Les Chants de la Terre - extrait

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Ce livre est un enchantement. Rares sont les écrivains qui, depuis J.R.R. Tolkien, ont su nous rendre l’âme du monde à travers le merveilleux. Elspeth Cooper est de ces enchanteurs. Elle renoue avec la grandeur et le plaisir qui ont fait les plus grands succès de l’aventure initiatique.

Les Chants de la Terre est un superbe récit d’apprentissage de la magie, du combat, de l’amour, raconté avec une aisance et une foi vibrante qui le rendent parfaitement accessible à tous les publics. Elspeth Cooper a le pouvoir de rendre au lecteur son innocence. Elle sait la féerie et le mystère… les forêts profondes, les monts embrumés, les ruines surplombant la lande… Elle chante le vol de l’aigle, la clameur des épées, l’amitié complice, les amours fiévreuses et le goût amer de la trahison. Elle nous rappelle un temps mythique, celui d’avant l’époque moderne et d’avant l’âge adulte, où le spectacle de la nature, la parole des gens et la tradition des histoires livraient la vérité de l’existence. Lorsque la légende enseignait la vie, et que la magie était authentique.

Elspeth Cooper est née en 1968 à Newcastle (Grande-Bretagne). Les Chants de la Terre est son premier roman, le début d’une saga qu’elle a passé dix ans à élaborer tout en luttant contre une grave maladie.

Gair est condamné à mort. Il est le seul à entendre le Chant, une terrible magie qui le déchirera de l’intérieur s’il n’apprend pas à la maîtriser. Pourchassé par les Chevaliers de l’Église qui veulent le jeter au bûcher, Gair a pour seul espoir un ordre secret que des siècles de persécution ont presque anéanti : les Protecteurs du Voile, l’unique rempart contre les démons du Royaume Caché. Mais le Voile entre les mondes est en train de faiblir. Bien avant d’y être prêt, Gair devra combattre pour sa propre vie, pour l’Ordre du Voile et pour la femme dont il est tombé amoureux…

Laissez-vous conter l’ancienne légende du monde. Écoutez la musique secrète de la magie.

Illustration de couverture : © Collaborationjs Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Caroline Nicolas ISBN : 978-2-35294-532-1

9 782352 945321


www.bragelonne.fr


Elspeth Cooper

Les Chants de la Terre La Chasse sauvage – tome 1 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Caroline Nicolas

Bragelonne


Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant

Titre original : Songs of the Earth Copyright © Elspeth Cooper 2011 Originellement publié en 2011 par Gollancz, une maison d’édition de Orion Publishing Group Tous droits réservés © Bragelonne 2011, pour la présente traduction Illustration de couverture : © Collaborationjs ISBN : 978-2-35294-532-1 Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr


Remerciements Sur la longue voie de la publication, j’ai eu le privilège de rencontrer des collègues écrivains du monde entier et de partager avec eux leurs histoires. Plusieurs, telle Debbie Bennett, sont devenus de très bons amis. Mes sincères remerciements vont à deux d’entre eux en particulier : Greta van der Rol et N. Gemini Sasson, dont la patience et l’enthousiasme sans limites m’ont aidée à atteindre la ligne d’arrivée. Bien entendu, ce livre n’aurait pas vu le jour sans mon agent, Ian Drury, ou sans ma sage et merveilleuse éditrice, Jo Fletcher et toute l’équipe de Gollancz. J’ai vécu jusqu’à présent une extraordinaire aventure ; espérons que cela continuera pendant encore très longtemps. Mais surtout, je dois remercier mon mari Rob qui, lorsque j’avais perdu toute foi en moi, en a eu assez pour nous deux.



À mes parents, qui ont semé la graine. J’espère que le résultat aura valu l’attente.



