U
n mousquetaire rebelle quitte le château de Bordemarge au galop. C’est Roxane, l’héritière légitime de la couronne, fuyant le duc Silas qui vient de s’emparer du trône. Qui pourrait bien l’aider dans son combat pour la justice ? Une troupe extraordinaire de compagnons plus délirants les uns que les autres ! Car à Bordemarge tout est possible… Mais c’est un monde imaginaire et ce genre d’aventures n’arrive que dans les romans de cape et d’épée. Violette le sait bien, elle qui n’aime pas du tout sa vie de bibliothécaire déprimée… Elle est loin de se douter que l’aventure va lui tomber dessus… littéralement ! Car pour échapper à ses ennemis, Roxane traverse un tableau magique et envoie Violette dans son royaume à sa place. Saura-t-elle déjouer les plans de l’infâme Silas et rendre son trône à Roxane ?
Tout est possible, il suffit de le vouloir …
Illustration de couverture : Boulet ISBN : 978-2-36231-045-4
15,20 € 9 782362 310454
Emmanuelle Nuncq est née en l’an de grâce 1894 (échangez juste deux chiffres…) et depuis qu’elle sait tenir un livre, elle lit. Lorsqu’elle était enfant, ses amis étaient Jane Austen, Victor Hugo, Charles Baudelaire ou Théophile Gautier. Drôle de compagnie pour une petite fille ! En grandissant, elle a bien été obligée de se confronter à la réalité. Ces longues heures de lecture, allongée sur le lit, l’ont menée là où elle est : d’abord étudiante en lettres modernes et classiques, puis bibliothécaire pendant trois ans. Si la petite fille qu’elle était a bien changé, c’est pour elle, et pour tous les enfants qui lisent cachés sous leurs draps, qu’elle continue aujourd’hui à raconter ses histoires.
Bordemarge
www.castelmore.fr
Emmanuelle Nuncq
Bor dem a rge
© Bragelonne 2012 Loi no 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse Illustration de couverture : Boulet Dépôt légal : avril 2012 ISBN : 978-2-36231-045-4 Castelmore 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris e-mail : info@castelmore.fr Site Internet : www.castelmore.fr
Ne vous êtes-vous jamais demandé ce que faisaient vos héros préférés, une fois que le mot « FIN » apparaît ?
Remerciements (Par ordre alphabétique, comme ça, pas de jaloux !) Je remercie pour ce livre : Edelinde, qui partage avec moi le sort de bibliothécaire et bien plus encore, je crois que ça s’appelle l’amitié. Jim… Mes parents, maman, à qui je dois, pour cette histoire, mon imagination, mon goût des Arts et du xixe siècle, et mon père, qui m’a mis le pied à l’étrier de la Littérature en me conseillant mes premiers « livres de grand », à savoir entre autres Les Trois Mousquetaires, Le Tour du monde en quatrevingts jours ou Le Seigneur des Anneaux ! Mon Menu au grand complet, pour son enthousiasme, sa bonne humeur, ses idées folles, son soutien amical et leurs alter ego dans mon roman : Constance alias Délia alias Morty Elsa alias Eledhwen alias Lysean Alice alias Liddell alias Peter Simon alias Laston alias Seamus : mon chorégraphe escrimeur personnel (hééééé oui, si c’est pas la classe, ça !) pour ses superbes combats et le temps qu’il m’a offert ! Les Imaginales et ma maison d’édition, grâce à qui vous tenez Bordemarge entre les mains…
Prologue Allancourt, août 1984
L
a bibliothèque, à cette heure-là, était fermée. À minuit passé, la ville était déserte, et l’on n’entendait qu’une légère brise qui faisait frissonner les platanes du jardin municipal. Dans la salle des archives, un éclair bleu illumina soudain les vitres dépolies, et y dessina deux silhouettes. Puis la pièce sombra de nouveau dans le noir. Au milieu des cartons d’ouvrages en cours de tri cet été-là, entre deux immenses étagères vides, devant une cheminée qui ne servait plus, se tenaient un homme et une femme enceinte. Cette dernière était visiblement à terme tant son ventre était énorme. Le couple se parlait tout bas. Tout autour, la fine poussière bleu et or qui les avait amenés là disparut tout doucement, et ils sortirent de leur léthargie, pour se blottir dans les bras l’un de l’autre et y puiser force et courage. — Je t’en prie mon amour ! N’y va pas ! dit Marius. Le beau jeune homme brun était habillé comme un dandy du xixe siècle aux moustaches soignées, et qui portait 11
