Tous les jeunes couples rêvent d’une lune de miel inoubliable et romantique. Mais que faire quand des forces surnaturelles s’invitent à la noce ? Retrouvez les personnages de vos séries de bit-lit dans neuf aventures signées par les maîtres du genre : Kelley Armstrong, Jim Butcher, Rachel Caine, P.N. Elrod, Caitlin Kittredge, Marjorie M. Liu, Katie MacAlister, Lilith Saintcrow, Ronda Thompson. Neuf auteurs, neuf nouvelles… et neuf façons différentes de vivre sa lune de miel.
Vous aussi, sautez le pas et dites « oui » !
Action / Humour
Inédit
9 782811 206444
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marianne Feraud, Grégory Bouet, Auriane Lucas, Aldéric Gianoly, Anne-Virginie Tarall, Mélanie Rouger, Olivia Bazin et Sébastien Baert Photographie de couverture : © Tatjana Strelkova / Shutterstock Illustration de couverture : Anne-Claire Payet ISBN : 978-2-8112-0644-4
bit-lit
bit-lit
Kelley Armstrong, chez Milady : Les Femmes de l’Autremonde : 1. Morsure 2. Capture 3. Magie de pacotille 4. Magie d’entreprise 5. Hantise 6. Rupture Chez Castelmore : Pouvoirs Obscurs 1. L’Invocation 2. L’Éveil 3. La Révélation Jim Butcher, chez Milady : Les Dossiers Dresden : 1. Avis de tempête 2. Lune fauve 3. Tombeau ouvert 4. Fée d’ hiver 5. Suaire Froid Chez Milady Graphics : Les Dossiers Dresden : Welcome to the Jungle
www.milady.fr
P.N. Elrod prĂŠsente
Lune de miel, lune de sang Neuf rĂŠcits de bit-lit
Milady
Milady est un label des éditions Bragelonne « Traque » (Stalked) © 2007 by Kelley Armstrong Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marianne Feraud « Heorot » (Heorot) © 2007 by Jim Butcher Traduit de l’anglais (États-Unis) par Grégory Bouet « Vacances à la romaine, ou SPQ-arrrgh » (Roman Holiday, or SPQ-arrrrrr) © 2007 by Rachel Caine Traduit de l’anglais (États-Unis) par Auriane Lucas « Telle mère, telle fille » (Her Mother’s Daughter) © 2007 P.N. Elrod Traduit de l’anglais (États-Unis) par Aldéric Gianoly « Mortelle lune de miel » (Newlydeads) © 2007 by Caitlin Kittredge Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Virginie Tarall « Les Liens du cœur » (Where the Heart Lives) © 2007 by Marjorie M. Liu Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mélanie Rouger « Tu donnes ta langue au chat ? » (Cat Got your Tongue ?) © 2007 by Katie MacAlister Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mélanie Rouger « Pour le pire » (Half of Being Married) © 2007 by Lilith Saintcrow Traduit de l’anglais (États-Unis) par Olivia Bazin « Qui a peur de Sam Wulf ? » (A Wulf in Groom’s Clothing) © 2007 by Ronda Thompson Traduit de l’anglais (États-Unis) par Sébastien Baert Tous droits réservés © Bragelonne 2011, pour la présente traduction ISBN : 978-2-8112-0644-4 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr
Sommaire « Traque » – Kelley Armstrong. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 « Heorot » – Jim Butcher. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 « Vacances à la romaine, ou SPQ-arrrgh » – Rachel Caine.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107 « Telle mère, telle fille »– P.N. Elrod.. . . . . . . . . . . . . . 161 « Mortelle lune de miel » – Caitlin Kittredge.. . . . . . . 213 « Les Liens du cœur » – Marjorie M. Liu. . . . . . . . . . . 269 « Tu donnes ta langue au chat ? » – Katie MacAlister. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 317 « Pour le pire » – Lilith Saintcrow. . . . . . . . . . . . . . . . . 363 « Qui a peur de Sam Wulf ? » – Ronda Thompson. . . 427
Traque Kelley Armstrong
Les loups-garous Elena Michaels et Clayton Danvers sont les protagonistes des deux premiers tomes de la série Femmes de l’Autremonde, et sont des personnages récurrents des romans parus ultérieurement.