1 Condamné

L

a magie était libre à nouveau. Sa musique résonnait sur les nerfs de Gair comme sur les cordes d’une harpe, promesse de puissance vibrant sous ses doigts. Il n’avait qu’à l’accueillir à bras ouverts, s’il osait. Il appuya son front sur ses genoux et se mit à prier. — Je Vous salue, Mère pleine de grâce, lumière et vie de ce monde. Heureux les débonnaires, car ils trouveront force en Vous. Heureux les miséricordieux, car ils trouveront justice en Vous. Heureux les égarés, car ils trouveront salut en Vous. Amen. Phrase après phrase, verset après verset, la prière s’échappait de ses lèvres gercées. Il serra convulsivement ses doigts, cherchant la forme familière des grains de son chapelet pour ne pas perdre le fil, bien que ce soit fait depuis longtemps déjà. Lorsque les mots lui manquèrent, il serra ses genoux encore plus fort sur sa poitrine et recommença. — Maintenant, je suis égaré dans les ténèbres, ô Mère, je me suis écarté de Votre voie, guidez-moi de nouveau… La musique chuchotait toujours à son oreille. Rien ne pouvait en couvrir le murmure enjôleur. Ni les prières, ni les supplications, ni même les quelques hymnes dont il se souvenait encore. Elle était partout : dans les murs de fer rouillé de sa cellule, dans la sueur nauséabonde qui luisait sur sa peau, dans les couleurs qu’il voyait dans le noir. À chaque inspiration qu’il prenait, elle devenait un peu plus forte. Un carillon argentin retentit. Gair ouvrit les yeux et fut ébloui par une lumière si vive, si blanche, qu’il dut se protéger le visage. À travers ses 9


doigts, il vit deux silhouettes vêtues de lumière. Des anges. Sainte Mère, des anges envoyés pour le ramener avec eux. — … Bénissez-moi maintenant et accueillez-moi à Vos côtés, pardonnez-moi tous mes péchés… Agenouillé, Gair attendait d’être béni. Un violent coup du revers de la main lui fit perdre l’équilibre. — Épargne-nous tes psalmodies, sale changelin ! Un autre coup le projeta brutalement contre le mur revêtu de fer. Une douleur fulgurante lui envahit la tempe et, dans un dernier frémissement, la musique se tut. — Eh, doucement. Il n’a aucun pouvoir contre toi ici, dit une voix d’homme. Non. Il n’avait aucun pouvoir. La magie était trop sauvage, trop imprévisible, pour appartenir très longtemps à qui que ce soit. Les murs en fer étaient inutiles, il était de toute façon impuissant. Affaissé sur le sol, Gair agrippa sa tête tourmentée par une douleur lancinante. Heureux les égarés. Des bottes à éperons d’argent entrèrent dans son champ de vision, molettes cliquetantes. Pas de carillon, donc. Et pas de robes de lumière, seulement les surcots en laine blanche des hommes du Prévôt. Des menottes en fer se refermèrent sur ses poignets, et les gardes le forcèrent à se relever en tirant sur ses chaînes. La pièce se mit à tournoyer follement autour de lui et il retomba à genoux. Avec un juron, l’un des gardes lui donna un coup de botte dans le bas du dos. Son compagnon fit claquer sa langue, réprobateur. — C’est un péché d’invoquer Son nom en vain, tu le sais bien. — Tu as prêté serment à la mauvaise Maison, mon ami. Tu prêches comme un Lecteur. (Un autre coup de pied.) Debout, sorcier ! Marche vers ton jugement, ou on t’y traîne ! Gair se releva en chancelant. Dans le couloir dallé de pierre, le soleil qui perçait par les hautes fenêtres l’aveugla de nouveau. Les gardes le prirent chacun sous un bras, moitié pour le guider, moitié pour le soutenir lorsqu’il perdait l’équilibre. Dans un cliquetis d’éperons et un bruit d’épées tressautant dans leur fourreau, d’autres gardes leur emboîtèrent le pas. Interminables couloirs flous. Marches qui le faisaient trébucher ou écorchaient ses pieds nus. Pas le temps de se reposer ni de reprendre son souffle ; il fallait avancer ou tomber, et il était tombé si bas déjà. Il avait perdu la grâce de sa Déesse, perdu le pouvoir de se faire entendre 10


