Les Mondes de verre - extrait

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Classée par le New York Times parmi les écrivains les plus brillants, la romancière, scénariste et auteur de comics Karen Traviss a été saluée par la critique pour sa saga Wess’ har, nommée pour plusieurs prix, et figure régulièrement en tête des meilleures ventes avec des romans dont l’action se déroule dans les univers de Star Wars, Gears of War et Halo. C’est également l’une des principales scénaristes du jeu Gears of War 3. Ancienne correspondante militaire et journaliste pour la télévision et la presse écrite, Karen vit actuellement dans le Wiltshire, en Angleterre.

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Karen Traviss LES MONDES DE VERRE La Trilogie Kilo-5 – tome 1 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Sébastien Baert

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Milady

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Milady est un label des éditions Bragelonne

Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages, lieux et événements sont les produits de l’imagination de l’auteur ou utilisés de manière fictive. Titre original : Halo®: Glasslands Copyright © 2011 Microsoft Corporation. Tous droits réservés Microsoft, Halo, the Halo logo, Xbox and the Xbox logo are trademarks of the Microsoft group of companies.

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Édition originale par Tor Publiée par Tom Doherty Associates, LLC 175 Fifth Avenue New York, NY 10010 © Bragelonne 2015, pour la présente traduction ISBN : 978-2-8112-1516-3 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr

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À ma mère, qui n’a jamais pu savoir comment cela se terminait.

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Remerciements Mes remerciements les plus sincères à Frank O’Connor, directeur du développement de la franchise Halo, et à Kevin Grace, responsable de la franchise Halo, de 343 Industries pour leur sympathie et leur disponibilité, surtout pour une bataille de boulettes de papier ; à Jim Gilmer pour son soutien sans faille ; à Sam Burns, qui me répète depuis toujours que je pourrais me faire passer pour une IA d’écriture ; à Mary Fil Pletsch, l’ambassadrice du Canada sur Sanghelios ; à Jerry Holkins et Mike Krahulik de Penny Arcade pour avoir été de véritables amis dans les moments difficiles ; et à l’équipe de Rooster Teeth pour m’avoir procuré autant de plaisir sans que cela se termine par une arrestation ou un déplacement de vertèbres. Blarg ! Karen Traviss 343 Industries souhaiterait remercier Alicia Brattin, Scott Dell’Osso, Nick Dimitrov, David Figatner, James Frenkel, Stacy Hague-Hill, Josh Kerwin, Bryan Koski, Matt McCloskey, Paul Patinios, Whitney Ross, Bonnie Ross-Ziegler, Matt Skelton, Phil Spencer, Karen Traviss et Carla Woo. Rien n’aurait été possible sans les efforts incroyables des employés de Microsoft, dont : Ben Cammarano, Christine Finch, Kevin Grace, Tyler Jeffers, Tiffany O’Brien, Frank O’Connor, Jeremy Patenaude, Corrinne Robinson, Eddie Smith et Kiki Wolfkill.

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P rologue

Novembre 2552, lieu indéterminé. Dernière position

connue en espace normal : cœur de la planète Onyx.

C’

est une belle journée d’été. Les branches du chêne se balancent doucement, poussées par la brise, et il règne dans l’air un parfum de fleur. Et nous sommes pris au piège. Vous est-il déjà arrivé de jouer à cache-cache, quand vous étiez enfant ? De refermer la porte du placard derrière vous en gloussant parce que vous aviez la certitude qu’on ne vous trouverait jamais, puis de vous apercevoir que vous vous étiez enfermé ? Vous êtes-vous affolé, ou avez-vous poussé un soupir de soulagement ? J’imagine que tout dépend de qui vous vous cachiez. En ce qui nous concerne, on tente d’échapper à la fin du monde. Pour ce qu’on en sait, elle s’est déjà produite. S’il reste encore quelqu’un en vie, il ne sait même pas qu’on est là. Nous sommes peut-être les derniers représentants de toute forme de vie intelligente dans la galaxie : l’adjudant-chef Mendez, un détachement de Spartans et moi. Rectificatif : trois de mes Spartans – Fred, Kelly et Linda – et cinq autres qui n’ont rien à voir avec moi, dont j’ignorais l’existence avant cette semaine. Et s’il y a une chose que je ne supporte pas, c’est bien d’être dans l’ignorance.

