La Lune des traitres - extrait

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« Je vous recommande ce livre. Des personnages inoubliables, une intrigue captivante et des ennemis vraiment intimidants. » Robin Hobb ★★★★★

Alec et Seregil ont décidé de quitter leur terre d’adoption,

Lynn Flewelling est née en 1958 à Presque Isle dans le Maine, ville qui, contrairement à ce qu’on pourrait croire, n’est pas près de la mer mais au fond des bois. Après des études de littérature, d’histoire et une école vétérinaire, elle a travaillé comme employée à la morgue, peintre en bâtiment et journaliste avant de trouver sa voie et d’écrire des séries de Fantasy à succès. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Audray Sorio ISBN : 978-2-35294-534-5

9 782352 945345

Illustration de couverture : Miguel Coimbra

Skala, désormais hantée par trop de souvenirs douloureux. Cependant la guerre continue de faire rage, et la reine Idrilain, qui a besoin d’eux, met un terme à leur retraite. Leur nouvelle mission : prendre part à une délégation diplomatique en Aurënen, le pays d’origine de Seregil. Dans ce royaume légendaire, où se mêlent magie et honneur, il devra affronter les démons de son passé, pendant qu’Alec se découvrira des origines insoupçonnées…


Du même auteur, aux éditions Bragelonne : Nightrunner : 1. Les Maîtres de l’ombre 2. Les Traqueurs de la nuit 3. La Lune des traîtres

www.bragelonne.fr


Lynn Flewelling

La Lune des traîtres Nightrunner – tome 3 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Audray Sorio

Bragelonne


Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant

Titre original : Traitor’s Moon Copyright © 1999 by Lynn Flewelling Tous droits réservés © Bragelonne 2011, pour la présente traduction Illustration de couverture : Miguel Coimbra Carte : D’après la carte originale ISBN : 978-2-35294-534-5 Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr


À Thelma et Win White ainsi que Frances Flewelling, pour l’amour et le soutien qu’ils m’apportent en permanence. Je vous promets qu’un jour j’ écrirai un roman sérieux ! Merci d’apprécier ceux-ci à ce point.



Remerciements J’adresse mes remerciements les plus sincères à tous ceux qui m’empêchent de sombrer dans la folie, qui me nourrissent et ramassent les miettes. Croyez-moi, c’est un boulot à plein-temps. D’abord, et avant tout, le docteur Doug, mon mari et meilleur ami, qui ne laisse sortir aucun chapitre indemne. En plus, il fait la cuisine ! Le Duo Dynamique – Anne Lesley Groell, mon éditrice, et Lucienne Diver, mon agent – et toute l’équipe de Bantam Spectra et de la Spectrum Literary Agency, qui se débrouillent de leur côté pour ne pas sombrer dans la folie, pour se nourrir et ramasser les miettes. Je remercie également les Usuals Suspects – Darby Crouss, Laurie Hallman, Julie Friez et Scott Burgess – ainsi que ma famille. Sans oublier les nouveaux lecteurs de tous horizons comme Michele De France ou les NextWavers : Devon Monk, James Hartley, Charlene Brusso et Jason Tanner. Enfin, un grand merci à notre forgeron local (combien parmi vous peuvent en dire autant ?), Adam Williams, pour ses conseils techniques et nos papotages en général, ainsi qu’à Gary Ruddell sans qui mes idées n’auraient pas pu prendre forme. Merci à tous pour votre soutien, votre expérience et vos avis éclairés en cours de route. Je suis également reconnaissante aux Eagles de s’être reformés juste assez longtemps pour enregistrer le CD Hell Freezes Over. Il m’a permis de traverser des journées et des nuits épuisantes, à l’époque où les paroles « You can check out anytime you like, but you can never leave »  1 résumaient plutôt bien la situation. Heureusement j’ai surmonté tout cela.

