Le Secret du dragon - extrait

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L’ancien panthéon est en guerre.

De nouveaux dieux

Margaret Weis et Tracy Hickman, mondialement connus pour être les créateurs de l’univers Dragonlance, ont écrit des séries romanesques vendues à plus de vingt millions d’exemplaires. Ils se sont aussi brillamment illustrés avec des œuvres personnelles, dont le cycle des Portes de la mort et la trilogie de La Rose du prophète. Voici une nouvelle saga de Fantasy épique inédite, par les maîtres du genre. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Damien Chériot ISBN : 978-2-35294-560-4

9 782352 945604

Illustration de couverture : Didier Graffet

défient son autorité pour la domination du monde. Dans la dimension des mortels, Skylan Ivorson tente par tous les moyens de contrer les agissements de Raegar. Ce traître, devenu prêtre-guerrier d’Aélon, est à la recherche des os-esprits qui assureraient la victoire à son maître. Mais pour l’heure, Skylan et ses compagnons sont prisonniers de leur propre navire, abandonnés par leur dragon et emmenés à Sinaria pour combattre dans une arène. Le destin des hommes et des dieux s’annonce funeste. Seul Skylan pourra empêcher cette calamité s’il parvient à découvrir le secret du Dragon.


Des mêmes auteurs, aux éditions Bragelonne :

Des mêmes auteurs, chez Milady, en poche :

Les Vaisseaux-dragons : 1. Les Os du Dragon 2. Le Secret du Dragon

Chroniques de Dragonlance : 1. Dragons d’un crépuscule d’automne 2. Dragons d’une nuit d’ hiver 3. Dragons d’une aube de printemps

Des mêmes auteurs, chez Milady, en grand format : Chroniques de Dragonlance : 1. Dragons d’un crépuscule d’automne 2. Dragons d’une nuit d’ hiver 3. Dragons d’une aube de printemps Chroniques perdues : 1. Dragons des profondeurs 2. Dragons des cieux 3. Le Mage aux sabliers Légendes de Dragonlance : 1. Le Temps des jumeaux 2. La Guerre des jumeaux 3. L’Épreuve des jumeaux La Guerre des Âmes : 1. Dragons d’un coucher de soleil 2. Dragons d’une étoile perdue 3. Dragons d’une lune disparue Nouvelles Chroniques : 1. Deuxième Génération 2. Dragons d’une flamme d’ été De Margaret Weis, chez Milady, en grand format : Le Sombre disciple : 1. Ambre et cendres 2. Ambre et acier 3. Ambre et sang Chroniques de Raistlin : 1. Une âme bien trempée 2. Frères d’armes

Légendes de Dragonlance : 1. Le Temps des jumeaux 2. La Guerre des jumeaux 3. L’Épreuve des jumeaux La Guerre des Âmes : 1. Dragons d’un coucher de soleil 2. Dragons d’une étoile perdue 3. Dragons d’une lune disparue Chroniques perdues : 1. Dragons des profondeurs 2. Dragons des cieux 3. Le Mage aux sabliers Nouvelles Chroniques : 1. Deuxième Génération De Margaret Weis, chez Milady, en poche : Le Sombre disciple : 1. Ambre et cendres Des mêmes auteurs, chez Milady Graphics : Chroniques de Dragonlance : 1. Dragons d’un crépuscule d’automne 2. Dragons d’une nuit d’ hiver 3. Dragons d’une aube de printemps – première partie 4. Dragons d’une aube de printemps – seconde partie

www.bragelonne.fr


Margaret Weis et Tracy Hickman

Le Secret du Dragon Les Vaisseaux-dragons – tome 2 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Damien Chériot

Bragelonne


Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant

Titre original : Dragonships Of The Vindras, Book 2: Secret of The Dragon Copyright © 2010 by Margaret Weis et Tracy Hickman Tous droits réservés © Bragelonne 2012, pour la traduction Illustration de couverture : Didier Graffet ISBN : 978-2-35294-560-4 Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr


Ă€ Brian Thomsen, avec toute notre affection.





Prologue

– J

e suis Farinn le Talgogroth, la Voix de Gogroth, le dieu de l’Arbre-Monde. Écoutez-moi bien ! Car je vais maintenant vous conter l’histoire de Skylan Ivorson, Chef des Chefs des Vindrasis. Le plus grand de tous. (Il s’arrêta un instant et poussa un soupir.) Le plus grand, mais aussi le dernier. La pause faisait partie de la mise en scène. Le soupir, en revan­­che, n’était pas feint. Farinn était un vieillard, le doyen de la nation. De par son rang, il connaissait l’histoire de son peuple, et il affirmait avec fierté que ses quatre-vingt-cinq ans faisaient de lui le plus vieux Vindrasi de tous les temps. C’était le seul homme encore en vie à avoir réellement connu le légendaire Skylan Ivorson. Il avait en effet voyagé avec lui à bord du Venjekar, le vaisseau-dragon devenu presque aussi célèbre que son maître. Le hall s’anima tandis que les femmes distribuaient les pintes de bière et rejoignaient à la hâte leurs maris sur les longs bancs installés dans la grande salle. Les bambins cessèrent de courir partout et vinrent s’asseoir devant le Talgogroth afin de ne rien perdre de son récit, car la voix du Torgun, autrefois aussi puissante que celle d’un ténor plein de vie, était désormais fluette. Ses compatriotes avaient déjà entendu cette histoire de nombreuses fois, mais c’était l’une de leurs favorites et ils ne se lassaient pas de l’écouter. Tous les enfants, filles ou garçons, rêvaient de ressembler aux héros dont le nom résonnait dans le hall : Skylan, Garn, Aylaen, Bjorn, Erdmun et bien d’autres encore.

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Tous étaient morts, à l’exception du cadet de l’expédition. Le vieil homme observa son jeune public d’un air mélancolique. Son récit pouvait être comparé à une tapisserie dont les fils aux couleurs vives dessinaient le magnifique portrait de personnes courageuses opposées à de terrifiants ennemis. Vue de face, elle paraissait sans défaut ; chaque fil se mêlait aux autres dans une harmonie parfaite. Mais l’envers ne renvoyait pas une aussi belle image. Les broderies, lisses et brillantes sur le devant, se brisaient en fragments à l’arrière. Les fils s’emmêlaient, formant des nœuds. Certains, qui avaient cassé, avaient dû être noués à d’autres fils, tandis que les mèches effilochées avaient été remplacées par des brins plus résistants. Farinn narrait la face sans tache de la légende. Il savait perti­ nem­­ment que l’envers du décor n’intéressait pas son peuple. Les hommes avaient besoin de croire en des héros parfaits ; ils n’avaient que faire des nœuds au dos de la tapisserie, pourtant garants de sa solidité. Son petit-fils, qui avait désormais la quarantaine et hériterait de sa position à sa mort (le Talgogroth avait en effet survécu à ses deux fils), lui apporta une pinte de bière. Le conteur but une gorgée afin de soulager sa gorge sèche puis il reprit la parole. — Écoutez l’histoire de Skylan Ivorson, fils de Norgaard Ivorson, Chef des Torguns à une époque qui resterait dans les mémoi­­res comme la Dernière Guerre, la Guerre des Dieux. » Skylan Ivorson avait dix-huit hivers lorsque jaillit la première étincelle du brasier qui finirait par consumer l’Arbre-Monde. Après avoir traversé la mer à bord de leurs navires aux voiles triangulaires, les ogres débarquèrent sur les côtes torgunes. Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, ils n’étaient pas venus pour combattre, mais pour parlementer. En tant que Chef, Norgaard Ivorson n’eut d’autre choix que de leur accorder son hospitalité. » Les ogres étaient porteurs de terribles nouvelles. Ils annoncèrent aux Torguns que leurs dieux avaient péri lors d’une bataille céleste. Afin de le prouver, l’un de leurs seigneurs divins se rendit au banquet donné en leur honneur en portant le Torque vektan, un artefact sacré qui renfermait l’os-esprit de l’un des Cinq Dragons de Vektia. Offert aux Vindrasis par Vindrash, la