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Vous m’expliquerez tout ça, chef. J’ai tout mon temps, désormais. J’en ai même tellement devant moi que je ne sais pas quoi en faire. Mendez tire quelque chose de la poche de son pantalon et, tel un pèlerin devant une relique sacrée, le contemple d’un air mélancolique avant de le ranger. — Vous savez lire le forerunner, docteur Halsey, me dit-il d’un ton impassible. Pour le moment, nous continuons à tourner autour du pot, aucun de nous n’osant dire ce qu’il a réellement sur la conscience. Il a ses secrets, j’ai les miens. — Vous connaissez le symbole pour « garde-manger » ? Ça nous serait très utile, là, tout de suite. Il lève les yeux vers un soleil qui ne peut matériellement pas se trouver là, au milieu d’un ciel artificiel qui va du bleu estival d’un côté à un noir d’encre de l’autre. Nous ne sommes plus sur Onyx. Pas dans cette dimension, du moins. — Chef, c’est le bunker le plus perfectionné jamais construit. (Je me demande qui de nous deux j’essaie de rassurer.) Une civilisation suffisamment avancée pour bâtir un abri de la taille de l’orbite de la Terre n’oublierait pas de prévoir une réserve de nourriture, hein ? Il fait constamment beau, à l’intérieur de cette sphère de Dyson. Et à l’extérieur, c’est… En fait, je ne sais pas. Ce fut Onyx. À présent, c’est quelque part dans le sous-espace. Chaque fois que je crois pouvoir maîtriser la technologie des Forerunners, quelque chose vient me contrarier. Ils devaient avoir le même sens de l’esthétique que nous, à moins qu’ils ne nous aient transmis le leur, car ils ont conçu l’environnement bucolique idéal : des arbres, de l’herbe, des cours d’eau, un paysage presque parfait. Mendez se met à palper sa poche, comme pour vérifier la présence d’un objet.

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— Espérons qu’ils aient aussi évolué au-delà des habituelles rations Charlie-Foxtrot, alors. Sinon, on risque de devoir se contenter de ce qui pousse. — On a de l’eau à volonté, chef. C’est déjà ça. Mendez me connaît depuis belle lurette. Au fil des ans, il a perfectionné sa moue aussi inexpressive que vénérable d’adjudant-chef qui aurait pu passer pour du respect. Enfin, presque. C’est plutôt du dégoût, en fait. Je le sais, désormais. Je le vois bien. Vous n’êtes pas en position de me faire des leçons de morale, hein, chef ? Je suis au courant de ce que vous avez fait. J’en ai la preuve sous les yeux, là. En ce moment même. Mendez s’éloigne en direction des deux équipes de reconnaissance qui patientent à l’ombre des chênes. Les Spartans – mes protégés et des participants au petit projet d’Ackerson, des Spartans-III – semblent impatients de pouvoir se rendre utiles. Ils ont du mal à supporter l’inactivité. Nous les avons uniquement conçus pour le combat. À présent, on ne sait même plus si c’est encore la guerre ou même s’il reste une galaxie dans laquelle se battre. Mais ça m’est égal. Mes Spartans n’ont rien à craindre, ici. C’est tout ce qui compte. Enfin, sauf si les Halos se mettent à tirer. J’ignore si c’est le paradis qu’on imagine. Peut-être les lieux sont-ils déjà occupés. « On le découvrira comme de vrais Marines », a dit Mendez. — Bon, Spartans, le campement est sécurisé, alors bougeons-nous et allons explorer les environs. (Mendez ôte son fusil de son épaule et se tourne vers Fred.) Économisons les rations jusqu’à ce qu’on sache ce qu’on a au menu ici. Pigé ? — Pigé, chef ! Vérification radio, les gars. (Fred, le Spartan104, a été promu lieutenant à l’âge avancé de quarante et un ans.) Voici les priorités. Dans cet ordre : sécuriser la zone,

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localiser des réserves de nourriture, et trouver le moyen de ranimer l’équipe Katana et les autres. Combien de Spartans-III Ackerson a-t-il créés ? Cinq sont déjà en stase ici, avec trois autres hommes impossibles à identifier, mais nous ignorons complètement comment ouvrir ces capsules de sous-espace conçues par les Forerunners. Ils auront des tas de choses à nous raconter quand on les aura sortis de là. Fred désigne les alentours. — Faites comme s’il s’agissait d’une séance d’entraî­­ nement. Que les Spartans-II se rapprochent des Spartans-III de sorte que, quand on fichera le camp d’ici, on soit prêts à se battre de manière efficace. Kelly, docteur Halsey, Tom, Olivia… avec l’adjudant-chef Mendez. Linda, Lucy, Mark, Ash… avec moi. Action. Au moment où Fred s’apprête à s’éloigner, je croise son regard. Il n’a jamais été très doué pour dissimuler ses sentiments, et de toute façon je lis en lui comme dans un livre ouvert. Je connais mieux mes Spartans que leurs propres mères. Il ferme les yeux comme si l’extérieur lui était insupportable. Juste une fraction de seconde. Ensuite, il n’en paraît plus rien. Nous avons enseveli nos morts ici. Deux de ces Spartans-III, encore des adolescents. Des enfants… Et Kurt a trouvé la mort avant que nous ne puissions atteindre cette sphère. Je te croyais déjà mort, Kurt. Maintenant, j’ai l’impression de t’avoir perdu pour la seconde fois. Fred donne une tape amicale sur l’épaule de Lucy. — Ça va, Spartan ? Elle hoche la tête d’un air distrait. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Trop secouée pour pouvoir s’exprimer. C’est Mendez qui a formé ces gamins. Il était au courant.

