Trahisons - extrait

Page 1

« Dru Anderson, une héroïne mystérieuse, dangereuse et sexy ! » Richelle Mead, auteure de Vampire Academy

L i l i St.C r ow

TR AHISONS « Une série des plus prometteuses ! » Mythologica

La survie passe avant tout. La vie n’est pas tendre avec Dru. Ses parents sont morts. Son meilleur ami est un loup-garou. Le sang qui coule dans ses veines n’est pas 100 % humain. Et, pour des raisons de sécurité, on l’a envoyée dans un lycée pour « créatures surnaturelles » comme elle… une école fréquentée exclusivement par des garçons ! L’idée pourrait sembler alléchante, mais l’instinct infaillible de Dru lui murmure qu’elle n’est pas en sécurité. Un traître se cache derrière les murs de la Schola. À elle de percer son identité !

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Rose Guillerme Design de couverture : Gregory Stadnyk – Photographie © 2009 Michael Frost ISBN : 978-2-36231-048-5

15,20 € 9 782362 310485

2 L i l i St.Crow

« Si vous aimez l’action, vous allez être servis ! » Actu YA

TR AHISONS L i l i St.C r ow


Lili St. Crow est née au Nouveau-Mexique, fille de militaire de l’armée de l’air américaine, ballottée d’un endroit à un autre selon les affectations. Son amour pour l’écriture s’est développé quand elle avait dix ans. Aujourd’hui, elle vit à Vancouver avec ses enfants dans une maison où elle recueille chats et animaux errants de tous poils.


Tr a h i s o n s


Du même auteur, chez Castelmore : Strange Angels : 1. Strange Angels 2. Trahisons

www.castelmore.fr


Lili St. Crow

Strange Angels Tr a h i s o n s –

tome

2

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Rose Guillerme


Titre original : Betrayals Copyright © 2009 Lili St. Crow Tous droits réservés © Bragelonne 2012, pour la présente traduction Loi no 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse Illustration de couverture : Design de couverture : Erin Fitzsimmon – Photographie © 2011 by Carrie Schechter Dépôt légal : avril 2012 ISBN : 978-2-36231-048-5 C a st el mor e 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@castelmore.fr Site Internet : www.castelmore.fr


Pour Gates. Ne l창che pas la corde.



Remerciements Sans Miriam, ce roman n’existerait pas. Sans Jessica, il serait très mauvais. Sans vous, mes chers lecteurs, il serait perdu. Merci à vous tous.



« L’on ne peut trahir que ce que l’on aime. » John Le Carré



Prologue

L

es essuie-glaces alourdis de neige fonctionnaient difficilement. La buée de nos trois respirations obscurcissait les vitres. Dieu merci, le pick-up tournait toujours, même après être passé à travers un mur. — Donc, tu veux nous envoyer dans un lieu où tu sais pertinemment qu’il y a un traître ? Le menton de Graves s’enfonça davantage, s’appuyant plus solidement sur mon crâne. Je réfléchis à tout cela et ne ressentis rien d’autre qu’une vague surprise désabusée. — J’ai des amis à la Schola ; ils veilleront sur elle comme je le ferais. Elle sera parfaitement en sécurité. Et pendant son séjour, elle pourra m’aider à trouver la taupe qui fournit des informations à Sergej. Elle a été enrôlée. Graves se crispa. — Et si elle ne veut pas y aller ? — Alors je vous donne une semaine, maximum, à tous les deux. Si Ash ne vous retrouve pas, ce sera quelqu’un d’autre. Le secret est éventé. Si Sergej est au courant, d’autres sangsues doivent aussi savoir qu’il y a une nouvelle svetocha. Ils la traqueront, la trouveront et lui arracheront le cœur. (Les essuie-glaces commencèrent enfin à dégager le pare-brise.) Dru ? Tu m’entends ? Je t’envoie dans un endroit sûr, et je te contacterai bientôt. 13


— Je crois qu’elle t’entend, soupira Graves. Et son pick-up ? Et toutes ses affaires ? — Je m’assurerai que tout soit transféré à la Schola. Le plus important, c’est de l’emmener loin d’ici avant que le soleil se couche, et que Sergej se régénère. Il n’est pas mort – simplement très en colère, et contraint de se terrer dans un trou obscur quelque temps. — Comment est-ce qu’on… ? — La ferme. (Le djamphir ne le dit pas méchamment, ni durement. Cependant, Graves lui obéit.) Dru ? Tu m’ écoutes ? Oh ! pitié, qu’on me foute la paix. Je levai tout de même la tête, et regardai le tableau de bord. Je n’avais vraiment pas le choix. Mes cheveux, aux boucles pour une fois lissées par le poids de l’eau, me tombaient sur le visage. — Oui, répondis-je. (On aurait dit que j’avais un chat dans la gorge, et le mot ne fut que l’ombre de lui-même.) J’ai entendu. — Tu as eu de la chance. Si jamais tu te remets dans une situation si dangereuse, je te le ferai regretter. C’est clair ? Il parlait comme mon père. La familiarité de son ton me perça comme un pieu dentelé à travers le cœur. — Très clair, parvins-je à répondre. Mon corps entier n’ était que douleur, jusqu’aux extrémités de mes cheveux. J’ étais trempée et j’avais froid. Le souvenir du regard mort de la sangsue, et de sa voix mélodieuse, dérangeante et anormale, était gravé dans mon cerveau, et refusait de lâcher prise. Cette chose a tué mon père, puis elle en a fait un zombie. Et maman… — Ma mère ? demandai-je du même ton terne et rauque. État de choc. Peut-être était-ce ce qui m’arrivait ? Papa m’avait beaucoup parlé de l’ état de choc. Un silence pesant s’ installa, avant que Christophe me prenne en pitié. Enfin, j’imaginais. À moins qu’il ne se soit dit que j’avais le droit de savoir, et que j’ étais désormais prête à l’ écouter. Il répondit d’une voix aussi voilée que la mienne, et je ne sus dire si c’ était à cause du froid ou d’autre chose. 14


