchira. — Faraday ! Drago ! Drago ! Zenith prit son frère dans ses bras pour soulager Faraday. — Dans quel état est-il, Faraday ? Et toi ? Tu as une mine épouvantable ! — Il a besoin de repos, répondit Faraday en essayant de sourire. Nous en avons tous les deux besoin. Zenith les regarda attentivement. Son soulagement de constater que Faraday allait relativement bien et avait réussi à ramener Drago sain et sauf était entaché par son inquiétude de les voir tous deux si épuisés. Drago pesait lourd dans ses bras. Il avait les yeux fermés et le souffle court, et toute couleur avait déserté le visage de Faraday, excepté le violet de ses cernes. Elle avait croisé les bras sur son torse pour tenter de les empêcher de trembler. Zenith avait très envie de leur demander ce qui était arrivé. 23


— Le chariot, dit-elle. Elle traîna Drago vers le véhicule. — Attends, je vais t’aider, dit Faraday, soutenant les jambes de Drago. À elles deux, elles réussirent à soulever Drago et à l’installer dans le chariot. Puis Zenith aida Faraday à y grimper aussi. — Dormez, dit-elle en posant une couverture sur eux. Dormez. Drago et Faraday partagèrent plusieurs choses : le fond du chariot, le sommeil de l’épuisement, et également un rêve, même si aucun des deux ne s’en rappellerait au réveil. Mais, les jours suivants, tandis qu’ils erreraient dans la forêt, l’odeur d’un buisson en fleurs leur ferait parfois lever la tête, et chercher à retrouver le souvenir que cette odeur évoquait. Zenith les regarda dormir un long moment. Elle était à la fois soulagée qu’ils soient revenus – grâce aux dieux, Drago était vivant ! – et inquiète de voir dans quel état. Ce qu’ils avaient tous deux enduré, avec les Démons ou dans la salle du Portail des Étoiles, avait dû être quasi insupportable. Même si les arbres de la Ménestrelle l’avaient protégée, Zenith avait perçu une partie du désespoir qui avait enveloppé Tencendor quand les Démons avaient traversé, et elle n’osait pas imaginer ce que Faraday avait subi, si près du Portail des Étoiles. Mais Faraday et Drago n’étaient pas les seuls sujets d’inquiétude de Zenith. Elle aurait voulu savoir ce qui était arrivé à Vagabond des Étoiles. Il était allé au Portail des Étoiles vers la fin, essayant d’aider les parents de Zenith à se protéger contre les Démons. Le reverrait-elle un jour ? Zenith s’aperçut à peine qu’elle se souciait assez peu de ses parents. Désormais, elle savait Faraday et Drago en sécurité, et elle avait besoin de savoir que Vagabond des Étoiles l’était aussi. S’il était mort… ou sous l’emprise des Démons… Zenith frissonna et s’enveloppa dans son manteau. Elle sentait à quel point la forêt était perturbée. Les Démons s’étaient-ils cachés entre ses arbres ? Étaient-ils en train de se glisser vers l’endroit où Zenith montait la garde auprès de Faraday et de Drago ? Un mouvement soudain dans l’ombre lui fit lever la tête. Quelque chose approchait… Il y eut un autre mouvement, plus net, et Zenith sentit sa poitrine se contracter de terreur. Là ! Il y avait quelque chose tapi derrière le chêne fantôme. Elle s’avança vers les ânes avec l’intention de les faire s’éloigner du danger, mais, quand elle tira sur le licou de l’animal le plus proche, il refusa de bouger. — Malédiction ! 24