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déesse des Dragons, il avait une valeur inestimable. Mais Horg Thekkson du clan heudjun, alors Chef des Chefs, l’avait donné aux ogres. Les enfants l’interrompirent en criant et en huant le traître. Horg était le méchant de l’histoire, du moins au début. Des fils emmêlés, pensa Farinn en attendant que cesse l’agita­tion. Tant de fils emmêlés. — Horg prétendit qu’il avait agi de la sorte pour empêcher une attaque contre les Heudjuns, se couvrant ainsi de déshonneur. À cause de sa lâcheté, le courroux de Torval s’abattrait sur lui. Les jeunes spectateurs se mirent à applaudir. Ils se penchèrent en avant, impatients d’entendre la suite du récit qu’ils connaissaient par cœur. — Les Torguns allumèrent un feu d’alarme afin de demander à leurs voisins de venir leur prêter main-forte contre leurs adversaires. Mais aucune aide ne leur parvint. Skylan assumait alors les fonctions de Chef de Guerre, son père Norgaard étant devenu infirme après avoir vaillamment combattu. Le jeune homme mena donc lui-même les guerriers à la bataille. Treia Adalbrand, la Prêtresse d’Os du clan, invoqua le dragon Kahg, et les Torguns vainquirent les ogres, pourtant cent fois plus nombreux. Le Talgogroth sourit intérieurement. Ce n’était pas tout à fait vrai, mais l’histoire n’en était que meilleure. — Hélas, en dépit des apparences, Skylan et les siens avaient perdu. Leurs ennemis perfides avaient usé de leur vile magie chama­ nique pour voler le Torque sacré avant de s’enfuir à bord de leurs navires ; les Torguns n’avaient rien pu faire pour les en empêcher. » Ils déversèrent alors leur colère sur les Heudjuns, qui n’étaient pas venus à leur secours au moment où ils avaient le plus besoin d’eux. Norgaard, en tant que Chef du clan, était déterminé à défier Horg Thekkson dans le cadre du Vutmana, un duel sanctionné par les dieux et dont le vainqueur était proclamé Chef des Chefs des Vindrasis. » À cause de son infirmité, Norgaard n’était pas en mesure de combattre. La loi prévoyant qu’un Chef peut désigner un champion, il choisit Skylan, son fils, pour le représenter. Les Torguns traversèrent le fjord de Gymir à bord du Venjekar pour se confronter

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à leurs voisins. Draya, la Prêtresse Kai, révéla à ces derniers que Horg avait donné le Torque vektan aux ogres ; l’artefact n’avait pas été volé, contrairement à ce qu’il avait lâchement affirmé. Elle fit appel à Torval, le dieu des Vindrasis, pour qu’il juge le dirigeant renégat. » Horg Thekkson et Skylan Ivorson s’affrontèrent lors du Vutmana… — Chante l’histoire de la bataille ! cria un petit garçon. — Une autre fois, répondit Farinn d’une voix douce. Il y avait bien longtemps, il avait composé un lai qui contait la légende du duel épique. Sa chanson décrivait en détail chaque coup, chaque parade. Mais le Talgogroth abhorrait son œuvre et évitait autant que possible de la déclamer. Au moment même de l’écrire, il était conscient que son histoire n’était qu’un tissu de mensonges. Il avait gardé le silence par respect pour les prota­gonistes, et désormais il était le seul à connaître la vérité. Il emporterait son secret dans la tombe. — Skylan Ivorson remporta le duel. En tant que vainqueur, il pouvait choisir de faire de son père le nouveau Chef des Chefs ou bien accéder lui-même à la plus haute fonction. Il avait promis à Torval qu’il se battrait pour Norgaard, mais il se rétracta et revendiqua pour lui-même le titre de Chef. Les bambins se turent, les yeux écarquillés. C’était un acte terrible, qui méritait une punition exemplaire. — Certains prétendent que Torval a maudit le Torgun pour avoir rompu son serment et que la tragédie qui a suivi en est la conséquence directe. D’autres pensent que celle-ci est le fait d’un dieu traître. Skylan Ivorson, quant à lui, a toujours déclaré qu’il ne devait sa chute qu’à sa propre arrogance. Les parents firent les gros yeux à leurs enfants afin qu’ils retien­nent bien ce passage, mais les petits n’y prêtèrent pas attention, pressés d’entendre la suite de l’histoire. Le vieillard s’arrêta un moment avant de reprendre le cours de son récit. — Mais les sages affirment que c’était ainsi que devait se dérouler son wyrd. Un grand silence s’abattit dans le hall tandis que les adultes hochaient lentement la tête.

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Le wyrd est tissé par les Norns, les trois sœurs du dieu Gogroth qui a planté l’Arbre-Monde à la demande de Torval. Elles restent assises sous l’arbre, l’une tournant le wyrd sur sa quenouille, une autre l’enroulant autour de sa roue, et la dernière tramant les wyrds des hommes et des dieux sur son métier à tisser. Quand le cordon qui relie un nourrisson à sa mère est coupé, le wyrd de l’enfant commence. Chacun, mortel ou immortel, en possède un, et tous s’entremêlent pour former la tapisserie de la vie. Chaque fil est fragile, mais l’ensemble est solide. Farinn relata les diverses aventures et mésaventures de Skylan Ivorson, le Chef des Chefs des Vindrasis. C’était une longue histoire, et lorsque le vieil homme se rendit compte que sa voix commençait à faiblir et que les enfants avaient de plus en plus de mal à réprimer leurs bâillements, il décida qu’il était temps de conclure. Il leur raconterait la suite une prochaine fois. — Treia Adalbrand, la Prêtresse d’Os du clan, qui était aussi la sœur d’Aylaen, la jeune fille dont Skylan était amoureux, accusa ce dernier d’avoir triché lors du Vutmana, prétendant qu’il avait traîtreusement assassiné Horg Thekkson, usurpant ainsi l’autorité de Torval. » Skylan Ivorson en était venu à croire que ses revers de fortune étaient dus à une malédiction divine. Rongé par le remords, il s’accusa du meurtre de son adversaire. Ironie du sort, c’était le seul crime dont il était réellement innocent. » Les Torguns le désavouèrent. Ils le firent prisonnier et l’enfer­ mèrent dans la cale du vaisseau-dragon. Une fois la justice rendue, ils préparèrent les catafalques pour leurs camarades défunts. Tandis que la fumée s’élevait dans le ciel, emportant les cendres et les âmes des morts vers les cieux, ils furent pris en embuscade par les soldats d’Oran, l’Empire de Lumière. Ils devinrent alors des esclaves à bord de leur propre navire. » Et c’est ici que s’arrête l’histoire pour ce soir. Même s’ils tombaient tous de sommeil, les bambins protes­ tèrent en poussant des gémissements. Le conteur sourit avant de boire une longue gorgée de bière. Les bancs crissèrent sur le sol quand le public se leva. Les pères prirent leurs enfants endormis dans leurs bras puis les emportèrent

