Elminster doit mourir - extrait

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J

adis sauveur des Royaumes, Elminster a tout perdu. Sa déesse a disparu, et son amante, la Simbule, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle erre aux frontières de la folie et seule la magie peut la ramener temporairement à la raison. Elminster s’emploie donc depuis des années à lui rapporter tous les objets enchantés qu’il peut trouver. Mais il doit désormais faire un choix car, le Cormyr, ce royaume qu’il chérit tant, est aussi en danger. De puissants artefacts ont refait surface. Ils pourraient permettre à ses ennemis de détruire Cormyr, à Elminster de le défendre ou à la Simbule de guérir… Le salut du monde ou celui de son amour ?

Ed Greenwood, né en 1959, a créé Les Royaumes Oubliés il y a une quarantaine d’années. Son personnage favori dans l’univers de Faerûn est l’archimage Elminster dont il a dépeint les aventures pendant de nombreuses années. Il vit en Ontario et avoue être le plus heureux des hommes quand il marche dans les rues tortueuses d’Eauprofonde avec son alter ego, Elminster, à ses côtés.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Baptiste Bernet Illustration de couverture : Kekai Kotaki ISBN : 978-2-8112-0636-9

9 782811 206369


Du même auteur, chez Milady : Les Chevaliers de Myth Drannor : 1. Les Épées de Soirétoile 2. Les Épées du Dragon de feu 3. L’ épée qui ne dort jamais Elminster : 1. La Jeunesse d’un mage 2. Elminster à Myth Drannor 3. La Tentation d’Elminster 4. La Damnation d’Elminster 5. La Fille d’Elminster Le Sage de Valombre : Elminster doit mourir La Saga de Shandril : 1. Magefeu

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Le Sage de Valombre

Elminster doit mourir Ed Greenwood Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Baptiste Bernet


Milady est un label des éditions Bragelonne

Originally published in the USA by Wizards of the Coast LLC Originellement publié aux États-Unis par Wizards of the Coast LLC FORGOTTEN REALMS, WIZARDS OF THE COAST and their respective logos are trademarks of Wizards of the Coast LLC in the USA and other countries. © 2011 Wizards of the Coast LLC All rights reserved. Licensed by Hasbro. Titre original : Elminster Must Die © 2010 Wizards of the Coast LLC © Bragelonne 2011, pour la présente traduction Illustration de couverture : © Kekai Kotaki Carte : TK © 2010 Wizards of the Coast LLC ISBN : 978-2-8112-0636-9 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr


pereunt et imputantur mors ianua vitae Pour Brian Cortijo car ce livre aurait dû être le sien. Pour Brian Thomsen qui devrait encore être en vie pour le lire.





Prologue

E

n cette année du Sans âge, Valombre jouissait d’un printemps aussi doux que précoce, une succession d’averses aussi courtes que violentes et de journées humides. Ceux qui traversaient ces contrées étaient sûrs de transpirer abondamment, de glisser dans la boue et de faire face à moult insectes affamés. Voilà pourquoi Gaerond des Balafres se retrouvait à court de jurons et tout engourdi à force de se donner des claques. Les Boucliers de sang qui l’accompagnaient, pourtant des aventuriers aguerris, n’appréciaient pas davantage le périple. Si ce volubile Sembien ne les avait pas aussi bien payés – et ne leur avait pas promis une prime supplémentaire s’ils réussissaient un tant soit peu dans leur mission –, ils seraient depuis longtemps allés voir ailleurs. Tout le monde savait qu’il ne restait plus d’Elminster, mort depuis longtemps, qu’un héros de légende à la longue barbe et que sa tour de Valombre était depuis des années une ruine infestée de serpents. Les aventuriers purent le constater quand ils se retrouvèrent enfin devant des décombres envahis par les mauvaises herbes et une mare recouverte de mousse. Mais de l’or sembien, ce n’était pas rien, et on leur en avait promis de pleines poignées. Pas question de faire marche arrière. L’Auberge du vieux crâne était bien là elle aussi et s’élevait fièrement au bord de la route. On y avait récemment ajouté deux étages avec leurs propres porches et un haut toit recouvert de belles tuiles sombres. Une rangée de lanternes de fer ornées, suspendues sous l’auvent au bout de solides chaînes, attendait le crépuscule pour que l’on vienne les allumer – ce qui ne tarderait pas. Gaerond accueillit avec un grognement approbateur l’odeur d’herbecorne brûlée. Un établissement où l’on veillait à tenir les insectes à distance ? Il n’en demandait pas davantage. 9


