Le Croisé - extrait

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La Danse des Étoiles et les Démons Gardiens du Temps s’affrontent à travers l’univers depuis des millénaires. Le monde de Tencendor devient le théâtre de leur ultime bataille, et ses peuples se réfugient dans le Sanctuaire, un lieu magique conçu pour soustraire chaque créature vivante à la fureur des Démons sanguinaires. Leur seul espoir ? Étoile Dragon le renégat et ses compagnons, qui se préparent au combat. Mais ce qu’Étoile Dragon ignore, c’est qu’un traître, tapi dans les profondeurs du Sanctuaire, est sur le point de livrer ce havre de paix aux Démons. Un traître dont la haine pour tout ce qui est bon pourrait sonner le glas du cosmos.

Sara Douglass est née en 1957 en Australie. Elle a été infirmière et a enseigné l’histoire médiévale avant de débuter une carrière d’écrivain avec La Trilogie d’Axis qui l’a imposée d’emblée comme le best-seller de la Fantasy australienne.

Traduit de l’anglais (Australie) par Maxime Le Dain Illustration de couverture : Miguel Coimbra ISBN : 978-2-35294-573-4

9 782352 945734


Du même auteur, aux éditions Bragelonne, en grand format : La Rédemption du voyageur : 1. Le Réprouvé 2. Le Pèlerin 3. Le Croisé Chez Milady, en poche : La Trilogie d’Axis : 1. Tranchant d’Acier 2. Envoûteur 3. L’Homme Étoile

www.bragelonne.fr


Sara Douglass

Le Croisé La Rédemption du voyageur – tome 3 Traduit de l’anglais (Australie) par Maxime Le Dain

Bragelonne


Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant

Titre original : Crusader Copyright © 1999 by Sara Douglass Pty Ltd Publié pour la première fois en 1999 par Voyager, une maison d’édition de HarperCollins Publishers, Australie © Bragelonne 2012, pour la présente traduction Illustration de couverture : Miguel Coimbra Cartes : Cédric Liano, d’après les cartes de © Miguel Roces ISBN : 978-2-35294-573-4 Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr


Remerciements J’aimerais exprimer toute ma reconnaissance envers mes éditeurs, Claire Eddy chez Tor et Stephanie Smith chez HarperCollins Publishers, pour leur travail sur La Rédemption du voyageur : la série doit beaucoup à leurs conseils avisés et à leurs efforts. Il me faut également remercier mes agents, Lyn Tranter (en Australie) et Jim Frenkel (aux États-Unis), pour leurs efforts de promotion de La Rédemption du voyageur – tous deux ont pris de grands risques en soutenant comme ils l’ont fait une auteure sortie de nulle part, et je leur dois beaucoup.



Et ces pieds dans les temps anciens Ont-ils foulé les vertes hauteurs de l’Angleterre ? Et a-t-on vu le Saint Agneau de Dieu Sur les riantes pâtures de l’Angleterre ? Et la Divine Contenance A-t-elle resplendi sur nos collines nuageuses ? Et Jérusalem était-elle bâtie là Parmi ces sombres Moulins Sataniques ? Qu’on m’apporte mon Arc d’or brûlant ! Qu’on m’apporte mes Flèches de désir ! Qu’on m’apporte ma lance : Ô nuages, ouvrez-vous ! Qu’on m’apporte mon Char de feu ! Je ne ferai pas trêve au Combat de l’Esprit, Et mon Épée ne dormira pas dans ma main Tant que nous n’aurons point bâti Jérusalem Sur la verte et riante Terre d’Angleterre. William Blake, Milton, suivi du Jugement dernier, traduction de Pierre Leyris.







Prologue Le mal libéré

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u’est-ce qu’on peut faire ? insista vainement Fischer, malgré tout rassuré par la répétition de cette question toute simple. Qu’est-ce qu’on peut faire ? C’est bien ça que tu demandes ? — Du calme, mon ami. Henry Fielding posa une main sur l’avant-bras contracté de Fischer, qui se déroba brusquement pour tourner la tête vers la paroi aveugle du mur opposé. C’était un septuagénaire émacié et couronné de cheveux blancs, aux traits profondément creusés par ses quarante années de lutte contre le mal qui avait dévasté son monde – et l’avait irrémédiablement infesté, corrompu et détruit. Il était dans la fleur de l’âge quand tout avait commencé. Il avait alors les cheveux couleur cuivre et l’œil vif. Il était mince, énergique et bien déterminé à combattre et à vaincre les envahisseurs. « Démons » était un terme déplacé et odieux que Fischer répu­ gnait encore à utiliser, quand bien même il en avait pris l’habitude. Des « Démons » n’avaient rien à faire dans un monde presque intégralement régi par la science. Par la logique. Par la reproduction des faits. Un monde où la croyance religieuse avait été remplacée par un culte de la technologie, bien plus confortable, de loin plus acceptable. Le « Mal » n’avait pas sa place dans un tel monde. Seule la rigueur scientifique y avait droit de cité. Seuls y existaient les caprices de la nature et les bouleversements géologiques échappant encore aux prévisions. Seul le tempérament arrogant et égoïste de la société humaine pouvait y prévaloir. Seules la délinquance sordide des marginaux et la criminalité à grande échelle des multinationales devaient y proliférer.

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Non, décidément, le Mal n’avait pas sa place dans ce monde on ne peut plus rationnel et prévisible. Jusqu’à ce qu’il fasse irruption dans le ciel de New York, par un bel et insouciant dimanche matin. Et ça, il nous a fallu trente ans pour le digérer, songea Fischer. Pour intégrer l’ idée que nous avions été envahis, non pas par des extraterrestres à la peau pastel, aux corps élégamment filiformes et aux grands yeux noirs, débarqués d’ étincelantes navettes de métal à la Spielberg, mais par le Mal à l’ état brut. Le Mal affamé et enragé. Et c’est ainsi que le Mal, incarné par les Démons Gardiens du Temps, s’était abattu sur le monde trois décennies durant. Des pays entiers avaient été rayés de la carte, et leur terre poussiéreuse n’était plus foulée que par les hordes démentes et gémissantes de leurs anciens habitants. Les cités avaient été dépeuplées, les forêts défoliées, les océans asséchés et dévastés. En moins d’un an, la popu­ lation mondiale était passée de plusieurs milliards d’êtres humains à dix misérables milliers, tous terrés dans des bunkers pour échapper aux Heures Démoniaques et chercher désespérément un moyen de contre-attaquer. Dix mille, c’était le nombre des survivants sains d’esprit, sans compter les innombrables millions d’égarés qui hantaient la surface, ceux dont l’âme avait volé en éclats sous les assauts des Démons et qui engendraient bruyamment, dans une frénésie reproductrice, des millions de bébés génétiquement déviants. Parmi ces enfants, ceux qui franchissaient le cap des cinq ans sans avoir été dévorés (entiè­ rement ou en partie) devenaient en grandissant des monstres encore plus féroces que leurs parents. Fischer tressaillit. Les contaminés, qui dorénavant se comptaient par milliards, dominaient la Terre. Et même si ses compagnons et lui étaient parvenus à piéger et à démembrer Qeteb, les cinq autres Démons continuaient à semer la mort et la destruction sur la planète. Quant à Qeteb, même capturé, même écartelé, il vivait toujours. C’était le problème auquel Fischer et ses compagnons se trouvaient désormais confrontés. Que faire ? Que faire ? — Les Démons restants ne tarderont pas à franchir nos défenses, déclara Katrina Fielding, l’épouse de Henry. Un mois, tout au plus. C’était elle qui avait suggéré l’idée selon laquelle les Démons pourraient être emprisonnés si l’on reflétait leur propre malveillance contre eux.

