L'Ombre de la longue nuit - extrait

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« Un nouveau talent du space opera. » Iain M. Banks « L’inventivité de Michael Cobley est sans limite. » SFX Les extraterrestres ont frappé sans prévenir, implacables et sans pitié. Le dernier espoir des humains : envoyer trois vaisseaux coloniaux à travers la galaxie. Cent cinquante ans plus tard, le monde de Darien est devenu un nouveau foyer pour l’humanité qui cohabite pacifiquement avec la race indigène, les énigmatiques et savants Uvovos. Mais des secrets sont enterrés sous la surface de la planète. Les secrets d’une guerre apocalyptique remontant à l’aube de la civilisation galactique qui risquent de tout changer pour les enfants de la Terre…

Michael Cobley est né en 1959 et vit à Glasgow en Écosse. Il a fait des études en ingénierie, a travaillé comme DJ et est un démocrate convaincu. Le Feu de l’Humanité est sa première incursion dans le domaine du space opera.

Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Laurent Queyssi ISBN : 978-2-35294-529-1

9 782352 945291

Illustration de couverture : Steve Stone via Artist Partners Ltd.

Le premier contact n’était pas censé se passer ainsi.


www.bragelonne.fr


Michael Cobley

L’Ombre de la Longue Nuit Le Feu de l’Humanité – tome 1 Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Laurent Queyssi

Bragelonne SF


Collection Bragelonne SF dirigée par Tom Clegg

Titre original : Seeds of Earth Copyright © 2009 by Michael Cobley © Bragelonne 2011, pour la présente traduction Illustration de couverture : © Steve Stone via Artist Partners Ltd. ISBN : 978-2-35294-529-1 Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr


Pour Susan qui a ensoleillĂŠ ma vie.



Remerciements Comme beaucoup d’écrivains le savent, pour écrire une page de remerciements véritablement exhaustive, il faudrait distribuer des coups de chapeau dans tous les sens à d’innombrables personnes. Mais pour faire dans la brièveté, la clarté, voire même dans l’hilarité, je vais devoir omettre la moitié de la race humaine – vous savez bien qui vous êtes – et adresser des remerciements directs à ceux dont les œuvres m’ont inspiré et m’ont poussé à me lancer à corps perdu dans la formidable aventure du space opera : Eric Brown, Bill King, David Brin, Dave Wingrove, Iain Banks, Ken MacLeod, Gary Gibson, Ian McDonald, Vernor Vinge, Dan Simmons, les trois géants – Asimov, Heinlein et Clarke – Ian Watson, Neal Asher, Jack Vance, Andre Norton et, sans aucun doute, beaucoup d’autres dont mon piètre cerveau n’a pas réussi à se souvenir. Échec de l’empreinte, assurément. De plus, je me dois de mentionner ces fidèles précurseurs de la fiction spéculative, le Cercle d’auteurs de SF de Glasgow ainsi que son équivalent d’Édimbourg et le redoutable Andrew J. Wilson. Des remerciements munificents également à John Parker de l’agence littéraire MBA et à mon éditeur, Darren Nash, dont l’œil aiguisé de critique – un don éditorial spécial – et l’obstination aimable et enthousiaste m’ont aidé à achever ce livre. J’ai également reçu, à divers moments de la rédaction de ce roman, des encouragements et des remises en question de la part de John Jarrold, Joshua Bilmes, Stewart Robinson, John Marks, Eddie Black et le relecteur de chez Orbit. L’accompagnement musical a été fourni par Pallas, Fish, Eisbrecher, Colony5, Robert Schroeder, Klaus Schulze, Racer X, Ozric Tentacles, Opeth, l’extraordinaire Mustasch, par des seigneurs des ténèbres comme Penance, Novembre, Candlemass, Paradise Lost et Krux, ainsi que par le prêtre du prog de Paisley, Graeme Fleming et le missionnaire du métal de Sheffield, Ian Sales.