Zenith tira plus fort. En vain. Pourquoi Faraday s’obstinait-elle à voyager avec ces créatures têtues, alors qu’elle aurait pu choisir un cheval bien dressé et docile ? Zenith tira de nouveau les rênes, et se demanda si elle ne devrait pas flanquer un coup de baguette aux misérables créatures. L’âne s’ébroua, excédé, et tourna abruptement la tête pour se dégager. Au moment où Zenith essayait de reprendre le licou, quelque chose émergea des ombres de l’arbre le plus proche. Le cœur de Zenith rata un battement. Elle baissa la main, chercha une branche morte pour défendre Faraday et Drago… puis elle soupira de soula­ gement et essuya ses mains tremblantes sur sa robe. Ce n’était qu’une des créatures magiques de la forêt, probablement si perturbée par la présence des Démons qu’elle se souciait peu d’être aussi près des ânes et de Zenith. La créature était un croisement bizarre entre un lézard et un oiseau. De la taille d’un petit chien, elle avait un corps d’iguane couvert de plumes bleu vif et une crête émeraude et écarlate. Ses yeux noirs incroyablement profonds aspiraient la lumière autour d’eux. Zenith ignorait s’il s’agissait de nourriture pour le lézard. En tout cas, une fois la lumière absorbée, il la canalisait dans son corps, car elle ressortait par ses griffes cristallines en rayons scintillants qui illuminaient la forêt autour de lui. Zenith sourit, car le lézard à plumes était une créature d’une grande beauté. Observant soigneusement Zenith, le lézard parcourut la distance entre l’arbre et le chariot en évitant de trop s’approcher d’elle ou des ânes. Il renifla brièvement les roues du chariot, puis, d’un bond soudain, il sauta à l’intérieur de celui-ci. Zenith avança, très lentement, pour voir ce que faisait le lézard. Et elle s’arrêta, sidérée. Il était assis à côté de Drago et passait doucement ses griffes dans sa chevelure défaite, presque comme s’il la peignait ou tissait une aura de lumière autour de sa tête. Cela rappela à Zenith les chats de la cour, à Sigholt, qui profitaient de toutes les occasions possibles pour se blottir contre Drago. Zenith écarquilla les yeux et, soudain, le lézard s’offusqua de sa présence. Il plissa les paupières et cracha avant de bondir sur le sol et de s’enfoncer entre les arbres. Zenith regarda l’endroit où il avait disparu, puis se tourna vers Drago. Elle lissa les mèches en bataille de sa chevelure cuivrée (était-elle un peu plus brillante qu’avant ?) et l’observa avec attention. Il était pareil à lui-même, et pourtant différent. Son visage était toujours maigre et marqué, mais les rides 25


étaient plus nettes, mieux définies, comme si elles avaient été le résultat d’une vie bien vécue, et non du ressentiment et de l’amertume. Et, même s’il dormait, il émanait de lui une étrange « tranquillité ». C’était le seul mot qui venait à l’esprit de Zenith pour décrire ce qu’elle voyait. Une tranquillité qui indiquait l’existence d’un but – et de l’espoir. Drago entrouvrit les paupières au contact de sa main, et il sembla vouloir esquisser un sourire. Mais il était trop épuisé même pour cet effort minime. — Zenith, murmura-t-il, tu vas bien ? Les yeux de Zenith s’emplirent de larmes. S’était-il inquiété pour elle pendant tout ce temps ? La dernière fois qu’il l’avait vue, dans le Bosquet de Niah, au nord de la forêt, elle combattait l’âme de Niah, qui s’était emparée de son corps. Elle sourit et lui prit la main. — Je vais bien, dit-elle. Rendors-toi. Cette fois, il parvint à ébaucher un sourire, mais il avait refermé les yeux et se rendormit aussitôt. Zenith resta à le regarder un long moment, tenant toujours sa main dans la sienne. Puis elle se tourna vers Faraday. Cette dernière dormait profondément, paisible et immobile, alors Zenith reposa la main de Drago avant de s’éloigner du chariot. Ne sachant que faire, perturbée par l’agitation qu’elle percevait toujours au sein des arbres, Zenith se souvint du bâton que Drago avait laissé tomber. Elle le chercha jusqu’à ce qu’elle trouve l’endroit où il avait roulé. Elle le ramassa et l’étudia avec curiosité. Il était fait dans un magnifique bois rouge foncé tiède sous sa main, et sculpté selon un motif complexe que Zenith ne comprit pas. Une ligne de caractères inconnus en faisait tout le tour, composés de petits cercles noirs d’où partaient des lignes crochues. Le sommet du bâton était incurvé comme celui d’un berger, mais sa poignée était sculptée en forme de lys. Zenith n’avait jamais rien vu de semblable. Elle le reposa à côté de Drago. Puis elle soupira et s’éloigna. Installée sous un arbre, elle laissa ses pensées dériver jusqu’à ce que le sommeil l’emporte. Elle rêva qu’elle tombait du ciel mais, juste avant l’impact avec le sol, Vagabond des Étoiles se matérialisa, riant, les bras tendus vers elle. Je serai toujours là pour te rattraper si tu tombes. Je répondrai toujours présent quand tu m’appelleras… Et Zenith sourit et continua à rêver. Le contact d’une main sur son épaule réveilla Zenith en sursaut. C’était Faraday, qui semblait reposée et en forme. 26