une montre à gousset en argent attachée à son gilet. Seule touche de couleur dans son costume où le noir et le blanc jetaient les charmes d’une vieille photographie, il portait une lavallière anis à laquelle il avait épinglé une petite clef d’argent. — Regarde-moi, enfin ! reprit-il en lui montrant ses doigts qui se parsemaient de petites taches rousses, pareilles à de la moisissure sur du parchemin. Je me décrépis à vue d’œil ! Il t’arrivera la même chose ! Éléonore, vêtue d’une robe blanche qu’elle avait voulue intemporelle, le prit dans ses bras avec douceur. Elle n’avait pas peur, elle savait ce qu’elle allait faire, mais la séparation d’avec son amant était une déchirure atroce. Ils se connaissaient depuis des temps éloignés, mais s’aimaient comme au premier jour de leur rencontre. Leur amour avait eu la longévité et l’éclat d’une étoile. Ce soir-là, l’étoile se mourrait en comète. Elle caressa les cheveux de Marius, sur lesquels elle avait si souvent posé des baisers, et les vit se couvrir de fils d’argent sous ses doigts. Un pincement au cœur la saisit : même si elle avait imaginé ce qui était en train de se produire, il était difficile pour Éléonore de voir Marius vieillir ainsi pour elle, pour l’accompagner quelques minutes de plus de l’autre côté. — Peut-être pas aussi rapidement, poursuivit-il avec tendresse, car tu as passé bien moins de temps que moi là-bas, mais dans dix, vingt ans tout au plus, tu mourras ! Tu le verras à peine grandir, ajouta-t‑il en posant la main sur le ventre arrondi de la jeune femme. 12
Éléonore s’éloigna de son amant qui déjà se courbait un peu plus, avec la peur de changer de décision si jamais il l’implorait encore d’une façon si tendre. — Dépêche-toi de passer le portail ! Je me suis déjà expliquée sur ce sujet tant de fois… (Sa voix se brisa dans un sanglot.) Je veux qu’il puisse grandir. Je veux qu’il ait une vraie vie, avec tout ce que cela implique… Je veux qu’il ait le choix. Elle toucha la figure de Marius, et eut un mouvement de recul comme si elle s’était brûlée. Sous ses doigts, elle avait senti les rides se creuser. Elle vit sa peau devenir moins ferme et ses yeux se border de rouge. — Allez, te dis-je ! Et puis, tu reviendras me voir ? C’était une question qu’elle savait vaine. Jamais plus ils ne seraient ensemble. Il embrassa ses mains, qu’il tenait dans les deux siennes, glissa une mèche de ses longs cheveux noirs derrière son oreille, et murmura, au bord du désespoir, la voix cassée : — Éléonore, je te le jure. Évidemment. Je trouverai un moyen d’empêcher ce beau visage de se faner, ajouta-t‑il en lui caressant la joue. Je ferai tout pour toi, tu le sais bien… Tu mérites tant de bonheur. Je t’aime au point de te laisser partir, si tu es plus heureuse ainsi. (Il tenta de la retenir cependant, elle lui manquait déjà). Mais réfléchis encore ! Ce monde a évolué sans nous. On ne sait même pas en quelle année ils sont, là-bas ! Comment vas-tu t’en sortir ? — Comme durant toute ma vie : avec un peu d’imagi nation. (Elle eut un sourire fugace.) Cela ne nous a pas trop 13
mal réussi jusque-là. Ce sera une merveilleuse aventure, je le sais. Une quinte de toux, mêlée de larmes, plia Marius en deux. Il ressemblait à un vieillard maintenant, et ses cheveux étaient blancs comme neige. Il savait qu’il n’en avait plus pour longtemps, s’il restait encore ici. Résigné, il jeta un regard derrière lui, resserra sa lavallière dans un geste désespéré et se traîna jusqu’à la cheminée, où il disparut. Éléonore fondit en larmes et, la main sur le ventre, s’assit par terre. L’absurdité de sa décision lui tomba dessus comme une cascade d’eau froide : que venait-elle de faire ? Pour que son enfant puisse choisir son mode de vie et vieillir, elle avait abandonné le seul homme qu’elle avait jamais adoré, l’amour de sa vie. Ici, à Allancourt, jamais plus elle ne retrouverait ce bonheur. Jamais plus… Quand elle releva la tête, le portrait de son amant, vieilli de près de cinquante ans, veillait sur elle depuis le tableau accroché au-dessus de l’âtre.