I
l fallait que je me débarrasse du cabot. Le plus simple aurait été de le tuer, mais malheureu sement, c’était hors de question. Si Elena l’apprenait, elle péterait un plomb. J’en entendrais encore parler dans dix ans : « Clay n’a même pas pu tenir jusqu’au bout de notre lune de miel sans buter quelqu’un. » Elle le dirait en rigolant… dans dix ans. Mais sur l’instant, elle serait furax. Elle soutiendrait qu’il y avait d’autres moyens de régler le problème. Je n’étais pas de cet avis. Le cabot savait qu’on était en ville et qu’en restant dans les parages, il mettait sa vie en jeu. S’il s’était fondu dans l’ombre et s’était tenu à carreau, j’aurais fermé les yeux. Après tout, c’était ma lune de miel. Même s’il s’était contenté de camper sur ses positions en refusant de se planquer, je n’en aurais pas fait tout un plat. Je lui aurais défoncé la gueule, ça oui. J’y étais 7
obligé par la Loi de la Meute. Et la Loi spécifiait que tout loup-garou étranger devait céder son territoire à un membre de la Meute. Injuste, peut-être, mais si on laissait un seul cabot transgresser la règle, l’instant d’après, ils débarqueraient tous à Stonehaven et frapperaient à la porte en demandant s’ils pouvaient utiliser les toilettes. Mais ce cabot ne cherchait pas à se faire discret. Il ne défendait même pas son territoire. Il suivait Elena. Il nous avait filés toute la matinée, et à présent, il était assis au fond du restaurant, reluquant ses fesses alors qu’elle était penchée au-dessus du buffet. Quand vous avez pour compagne la seule loup-garou femelle qui existe, vous finissez par avoir l’habitude de voir les autres loups lui tourner autour. Cela faisait dix-huit ans que je supportais cette situation, ou plutôt que je laissais Elena la gérer. Elle n’appréciait pas qu’on se mêle de ses affaires. Elle était parfaitement capable d’en découdre et le prenait très mal si je lui en volais l’occasion. Mais c’était notre lune de miel et il était hors de question que je laisse ce cabot nous la gâcher. Lorsque Elena regagna la table, il eut la présence d’esprit de s’occuper à ronger un travers de porc. — Ça va ? demanda-t-elle en se glissant sur le siège. Tu n’as pas décroché un mot depuis qu’on est revenus de l’Arche. C’était là que le cabot avait commencé à nous suivre. — J’étais affamé, c’est tout. Ça va mieux, maintenant. — J’espère bien. Tu t’es resservi trois fois. (Elle beurra son bout de pain, puis me dévisagea.) Tu es sûr que tout va bien ? — Je ne sais pas… (Haussant les épaules, je fis mine de m’enfoncer dans mon siège, puis plongeai vers son 8
assiette pour lui faucher une tranche de bacon que j’avalai goulûment.) Non, j’ai encore faim. Elle brandit sa fourchette. — Bas les pattes, sinon… J’attrapais un second morceau, mais d’un geste trop lent cette fois, et elle me planta le couvert en travers de la main. — Je t’avais prévenu, dit-elle en riant. La femme assise à la table voisine nous regarda d’un air épouvanté. Elena jeta un coup d’œil dans sa direction. Cinq ans auparavant, elle aurait rougi. Dix ans auparavant, elle aurait cherché une excuse pour s’en aller. Là, elle se contenta de murmurer un petit « oups » d’une voix penaude, et s’attaqua à ses pommes de terre. J’allai me resservir, luttant contre la tentation de passer devant la table du cabot. Dehors, il avait fait exprès de rester sous le vent, mais là, il était à moitié caché derrière un pilier, trop loin pour que son odeur parvienne jusqu’à nos narines. Pour l’instant, j’allais lui laisser croire qu’il était en sécurité, que je ne l’avais pas remarqué. À mon retour, Elena me dit : — Je sais où on pourrait aller. Dans la file d’attente, j’ai entendu quelqu’un parler d’un parc national. Ça pourrait être sympa. (Ses yeux bleus étincelèrent.) Bien sûr, ce serait plus sage de ne pas s’y rendre en plein jour, avec tous ces gens qui flânent dans les allées. — Ce serait plus sage, en effet. (J’entaillai un pavé de viande avant de lui adresser un clin d’œil.) Bon. Cet aprèsmidi, alors ? Elle sourit jusqu’aux oreilles. — Parfait.