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Fischer lui jeta un coup d’œil. Elle était jeune, à peine quarante ans. Quand les Démons avaient fait irruption en ce monde, elle n’était encore qu’une enfant. Elle avait en conséquence vécu presque toute sa vie sous terre, comme en témoignaient ses épaules étroites, son dos tassé, ses yeux ternes et sa peau livide et squameuse. Elle n’avait jamais pu porter d’enfant. Après quelques années passées sous terre, les rares femmes dont les gros­ sesses étaient arrivées à terme n’avaient accouché en tout et pour tout que d’une poignée de bébés, la plupart physiquement ou mentalement handicapés. Nous mourons, songea Fischer. L’ humanité vit ses dernières heures. Les Démons finiront par nous avoir, même s’il leur faut attendre une génération ou deux de plus que pour ceux piégés à la surface. Si jamais ces monstres ne disparaissent pas au plus vite, il ne restera bientôt plus personne pour perpétuer l’espèce ! Plus personne qui soit sain d’esprit, tout du moins. Les hordes démentes de la surface se reproduisaient sans le moindre effort, et certainement sans y réfléchir. Cette pensée terrifiait Fischer. — Quoi que nous fassions, dit-il, nous devons nous débarrasser des morceaux immortels de ce maudit Qeteb… et des autres Démons. — Dans ce cas, nous n’avons pas le choix, rétorqua Henry. Il faut accepter la proposition de Devereaux. Les derniers humains sains mourraient bientôt, et il ne resterait alors sur Terre que des hybrides dégénérés (Dieu seul savait avec quoi ils pouvaient bien s’accoupler, là-haut !) ; toutefois, cette perspective effrayait Fischer à peine plus que le projet de Devereaux. Mais il fallait prendre une décision, et vite. Pourquoi, pourquoi, pourquoi, gémit intérieurement Fischer, n’y a-t-il plus de gouvernement pour prendre cette décision à notre place ? Accuser un ramassis de politiciens véreux de foirer le boulot à notre place est un luxe qu’on ne peut même plus se permettre. Nations, gouvernements, présidents, Premiers ministres, tout avait disparu. Il ne restait pas le moindre petit potentat à qui faire porter le chapeau, hormis Fischer et son comité. Et puis il y avait Devereaux. L’élégant, le dévoué, le prévenant Devereaux, qui suggérait de charger les attributs vitaux de Qeteb sur différents vaisseaux spatiaux (ça tombait bien, les occupants de ces bunkers au moment de l’arrivée des Démons étaient justement des militaires et des spationautes) et de fuir dans l’espace. Il se rappela

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la déclaration de Devereaux, au cours de la réunion de l’avant-veille : « Nous n’aurons qu’ à les larguer quelque part, ou, au pire, ne jamais nous arrêter. Les autres Démons ne pourront rien faire d’autre que suivre. » — Et si Devereaux trouve un endroit où les cacher ? s’inquiéta Jane Havers, la seule autre femme présente. Ou s’il s’écrase sur une planète ou une lune lointaine ? Que se passera-t-il, alors ? — Alors il faudra prier pour que ceux qui habitent cette planète ou cette lune sachent mieux se débrouiller que nous avec les Démons, répondit Katrina. Au moins, ce ne sera pas dans notre système solaire, ni même notre galaxie. Fischer baissa la tête et se massa doucement les tempes du bout des doigts. Le cancer qui lui rongeait les entrailles ne lui accorderait plus que quelques semaines. Mieux valait prendre sa décision immédia­ tement avant que son état empire, et avant que disparaisse la dernière femme de leur communauté encore en état de procréer. D’une manière ou d’une autre, l’espèce humaine devait se perpétuer. — Allez chercher Devereaux, dit-il. Huit jours plus tard, les vaisseaux spatiaux crevaient l’atmosphère terrestre ; à leur bord, un équipage qui espérait offrir ainsi une dernière chance aux survivants restés sous terre. Un équipage qui n’avait pas remarqué que leur décollage avait creusé dans le sol une galerie de roche et de poussière que submergeaient déjà les hordes affamées de la surface. Ce ne fut pas le cancer qui emporta Fischer, en fin de compte.


1 La désolation

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ans le ciel éclatant de Tencendor, l’aigle bleu moucheté ne déployait plus ses ailes. D’autres créatures des airs, bien moins vénérables, avaient hérité des nombreux courants ascendants brûlants. Les enfants-faucons régnaient désormais sur les cieux, loin au-dessus d’une terre dévastée. Ils chevauchaient les vents arides sans relâche, en quête de l’adversaire de leur maître. — L’Ennemi ressuscité se terre quelque part. Tirez-le de sa cachette, débusquez-le. » Trouvez-le-moi ! Qeteb s’était fait berner. Ce n’était pas Étoile Fils qu’il avait occis dans le Labyrinthe. La Chasse n’avait été qu’un leurre. Le véritable étoile Fils le narguait depuis son refuge secret. — Cherchez ! Cherchez ! Et, quand les enfants-faucons le trouveraient, Qeteb ne perdrait pas son temps avec une nouvelle partie de Chasse dans le Labyrinthe. Il ne rêvait que d’une chose : refermer ses gantelets de fer sur la gorge de cette maudite incarnation des Ennemis, et serrer jusqu’à son dernier souffle ! Pour le Démon, l’humiliation était d’autant plus cuisante qu’il savait que son plan pour la domination totale de ce monde ne pouvait aboutir tant que respirait le dernier Ennemi. Qeteb n’avait qu’un seul et unique but : ravager cette terre. Toutefois, il lui fallait enfoncer l’Ennemi dans l’oubli, l’effacer, supprimer toute possibilité d’avenir, et ce au plus vite et de la façon la plus sûre possible. — Cherchez ! Cherchez partout ! Ainsi se déployèrent les enfants-faucons. Et, même s’ils n’avaient pas débusqué l’Ennemi dès leur premier passage au-dessus des terres dévastées, ils firent bien d’autres découvertes.