Scène i Ouverture en Plume majeure
Bordemarge
C
omme toujours à Bordemarge, il faisait un temps superbe. Le soleil brillait, le printemps était magnifique, et l’on n’entendait que le bruit du mistral dans les cyprès et le chant des cigales. Au-dessus de la porte d’un vieux mas perdu au milieu de la lande, une enseigne nommée Les Trois Cyprès se balançait doucement, indiquant qu’ici on pouvait, selon la coutume, trouver de quoi manger et passer la nuit. John Panwood, l’aubergiste, bien campé derrière son comptoir, essuyait ses verres pour la troisième fois en écoutant le son caverneux du vent ronflant dans la cheminée, son fils assis sur un tabouret près de lui, qui nettoyait des pommes rouges entreposées dans une corbeille en fer-blanc. John avait les manches relevées sur des avant-bras couverts de poils noirs, et une petite tête à moitié chauve, aux oreilles décollées, évoquant 15
celle d’une souris. Le fils, lui, avait le même museau de rongeur que son père, les mêmes oreilles décollées et le même embonpoint, mais avec le côté mignon de son âge, ainsi qu’une tignasse noire qui ne semblait pas avoir connu l’usage du peigne depuis longtemps. Son corps était couvert de bleus et de cicatrices. Tous deux, pour l’heure, n’avaient rien à faire d’autre que d’essuyer la vaisselle et nettoyer ces fruits en écoutant le temps passer, car Peter avait terminé tout le travail. Au Trois Cyprès il n’y avait de toute façon jamais beaucoup de clients, surtout l’après-midi, et à cette heure-là, seuls quelques habitués étaient assis dans la salle. Un ivrogne solitaire regardait son verre avec un intérêt évident, et un groupe, près de la cheminée, jouait une partie de piquet. La porte de la taverne s’ouvrit brusquement sur un couple de jeunes gens bizarres, qui brisa le calme serein qui régnait jusque-là, apportant avec lui la poussière du chemin et l’odeur de la lavande. — Fermez donc la porte ! hurla John de derrière son comptoir, laissant son fils se précipiter pour le faire plus rapidement qu’eux. Je vais devoir encore tout balayer ! Peter soupira intérieurement : c’est plutôt lui, comme d’ordinaire, qui allait devoir nettoyer. John retourna derrière son comptoir et observa ses nouveaux clients un petit moment avant de leur demander ce qu’ils voulaient. Il ne les connaissait pas, c’était des étrangers. Il n’aimait pas les étrangers, pas plus que les extravagances, deux raisons pour lesquelles 16
il ne se leva pas pour les accueillir. Peter reprit place sur son tabouret, les mains croisées autour de la corbeille de pommes. — Et alors, qu’est-ce que tu attends ? grommela John d’un air agressif en envoyant d’une taloche la tête de son fils contre la corbeille. Ce dernier releva la tête, et une coupure à l’arcade s’ajouta à la longue liste de ses blessures. Aussitôt, le premier des deux jeunes hommes sortit son épée du fourreau, et la pointe de sa lame se retrouva entre les deux yeux du père indigne, qui se mit à loucher. — Si tu recommences, gros homme, claironna l’ado lescent, je serai obligé de te fesser les deux joues ! John baissa les yeux vers la garde de l’épée – du beau travail, de Frell assurément – et grogna. C’était sa façon de confirmer, qu’à l’avenir, il éviterait de traiter son fils comme un domestique et de lui administrer des taloches pour un rien. L’épée retrouva sa place dans le fourreau. — Si on te le demande, gamin, tu diras que c’est La Plume qui t’a tiré de ce mauvais pas ! Peter sourit et pensa à regret que les dix dernières années ce La Plume ne l’avait pas défendu, et qu’il ne le ferait pas plus dans les temps à venir. Il essuya le sang de la coupure avec sa manche. — Bien, poursuivit La Plume en piochant sans façon une pomme rouge et brillante dans la corbeille, maintenant, je veux de quoi boire et manger, et je ne me lèverai pas tant que je ne serai pas rassasié ! 17