Il entendit un gong résonner à l’intérieur : on les avait vus arriver. Gaerond lança un regard entendu à Malkym et Flamdar, et tapota la poignée de son épée. Il l’attacha à son fourreau avec ses cordons de paix et hocha la tête quand les deux aventuriers en firent de même. L’homme se dirigea alors vers l’auberge, les mains écartées. Il pourrait très bien lancer deux longuesarques en un clin d’œil s’il le fallait – ce qui n’arriverait pas si les autres Boucliers de sang daignaient bien se tenir. Ils allaient peut-être dormir dans des lits corrects, voire prendre un bain ! L’homme le plus massif qu’il ait jamais vu l’accueillit sur le pas de la porte avec un sourire affable. Gaerond lui rendit la pareille et fit mine de ne pas remarquer les deux femmes à chaque extrémité du comptoir qui l’observaient, arbalète à portée de main. — Des chambres et à manger pour… six ? — En effet, mon ami, que nous paierons en espèces sonnantes et trébuchantes. Gaerond, par habitude, faisait de son mieux pour avoir l’air aimable. Bien des gens ne voyaient chez lui que ses terribles cicatrices. — Si tout se passe bien pour nous, j’entends, poursuivit-il. Mes compagnons et moi-même avons une tâche à accomplir dans les plus brefs délais. Nous sommes les Boucliers de sang, et venons en paix. Nous avons reçu notre charte à Arabel et sommes venus à pied depuis Valbrume pour chercher Elminster. L’aubergiste souriait toujours, mais avec un peu moins de chaleur. — Six aventuriers assermentés en quête d’un homme mort ? N’êtes-vous pas plutôt venus pour piller quelque trésor qu’il aurait laissé derrière lui ? — Non, on nous a grassement payés pour le consulter et non lui nuire. Au nom d’un homme aux jambes et au dos trop âgés pour se déplacer en personne. Quelqu’un, qui a déjà rencontré le magicien, nous a suggéré de répondre à tout habitant de Valombre qui nous interrogerait sur nos intentions : « Le vieux mage lambine, sur la colline. » L’aubergiste cligna des yeux, surpris, avant de se retourner et d’appeler doucement : — Thal ! Un jeune homme pieds nus et plutôt crasseux surgit des cuisines et vint se placer devant eux, tout juste hors de portée. Pour arriver si vite, il était forcément tout près, à écouter leur conversation. Il contempla Gaerond et lança un regard interrogateur à l’aubergiste. — Accompagne ces messieurs jusqu’à la demeure du sorcier puis ramène-les, dit l’homme. — Vous voulez des lanternes ? demanda Thal. 10


— Non, mon garçon, mais nous te paierons généreusement. Notre entrevue avec le mage ne sera pas bien longue. Notre employeur a ordonné que la conversation que nous aurons reste privée, mais tu n’auras pas à attendre très longtemps pour nous ramener. Thal interrogea l’aubergiste du regard, comme si Gaerond n’avait rien dit. L’homme se contenta d’acquiescer. Le jeune homme se faufila à côté du guerrier en souriant. — Par ici, messieurs, lança-t-il. Malkym aurait voulu boire une chope avant d’aller où que ce soit, mais il suivit Gaerond sans rien dire, aussitôt imité par leurs autres compagnons. Le garçon marcha jusqu’au croisement, qui n’était ni plus grand, ni moins boueux que dans le souvenir de Gaerond, puis poursuivit vers le nord. La petite troupe dépassa une série de maisons neuves qui commençaient déjà à s’affaisser dans le sol boueux. Le terrain s’élevait ensuite, couronné par un enchevêtrement apparemment impénétrable d’épinétoiles que perçaient des arbres recouverts de lierre. C’était la ferme d’Oragie Maindargent… un siècle auparavant, quand celle-ci était encore en vie. On aurait pu croire qu’au moins un ou deux Ménestrels se seraient installés ici pour remplir les panses des villageois des nombreux fruits produits par la ferme, mais les gens du coin les avaient peut-être chassés ou tués. À la grande surprise de Gaerond, le garçon quitta la route au nord de l’enchevêtrement de buissons et descendit dans le fossé, bien au-delà de l’endroit où se dressait jadis le portail de la ferme. Il escalada l’autre côté de la tranchée et disparut dans un trou au milieu des buissons qui ressemblait à la piste d’un sanglier. Et qui en avait aussi l’odeur, constata Gaerond. Il posa la main sur sa longuesarque favorite et se fraya un chemin à la suite de Thal au milieu des branches et des inévitables épines. Derrière lui, Malkym grogna l’un de ses fameux jurons. Cette forteresse de buissons débouchait sur une forêt humide et embrumée. Les arbres y étaient plus fins que les vieux géants des bois qui se dressaient sur leur gauche mais ils privaient déjà de lumière ronciers et arbustes. À leur arrivée, les oiseaux poussèrent des cris terrifiés et de petits animaux partirent se mettre à l’abri. Quelques poteaux pourris et affaissés étaient les seuls vestiges de ce qui avait sans doute été jadis d’immenses cultures. Gaerond aperçut à sa gauche le coin d’une maison sans toit. Plus personne ne vivait là ni ne cultivait cette terre. Ils avancèrent sur un épais tapis de feuilles mortes parsemé de troncs recouverts de mousse ; pas le moindre sentier en vue. 11