9
Quand on en vient à reprendre la routine quotidienne alors qu’on est en pleine lune de miel, c’est qu’il y a de l’eau dans le gaz. Si Elena me proposait d’aller courir pour la deuxième fois en si peu de temps, cela devait vouloir dire qu’elle s’ennuyait et faisait tout son possible pour ne pas le montrer. Les deux premiers jours s’étaient très bien passés. Avec deux jumeaux âgés de deux ans à la maison, les rares fois où l’on sortait, c’était lorsque notre Alpha, Jeremy, nous envoyait sur la piste d’un cabot qui faisait du grabuge. Être en mission ne signifiait pas qu’on ne pouvait pas s’amuser. Rien de tel que faire l’amour comme des bêtes pour fêter dignement le succès d’une chasse. Ou pour évacuer la frustration d’un échec. Ou pour apaiser l’exci tation qui précédait. Mais ce n’était pas désagréable non plus de sauter toute la partie « traque, capture, mutilation » et d’être capable d’aller directement dans une chambre d’hôtel pour s’y barricader. Cependant, on n’avait pas tenu longtemps sans que l’envie de sortir nous démange, et quand on avait mis le pied dehors, on avait découvert une faille dans la destination qu’on avait choisie pour convoler : il n’y avait pas grand-chose à faire. De retour à l’hôtel, on passa un coup de fil aux enfants. Ou plutôt, ils nous écoutèrent leur poser des questions, et Jeremy se fit l’interprète de leurs réponses. Malgré le bonheur qu’on éprouvait à les appeler quotidien nement, on passait la majeure partie de l’appel à redouter l’inévitable : « Maman ? Papa ? Maison ? » Ou, dans le cas de Kate : « Maman ? Papa ? Maison ! » Jeremy parvint à nous épargner ça, cette fois. Il interrompit la conversation dès 10
que Logan demanda « Maman où ? » et confia nos mouflets à Jaime, sa petite amie venue lui rendre visite. Puis Jeremy et Elena commencèrent à parler des enfants et à discuter des dernières nouvelles en provenance de la Meute ou du conseil. En temps normal, je tendais l’oreille et donnais mon opinion – qu’ils la veuillent ou non –, mais ce jour-là je m’esquivai, prétextant d’aller chercher une carte du coin et une bouteille d’eau au rez-de-chaussée. J’étais à peu près sûr que le cabot ne nous avait pas suivis, mais préférais explorer les environs pour en avoir le cœur net. On avait marché jusqu’à l’Arche, puis jusqu’au restaurant, ce qui voulait dire qu’on avait dû regagner l’hôtel à pied. Il avait donc eu toute liberté de nous emboîter le pas. Prendre un taxi aurait réglé le problème, mais si j’avais proposé de passer du temps cloîtré dans un véhicule avec un étranger, Elena aurait immédiatement appelé Jeremy, paniquée à l’idée que mon bras s’était de nouveau infecté et que j’étais en train de sombrer dans le délire. Par conséquent, j’avais suggéré de faire un détour. Le cabot n’avait pas suivi. Il avait peut-être changé d’avis. S’il avait entendu les rumeurs sur mon compte, il devait savoir qu’il courait droit à une mort lente et douloureuse. Cela dit, s’il les avait crues, il aurait dû filer dès le moment où il avait croisé notre route. Donc, même si j’espérais qu’il avait abandonné, je restais méfiant. Je m’emparai d’une brochure sur les parcs nationaux, la fourrai dans ma poche arrière, puis me dirigeai vers la sortie pour faire le tour de l’hôtel. Je parcourus cinq pas avant d’être assailli par son odeur. Je m’arrêtai pour lacer mes baskets et jetai un coup d’œil autour de moi. 11