Une bourse tinta sur le comptoir, et l’aubergiste descendit par une trappe derrière le comptoir chercher sa meilleure bouteille de vin, non sans râler après cet insolent qui venait lui donner des cours d’éducation qu’il s’empresserait d’oublier une fois qu’il serait parti. Peter était son fils après tout, et il le traiterait comme il l’avait toujours fait. De son côté, Peter mena les deux chevaux à l’écurie. La Plume s’assit donc au milieu de la salle, les deux pieds sur la table, et son compagnon de voyage, un gringalet avec un long manteau brun et des lunettes de cheminot poussiéreuses, se pencha vers lui en enlevant son foulard blanc de son cou : — Pourquoi faut-il que tu prennes ainsi un malin plaisir à te faire remarquer ? L’insolent rit aux éclats, et la plume de son feutre, énorme et blanche, frissonna. — Je n’en sais rien, peut-être pour t’embêter ? J’adore te voir avec les joues toutes rouges. Seamus baissa la tête comme une jeune fille pudique, passa ses mains dans ses cheveux bruns qu’il décoiffa, et reporta son regard sur ses lunettes qu’il entreprit de nettoyer avec son foulard. L’aubergiste s’approcha d’eux avec dans les mains deux bouteilles de vin et autant de verres qu’il posa avec violence sur leur table. — Ces messieurs voudront p’t’être une chambre pour la nuit ? demanda-t‑il avec tout le mépris dont il était capable. D’ordinaire, c’était son fils qui assurait le service, mais il n’avait pas envie de se retrouver de nouveau avec une lame entre les deux yeux. 18
— Non, nous ne resterons pas ! répondit La Plume, qui n’avait pas pris la peine d’enlever son pourpoint, ni le foulard noir qui lui cachait la moitié du visage. Contentez-vous de soigner nos chevaux. Du mieux que vous pouvez, ajouta-t‑il, c’est-à-dire mieux que le garnement que vous employez. La Plume fit signe à l’enfant de s’approcher, la pomme toujours à la main. — Quel est ton nom ? — Peter, répondit-il en s’approchant, guettant d’un œil la réaction de son père. — Eh bien Peter, tu vas manger avec nous. À cette heure, un gamin comme toi a mieux à faire que de servir tous ces clients avinés, dit-il avec un grand geste pour montrer les hommes attablés autour d’eux. John tenta de s’interposer : — La cuisine ne va pas se nettoyer toute seule ! La Plume se leva, soudain devenu grave, et les joueurs se tournèrent vers lui. — Monsieur aubergiste père, vous avez des mains, non ? Et à la vue des taloches que vous lui avez administrées, ajouta-t‑il en montrant les nombreux bleus de Peter, je gage que vous savez les utiliser. Alors servez-vous-en pour faire votre ménage vous-même, ou mieux encore, servez-vous de tout l’argent que vous avez assurément économisé sur son dos pour payer des gens qui vous aideront, et envoyer votre fils à l’école. Un silence accueillit cette phrase, et Panwood senior se mit à rougir de colère. Il grogna une nouvelle fois et fit 19
demi-tour. L’enfant s’assit à leur table, et n’osa plus parler. Seamus posa une main sur le bras de son compagnon, qui se calma et se rassit. — Dis-moi, chuchota-t‑il en se penchant à son oreille : pourquoi est-ce que nous ne passerions pas la nuit, pour une fois ? N’en as-tu pas assez de dormir à même le sol et de sentir le fauve ? Nous sommes près du but, que t’importe de te reposer enfin, dans un bon lit moelleux, sans poussière et sans cailloux ? — En ces heures graves, répondit La Plume sur le même ton, chaque instant compte. Je ne veux pas avoir à me reprocher d’avoir mis en péril tant de choses, pour être en retard à cause d’un paresseux dans ton genre. (Il abaissa son foulard et son chapeau pour croquer dans la pomme.) Nous n’avons pas bravé les froids polaires de Sylénie, ou les brigands des routes de Frell, pour nous arrêter en si bon chemin. — Justement, ne penses-tu pas que nous ferions mieux d’arriver en pleine forme au château ? Regarde-toi ! Ton pourpoint a beau être toujours aussi neuf, il y a dessous la crasse de vingt jours de marche dans la poussière, et tes cernes sont aussi profonds que ce verre, ironisa-t‑il en portant l’objet désigné à sa bouche. Ton courage est beau, reprit-il en déglutissant, mais si tu t’effondres sur les marches, tout cela n’aura servi à rien. La Plume était sur le point de céder, quand, par les fenêtres ouvertes, il vit les derniers rayons du soleil dispa raître derrière les collines de Bordemarge, et avec eux, dans un vrombissement effrayant, surgir les silhouettes d’énormes 20