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La disparition de tout l’habillage superflu du monde – forêts, frondaisons, demeures ou créatures vivantes – leur permit de repérer des secrets autrefois invisibles. Des secrets oubliés depuis bien des années, des artefacts que le dernier Ennemi aurait dû exhumer et mettre en sécurité bien avant de s’enterrer dans son trou. — Quel étourdi, susurraient les enfants-faucons en dérivant dans le ciel. Nous nous rappelons ta fuite pathétique, désespérée, à travers les mondes, juste avant ta dégringolade en Tencendor. Et voilà qu’aujourd’hui ta négligence va causer ta perte… Ils tournoyaient et chuchotaient et gloussaient sans relâche, tout en prenant bonne note de ce qu’ils voyaient. Loin au sud, un enfant-faucon solitaire découvrit un étrange objet sortant de l’océan de poussière qui avait été autrefois une splendide forêt. Ce n’était rien qu’un petit point à l’horizon aperçu du coin de l’œil, mais l’enfant-faucon le trouva… intéressant. Les mains qui terminaient ses ailes parcheminées se fléchirent, puis se muèrent en serres tranchantes tandis qu’il piquait vers l’étendue grise du sol. La tête penchée sur le côté en un angle étrange, il resta un long moment à contempler l’objet ; ses yeux brillaient, et s’ouvraient et se fermaient en un mouvement lent. L’objet, en apparence innocent et parfaitement inutile, dégageait une puissance inconnue que l’enfantfaucon devinait importante. La créature ailée claudiqua jusqu’à la chose enterrée, s’immobilisa, puis la retourna avec précaution du bout d’une griffe. L’objet chancela et s’étala par terre avec un bruit mat, soulevant un mince nuage de cendre de bois vite emporté par la glaciale brise du nord. L’enfant-faucon bondit en arrière en sifflant. L’espace d’un instant, il avait cru entendre le murmure d’une forêt aux branches enchevêtrées. Un murmure ? Non, plutôt un craquement furieux ! L’enfant-faucon recula encore de deux pas, déployant ses ailes pour prendre son envol, puis se figea brusquement, une seconde à peine avant de s’élever dans les airs. Le murmure avait disparu – avait-il seulement existé hors des sombres abîmes de son esprit ? – et l’objet reprit son apparence sûre, inoffensive, hormis… hormis cette agaçante émanation de puissance qui l’auréolait. C’était un artefact magique, à n’en pas douter. Il avait bien piètre allure mais, qui sait, son maître le trouverait peut-être amusant.

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L’enfant-faucon sautilla vers l’avant et battit légèrement des ailes afin de prendre son envol, puis s’empara de l’objet dans ses serres. L’instant d’après, il avait disparu. Il chevauchait déjà un courant ascendant qui l’emportait vers le sud-ouest, en direction du cœur palpi­tant et noirci des terres calcinées. Qeteb éclata de rire, et la désolation tressaillit. — Il se croit à l’abri dans le misérable repaire qu’il s’est construit, murmura-t-il (et pourtant ce murmure roula comme le tonnerre dans l’esprit de tous ceux qui l’entendirent). Mais quand je le trouverai… quand je découvrirai sa cachette… Le Démon du Midi arpentait la salle de la tour sombre d’un pas raide, les bras ramenés en arrière, ses ailes métalliques râpant les dalles du mausolée. Il poussa un cri puissant, rugit, puis hurla de rire une seconde fois. Qu’il était bon de se sentir de nouveau entier ! Jamais plus il ne se laisserait piéger. Jamais ! Qeteb se figea brusquement et ses yeux, dissimulés sous son heaume à la visière noire, tombèrent sur la femme postée dans l’ombre d’une arcade. Elle était plutôt appétissante, avec ses longs cheveux noirs et moirés, ses formes voluptueuses qui tendaient sa robe tachée de rouille, et ses ailes repliées derrière elle en une provocante traînée de plumes immaculées. Qeteb tenta de s’imaginer le glapissement qu’elle pousserait si jamais il la maintenait au sol et lui arrachait une aile de son poing ganté. Elle se disait sa mère, mais cela ne plaisait guère au Démon. Il se suffisait à lui-même. Son unicité ne souffrait personne d’autre, et il était absolument certain de n’avoir jamais été prisonnier de son ventre répugnant. Elle ne lui avait pas donné la vie ! Elle lui avait en revanche offert ce bloc de chair qu’il habitait désormais, et pour cela Qeteb décida de lui épargner les affres du démembrement. Pour l’instant. Il perçut un mouvement de l’autre côté de la salle et se retint de sourire. Là-bas, le corps d’une femme sans âme l’attendait. Une vague de lubricité le submergea, en partie suscitée par cette absence d’âme, et il s’avança vers elle. Ses rêveries graveleuses furent toutefois interrompues par la voix de Sheol, qui résonna depuis le couloir. — Père Suprême, l’un des enfants-faucons a découvert…

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— La cachette d’Étoile Fils ? l’interrompit Qeteb. — Non, reprit la Démone en entrant dans la salle. Derrière elle marchait un enfant-faucon porteur d’un étrange objet. — Père Suprême ! croassa la créature en se prosternant. Voyez ce que j’ai découvert pour vous ! Il déposa l’objet aux pieds de Qeteb, qui baissa les yeux. C’était une coupe, sculptée dans une unique pièce de bois pourpre aux nuances chaudes. Qeteb détesta l’artefact au premier coup d’œil, tout comme il s’aperçut aussitôt de son extraordinaire potentiel. Par-delà les murs du mausolée, le Labyrinthe grouillait d’êtres aux mines aussi souillées que leur esprit ; la grande majorité des créatures démentes venues des terres calcinées avait trouvé le chemin du cœur obscur de cette contrée. Ils déambulaient en cohortes murmurantes au gré de chaque passage, chaque énigme du Labyrinthe, en une armée folle d’hommes et d’animaux éperdus de douleurs, qui n’attendaient rien d’autre que Qeteb, qu’un mot de lui pour agir. Car une nouvelle battue les attendait à l’extérieur, tant celle du Labyrinthe s’était révélée décevante. La proie, ce faux Étoile Fils, s’était laissé embrocher par l’épée de son poursuivant sans une plainte (pire encore : il avait souri et susurré des mots d’amour !). Désormais, les espoirs et les rêveries de la horde démente dérivaient le long des galeries de pierre du Labyrinthe. Cette cohorte hystérique, toute en murmures, pressentait une Chasse à venir, une victime à éviscérer, un sacrifice à célébrer… Mais où ? Vivant pour la Chasse, et pour la Chasse seule, la horde attendait. De toutes les créatures qui rampaient dans le Labyrinthe, une seule n’avait pas tout à fait perdu la raison, même si les méandres de son esprit abritaient des pensées sinueuses que peu auraient pu estimer lucides. Étoile Loup, toujours couvert du sang de Caelum et marqué par l’affreux spectacle de sa mise à mort, se traînait vers ce qu’il espérait être son salut, mais qu’il soupçonnait être sa perte. Des créatures pullulaient partout autour de lui – parfois même sur lui – et bien qu’il fasse l’objet de quelques regards fugaces, de quelques coups de bec ou de brèves morsures, aucune ne lui prêtait véritablement attention. Après tout, il leur ressemblait en tout point.