Le salaud se trouvait juste de l’autre côté de la rue. Il était assis sur un banc en face de l’hôtel, occupé à lire un journal. Culotté ? Ou simplement trop jeune et inexpérimenté pour savoir que je pouvais le flairer de là où j’étais ? Me relevant, je m’abritai les yeux, faisant mine de contempler les vitrines des magasins. Lorsque je me retournai dans sa direction, il se cacha derrière son journal, mais d’un geste lent. Culotté. Et merde. En temps normal, j’aurais été ravi de montrer à un jeune cabot impudent ce qui m’avait valu ma réputation. À cet âge-là, une bonne raclée suffisait. Mais bordel, c’était ma lune de miel. Je traversai la rue et m’engouffrai dans la première ruelle venue. Le cabot pouvait réagir de deux façons, selon la raison qui le poussait à filer le train à Elena. Soit c’était un prétexte très maladroit pour me défier. Totalement idiot : n’importe quel loup savait que sa compagne n’allait pas lever la queue devant le premier jeune mâle qui croiserait son chemin. Seul un humain piquerait une crise de jalousie et provoquerait son rival en duel. Mais si son but était de m’inciter à attaquer en premier, alors il me suivrait dans l’allée. Soit il lui courait réellement après. Il ne serait pas le premier cabot à s’imaginer qu’elle puisse vouloir d’un nouveau partenaire. Je m’éloignai suffisamment dans la ruelle pour sortir de son champ de vision, puis rebroussai chemin en rasant le mur, invisible dans l’ombre. Je m’arrêtai lorsque j’aperçus la porte de l’hôtel. Au bout de quelques minutes, un klaxon 12
retentit et une silhouette s’élança à travers le flot incessant des voitures. C’était le cabot, qui fonçait droit en direction de l’hôtel. Je fis le tour du pâté de maisons, puis empruntai la porte de service, à côté de l’accueil. Je restai tapi là, à moitié caché par une énorme plante artificielle. La puanteur des fougères en plastique étouffait tout le reste. Je jetai un coup d’œil à travers les feuilles. Il était là, à l’autre bout du comptoir, toisant le personnel d’un air menaçant. Espérait-il obtenir le numéro de notre chambre ? Je sortis de ma cachette. Au moment même où il se retourna, je vis une queue-de-cheval blond pâle traverser le lobby. Elena. Je détournai le regard du cabot avant qu’il s’aperçoive que je l’avais repéré. J’ouvris la bouche pour appeler Elena, puis me ravisai. Si elle me voyait, elle viendrait vers moi. Mieux valait la laisser poursuivre et la rejoindre une fois qu’elle aurait passé la porte. Merde. C’était par là qu’il était entré. Son odeur devait encore y flotter, et Elena avait le flair le plus développé de tous les loups-garous que je connaissais. Je m’avançai vers elle d’un pas vif pour lui barrer la route. Elle aperçut le présentoir à brochures et se dirigea dans cette direction. — Elena ! Sortant le guide de ma poche arrière, je l’agitai devant elle. Puis, je me déplaçai vers la gauche pour lui masquer la vue du cabot. Elle ne pouvait pas le flairer à cette distance, mais comme elle était responsable des dossiers sur les cabots, elle risquait de le reconnaître. — J’ai déjà un plan, dis-je. J’étais en train de chercher de l’eau, mais je ne trouve pas de distributeur… Elle désigna le magasin de souvenirs. — Quel couillon. Bon, on en chope une et on y va. 13
Du coin de l’œil, je vis le cabot nous observer. Elena tourna la tête dans sa direction, comme si elle sentait quelque chose. La saisissant par le coude, je la fis pivoter vers le magasin. Elle retira doucement mes doigts de son bras. — Je cherche… — La boutique est derrière toi. — Sans blague ? C’est moi qui te l’ai montrée. Je cherche l’entrée du parking. J’allais dire qu’on pourrait boire un verre en chemin. C’est trop cher ici. — Parfait. Je veux dire, d’accord. L’escalier est par là, près de l’ascenseur. Elle hocha la tête et me laissa ouvrir la marche. Le parc n’étant pas bondé, il était facile d’éviter les humains. Cela enlevait un peu de piment à la chose, mais c’était toujours agréable de courir dans un nouvel endroit. On passa la majeure partie de l’après-midi sous forme animale, explorant, jouant, et s’ouvrant un féroce appétit pour la chasse. On avait repéré la piste de quelques cerfs, mais notre chahut avait effrayé le petit troupeau, qui s’était précipité à l’abri. C’était sans doute mieux ainsi ; ce n’était pas le style d’endroit où une carcasse éventrée aurait pu passer inaperçue et on se serait sentis coupables plus tard, sachant qu’on avait frôlé la limite entre l’acceptable et l’inacceptable. On décida de s’attaquer à des lapins, du genre de ceux qu’on trouve dans les espaces protégés : abrutis et engraissés par le manque de prédateurs naturels. Ce casse-croûte ayant suffi à apaiser nos estomacs affamés sans nous endormir, on reprit nos jeux, cette fois plus vigoureusement, poussant des grondements plus féroces, mordant au lieu de mordiller, griffant jusqu’au 14