d’elle, quel que soit le nombre de prières qui traversaient le vide laissé en lui par la magie. — Soyez pour moi une lumière et un réconfort maintenant et à l’heure de ma mort… — Silence ! Une main gantelée gifla Gair et un coup sec sur sa chaîne le tira en avant. Puis les couloirs se firent plus larges, lambrissés. Sous ses pieds, la pierre taillée laissa place à des dalles de marbre, et les murs se couvrirent de tentures. Les gardes tournèrent une dernière fois et s’arrêtèrent. De sombres portes se dressaient devant eux, encadrées de silhouettes indistinctes portant de longues bannières. Un souffle d’air en agita l’étoffe, et le soleil caressa les fils d’or dont elle était brodée, faisant s’embraser les Saints Chênes. Gair sentit son estomac se nouer en reconnaissant où il était. Ces portes ouvraient sur la Salle du Conseil, où les Chevaliers tenaient leurs assemblées et leurs cérémonies… Où l’Ordre rendait ses jugements. Ses jambes se dérobèrent sous lui et, dans un tintement de chaînes, il tendit les mains devant lui pour éviter de s’effondrer sur le sol ciré. En lui, un souffle de musique frissonna puis se tut. Son jugement. Trop tard pour espérer être épargné ; trop tard pour espérer autre chose que le pardon. Ô Déesse, j’implore votre bienveillance en cet instant. Devant lui, les énormes portes s’ouvrirent sans bruit vers l’intérieur. De l’alcôve fermée de rideaux au-dessus des portes, Alderan voyait la Salle du Conseil dans toute sa longueur, des sentinelles en surcot jusqu’au Chêne feuillu en bronze surplombant le fauteuil du Précepteur, rutilant dans la lumière du soleil qui entrait à flots par les hautes fenêtres. Il était perché assez haut pour échapper aux regards de tous, à condition de ne pas attirer l’attention sur lui-même, mais il prenait quand même un risque en étant là. Sur les bancs de chaque côté de la salle s’entassaient, magnifiques dans leur robe de cérémonie écarlate, les hiérarques – au grand complet, pour autant qu’Alderan puisse en juger. Tout en joues roses et postérieurs bien rembourrés, bavardant, hochant la tête et se rengorgeant. Alderan esquissa une moue méprisante. Ce sont là les héritiers d’Endirion ? Le Premier Chevalier doit pleurer dans sa tombe. 11


Par une porte latérale entrèrent deux greffiers, sérieux comme des corbeaux dans leur robe noire. Ils prirent place à des bureaux qui se faisaient face, chacun d’un côté de la salle, devant le fauteuil du Précepteur sur son estrade, le procureur classant ses papiers tandis que le scribe sortait ses plumes et son encre afin de consigner le déroulement du procès pour les archives. Un moment plus tard, le Précepteur lui-même entra dans la salle. L’anguleux Ansel se tenait aussi droit que dans les souvenirs d’Alderan, mais la couleur de son épaisse chevelure s’accordait désormais à sa robe blanche, et la main dont il tenait son bâton de commandement était déformée et tordue par l’arthrite. Ainsi, il a enfin trouvé un ennemi dont il ne peut triompher. Le héros du Samarak, finalement vaincu par le temps. À côté d’Ansel, le Chapelain n’avait pas changé, même si ses cheveux étaient un peu plus gris que la dernière fois qu’Alderan l’avait vu. Baissant sa tête léonine pour chuchoter quelque chose en privé à l’oreille du Précepteur, Danilar fronça les sourcils en écoutant la réponse de celui-ci, puis croisa ses mains épaisses à l’intérieur de ses manches et se dirigea vers sa place au premier rang des gradins. Ansel redressa les épaules puis gravit les marches qui menaient à l’estrade et se tourna vers la salle. Les hiérarques se turent. — Je déclare cette séance ouverte, annonça-t-il. Commençons. Sur un signe discret de sa part, les sentinelles ouvrirent les portes. Tous les hiérarques se penchèrent en avant pour mieux voir entrer l’accusé. Alderan serra les poings sur ses genoux. C’étaient là les membres les plus haut placés de l’Ordre, subordonnés seulement au Précepteur, lequel ne répondait lui-même qu’au Lecteur de Dremen. Et pourtant, regardez-les ! Bouche bée comme des rustres à la foire, attendant que le forain sorte sa femme peinte ou un veau à deux têtes. J’espère que la Déesse regarde ce que Ses élus s’apprêtent à faire en Son nom. Deux gardes passèrent les portes, encadrant leur prisonnier trébuchant. De longs cheveux raides et une barbe de plusieurs jours dissimulaient le visage du captif, mais rien ne camouflait ce qui lui avait été infligé. Son corps nu était couvert d’ecchymoses. Les lacérations du fouet avaient formé des croûtes dans son dos, et l’un de ses pieds laissait à chaque pas une trace ensanglantée sur le sol noir et blanc. Lorsque les gardes l’enchaînèrent à la barre des accusés en acajou, il tomba à genoux, trop faible pour rester debout. 12