La nuit tombait vite sous ces arbres. — C’est encore loin, mon garçon ? pesta Gaerond, inquiet à l’idée d’être encore pris dans cette forêt quand viendrait l’obscurité. — C’est juste ici, monsieur, au bout de ce chemin, répondit Thal avec un bon sourire. L’aventurier réprima un grognement. Ça, un chemin ? Pour un vieux barde délirant, oui ! Le jeune homme était juché sur une petite crête à trois pas de lui et, de là, désignait l’autre versant de la colline, comme si la demeure du mage était toute proche. — Par ici, messieurs ! lança gaiement Thal. Par tous les dieux, il y avait vraiment un chemin. Il semblait jaillir des rochers, descendre la pente et contourner quelques arbres pour s’enfoncer dans un vallon ou une cave – impossible de voir avec tous ces troncs. Gaerond inspecta vainement la naissance de l’étroit sentier pour tâcher de découvrir quelle bête avait bien pu faire ça. — Rorn ! s’écria-t-il. Rornagar Briselame aimait fermer la marche, rôle dans lequel il excellait. Il comprit tout de suite ce que voulait Gaerond et se retourna prestement. Trop tard : l’aventurier à la vue pourtant perçante ne vit qu’arbres et rochers. Gaerond intima le silence à ses compagnons, mais il n’entendit rien qui puisse lui apprendre dans quelle direction Thal était parti. La forêt était soudain étrangement dépourvue de jeunes gens joviaux. — Alors ? demanda Malkym tandis que la lumière s’estompait peu à peu. — Allumez vos lanternes, ordonna Gaerond. On continue. Ils descendirent le long du chemin et s’enfoncèrent dans les arbres, non sans que Rornagar ait lancé quelques vains regards derrière lui. Gaerond dénouait ses cordons de paix sans quitter des yeux forêt et sentier. Celui-ci s’enfonçait dans une grotte basse de plafond. Une vieille peau de renne trouée et rapiécée qui faisait office de rideau laissait passer quelques rais de lumière. L’aventurier s’arrêta à bonne distance de la caverne et fit signe à ses compagnons d’approcher en silence. Chacun mima un coup d’épée, signifiant ainsi qu’ils étaient prêts au combat. Rorn secoua la tête : pas le moindre signe de leur guide. Parti, sans demander la moindre pièce ? Et si c’était le magicien lui-même, ayant pris la forme d’un jeune homme ? — Elminster ? lança Gaerond, le sourire aux lèvres. Nous sommes quelques hommes qui avons été engagés pour converser avec vous de la façon la plus pacifique qui soit. 12


— Venez, répondit une voix chevrotante. J’accueille toujours avec joie ceux qui viennent en paix. Tâchez de ne pas changer d’attitude. Les Boucliers de sang échangèrent des sourires amusés et s’exécutèrent. La grotte, longue, étroite, tapissée de boue et décorée de quelques meubles rustiques et de guingois, ressemblait davantage à la retraite d’un ermite qu’à l’antre d’un druide. Deux petites lampes suspendues à une branche calée entre les parois éclairaient faiblement une table rudimentaire. Derrière celle-ci était assis un vieil homme large d’épaules et au grand nez crochu. Il arborait une longue barbe blanche et hirsute. Le sol était recouvert d’ossements et de coquilles de noix. Des racines saillaient des murs de terre et on avait accroché à plusieurs d’entre elles une misérable collection de tableaux et de tapisseries. — Aventuriers, je suis Elminster. Ainsi, on vous a envoyés pour me parler ? Faites donc, mais sachez que je n’ai rien à offrir. Si vous comptiez sur des exploits magiques et des montagnes de joyaux, j’ai bien peur que vous n’arriviez un siècle trop tard. — Quel dommage, répondit Gaerond. Nous aimons tant la magie et les joyaux. Vous ne pouvez vraiment plus rien faire ? Le vieil homme prit une pipe d’une main tremblante aux doigts tordus par l’âge. — Crois-tu que je serais dans ce trou boueux à mourir de faim si ce n’était pas le cas ? D’ailleurs, en échange de mes réponses, je ne vous demanderai qu’un morceau de fromage ou quelques bouchées de viande, si d’aventure vos sacs abritent de tels délices ! — Je sais pas vous, les gars, mais j’ai un peu honte, dit Gaerond avec un sourire mauvais. Les Boucliers de sang s’esclaffèrent. Ils s’étaient déjà déployés et avaient tiré leurs armes favorites. — Vous avez peut-être remarqué que Lylar a apporté une lance, dit Gaerond au vieil homme. On s’est dit qu’elle aurait meilleure allure avec votre tête plantée au bout quand on retournera en Sembie. Là-bas, on paie grassement les mercenaires, et toutes les bandes d’aventuriers ne peuvent pas se vanter d’avoir vaincu l’archimage Elminster ! Le vieillard sembla se tasser sur sa chaise. — Tu… tu plaisantes, bien entendu, bredouilla-t-il. — Hélas non. Un tonnerre de claquements et de sifflements retentit brusquement dans la grotte. Le vieil homme, toujours assis, resta aussi immobile qu’une statue. Le vacarme cessa tout aussi subitement. Tapisseries et tableaux ondulaient, dérangés par les nuées de flèches qui avaient filé dans la caverne. 13