— C’ était une svetocha. Elle a décidé un jour de tourner le dos à tout ça, de renoncer à la chasse, et de se marier avec un gentil troufion sorti de sa cambrousse. Elle a eu une fille. Mais les nosferatu n’oublient jamais, et ils ne cessent jamais de jouer, même si nous décidons de ramasser nos billes et de rentrer à la maison. Elle a perdu la main. Elle a été attaquée loin de tout sanctuaire, alors qu’elle attirait un nosferat le plus loin possible de son foyer et de son bébé. (Il passa la première ; on voyait de plus en plus clairement à travers le pare-brise.) Je suis… navré. — Que sais-tu d’autre ? demandai-je en m’ éloignant de Graves. Il laissa retomber mollement son bras et se tassa sur son siège. Il avait l’air atrocement mal à l’aise, et deux yeux au beurre noir commençaient à boursoufler. Son nez était indéniablement cassé. — Va à la Schola, et trouve tes réponses. Les professeurs te formeront et t’enseigneront comment faire des choses dont tu n’oserais même pas rêver. Dieu sait que tu es à deux doigts de la maturité, et lorsque ce cap sera franchi… Christophe porta son regard au-dehors. Son profil était toujours aussi net et aussi sévère. Ses yeux étaient assez brillants pour scintiller, même dans cette lumière du jour grisâtre. Du sang séché maculait son visage, et un petit filet de sang frais et rouge coulait depuis une entaille au ras de son cuir chevelu. Il était couvert de sang de la tête aux pieds, mais cela ne semblait pas l’incommoder. — Quand tu auras de mes nouvelles, poursuivit-il, je te lancerai un défi digne de tes talents. Par exemple : découvrir qui a failli causer ta mort aujourd’ hui. Le moteur continuait à tourner sans la moindre anicroche. Rien ne valait les bonnes vieilles voitures américaines. Le portefeuille de papa était à l’abri dans la poche de ma veste, formant une bosse imposante et accusatrice. La main sur le volant, Christophe écarta deux doigts et contempla intensément l’espace qui les séparait. — Qu’en dis-tu, Dru ? Tu vas être sage et retourner à l’ école ? 15


Pourquoi se donnait-il la peine de le demander ? Je n’avais nulle part ailleurs où aller. Mais une autre question se posait. — Et pour Graves ? Le garçon en question me regarda. Je ne sus dire s’il était reconnaissant ou pas. Mais je lui avais sincèrement promis que je n’irais nulle part sans lui. Je n’avais vraiment que lui au monde. Lui, un médaillon, le porte­ feuille de papa, et un pick-up plein de cartons. Une ombre passa sur le visage de Christophe. La pause qu’il marqua fut assez longue pour que je devine ce qu’il pensait du simple fait de poser cette question. Il tentait également d’estimer la probabilité que je fasse un caprice. Ou bien il me faisait savoir que je n’avais pas le choix. — Il peut t’accompagner. La Schola accueille des lycans, de même qu’un ou deux vârcolac. Il sera un aristocrate, là-bas, et on lui dispensera également un enseignement. Donc tout va bien. J’opinai, ce qui me fit mal à la nuque. — Alors j’irai. — Bien, conclut le djamphir en levant le pied de la pédale de frein. Et que ceci soit bien clair : la prochaine fois que je te demande les clefs, donne-les-moi. Ça ne méritait même pas de réponse. Graves se rapprocha légèrement de moi, et je l’enlaçai sans réfléchir. Peu importait la douleur qui irradiait mon bras, mes côtes, mon cou, et à peu près toutes les parties de mon corps – en particulier mon cœur. Quand on était naufragé, c’ était la seule chose à faire, non ? On s’accrochait à ce qu’on pouvait. Et on tenait bon. Dix heures plus tard, le fourgon noir dans lequel nous nous trouvions se gara, en décrivant un demi-cercle impeccable. — Terminus, dit le jeune homme brun. Tout le monde descend. Les ténèbres rôdaient tout autour de l’immense bâtisse, qui me parut confusément très haute et très froide, en pierre grise. Chaque côté étant doté d’une tour et d’une aile, le complexe avait l’air d’un vaisseau 16