2 Les débris d’une épopée

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ne bicoque grise et délabrée occupait le centre de la clairière, cernée de parterres de fleurs qu’envahissaient les chardons et les mauvaises herbes. Une palissade branlante et trouée en plusieurs endroits bordait le taudis et son jardin. Autrefois blancs, ses rares piquets encore debout étaient si écaillés que l’enceinte évoquait désormais le sourire triste d’un vieillard gâteux. La pépinière magique d’Ur avait connu des jours meilleurs. Deux femmes étaient assises sur un banc de bois, aux abords d’une petite cour noyée de poussière, ses pavés effrités par le temps et l’usure. La Mère serrait dans sa main une tasse de thé et s’efforçait de ne pas soupirer de nouveau. Elle était fatiguée – masquer aux Démons tous les sentiers menant au Bosquet Sacré lui avait demandé un effort considérable – mais, ce qui l’inquiétait vraiment, c’était cette étrange impression de malaise. La Mère ne se sentait pas bien. À dire vrai, Elle se savait même profondément malade. Qeteb avait ravagé Tencendor, l’Arbre Terre ne survivait plus que dans la jeune pousse qu’Elle avait confiée à Faraday, et la Mère sentait décliner sa force vitale. Mais elle refusait de mourir avant – les dieux m’en soient témoins, pas avant ! – de voir la vie se déployer ailleurs ! — Il en reste encore ? croassa une voix derrière Elle, la faisant sursauter. — Comment ? Oui, merci, j’en ai encore une demi-tasse. En y réfléchissant bien, presque tout le reste avait disparu, non ? Ur grommela quelque chose d’indistinct dans sa tasse et la Mère leva les yeux sur elle. La capuche de la houppelande rouge d’Ur pendait entre ses maigres épaules, révélant sa tête chauve. En dépit des

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profondes rides de son visage, sa peau se lissait à partir des tempes pour épouser rigoureusement les os de son crâne. Ur avait perdu sa forêt. Pendant plus de quinze mille ans, elle avait pris soin de cette pépinière cachée en plein cœur du Bosquet Sacré. Chaque fois qu’une Eubage avar trouvait la mort, son âme se réfugiait ici pour y investir un germe tout neuf qu’on plantait dans un pot en terre cuite. Près de quarante-deux mille Eubages avaient été transformées ainsi, et Ur les connaissait toutes : leurs noms, leur histoire, leurs goûts, leurs aversions et leurs déceptions. Et, après avoir veillé sur elles pendant tant de siècles, Ur les avait livrées à Faraday afin qu’elle plante la majestueuse forêt de la Ménestrelle. Qui, par la faute de Qeteb, était partie en fumée après seulement quarante-deux ans de vie… En fumée ! L’expression roulait tel le tonnerre dans son esprit. Ur avait fini par s’en servir à la fois pour maudire et pour promettre vengeance. En fumée. L’œuvre de toute sa vie avait été profanée, assassinée et pulvérisée par cet étron venu du fin fond de l’univers. Elle retroussa les lèvres, dévoilant ses dents remarquablement blanches et régulières, et émit un grondement sourd en direction de son jardin détruit. La vengeance… — Il n’est pas bon de penser ainsi, lâcha la Mère en posant sa main sur la cuisse maigre d’Ur. Celle-ci referma la bouche, pinça les lèvres et garda le silence. La Mère réprima un nouveau soupir et porta son regard vers la forêt, par-delà l’enclos fané de sa camarade. Tout disparaissait, du Bosquet Sacré jusqu’aux Enfants sacrés de la Corne eux-mêmes. La Mère ne s’était pas rendu compte de la force du lien qui unissait le Bosquet à Tencendor – tout comme à ceux qui l’habitaient. Le monde n’était plus que ruines fumantes ; si Étoile Dragon ne parvenait pas à vaincre Qeteb et ses Démons, et à achever ce qu’avait entrepris l’Ennemi tant de millénaires auparavant, le Bosquet finirait par mourir à son tour. Elle ne tarderait alors pas à suivre, puis ce serait au tour des Enfants de la Corne et peut-être même d’Ur. La Mère jeta un nouveau coup d’œil à la vénérable nourrice. Elle était capable de survivre, cela dit. Ur semblait parfaitement disposée à ne se nourrir que de rêves de vengeance sans cesse remâchés. — Nous sommes encore en sécurité pour le moment, murmura la Mère. Pour le moment.


3 Un fils perdu, un ami gagné

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e Sanctuaire aurait dû être bondé. Au cours des dernières semaines, des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, ainsi que des millions d’insectes, d’oiseaux et d’autres animaux, avaient franchi le pont veiné d’argent et suivi la route bordée de fleurs des champs et d’herbes hautes qui menait jusque dans la vallée. Mais, malgré l’affluence, le Sanctuaire regorgeait encore de merveil­ leuses étendues et de sentiers inexplorés, de courants ascendants s’élevant dans les cieux infinis et de dédales de galeries dans ses palais sans cesse à explorer. L’endroit avait intégré tous les peuples de Tencendor sans broncher, sans effort. Il les avait accueillis à bras ouverts, et leur avait offert une paix, un bien-être et un confort de chaque instant. Toutefois, nombreux étaient ceux qui s’y sentaient en prison. Pour eux, la paix, le bien-être et le confort de chaque instant du Sanctuaire s’étaient lentement mués en irritation perpétuelle et en ennui épouvantable, qui se manifestaient par une agressivité physique (une gifle lancée avec hargne, une fessée plus cuisante qu’à l’ordinaire pour punir son enfant) et verbale accrue. Pour d’autres, cette impression d’emprisonnement dans une vaste et confortable geôle était plutôt due à des contrariétés toutes personnelles. Comme pour Vagabond des Étoiles, qui arpentait les couloirs des palais en se demandant comment convaincre Zenith d’accepter l’amour qu’elle ressentait pour lui. Comme pour Zenith elle-même, qui se demandait combien de temps il lui faudrait encore pour transformer sa révulsion envers Vagabond en désir.