Les Boucliers de sang, plaqués contre les murs par les carreaux, ressemblaient à des pelotes à épingles géantes. Seul Gaerond se tenait encore au milieu de la grotte. Il fut le dernier à s’effondrer, les traits à jamais déformés par la stupéfaction. Des silhouettes d’un blanc de nacre sortirent en toute hâte de sous les tapisseries. Elles rechargèrent leurs arbalètes et ramassèrent les armes des Boucliers de sang au cas où les aventuriers, protégés par quelque magie, soient encore en vie. Ce qui n’était pas le cas. Le doppelganger assis à la table s’allongea pour quitter la robe du magicien et l’épaisse armure qui conférait au pseudo-Elminster son imposante carrure. Il rejoignit ses semblables pour les aider à rassembler l’équipement des aventuriers qu’ils vendraient ensuite et les cadavres dont ils feraient leur repas. — Tout s’est bien passé ? demanda un nouveau doppelganger en entrant dans la grotte. Il arborait toujours le visage de Thal sur un corps lisse et blanchâtre. — Aucun problème, répondit avec lassitude l’un de ses camarades occupé à briser par acquit de conscience la nuque des aventuriers. — D’ailleurs où est-il, ce fameux Elminster ? demanda le plus jeune. Il est encore en vie, pas vrai ? C’est ce que l’on raconte, vous savez. Les doppelgangers haussent rarement les épaules et ceux qui s’affairaient dans la caverne s’y essayèrent avec plus ou moins de succès. — Oui, mais il est parti d’ici il y a bien longtemps, répondit celui qui avait pris l’apparence de l’archimage. Note que le genre de repas que nous avons aujourd’hui continue à arriver – on a parfois même des Ménestrels. Un vieux doppelganger modela une grande bouche pour adresser un sourire gourmand à ses compagnons. — J’aime tant les Ménestrels. Ils sont succulents.


Chapitre premier Une bien sinistre décision

Une chose est sûre : au cœur de tout combat, avant les cris et les épées brandies, on trouve une bien sinistre décision. Markuld Amryntur Les Vingt Étés d’un Dragon : mémoires d’un soldat Publié au cours de l’Année des Splendeurs incandescentes



C

ette armoire était terriblement exiguë. Même pour l’un des nobles les plus beaux, affables, athlétiques et sveltes du Cormyr. C’était en tout cas ce que bien des dames pensaient du seigneur Arclath Argustagus Duchâteau. Même ses rivaux les plus médisants étaient forcés de l’admettre. Pourtant, malgré toutes ces qualités, l’héritier de la famille Duchâteau parvenait à peine à tenir dans le vieux meuble en chêne, avec pour seule compagnie la poussière et la moisissure dont l’odeur familière se chargeait de lui rappeler qu’il était bien dans le palais. Le genou gauche pressé contre son oreille, les bras serrés autour de ses jambes repliées pour ne pas glisser et faire du bruit, Arclath ne pouvait que fixer les ténèbres et espérer que l’entrevue secrète entre Ganrahast et Vainrence ne s’éterniserait pas. Qu’elle s’achèverait avant qu’il éternue, par exemple. Personne ne venait jamais dans cette chambre perchée au sommet de la tourelle nord et abandonnée depuis longtemps à la poussière – c’était tout du moins ce que croyait Arclath jusque-là. Il avait découvert cet endroit après un festin, quelques années auparavant, alors qu’il errait dans le palais pour dissiper les effets d’une absorption excessive de vin-de-feu avant d’affronter les sombres rues qui le ramèneraient chez lui. Il y était par la suite venu pour profiter des charmes d’une femme de chambre du palais – une délicieuse créature malheureusement partie à Padhiver pour y servir un riche marchand. Il venait depuis dans la chambre pour y méditer quand il en ressentait le besoin. Arclath venait de découvrir avec un déplaisir certain que Ganrahast, le magicien royal ô combien redouté, et son impitoyable lieutenant Vainrence, dit « le Fléau », tenaient leurs conversations privées dans cette même pièce. 17


Le jeune noble n’avait pas eu le temps de se glisser dans le recoin, juste derrière l’armoire, et n’avait pu que se précipiter dans le meuble et refermer derrière lui avant que les deux puissants magiciens pénètrent dans la chambre en chuchotant, la mine grave. Ils haussèrent la voix une fois la porte refermée. Arclath sentit un picotement et serra les dents. Pourquoi n’avait-il pas compris, depuis le temps, que quelqu’un d’autre avait choisi cette chambre pour y tenir des conversations secrètes, avec ces sorts de protection qui lui donnaient des frissons chaque fois qu’il montait l’escalier ? Une lueur apparut dans les ténèbres, juste à côté de sa tête, et le jeune noble manqua de pousser un cri. Il se figea, soudain transi de froid, tandis que le sort prenait peu à peu forme. Arclath distingua une scène lumineuse dont il reconnut immédia­ tement le décor : l’escalier qui menait à la chambre, là où il avait ressenti ce picotement à chacune de ces visites. Une femme griffait vainement les sorts qui lui barraient la route, folle de rage. Elle était censée être morte depuis des années, un fantôme qu’Arclath avait jadis aperçu de loin. C’était la princesse Alusair, Régente de fer du royaume près d’un siècle auparavant. Pas d’erreur possible : chaque grande maison du Cormyr possédait un tableau ou une tapisserie à son effigie. Les cheveux en désordre, le visage déformé par la colère, elle semblait le dévorer du regard. Arclath remarqua que la princesse était légèrement translucide : il apercevait les murs de l’escalier à travers son armure et son épée. Il comprit en la regardant tourner la tête qu’elle entendait les deux sorciers mais ne les voyait pas. — C’est grave mais guère surprenant, dit le magicien royal. Tu ne m’as pas fait venir rien que pour ça, j’imagine. Quoi d’autre ? — Le gorgerin royal a disparu, répondit Vainrence. Pourtant il était encore là il y a une heure, je l’ai vu de mes yeux. Sa vitrine est intacte, de même que les sorts qui la protègent. Arclath haussa un sourcil. Le gorgerin était un vieux trésor des Obarskyr qu’il avait toujours connu exposé dans la salle de la Corne de guerre. — Elminster, encore une fois ! gronda Ganrahast en frappant violemment l’armoire. L’une des portes s’entrouvrit sous le choc et Arclath sentit son cœur se glacer. Par chance, le sort disparut, comme chassé par cette agitation, et emporta le fantôme furieux, replongeant l’armoire dans l’obscurité. Les deux magiciens ne remarquèrent ni la porte, ni la lueur. Ils devaient être vraiment très contrariés. 18