spatial gothique. Deux énormes lions en béton parfaitement lisse, assis sur des piédestaux, marquaient l’entrée de la longue allée circulaire qui menait au bâtiment. D’un regard sombre, ils surveillaient l’étroite route goudronnée que nous avions empruntée après avoir quitté l’autoroute pour gagner la Schola. Du lierre faisait courir ses longs doigts anguleux et racornis sur toute la façade du bâtiment. Le brouillard matinal recouvrait le sol telle une épaisse couverture grisâtre, et les arbres silencieux tout autour étaient penchés vers la maison, envahissant la sphère froide qu’elle occupait. Graves me tenait toujours la main, si fort qu’elle était engourdie depuis longtemps. Avec une efficacité irréprochable, le conducteur et son compagnon aux cheveux bruns assis sur le siège passager bondirent du véhicule, emportant avec eux leur fusil à pompe et leur AK-47. — Ça va ? me demanda Graves pour la centième fois. Je toussai légèrement, pour m’éclaircir la voix. Les mouvements du fourgon m’avaient bercée, et j’avais failli m’endormir – d’autant plus facilement qu’il y régnait une chaleur agréable et que j’étais exté­ nuée. Mon dos me faisait très mal et j’étais toute raide, obligée de me déplacer comme une vieille dame arthritique – aux rares moments où je bougeais, du moins. Par ailleurs, j’avais une énorme envie d’uriner. Les films d’horreur ne parlent jamais de ça, mais le plus souvent, face à l’indicible, la seule chose que l’on retient après coup est le besoin irrépressible de localiser les W.-C. les plus proches. Mes cheveux étaient gras et s’étaient remis à frisotter, car ils avaient séché à l’air libre après avoir été trempés de neige. L’épaisse masse bouclée s’écroulait sur mes épaules, et j’avais vraiment envie d’un bon shampooing. D’une douche complète, en réalité. Peut-être que si je frottais assez vigoureusement, j’arriverais à me nettoyer de toute ma peur, cette peur dense et poisseuse qui me collait à la peau comme du chocolat fondu – en moins sucré, et plus froid. Je tenais fermement ma besace de ma main libre. Ce sac contenait tout ce que je possédais en ce monde, puisque Christophe avait gardé les clefs du pick-up. Et le pick-up aussi, d’ailleurs. 17


J’étais désormais totalement à leur merci, et ça ne me dérangeait pas outre mesure, du moment qu’ils avaient la bonté de me donner un lit et de me laisser dormir quelque temps. Ensuite, ils pourraient faire de moi tout ce qu’ils voulaient. Y compris me tuer. Ce n’est pas vrai, Dru. Ne dis pas ça, même en plaisantant. — L’un d’eux se dirige vers la porte, murmura Graves. Depuis le début de notre transfert, il commentait chaque fait et geste, comme si j’étais aveugle. En quelque sorte, c’était le cas puisque j’avais gardé les yeux fermés presque tout le temps. Je m’en fichais, tout simplement. — Celui qui a un gros flingue est resté devant le fourgon, poursuivit-il. Évidemment. — Il monte la garde. (Ma gorge était à vif. Je rêvais d’un verre d’eau, presque autant que d’aller aux toilettes. Quelle ironie !) Au cas où. — Tu tiens le coup ? demanda Graves en se détournant de la vitre teintée pour m’observer, inquiet. Dans la pénombre, ses yeux verts étincelaient, tout comme la tête de mort en argent qui pendait à son oreille gauche. Ses cheveux teints en noir n’étaient plus qu’une tignasse en désordre. L’aube approchait, tout était gris et calme. Depuis que le moteur avait été coupé, on devinait qu’il faisait froid dehors. Une voiture ne reste jamais chaude bien longtemps. La chaleur, c’est comme l’amour : ça s’évapore très vite. Je cherchai quelque chose de percutant à lui répondre, mais j’optai pour de la franchise brute. — J’ai envie de faire pipi. Étonnamment, il se mit à rire, à sa façon habituelle, saccadée et amère, mais dans des tons un peu plus graves, plus lourds. Il avait l’air fatigué, pourtant il redressa un peu son nez fier et aquilin. Son hâle naturel de métis asiatique tendait vers le gris, tant il était épuisé. Il ne restait presque plus rien du Goth Boy au visage poupin que j’avais connu. 18