1. « Tu peux rendre la clé autant de fois que tu le veux, mais tu ne peux jamais partir. » (Ndé )



Note de l’auteur Depuis la sortie du premier tome de Nightrunner en 1996, on n’a cessé de me demander si j’écrivais une trilogie. C’est une question légitime, étant donné le genre dans lequel la série s’inscrit, alors je profite de ce troisième opus pour clore le sujet une bonne fois pour toutes. Ceci n’est pas une trilogie. Ceci n’est pas une trilogie. Ceci n’est pas une trilogie. Et le premier qui me demande si c’est une pentalogie, je lui plante mon porteplume en argent dans le cœur. Bon, peut-être que je n’irai pas jusque-là. J’adore ce porte-plume. Je n’ai rien contre les trilogies, ce n’est tout simplement pas ce que j’ai voulu faire ici. La série Nightrunner se résume très exactement à ceci : une suite de récits qui s’entrecroisent et racontent la vie et les aventures de personnages avec lesquels je m’amuse énormément. D’autres tomes suivront, au gré de mon inspiration. Quant à savoir s’il faut lire la duologie de départ, Les Maîtres de l’ombre et Les Traqueurs de la nuit, pour comprendre ce livre… Probablement pas. Mais, maintenant que j’y pense, je dois encore payer les études de mes deux enfants. Donc oui, il est indispensable que vous lisiez les deux premiers tomes. Et que votre famille et tous vos amis en fassent autant.





1 Sombres espoirs

M

agyana avançait péniblement sur le sol labouré du champ de bataille ; le vent chargé de neige fondue lui fouettait le visage, arrachant au passage quelques mèches humides de son épaisse tresse blanche. Au loin s’étendait le campement de la reine, dont les tentes se gonflaient et claquaient le long de la rivière tels des spectres noirs sur la plaine terne. Les chevaux se blottissaient les uns contre les autres dans les enclos improvisés, la croupe face au vent. Les malheureux soldats qui étaient de garde en faisaient autant ; au milieu de cette palette sombre, seuls leurs tabards verts apportaient une note de couleur. Magyana resserra la cape trempée qui l’enveloppait. Jamais, au cours de ses trois cent trois ans d’existence, elle n’avait ressenti le froid aussi vivement. Peut-être la foi l’avait-elle réchauffée jusqu’alors, pensa-t-elle tristement : la foi en son mode de vie confortable, la foi en Nysander, le magicien qui avait été son âme sœur pendant deux siècles. Cette maudite guerre lui avait volé les deux, et bien plus encore. Près d’un tiers des magiciens de la maison Orëska avaient été décimés, des siècles de vie et de savoir anéantis. Le deuxième consort de la reine Idrilain ainsi que ses deux plus jeunes fils étaient tombés au combat, des dizaines de nobles et un nombre incalculable de soldats avaient également franchi les portes de Bilairy, terrassés par une épée ennemie ou par la maladie. Magyana sentit la rancœur se mêler au chagrin tandis qu’elle songeait à la vie paisible qu’elle menait avant tous ces bouleversements. Grande voyageuse et érudite, elle collectionnait les contes et les merveilles. C’était à contrecœur qu’elle avait pris la place de Nysander aux côtés de la reine vieillissante. Mon pauvre Nysander. Elle essuya une larme que le vent avait fait rouler sur sa joue. Tu aurais savouré tout cela, tu y aurais vu un jeu formidable. Elle se retrouvait donc là, bloquée par l’hiver au fin fond des territoires sud de Mycena, une contrée qui baignait une fois de plus dans le sang de ses deux voisins belliqueux. Plenimar refermait ses griffes avides sur les frontières skaliennes à l’ouest, et sur les terres fertiles qui longeaient la route d’Or au nord. 13