Prologue

Institut Darien : Projet de récupération des données Hypérion Localisation de l’amas : substrat subsidiaire de mémoire dure (quartiers du pont 9) Tranche : 298 État du déchiffrement : 9e passage, 26 fichiers vidéo récupérés Fichier 15 : La bataille de Mars (guerre des Essaims) Véracité : reconstitution virtuelle Date originelle : 16 h 09 min 24 s, 26 novembre 2126 Fondu enchaîné : Sous-titre : Mars La plaine du cratère : Olympus Mons 19 mars 2126

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ur le pont de commandement du transport de troupes, le sergent vérifiait une fois encore les modifications sur le tableau de bord des machines, lorsque des cris retentirent dans le comm de son casque. — Des marines retardataires en approche, poursuivis par des unités ennemies… — … huit, non, neuf Essaimeurs, peut-être dix… Le sergent poussa un juron, prit sa lourde carabine et quitta le pont de commandement aussi vite que son armure de combat le lui permettait.

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Il donna une série d’ordres brefs, et le cliquetis de ses bottes ré­sonna dans le couloir qui s’étendait sur toute la longueur du vais­­­seau. Lorsqu’il atteignit les portes détruites et grandes ouvertes de la soute de déploiement arrière, les traînards étaient arrivés : cinq blessés inconscients, tous issus du régiment indonésien à en juger par les écussons de leurs casques. Pendant que l’on remontait le dernier sur la rampe, les premiers Essaimeurs apparurent au-dessus d’une crête rocheuse située à quatre-vingts mètres. Un bref coup d’œil ne lui révéla qu’un fouillis cauchemardesque de griffes, de piques et de grappes d’yeux noirs et brillants. La biologie de l’Essaim possédait beaucoup de points communs avec celle des reptiles, mais ils ressemblaient tout de même à des insectes. Ils possédaient six, huit, voire plus de dix membres, et pouvaient être aussi petits qu’un poney ou atteindre la taille d’une baleine, selon leur spécialité. Ceux-ci étaient des fantassins gros comme des bœufs, neuf monstres noir et vert qui avaient sorti leurs armes à double canon et qui se précipitaient vers le transporteur endommagé. — Ne tirez pas, dit le sergent en regardant les six soldats accrou­ ­­pis derrière la barricade improvisée de caisses de munitions et de plaques du pont. Il ne lui restait plus qu’eux depuis que le commandant et les autres étaient partis, quelques heures auparavant, à bord des magplaneurs vers la caldeira et la ruche principale de l’Essaim. L’un d’entre eux se voûta légèrement et inclina la tête pour viser avec sa carabine… — Je vous ai dit d’attendre, lança le sergent en estimant la distance qui rétrécissait. Tenez-vous prêts sur les tourelles arrière… Visez… Feu ! Des rafales de cartouches de gros calibre convergèrent vers les Essaimeurs de tête et leurs jambes d’araignée se dérobèrent sous eux. Puis le sergent poussa un juron en les voyant se redresser, protégés par la bio-armure qui déconcertait les militaires terriens depuis le début de l’invasion, deux ans plus tôt. — Des cartouches à impulsion, cria le sergent. Tout de suite ! Des éclairs brillants, denses amas de matière en état excité conçus à la fois pour chauffer et corroder leurs armures, pilonnèrent alors les Essaimeurs. Des arcs répétés de balles noires, longues et fines, jaillirent en riposte des armes ennemies, mais lorsque les soldats sur les tou­ re­lles concentrèrent leurs tirs sur leurs cibles, les Essaimeurs s’arrêtèrent et s’éparpillèrent. Le sergent ordonna alors à ses hommes d’ouvrir le feu et fit de même avec sa propre carabine. Les tirs croisés dévastateurs touchèrent les ennemis affaiblis et confus. En moins d’une minute, il ne restait plus rien de vivant ou en un seul morceau sur la pente rocheuse.