libellules métalliques. Il se raidit alors sur sa chaise, abaissa encore le bord de son feutre sur ses yeux comme si de là-haut ils pouvaient le voir ici, et murmura à l’oreille de Seamus : — Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Ils ont des odonates maintenant ? Seamus se retourna pour les voir, discerna dans le couchant des hommes en noir montés sur leurs machines volantes, et blêmit : — Il faut croire. Allons-nous-en. — Très finement réfléchi ! La Plume se leva brusquement, jeta sa pomme à peine mangée dans le feu, et se précipita vers les écuries, Seamus sur ses talons, laissant derrière lui un Peter désemparé tout seul à leur table. Mais leurs chevaux étaient loin d’être prêts à endurer une nouvelle course, puisqu’ils venaient juste d’arriver ! La Plume sangla les sacoches sur les deux destriers qui lui semblaient les plus frais. — Arrête, c’est du vol ! s’écria Seamus. — Où tu vois du vol ? Qu’il vienne seulement se plaindre, ce verrat ! À la place de ses bidets, je lui laisse deux puissantes bêtes qui valent trois fois le prix de son auberge ! Seamus haussa les épaules et l’aida à finir de les harnacher. Après tout… Il avait raison, en ce moment de crise, il fallait abandonner ses scrupules. De toute façon, il n’avait jamais réussi à raisonner cet énergumène, et puis il était son valet, alors il devait lui obéir. — Ah ! vraiment, nous n’avons pas de chance, pesta La Plume. Après avoir traversé des déserts glacials, des 21
marais putrides et plus d’obstacles qu’il n’en faudrait pour décourager même ce satané Silas, voilà qu’on nous retrouve ici, à même pas trois jours de marche. Ils enfourchèrent leurs nouvelles montures et se diri gèrent vers le sud. Derrière eux, les pirates de Khaltourine, chevauchant leurs odonates, n’étaient plus qu’à quelques dizaines de mètres de l’auberge. — Attendez-moi ! cria une voix derrière eux. Quand Seamus se retourna, il aperçut Peter, les cheveux en pétard et le souffle court, monté sur l’un de leurs chevaux, qui leur filait le train.
Scène ii Cœurs roses et noires pensées
Allancourt, de nos jours
T
rois heures, encore trois horribles heures à tenir ! pensa Violette, complètement abattue. L’ennui lui faisait comme un manteau lourd sur les épaules, et ses cheveux, longs, noirs et fins, pendaient lamentablement autour de son visage. Elle ressemblait à une héroïne tragique, avec ses paupières lourdes et ses lèvres blanches, le visage émacié et pâle d’un cadavre, son nez fin et long surmonté d’une grosse paire de lunettes à monture noire. En réalité, elle n’avait rien d’exceptionnel, elle était tout simplement dépressive et anémiée. À cette heure-là, la bibliothèque n’était peuplée que de ses collègues et de quelques rares habitués, qui ne vien draient certainement pas lui demander quoi que ce soit. Le secteur littérature, dont elle avait la charge, était encore moins fréquenté que les autres. Elle bougea la souris pour que l’écran sorte de sa veille et consulta sa messagerie pour la 23
cinquième fois depuis le début de l’après-midi : une pub pour un livreur de roses et une autre pour des chocolats, qu’elle s’empressa de supprimer. Et dire que chaque année c’était la même chose ! Pourquoi fallait-il que tout et tout le monde lui rappellent qu’elle était célibataire ? Elle ne tomberait plus jamais amoureuse. Comme si c’était essentiel de finir sa vie en couple ! Alors que finir sa vie tout court était la seule chose importante pour elle ici-bas. L’unique carte qu’elle avait reçue depuis que cette stupide fête était en âge de l’intéresser, c’était celle de son voisin de classe en cinquième, un crétin boutonneux qui croyait que les petits chats avec des nœuds roses la feraient forcément fondre. Or Violette n’aimait pas les nœuds roses, les petits cœurs et le chocolat. Elle n’aimait pas grandchose en fait, et s’il n’y avait qu’un chat qu’elle supportait, c’était le sien, un vieux matou noir avec un sale caractère qui s’appelait Edgar, et lui rapportait plutôt des oiseaux morts que des petits cœurs en sucre. Depuis désormais deux ans qu’elle travaillait dans cette bibliothèque, elle détestait chaque jour son métier encore plus. Au début, elle avait cru qu’elle parlerait littérature avec ses lecteurs, qu’elle serait utile, qu’elle défendrait la culture. Cela n’avait jamais été le cas, parce que la seule chose sur laquelle elle les renseignait, c’était l’emplacement des toilettes. Elle soupira et regarda par la fenêtre les nuages gris qui s’étiraient sur le ciel bas et lourd d’Allancourt. Dans un quart d’heure, tout au plus, la nuit serait tombée et la journée s’achèverait comme elle 24