sang, jusqu’à l’inévitable conclusion : une Mutation rapide, et du sexe brut et sauvage, qui nous laissa couverts d’éra flures et de contusions, heureux et somnolents, étendus côte à côte sur le tapis de la forêt, nos pieds entremêlés. J’étais allongé sur le dos, m’abritant les yeux du soleil qui filtrait à travers les arbres, trop paresseux pour me déplacer hors de sa portée. Elena était couchée sur le ventre, contemplant une fourmi arpenter sa paume tendue. — Et si on faisait escale ailleurs ? demandai-je. Elle fronça les sourcils, l’air de me demander « Quoi ? ». — Eh bien, je sais que notre lune de miel ne s’annonce pas comme tu l’espérais… — Cet après-midi était parfait. (Elle sourit et frotta son pied contre le mien.) Je passe un très bon moment, mais si ce n’est pas le cas pour toi… Qu’est-ce que je pouvais répondre à cela ? Non, chérie, notre lune de miel est nulle à chier. Je m’emmerde et je veux aller ailleurs. Si je l’avais vraiment pensé, je ne me serais pas gêné pour le dire, même si, étant donné qu’on était au beau milieu d’une escapade romantique, il aurait sans doute fallu que je le formule d’une manière plus nuancée. Non, fuir devant la menace me faisait grincer des dents, mais cela valait mieux que de laisser ce cabot tout gâcher. Toutefois, à choisir entre rester et laisser entendre à Elena que je me faisais chier, mon petit doigt me disait que la première option – même si elle impliquait que je me batte avec un loup-garou plus jeune et plus costaud – était bien moins risquée. — Moi, ça va. C’est juste que tu avais l’air de… t’ennuyer tout à l’heure. 15
Une lueur d’inquiétude étincela dans son regard, et elle s’empressa de m’assurer que ce n’était absolument pas le cas. J’aurais dû m’en douter. À n’importe quel autre moment, Elena n’aurait eu aucun mal à l’admettre. Mais là, c’était différent. Une lune de miel était un rituel, donc une somme de règles à observer. Avouer qu’elle ne s’éclatait pas aurait dérogé à chacune d’entre elles. Peu de temps après notre rencontre, je m’étais rendu compte que, tandis qu’elle luttait pour se conformer aux coutumes et aux attentes de la société humaine, il y avait certains aspects auxquels elle adhérait sans réserve, à tel point que ça frisait la vénération. Les rituels en faisaient partie. Comme Noël, par exemple. Demandez à Elena d’apporter des cookies à un pique-nique et elle les achètera à la boulangerie, puis les balancera dans une boîte en fer-blanc pour qu’ils aient l’air d’avoir été faits maison. Mais à partir de la mi-décembre, elle se lancera dans une sorte de frénésie pâtissière dont elle savourera chaque minute parce que c’est Noël. Quand on avait évoqué le fait de rendre notre union officielle pour le bien-être des gamins, je m’étais attendu à ce qu’elle exige tout le décorum qui allait avec : un vrai mariage, le genre dont elle avait rêvé dix-huit ans auparavant quand on avait acheté les alliances, le visage illuminé de rêves de robe blanche et d’un avenir aussi radieux que dans les contes de fées. Au lieu de cela, elle avait écopé d’une morsure à la main et le rêve avait viré au cauchemar. Je ne cherche pas à légitimer ce que j’ai fait. La vérité, c’est qu’une décision d’une demi-seconde peut bouleverser votre vie entière, et que cela ne change rien que vous juriez de ne plus recommencer ou de ne rien avoir prémédité. 16