— Mais cette fois, nous le tenons ! répondit Vainrence. Je pensais bien qu’il s’intéresserait à ce gorgerin – il semble avoir une affection particulière pour les vieilleries –, il fait donc partie de la vingtaine d’artefacts sur lesquels j’ai jeté des sorts de traçage. Nous pouvons nous téléporter là où il l’a posé, et ce dès que vous en donnerez l’ordre. Mon équipe est sur le pied de guerre. Elminster se trouve en ce moment dans la partie la plus sauvage de la forêt de Hullack et il ne bouge pas. Il est sûrement occupé à fondre le gorgerin pour s’abreuver de son pouvoir en compagnie de sa concubine, cette folle de Reine-Sorcière. Therlon vient de me rapporter qu’elle a encore réduit une ferme en cendres il y a trois nuits de ça. — Tu as raison, soupira Ganrahast. Il est temps de nous occuper de ces deux-là. Envoie Kelgantor et ses loups. Que les dieux soient avec eux. — Dès que je les aurais rassemblés dans la salle des Éperons ! Ils sont on ne peut plus prêts, sans compter qu’Elminster et la Reine-Sorcière sont loin d’être aussi redoutables qu’autrefois. — D’autres l’ont dit avant toi au cours des siècles et il ne reste plus rien d’eux alors que ces deux magiciens sont toujours parmi nous. — Peut-être, mais aujourd’hui la Reine-Sorcière est complètement folle et celui qui faisait trembler le royaume n’est plus qu’un vieux gâteux. — Prends garde ! Je sais que les légendes nous font paraître plus formidables que nous ne le sommes vraiment… mais une telle gloire est forcément fondée sur quelque chose. Kelgantor doit être prêt à livrer la pire bataille de sorts de sa vie. — Il l’est, et j’envoie une dizaine de hauts chevaliers pour l’accom­ pagner. Carreaux et épées seront les bienvenus si les sorts échouent. Le vieux et sa démente doivent périr avant qu’il ne reste plus un seul trésor dans ce palais. Quelque part au cœur de la forêt de Hullack, un vieil homme émacié, barbu, aux habits en haillons et une grande femme à la chevelure argentée et ceinte d’une armure de cuir venaient enfin de trouver ce qu’ils cherchaient. — Le voilà, murmura Elminster en regardant le grand rocher dressé vers le ciel. Il avait jadis servi de fondation à la plus grande tour de Tethgard, mais tout le reste de la bâtisse avait depuis disparu ou été englouti par la végétation. Elminster n’aurait su dire combien de fois il s’était retrouvé face à ce vestige au cours des dernières saisons : c’était bien là. — Lance ton sort. Oragie Maindargent avança et se campa sur ses jambes. Tout autour d’eux, les oiseaux virevoltaient en s’interpellant et les rayons du soleil couchant dardaient à travers le feuillage. 19