avait commencé : dans l’ennui, la brume et la dépression la plus totale. Un bruit d’emballage plastique la sortit de ses noires pensées. — Regarde-moi ça, s’écria un jeune homme en entrant dans la pièce et sortant une chemise rose tout juste achetée de son sac d’emballage. Je l’ai eue à moins soixante-dix pour cent. Sympa non ? Violette avisa le vêtement auquel pendait un paquet d’étiquettes rouges, et fit une grimace. — Tu ne peux pas être plus discret ? Christian lui lança un éclatant sourire, qui trancha sur sa peau noire, à la manière du Chat de Chester, et regarda à la ronde. Seules deux personnes étaient attablées sur la longue rangée d’ordinateurs, et elles n’avaient pas bougé. — Qui tu veux que ça dérange ? Ceux-là sont trop absor bés à mater des filles sur Facebook. Et lui collant encore sa chemise sous le nez : — Alors ? — Une horreur. Le sourire de Christian disparut aussi vite qu’il était apparu. Étrange de voir comment une simple remarque pouvait déstabiliser ces cent kilos de muscles. — Tu crois ? — C’est pour la fille de 15 heures ? (Christian acquiesça.) Elle n’est pas du genre à considérer les chemises roses comme le summum du fashion et de la virilité. Mets du noir, bon sang, c’est classe et tu es sûr de ne pas faire d’impair. 25
— Pour qu’on ne me voie plus ? Violette esquissa un sourire. — Bon, du blanc alors. Christian retrouva sa bonne humeur : — Et toi les amours, comment ça va ? Violette leva les yeux au ciel. Christian aimait l’embêter, il savait pertinemment qu’elle détestait cette question, digne de l’interrogatoire d’une mamie gâteuse. — Oh moi tu sais, j’en suis toujours au même point avec Marius, dit-elle en montrant derrière elle le portrait du premier conservateur des lieux, un vieil homme à l’air peu amène, portant fines moustaches blanches, gilet, lorgnons et montre à gousset. Il n’est pas très causant. — Si tu enlevais de ta tête ce panneau « Attention Violette méchante, ne pas toucher » peut-être que… Violette l’interrompit : — Hé ! Traite-moi de coincée aussi ! — Coincée, non ! Mais par contre… cynique, désa gréable, fausse rebelle, dépressive, fêlée, asociale, sociopathe, anarchiste et provocatrice, ça oui ! Violette lui donna un coup de poing à chaque insulte. — Mais tu as fini ? (Elle se rembrunit.) Et je ne suis pas dépressive. Christian leva un sourcil sceptique. — Autant que moi je suis diplômé en physique nucléaire. C’était une blague entre eux : Christian était effecti vement diplômé en physique nucléaire, et il n’avait jamais voulu dire comment il en était arrivé ici, en secteur jeunesse, 26
à faire des animations déguisé en pirate pour les gamins de trois ans. — Au fait, qu’est-ce qu’il devient, reprit-il, le pauvre type qui t’a laissé le cœur en miettes ? — Bin, hésita Violette, il empoisonne les limbes de ce qui reste de mon pauvre cerveau fêlé ? Il souffre atrocement dans la prison de souvenirs et de remords que j’ai construite pour lui ? Christian éclata de rire, et chuchota en voyant les deux usagers se tourner vers eux, visiblement revenus à la vie grâce à son rire communicatif : — Toujours le sens de la formule, toi. Tu n’aurais pas été poète maudit dans une autre vie, par hasard ? Que de points communs avec ce cher vieux Marius, décidément… — Quand tu auras fini de dire des idioties, tu pourrais peut-être me laisser bosser ? — Bosser, merde, quel grand mot ! Et dans une révérence, il quitta les lieux avec son sac plastique, ses « merde » intempestifs, sa bonne humeur et sa chemise rose jetée sur l’épaule comme la cape de César. Les deux heures qui suivirent parurent encore plus longues à Violette, qui désormais regrettait d’avoir fait fuir Christian, et pensait à William dont le souvenir douloureux avait été réactivé par sa question. Non, elle ne savait pas ce que devenait son ex-petit ami, mais contrairement à ce qu’elle avait laissé entendre, elle ne s’en fichait pas du tout. Aux dernières nouvelles, il était en Californie, mais depuis, peut-être était-il rentré en France ? Est-ce qu’il pensait à elle, 27
parfois ? Certainement pas autant qu’elle pensait à lui. Tous les jours, depuis qu’il était parti, elle ne cessait de s’enfoncer dans sa dépression. Pourtant, elle savait pertinemment qu’il n’était qu’un crétin, qui l’avait quand même plaquée sans raison le jour de la Saint-Valentin l’année précédente… Plus tard, elle avait appris qu’il avait décidé de s’en aller pour accomplir son prétendu destin d’acteur. Quel crétin ! Mais cela n’empêchait pas qu’elle pensait encore à lui… Elle se leva brusquement de son bureau et tenta de chasser cette idée en alignant encore les livres avec le bord de l’étagère. On vint lui demander les toilettes quatre fois, elle consulta sa messagerie encore trois fois, puis elle chassa les deux énergumènes scotchés de leurs ordinateurs, rangea le dernier chariot, et quitta le bâtiment.