Ce deuxième hiver, particulièrement rigoureux, avait ralenti le rythme des combats mais, alors que les jours rallongeaient, annonçant l’arrivée prochaine du printemps, les rapports quotidiens des espions de la reine laissaient entrevoir l’impensable. Leurs alliés myceniens envisageaient de capituler. Pas étonnant, pensa Magyana qui atteignait enfin les abords du campement. Cinq jours seulement s’étaient écoulés depuis la dernière bataille. Ces champs ravagés, où les fermiers, jadis, avaient fauché leur blé, regor­geaient désormais de vestiges bien plus barbares : étendards déchirés, boucles de baudriers cassées, pointes de flèche oubliées par les civils qui gravitaient autour du camp dans l’espoir de récupérer quelque trésor, et, de temps à autre, de funestes restes humains, trop gelés pour que les corbeaux y risquent leur bec. Au printemps, le dégel offrirait une bien amère récolte, mais la situation s’était tellement dégradée que la magicienne doutait qu’ils soient encore là pour y assister. Les Plenimariens les avaient pris par surprise juste avant l’aube. Idrilain s’était jetée sur son armure puis avait rallié ses troupes à la hâte avant que Magyana ait pu la rejoindre. La reine avait mal fermé un côté de sa cuirasse et, au cours de l’affrontement qui avait suivi, une flèche ennemie avait trouvé la faille et était venue perforer son poumon gauche. Elle avait survécu à l’extraction mais la blessure s’était rapidement infectée. Les archers plenimariens avaient trempé la pointe de leurs flèches dans leurs propres excréments avant l’offensive. Depuis, une multitude de Drysians faisaient appel à tout leur savoir pour la maintenir en vie alors que la putréfaction gagnait la blessure et que son corps brisé par la fièvre se décharnait. Assister à la lutte silencieuse d’Idrilain était effroyable mais elle refusait d’ordonner sa délivrance. « Pas encore. Pas dans la situation actuelle », avait-elle gémi, agrippée à la main de Magyana alors que, haletante et tremblante, elle élaborait un plan. Atteignant le grand pavillon de la reine, la magicienne adressa une discrète prière aux Quatre. Ô Illior, Sakor, Astellus et Dalna, l’ heure est venue ! Accordez à notre reine la force d’aller jusqu’au bout de notre subterfuge. Un garde souleva la toile de la tente et elle pénétra dans la chaleur étouffante qui régnait à l’intérieur. D’immenses tapisseries suspendues à la structure du plafond délimitaient la salle d’audience où étaient déjà réunis les officiers et les magiciens que la reine avait convoqués. Magyana gagna sa place à gauche du trône vide puis fit un signe de tête à Thero, son protégé et complice, qui se tenait non loin. Il s’inclina en retour, son visage calme et harmonieux ne laissant rien transparaître. Les tapisseries s’écartèrent et Idrilain fit son entrée, appuyée au bras de son fils aîné, le prince Korathan, et suivie de ses trois filles. Tous à l’exception de la plantureuse Aralain avaient revêtu l’uniforme. 14


Idrilain prit place et Phoria, son héritière, plaça la grande épée dégainée de Ghërilain sur les genoux de sa mère. Téméraire en temps de guerre et vertueuse en temps de paix, Idrilain avait fait honneur à l’antique lame pendant plus de quatre décennies. Elle était désormais trop faible pour la soulever sans aide, même si personne, hormis ses plus proches conseillers, ne le savait. Ses épais cheveux argentés, ceints d’un diadème en or, retombaient sur ses épaules avec souplesse, camouflant son cou fragile. Des gants en cuir fin dissimulaient ses mains flétries. Plusieurs couches de vêtements recouvraient son corps émacié afin de masquer l’ampleur de son déclin. Les Drysians lui administraient des infusions qui atténuaient la douleur et soulageaient son cœur épuisé, mais leurs pouvoirs avaient des limites. Thero dut recourir à la magie pour donner un semblant de couleur aux joues de la souveraine et insuffler un peu de puissance à sa voix. Seuls ses yeux bleu pâle, aussi vifs que ceux d’un balbuzard, étaient intacts. L’illusion était parfaite. Malheureusement, les enfants d’Idrilain étaient eux aussi victimes de cette supercherie. Les deux consorts de la reine lui avaient donné chacun trois enfants et ces deux triades étaient aussi différentes que leur père respectif. Les trois plus âgés – la princesse Phoria, son jumeau Korathan et leur sœur Aralain – étaient grands, beaux et graves. Klia, la plus jeune et seule survivante de la deuxième fratrie, avait hérité des traits gracieux, des cheveux châtains et de la vivacité d’esprit de son père et de ses deux frères, à la mémoire desquels elle portait encore un baudrier noir. Des six, l’aînée et la cadette avaient toujours suscité plus d’attention de la part des magiciens de l’Orëska. Intrépide et douée pour le combat, Phoria était passée des rangs de la garde montée au poste de commandant en chef de la cavalerie skalienne. Approchant la cinquantaine, elle était aussi célèbre dans les cercles militaires, pour ses tactiques innovantes, qu’à la cour pour son franc-parler et sa malheureuse stérilité. À l’époque de son arrière-grand-mère, elle aurait pu assumer la couronne avec ses seuls talents de guerrière, mais les temps avaient changé et Magyana n’était pas la seule à craindre que Phoria manque de discernement pour diriger une nation confrontée aux complexités de ce vaste monde. Juste avant sa mort, Nysander avait aussi fait allusion à une discorde entre la reine et son héritière mais une convocation l’avait empêché d’en révéler davantage. « Nous sommes désormais les plus anciens magiciens de l’Orëska, mon aimée. Notre bien à tous repose en équilibre instable sur le fil de l’ épée de Ghërilain, toi et moi le savons mieux que quiconque », l’avait-il mise en garde. « Ne t’ éloigne pas du trône, ni de ceux qui sont susceptibles de s’y asseoir un jour. » Magyana reporta son attention sur Klia et une bouffée de tendresse familière l’envahit. À vingt-cinq ans, elle était non seulement à la tête d’un 15