Comme un seul homme, la Curie retint son souffle. Certains des hiérarques portèrent ostensiblement un mouchoir à leur nez tout en continuant à dévisager l’accusé. Les disciples du Suvaeon s’étaient-ils donc égarés si loin des principes du Heaume de Diamant, qu’ils revenaient à la question et au martinet proscrits depuis des siècles ? Alderan sentit la colère monter en lui comme un serpent se dressant pour attaquer. Était-ce donc là ce qu’ils appelaient faire justice ? Gair ressentit une violente douleur au pied en tombant. Des ténèbres bourdonnantes assaillirent sa vision de tous côtés et la Salle du Conseil devint un tourbillon d’écarlate et de lumière qui l’entraîna irrésistiblement vers le carrelage à damiers. Son estomac se souleva brusquement, mais il ravala sa nausée et ferma les yeux le temps que son vertige s’apaise. Les hiérarques avaient les yeux rivés sur lui. Leur écœurement, leur fascination malsaine lui picotaient la nuque. Leur silence résonnait aussi fort qu’un cri. Apostat ! Impie ! Il n’avait pas de réponse à leur donner. Comment pouvait-il nier la vérité ? Il frissonnait de culpabilité. Relève-toi, novice. Quoi qu’il advienne, fais-y face debout. Selenas, Maître des Épées, il y avait de cela ce qui semblait un siècle, tendant une main rude et brune à un garçon tombé dans la poussière d’un terrain d’exercice baigné de soleil, pour l’aider à se relever. L’aider à reprendre le combat. Gair ouvrit les yeux. Carrelage noir et blanc sous lui. Odeurs de cire, d’encens et – Mère miséricordieuse ! – de son propre corps crasseux. En périphérie de son champ de vision, du bois sombre et des robes rouges. Qu’ils le regardent. Ils ne le verraient pas geindre au sol comme un chiot. Lentement, les poignets alourdis par ses chaînes, il agrippa la barre d’acajou et se releva péniblement. Alderan relâcha son souffle, qu’il avait retenu sans s’en rendre compte. Ils ne l’avaient pas brisé. Le garçon tenait à peine sur ses jambes, mais il était debout et soutenait le regard du Précepteur la tête haute. Un élan de jubilation prit Alderan aux tripes. Il restait de l’espoir. 13


Le Précepteur souleva son bâton à bout ferré et en donna trois coups, aussi réguliers que des battements de cœur, sur l’estrade. D’une extrémité à l’autre de la salle, les hiérarques s’immobilisèrent. Des grains de poussière flamboyèrent dans les rayons de soleil qui entraient par les hautes fenêtres. L’astre s’était déplacé vers l’ouest ; à présent, l’estrade était plongée dans l’ombre et la barre des accusés se trouvait en pleine lumière. — Qui comparaît devant le Conseil ? L’âge avait usé la voix d’Ansel, mais son ton était toujours aussi énergique. — Un accusé, répondit le procureur, le mandat entre les mains. Il ne regarda pas le prisonnier. — De quoi est-il accusé ? — Monseigneur, il est accusé d’avoir odieusement profané la demeure de la Déesse, en péchant contre Ses commandements et en transgressant les préceptes les plus stricts de notre religion. — De quelle façon ? — Par la sorcellerie. Les hiérarques entassés sur les bancs prirent à l’unisson une inspiration horrifiée. Le mot seul suffisait à leur faire attraper leur chapelet. Alderan serra de nouveau les poings, mais se força à croiser les mains sur ses genoux. Il n’était pas là pour démanteler la Salle du Conseil brique par brique. Pas aujourd’hui. — Pourquoi est-il ici ? — Pour recevoir le jugement du Conseil. Silence, troublé seulement par le crissement de la plume du greffier qui, bientôt, cessa également. Malgré le poids des regards posés sur lui, le garçon garda la tête haute, les yeux fixés sur l’endroit, dans l’ombre, où devait se trouver la tête d’Ansel. Il ne plissait pas les paupières, bien qu’il ait sûrement les yeux larmoyants. Le soleil traversait sa barbe trop longue, révélant ses traits taillés à la serpe. Un Leahn typique, de ses sourcils comme tracés à la règle et de son long nez droit jusqu’à sa mâchoire carrée. Pas le moindre signe indiquant qu’il était gêné de se tenir devant le Conseil sans rien d’autre sur le dos que sa propre sueur. Ou s’il l’était, il refusait manifestement de le montrer. Oh, il va donner du fil à retordre. Dans la salle, le silence se fit plus pesant. Le procureur agita ses papiers avec irritation en jetant un coup d’œil furtif au Précepteur. Même les grains de poussière voletant dans l’air semblèrent se figer, suspendus 14