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hors du hall. Les mères les suivirent après avoir enveloppé les plus petits dans des couvertures afin de les protéger de la fraîcheur de la nuit. Les hommes célibataires restèrent dans le bâtiment pour finir le tonneau de bière et raconter leurs propres exploits au combat. Les jeunes femmes accompagnèrent sagement leurs parents, non sans jeter un coup d’œil par-dessus leur épaule pour vérifier que leurs prétendants les regardaient. Le Talgogroth se mit debout avec difficulté. Son petit-fils tenta de lui prendre le bras, mais Farinn le repoussa. — Je suis peut-être vieux et lent, mais je suis encore capable de marcher sans l’aide de personne, s’emporta-t-il. Le vieillard rentra chez lui, mais il ne gagna pas son lit. Il n’avait pas besoin de beaucoup de sommeil ces temps-ci. Il se prépara un grog au miel pour soulager sa gorge, puis il s’assit devant le feu en repensant à l’époque où le jeune Skylan Ivorson, autrefois Chef des Chefs, était devenu un esclave. Il poursuivrait son récit le lendemain soir. Il avait toujours apprécié ce passage. C’était à ce moment-là que l’histoire prenait une tournure inattendue.


Livre I



Chapitre premier

P

our les Vindrasis, chacun, qu’il soit mortel ou non, possède son propre wyrd. Ils s’entrecroisent, souvent à la défaveur des humains, car les divinités sont omniscientes là où leurs fidèles sont aveugles. Mais il arrive que la prescience soit pour les dieux davantage une malédiction qu’une bénédiction. Car même s’ils croient parfois connaître le futur, aucun d’entre eux n’est vraiment certain de détenir la vérité, personne ne pouvant dicter aux hommes leurs actions. Pour la simple et bonne raison que les mortels sont dotés du libre arbitre, et qu’ils contrecarrent parfois, sans même le savoir, les plans des divinités…

Assis sur le sable, Skylan Ivorson, Chef des Chefs de la nation vindrasie, regardait des hommes à moitié nus et armés de marteaux s’affairer le long de son vaisseau. Ils lui faisaient penser à des mouches agglutinées sur une carcasse. Les dégâts qu’avait subis le Venjekar en échouant sur le banc de sable se révélaient plus importants que ce qu’Acronis, le Légat d’Oran, avait prévu. Après la capture du navire, il avait ordonné à ses troupes de procéder rapidement aux réparations d’urgence afin de pouvoir profiter de la marée pour reprendre la mer. Mais le vaisseau-dragon avait pris l’eau si rapidement que le Tribun Zahakis, choisi par le Légat pour diriger le bateau, avait eu du mal à le ramener sur la côte.

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Cet échec avait empli Skylan d’une satisfaction sinistre. C’était comme si son navire, conscient de sa propre condition, avait décidé de couler plutôt que d’obéir à ses geôliers. Le jeune homme pria Torval d’empêcher les vils Hommes du Sud de le réparer. Même sans armes et enchaîné, il puisait un certain réconfort dans la défiance dont son vaisseau faisait montre à l’égard de ses adversaires. Mais le bateau n’eut bientôt d’autre choix que de se soumettre. Acronis disposait, en effet, de charpentiers à bord de sa galère de combat, appelée « trirème » en raison de ses trois rangées de rames, et il les envoya réparer le Venjekar, que Zahakis avait fait évacuer. Désormais assis sur le sable, pieds et poings liés, attachés les uns aux autres par des chaînes, les Torguns surveillaient les soldats ennemis vêtus d’une armure segmentée étincelante et d’une jupe de cuir. Les prisonniers, qui avaient été dépouillés de leur équi­ pement de guerriers, n’étaient plus que sept à présent. Au départ de ce voyage maudit, ils étaient trente. Certains avaient péri en affrontant les géants des îles Draconiques. D’autres avaient été blessés en combattant les Hommes du Sud avant de succomber à une étrange maladie que les Vindrasis n’avaient jamais rencontrée auparavant. Elle s’était déclarée soudain, sous la forme de divers symp­ tômes : fièvre, frissons, crampes d’estomac et diarrhées sanglantes. Parmi les membres de l’équipage qui avaient été atteints, beaucoup avaient perdu la vie, mais certains, dont Aylaen, Treia, Erdmun et Farinn, le cadet de l’expédition, avaient survécu. Le mal n’avait pas frappé Skylan, peut-être du fait de son isolement dans la cale, ni Wulfe, qui avait pris ses jambes à son cou, terrifié par les guerriers étranges qui les avaient attaqués. Le garçon s’était tenu éloigné du campement des jours durant, si bien que son ami avait fini par croire qu’il ne reviendrait jamais. Mais l’enfant avait refait son apparition, tenaillé par la faim. Skylan craignait que les guerriers d’Oran tentent d’enchaîner le gamin, qui ressentait une profonde aversion pour le fer. Il affirmait qu’il ne pouvait y toucher sans être blessé et qu’il n’en supportait pas l’odeur.

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Mais les Hommes du Sud ne possédaient pas de menottes à sa taille, et personne ne considérait ce gosse de onze ans comme un danger. Ils le laissèrent tranquille, sans se soucier de savoir s’il s’enfuirait de nouveau. Si Raegar s’était trouvé sur la plage, il leur aurait ordonné de le bâillonner puis de lui attacher les mains et les pieds avant de le jeter dans la cale. Mais cela faisait plusieurs jours que Skylan n’avait pas revu son traître de cousin. Accroupi près de lui, Wulfe prenait garde à ne pas toucher ses chaînes. Ce n’était pas par crainte qu’ils s’évadent que l’on avait attaché les « sauvages », mais plutôt afin de les décourager d’attaquer leurs geôliers. Ils avaient déjà tenté par deux fois de s’en prendre à leurs gardes, non dans l’espoir de s’enfuir, car ils n’avaient pas d’armes, mais pour entraîner à leur suite autant d’ennemis que possible dans l’au-delà. Les Torguns tenaient Skylan pour responsable de tous leurs malheurs : la tempête qui les avait fait dévier de leur cap, le combat désastreux contre les géants, leur asservissement, et même l’étrange maladie qui les avait frappés. Mais leurs reproches et leur haine n’étaient que le pâle reflet de ce que lui-même ressentait. Il lui arrivait souvent de rêver que son âme rejoignait le Hall des Héros de Torval. Pieds et poings liés, il se tenait parmi les valeureux guerriers morts l’arme à la main. Son dieu éclatait de rire avec ses compagnons avant de le bannir du Hall. Chaque fois, il se réveillait en sueur à ce moment précis. Skylan observait à présent les charpentiers. Il devait admettre qu’ils connaissaient leur métier. Il se tourna vers Wulfe, qui creusait des trous dans le sable. — Je t’ai posé une question. Où se cache Raegar ? Je pensais qu’il passerait son temps à nous insulter, comme au début. — Il fait sans doute l’amour avec Treia dans un coin, répondit le garçon en haussant les épaules. Le jeune homme le dévisagea, incrédule. — Treia et Raegar ? Elle a beau être une vipère, c’est une Vindrasie. Elle a juré foi et loyauté à notre peuple et à nos dieux. Il l’a trahie. Il nous a tous trahis. Elle lui arracherait sans doute les yeux s’il s’approchait d’elle.