Voilà ce qui arrive quand la vie de quelqu’un bascule complètement. Le rire de Graves s’éteignit peu à peu, et il reprit son sérieux. — Oui, moi aussi. Nous n’avons pas été seuls depuis qu’on a embarqué dans l’hélico. Est-ce que tu penses… Je ne sus jamais ce qu’il allait me demander, car, à cet instant, le jeune homme armé d’un AK-47 ouvrit la porte du fourgon. — La voie est libre. Il m’adressa un sourire, qu’il voulait rassurant. Ce garçon était très beau, avec son petit nez en trompette, sa chevelure brune désor­ donnée, son sourire avenant et ses yeux d’un marron très clair, presque mordoré. Mais son arme – et sa manière de jeter d’incessants coups d’œil par-dessus son épaule pour surveiller la zone entre le véhicule et la porte d’entrée de la forteresse de pierre – me rappelait quelque chose que j’avais souvent observé. Car j’avais longtemps accompagné mon père lorsqu’il partait chasser les créatures du Monde Réel, ce monde où la nuit résonnait de hurlements, de cris et de bruits inquiétants. Le professionnalisme. Une attitude incongrue, sur ce visage juvénile. Tous les membres de l’Ordre ressemblaient à des adolescents – enfin tous sauf August, l’ami de mon père, à qui on donnait environ vingt-cinq ans. Je ne savais pas trop qu’en penser, et je restai longuement assise, immobile, à contempler le jour brumeux qui s’imposait de plus en plus à l’extérieur du fourgon. — Mademoiselle Anderson ? (Il se pencha légèrement en avant, prenant soin de pointer le canon de son arme vers le sol.) Tout va bien. Nous sommes arrivés à la Schola. Vous êtes en sécurité. Je ne serai nulle part en sécurité. Plus jamais. Mais je bougeai légè­ rement, ce que Graves prit pour un signal. Il se glissa le long de la banquette, me lâcha la main et descendit de la voiture. Puis il se retourna, maladroitement, comme pour m’aider. Mais le jeune homme aux cheveux bruns le poussa d’un coup d’épaule pour me tendre le bras. — Venez. Je vous assure que tout va bien. 19


Il me lança un autre sourire et me regarda, les yeux brillants. Je sortis du fourgon sans son aide. À la seconde où mes pieds touchèrent le sol, il claqua la portière du véhicule derrière moi. — Je vais vous escorter à l’intérieur. Il nous fit de petits signes de la main, comme s’il essayait de guider un groupe de poulets vers un enclos. C’était la cerise ridicule sur le gâteau de l’absurde. Je sentis le contact de l’air froid contre mes joues ; je détectai l’odeur de givre, de feuillages détrempés, et de cette décomposition si particulière des sous-bois, lors des hivers les plus rudes. Le brouillard m’oppres­ sait, étouffant le moindre bruit. Je me frottai le visage et fus surprise de découvrir que mes joues étaient encore humides. Avais-je pleuré ? De gigantesques marches en granit menaient à une colossale porte en chêne ornée de ferrures. Celle-ci s’ouvrit lentement. Mister AK-47 nous guida jusqu’à elle. Mes doigts s’agitèrent dans tous les sens, à l’aveuglette, en quête de ceux de Graves, qu’ils s’empressèrent d’agrip­ per et de serrer. Les yeux de Goth Boy étaient tuméfiés, gonflés, et le haut de son nez semblait un peu aplati ; mais dans l’ensemble, ses bosses avaient désenflé avec une rapidité saisissante. Il monta sans problème l’escalier, alors que je dus m’arrêter à chaque marche : j’avais l’impression que mon dos allait se déchirer et que mes genoux grinçaient. Je levai les yeux vers le ciel d’un fer lisse. Il ne semblait pas qu’il allait neiger de nouveau, et je m’en réjouissais. J’avais eu ma dose de flocons pour toute une vie. Mais dans l’air froid flottait le parfum du petit matin, qui faisait penser à du métal sur la langue, à des plantes imbibées d’eau glacée, à du brouillard, plat, lourd et blanc. Je baissai la tête. Un battement doux et feutré d’ailes d’oiseau résonnait en moi. La chouette de Grannie, qui venait m’avertir de dangers imminents. J’aurais dû dire à mon père que je l’avais vue, dix jours auparavant. Peut-être qu’il serait resté à la maison, et qu’il serait toujours en vie. 20


Bon sang. Il n’avait fallu qu’une dizaine de jours à ma vie pour imploser. Ça devait certainement être un record. — Merde, souffla un adolescent qui se tenait en haut des marches. C’est vrai, alors. Je ne levai même pas les yeux. Nous parvînmes au sommet de l’escalier et Graves pressa ma main, avant que nous soyons séparés. Trois garçons, qui n’avaient pas l’air aussi jeunes que leur visage parfaitement lisse l’aurait suggéré, m’emmenèrent rapidement. Ils échangeaient des murmures derrière mon dos : des paroles sibyl­ lines auxquelles je ne prêtai aucune attention. Ils me firent traverser plusieurs couloirs, et sur le pas de toutes les portes, des jeunes gens s’agglutinaient pour chuchoter entre eux. J’avais l’impression de traverser un territoire ennemi, et je me fermai au monde extérieur pour me consacrer seulement à mettre un pied devant l’autre. Enfin, nous gravîmes un escalier interminable et pénétrâmes dans une chambre à la moquette bleue. — Vous avez l’air plutôt fatigué, dit quelqu’un. Est-ce que vous avez faim ? soif ? S’il y a quoi que ce soit que l’on puisse faire, dites-le… Je vis un objet en forme de lit, inoccupé, et soupirai. — Non merci. Je veux juste dormir. Je veux seulement m’allonger et mourir. — Très bien. (J’étais si exténuée que mon interlocuteur n’était pour moi qu’une vague silhouette sans visage. Je ne parvins même pas à demander où était Graves.) Essayez de vous reposer, alors. La salle de bains est là-bas, et… Je n’entendis pas ce qu’il dit ensuite. Je réussis à atteindre le lit et plongeai dans un nuage moelleux. Le couvre-lit était bleu, lui aussi – j’eus au moins le temps de voir ça. Je ne songeai même pas à protéger les murs. Grannie et papa m’auraient fait une crise pour un oubli pareil. Cette réflexion fit l’effet d’un pincement sur ma peau engourdie. Grannie et papa. Partis, tous les deux. Je devrais me lever et aller aux toilettes, me dis-je juste avant que les ténèbres m’engloutissent. 21