Au bout du rocher, un petit balcon saillait des arbres, désert et recouvert de fientes. Un escalier descendait de l’extrémité opposée et s’enfonçait dans un enchevêtrement de ronces, de nulle part vers nulle part. Oragie contempla longuement le vestige tel un archer étudiant sa cible ; elle chassa une mèche argentée d’un mouvement de la tête puis se mit méticuleusement à l’œuvre. Élancée, les joues roses, elle ne paraissait pas plus de vingt étés. Le fléau magique lui avait rendu une apparence de jeune fille tout en la privant de la plus grande partie de ses pouvoirs, un tour aussi cruel qu’inexplicable. Il fallait la regarder dans les yeux, et ainsi contempler quelque sept cents ans de sagesse, pour avoir une idée de son âge véritable. Un nuage de fumée apparut au sommet du rocher et prit peu à peu les traits d’Elminster – pas de l’être épuisé qui se tenait tout près, mais du grand magicien quand il était dans la force de l’âge : imposant, le regard perçant, la barbe et les cheveux poivre et sel. Bâton à la main, il écartait les bras comme pour lancer un sort. Cette version plus fringante remuait les lèvres, faisait de grands gestes… mais rien ne se produisait. Une petite brise les effleura, fit voleter quelques feuilles et s’évanouit. Rien d’autre ne vint briser le silence. — Et maintenant ? demanda Oragie. — Nous attendons. Que pourrions-nous faire d’autre ? Ils s’assirent sur un tronc, à l’ombre, et contemplèrent longuement le ciel. Le magicien lança au bout d’un moment un regard à son amie et vit des larmes couler le long de ses joues. — Oragie ? Il l’attira à lui, pourtant conscient de ne pouvoir offrir qu’un bien piètre réconfort. — Voilà toute la magie qu’il me reste : des mirages. Elm, que sommes-nous devenus ? Ils ne le savaient que trop bien. Des cosses vides : Oragie était certes jeune et belle mais elle avait perdu son superbe chant et la majorité de ses pouvoirs. Elminster était toujours aussi puissant mais osait à peine user de ses sorts car chacun d’entre eux emportait avec lui un peu de sa santé mentale. Depuis l’année du Feu bleu, Oragie s’était souvent retrouvée obligée de prendre soin de son ancien professeur quand celui-ci, poussé par quelque besoin irrépressible, avait lancé un sort… et avait perdu la raison pour quelques longues saisons. Ils partageaient le même désir dévorant de retrouver les pouvoirs de leur jeunesse. Ils avaient découvert dans une cachette en ruine ayant jadis appartenu à Azouth comment prendre possession de jeunes corps pleins de vigueur. Par tous les dieux disparus, c’était un sort si simple ! 20


Elminster était ainsi tenté en permanence. Prendre un nouveau corps, commencer une nouvelle vie… ou mourir. Ils auraient dû depuis longtemps s’abandonner au grand repos. Le fardeau des Élus était si fatigant à porter… mais ils n’étaient pas prêts. Pas encore. Pas après avoir œuvré si longtemps pour arranger les choses dans les Royaumes. Un labeur sans fin, et il y avait encore tant à faire ! Personne d’autre ne pouvait s’acquitter de cette tâche. Tous ceux qu’ils avaient rencontrés depuis le Feu bleu ne s’inté­ ressaient qu’à leur petite personne ou ne comprenaient même pas ce qu’il fallait faire. Alors Oragie et Elminster, agents de celle qui avait été la déesse la plus puissante du monde, se débrouillaient de leur mieux. Ils lançaient une petite rumeur par ici, sauvaient quelques âmes ou en tuaient d’autres par là, toujours à la barre, une mission qui leur avait permis de survivre au cours du dernier siècle. Il fallait bien sauver les Royaumes. Mais pourquoi ? Pour qui se prenaient-ils ? Pour la vieille garde. Des êtres qui voyaient encore que l’on avait besoin d’eux, et s’en souciaient. Même si Mystra et Azouth n’étaient plus, une voix dans leurs rêves leur ordonnait encore de faire profiter les pauvres et les démunis de leur magie, d’œuvrer contre les mauvais souverains, contre ceux qui usaient de leurs pouvoirs pour nuire ou oppresser. Mais impossible de se voiler la face : ils étaient sans cesse plus faibles, plus fatigués. C’était déjà leur quatrième visite de ces ruines cette année, et nous n’étions pourtant que le cinq Mirtul ! Certes, le printemps était en avance, mais tout de même. Un faucon fondit soudain sur le faux Elminster. — Au moins, ce n’est pas un vautour puant cette fois, murmura Oragie. Elle se releva avec sa grâce coutumière et s’enfonça dans les arbres. — Je serai revenue quand tu allumeras le feu. Elle était toujours aussi rapide ; Elminster se retourna pour lui répondre et ne trouva pour toute compagnie que des branches qui bou­ geaient doucement. Oragie était si bonne de le laisser un peu seul avec sa bien-aimée, quand le temps leur était compté. Le faux Elminster disparut dès que les serres du rapace le touchèrent. Le faucon se posa en catastrophe et cligna des yeux, visiblement perplexe. Le vieux magicien réprima un soupir et tira la dague luisante qu’il avait volée. Il escalada le rocher, le bras tendu pour présenter son offrande. Elle ne résisterait pas à la magie qui émanait de l’arme. 21