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Les soldats échangèrent des éclats de rire, des sourires et se frappèrent dans les gants, poings fermés. Le sergent eut à peine le temps de reprendre son souffle et de recharger sa carabine que la voix pressante du technicien resté au poste de commandes retentit sur le comm : — Sergent ! Contact aérien, à trois kilomètres et en approche ! Il se retourna aussitôt et prit l’escalier tribord en mettant sa carabine sur l’épaule. — Quel est son profil, soldat ? — Difficile à dire… la moitié des détecteurs sont foutus… — Trouvez-moi des infos, et vite ! Il ordonna ensuite aux quatre tourelles de viser les vaisseaux qui arrivaient, et sortait en se hissant à travers l’écoutille au sommet du transporteur lorsque l’officier aux commandes lui répondit. — L’IFF confirme qu’ il est avec nous, sergent. C’est un vortaile et le pilote demande à vous parler. — Passez-le-moi. Un des mini-écrans de son casque s’alluma soudain et afficha le pilote du vortaile. Peut-être un Allemand, à en juger par les instructions inscrites sur la cloison derrière lui. — Sergent, je n’ai pas beaucoup de temps, dit le pilote dans un anglais à l’accent allemand prononcé. Je dois vous évacuer, vous et vos hommes, en orbite… — Désolé, lieutenant, mais… mon officier supérieur se bat dans cette caldeira ! Écoutez, le bord de cette cuvette est à moins de cinq cents mètres. Vous pourriez nous y emmener dans les airs avec mes hommes avant de retourner au… — Demande refusée. Mes ordres sont bien précis. D’ailleurs, toutes les unités qui sont descendues là-dedans ont été submergées et détruites, des brigades et des régiments entiers, sergent, je suis désolé… (Le pilote leva un bras pour régler ses commandes.) Départ prévu dans moins de cinq minutes, sergent. Prévenez vos hommes, s’ il vous plaît. Le mini-écran s’éteignit. Le sergent s’appuya contre le bastingage du pont supérieur et regarda amèrement le sillon que le transporteur avait creusé dans les flancs pentus de l’Olympus Mons. Puis il donna l’ordre d’abandonner le navire. Dans le ciel martien voilé, le vaisseau vortaile passa de la taille d’un grain à celle d’un grand appareil descendant sur des propulseurs orientables montés sur des cardans. Les patins d’atterrissage se posèrent sur le sommet de la coque du vaisseau, et dans le rugissement des moteurs, on amena les blessés qui pouvaient marcher, ainsi que les civières, dans

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la soute du navire. Les hommes en charge des tourelles, le technicien aux commandes et la demi-douzaine de marines les suivaient lorsque le pilote allemand dit brusquement : — Beaucoup d’Essaimeurs volants nous arrivent dessus, sergent. Je vous conseille de vite monter à bord. Tandis que le dernier de ses hommes grimpait dans le vortaile, le sergent se tourna face à la caldeira de l’Olympus Mons. À travers une brume de poussière soufflée par le vent et les minces vapeurs noires de la bataille, il vit un nuage dense de taches sombres s’élever à quelques kilo­ mètres de là. Il comprit aussitôt qu’ils arriveraient très vite et qu’il lui fallait prendre rapidement une décision. — Vous feriez mieux de refermer la soute et de décoller, lieutenant, dit-il en sautant à l’intérieur du transporteur et en refermant l’écoutille derrière lui. Je peux les occuper avec nos tourelles, vous laisser le temps d’atteindre l’orbite. — Nein ! Sergent, je vous ordonne de… — Désolé, monsieur, mais vous n’y arriverez pas autrement. Je sais ce que j’ai à faire. Il coupa la communication en reprenant le chemin du pont de commandement et verrouilla les écoutilles dans son sillage. L’officier scientifique du commandant avait bien relié les quatre tourelles aux commandes des machines, mais ce n’était pas la seule modification qu’il avait intégrée… Le vrombissement des réacteurs du vortaile devint plus aigu, les patins d’atterrissage se soulevèrent et le vaisseau fit une embardée vers le haut. Quelques instants plus tard, le quadruple propulseur orientable le fit décoller à la verticale. Des éclaireurs de l’Essaim tentaient déjà d’intercepter le vortaile lorsque les tourelles se mirent à leur tirer dessus. Ils auraient tout de même pu continuer à poursuivre leur proie ascen­­­­dante si le navire en bas ne s’était pas déplacé comme une immense bête bles­­­­­sée pour décoller doucement du grand sillon qu’il avait tracé dans le sol. Des rideaux de poussière et de sable tombèrent de son ventre, accompagnés de fragments brisés de blindage de la coque et de détecteurs extérieurs. Lorsque le vaisseau orienta sa proue endommagée vers le centre de la caldeira, le groupe d’Essaimeurs modifia sa trajectoire. Sur le pont de commandement, le sergent transpirait et pestait tout en s’efforçant d’obtenir tous les ergs restants, dans les moteurs qui protestaient. Les dégâts subis pendant la descente dans l’atmosphère avaient empêché le transporteur de se poser en toute sécurité sur le sol de la caldeira, ce qui expliquait pourquoi le commandant avait décidé de continuer