Je rêvai de la chouette de Grannie, de ses ailes bordées des rayons du clair de lune fendant la nuit. Une vague sensation de danger m’envahit, mais j’étais trop épuisée pour m’y intéresser. Voilà comment je fis mon entrée à la Schola.


Chapitre premier

U

ne semaine plus tard, j’avais déjà des ennuis. Dans une école bourrée de jeunes mecs auxquels on appre­ nait à exterminer les sangsues, les entraînements viraient souvent au spectacle. C’était exactement comme une bagarre dans un lycée classique, sauf qu’à la Schola, les profs n’intervenaient pas – ou du moins, ils ne l’avaient pas fait lors des quatre autres affrontements dont j’avais été témoin depuis mon arrivée. Une foule de spectateurs bruyants se formait chaque fois, et la scène pouvait très vite tourner à la mêlée générale. Ce petit jeu durait jusqu’à ce que quelqu’un se mette à saigner. Ou pire. Avoir la capacité de guérir rendait ces mecs davantage enclins à se blesser. Je ne me rétablissais pas encore aussi vite qu’eux, parce que je n’avais pas atteint la maturité. Et dire que j’étais censée être spéciale… Dans cette école, j’étais aussi fragile qu’une civile. Mais j’avais presque toujours passé mon temps libre à m’entraîner pour exploiter au mieux mes atouts face aux créatures de la nuit : il était donc hors de question que je me laisse faire. Je me relevais en assenant un coup de poing lorsque Irving attrapa mon poignet. Il profita de mon élan pour me projeter en avant, mais je m’y attendais. Je formai une serre de mon autre main et lui lacérai le visage. C’était ce que mon père aurait appelé « de la castagne de rue » – une pratique qu’il encourageait, chez les jeunes filles. 23


Eh ! il ne pouvait pas y avoir de règles dans un combat. Croire le contraire peut coûter la vie. Papa me l’avait répété un million de fois : on se bat pour gagner, pour survivre. Pas pour se la jouer, ni pour laisser une chance au gars d’en face. Cesse de penser à papa, Dru. J’avais d’autres chats à fouetter. Irving avait parié qu’il pouvait me battre en moins de deux minutes. On en était à quatre-vingt-dix secondes et des poussières, et j’avais le dessus. C’était le genre de pari qu’on se devait de relever. Surtout moi, qui avais eu pour père un ancien Marine qui m’avait enseigné pendant des années l’art et la manière de botter des fesses. Moi qui avais, en permanence, une bulle d’acide brûlant bouillonnant dans la poitrine. Moi qui me retrouvais pratiquement seule dans un internat plein de jeunes mecs. Et pas n’importe lesquels, par-dessus le marché. Des garçons capa­ bles de se transformer en grosses boules de poils très énervées en un clin d’œil. Et des djamphir, nés avec la rapidité étourdissante des sangsues, capables de fuser à travers la ridicule lenteur du monde diurne, comme dans un film de série B aux effets spéciaux ringards. Les djamphir mâles n’avaient pas besoin d’attendre de mûrir, oh ! que non. Dès la naissance, ils étaient plus forts et plus vifs, et ça ne faisait que s’accentuer quand leur voix muait, qu’ils entraient dans la puberté et qu’ils « prenaient la vague ». Certains la prenaient plus tardivement, aux alentours de vingt-cinq ans. Mais même avant cette montée en puissance, ils étaient largement aptes à dominer n’importe quel humain. Je dégageai mon bras ; mes baskets s’enfoncèrent dans les tapis usés, et je lançai un coup de pied qui toucha mon adversaire en plein dans le genou. J’entendis un craquement d’os et un grondement terrible. Je me jetai volontairement au sol et me brûlai le coude sur les tapis, car je ne portais qu’un débardeur avec mon jean. Je n’étais pas folle. Lorsque l’on entendait les bruits caracté­ ristiques d’un lycanthrope en train de se transformer en grosse peluche pratiquement invincible, c’était la seule chose raisonnable à faire. 24