comme des insectes dans de l’ambre. Sur les bancs, les hiérarques se penchèrent en avant. Ansel s’avança dans la lumière. Ses cheveux pâles formèrent soudain comme un halo autour de sa tête alors qu’il prenait l’acte d’accusation des mains du procureur. La Curie se leva dans un craque­ment de bancs et un bruissement de robes. — Vous êtes accusé de multiples actes de sorcellerie, dont les détails ont été longuement discutés par cette assemblée, dit Ansel en consultant brièvement le parchemin dans sa main. Le Conseil a examiné les preuves qui lui ont été présentées, parmi lesquelles la déposition sous serment de Goran l’Ancien. Nous avons par ailleurs étudié d’autres témoignages, également délivrés sous serment dans cette salle, et les rapports concernant votre confession. Il regarda Gair droit dans les yeux. Celui-ci soutint son regard sans ciller, ce qui était tout à son honneur. — Le Conseil est parvenu à un verdict. Êtes-vous prêt à l’entendre, mon fils ? — Oui, monseigneur. Alderan secoua la tête. Que la Déesse porte ce garçon en son cœur, il regarde la damnation en face ! Le Précepteur marqua un temps, et l’attention des occupants de la pièce resta rivée sur lui. — Entendez à présent la décision du Conseil, reprit Ansel d’une voix dure et froide comme la pierre. Nous jugeons l’accusé coupable de tous les crimes susmentionnés. La sentence est la mort par le feu. Gair s’agrippa fermement à la barre et banda les muscles de ses jambes. Il ne retomberait pas à genoux. Pas question ! Mais cela n’empêchait pas le verdict de rugir à ses oreilles. Soyez pour moi une lumière et un réconfort maintenant et à l’ heure de ma mort ; ô Mère si Vous m’entendez encore, je ne veux pas mourir. — Cependant, reprit Ansel. Il chiffonna le parchemin entre ses mains. Le procureur resta stupéfait ; face à lui, le Frère Chroniqueur, bouche bée, leva des yeux ronds sur le Précepteur en voyant la boule de papier atterrir sur son bureau et y rebondir plusieurs fois avant de tomber par terre. — Un appel à la clémence a été enregistré, invoquant l’exem­ plarité de votre moralité et de votre conduite antérieures. Le Conseil doit prendre cela en compte, et votre sentence sera donc commuée : vous serez marqué au fer, excommunié de la religion eadorienne et banni de 15