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avec les magplaneurs. Cependant, le sergent ne prévoyait pas à présent un atterrissage en douceur. Pendant que le vaisseau volait en direction de la caldeira en gagnant régulièrement de la hauteur, le grincement des substructures surchargées remonta à travers le pont. Lorsqu’il jeta un coup d’œil aux instruments allumés, il vit des indicateurs rouges qui clignotaient pour le prévenir que certains des suspenseurs à bâbord allaient bientôt lâcher. Mais son attention restait concentrée sur la horde d’Essaimeurs qui convergeait vers le vais­­­­­­­seau terrien. Brusquement, le transporteur fut pris dans un nuage tourbillonnant de créatures, dont certaines atterrirent sur la coque, cherchant à tâtons les écoutilles pour pouvoir entrer. À peu près en même temps, deux suspenseurs cessèrent de fonctionner et le vaisseau gîta vers bâbord. Le sergent ajouta de la puissance aux brûleurs bâbord sans tenir compte des alarmes qui sifflaient et des bruits de fracas et de martèlement qui s’élevaient ailleurs dans le vaisseau. Le transporteur se redressa en atteignant le zénith de sa trajectoire, tel un énorme missile que le sergent destinait directement à la ruche de l’Essaim. Après dix secondes de descente, les battements métalliques se rapprochèrent. Ils étaient sans doute à deux ou trois écoutilles du pont de commandement. Vingt secondes après le début de la chute, tandis que les flèches d’un gris terreux de la ruche apparaissaient derrière le hublot et ses persiennes, le brûleur tribord arrière explosa. Le sergent coupa le moteur arrière bâbord et poussa celui d’avant tribord dans le rouge. Au bout de trente secondes de plongée, parmi le vacarme assourdis­sant du martèlement métallique et le vrombissement des moteurs, l’écoutille du pont de commandement finit par s’ouvrir. Une créature monstrueuse, mi-guêpe, mi-alligator, se glissa difficilement par l’ouverture. Elle se figea une seconde en voyant les structures de la ruche qui allaient heurter de plein fouet le transporteur, puis elle fit demi-tour à toute vitesse et s’enfuit. Le sergent lança une grenade à thermite derrière elle et se retourna face au hublot avant d’éclater de rire, les bras écartés… Transition : Vue de l’Olympus Mons depuis l’orbite Visible à l’intérieur du nuage d’Essaimeurs qui l’accompagne, le transporteur de brigade laisse une traînée de gaz et de fluides qui fuient dans

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son sillage tandis qu’il chute vers le complexe de la ruche. La perspective fait un brusque zoom arrière et montre la plus grande partie de la caldeira jonchée de débris et portant les traces du combat lorsque le vaisseau la percute. Pendant un instant, une seule éruption de débris suit la collision, puis trois explosions brillantes lui succèdent rapidement et obscurcissent les contours de la ruche… Voix off : « Dans la première phase de la bataille de Mars, nombre de grosses fusées de lancement construites dans ce but ont été utilisées pour envoyer une flottille d’astéroïdes contre l’armada de l’Essaim et ainsi retirer des vaisseaux essentiels de l’orbite de la planète. La bataille principale, et l’offensive au sol, ont causé à la Terre plus de quatre cent mille morts et la perte de soixante-dix-neuf bâtiments de guerre majeurs ainsi que de dizaines d’appareils de soutien. Ce sacrifice n’a pas tué tous les esprits dirigeants de l’Essaim et ne les a pas détournés de leur but. Cependant, de vastes réserves d’armes biologiques, semblables aux missiles qui ont anéanti des villes de Chine, d’Europe et d’Amérique, ont été détruites en même temps que des salles d’éclosion, ce qui a stoppé la production de nouveaux combattants de l’Essaim et a retardé l’assaut attendu sur Terre. La bataille a causé du chagrin et de la peine à toute l’humanité, mais elle nous a aussi fait gagner un peu de temps, cinq mois cruciaux durant lesquels nous avons pu achever la construction de trois vaisseaux coloniaux interstellaires, trois sur les quinze originellement prévus. Le dernier d’entre eux, le Tenebrosa, a été lancé de l’orbite haute des chantiers navals de Poséidon, il y a seulement quatre jours, à la suite de ses vaisseaux-frères, l’Hypérion et le Forrestal, sur une trajectoire les éloignant du gros des troupes de l’ennemi. Les trois vaisseaux sont équipés d’un moteur transluminique révolutionnaire, leur permettant de franchir de grandes distances à travers l’étrange sous-réalité de l’hyperespace. L’Hypérion sera le premier à faire le saut transluminique avant que, deux jours plus tard, le Forrestal le suive. Le Tenebrosa sera le dernier. Leurs trajectoires seront déterminées par des IA protectrices programmées pour éviter d’être poursuivies grâce à des changements de direction accomplis au hasard et destinées à chercher des mondes ressemblants à la Terre et pouvant être colonisés. Ces trois arches partent donc, emportant les espoirs de survie de l’humanité, trois graines de la Terre volant dans l’immense nuit étoilée. Il nous faut à présent nous concentrer et nous regrouper en vue de l’attaque imminente. Dans douze jours, les premières formations de l’Essaim atterriront sur la Lune et y attaqueront nos avant-postes civils et militaires.