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— Je les ai vus dans le temple en train de faire l’amour. — Comment ça, tu les as vus dans le temple ? Quel temple ? Où ça ? — Ici. Celui avec la grande statue de dragon à l’intérieur. Skylan fronça les sourcils. — Ce n’est pas une autre de tes inventions, si ? Comme la fois où tu as prétendu pouvoir parler aux satyres et aux dryades ? — Mais je t’assure que c’est la vérité. Et j’ai vu Raegar et Treia. Le jeune homme demeurait perplexe. Il restait convaincu que le gamin mentait, mais sa présence lui procurait une distraction bienvenue. — Rapporte-moi leur conversation. À voix basse. Un garde patrouillait le long de la côte ; il avait l’air de s’ennuyer et d’avoir trop chaud. Wulfe se rapprocha de son ami, un œil rivé sur ses chaînes comme s’il s’attendait à les voir se jeter sur lui pour le mordre. — Tu te souviens du moment où la déesse des Dragons est apparue devant toi ? Juste avant que tu combattes les géants ? Skylan ne s’en souvenait que trop bien. Il acquiesça briè­ vement, les mâchoires serrées. — Oui, je me rappelle. Continue. — Elle m’a fait peur, alors je me suis enfui. Je suis tombé sur Garn, mais il était entouré d’hommes armés. Ça m’a encore plus effrayé que le dragon, du coup je me suis de nouveau échappé. C’est à ce moment-là que j’ai vu Treia. Elle s’arrachait les cheveux, se tordait les mains et parlait toute seule. Elle racontait que Raegar était mort et que personne ne tomberait plus jamais amoureux d’elle. Skylan hocha la tête. L’histoire du garçon rejoignait ce que Garn lui avait raconté : la prêtresse, rongée par le chagrin après la prétendue noyade de son bien-aimé, avait disparu sans que personne s’en aperçoive. Les Torguns étaient partis à sa recherche, mais les géants les avaient attaqués avant qu’ils aient pu la retrouver. — Je ne savais pas où tu étais, ni comment revenir au cam­ pement, déclara le gamin. J’ai pensé qu’elle connaissait le chemin, alors je l’ai suivie. Mais au lieu de rentrer, elle s’est rendue dans le

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temple au dragon. Et Raegar s’y trouvait, en vie, allongé sur le sol. Ses vêtements étaient trempés. — Évidemment. Il n’est pas tombé du navire. Il a sauté pardessus bord et a nagé jusqu’à la côte. — Peut-être. Il a raconté à Treia qu’un dieu l’avait puni, mais elle était si contente de le voir qu’elle a commencé à l’embrasser et à le caresser. Ils ont fait l’amour et, après, elle lui a demandé pourquoi il avait été puni. Il a répondu que c’était parce qu’il avait gardé ton secret. Et il lui a raconté que toi et Draya aviez assassiné un homme du nom de Horg. C’est vrai ? Skylan poussa un soupir. Il resta silencieux pendant de longues minutes, le regard rivé sur la mer d’huile, puis il secoua la tête. — Mais un certain Horg a bien été assassiné, non ? insista Wulfe. — Oui. — Ce n’était pas toi, le coupable ? — Non. Je l’ai combattu honorablement, Torval m’en est témoin ! J’ai fait ce que je pensais être juste. Pourquoi est-ce que chaque fois que je crois bien faire, les choses finissent toujours en désastre ? — Tu devrais peut-être mal agir exprès pour que les choses aillent mieux. — Peut-être, répondit Skylan en esquissant un début de sourire. Garn savait toujours quoi faire. Il a essayé de me prévenir, mais je ne l’ai pas écouté. Maintenant il est mort et je suis un esclave, tout comme mes soldats. — Tout ça à cause de Treia, répliqua le garçon en poussant un grognement. Le grondement qui sortit de sa gorge était si authentique que le garde parcourut la plage des yeux à la recherche d’un animal sauvage. — Je ne peux pas lui en vouloir. Elle faisait confiance à Raegar. Comme nous tous. — Elle aime faire l’amour avec lui, grogna l’enfant. — Comment sais-tu qu’il mentait ? C’était peut-être bien un miracle. Vindrash l’a peut-être sauvé.

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— Alors la déesse doit porter des bottes. J’ai vu des empreintes de bottes sur le sol couvert de poussière, et elles étaient sèches, alors que Raegar était pieds nus et trempé. Deux hommes lui ont parlé avant de partir en le laissant là. — Si tu dis vrai, cela signifie qu’il savait que Treia viendrait au temple. C’est notre Prêtresse d’Os. Elle s’y serait forcément rendue pour prier. Il l’attendait ! — J’ai essayé de te mettre en garde contre elle, déclara Wulfe en tapotant gentiment le bras de son ami, sans toutefois s’approcher des menottes en fer. Je la déteste. Et Raegar aussi. Il m’a frappé ! — Pourquoi ? Qu’est-ce que tu as fait ? Le gamin marmonna quelque chose. — Quoi ? Parle plus fort. — Il m’a surpris en train de les espionner. Et il m’a frappé. Un jour, je le tuerai. — Tu devras attendre ton tour. (Skylan resta silencieux un moment, puis il posa la question qui lui brûlait les lèvres.) Comment va Aylaen ? J’ai entendu dire qu’elle avait été malade, mais qu’elle avait survécu. À ce qu’il paraît, elle aurait aussi tenté de tenir tête aux soldats. Ils ne l’ont pas blessée, au moins ? — Je ne sais pas. Elle est dans le grand bateau, là-bas. Le garçon désigna la trirème qui avait mouillé l’ancre à quelque distance de là, près du banc de sable où le Venjekar s’était échoué de manière désastreuse. Comparé à l’élégant vaisseaudragon, le navire ennemi ressemblait à une gigantesque tortue de mer avec son énorme coque et ses rangées de rames. — Ne t’inquiète pas, ajouta l’enfant. Ils ne lui feront pas de mal, ni à Treia d’ailleurs. Raegar a dit aux soldats que les deux femmes étaient des Prêtresses d’Os et que son dieu les voulait vivantes. — Je me demande bien pourquoi son dieu a besoin de Prêtresses d’Os, murmura le jeune homme. Il se tortilla dans l’espoir de trouver une position plus confortable, mais il ne réussit qu’à faire tinter ses chaînes. — Vous deux ! La ferme ! leur ordonna le garde. Skylan lui jeta un regard noir. Il s’apprêtait à reprendre la discussion, mais la sentinelle se dirigea vers eux, et Wulfe prit la fuite.

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Sans prêter la moindre attention au garçon, le soldat s’approcha du Torgun et lui donna un coup de pied dans les côtes. — De quoi vous parliez, tous les deux ? — Va te faire voir. Skylan mourait d’envie de se battre ; en voyant le garde sur le point de lui porter un nouveau coup, il se dit que cette occasion en valait bien une autre. Il se redressa d’un bond et projeta ses chaînes vers la tête de son adversaire. Malheureusement, les anneaux qui lui entravaient les jambes le génèrent dans son mouvement. Le soldat esquiva l’attaque puis dégaina son épée et le frappa à la tête avec le plat de sa lame. Le jeune homme s’effondra sur le sol. Ses oreilles bourdon­ naient, et il avait un goût de sang dans la bouche. — Il vaudrait mieux pour toi que tu ne l’aies pas tué, déclara un autre soldat. Sinon, le Légat sera furieux. Il a l’intention de le faire combattre lors du Para Dix. — Bah ! Il n’a même pas une égratignure. Ces sauvages sont comme des mules. Il faut les cogner de temps en temps pour les faire obéir. L’homme frappa de nouveau Skylan dans les côtes. Le Vindrasi se tortilla et lui attrapa le pied, si bien que le guerrier d’Oran tomba sur son postérieur. Ses camarades éclatèrent de rire. Rouge de colère et de honte, il se releva d’un bond et aurait probablement tué Skylan si le Tribun n’était pas intervenu. — Si tu le blesses, Manétas, le Légat retiendra le montant de sa valeur sur ta paie. Vous autres, enchaînez-le plus soigneusement. Le commandant se nommait Zahakis. Skylan l’avait remarqué, car il était grand pour un Homme du Sud. Il avait la peau plus sombre que ses compatriotes, le nez tordu, le corps tout en muscles, et semblait avoir la trentaine. Une vieille cicatrice courait le long de son visage, de la joue au menton. Peu loquace, il était prompt à passer à l’action. Mais la principale raison de l’intérêt que le Torgun portait à Zahakis tenait au fait que celui-ci n’appréciait guère Raegar. Skylan avait noté l’animosité que se vouaient les deux hommes la première fois qu’il les avait vus ensemble.