cette paroisse sous peine de mort. Vous avez jusqu’à la tombée de la nuit pour obtempérer. Que la Déesse ait pitié de votre âme. Sur ces mots, Ansel frappa trois fois l’estrade de son bâton. Gair le dévisagea avec stupéfaction. Une grâce ? Comment ? Il avait sûrement mal entendu, avec les flammes qui lui grésillaient aux oreilles. — Grotesque ! (Du côté gauche de la salle, Goran l’Ancien descendit les gradins d’un pas énergique. Son visage bouffi était empourpré de colère.) C’est scandaleux, Ansel ! J’exige de savoir qui a interjeté cet appel ! — Je ne peux pas vous le dire, Goran, vous le savez très bien. Il a été déposé sous cachet et, à ce titre, reste anonyme. Le droit consistorial est très clair sur ce point. — La peine pour sorcellerie est la mort, insista Goran. On ne peut pas la commuer ni en faire appel. C’est écrit noir sur blanc dans le Livre d’Eador : « Tu ne laisseras point vivre le sorcier et fuiras toute œuvre du mal de peur qu’elle mette ton âme en péril. » Ce n’est pas là une décision de justice. C’est une insulte à la Déesse Elle-même ! — Du calme, Goran. (Alors que des murmures furieux de soutien s’élevaient des bancs, Ansel leva la main.) Et vous tous. Nous avons déjà largement débattu de ce sujet. Il est inutile de recommencer. Ce Conseil est terminé. — Je me dois de protester, Précepteur. Cet être s’est détourné de la seule Déesse véritable. Il a entaché la sainteté de l’Ordre du Suvaeon, a semé parmi nous on ne sait quelle corruption et quelle dépravation. Il a pratiqué des actes de sorcellerie ici, en lieu saint. Il doit être puni ! Le soleil était trop chaud sur le visage de Gair. Il avait la tête qui tournait et devait s’agripper à la barre en bois pour rester debout. De l’autre côté de la pièce, Danilar se pencha en avant sans quitter son siège. — Ne croyez-vous pas que le garçon est suffisamment puni, Goran ? demanda doucement le Chapelain. Une fois qu’il portera la marque des sorciers, il ne sera plus jamais le bienvenu dans aucun lieu de culte. Il ne pourra jamais se marier, ne verra jamais ses enfants bénis ni reçus dans la religion. Elle l’accompagnera jusqu’à la tombe, au même titre que la haine et les soupçons de ses voisins. N’est-ce pas assez ? — La peine pour sorcellerie est la mort. (Goran écrasa violemment son poing grassouillet dans son autre main pour souligner ses dires.) Nous ne pouvons pas hésiter à l’infliger sous prétexte que l’accusé est 16


issu de nos propres rangs. Quiconque commet le péché de Corlainn doit partager son châtiment. Il doit être brûlé sur le bûcher. Des voix coléreuses crièrent leur soutien à Goran. Des mains s’agitaient et des visages se tordaient hideusement. Des mots haineux écorchaient les oreilles de Gair, mais il garda les yeux rivés sur le Précepteur. L’intervention de celui-ci était tout ce qui se dressait entre lui et le feu. Je vous en prie, ne me laissez pas mourir. Ansel leva la main pour obtenir le silence, en vain. Les protestations pleuvaient depuis les bancs de chaque côté de la salle. Fronçant les sourcils, il donna sur l’estrade un coup si fort qu’il résonna comme la cloche de la Sacristie. — J’ai rendu mon jugement ! aboya-t-il. C’est au Conseil de parvenir à un verdict. C’est à moi de déterminer la sentence et je viens de le faire. Maintenant, ça suffit ! Les cris de la Curie retombèrent, laissant place à des murmures vengeurs, puis enfin à un lourd silence réprobateur. Goran resta debout au bas des gradins, le regard noir. — Déesse en gloire ! (Ansel planta son bâton entre ses pieds.) Vous êtes des disciples d’Endirion, mes frères, non une bande d’écoliers indisciplinés. Maintenant, allez en paix. Le Conseil est terminé. Quelques murmures de contestation persistants le firent se pencher en avant, dans la lumière. Il pinça les lèvres et ses yeux bleus lancèrent des éclairs. — Je ne veux plus rien entendre, ai-je dit ! — Ça ne se terminera pas comme ça, Ansel. (Goran pointa un doigt en direction de Gair.) Vous aurez de mes nouvelles. Sur ces mots, il gagna la porte d’un pas furieux, ses partisans agglutinés autour de lui. Dans un concert d’étoffes bruissantes et de pas traînants, le reste des hiérarques descendit des gradins et sortit après eux. Gair se laissa aller contre la barre. C’était fini, et il allait vivre. Il avait à peine eu le temps de savourer cet instant que les gardes lui enlevaient ses chaînes et l’entraînaient à travers la pièce au sol carrelé de marbre. Il regarda par-dessus son épaule, mais Ansel avait déjà tourné le dos. Une fois dans le vestibule, son escorte lui fit passer une porte latérale et descendre un couloir en pente dépourvu de fenêtres, qui finit par déboucher sur une cour circulaire semblable à une cheminée, pavée de dalles noircies et fissurées autour du trou profond où l’on plantait 17