Un petit en-cas pour commencer, afin de dissiper sa sauvagerie. Quand elle serait redevenue elle-même, il aurait tout le temps de lui donner le gorgerin, une nourriture aux bienfaits nettement plus durables. Elminster lut la faim dans les yeux dorés du faucon. L’oiseau se jeta sur lui en hurlant, les ailes déployées. Il referma le bec sur la lame de la dague et fondit en un tourbillon de chair qui prit la forme d’une vieille femme nue, hirsute et aux yeux fous. Elle téta l’arme comme un nourrisson le sein de sa mère. Tandis qu’elle buvait sans la moindre précaution, une lumière s’échappait de sa bouche. La dague commença à fondre, comme c’était toujours le cas avec les artefacts qu’Elminster lui apportait. Elle se ramassa telle une panthère sur le rocher et tâcha d’engloutir le manche de l’arme. Son corps grossissait, des muscles apparaissaient, des courbes se dessinaient. Ses cheveux luisaient, elle avait l’air plus jeune… C’était toujours le cas. Pendant un temps. Alassra, son aimée – la Simbule, la Reine-Sorcière d’Aglarond, la terreur des Magiciens Rouges de Thay – n’avait été pendant de longues années que l’ombre d’elle-même. Elle avait erré dans les Vaux, les pics du Tonnerre et la forêt de Hullack, seule et sauvage, prenant sans cesse des formes différentes – des rapaces, le plus souvent – selon les évolutions de sa santé mentale. La magie lui permettait de retrouver momentanément son esprit et un semblant de maîtrise de soi ; voilà pourquoi depuis bien des saisons Elminster rendait visite à la femme qu’il aimait, ou du moins ce qu’il en restait. Il fouillait les ruines et volait pour apporter sur le rocher un flot ininterrompu d’artefacts dont se repaissait sa bien-aimée. Le fléau magique avait été sans pitié. La dague avait disparu. Il ne restait plus de son pommeau qu’une perle lumineuse qui disparut bientôt sur la langue d’Alassra. Elle se jeta dans les bras du vieux magicien en pleurant. — Oh, Elm ! hoqueta-t-elle entre deux baisers à l’haleine fétide. Son odeur nauséabonde soulevait le cœur d’Elminster. Elle se cramponnait à lui, l’encerclant de ses bras, le parcourait de ses longs doigts et tirait sur sa robe comme pour saisir tout son être. — Seule ! Si seule ! s’écria-t-elle quand elle se détacha enfin de son visage pour reprendre sa respiration. Merci, merci, merci ! Elle enfouit son visage contre le cou du vieil homme. — Mon amour ! ajouta-t-elle entre ses larmes. Elminster l’étreignait à la fois fermement et avec la plus grande délicatesse, comme un objet aussi fragile que précieux. Elle gigota et essaya de s’enfouir en lui. 22


— Mon amour, murmura-t-il tendrement quand elle sanglota de plus belle. Les choses se passaient toujours de la même façon ; le vieux mage sourit d’avance, sachant qu’elle ne le décevrait pas. — Oh, mon Elminster, je me suis sentie si seule ! grogna-t-elle férocement quand elle dompta enfin ses larmes. — Moi aussi, murmura-t-il en effleurant de ses lèvres sa chevelure argentée. Elle pleura de nouveau, mais très vite se maîtrisa. Quand Alassra était lucide, elle savait parfaitement que chaque seconde était précieuse. — En quelle année sommes-nous ? Quel mois ? — Le cinq Mirtul de l’année du Sans âge, dit doucement Elminster, qui connaissait déjà sa question suivante. — Que s’est-il passé pendant que… j’errais ? Elminster lui répondit et chuchota de tendres paroles en fouillant ses poches de sa main libre. Il y trouva des raisins quelque peu écrasés, un fromage d’Aereld au goût prononcé et des débris de tartelettes. — Ah, ça m’a manqué ! dit Alassra, qui savourait la moindre miette. Elle remarqua avec dégoût les crottes et les petits os qui jonchaient le rocher. — Qu’est-ce que j’ai mangé ? — Comme d’habitude. Peu importe, mon amour. Nous n’avons parfois pas le choix. Elle frissonna, soupira longuement et le serra encore plus fort. — Tu m’as tant manqué. Ne me laisse plus seule. — Toi aussi. Ne me quitte pas encore, mon amour. Celle qui avait tué des centaines de Magiciens Rouges sourit faiblement à travers ses larmes. — Je ne fais plus de promesses que je suis incapable de tenir. Elle serra les habits en lambeaux du magicien. Elminster l’attira vers une petite cavité tapissée de mousse et laissa échapper un rire doux et taquin. Il parvint presque à en bannir toute tristesse. Pendant que la nuit tombait sur la forêt de Hullack, Oragie fit une nouvelle ronde dans les arbres qui entouraient les pierres de Tethgard afin de protéger les deux amants blottis dans la mousse. Elle se glissait entre les troncs tel un spectre vigilant, un sourire amer aux lèvres. De toutes ses sœurs, Alassra avait toujours été la plus difficile à aimer, même si Oragie faisait tout son possible pour maintenir une confiance mutuelle et rester proche d’elle. Tant que sa Reine-Sorcière bien-aimée vivrait, Elminster ne verrait Oragie que comme une amie. 23