escadron de la garde montée, mais le don qu’elle avait pour la diplomatie n’était plus à démontrer. Ce n’était un secret pour personne, bon nombre de Skaliens auraient souhaité qu’elle soit l’aînée. Idrilain leva la main et le silence se fit dans l’assemblée. — Nous allons perdre cette guerre, commença-t-elle d’une voix rauque. Discrètement, Magyana envoya un flux de sa propre force vitale dans le corps ravagé de la reine. Elle fut aussitôt submergée par une vague de douleur tandis que l’intense souffrance et l’épuisement d’Idrilain pénétraient dans ses veines. Magyana se força à respirer lentement, laissant son esprit surmonter cette épreuve et se concentrer sur son objectif. De l’autre côté de la pièce, Thero faisait de même. — Nous allons perdre cette guerre sans l’aide d’Aurënen, poursuivit Idrilain avec plus de vigueur. Nous avons besoin de la force des Aurënfays et de leurs magiciens pour contrer les assauts des nécromants plenimariens. Et si Mycena tombe, nous aurons également besoin d’eux pour nous approvisionner en chevaux, armes et nourriture. — Nous nous en sortons très bien sans les Aurënfays, rétorqua Phoria. Les Plenimariens n’ont pas réussi à nous repousser au-delà de la rivière Folcwine, malgré tous leurs nécromants et leurs abominations. — Mais ils finiront par y arriver ! répondit Idrilain, la voix enrouée. (Un assistant lui tendit une coupe mais elle la refusa d’un geste, craignant que l’on ne puisse voir sa main trembler.) Même si nous parvenons à les vaincre, nous aurons besoin des Aurënfays après la guerre. Il faut que nous puissions de nouveau mêler notre sang au leur. D’un signe impérieux, elle invita Magyana à prendre la parole. — Ce sont les Aurënfays qui ont apporté la magie à notre peuple, en mélangeant leur race à la nôtre, commença Magyana, rafraîchissant la mémoire à ceux qui en avaient besoin. Ce sont eux qui ont initié nos premiers thaumaturges à la magie de l’Orëska. (Elle se tourna vers la famille royale.) Vous-mêmes portez encore en vous la mémoire de ce sang, l’héritage d’Idrilain Ire et de son consort aurënfay, Corruth í Glamien. Depuis que Corruth a été assassiné et qu’Aurënen nous a fermé ses frontières, il y a de cela trois siècles, peu d’Aurënfays se sont risqués en Skala et l’héritage qu’ils nous ont laissé s’amenuise de jour en jour. Chaque année, de moins en moins d’enfants dotés de pouvoirs magiques à la naissance sont confiés à la maison Orëska, et les facultés des plus jeunes d’entre eux sont souvent limitées. En raison de l’incapacité des magiciens à se reproduire, il n’y a aucune autre solution que la reprise des échanges entre nos deux pays. » L’attaque lancée par les Plenimariens sur la maison Orëska nous a privés de nos jeunes magiciens les plus prometteurs avant même que la guerre ait vraiment éclaté. Depuis lors, les combats n’ont cessé de décimer nos rangs. À l’Orëska, l’aile des apprentis compte désormais des lits vides, et pour la 16