Il suffit d’un rien : un instant de panique intense où une solution point soudain à travers les ténèbres et vous la saisissez… pour la voir se réduire en cendres dans votre main. Il n’y a pas d’excuse à ce que j’ai fait. Une fois que j’avais mordu Elena, il lui avait fallu onze ans pour me pardonner. Mais oublier lui était impossible. Le souvenir était toujours là, tapi dans l’ombre. Quand Elena avait opposé son véto au mariage, j’y avais encore vu l’influence des mœurs humaines : elle se sentait mal à l’aise du fait qu’on avait déjà des enfants. Alors, j’avais décidé d’en organiser un en douce. Une surprise. Jeremy m’en avait dissuadé et c’était à ce moment-là, tandis qu’il se répandait en explications vaseuses et tournait autour du pot, que la véritable raison m’était finalement apparue. Le mariage était inconcevable parce que chaque étape – de l’envoi des faire-part à l’échange des vœux – ne ferait que lui rappeler celui qu’elle avait planifié si longtemps auparavant, et l’enfer qu’elle avait traversé quand tout s’était écroulé. Mais la lune de miel était un élément du rituel dont nous n’avions jamais discuté. Alors, si le mariage était hors de question, je pouvais au moins lui offrir ce cadeau. Je m’étais occupé de tous les préparatifs, œuvrant comme un damné pour que tout soit parfait. Ma façon de lui dire que j’avais tout fait foirer dix-huit ans plus tôt, et que j’avais une chance folle qu’on soit parvenus à un stade où une lune de miel était ne serait-ce qu’envisageable. Le cabot refit surface au cours de la soirée, gâchant mon second repas de la journée. Et pas un simple repas cette fois, mais un dîner spécial dans un restaurant si huppé que j’avais dû – enfin, que Jeremy avait dû – réserver 17
la table plusieurs semaines à l’avance. C’était un de ces endroits où la lumière était si tamisée que je me demandais comment faisaient les humains pour voir où planter leur fourchette ; des portions anémiques perdues dans une assiette remplie de garnitures non comestibles. Mais c’était romantique. Du moins, c’était ce que le guide affirmait. Ce restaurant correspondait aux attentes d’Elena, et c’était tout ce qui importait. Elle s’extasiait devant les plats alambiqués, les vins raffinés, le personnel obséquieux… puis se gaverait de pizza une fois de retour dans la chambre, mais cela me convenait parfaitement. Jusqu’à ce que le cabot fasse son apparition. Alors que je revenais des toilettes, il pénétra dans le lobby pour demander son chemin au maître d’hôtel. Je croisai son regard. Il sourit et sortit d’un pas nonchalant. Je savais que j’aurais dû laisser tomber, m’occuper de lui plus tard. Mais je ne pouvais pas savourer mon dîner en sachant qu’il rôdait au-dehors. Et si j’étais de mauvaise humeur, Elena le serait aussi, et on se lancerait dans une dispute. Elena me demanderait pourquoi je l’avais emmenée dans un endroit que je détestais si c’était pour faire la gueule pendant tout le repas. J’étais déterminé à aller jusqu’au bout de ce voyage sans engueulade – ou du moins à ne pas en provoquer. J’attendis que le maître d’hôtel escorte un couple dans la salle à manger et me lançai à la poursuite du cabot. Je le trouvai qui m’attendait dans l’allée, derrière le restaurant. Il était adossé au mur, chevilles croisées, les yeux clos. Qui peut bien élever ses gosses de cette manière ? C’était le problème, avec les cabots. Pas tous, je l’admets. 18
Certains enseignent à leurs fils le b.a.-ba de la survie, et une poignée font leur boulot avec autant de sérieux que n’importe quel loup de la Meute, mais la grande majorité s’en fiche éperdument. Au moins, quand vous faites partie d’une Meute, si votre père ne vous apprend pas à vous comporter correctement, quelqu’un d’autre s’en charge. Devant moi se trouvait un parfait exemple du manque de compétences parentales chez ces créatures : un gamin assez idiot non seulement pour me défier, mais pour feindre une confiance en lui presque blasée, et baisser la garde dans l’espoir que cela lui donnerait l’air cool. Je n’avais plus le choix ; il fallait