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Nous savons à quoi nous attendre. La stratégie de l’Essaim consistant à tout massacrer et à tout détruire n’a jamais varié, et nous pouvons être sûrs qu’ils ne feront preuve d’aucune pitié, d’aucune clémence, d’aucun quartier quand ils arriveront enfin dans le ciel terrien. Les soldats de l’Essaim ont beau être des drones enrégimentés, leurs chefs, les esprits dirigeants, doivent, eux, être conscients et capables d’apprendre, sans quoi ils n’auraient jamais développé le voyage dans l’espace. Alors si les esprits dirigeants peuvent apprendre, devenons leurs professeurs et apprenons-leur ce qu’il en coûte d’attaquer le berceau de l’humanité… » Fin du fichier…



Première partie



1 Greg

L

e crépuscule avançait sur la mer depuis l’est et Greg Cameron raccompagnait Chel à la gare des zeps. La grande masse de la Corniche du Géant se dessinait sur le côté droit du chemin, son ombre parsemée de minuscules lueurs bleues de scarabées ineka, et un précipice protégé par une clôture les bordait à leur gauche. L’absence de nuages permettait de voir la brume d’étoiles qui tournoyait sans arrêt dans les plus hautes couches de l’atmosphère de Darien. Ce soir-là, elle était d’un violet clair teinté de fils roses, un ciel fantôme paisible et légèrement changeant. Mais Greg savait que son compagnon n’était pas du tout en paix. Sous la lumière des lampadaires du sentier, l’Uvovo le suivait la tête baissée, serrant de ses mains aux quatre doigts osseux les sangles de son harnais au niveau de la poitrine. Comme ceux de son espèce, il était mince et minuscule, possédait une silhouette anguleuse et de grands yeux ambrés sur un petit visage. Greg se tourna vers lui et sourit : — T’en fais pas, Chel. Tout ira bien. L’Uvovo leva le regard et parut réfléchir un instant avant que ses traits couverts d’un duvet n’arborent un grand sourire. — Ami-Gregori, dit-il de sa voix caverneuse et flûtée. Que je voyage en dirigeable ou que je fasse le trajet jusqu’à notre Segrana bénie par navette, je suis toujours surpris d’arriver en vie ! Ils éclatèrent de rire en continuant leur descente de la Corniche du Géant. C’était une nuit fraîche et humide et Greg regrettait de ne rien porter par-dessus sa chemise de travail. — Et tu ne sais toujours pas pourquoi ils organisent ce zinsilu à Ibsenskog ? demanda Greg. (Chez les Uvovos, un zinsilu mêlait, à parts égales, remise en question et méditation.) Enfin, les auditeurs ont accès