première fois depuis la fondation de la troisième Orëska à Rhíminie, deux des tours de la maison sont inoccupées. — La magie est l’un des piliers du pouvoir de Skala, reprit la reine d’une voix râpeuse. Avant le début de cette guerre, nous ignorions totalement l’ampleur que la nécromancie avait prise à Plenimar. Si nous perdons ces pouvoirs alors que, de toute évidence, leur force s’intensifie, eh bien… Skala aura disparu d’ici à quelques générations. Elle fit une pause et Magyana sentit la magie de Thero se joindre à la sienne tandis qu’elle insufflait un supplément d’énergie dans le corps défaillant de la souveraine. — Voilà un an que le seigneur Torsin et moi négocions avec les Aurënfays, poursuivit Idrilain. Il est là-bas actuellement, à Virésse, et il m’a fait savoir que l’Iia’sidra avait enfin accepté de recevoir une petite délégation pour résoudre cette affaire. (Elle s’adressa à Klia.) Vous vous y rendrez en mon nom, ma fille. Vous serez mon ambassadrice. Vous devez vous assurer que nous pourrons compter sur leur soutien. Nous réglerons les détails plus tard. Klia avait l’air grave lorsqu’elle s’inclina pour accepter la mission, mais Magyana décela une lueur de joie dans ses yeux bleus. Satisfaite, la magicienne sonda rapidement les pensées de son frère et de ses sœurs. La princesse Aralain rayonnait de soulagement, son seul désir étant de regagner la quiétude de son foyer. Pour les autres il en allait tout autrement. Phoria ne laissait rien paraître, mais la jalousie qui la consumait laissa un arrière-goût acide dans la bouche de Magyana. Korathan était moins subtil. — Klia, maugréa-t-il. Vous choisissez la plus jeune d’entre nous pour aller à la rencontre d’un peuple dont l’espérance de vie est de quatre cents ans ? Ils vont lui rire au nez ! Moi, au moins… — Je ne doute pas de vos capacités, mon cher fils, lui assura Idrilain, coupant court à ses protestations. Mais j’ai besoin de vous ici pour prendre en charge le commandement des troupes de Phoria. (Elle s’interrompit de nouveau et s’adressa à son aînée.) Car vous, Phoria, devrez me remplacer un certain temps. Mes guérisseurs sont trop lents. Je vous désigne chef de guerre jusqu’à mon rétablissement. Elle saisit l’épée de Ghërilain à deux mains. À ce signal, Thero fit léviter la lourde lame afin de permettre à Idrilain de la transmettre à sa fille. Bien que Magyana ait orchestré ce moment, un pressentiment la fit frissonner. L’épée se transmettait de mère en fille depuis l’époque de Ghërilain, la première d’une longue lignée de reines guerrières, mais cette passation avait toujours eu lieu à la mort de la mère. — Et pourquoi ne pas désigner un régent ? demanda Korathan, un peu trop hâtivement au goût de Magyana. Et de sa mère aussi, sembla-t-il. Idrilain lui lança un regard furieux. 17


— Je n’ai pas besoin de régent. Magyana vit la mâchoire de Korathan se contracter tandis qu’il s’inclinait en silence devant sa mère. Est-ce l’ honneur de ta sœur qui te préoccupe tant, ou bien t’ inquiètes-tu de la voir sur le trône ? se demanda la magicienne, sondant ses pensées une seconde fois. L’oracle afrien pouvait empêcher les héritiers mâles d’accéder au trône, mais il ne pouvait pas les empêcher de diriger dans l’ombre de celui-ci. — Je dois m’entretenir en privé avec Klia, annonça la reine, congédiant les autres. La nuit était tombée et Magyana se tapit dans l’ombre, entre deux tentes voisines, en attendant que le reste de l’assemblée se disperse. Quelque part au-dessus de la couche nuageuse, une lune pleine parcourait le ciel. Son attraction exerçait une pression désagréable sur les yeux de la magicienne. Lorsque la voie fut libre, elle se glissa dans le pavillon d’Idrilain et découvrit une Klia folle d’inquiétude penchée sur sa mère qui luttait pour respirer, affalée contre le dossier de sa chaise. — Aidez-la ! supplia-t-elle. — Thero, va chercher le Drysian, intima Magyana à voix basse. Le jeune magicien surgit de derrière une tapisserie au fond de la tente, accompagné du guérisseur Akaris. Le Drysian tenait une coupelle brûlante dans une main et son bâton usé dans l’autre. — Faites-lui avaler un peu de cela, ordonna Akaris en tendant la coupelle à Thero. Il toucha ensuite la lemniscate en argent, symbole de Dalna, qu’elle portait autour du cou. Il posa la main sur la tête affaissée de la reine et une lueur pâle les enveloppa tous les deux pendant quelques secondes. Elle en ressortit exténuée mais elle respirait plus librement. Thero et Klia la portèrent sur sa couche à l’arrière de la tente et glissèrent des pierres chaudes sous ses draps. Idrilain ouvrit les yeux et leur adressa un regard épuisé. Thero lui présenta de nouveau la coupelle mais elle détourna la tête au bout de quelques gorgées. — Il faut que tout soit réglé au plus vite, murmura-t-elle. — Mère, vous avez ma parole, mais peut-être Korathan a-t-il raison, dit Klia en s’agenouillant à ses côtés. Les Aurënfays vont me prendre pour une enfant. — Vous leur montrerez bientôt qu’il n’en est rien. Korathan était la seule autre option, mais il les aurait terrorisés. — Je comprends. Je ne vois simplement pas ce que je pourrais faire de plus que le seigneur Torsin. Il maîtrise l’aurënfay mieux que quiconque en Skala. 18