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Comme pour Aile Audace qui, au seuil de la mort, restait animé par une telle soif de vengeance qu’il se traînait d’arbre en arbre et de clairière en clairière à la recherche de ce qui pourrait l’assouvir. Comme pour Azhure, pleurant ses enfants perdus. Comme pour Isfrael, ivre de rancœur depuis la perte de son héritage. Comme pour Faraday, aux yeux secs mais au cœur pris dans la tourmente, qui désespérait de trouver le courage d’aimer à nouveau, quand bien même cet amour risquait de la détruire. Comme pour Catie, accrochée aux jupons de Faraday, un sourire énigmatique dansant sur son visage tandis qu’elle se demandait si sa mère d’adoption finirait par accepter de se sacrifier. Une fois encore. Malgré toute sa beauté et sa sérénité, le Sanctuaire était décidé­ ­ment un lieu propice aux idées noires. Un homme en particulier vivait fort mal son séjour dans le Sanctuaire. Toute sa vie durant, Axis avait soumis les événements et les hommes à sa volonté. Du temps où il était Tranchant d’Acier, il était censé se plier aux ordres du frère-maître du Sénéchal ; dans les faits, cependant, il avait présidé seul à son destin et à celui de ses troupes. Une fois devenu Envoûteur, la somme de connaissances à acquérir ne l’avait pas rebuté ; au contraire, il s’était enorgueilli de ce savoir naissant et du pouvoir que cela lui conférait (sans oublier la femme que tout cela lui avait apportée). Puis, en tant qu’Homme Étoile, Axis avait eu le sort d’un royaume et de tous ses peuples entre les mains, et ses doigts n’avaient pas tremblé un seul instant quand il avait plongé le Sceptre de l’Arc-en-Ciel dans la poitrine de Gorgrael et rendu leurs terres aux Icarii et aux Avars. L’année précédente, pourtant, Axis avait appris qu’il n’était en réalité qu’un pantin manipulé par une race ancienne surnommée les Ennemis, qu’un pion sur l’échiquier de la Danse des Étoiles elle-même, dont le Grand Jeu avait pour pièces non seulement les Ennemis mais également chaque créature de Tencendor. Et tout ça pour quoi ? Pour faire de cette terre un champ de bataille ! Pour engendrer le champion capable de vaincre la plus ancestrale des menaces : le mal à l’état pur, incarné par les Démons Gardiens du Temps.

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— Nous n’étions rien, maugréa Axis pour lui-même, rien de plus qu’un moyen pour la Danse des Étoiles de mettre en place le dernier acte de son plan. Et quel rôle pourrait-il bien y jouer, lui ? — Et puisses-tu rôtir dans tous les brasiers de l’Après-Vie, murmura l’Homme Étoile, pour avoir fait de moi, qui étais un dieu, un simple pion ! Puis il éclata de rire, tant son orgueil mal placé lui sembla brusquement ridicule. Il s’efforça de décontracter ses épaules et inspecta les environs. C’était une belle et chaude journée – comme tous les jours dans le Sanctuaire – et il descendait le chemin qui menait au pont (ah ! comme il aurait aimé le franchir et quitter cette sécurité sans limites !). Des fleurs pastel ondulaient tout autour de lui, libérant leurs doux parfums dans la brise. Entre les lointaines montagnes qui bornaient le Sanctuaire et le pont donnant sur la forteresse engloutie, la plaine semblait s’étendre à l’infini de part et d’autre de la route, et Axis se demanda ce qu’il se passerait si jamais il décidait d’en atteindre les limites. La magie du lieu le ramènerait-elle à son point de départ, même s’il décrivait délibérément une ligne droite ? Lui permettrait-on seulement d’échapper à la sacro-sainte oisiveté du Sanctuaire ? — Je me demande même si j’arriverais à…, songea-t-il à voix haute, avant de s’immobiliser, interloqué. Un instant auparavant, il se trouvait à une centaine de pas du gouffre, il l’aurait juré ! Et pourtant voilà qu’une de ses bottes foulait la chaussée argentée du pont. — Bienvenue, Axis Soleil Levant, Homme Étoile, déclara l’entité magique. Que puis-je faire pour toi ? Axis sourit. Le pont l’avait accueilli avec autant d’enthousiasme qu’une catin à bout de forces sur le chemin du retour après une dure nuit de labeur. Son sourire s’élargit à cette pensée. L’analogie convenait bien au pont : après tout, beaucoup de monde lui était passé dessus, récemment. Sans compter qu’il avait dû vérifier la loyauté de chacun. — Eh bien, soupira Axis en s’accoudant au garde-fou pour contempler les profondeurs brumeuses du gouffre. Je dois admettre que je manque d’interlocuteurs, mon ami, et je me suis rappelé de toutes ces nuits passées à discuter avec ton frère. D’ailleurs, s’inquiéta soudain Axis, avait-il survécu au cataclysme qui avait consumé Tencendor ?

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— Il a eu la chance de connaître plus de monde que moi, grommela le pont. Je ne compte plus les siècles passés ici, par-dessus l’abîme qui sépare le Sanctuaire de ton royaume, à espérer un peu de compagnie tout en priant pour que ce ne soit jamais le cas. Axis hocha la tête, compréhensif. Pour le pont, avoir de la compagnie signifiait que la catastrophe s’était abattue sur la surface. — Et, oui, ajouta doucement l’entité, mon frère vit toujours. Le désastre n’est pas encore total, Axis Soleil Levant. L’ancien Tranchant d’Acier s’agita, mal à l’aise. Ce pont-ci aimait un peu trop lire dans les pensées à son goût. — Et, quand le désastre sera total, que se passera-t-il ? — La réponse est simple : la victoire, mon ami. La victoire absolue. Axis se redressa, ravalant sa colère. — Le désastre constitue la victoire absolue ? Comment est-ce possible ? Une aura d’indifférence suprême sembla émaner du pont. — Ce n’est pas à moi de te donner la réponse, Axis. — Alors qui ? Qui ? Il ne reçut pour toute réponse qu’un éclair de lumière aveuglante accompagné d’un bruit de sabots. Axis jura à voix basse et leva une main pour se protéger les yeux du rectangle de clarté flamboyante qui venait d’apparaître à l’autre bout du pont. Une large silhouette émergea dans la lumière, et vacilla un instant avant de se faire plus nette. C’était un cheval et son cavalier. La lumière étincela follement, puis disparut. Le pont hurla… … et fut secoué de convulsions. Axis perdit l’équilibre et roula jusqu’au centre du pont. Ébranlé par le choc, il resta à terre quelques secondes. Il n’eut pas le temps de retrouver ses esprits. Le pont déformé rua sous lui, comme pris de spasmes, et Axis chuta à plusieurs reprises sans parvenir à se redresser totalement. L’entité magique hurla de nouveau, libérant une vague de terreur qui submergea l’ancien souverain de Tencendor. Le pont était en train de mourir. Axis agrippa l’un des montants de la rambarde, mais le métal fondit sous ses doigts, bientôt enduits d’un résidu gluant. Il trébucha dans un vaste trou qui s’ouvrait dans la chaussée d’argent… Le pont se disloquait !