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au réseau de comm du gouvernement en cas de besoin de contacter un planteur ou un érudit… (Puis une idée lui vint.) Allons, ils ne vont pas te réaffecter, non ? Chel, je n’arriverai pas à m’occuper à la fois des fouilles et des rapports sur la fille-forêt tout seul ! J’ai vraiment besoin de ton aide. — Ne t’en fais pas ami-Gregori, dit l’Uvovo. L’auditeur Weynl a toujours laissé entendre qu’on considérait mon rôle ici comme très important. Après ce zinsilu, je suis sûr que je rentrerai sans tarder. J’espère que tu as raison, pensa Greg. L’Institut n’est pas très indulgent avec ceux qui font des erreurs ou qui n’atteignent pas leurs objectifs. — Après tout, poursuivit Chel, la célébration de la victoire de vos fondateurs est dans quelques jours et j’aimerais assister à vos cérémonies et à vos rituels. Greg fit un demi-sourire ironique. — Oui… eh bien, certains de nos « rituels » peuvent devenir un peu turbulents… Le sentier de gravillons redevint plat lorsqu’ils approchèrent de la gare de zeps et Greg entendit au-dessus de lui le faible pépiement des lézards umisks qui s’interpellaient les uns les autres depuis leurs minuscules tanières disséminées sur la face pentue de la Corniche du Géant. La gare n’était guère qu’une plate-forme fortifiée dotée de deux bâtiments d’où dépassait une passerelle couverte de cinq mètres de longueur. Un dirigeable du gouvernement y était amarré, zeplin de cent cinquante mètres de long qui se balançait doucement et composé de deux poches de gaz cylindriques attachées ensemble par des sangles tendues et d’une nacelle fermée qui pendait dessous. La peau des parties gonflables était faite d’un solide tissu composite, mais son exposition aux éléments et les Rustines qu’on lui avait appliquées lui donnaient un air décrépit qu’elle partageait avec tous les zeplins gouvernementaux ordinaires. Une lumière brillait dans le cockpit de la nacelle en forme de bateau et, à l’arrière, une hélice à trois lames tournait légèrement, poussée par la brise régulière qui venait de la mer. Fredriksen, le directeur de la gare, leur fit un geste depuis la porte de la salle d’attente alors qu’un homme vêtu d’une combinaison vert et gris sortait de la passerelle d’accès pour venir à leur rencontre. — Bonjour, bonjour, dit-il en regardant d’abord Greg puis l’Uvovo. Je suis le pilote Yakov. Si l’un d’entre vous est l’érudit Cheluvahar, je suis prêt à partir. — Je suis l’érudit Cheluvahar, dit Chel. — Parfait. Je vais démarrer le moteur. Il salua Greg du menton puis retourna dans la passerelle en baissant la tête pour entrer.

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— N’oublie pas d’envoyer un message lorsque tu seras arrivé à Ibsenskog, dit Greg à Chel. Et ne t’en fais pas pour le vol… il sera terminé avant que tu t’en aperçoives… — Ah, ami-Gregori. J’appartiens aux Guerriers uvovos. Ce genre d’épreuve est le sel de la vie ! Puis il fit demi-tour avec un sourire et suivit le pilote. Un pur vrombissement électrique s’éleva de la partie arrière de la nacelle et monta dans les aigus à mesure que l’hélice accélérait. Greg entendit le bruit sec d’un mécanisme de bois lorsque le directeur de la gare tourna une manivelle pour faire rentrer la passerelle avant de détacher les câbles d’amarrage. Brusquement libéré, le dirigeable commença à dériver en tanguant, puis prit de la vitesse et tourna pour s’éloigner de la face pentue de la Corniche du Géant. Le trajet jusqu’à Port Gagarin ne durait qu’une demi-heure puis Chel prendrait un vol commercial à destination des bourgades de l’Est et de la fille-forêt Ibsenskog. Greg ne pouvait voir son ami à travers les hublots opaques de la nacelle, mais il lui fit tout de même « au revoir » de la main pendant une minute, puis il resta là, à contempler la descente du zeplin dans l’obscurité grandissante. Il continua à profiter du calme tout en attachant quelques boutons de sa chemise pour lutter contre le froid. La gare de zeps se trouvait quinze mètres sous le principal site de fouilles, mais cent mètres au-dessus du niveau de la mer. La Corniche du Géant était un éperon qui s’élevait à l’est d’un massif imposant, les montagnes Kentigern, un désert qu’évitaient en grande majorité les trappeurs et les chasseurs, mais dont les Uvovos prétendaient avoir arpenté une bonne partie. Quand les phares du zeplin disparurent au loin, Greg considéra le panorama devant lui, la plaine côtière qui s’étendait sur plusieurs kilomètres vers l’est, l’immensité de la mer de Korzybski ainsi que les lumières des villes éparpillées le long de son interminable littoral. Loin au sud, Hammergard étincelait, à cheval sur le pont de terre qui séparait le loch Morwen de la mer ; par-delà la ville, cachée dans l’obscurité brumeuse du soir, les bourgades de l’Est s’abritaient dans les fjords. Plus au sud encore, des collines et une haute vallée les séparaient de la fille-forêt Ibsenskog. Devant lui se trouvaient les amas aussi brillants que des bijoux de Port Gagarin, légèrement au sud, Haut Lochiel quelques kilomètres au nord-ouest et Terrechute, où les restes de la coque du vieux vaisseau colonial l’Hypérion étaient posés dans le calme triste de la vallée du Souvenir. Puis, plus au nord, on voyait New Kelso, Engerhold, Laïka et les colonies d’exploitants forestiers et de fermiers, qui s’étendaient vers le nord et vers l’ouest alors que Trond se trouvait au-delà de l’horizon nord-est.