Sauf qu’Irving n’était pas un lycan, mais un djamphir, et qu’il était déjà en train de contre-attaquer. Alors d’où provenaient ces bruits ? Je roulai sur le dos, juste à temps pour voir mon adversaire suspendu dans les airs au-dessus de moi : son visage pâle était lumi­ neux, et des reflets blonds apparaissaient dans ses boucles châtaines à mesure que son Ascendant émergeait. Le monde ralentit, comme pris dans un épais sirop, le temps que je m’éloigne tant bien que mal, peinant sous le poids de mon propre corps et de chacun de mes muscles. Un claquement, comme celui d’un élastique tendu que des doigts experts relâchent subitement, éclata dans ma tête et le monde se remit à tourner à sa vitesse normale. Irving chuta lourdement sur les tapis, à environ un mètre de moi – c’est-à-dire à l’endroit exact où je m’étais trouvée un instant plus tôt. Son genou heurta le sol trop brutalement – puisque mon visage n’était plus là pour amortir le choc – et il poussa un petit cri sec. Les griffures que mes ongles avaient laissées sur sa joue prirent une coloration rouge vif, et ses cheveux se dressèrent, ondulant légèrement sur sa tête. Il n’était plus seulement un adolescent forcé d’assurer devant ses copains. Désormais, c’était du sérieux. Et il restait vingt secondes. Parfait. Je m’empressai de me mettre debout et fis deux petits bonds en arrière. La foule de spectateurs éclata, nous laissant plus de place pour combattre. Irving se leva comme s’il était gonflé à l’hélium ; ses boucles ondulaient comme dans une pub pour shampooing. Il se rua sur moi, franchissant l’espace qui nous séparait avec cette vitesse propre aux djamphir, les rendant comme flous pour un observateur lambda – une bizarrerie à laquelle je n’avais pas encore réussi à m’habituer et que je ne possédais pas, du moins pas encore. L’instinct prit le dessus. Il n’était pas fondamentalement mauvais. Assure tes appuis et colle un bon direct en pleine face du type qui fonce sur toi. Mais papa m’aurait engueulée d’agir de la sorte. Irving se déplaçait avec une rapidité démoniaque, et la force brute et directe, celle qu’on utilise au karaté, n’était pas vraiment mon truc. Ma carrure 25


était trop fine, trop élancée. Je n’avais même pas de quoi me vanter, côté décolleté. Mes seins ressemblaient plutôt… Bref, là n’était pas la question. Au moins, ils restaient sagement en place quand je m’engonçais dans une brassière de sport. Ce n’était pas tout à fait une plaie d’être une fille, mais par moments, ça le devenait presque. J’aurais dû empoigner le bras d’Irving et le bloquer avec une clef, pour le faire glisser en me servant de son propre élan et l’envoyer valser contre le mur de pierre à l’autre bout de la pièce. Au lieu de ça, je le frappai. J’entendis un craquement lorsque mon poing s’écrasa sur son nez, et mon adversaire me percuta comme une locomotive à grande vitesse. Nous fûmes tous deux propulsés vers le mur ; une pensée fugace traversa mon esprit, comme un courant parcourt les filaments d’une ampoule électrique. Ça va faire mal. Et effectivement, ça m’aurait fait mal, si quelque chose n’était pas venu nous heurter par la droite dans un grondement. Je reçus un coude en plein visage et roulai plusieurs fois sur moi-même, tombant sur les tapis abîmés et pleins de taches. Dans ma chute, je me fis mal au dos et restai ensuite étendue un instant. Ma tête carillonnait, et le monde me semblait très, très lointain. Il me fallut un long moment pour cligner des yeux et les lever vers les ogives du plafond voûté. Cette partie du complexe était une ancienne chapelle, reconvertie en armurerie et en salle d’entraînement équipée de tapis de sol qui avaient connu des jours meilleurs. Il y flottait en permanence une odeur de transpiration masculine juvénile et, derrière, on décelait une trace fantomatique d’encens. Durant la journée, le soleil entrait parfois entre les barreaux des fenêtres pour projeter de faibles rayons dans la pénombre poussiéreuse. Mais le jour, la Schola dormait. Là, il était à peine minuit passé, et j’étais dans la merde jusqu’au cou. — Dru ? Quelqu’un était penché au-dessus de moi et me secouait. J’essayai de repousser cette personne, mais mes mains ne semblaient pas 26


vouloir coopérer. Une sorte de panique onirique commença à m’envahir, et je retombai soudain dans mon corps avec un nouveau claquement d’élastique. Ça m’arrivait très souvent, depuis quelque temps. L’air résonnait de grognements, de chuchotis – et de cris. Ce n’ était peut-être pas une bonne idée. J’attrapai deux mains tendues vers moi et me hissai sur mes pieds. Mes oreilles bourdon­ naient, et mon dos me faisait un mal de chien. — Bordel de Dieu, mais qu’est-ce qu’il se passe, ici ? Les mots fendirent le brouhaha, mais pas ce bruit de fond, ce vrombissement sourd et grave. Je secouai la tête et sentis un mince filet de liquide chaud couler de mon nez. Je bousculai deux djamphir pour me faufiler entre eux : Clarence, avec ses cheveux noirs et raides taillés en une sorte de coupe au bol, à cet instant trempés d’une transpiration enthousiaste ; et Tor, complètement dominé par son Ascendant, et dont la chevelure était striée d’épaisses mèches d’un jaune doré. Ils étaient tous les deux plus grands que moi, mais je les poussai d’un coup d’épaule et parvins à atteindre le premier rang. Graves plaquait Irving au sol, et ses doigts fins et hâlés enserraient la gorge du djamphir. Ses yeux étaient deux minces flammes vertes, et son grognement était si puissant que l’air autour de lui semblait trouble. C’était le genre de bruit qu’émettait un métamorphe très énervé. Il n’était certainement pas en état de parler – sa mâchoire avait subi une légère modification afin de s’adapter à une denture plus massive, plus féroce. Le craquement d’os venait de lui. Sa peau ne serait pas couverte de pelage. Il était un vârcolac, et non un lycanthrope : la créature qui l’avait mordu n’avait laissé qu’une empreinte partielle, et sa mutation l’était donc également. Mais il paraissait tout à fait capable de blesser quelqu’un et assez furieux pour ne pas se soucier de la gravité du mal infligé. Cela lui était déjà arrivé à trois ou quatre reprises. Les deux premières transformations s’étaient produites dans le Dakota, lorsque nous courions un danger – enfin, c’était ce que Graves avait 27