que je lui donne une leçon, tout ça parce que son père n’avait pas pris la peine de l’avertir qu’il ne fallait surtout pas me chercher des noises. Les loups-garous se forgent une réputation à travers toute une série de défis. Vingt-sept ans auparavant, quand j’avais voulu protéger Jeremy lors de son ascension à la tête de la Meute, je n’avais pas eu de temps à y consacrer. Alors, j’avais scellé ma renommée par un seul et unique acte. Un acte décisif qui ne manquerait pas de convaincre tous les cabots foulant ce continent que le tristement célèbre enfant loup-garou était devenu un fou dangereux. Pour atteindre Jeremy, il leur fallait en découdre avec moi et, après ce que j’avais fait, peu avaient osé s’y risquer. Je ne pouvais qu’espérer que ce cabot ne s’était pas rendu compte de qui j’étais, et qu’une fois qu’il aurait compris, l’affaire se réglerait par de pitoyables excuses et une bonne petite rouste – après laquelle je pourrais retourner à ma lune de miel. Je m’avançai et me plantai en face de lui. Il ouvrit les yeux, s’étira et fit semblant de bâiller. — Clayton Danvers, je suppose ? 19
Adieu mes illusions… Je le dévisageai. Au bout d’un moment, il se redressa en se dandinant comme un étudiant de première année que j’aurais chopé en train de dormir en plein cours. — Quoi ? demanda-t-il. Je l’inspectai des pieds à la tête en plissant les yeux. — Quoi ? insista-t-il. — J’essaie de déterminer ton problème. Son large visage se plissa en une grimace qui lui étira les lèvres, m’offrant un échantillon de son haleine, qui manifestement ignorait l’existence des bains de bouche. — Alors, c’est quoi ? demandai-je. Cancer, fièvre hémorragique, rage… — Mais de quoi tu me causes ? — Tu es bien atteint d’une maladie mortelle, n’est-ce pas ? Voué à une lente et terrible agonie ? Parce que c’est la seule raison qui pousserait un cabot à peine sorti de sa première Mutation à me défier : l’envie de mettre un terme rapide à une existence insupportable. Il laissa échapper un petit rire sifflant. — Ah ah ! Très drôle. Est-ce que ça marche souvent ? L’intimidation pour éviter le combat ? Parce que c’est la seule raison qui expliquerait qu’un gringalet de ton espèce ait une réputation de dangereux psychopathe. Il se rapprocha, en se redressant de toute sa taille, juste pour me prouver, au cas où je ne l’aurais pas remarqué, qu’il me dépassait d’une dizaine de centimètres et pesait bien vingt kilos de plus que moi. Ce qui ne faisait pas de moi un avorton pour autant. Quand j’étais jeune, j’étais plutôt petit pour mon âge, mais je m’étais rattrapé par la suite. Pourtant, les cabots aimaient à insister sur le fait 20
que je n’étais pas le colosse qu’on prétendait, comme si je les avais déçus. — Tu as bien un papa, n’est-ce pas ? demandai-je. Il esquissa une nouvelle grimace. — Quoi ? — Tu as bien un père, non ? — C’est une insulte, chez la Meute, ou quoi ? Bien sûr que j’ai un père. Theo Cain. Tu as peut-être entendu parler de lui. Je connaissais les Cain. J’avais tué l’un des leurs au cours d’un soulèvement contre la Meute. — Et ton papa ne t’a jamais mis en garde contre moi ? Il ne t’a pas montré les photos ? — Pfff… (Il leva les yeux au ciel.) Ouais, j’en ai entendu parler. Des photos d’un type que tu as charcuté à coups de machette. — De tronçonneuse. — Si tu le dis. C’est des conneries, de toute façon. Je me déplaçai sur le côté, éloignant mon nez de sa bouche. — Et le témoin ? Il est toujours vivant, aux dernières nouvelles. — Un type que t’as payé. — Et les photos ? — Photoshop. — Ça s’est passé il y a presque trente ans. — Et alors ? Je secouai la tête. Le problème avec les crétins, c’est qu’on ne peut pas les raisonner. Je n’aurais fait que perdre mon temps, alors que mon repas refroidissait et qu’Elena était en train de passer notre dîner aux chandelles toute seule. 21