le poteau du bûcher : la Cour du Traître, où Corlainn l’hérétique avait payé pour ses péchés lors des Guerres de Fondation, et où les habitants de Dremen auraient dû venir le lendemain voir un autre sorcier brûler. Les gradins étaient vides, et n’entouraient qu’un billot plein d’entailles auquel étaient fixées par des clous des sangles de cuir. Un brasero était installé à côté, surveillé par un homme trapu, torse nu sous son tablier de maréchal-ferrant. Au-dessus des charbons ardents, la chaleur faisait onduler l’air. Le fer à marquer enfoncé sous les braises était d’un rouge cerise jusqu’à la moitié de son manche. Gair sentit son ventre se creuser de désespoir alors qu’on le poussait à l’air libre. À quelques pas du maréchal-ferrant se tenait une silhouette mince, le dos droit, en haubert et surcot de garde. L’insigne en forme de gantelet sur sa poitrine était brodé de fil d’or, et il portait les galons dorés de la Prévôté sur l’épaule. Les gardes se mirent au garde-à-vous en claquant des talons. Bredon répondit à leur salut d’un signe de tête. De ses yeux sombres aux paupières tombantes, il regarda Gair de la tête aux pieds, sans afficher la moindre émotion. — Je vous en prie, monsieur…, supplia le garçon. Ne faites pas ça. Les rides qui couraient du nez busqué du Prévôt à sa bouche se creusèrent un peu plus. — Le prisonnier est-il en état de subir sa peine ? demanda-t-il. Le maréchal-ferrant attrapa la tête de Gair entre ses mains calleuses pour lui relever les paupières du bout des pouces. Le garçon se dégagea brutalement de son emprise lorsque l’éclat du soleil lui brûla les yeux. Puis le maréchal-ferrant lui pinça la peau du bras, assez fort pour lui faire mal. — J’ai vu mieux, grommela-t-il. Mais il lui reste du caractère. — Allez-y. L’escorte de Gair le traîna jusqu’au billot. Un coup de pied dans les jarrets le força à s’agenouiller pendant qu’on défaisait l’entrave qui lui retenait le poignet gauche. Dans un geste désespéré, il fit claquer la chaîne ballante mais ne toucha personne. L’extrémité d’une massue de garde lui heurta la tempe. — Tiens-toi tranquille, changelin, gronda celui qui l’avait frappé. Affronte ton châtiment en homme, si tu ne peux pas le faire en Chevalier ! Le soleil de midi était trop brillant, les ombres qu’il projetait noires et acérées comme des dagues, martelant le crâne de Gair. Il voyait flou 18


et n’eut pas la force de résister lorsqu’on le força à poser le bras gauche sur le billot, tandis que l’autre était tordu dans son dos, haut entre ses omoplates, à l’aide de la chaîne. On lui passa les doigts sous un large crampon de fer et on resserra étroitement les lanières de cuir par-dessus son coude et son poignet. Du sang lui coulait du visage, mouchetant le pavé poussiéreux comme une pluie estivale. Devant le brasero, le maréchal-ferrant enroula un bout de cuir autour du manche du fer à marquer et le sortit des braises. Le talon de l’outil, couleur de paille, dégagea une volute de fumée qui fit ondoyer l’air. Ô Déesse, non. Gair lutta pour dégager sa main, mais les sangles le retinrent fermement. — Non, réussit-il à souffler. (Il prit une inspiration sifflante entre ses dents serrées.) Déesse, je vous en prie ! Non ! La chaleur palpitante du fer qui était soigneusement, presque délicatement, positionné au-dessus du centre de sa paume lui fit l’effet d’un coup. Tout son corps se couvrit soudain de sueur. Du coin de l’œil, le maréchal-ferrant regarda brièvement Bredon, quêtant son approbation. Puis il appuya le fer sur la peau de Gair.


À suivre...


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