Elle en aurait voulu bien davantage, mais ne l’avouerait jamais ni à Alassra, ni au vieux mage. Oragie aurait pu les tenir sous sa coupe si elle avait été le genre de misérable créature à rechercher un tel pouvoir. La Peste avait rendu la Simbule folle, ravagé son esprit, et seule la magie lui permettait de recouvrer sa santé mentale. Magie qu’elle n’acceptait que de la part d’Elminster. Pour l’aider, le vieil homme était obligé de lui procurer des objets enchantés pour rassasier le feu qui brûlait en elle. En effet, la Peste ne l’avait pas épargné lui non plus : lancer le moindre sort lui faisait instantanément perdre la raison. Une seule personne pouvait le soigner avec le peu de magie qui lui restait : Oragie Maindargent, jadis barde de Valombre. Elle était désormais la guérisseuse d’Elminster, même si tous deux veillaient à ce que les Royaumes n’en sachent rien. Par le toucher, par sa volonté, elle lui transmettait sa vitalité grâce aux piètres restes d’Art encore à sa disposition. Avec elle à ses côtés, il retrouvait alors l’esprit presque aussi vite qu’il l’avait perdu. Oragie avait déjà maintes fois répété cette opération. Ainsi, pour retrouver momentanément sa lucidité, la redoutable Reine-Sorcière avait besoin de magie que seul Elminster pouvait lui procurer, et lui-même avait besoin d’Oragie pour lancer le moindre sort. Quand elle n’avait pas toutes ses facultés, la simple vue d’Oragie rendait parfois Alassra folle de rage. Quant à ce maudit Elminster, il voyait en l’ancienne barde de Valombre une amie, une compagne de voyage, une alliée au combat, mais certainement pas une bien-aimée. — Je m’appelle Oragie Maindargent et j’en veux plus, tellement plus, chuchota-t-elle farouchement à l’arbre le plus proche. Ils étaient restés couchés, enlacés, et avaient regardé le ciel s’assombrir, les étoiles apparaître une à une… Alassra s’était endormie. Cramponnée à lui, elle remuait, murmurait, le caressait. Elle rêvait qu’elle lui faisait de nouveau l’amour. Elminster, aussi immobile que possible malgré ses bras engourdis, contemplait les astres, la mine sinistre. Un loup hurla dans le lointain, vers le nord. Le vieil homme avait aussi entendu des ululements et des bruits plus proches, mais les bêtes fouisseuses ne l’inquiétaient pas. Oragie était là, non loin, et montait la garde. Elle était sortie des bois pour les observer en silence quelques minutes auparavant et avait contemplé sa sœur, les larmes aux yeux. Elle avait disparu telle une ombre quand Alassra avait bougé dans son sommeil. Laissant Elminster ruminer seul. 24


Combien de temps resterait-elle elle-même cette fois ? Il fallait trouver une source de magie plus puissante pour en finir avec cette situation une bonne fois pour toutes. Le vieil homme en avait plus qu’assez de la nourrir de broutilles magiques qui ne lui laissaient qu’une poignée de jours de lucidité, et ce tous les quelques mois. Une chose vraiment puissante et pas trop affectée par le fléau magique pourrait ramener la Simbule pour de bon. C’était risqué, mais il savait comment faire. Le gorgerin ne suffisait pas. Il accorderait à Alassra quelques jours de raison, un mois tout au plus. Elminster attendrait qu’elle rêve plus profondément ; l’objet aurait alors tout le temps de s’immiscer en elle. Oui, il avait besoin de magie plus puissante. Il emploierait alors les objets enchantés – qu’il pouvait utiliser sans risquer de perdre l’esprit – à d’autres usages. Comme éliminer ou tout du moins freiner ce qui menaçait les Royaumes. Des ennemis qu’il aurait jadis été capable de détruire ou de pousser à faire le bien à leur insu. À l’époque où il osait employer la magie, où son corps lui obéissait encore. Quand il était encore quelqu’un. Pire que tout, il savait où se trouvait une telle magie… autrefois, en tout cas. Elle était à présent en grande partie perdue, ensevelie, enfermée – inaccessible ou invisible. Le grand Elminster ne valait désormais pas mieux qu’un bon voleur. Il en était réduit à ramasser des vestiges sur des champs de bataille, dérober ce qui était laissé sans surveillance – ou se faufiler derrière quelqu’un qui trouverait un butin à sa place. Par exemple Marlin Serpentonnerre, du Cormyr. Ce jeune idiot s’était mis en quête des neuf spectres grâce auxquels il comptait éradiquer magiciens de guerre, Dragons Pourpres et nobles rivaux pour s’asseoir nonchalamment sur le trône du Dragon. La charmante Laeral n’étant plus de ce monde, les spectres n’étaient plus neuf. À vrai dire, il n’en restait plus que six, peut-être sept. Avec eux, Elminster pourrait repousser les ombres jusqu’en Sembie, rendre au Royaume forestier sa splendeur, en faire un bastion pour les Ménestrels et tous ceux qui avaient du talent pour l’Art mais manquaient d’éducation en la matière. Une terre où les mages seraient de nouveau appréciés, respectés. Le vieux magicien enverrait alors ceux-ci délivrer le reste de Faerûn du chaos sanglant qui y régnait. Des nouveaux gardiens qui se chargeraient de défendre les Royaumes contre tous ceux qui les détruisaient gaiement en voulant les conquérir. Ou alors il pouvait laisser Alassra engloutir les spectres, ce qui la guérirait définitivement. 25


Tant de pouvoir et de souvenirs suffiraient à éradiquer l’horrible mal qui la rongeait. Sa bien-aimée serait de nouveau à ses côtés, puissante, déchaînée. À eux deux, ils pourraient dompter le royaume, tout remettre en ordre. Alors… la Couronne, ou la reine folle ? Une bien sinistre décision. Mais si facile à prendre, pour une fois. Ce serait son Alassra. De douces lèvres se pressèrent contre son cou. Toujours endormie, elle l’aimait dans ses rêves. Elminster sourit doucement. Il aimait profondément les Obarskyr et le royaume du Dragon Pourpre, mais il les aurait laissés brûler si cela avait pu lui ramener sa Simbule. Il aurait tout fait pour retrouver Alassra. Tout.


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