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Dans un effort désespéré, Axis s’élança vers le chemin du Sanctuaire, mais le pont se décomposait littéralement dans un concert de hurlements, et ses soubresauts d’agonie projetèrent l’Homme Étoile vers le centre de la structure, désespérément loin de la terre ferme. Une nouvelle section du pont s’effrita, offrant à Axis une vue imprenable sur l’abîme… ainsi qu’une mort certaine. Le pont gémit une dernière fois, puis disparut. L’Homme Étoile bascula dans le vide… … et fut rattrapé par le col de sa tunique. Une odeur chaude d’étalon en sueur l’enveloppa, et Axis se sentit soulevé contre l’épaule de l’animal au galop. Il s’y accrocha instinctivement, sa main gauche trouvant la crinière rassurante de la monture et sa main droite les muscles secs de l’avant-bras du cavalier. — Ne bouge pas ! aboya une voix d’homme. Axis leva les yeux et croisa le regard de Drago, son fils honni. Sauf que cet homme n’était pas Drago. Axis s’en rendit compte au premier coup d’œil, et il en fut absolument certain quand le cavalier le déposa sur le chemin du Sanctuaire. À vrai dire, cet homme n’était plus Drago. Plié en deux, les mains sur les genoux, Axis inspirait de profondes goulées d’air et s’efforçait de surmonter le double choc de la mort du pont et de l’apparition de… de… Il leva les yeux pour regarder le cavalier, sans pour autant se redresser. — Que s’est-il passé ? demanda-t-il, même si cela n’était pas ce qui le préoccupait le plus. L’homme se laissa glisser à terre et Axis avisa rapidement le cheval. Par tous les dieux ! c’était Belaguez ! Bouleversé, l’ancien souverain de Tencendor se releva pour contempler l’animal. — Je ne comprends pas pourquoi le pont est mort, dit l’homme. Axis reporta son attention sur lui. Il était mince mais puissant ; sa taille et sa musculature rappelaient celles de son père, et ses cheveux couleur cuivre étaient noués en catogan sur sa nuque. Tout comme je les portais du temps où j’ étais Tranchant d’Acier, songea sans le vouloir l’Homme Étoile. L’homme était nu, à l’exception d’un pagne de lin blanc et de l’épée la plus belle – et manifestement la plus enchantée – qu’Axis

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avait jamais vue. Il en admira la poignée sculptée en forme de lys et aperçut l’éclat étincelant de sa lame quand elle disparut dans son fourreau serti de joyaux. Une bourse tout aussi somptueuse pendait de l’autre côté du ceinturon, lui aussi ornementé. Le regard d’Axis glissa jusqu’au visage du nouvel arrivant. Ses traits étaient ordinaires, communs, creusés par la fatigue… et parfaitement incroyables. Ils vibraient de magie, presque vora­ cement, tout en affichant une calme assurance et une sérénité à toute épreuve. Des yeux d’un violet sombre l’observaient en retour, avec humour, compréhension et… — De l’amour ? lâcha Axis. Je ne le mérite sûrement pas. Sa voix était dure, chargée d’amertume. — À toi de choisir, dit Étoile Dragon, si tu l’acceptes ou pas. L’Homme Étoile observa son fils, enrageant d’éprouver une telle haine à son encontre. — Qu’as-tu fait de Caelum ? Étoile Dragon marqua un temps avant de répondre, mais sa voix resta ferme. — Il est mort. La mâchoire d’Axis se comprima et son regard se durcit ; ce furent ses seules réactions apparentes. — Par ta faute ! — Caelum a donné sa vie délibérément, riposta Étoile Dragon d’une voix douce. Il a fait ce qu’il avait à faire. Axis, malgré son envie dévorante de regarder ailleurs, ne pouvait détacher les yeux du visage de son fils. — Je…, commença-t-il. Puis il se tut, incapable de supporter la note de haine dans sa voix, incapable de comprendre à qui ou à quoi elle était destinée. Il perçut un mouvement derrière lui, et Azhure apparut à son côté, comme à son habitude depuis tant d’années. Et, comme souvent, elle lui évita une bataille inutile. Elle caressa fugacement le bras de son époux – un geste infime qui suffit pourtant à l’apaiser – avant de le dépasser pour se camper devant Étoile Dragon. — Caelum t’a-t-il vu ainsi ? demanda-t-elle. A-t-il pu voir ta… ta vraie nature ? Quand son fils acquiesça, un frisson parcourut le corps d’Azhure. Puis elle se pencha pour le prendre dans ses bras.

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Il la serra contre lui, puisant dans cette étreinte autant d’amour qu’elle-même y puisait de réconfort. Axis les observait sans comprendre ; pour tout dire, il préférait rester dans l’ignorance. Au bout d’un moment, Azhure recula et pivota légèrement pour tendre la main à son époux. Au-delà de ses yeux et ses joues baignés de larmes, un voile de tristesse semblait s’être abattu sur son visage. Elle n’avait pas lâché la main d’Étoile Dragon. — Axis ? Je… — Qu’est-ce que ça veut dire, Azhure ? lança-t-il d’une voix tranchante. Caelum est mort. Mort ! Et… — Caelum savait qu’il allait mourir, rétorqua-t-elle. Il l’avait accepté. La bouche d’Axis se réduisit à un trait froid et dur. — Et, reprit-elle, il avait accepté ce que nous aurions dû reconnaître aussi : le fait que Drago (elle jeta un coup d’œil vers son fils), qu’Étoile Dragon était le véritable Étoile Fils. Axis ouvrit la bouche pour hurler « non ! », mais s’en trouva incapable. L’homme qui se tenait devant lui n’était manifestement plus le Drago renfrogné qui avait broyé du noir à Sigholt pendant toutes ces années. Au contraire, il avait tout d’un homme investi d’un tel pouvoir qu’il pouvait bien… qu’il pouvait être… L’Envoûteur détourna la tête et découvrit avec surprise, sous la caresse du vent, que des larmes dévalaient ses joues. — Par les dieux ! hoqueta-t-il en tombant à genoux. — Et si tu nous rejoignais dans nos quartiers un peu plus tard, afin de discuter avec ton père ? s’empressa de demander Azhure à son fils. Pour le moment, je crois qu’il vaut mieux nous laisser seuls, lui et moi… Étoile Dragon approuva d’un hochement de tête. — Merci, murmura sa mère avant de se pencher sur son époux. Étoile Dragon enfourcha Belaguez et s’élança sur le chemin du Sanctuaire. Le jeune Envoûteur opta pour une entrée discrète dans le Sanctuaire ; il passa inaperçu, si bien que, lorsque Azhure vint le chercher trois heures plus tard, personne ne l’avait dérangé. — Ton père t’attend, dit-elle en lui indiquant le chemin de leur chambre. Elle l’examina de pied en cap : Étoile Dragon avait troqué son pagne en lin contre des chausses de couleur fauve, des bottes de cuir et