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Il savait ce qu’Ackerson manigançait avec mes recherches. Depuis le début. Je saurai m’en souvenir, chef. Kelly ralentit pour pouvoir marcher à ma hauteur. Je n’ai plus vingt ans, et je n’ai certainement pas la foulée d’un Spartan de deux mètres de haut, ou même d’un de ces… nouveaux. Merde, ils sont bien trop petits ! Comment a-t-on pu faire d’eux des Spartans ? — Vous êtes de nouveau retombée sur vos pieds, docteur Halsey. Qu’est-ce que c’est que ce clapier ? Vous saviez que ça existait ? — Il faudrait que je cesse de donner l’impression que je sais tout, hein ? — Vous pensez qu’on va perdre cette guerre. Je sais que ce n’est pas le cas. — J’extrapole à partir de faits connus. Mais ça ne me dérange pas d’avoir tort, de temps à autre. Jusqu’où suis-je capable d’aller pour sauver mes Spartans ? Aussi loin que ça. Je les ai attirés sur Onyx, l’endroit le plus sûr auquel j’ai pensé, parce que je savais qu’en aucun cas ils n’abandonneraient leurs postes. Je leur ai menti pour leur sauver la vie. Et ils sont tout ce qu’il me reste. J’ai fait des choses horribles – monstrueuses, criminelles –, mais malheureu­­ sement nécessaires. Le problème, c’est que c’est à eux que j’ai fait du mal. Je les ai enlevés alors qu’ils n’étaient encore que des enfants. J’ai mené des expériences sur eux. J’ai atrocement modifié leurs organismes. J’en ai tué la moitié. J’en ai fait des soldats dénués de toute existence, en dehors de l’United Nations Space Command – le centre de commandement spatial des Nations Unies. C’était indispensable. Et voilà qu’il faut que je fasse ça.

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À notre mort, aucun dieu ne vient nous juger. À nous de faire de cet instant notre enfer ou notre paradis, d’éprouver la douleur ou la joie des bons ou des mauvais souvenirs que nous avons eus avec ceux qui restent. Mais je n’ai que faire du pardon de la société, de Mendez, ou du mien. Je souhaite simplement faire ce qu’il y a de mieux pour ces hommes et ces femmes dont je me suis servie. Seul leur pardon pourra m’absoudre de mes péchés. Kelly – grande, sûre d’elle, ne ressemblant en rien à la victime que j’ai l’impression d’avoir fait d’elle – désigne quelque chose dans le lointain. Je commence à oublier que nous sommes prisonniers d’une sphère dans les replis d’une autre dimension : pour mon propre bien, mon esprit a pris l’habitude de me raconter n’importe quoi. À quelques kilomètres de là, deux élégantes constructions dorées s’élèvent au-dessus de la cime des arbres. — C’est impressionnant, docteur ! s’exclame-t-elle. Eh, chef, qu’est-ce que c’est, d’après vous ? — J’espère que c’est la cantoche. (Mendez continue à scruter la forêt, comme s’il s’attendait au pire.) Ou un moyen de ficher le camp d’ici. N’oublie pas qu’il va nous rester un sacré ménage à faire une fois dehors. Il a raison. Qu’on les gagne ou non, les guerres ne se terminent jamais proprement. Je suis persuadée qu’on a déjà perdu celle-ci. Si ce ne sont pas les Covenants qui envahissent la galaxie, alors ce sera cette cochonnerie de Parasite. À moins que les Halos ne s’activent et n’anéantissent toute trace de vie intelligente. Mais si on gagne… Même si on gagne, la galaxie restera un endroit risqué. Je me demande où est John. Et Cortana. Et… Miranda. Tu vois, Miranda ? Je ne t’ai pas oubliée.