Oh, et puis merde. J’inspectai la ruelle sombre. Jamais de benne quand on en a besoin. Je jetai un coup d’œil aux poubelles, puis à Cain, jaugeant sa corpulence… — Bon, on se bat, oui ou merde ? demanda-t-il. — Quoi ? — Tu sais. Mano a mano. Un combat à mort – la tienne, bien sûr. J’ai hâte de mettre la main sur le butin. (Il glissa la langue entre les dents.) Hmm. J’ai un faible pour les blondes au petit cul bien ferme, et ta nana est pas mal, dans le genre. Je suis sûr qu’un peu retapée, elle sera parfaite. — Retapée ? — Tu sais. Maquillée. Et puis faudra virer la queuede-cheval. Troquer le jean contre une jolie minijupe pour montrer ses gambettes. Il faut faire gaffe à ce genre de choses, sinon elles ont tendance à arrêter de prendre soin d’elles, à se laisser aller. Bien sûr, elle est déjà jolie, mais avec un peu d’efforts, ce serait une vraie bombe. Je secouai la tête. — Quoi ? dit-il. T’as jamais essayé ? — Pour quoi faire ? — Ben pour essayer ! J’ouvris la bouche, puis la refermai. Encore une perte de temps. Il ne comprendrait pas mon point de vue, pas plus que moi le sien. — Alors, tu crois que, si tu me tuais, tu aurais Elena ? — Bien sûr. Qu’est-ce qui m’en empêcherait ? — Si je ne devais pas mourir pour ça, je serais tenté de te laisser faire, juste pour te voir lui dire ça. — C’est ça, ouais. (Il pivota sur ses talons.) Finissons-en. J’espère que t’as apporté ta tronçonneuse, parce que sinon, 22
ça va être beaucoup moins drôle que je l’espérais, avec ton bras en miettes. Je me figeai, puis levai lentement les yeux, croisant son regard. — Mon bras ? — Ouais, Brian McKay m’a dit que tu lui avais bousillé les couilles l’année dernière parce qu’il avait passé du bon temps avec une pute. Il a raconté que tu avais un problème à un bras, que tu ne te servais que de l’autre. Tyler Lake m’a dit que c’était lui qui t’avait fait ça, pour se venger de ce que tu avais fait à son frère. — Ah ouais ? Est-ce qu’il a mentionné de quel bras il s’agissait ? Celui-ci ? Je le saisis par la gorge et le clouai au mur, serrant jusqu’à ce que son visage vire au pourpre et que les yeux lui sortent de la tête. — Ou est-ce que c’était celui-là ? Je lui balançai un coup de poing dans la mâchoire. L’os et les dents craquèrent. Il voulut pousser un cri, que la pression de ma main contre sa trachée réduisit à un gémissement. Je le fis glisser le long du mur, jusqu’à ce que son visage soit au niveau du mien et me penchai, nez contre nez. — J’aimerais croire que ça t’apprendra à ne pas te fier aux rumeurs, mais tu as le cerveau un peu ramolli, hein ? Il va falloir que je… Un bruit sourd à ma gauche m’arrêta net. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule tandis que la porte de service du restaurant s’ouvrait à la volée. On était trois mètres plus loin, et le battant nous dissimulait. Je maintins Cain immobile tout en restant à l’affût du moindre bruit 23
ou mouvement, prêt à le traîner dans la ruelle si un pied apparaissait sous la porte. J’entendis le claquement de couvercles de poubelles. Elles étaient juste à côté de la porte. Inutile de sortir. Il n’y avait qu’à balancer les sacs… Cain laissa échapper un couinement – le son le plus fort qu’il était en mesure de produire. Puis il se mit à se cogner la tête contre la fenêtre barricadée derrière lui. Je resserrai ma prise, lui jetant un regard noir pour lui signifier d’arrêter. Un pied apparut sous la porte. Quelqu’un sortait. Je lâchai le cabot et fonçai me réfugier au coin de la ruelle. — Hé ! Hé, vous là-bas ! Je me pressai contre le mur. Des pas résonnèrent. Un homme invectiva Cain, le prenant pour un ivrogne. Il bredouilla une histoire d’agression, peinant à parler avec sa mâchoire brisée. Je serrai les dents. C’était déjà assez méprisable de mettre un terme au combat en alertant les humains. Mais tenter de les mettre sur ma piste ? Là, c’était de la lâcheté caractérisée. Je balayai cette pensée et m’en allai, avant que quelqu’un ne se mette en quête de l’« agresseur » de ce minable.