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une chemise blanche, mais l’épée et la bourse sertie de joyaux pendaient toujours à son ceinturon. — Et ? demanda-t-il. Azhure hocha discrètement la tête. — Il est prêt à accepter la vérité. Étoile Dragon laissa échapper un petit rire. — Il est prêt, mais nous en sommes encore loin. — Il faut un début à tout. — Oui, en effet. Mais dis-moi, Azhure… comment as-tu fait pour l’accepter aussi facilement, alors qu’il m’a fallu des mois ? — Peut-être parce que j’ai lutté pour te donner la vie quand tu t’efforçais de t’avorter toi-même. Une mère ne peut s’empêcher de croire en ses enfants. Étoile Dragon pâlit devant l’âpreté de ses mots et de sa voix. Il voulut dire quelque chose, mais Azhure posa une main sur sa poitrine pour l’en empêcher. — Je n’avais pas le droit de te parler ainsi, Étoile Dragon. Aucun de mes enfants ne mérite que je lui parle ainsi. J’étais si obnubilée par ma magie et par Axis que j’en ai oublié d’être mère, sauf pour Caelum. — Azhure… Elle remarqua qu’il ne l’appelait pas « mère », mais ne pouvait pas vraiment lui en vouloir. — … il n’est jamais trop tard pour devenir l’amie de ses propres enfants. Je crois que cela nous conviendrait bien mieux que d’être mère et fils. Azhure sourit et baissa légèrement le regard. — Mais, poursuivit Étoile Dragon à voix basse, je pense que Zenith a plus besoin de ton amitié que moi. Il y a beaucoup de choses à sauver de ce désastre et j’espère que Zenith en fera partie. Les yeux d’Azhure revinrent se poser sur le visage de son fils. — Je ne l’ai toujours pas vue depuis mon arrivée au Sanctuaire ! — Je l’ignorais, dit-il, mais je ne peux pas dire que ça me surprend. Puis il fit volte-face et quitta la pièce sans un mot ; alors qu’elle le regardait partir, sa mère resta seule, horrifiée, honteuse, une main devant la bouche. Axis attendait Étoile Dragon dans une petite pièce aux murs nus dont la sobriété détonnait fortement avec le reste du Sanctuaire. Aux yeux du jeune homme, son père avait sans doute passé des heures à la vider de toute commodité et de tout ornement afin d’en

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faire un environnement austère digne d’accueillir l’officier vétéran qu’il était. L’Homme Étoile ne s’épanouit que sur les champs de bataille, songea Étoile Dragon. Pour la toute première fois de sa vie, il soupçonna combien son père avait dû trouver la vie fade après la mort de Gorgrael et la stabilité retrouvée de Tencendor. Rien d’étonnant alors qu’il ait confié les rênes du pouvoir à Caelum : les conseils interminables passés à débattre de points de détail dans des accords commerciaux l’avaient sans doute assommé au-delà de toute mesure. Est-ce que devenir un dieu palliait cet ennui ? se demanda Étoile Dragon. Axis l’attendait assis à une table ; plus exactement, il était calé sur une chaise, les pieds sur la table et les bras croisés. Un pichet de bière, deux chopes et un paquet enveloppé de tissu trônaient sur la table. Face à lui, une chaise vide. Étoile Dragon s’interrompit sur le seuil, salua son père d’un signe de tête puis se dirigea vers lui, tira la chaise et s’assit. — Dis-moi, Axis, à qui s’adresse cet accueil ? À un compagnon de boisson ? à un frère d’armes ? (Une pause.) À un fils retrouvé ? Une nouvelle pause, un peu plus longue, tandis que le fantôme d’un sourire passait sur ses lèvres. — S’il s’agit du fils prodigue, dois-je m’attendre à du poison dans cette bière ? ou à une dague lancée par un fidèle lieutenant depuis l’ombre d’une alcôve ? L’espace d’un ou deux battements de cœur, Axis se contenta de le dévisager, inexpressif, puis il se pencha en avant, remplit les deux chopes et en fit glisser une sur la table. — Il n’y a ni poison dans la bière, ni dague cachée dans un recoin. — Ah ! Étoile Dragon intercepta la chope avant qu’elle tombe, la porta à sa bouche et avala une gorgée de bière. — J’en déduis que ce n’est pas en tant que fils perdu que je me trouve ici. — Si moi, je me trouve ici, c’est uniquement parce qu’Azhure et Caelum me l’ont demandé. Étoile Dragon reprit brusquement son sérieux. — Rien ne m’oblige à rester, lâcha-t-il. (Puis il avisa le paquet.) Je pourrais tout aussi bien prendre ça et partir. Les vieilles gloires ne m’intéressent pas ! À son grand étonnement, Axis éclata de rire.