cru, puisque, au final, Christophe était un allié. Et après mon premier réveil à la Schola, j’avais assisté à une altercation dans la cafétéria, opposant Graves à un djamphir. D’après ce que j’avais entendu dire, le djamphir lui avait posé une question à propos de moi, et Graves était monté au créneau. En résumé, ç’avait donné : bousculade, bousculade, grognements, re-bousculade, cris et hurlements. Moi, j’étais arrivée d’un pas mal assuré pour m’interposer et couper court à tout ça. Je ne pensais pas avoir eu le fin mot de cette histoire, mais Graves refusait obstinément d’en parler. Et cette nuit, son intrusion dans mon combat… — Qu’est-ce que…, répéta Dylan en se frayant un chemin dans la foule à grands coups de coudes. Je fis comme si je n’avais rien entendu et m’avançai. J’avais une drôle de sensation dans la jambe droite, et quelque chose coulait, goutte à goutte, sur ma lèvre supérieure. Trois pas, quatre. Mes rangers raclaient un peu les tapis usés. Lorsque je posai la main sur l’épaule de Graves, je ressentis des vibrations telles que j’eus l’impression de toucher un transformateur électrique surpuissant. Il me grogna après, babines retroussées ; ses cheveux d’un noir, bouclés, se dressaient presque sur sa tête, sous l’effet de l’énergie. La structure osseuse puissante et anguleuse de son visage s’était légèrement modifiée. Son nez était moins fier et ses pommettes, initialement larges, s’étaient arquées, comme celles d’un loup. Son hâle naturel s’était intensifié. — Calme-toi, parvins-je à dire. (Hélas, on aurait dit que j’imitais Elmer Fudd, le chasseur dans Bugs Bunny, tant mon nez était bouché. Sans parler de mes yeux, qui picotaient et larmoyaient.) Merde. En réalité, ce fut plus proche de « berde », et j’en aurais presque ri – mais la situation n’avait rien de drôle. — Tout le monde se tait ! Dylan croisa les bras, faisant crisser sa veste en cuir. Le bruit dimi­ nua aussitôt. À la Schola, quand un professeur parlait, on écoutait. — Et reculez. J’ai dit « reculez » ! 28


Graves grogna de nouveau, et Irving commença à étouffer. Son visage virait à une nuance de pourpre de plus en plus inquiétante. Il tenta faiblement d’écarter la main de son agresseur, mais avec un bras tordu coincé sous son dos et le poids d’un métamorphe sur le torse, il ne parvint pas à bouger. Je tirai brutalement sur l’épaule de Graves. Un éclair de douleur courut le long de ma colonne vertébrale. — Allez, ducon. Calme-toi. Ça devient ridicule, dis-je. — Pourquoi ne m’avez-vous pas attendu ? lança Dylan par-dessus ma tête. Je commence sérieusement à me lasser de… Mon Dieu, mais vous saignez, jeune fille. Graves lâcha Irving et se releva avec aisance. Il se secoua pour déloger ma main. Ses lèvres étaient retroussées, ses dents brillaient, et ses prunelles luisaient d’une phosphorescence animale. Je constatai que les lycans formaient désormais un bloc derrière lui. La tension du groupe était palpable. Certains d’entre eux étaient même un peu plus velus. Le stress rendait les lycans plus costauds, et leurs épaules menaçaient de faire craquer les coutures de leurs vêtements. Ils ne prenaient pas leur forme complète de lycanthrope à moins d’y être vraiment obligés, mais il était impossible de les confondre avec les djamphir. Quelque chose dans leur façon de se mouvoir – comme s’ils roulaient des omoplates, tels des prédateurs avançant à pas fluides à travers de hautes herbes inondées de soleil – les différenciait de la grâce brutale et incisive des demi-nosferatu. Les djamphir ne se métamorphosaient pas, mais l’Ascendant se révéla en chacun d’eux – leurs cheveux ondulèrent, animés de chan­ gements chromatiques, et leurs yeux se mirent à briller. Chez certains, je pus même voir apparaître deux petites fossettes, là où l’extrémité de leurs canines, désormais saillantes, touchait leur lèvre inférieure. Les mecs. Je vous jure. Papa m’avait toujours dit que les sangsues et les lycans ne pouvaient pas se supporter. Je commençais à me dire que c’était inscrit dans leurs gènes. Pour autant que je pouvais en juger, les djamphir et 29