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Ce jour-là, son cousin avait donné des ordres aux soldats au sujet du Venjekar. Ces derniers l’avaient écouté d’un air absent puis, une fois le prêtre-guerrier parti, ils s’étaient tournés vers leur supérieur, qui leur avait ordonné de poursuivre ce qu’ils étaient en train de faire. Les guerriers lui avaient obéi, le sourire aux lèvres. Skylan ne savait quelle conclusion en tirer, mais il était ravi qu’un autre que lui, fût-il un ennemi, méprise lui aussi son cousin. Le Tribun observa le jeune prisonnier en silence tandis que ses subalternes lui attachaient les bras dans le dos avant de faire passer un piquet en bois entre ses omoplates, le forçant à adopter une position inconfortable et douloureuse. Zahakis reprit la parole. — Nous avons reçu de nouveaux ordres. Vous, venez avec moi. Les soldats désignés suivirent leur commandant. Skylan s’assit et se pencha en avant pour cracher le sang et le sable qu’il avait dans la bouche. Il regarda les autres prisonniers : l’amer Sigurd, un vieil ami de son père et Chef nominal des Torguns ; Bjorn, toujours prêt à colporter les ragots et à plaisanter, son meilleur ami après Garn ; Erdmun, le frère cadet de Bjorn, à la mine sinistre, jamais plus joyeux que lorsque des ennuis se profilaient à l’horizon ; Grimuir, compagnon et allié de Sigurd, qui ne l’avait jamais aimé ; Farinn, le plus jeune du groupe, calme et réservé ; Aki le Sombre, récemment arrivé d’un autre clan. Tous lui jetèrent un coup d’œil avant de détourner le regard. Le jeune homme soupira. Qu’avait-il espéré ? Lui-même l’ignorait. Pas de l’amour, ni de l’amitié. De l’admiration, peut-être ? Peine perdue. Ils le méprisaient. Ils se fichaient de savoir s’il était vivant ou mort. Certains désiraient même probablement qu’il périsse. Tout ce qu’il avait gagné c’était une blessure à la tête, une douleur aiguë dans les côtes et un profond désespoir dans le cœur. Il tourna le regard vers l’endroit où s’était dressé le bûcher funéraire de Garn ; il ne restait désormais qu’une tache noire sur le sable et quelques morceaux calcinés. Les yeux humides, il baissa la tête pour dissimuler son visage derrière ses longs cheveux blonds. Il ne voulait pas que ses compagnons le voient pleurer de honte.

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Les larmes se mélangèrent au sang qui coulait dans sa barbe broussailleuse. Il aurait bien prié Torval, mais il craignait que la divinité suive l’exemple de ses camarades et se détourne de lui.



Chapitre 2

T

reia et Aylaen avaient été capturées lors de l’embuscade durant la cérémonie funéraire organisée en l’honneur des Vindrasis tombés au combat. La prêtresse avait observé, horrifiée, les soldats vêtus d’une armure étrange, à la peau mate et aux cheveux noirs, qui les avaient attaqués. À cause de sa myopie, elle les avait pris pour des revenants tout droit sortis de la fumée du bûcher et venus l’enlever pour la conduire dans l’Outremonde où la déesse des Comptes, Freilis, la donnerait en pâture à ses démons. Les guerriers l’avaient brusquement attrapée par les bras et lui avaient attaché les mains dans le dos avant de la jeter dans une tente qu’ils avaient érigée en hâte sur le sable. Au contact de leurs mains rudes, en sentant l’odeur de cuir et de transpiration qui émanait de leurs vêtements et en entendant leurs jurons, elle s’était rendu compte qu’ils n’étaient que des hommes faits de chair et de sang et qu’elle se trouvait désormais à leur merci. La terreur et le froid l’avaient alors envahie, car elle connaissait le destin réservé aux captives. Tremblante de peur, elle était restée assise dans la tente, mais ses geôliers ne l’avaient pas malmenée ; ils s’étaient contentés de jeter Aylaen à l’intérieur avec elle. — Cette salope de sauvage m’a mordu ! avait grogné l’un d’eux en désignant la marque sur son avant-bras. — De l’écume va bientôt sortir de ta bouche, avait plaisanté l’un de ses camarades.

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— Ce n’est pas drôle, avait grommelé le premier. La jeune femme avait le visage meurtri, les poings couverts d’égratignures et une foulure au poignet, mais, après avoir combattu ses ennemis avec la fureur d’un puma, elle pouvait s’estimer heureuse qu’ils ne l’aient pas battue à mort. Son aînée avait soigné au mieux ses blessures, mais elle ne pouvait pas faire grand-chose sans ses potions et ses onguents, restés à bord du Venjekar. Peu de temps après leur capture, Aylaen avait contracté la terrible maladie, comme bon nombre de ses camarades. Les guerriers d’Oran leur avaient expliqué qu’il s’agissait d’un mal courant parmi les citadins, connu sous le nom de « flux sanglant ». Le Légat leur avait envoyé un « médecin », comme ils l’appelaient, pour s’occuper des malades. Après avoir découvert que Treia aussi était une guérisseuse, ce dernier lui avait permis de traiter les Vindrasis souffrants. Cependant, elle n’avait jamais été confrontée à une telle affection. Elle dut se contenter d’administrer des bains aux patients fiévreux et de fermer les paupières des morts. Les rares qui avaient survécu, comme Aylaen, s’en étaient sortis grâce à leur seule volonté. D’autres, comme Skylan et la prêtresse, n’avaient pas été atteints. Après une cérémonie célébrée par Treia, les morts avaient été brûlés ainsi que leurs vêtements et tous les objets qu’ils avaient touchés de leur vivant. Libérée de l’emprise de la maladie, Aylaen avait récupéré rapidement, ce qui avait semblé la contrarier. Elle avait observé les corps consumés par les flammes d’un air envieux, puis elle était retournée dans la tente se jeter sur sa couche, le regard perdu dans les ténèbres tandis que des larmes coulaient en continu le long de ses joues. — Garn est mort, avait déclaré Treia, exaspérée par l’attitude de sa sœur. Tu dois l’accepter et continuer à vivre. Sinon, tu vas te rendre malade. Toute à son chagrin, sa cadette semblait ne pas l’avoir entendue. Ce matin-là, assise à l’extérieur de sa tente, la prêtresse observa les soldats qui enchaînaient les prisonniers torguns et les