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Son humeur s’assombrit. Il avait quitté Trond à peine deux mois plus tôt pour fuir le piège de sa désastreuse cohabitation avec Inga, une erreur dont les plaies restaient encore vives. Mais plutôt que de se mettre à ressasser sa peine, il se redressa et inspira un peu d’air froid, déterminé à ne pas sombrer dans l’amertume et le regret. Il se tourna alors vers le sud pour regarder la lune se lever. Une courbe bleu-vert émergeait peu à peu derrière les pics déchi­ quetés la chaîne des Hrothgars qui suivait l’horizon : Nivyesta, la luxuriante lune arboricole de Darien, débordante de vie, de mystères, et foyer des Uvovos, gardiens de la forêt qui l’entourait et qu’ils appe­l aient Segrana. Autrefois, des millénaires plus tôt, la majorité de cette civilisation arboricole habitait sur Darien, qu’elle nommait Umara, mais une catas­ trophe dont la nature restait inconnue avait éliminé la population de la planète, ne laissant que les habitants de la lune en vie, mais isolés. Par des nuits claires comme celle-ci, la brume d’étoiles de la haute atmosphère de Darien enveloppait Nivyesta dans un halo gazeux de couleurs mêlées semblable à un œil fabuleux tourné sur la petite niche que les humains s’étaient construite sur ce monde étranger. Cette vision lui remontait toujours le moral. Mais la nuit devenait vraiment froide, à présent, et il boutonna sa chemise jusqu’au col et repartit sur ses pas. Il avait parcouru la moitié du chemin lorsque son comm sonna. Il le sortit de sa poche, vit qu’il s’agissait de son frère aîné et décida de répondre. — Salut, Ian… Comment va ? dit-il sans cesser de marcher. — Pas trop mal. Je reviens juste de manœuvres et il me tarde d’ être à la fête de la VF, histoire de décompresser un peu. Et toi ? Greg sourit. Ian était soldat à mi-temps dans le Corps de Volontaires de Darien et rien ne le rendait plus heureux que de marcher des kilomètres dans des marais détrempés ou d’escalader des falaises de basalte dans les Hrothgars, à part peut-être de se retrouver chez lui avec sa femme et sa fille. — Je m’habitue bien, répondit-il. Je commence à connaître tous les détails du boulot, je m’assure que les différentes équipes remplissent leurs rapports régulièrement, ce genre de choses. — Mais ça te plaît de vivre sur le site du temple, Greg ? Parce que tu sais que nous avons plein de place ici et que je me rappelle que tu aimais bien vivre à Hammergard, avant cette histoire avec Inga… Greg fit un grand sourire. — Je te jure, Ian, je suis très bien ici. J’adore mon boulot, l’environ­ nement est paisible et la vue fantastique ! C’est gentil de proposer, grand frère, mais je suis là où j’ai envie d’être.