— Pas tout à fait, dit Idrilain dans un souffle. Mais Seregil n’accepterait jamais de partir, pas avec Korathan en tout cas… — Seregil ? (Alarmée, Klia regarda Magyana.) Elle divague ! Son exil n’a pas été levé. Il ne peut pas y retourner. — Si, il le peut, du moins pendant la durée de votre visite, lui répondit Magyana. L’Iia’sidra a accepté son retour temporaire s’il se présente en tant que conseiller à votre service. Encore faut-il qu’il accepte. — Vous ne lui avez pas demandé ? — Voilà presque un an que nous n’avons plus eu de nouvelles de lui ni d’Alec, intervint Thero. Magyana posa une main sur l’épaule de Klia. — Par chance, nous connaissons quelqu’un qui peut les retrouver. Pensez-vous que ce capitaine à la chevelure rousse que vous comptez dans vos rangs apprécierait un petit voyage en Skala ? — Beka Cavish ? (Klia sourit d’un air entendu.) Je ne crois pas qu’elle s’y opposerait. Korathan et Aralain avaient raccompagné Phoria à sa tente et elle était maintenant assise devant sa coupe de vin, attendant en silence le rapport de son espion. Korathan faisait les cent pas, ressassant des idées qu’il n’était pas encore prêt à partager. Aralain, dans sa robe de fourrure, se tenait tout près du brasero, croisant et décroisant nerveusement ses mains douces et inutiles. Depuis l’enfance, Phoria méprisait la timidité et le manque d’autonomie d’Aralain. Elle l’aurait complètement ignorée si celle-ci n’avait pas été la seule à pouvoir mettre au monde une héritière pour le trône. Son aînée, Elani, était aujourd’hui une jeune fille docile de treize ans. — Je ne comprends pas pourquoi le projet de Mère te contrarie à ce point, dit enfin Aralain, haussant les sourcils comme elle le faisait chaque fois qu’elle voulait être prise au sérieux, ce qui ne manquait pas d’irriter sa sœur. — Parce que c’est voué à l’échec, répondit Phoria avec hargne. Les Aurënfays ont bafoué notre honneur avec leur Édit de Séparation. Et main­ tenant, nous leur offrons une seconde chance, au pire moment pos­sible. Nous devrions affirmer notre puissance, et au lieu de ça nous courons demander de l’aide au peuple le moins susceptible de nous l’accorder. Leur refus nous vaudra presque à coup sûr la perte de Mycena. — Mais les nécromants… Phoria émit un grognement moqueur. — Je n’ai encore jamais rencontré de nécromant dont l’acier skalien ne soit pas venu à bout. Nous sommes devenus trop dépendants des magiciens. Ces dernières années Mère les a de plus en plus laissés prendre le contrôle : d’abord 19