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jetaient sans ménagement sur le sable tandis que les charpentiers commençaient à réparer le Venjekar. Un peu plus loin, l’étrange galère tanguait doucement près du banc de sable où s’était échoué le vaisseau-dragon. Treia n’était ni menottée ni attachée. Personne ne la consi­ dérait comme une menace ni ne s’inquiétait qu’elle puisse s’enfuir. Les guerriers la dévisageaient parfois et riaient en parlant d’elle d’une façon qui lui faisait monter le rouge aux joues, mais aucun ne les avait agressées sexuellement, elle et Aylaen. Elle aurait sans doute nourri quelque inquiétude à ce sujet si elle n’avait pas été si troublée par l’absence de Raegar. Elle se demandait pourquoi il l’avait abandonnée. Il était peut-être mort, après tout. Elle vit Skylan s’en prendre à ses geôliers et sourit d’un air méprisant tandis qu’il s’effondrait sur le sol. Elle avait su par les autres qu’il n’était pas tombé malade. Il aurait dû mourir ! Il était responsable de leurs souffrances. Il a sans doute la faveur d’un dieu, pensa-t-elle, pleine de ressentiment. En voyant les soldats et leur commandant, Zahakis, traverser la plage, elle fut prise de panique : ils se dirigeaient vers sa tente. Elle se prit à espérer qu’ils se rendaient dans le sous-bois pour chasser, comme ils l’avaient déjà fait plusieurs fois ces derniers jours. Mais ils ne la quittaient pas des yeux. Elle rampa à l’intérieur de la tente et secoua sa sœur par l’épaule. — Qu’y a-t-il ? gémit Aylaen en se retournant. Pourquoi m’as-tu réveillée ? — Les soldats viennent nous chercher, répondit la prêtresse, la gorge serrée. Sa cadette s’assit, le visage pâle et maigre du fait de la maladie. Ses cheveux roux, qu’elle avait coupés très court en l’honneur de la déesse, avaient repoussé et formaient un amas de boucles qui tombaient sur son front et sa nuque. Des cernes s’étaient creusés sous ses yeux verts. Elle n’avait que dix-sept ans, mais la maladie et le chagrin l’avaient vieillie. Elle paraissait à présent plus âgée que Treia qui, elle, approchait la trentaine. Toutefois, son regard avait perdu son éclat bien avant qu’elle tombe malade. Aussi son aînée fut-elle ravie de voir une étincelle naître au fond de ses yeux lorsqu’elle lui annonça la venue des guerriers.

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— Je mourrai avant qu’un seul de ces salopards ait pu me toucher, déclara Aylaen en serrant fermement la main de la prêtresse. Toi et moi… on va les combattre. Elle tenta de se relever, mais ses jambes, encore trop fragiles, ne purent la soutenir, et elle retomba à quatre pattes. Sa sœur dut l’aider à sortir de la tente. — Si tu ne passais pas tes journées au lit, tu serais plus en forme. Aylaen battit des paupières à cause de la lumière du soleil qui lui brûlait les yeux, serrant le bras de Treia qui l’aidait à marcher. Elles regardèrent d’un air absent les soldats approcher en compagnie de leur commandant, qui semblait connaître la raison de leur terreur. Zahakis se planta face à elles. Il leur parla sur un ton solennel et détaché, assez lentement pour qu’elles puissent le comprendre. — J’ai reçu l’ordre de vous emmener toutes les deux sur la galère. Aucun mal ne vous sera fait, je vous en donne ma parole de Tribun de la Troisième Légion. Si vous accompagnez mes hommes dans le calme, vous ne serez pas attachées. — Allez au diable, rétorqua Aylaen. — Ma sœur, tu peux à peine marcher, murmura son aînée. Pourquoi nous emmenez-vous sur votre navire ? ajouta-t-elle à voix haute. — Parce qu’on m’en a donné l’ordre, madame, répondit le commandant. Treia se mordit la lèvre. Si Raegar était en vie, il se trouvait peut-être à bord. — D’accord, nous venons avec vous, déclara-t-elle avant de pincer sa cadette qui commençait à protester. Pour une fois, ne nous cause pas de problèmes ! lui chuchota-t-elle à l’oreille. Aylaen aurait probablement affronté ses geôliers si elle avait été assez forte pour résister. Mais elle vacillait déjà sous le soleil de plomb. Plutôt que de montrer sa faiblesse, elle accepta qu’un guerrier lui prenne le bras et la conduise jusqu’à la trirème. La prêtresse la suivit, accompagnée d’un autre soldat. Lorsque les Torguns virent qu’on emmenait les deux femmes, ils se relevèrent d’un bond et se mirent à crier. Zahakis ordonna à ses hommes de poursuivre leur chemin.

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— Je vais m’en occuper. L’étendue d’eau qui séparait la côte du banc de sable n’était pas très profonde : les soldats s’y enfoncèrent jusqu’aux hanches, leurs prisonnières à leur suite. Treia se débattit dans les vagues, entravée dans ses mouvements par ses longues robes. Elle avait retiré son lourd habit cérémoniel, qui était bien trop chaud pour la saison. Une vague éclaboussa sa chemise en lin, qui épousait désormais son corps et révélait ses formes. L’un des guerriers se tourna vers elle et fit une remarque à l’un de ses camarades. Son ami laissa échapper un grognement. — À ta place, je ne dirais pas ça devant Raegar. Il a ordonné qu’on traite ces femmes avec respect. — Pour qu’il puisse être le seul à en profiter. — Selon lui, ce sont toutes les deux des Prêtresses d’Os, ou un truc de ce genre. — Je voudrais bien qu’elle s’occupe de mon os, si tu vois ce que je veux dire, répliqua l’autre, ce qui les fit rire tous les deux. Treia les observa avec étonnement. Elle peinait à les comprendre, car, même si leur langue utilisait en grande partie le même vocabulaire que celle des Torguns, les Hommes du Sud parlaient vite et les mots semblaient glisser sur leurs lèvres comme s’ils étaient enrobés d’huile. Toutefois, elle avait reconnu sans mal le nom de son amant. Ces hommes semblaient le connaître. Il leur aurait donné des ordres les concernant, Aylaen et elle. Mais comment était-ce possible ? Ces soldats étaient leurs ennemis. Même s’il avait longtemps vécu dans leur contrée qu’il désignait par son nom, Oran, Raegar appartenait toujours au peuple des Vindrasis. Sa surprise grandit encore lorsqu’elle embarqua sur la galère. Les soldats l’escortèrent jusqu’à une rampe. Elle la remonta et, dès qu’elle posa le pied sur le pont, elle entendit quelqu’un l’appeler. — Treia ! Aélon soit loué, tu es saine et sauve ! C’était la voix de Raegar. L’homme qui se tenait devant elle avait aussi ses yeux, mais, quant au reste, elle eut du mal à le reconnaître. Il avait rasé ses cheveux blonds et sa barbe, révélant la couleur d’albâtre de son crâne et de la partie basse de son visage alors que son nez et le contour de ses yeux étaient bronzés. Il