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— Parfait, mon gars, je voulais juste m’en assurer. Au fait, tu as eu des nouvelles de Ned depuis ton retour ? — Rien qu’une très courte lettre. Plutôt logique. C’est un docteur très occupé maintenant… Ned, le troisième et dernier frère, n’était pas très bon pour garder le contact, ce qui dérangeait Ian et incitait Greg à le défendre. — Ouais, d’accord, il est occupé. Bon, on se voit quand ? Tu ne peux pas venir pour les fêtes ? — Désolé, Ian, on a besoin de moi ici, mais j’ai une réunion prévue à l’Institut Uminsky dans quinze jours… On pourrait se voir. — Ça serait super. Tu me diras vers quelle heure et je prendrai mes dispositions. Ils se dirent au revoir et raccrochèrent. Greg continua à marcher sans se presser, en souriant comme s’il attendait quelque chose, le comm toujours à la main. Il repensa au site de fouilles sur la Corniche du Géant, à toutes les heures qu’il avait passées à découvrir une stèle taillée ou un bout de sol carrelé, sans parler des innombrables journées à cataloguer, dater, prélever, analyser et à faire correspondre des objets. Parfois, bon d’accord, souvent, il s’agissait d’un processus frustrant parce que rien ne les aidait à comprendre la signification de la disposition du site ni son fonctionnement. Les érudits uvovos eux-mêmes étaient incapables d’éclairer ses mystères et expliquaient que le travail de la pierre était un savoir-faire disparu à l’époque de la guerre de la Longue Nuit, un des épisodes les plus funestes du folklore uvovo. Dix minutes plus tard, il arrivait au sommet du sentier lorsque son comm sonna de nouveau et, sans regarder l’écran, il le porta à son oreille et dit : — Salut, maman. — Gregory, mon fils, tout va bien ? — Ça va, maman, je vais bien et je suis heureux, vraiment. — Oui, maintenant que tu n’es plus sous sa coupe ! Mais tu ne te sens pas trop esseulé là-haut avec ces pierres froides et seulement les petits Uvovos à qui parler ? Greg réprima un soupir. D’une certaine manière, elle avait raison : il menait une existence de reclus et vivait quasiment seul dans une des cabanes du site. Une équipe de trois chercheurs de l’université travaillait bien sur les sculptures du site, mais ils étaient Russes et restaient le plus souvent ensemble, tout comme les groupes d’Uvovos qui venaient de temps en temps des stations isolées. Il connaissait bien certains des érudits uvovos par leur nom, mais il n’avait sympathisé qu’avec Chel.

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— J’ai besoin d’être un peu seul en ce moment, maman. Et il y a toujours des gens qui passent. — Hum, hum. Il y avait toujours des gens qui passaient à la maison quand ton père était conseiller, mais je n’avais rien à faire de la plupart d’entre eux, comme tu t’en souviens peut-être. — Oh, je m’en souviens très bien. Greg se rappelait aussi ceux qui étaient restés fidèles lorsque son père avait découvert la tumeur qui avait fini par le tuer. — En fait, j’ai parlé de toi et de ton père avec ton oncle Theodor qui est venu cet après-midi. Greg haussa les sourcils. Theodor Karlsson était le frère aîné de sa mère et il avait acquis une certaine notoriété et le surnom de « Theo le Noir » pour son rôle dans le coup d’État d’Hiver qui avait échoué vingt ans plus tôt. Sa peine, assignation à résidence à New Kelso pendant deux décennies, lui avait permis de pêcher, d’étudier l’histoire militaire et d’écrire, même si le jour où il avait été relâché, le gouvernement d’Hammergard l’avait informé qu’il n’avait pas le droit de publier quoi que ce soit, qu’il s’agisse d’essais ou de fictions, sous peine d’être emprisonné de nouveau. Depuis huit ans, il s’était essayé à plusieurs métiers tout en restant plus ou moins en contact avec sa sœur, et Greg se rappelait vaguement qu’il avait participé, sans qu’il sache exactement en quoi, au Projet de récupération des données Hypérion… — Alors, qu’est-ce que raconte l’oncle Theo ? — Eh bien, il a des nouvelles qui vont te surprendre. J’ai encore moi-même du mal à y croire. Ça va changer la vie de tout le monde. — Ne me dis pas qu’il veut encore renverser le gouvernement. — Je t’en prie, Gregory, ce n’est vraiment pas drôle… — Désolé, maman, désolé. Dis-moi ce que c’est, s’il te plaît ? De l’endroit où il se trouvait au bout du chemin, il avait une vue dégagée sur les fouilles ; le bâtiment carré central semblait délavé et gris à la lueur des lampes. En écoutant sa mère, l’expression de Greg passa de la perplexité à la stupeur, et il partit d’un rire euphorique avant de lever les yeux vers les étoiles. Puis il pria sa mère de lui répéter tout encore une fois. — Maman, tu te fiches de moi !


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