Scène iii L’A thanor, l’Orfèvre et les orphelins
Bordemarge
D
ans la forêt qui bordait les collines du vaste royaume de Bordemarge, une étrange proces sion avançait. À sa tête, une roulotte traçait le chemin : sans aucun animal pour la tirer, l’Athanor était flanqué de tubes, de roues dentées et de cornues, pareil à un alambic géant qui laissait s’échapper d’épaisses volutes de vapeur. Au milieu de la file, plusieurs petits chariots, bâchés de toiles bariolées, formaient le gros de la troupe, et en queue, des gamins débraillés et vêtus de manière disparate, avec force chapeaux, boutons, rubans et lacets pour attacher le tout, fermaient le cortège. Un voyageur aurait cru avoir affaire à une troupe de théâtre, et il n’en aurait pas été loin, cependant, personne ici, autre que l’Orfèvre, n’avait le droit de raconter des histoires. L’Orfèvre était le chef de toute cette tribu d’orphelins, de voleurs et autres âmes fêlées qu’il avait recueillis sur sa route, et sur lesquels il 29
veillait comme sur sa propre famille. Depuis des années cette famille s’était agrandie, et de deux qu’ils étaient aux origines, ils dépassaient désormais la vingtaine de personnes, pour une grande majorité constituée de gamins en dessous de dix ans. Parmi eux, il y avait Elwyn, une petite blonde âgée de six ans frisée comme un mouton, qui ne rêvait que de devenir l’apprentie de l’Orfèvre, Moon et Sun, des jumeaux, les aînés de la troupe qui se disputaient tout le temps, et Jeb, un petit roux aux oreilles décollées. Ces quatre-là étaient les préférés de l’Orfèvre, même s’il ne le leur avait jamais dit. Pour survivre, tout ce petit monde vendait un bricà‑brac de choses étranges sorties de leurs cervelles fertiles, et ils allaient de villes en villages proposer leurs inventions à tous ceux qu’ils rencontraient. Leurs inventions étaient à leur image, faites d’ingéniosité, d’imagination, et de bouts de tout et de rien recollés avec un brin de tendresse. À force de sillonner Bordemarge, ils s’étaient forgé une belle réputation, et un nom leur avait été donné. Chaque fois qu’on les voyait arriver de loin, on accourait en disant : « Voilà les Athanors ! », car, pareil à ce grand four d’alchimiste, la roulotte du patriarche semblait un monstre fabuleux duquel sortaient des pépites d’orfèvre, toutes plus originales les unes que les autres. L’Orfèvre, ainsi qu’on s’était mis à surnommer le patriarche, dont on n’avait jamais su le véritable nom, était un homme aussi complexe et mystérieux que son véhicule : comme lui, on se demandait d’où il sortait et comment il avait atterri là. Comme lui, il se déplaçait sur des roues cahotantes, dans un drôle de 30
fauteuil qui avançait tout seul et qu’on n’avait jamais vu ailleurs dans Bordemarge, même pas dans les lointaines contrées de Sylénie, où les hommes avaient pourtant des mœurs très étranges. L’Orfèvre avait toujours dans ses nombreuses poches des objets qui émerveillaient ses gamins, dont une petite montre qu’il remontait en permanence. Dans ce monde de fiction où le temps n’avait pas de prise, et où personne ne vieillissait, cet objet, et le concept qu’il incarnait, étaient pour eux quelque chose de trop subtil et complexe à comprendre. On parlait de jours, certes, car le soleil et la lune se succédaient comme dans la réalité, mais les années, comme les heures et les minutes, étaient une notion aussi floue qu’un rêve. Quand on avait dix ans, c’était pour toujours. Bientôt l’Athanor s’immobilisa, crachant deux ou trois nuages blancs, et derrière lui, le reste de la caravane l’imita. Le soleil dardait ses derniers rayons ; ils resteraient