— Faraday ? dit Zenith. Comment vas-tu ? Drago est-il toujours dans le chariot ? Qu’est-il arrivé à… — Chut, dit Faraday en s’asseyant à côté de Zenith. J’ai dormi toute la nuit, et Drago dort encore. Et maintenant, dit-elle en inspirant à fond, l’air tendue, je vais t’expliquer en détail ce qui est arrivé dans la salle du Portail des Étoiles. Zenith écouta en silence l’affreux récit de la traversée des enfants – qui n’étaient plus vraiment des enfants mais des sortes d’oiseaux –, d’Étoile Rire et de son bébé ni mort ni vivant, et du mal absolu représenté par les Démons. — Oh ! Zenith, dit Faraday d’une voix à peine plus forte qu’un murmure. Ils sont plus que terrifiants. Toute personne qui n’est pas à l’abri pendant leurs périodes de chasse subit une mort horrible, ou une vie encore plus horrible si elle échappe à la mort. Elle s’interrompit et prit la main de Zenith, incapable de la regarder en face. — Zenith, les Démons ont détruit le Portail des Étoiles. Zenith regarda Faraday, momentanément incapable d’assimiler l’énormité de ce qu’elle venait d’entendre. — Ils ont détruit le Portail des Étoiles ? répéta-t-elle, sourcils froncés. Mais… c’est impossible. Ça voudrait dire que… Zenith s’interrompit. Si le Portail avait été détruit, cela signifiait que la musique de la Danse des Étoiles n’atteindrait plus jamais Tencendor, même si les Démons Gardiens du Temps pouvaient être arrêtés. — Non ! protesta Zenith. Je ne peux pas y croire. Le Portail des Étoiles ne peut pas avoir été détruit ! Faraday s’était mise à pleurer. — Je suis désolée, Zenith. Je… Zenith se jeta dans les bras de Faraday, et elles pleurèrent ensemble. Zenith savait que l’arrivée des Démons bloquerait la Danse des Étoiles, mais elle n’aurait jamais imaginé qu’ils détruiraient le Portail des Étoiles en le traversant. Il n’y avait plus aucun espoir que la Danse recommence un jour. — Notre vie entière sans la Danse ? murmura Zenith. Même si nous battons ces Démons, nous n’aurons plus jamais la Danse des Étoiles ? Faraday s’essuya les yeux et se redressa. — Je l’ignore, Zenith. Je l’ignore… — Faraday… as-tu vu Vagabond des Étoiles au Portail ? — Non, Zenith, je suis désolée. Je ne sais pas où il est… mais je suis sûre qu’il est sain et sauf. — Oh ! (L’expression de Zenith se figea pendant un moment.) Et le sceptre ? — Le sceptre, lui, est en sécurité. (Faraday regarda le chariot.) Mais il est transformé. Comme tout ce qui passe par le Portail des Étoiles. Viens. 27


Nous devons réveiller Drago. Il y a des vêtements pour lui dans le coffre, sous le siège du chariot, et nous avons tous besoin de manger. — Et après ? — Après, nous irons trouver Zared et nous nous assurerons qu’il va bien. — Et après ? Faraday sourit et se leva. Elle tendit la main à Zenith. — Après, nous nous mettrons à la recherche d’un espoir. Viens. Le désespoir, puis la terreur quand la nuit tomba balayèrent Tencendor, mais rien ne le toucha. Il était perdu dans ses rêves, et les Démons n’avaient aucune influence sur lui. Il transféra son poids d’une jambe à l’autre, essayant de soulager la douleur de son arthrite, mais rien n’y fit. Il aurait aimé que la mort revienne et l’emporte de nouveau. Il baissa la tête. Il pensait avoir échappé à la tristesse de la vie et aux douleurs tenaces du corps. S’il espérait suffisamment fort, la mort reviendrait-elle ?


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