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arborait un tatouage en forme de serpent à l’arrière de la tête. Il avait revêtu la même armure segmentée que leurs ennemis, ainsi qu’une écharpe rouge ourlée de broderies représentant des serpents dorés. Il s’avança vers elle, les bras tendus. Il lui parlait comme si tout allait bien, comme si leur monde n’avait pas été bouleversé. — Je suis si content de te voir. J’ai eu peur que tu attrapes le flux. Et Aylaen ? J’ai appris qu’elle était tombée malade, mais elle est rétablie, maintenant, Aélon soit loué ! J’ai prié pour elle. Treia eut un mouvement de recul, comme si elle avait affaire à un démon. — Qu’est-ce que cela signifie ? cria-t-elle, confuse. Que t’est-il arrivé ? Ne me touche pas ! Il leva les mains en signe d’apaisement tout en reculant de quelques pas. — Je suis désolé, Treia, répondit-il avec froideur. Je pensais que tu avais compris. — Compris quoi ? — Qui je suis. Il ordonna aux guerriers de la mener à la cale. — C’est une galère de combat. Nous n’avons pas de cabines pour les femmes. Je me suis arrangé pour que toi et ta sœur dormiez dans la réserve, dont la porte est munie d’un verrou. Les soldats la firent descendre dans la soute. Elle dévala une échelle, trébucha à cause de ses robes trempées et s’engagea dans un couloir étroit. Ses geôliers l’accompagnèrent jusqu’à une grande pièce sombre remplie de jarres à deux anses qui contenaient, elle le découvrirait par la suite, de l’huile, de l’eau et du vin, ainsi que de sacs de maïs, de grain, de haricots, de viande fumée et salée, et de poisson. Quelqu’un – sans doute Raegar – leur avait aménagé des couches. Les Hommes du Sud lui donnèrent à boire et à manger avant de partir, mais elle refusa les vêtements secs qu’ils lui tendaient. Elle manqua de s’étrangler à cause de la forte odeur de poisson qui régnait dans la réserve. Elle but un peu d’eau pour se remettre. Accroupie sur sa couche, elle tremblait dans sa chemise humide comme si elle venait de recevoir un coup.

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Les guerriers amenèrent ensuite Aylaen puis refermèrent la porte de la réserve derrière elle. Encore aveuglée par la lumière du soleil, la jeune femme parcourut les ténèbres du regard. Elle finit par apercevoir sa sœur et se précipita vers elle. — Tu as vu Raegar ? Quel fumier ! Il nous a trahis ! C’est l’un d’eux ! Son aînée ne répondit pas. — Treia, tu m’entends ? Toujours aucune réponse. Aylaen resta un moment silencieuse avant de reprendre la parole. — Je suis désolée. Je sais que tu l’aimais. Toujours assise sur sa couverture, la prêtresse garda les yeux rivés sur les ténèbres qui empestaient le poisson jusqu’à ce que la fatigue la submerge. Elle se réveilla brusquement. Avait-elle vraiment entendu des bruits de pas ou bien était-ce seulement un rêve ? Elle jeta un coup d’œil à sa cadette encore endormie, puis elle entendit une clef cliqueter dans la serrure ; elle se leva, non sans difficulté. La porte s’ouvrit, laissant entrer un rai de lumière dans la réserve obscure. Les yeux plissés, elle discerna la silhouette d’un homme robuste qui portait de longues robes. — Qui êtes-vous ? demanda-t-elle, tendue. Qu’est-ce que vous voulez ? — Treia, c’est moi. Raegar… À peine avait-il prononcé son nom qu’elle se jeta sur lui pour l’assaillir de coups de poing. Il lui saisit les bras. — Chut. Je ne vais pas te faire de mal. Je t’aime, lui déclara-t-il. Il lui répéta ces mots jusqu’à ce qu’elle fonde en larmes. — Allons, allons, reprit-il en lui caressant les cheveux. Tu es en sécurité maintenant, mon amour. Une fois qu’elle se fut calmée, il lui murmura doucement à l’oreille : — Je dois te parler. (Il se tourna vers Aylaen, toujours endormie.) En privé. Tu veux bien venir avec moi ? Ne fais pas de bruit, sinon tu vas attirer l’attention des soldats. Tu me promets de rester discrète ?

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Elle hocha la tête. Entendre sa voix, le sentir près d’elle raviva ses souvenirs. Cet homme était bien son amant. Le Raegar qui lui avait paru si étrange avait disparu. Enfin, presque. Elle avait toujours un peu de mal à le regarder ; il avait tellement changé. Elle pourrait s’habituer à lui, mais cela prendrait du temps. Il la fit sortir de la réserve, referma la porte derrière elle et enclencha le verrou. Ils se rendirent dans une petite cabine à proximité, seulement meublée d’un bureau, de deux chaises et d’un lit rudimentaire. — Voici la cabine du Légat, annonça-t-il après avoir fermé la porte à clef. Ne t’inquiète pas. Acronis ne viendra pas nous déranger. Il est descendu à terre pour surveiller l’avancement des réparations sur le Venjekar, qui prennent plus de temps que prévu. Nous serons seuls. Il se mit à l’embrasser avec fougue. Au début, elle lui résista, mais elle le désirait de tout son corps, et elle finit par lui rendre ses baisers. Elle retira ses habits trempés ; il jeta ses robes à terre. Ils firent l’amour sur la couche avec précaution, car le lit grinçait sous leur poids. Raegar plaqua une main sur la bouche de Treia pour étouffer ses gémissements. Repu de plaisir, le corps couvert de sueur, il commença à se rhabiller. Elle leva les yeux vers lui, peu désireuse d’en faire autant. — Je t’ai apporté des vêtements secs, déclara-t-il. Je n’ai pas trouvé de chiton, l’habit conventionnel que portent les femmes à Oran. Tu vas donc devoir passer l’une de mes tuniques longues. Sobre et sans ornements, celle-ci était en laine de bonne qualité et douce au toucher. Treia l’enfila. La tunique était bien trop grande, mais elle s’en moquait. — Elle est imprégnée de ton odeur, remarqua-t-elle avant de lui passer les bras autour du cou. — Assieds-toi. (Il se dégagea délicatement de son étreinte.) Je dois te dire ce qui s’est passé, et je n’ai pas beaucoup de temps… — Avant de m’enfermer de nouveau ! s’emporta-t-elle. Elle s’installa sur l’une des chaises et l’observa, essayant de faire abstraction de son crâne rasé et du serpent tatoué à l’arrière de sa tête. Son visage lui était désormais étranger.

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— Tu m’as menti ! Était-ce aussi le cas quand nous faisions l’amour ? — Je te jure, Treia, que je n’avais pas la moindre intention de te faire du mal. Je désirais plus que tout t’avouer que j’étais un prêtre-guerrier d’Aélon. Je t’ai révélé une partie de la vérité lorsque nous nous trouvions dans le temple. J’avais espéré que tu comprendrais… — J’ai compris que tu es un traître ! cria-t-elle en se redressant. Tu as trahi ton propre peuple. Tu m’as trahie, moi ! — Chut ! Parle moins fort. (Il la saisit par les poignets.) Je l’ai fait pour ton bien, mon amour. J’essaie de te sauver. — En faisant de moi une esclave ? — Pas toi, Treia. Tu ne seras jamais une esclave. Ni ta sœur, je te le promets. Si tu me fais confiance et que tu m’écoutes, vous serez aimées et honorées. Quant aux autres, poursuivit-il d’une voix dure, Skylan, ton beau-père Sigurd et leurs camarades, te soucies-tu de leur sort ? Elle ne répondit pas. Il lui prit les mains et les embrassa. — Ils n’ont aucun respect pour toi, mon amour. Je les ai souvent entendus faire des blagues sur les vieilles filles desséchées… Elle se raidit brusquement. Elle avait souvent surpris des ricanements dans son dos. À vingt-huit ans, elle était encore célibataire alors que la plupart des filles vindrasies se mariaient avant l’âge de seize ans. Après avoir tenté de la marier à plusieurs reprises, sans succès, Sigurd avait fini par lui dire qu’il la retirait du marché. Si elle avait été laide, elle aurait pu concevoir qu’aucun homme ne veuille d’elle. Mais ce n’était pas le cas. Ses longs cheveux bruns mettaient en valeur sa silhouette élancée. Elle avait de grands yeux sombres, mais en raison de sa myopie elle avait développé un léger strabisme. Elle ne comprenait pas. Il n’était pas rare qu’une femme laide trouve un mari, alors pourquoi n’arrivait-elle pas à en faire autant ? — Tu as raison, rétorqua-t-elle. Je m’en fiche. Il l’embrassa tandis qu’elle se serrait contre lui. — Il y a une chose que tu dois faire pour moi, poursuivit-il dans un murmure.