les lycans s’alliaient pour détruire les sangsues. L’Ordre reposait sur ce principe de base. Ça n’empêchait pas ces deux factions de se détester plus ou moins cordialement. Je tirai Graves en arrière, mais il essaya de passer en force lorsque je me plantai devant lui. J’empoignai ses épaules, autrefois frêles, et le secouai. Mes doigts s’enfoncèrent dans ses muscles, et je n’eus pas à m’inquiéter de lui faire mal. Sa tête se balança, mais ses yeux rencontrèrent les miens, et son rictus féroce disparut peu à peu. Je soutins son regard pendant ce qui me sembla être un très long moment. Il cligna des paupières, et ses épaules se détendirent un peu. Puis je me retournai et aperçus Dylan. Les bras croisés, il surplom­ bait Irving, un fin sourcil arqué. Tous les autres djamphir se tenaient derrière eux, parfaitement immobiles, les yeux luminescents et les crocs visibles. Oh ! que de testostérone ! L’atmosphère en était saturée. — On s’entraînait. J’ai fait n’importe quoi. J’avançai de deux pas. Mes talons heurtèrent le sol plus durement qu’ils n’auraient dû, et des décharges douloureuses parcoururent ma colonne vertébrale. — Est-ce que ça va ? Je m’adressais à Irving, qui était secoué d’une toux terriblement rêche. Au moins, il n’était plus violet. Il me fusilla du regard, et je me sentis désolée. Ç’avait commencé gentiment, un petit combat d’entraînement, rien de bien grave. J’aurais dû me contenter de lever les yeux au ciel, sans relever sa vantardise. Au lieu de ça, je m’étais défoulée sur lui. Et dire que j’étais censée être beaucoup plus mature que les garçons de mon âge. — Je suis désolée, Irving, poursuivis-je. Mon dos se contracta de nouveau, et j’expirai longuement par la bouche. Derrière moi, le grondement mêlé de murmures dimi­ nua légèrement, et je tendis la main pour aider mon adversaire à se relever. 30


— J’aurais dû t’attraper et te pousser vers le mur, au lieu de te mettre un coup de poing dans le nez. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Ce n’était pas évident d’adopter un ton conciliant, avec ces gouttes qui dégoulinaient sur ma lèvre. J’espérais que ce n’était pas de la morve. Ç’aurait vraiment été trop dégueu. Je soufflai brutalement par les narines, projetant mon saignement de nez tout autour de moi. Irving se figea, les yeux levés vers moi. Ses pupilles s’étrécirent. Une giclée de sang vermillon resta suspendue en l’air, avant d’aller éclabousser… … de plein fouet ses vêtements. Le tapis sur lequel il était encore en fut lui aussi constellé. — Et merde, dit Dylan avant de bondir sur Irving. Faites-la sortir d’ici ! Des mains chaudes sur ma peau dénudée m’empoignèrent les bras. On me traîna en arrière, et le monde menaça de se renverser sous mes pieds. Le son des cloches s’intensifia dans mes oreilles, et les ailes de la chouette se mirent à battre avec frénésie contre les parois de mon crâne. Les lycans me firent sortir manu militari, et j’entendis Irving hurler, tandis que Dylan le plaquait au sol. L’appel du sang métamorphosa sa voix en cris de harpie. Voilà. Une petite soirée ordinaire à la Schola. Le combat ne s’arrête que s’il y a du sang par terre. Mais quand il s’agissait du mien, ça pouvait rendre les djamphir un peu dingues. Comme j’étais une svetocha, mon sang était une sorte de super euphorisant, même avant que j’atteigne la maturité. Il contenait quelque chose qui réveillait la part de démence sommeillant en tous ceux qui avaient en eux un peu de nosferat. Une fois la maturité atteinte, j’hériterais moi aussi d’une force et d’une vitesse surhumaines. Et le truc qui faisait de mon sang du bonheur liquide me rendrait aussi toxique pour les sangsues que de l’insecticide pour les fourmis. 31


Mais en attendant, mon sang me rendait seulement vulnérable. Il me donnait une odeur de goûter bien appétissant. Dylan me le répétait depuis une semaine. Inlassablement, il m’avait interdit de m’entraîner avec les élèves djamphir. Ils ne savaient pas encore très bien dominer l’appel du sang, et je me mettrais en grand danger, bla-bla-bla. Christophe ne m’avait jamais parlé de ça. Il avait omis de me parler de beaucoup de choses. Les lycans me traînèrent jusque dans le couloir, et le vacarme déferlant dans ma tête s’aggrava. Je dus m’évanouir. Du moins, le monde me parut soudain très lointain et indistinct. Seule comptait la voix de Graves. À présent que la crise de rage était passée, il pouvait parler, et il répétait en boucle la même chose. Sa voix se brisait, chaque fois, juste avant de prononcer mon nom. — Ça va aller, Dru. Je te promets que ça va aller. Il n’avait pas l’air d’y croire plus que moi.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.