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— Ah ça, tu es bien mon fils ! Ton coup de sang en est la preuve, Drago. Pardon, je ferais mieux de t’appeler par ton véritable nom, n’est-ce pas ? — C’est ainsi qu’il aurait fallu m’appeler depuis toujours, rétorqua Étoile Dragon. C’était mon droit de naissance. — Eh bien, reprit doucement Axis, je vois que tu possèdes le même sens de l’humour et le même tempérament que moi. (Sa voix se fit plus dure.) Et, si j’en crois la rumeur qui court dans les allées fabuleuses de ce monde de poche qu’est le Sanctuaire, tu possèdes également Faraday. Avec un sursaut de surprise, le jeune homme prit conscience qu’en dépit des apparences Axis le traitait en égal. C’était une conversation d’homme à homme, qui ne concernait ni Caelum ni la filiation réelle ou fantasmée d’Étoile Dragon, mais plutôt le passage de témoin de la légende. Et Axis n’était pas prêt à lâcher prise. Le jeune magicien inspira profondément. Axis ne s’était jamais véritablement senti menacé par Caelum, aux doigts trop gourds pour s’en emparer ; tandis que la poigne ferme d’étoile Dragon l’intimidait. Le témoin lui échappait… lui avait déjà échappé. Et si le seul et unique but de l’épopée d’Axis contre Borneheld et Gorgrael avait été, depuis le début, l’avènement d’Étoile Dragon ? Et s’il n’était qu’un simple pion, servant à ouvrir la voie au véritable héros ? Le meilleur indicateur en la matière restait Faraday. Le fait qu’elle gravite autour d’Étoile Dragon lui prouvait à quel point ses inquiétudes étaient fondées. Celui à qui elle accorderait ses faveurs serait le roi, et non le pion. — Faraday préfère garder son indépendance, déclara Étoile Dragon. Devant l’expression manifestement soulagée de son père, il ajouta : — Même si je lui ai lourdement fait savoir à quel point j’apprécie sa compagnie et sa chaleur. Axis interrompit sa gorgée de bière et lui jeta un regard noir pardessus sa chope avant de la reposer sur la table. — Caelum est mort, dit-il. J’ai perdu mon fils et je suis en deuil. Excuse-moi si je n’exécute pas une danse en ton honneur. Il lorgna Étoile Dragon d’un air mauvais, comme pour dire : « Tu as envoyé mon fils chéri à la mort, et maintenant tu veux t’emparer de celle qui fut ma maîtresse ? »

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Les lèvres du jeune magicien se tordirent brièvement, une grimace qu’il parvint à transformer en demi-sourire. — J’imagine qu’un nouveau fils ne t’intéresse pas, je me trompe ? Mais je crois en revanche qu’il serait préférable pour toi, pour moi, pour Azhure et même pour chaque créature vivante du Sanctuaire que nous devenions amis. Axis, les yeux baissés, faisait lentement tourner sa chope à moitié vide entre ses mains. À sa grande surprise, il éprouvait un immense soulagement. Étoile Dragon venait de leur offrir à tous deux la solution idéale. L’ancien Tranchant d’Acier savait parfaitement qu’il ne pourrait jamais considérer l’homme attablé face à lui comme un fils – tant d’amour lui avait été refusé, tant de haine avait été éprouvée, que jamais ils ne pourraient tomber dans les bras l’un de l’autre comme un père et un fils. Mais devenir des « amis » ? Axis se rendit brutalement compte à quel point il avait besoin d’un ami… à quel point le soutien et l’amour de Belial lui manquaient. Il apparut alors à l’ancien héros de Tencendor qu’il éprouverait une jalousie maladive à l’idée qu’un fils se révèle plus puissant que lui, tandis qu’il pouvait l’accepter d’un ami. Il parut réfléchir pendant une éternité. Un ami. Étoile Dragon ? Un ami ? Une vague de fiel le submergea, une vague qui charriait toute sa jalousie, toute sa rancœur, toute son amertume, l’emportant presque avant de refluer dans l’oubli. Il avait besoin d’un ami, voilà tout. Un besoin urgent. Cette prise de conscience était pour lui une telle délivrance qu’il sentit ses yeux s’embuer. Il cligna des paupières pour chasser ses larmes naissantes et soutenir le regard d’Étoile Dragon. — Comment as-tu deviné que j’avais besoin d’un ami ? Le sourire du jeune homme tressaillit imperceptiblement. — J’ai gagné en sagesse depuis ce jour où j’ai exigé que tu écartes Caelum pour me décerner le titre d’Étoile Fils à sa place. Axis se retint de sourire, puis s’étonna qu’il puisse même trouver amusant ce souvenir. — Quel petit bâtard suffisant tu faisais ! Et précoce avec ça ! — Eh bien… techniquement, je n’étais pas un « bâtard », mais tout le reste est vrai. Axis, quoi qu’il ait pu se passer entre nous, quoi que j’aie pu dire ou penser de toi, je dois te remercier de m’avoir placé sur la voie de l’adversité. Sans cela, je ne serais devenu qu’un autre Gorgrael

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ou un autre Qeteb. Te souviens-tu de ce que tu m’as déclaré, à Sigholt, juste après ma venue au monde ? — Je t’ai dit que je ne t’accueillerais pas dans la maison des Étoiles avant que tu aies appris l’humilité et la compassion. (Axis s’interrompit pour étudier longuement son fils.) Et, face à moi aujourd’hui, je vois un homme au visage marqué non par la haine et l’amertume comme autrefois, mais bien par l’humilité et la compassion. » Étoile Dragon… Comme c’est étrange de t’appeler ainsi…, reprit-il en secouant légèrement la tête. Je crois que le moment est venu pour moi de t’accueillir dans la maison des Étoiles. Le jeune homme ne répondit pas tout de suite, prenant le temps de digérer le torrent d’émotions qui se déversait en lui. Combien d’heures avait-il perdues à ruminer son aigreur au cours de sa jeunesse et de sa vie d’adulte dans l’attente de ce moment sans pour autant reconnaître cette attente ? — Ce serait un honneur d’y entrer, Axis, dit-il, mais comme ton ami avant tout. Caelum lui avait déjà souhaité la bienvenue dans la lignée. Le fait qu’Axis s’y décide enfin signifiait que le dernier mur qui séparait Étoile Dragon de sa famille venait de tomber. C’était une condition indispensable à la reconstruction de Tencendor. Au moment même où Axis se levait, la porte s’ouvrit et Azhure fit un pas dans la pièce. Étoile Dragon se leva à son tour et la jaugea du regard. Il se demanda s’il fallait voir dans son entrée opportune les conséquences de son intuition féminine ou bien celles d’une oreille indiscrètement posée contre le battant de la porte. Quoi qu’il en soit, elle avait délaissé la tenue commune qu’elle portait en l’emmenant ici et avait revêtu une robe d’un noir profond, rehaussée seulement par un entrelacs d’étoiles argentées le long de l’ourlet. Ses cheveux de jais cascadaient dans son dos au point de se confondre avec les plis de son vêtement ; dans ses yeux dansait une lueur d’amour, et peut-être même une étincelle de sa magie perdue. Étoile Dragon en resta bouche bée, puis se reprit et s’inclina à moitié devant elle, comme pour saluer la mère, la femme et la magicienne en elle. Axis sourit et tendit une main à Azhure, puis l’autre à son fils retrouvé. — Il semblerait, mon amour, dit-il à son épouse, qu’un nouveau compagnon soit venu s’ajouter à notre constellation fanée.

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Elle éclata de rire, puis les prit tous deux dans ses bras. — Alors je nous souhaite à tous les trois un heureux retour dans la maison des Étoiles !


À suivre...


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