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— Demande-moi ce que tu veux, mon amour. — Quand le Venjekar sera réparé, tu devras utiliser l’os-esprit pour invoquer le dragon Kahg et lui ordonner de conduire le navire jusqu’à Oran. Elle s’écarta de lui en secouant la tête. Furieux, il reprit la parole d’une voix froide. — Qu’y a-t-il, Treia ? Tu ne vas pas me refuser ce petit service, pas vrai ? — Je veux te faire plaisir. C’est juste que… Et si… pour une raison ou pour une autre… je ne parvenais pas à invoquer le dragon ? — Alors je ne serais pas content du tout, répliqua-t-il d’un ton encore plus dur. — Je veux le faire ! Mais tu sais que Kahg est têtu. Il refuse parfois de venir… — Il est apparu quand tu l’as appelé pour affronter les géants. Le Légat a observé la scène depuis notre vaisseau. Il a vu le dragon combattre ces colosses, et il a été très impressionné. La prêtresse frissonna. Elle n’avait pas invoqué la créature ; elle se trouvait déjà dans le temple à ce moment-là. Elle ouvrit la bouche, décidée à avouer la vérité à son amant, mais son courage la déserta. — Tu invoqueras Kahg, décida-t-il. Elle afficha un sourire qu’elle espérait convaincant. Elle tenta désespérément de trouver un mensonge crédible qui pourrait décourager son amant. Elle finit par avoir une idée, mais le son d’une trompette retentit, l’empêchant d’en faire part à Raegar. — Le Légat est revenu, déclara-t-il. Je dois te ramener. Il attendit qu’elle ait ramassé sa chemise trempée puis il l’accompagna jusqu’à la réserve. — Je suis désolé de devoir t’enfermer, lui dit-il. Quand tu auras invoqué le dragon pour moi, je parviendrai peut-être à convaincre Acronis de te relâcher. — Je ferais n’importe quoi pour toi, mon amour. Tu le sais. Mais j’ai peur pour toi ; Kahg te considérera sans doute comme un traître. Il pourrait retourner sa fureur contre toi. — Il n’a pas le pouvoir de me blesser, répondit le prêtreguerrier, un sourire aux lèvres. Je n’ai pas le temps de tout t’expliquer. Je reviendrai te voir ce soir.

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Il la poussa dans la pièce sombre avant de fermer la porte. — Mon amour ! Raegar ! supplia-t-elle. Elle l’entendit remettre en place la barre qui bloquait l’entrée, puis tourner la clef dans la serrure et s’éloigner. Elle ferma les yeux et appuya son front contre la porte. Elle n’avait pas le choix. D’une façon ou d’une autre, il fallait qu’elle trouve le moyen d’accéder à ses désirs. Elle ne pouvait pas se permettre de le perdre. En se retournant, elle trébucha sur une amphore qu’elle n’avait pas vue à cause de sa myopie. Ayant retrouvé son équilibre, elle attendit que ses yeux s’habituent à la faible lumière qui filtrait à travers les fentes de la coque. Ensuite, elle se dirigea jusqu’à la couche où sa cadette dormait profondément. — Aylaen, réveille-toi ! dit-elle d’un ton pressant. Je dois te parler. C’est important. — Quoi ? Je suis réveillée, c’est bon. (Elle se redressa, confuse.) Où sommes-nous ? Je ne sais… (Sa voix mourut ; ses yeux s’assombrirent.) Raegar ! Nous sommes prisonnières… — Écoute-moi, Aylaen. C’est à propos de Raegar. J’ai besoin de l’os-esprit. Il faut que tu me le donnes. Maintenant ! — Mais je ne l’ai pas, Treia, répondit la jeune femme d’un ton perplexe. Il est tombé à l’eau quand le dragon Kahg a été blessé. Tu le sais bien. Tu m’as aidée à le chercher. — Je ne te crois pas. Tu mens. L’os-esprit est en ta possession depuis tout ce temps, tu l’as dissimulé quelque part. Tu veux le garder pour toi. — Tu te trompes. Je te jure… La prêtresse la gifla. — Donne-le-moi ! Aylaen passa une main sur sa joue brûlante. Des larmes lui montèrent aux yeux, et elle s’écarta de son aînée avant de se recroqueviller sur son lit. Treia se précipita à ses côtés et la prit dans ses bras. — Je suis désolée ! Vraiment désolée ! Pardonne-moi. J’ai peur de ce qui pourrait nous arriver. Tu sais ce qu’il advient des femmes capturées lors d’un raid ! Donne-moi l’os-esprit, et j’invoquerai Kahg pour nous sauver !

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Aylaen leva un regard triste vers sa sœur. — Je souhaiterais tellement l’avoir, pour notre bien à toutes les deux. Mais nous l’avons perdu. Tu dois me croire. Je ne suis même pas sûre que le dragon soit encore en vie. Il a été gravement blessé. Il s’est peut-être enfui pour aller mourir en paix… — Ne dis pas ça ! Il est vivant. Kahg est vivant ! — Tu me crois, n’est-ce pas ? — J’imagine que je n’ai pas le choix. — Maintenant, Treia, je pense que je vais me rendormir. Je ne me sens pas très bien, ajouta Aylaen en poussant un soupir. La prêtresse s’éloigna. Au bout de quelques pas, elle heurta un sac avec son pied. Dans son dos, elle entendait sa cadette remuer tandis qu’elle cherchait le sommeil. Elle calcula le temps qu’il lui restait à attendre jusqu’à la prochaine visite de son amant. Raegar vint la voir le soir même, comme il l’avait promis. Elle se tenait près de la porte ; elle avait changé de place au moment où les rayons du soleil avaient disparu, plongeant la réserve dans les ténèbres. Il retira la barre, ouvrit la porte et attira son amante dans le couloir obscur. Il n’avait pas apporté de lampe, et il lui parlait en murmurant. — Tu as eu assez de temps pour réfléchir. Invoqueras-tu le dragon pour moi ? Elle se prépara à affronter son mécontentement. — Je ne peux pas. Écoute-moi, mon amour, s’empressa-t-elle d’ajouter en le voyant sur le point de s’énerver. Je n’ai pas l’os-esprit. Aylaen l’a récupéré et elle ne veut pas me le rendre ! — Aylaen ? Qu’a-t-elle à voir là-dedans ? — Je lui ai donné l’artefact avant la bataille. Je pensais que tu étais mort ! Je me fichais de ce qui pouvait m’arriver. C’est elle qui a invoqué le dragon pour combattre les géants. Elle prétend que l’os-esprit a disparu, mais je sais qu’elle ment. — Pourquoi le garderait-elle ? — Par mépris. Par jalousie. Parce que je t’ai et qu’elle n’a plus personne depuis que son amant, Garn, est mort. — Je vais lui parler, la persuader…

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Il semblait se réjouir à cette idée, et Treia sentit monter en elle une pointe de jalousie. Elle avait parfois surpris Raegar en train d’observer sa sœur, plus jeune et plus séduisante qu’elle. — Elle est têtue. Mais il y a un moyen, déclara-t-elle. — Lequel ? — Il faudra qu’on la manipule.


À suivre...


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