dans cette clairière pour la nuit. La joyeuse troupe commença à déployer son campement, selon une organisation bien rodée : l’Athanor au sud, et les autres roulottes en cercle autour d’un grand feu. C’est alors que des bruits se firent entendre, attirant l’attention de tous les gosses : des cavaliers, faisant aller leurs montures au trot, se disputaient avec éclat. — Et comment va-t‑on faire maintenant pour te ramener à ton père ? disait l’un d’entre eux, un jeune homme avec un pourpoint écarlate, tout recouvert de passementeries d’or, et coiffé d’un impressionnant feutre. 31
— Avec les hommes de Khaltourine ? demanda le second, un autre jeune homme, habillé plus modestement, long manteau, pantalon brun et chemise de lin beige. — Mais vous n’allez pas me ramener à mon père ! répondit le dernier, un gosse un peu enrobé, tout de vert vêtu et monté sur un destrier bien trop grand et puissant pour lui. Si vous ne voulez pas de moi, cria-t‑il, peu importe, mais je n’y retournerai pas ! — Qu’est-ce qui t’a pris de nous suivre, aussi ? cria le premier. — J’en sais rien moi, rétorqua l’enfant, vous n’aviez qu’à pas prendre ma défense ! — Ah mais, pesta l’adolescent en rouge, agitant les mains en l’air, si je devais adopter tous les gosses que je prends en pitié, j’en aurais déjà toute une ribambelle derrière moi ! — C’est pourtant bien ce que je fais, moi, les interrompit une voix grave et calme. Les trois cavaliers arrêtèrent tout net leurs chevaux, et regardèrent la clairière dans laquelle ils avaient débouché. L’Athanor, que les deux plus vieux n’avaient jamais vu, leur fit une drôle d’impression, de même que les regards interrogateurs des gosses. Un vieil homme aux moustaches blanches et fines comme les aiguilles de sa montre, assis sur un fauteuil roulant, descendit d’une passerelle de sa roulotte gigantesque. Ils avaient devant eux l’Orfèvre. — Un souci avec l’avenir de votre jeune compagnon ? demanda-t‑il, je peux m’en charger. Il y a toujours des places 32
auprès de la troupe de l’Athanor. (Le fauteuil roula jusqu’aux jambes des chevaux et l’homme regarda Peter d’en bas.) Est-ce que tu sais faire quelque chose de tes mains ? La Plume ne laissa pas le gamin répondre : — Holà, l’ancêtre ! Vous croyez peut-être que je vais vous le laisser ? Qui me dit que vous n’êtes pas un… un… (Il hésita.) Un quoi ? Ce qu’il avait sous les yeux ne ressemblait à rien de connu. L’ancêtre esquissa un sourire et Peter s’écria : — Mais c’est les Athanors ! Vous ne les connaissez pas ? (Il descendit de son cheval et sortit une petite flûte de sa poche.) Ma sœur vous l’avait achetée pour m’en faire cadeau quand j’étais petit. L’Orfèvre prit l’objet que Peter lui tendait. — Je m’en souviens, dit-il en tournant l’instrument entre ses doigts tachés, aussi précieusement qu’un fuseau de dentellière. Ta sœur ne s’occupe plus de toi, alors ? C’était une merveilleuse jeune femme. Peter baissa la tête, et La Plume et Seamus regardèrent tour à tour le vieil homme et l’enfant. — Elle est mariée, maintenant. Partie vivre ailleurs. — Dites-moi, les interrompit un Seamus tout hésitant, pour le sort du gamin, on peut aviser plus tard, mais puisque vous semblez si accueillants, pourrions-nous abuser de votre hospitalité pour la nuit ? La Plume ouvrit la bouche pour répliquer, visiblement choqué que son compagnon demande cela sans l’avoir consulté, mais ne dit rien. 33
— Avec grand plaisir, répondit l’Orfèvre en faisant rouler son fauteuil dans l’autre sens. Je vais vous faire visiter… si vous voulez bien me suivre. La Plume et Seamus descendirent de leurs chevaux, et lui emboîtèrent le pas.