Nysander, et maintenant Magyana. C’est à elle que nous devons ce stupide petit jeu dangereux, mets-toi bien ça dans le crâne ! Phoria criait presque sur la fin de sa diatribe et elle constata, non sans contentement, que sa sœur était absolument terrifiée. Korathan s’était arrêté, lui aussi, et l’observait avec circonspection. Ils avaient beau avoir partagé le ventre maternel, elle ne manquait pas une occasion de lui rappeler qui détenait le pouvoir. Satisfaite, elle leur adressa un mince sourire forcé puis reporta son attention sur le vin. Quelques minutes plus tard, quelqu’un gratta furtivement la toile de la tente. — Entrez ! cria-t-elle. Le capitaine Traneus pénétra à l’intérieur et la salua. L’homme n’avait que vingt-quatre ans, il était bien plus jeune que la plupart des membres de sa milice personnelle mais il faisait preuve d’une remarquable discrétion, et il était loyal et prêt à tout pour obtenir de l’avancement, une combinaison particulièrement efficace. Il était devenu sa seconde paire d’yeux et d’oreilles et il avait peu à peu réussi à constituer un précieux noyau d’informateurs. — J’ai continué à épier selon vos ordres, général, l’informa-t-il. Magyana est retournée dans la tente de la reine sous le couvert de l’obscurité. J’ai aussi perçu la voix de deux hommes à l’intérieur : Thero et le Drysian. — Avez-vous pu entendre ce qu’ils disaient ? — En partie, général. J’ai bien peur que l’état de la reine soit plus grave qu’on veut nous le faire croire. Et le commandant Klia doute d’être à la hauteur de la tâche que la reine lui a confiée. Il s’interrompit et s’agita, le regard inquisiteur de Phoria le mettant mal à l’aise. — Autre chose ? demanda-t-elle sèchement. Traneus avait les yeux rivés sur la toile de la tente, derrière elle. — La voix de la reine était très difficile à distinguer, général, mais, de ce que j’ai pu comprendre, Idrilain pense que le commandant Klia est le seul de ses enfants capable de mener à bien cette mission. Phoria enfonça ses ongles dans les bras du fauteuil, mais elle dompta aussitôt son impatience. Ces mots lui restaient en travers de la gorge, mais elle savait aussi qu’ils renforçaient sa position auprès des autres. Le visage de Korathan s’était assombri. Aralain était plongée dans l’examen de ses mains. — La reine envisage d’envoyer le seigneur Seregil avec Klia, ajouta Traneus. Apparemment Magyana sait où les trouver, lui et ce jeune homme qui le suit partout. — Alors comme ça notre mère rappelle son gentil toutou aurënfay, hein ? railla Phoria. — Ne sois pas si mauvaise, murmura Aralain, il a toujours été serviable avec nous. Si Mère ne lui reproche pas d’être parti au début de la guerre, pourquoi le ferais-tu ? Après tout, il n’aurait pas été très efficace comme soldat. 20


— Oui, bon débarras ! marmonna Phoria. Cet homme n’est qu’un minet sensualiste. Il s’accroche aux jeunes nobles fortunés comme une tique sur le dos d’un chien. Quelle quantité d’or t’a-t-il aidé à dépenser, Kor ? Son frère haussa les épaules. — C’était un compagnon bizarre mais amusant, à sa façon. J’imagine qu’il se débrouillera plutôt bien en tant qu’interprète. — Gardez un œil attentif sur ma mère et ses visiteurs, capitaine, ordonna Phoria. Après les avoir salués, Traneus s’éclipsa dans la nuit. — Seregil, hein ? dit Korathan, songeur. Je me demande ce que le seigneur Torsin pense de cela. Il ne l’apprécie pas plus que toi, si je me souviens bien. — J’imagine que les Aurënfays ne sont pas non plus particulièrement pressés de le revoir, convint Phoria pour clore le sujet. Maintenant, en ce qui concerne la mission de Klia, il nous faut un observateur acquis à notre cause au sein de la délégation. — Ce Traneus ? suggéra Aralain, qui n’avait aucune imagination. Phoria lui décocha un regard chargé de mépris. — Disons plutôt quelqu’un en qui Klia a confiance, quelqu’un à qui elle parle ouvertement. — Et qui serait en mesure de nous faire parvenir des messages, renchérit Korathan. — Qui, alors ? demanda Aralain. Phoria haussa un sourcil d’un air entendu. — Oh ! j’ai ma petite idée.


À suivre...


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