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C h apitre

premier

« Un dieu qui crée des outils n’en demeure pas moins un dieu. Il ne nous appartient pas d’émettre des réserves sur le divin, ni de chercher à comprendre ses intentions. » Avu Med ’Telcam, ancien maître de combat sangheili des Neru Pe ’Odosima (les Serviteurs de la Vérité constante) au sujet des révélations sur la nature des Forerunners. Ancienne colonie de Nouvelle Llanelli, système Brunel, janvier 2553.

C’

était un sale enfoiré, et Serin Osman était plus que tentée de le tuer sur place. Même s’il semblait plutôt contrarié. Il battait des bras comme s’il prononçait un discours enflammé sur la politique, la religion ou son équivalent du football, ouvrant et fermant sa mâchoire en forme de trèfle à quatre feuilles aussi sèchement qu’un piège à loup. Elle observait la scène depuis la soute de la navette, son fusil sur le tableau de bord. Avec un extraterrestre de deux mètres cinquante de haut, la situation pouvait rapidement dégénérer. Elle était prête à le descendre avant qu’il ne s’en prenne à Phillips. Ce dernier parlait la langue des Sangheilis, même si certains sons étaient impossibles à reproduire avec une mâchoire humaine. Serin se demanda ce que leurs

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interlocuteurs en pensaient. Phillips reproduisait les gestes de l’extraterrestre ; même si elle était trop loin pour entendre leur conversation, la technique semblait efficace. Le Sangheili fit une grimace étrange avec ses mandibules, les joignant deux à deux pour imiter la mâchoire humaine et tenter de produire des sons un peu plus articulés. Ainsi, cette face de lézard tentait également d’imiter l’humain. C’était plutôt bon signe. Un bon signe dans un marché de dupe. Non, pas un marché de dupe, une affaire vraiment pourrie. Serin descendit de la navette, son fusil contre sa cuisse, prête à réagir sans pour autant paraître menaçante. Phillips lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, visiblement inconscient du risque qu’il prenait. Jamais je ne quitterais cette créature des yeux. Merde, on ne leur apprend pas les règles de sécurité les plus élémentaires, à l’université ? Elle s’adossa au montant de l’écoutille et patienta, consultant sa montre pour vérifier l’heure qu’il était à Sydney. Autour d’elle, les ruines de Nouvelle Llanelli la troublaient ; elle n’y voyait qu’un reproche. Comme si les morts, horrifiés, lui tapaient sur l’épaule : « Vous négociez avec ces enfoirés, maintenant ? Sur nos tombes ? » Un rayon de soleil parvint à se glisser entre deux nuages et sembla se refléter dans un lac, dans le lointain. Non… ce n’est pas un lac. Son esprit avait pris un raccourci et lui avait suggéré une hypothèse erronée. Elle tira son terminal de la poche de sa veste et fit une rapide vérification. Il n’y avait aucune étendue d’eau à cent kilomètres à la ronde, lui indiquait la carte du CAA, la Colonial Administration Authority – l’autorité administrative coloniale. Le reflet était dû au sol sablonneux vitrifié, lisse comme un miroir à l’endroit où s’étaient jadis trouvés des champs de seigle et de pommes de terre.

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C’était le résultat du passage des Covenants. Phillips attira son attention, lui ôtant la désagréable impression que la planète lui en voulait. L’air content de lui, il regagna la navette. — L’Évêque voudrait vous dire deux mots. Je lui ai dit que c’était vous le chef. Il parle plutôt bien français, alors faites attention. Et évitez de le traiter d’« Élite ». Employez le même terme qu’eux. C’est très important pour eux. D’un coup de hanche, Serin s’écarta de la cloison. — Quoi, c’est un évêque ? — Oubliez. Le professeur Evan Phillips, encore un universitaire respectable qui s’était fait happer par l’ONI – l’Office of Naval Intelligence, le service de renseignement de la Navy – reprit son sérieux : — On m’avait dit qu’il était pieux, mais je n’aurais jamais cru que c’était à ce point. — Ça risque de nous poser des problèmes ? — Ça pourrait plutôt être un avantage. — Oui, ils ont tendance à s’en tenir aux plans. — Ce que je voulais dire, c’est que c’est un intégriste. La Vérité constante. C’est une confession de tradition très, très ancienne. — Expliquez-moi. Je ne suis pas anthropologue. — On raconte qu’ils ont récupéré des reliques originales des Forerunners datant de l’époque de leur première rencontre. L’équivalent pour eux de nos « doigts des saints ». — Ça doit être mon anniversaire. (Elle en ignorait la date exacte. Ce jour-là lui semblait aussi probable qu’un autre.) Il leur reste peut-être quelques plans dans un tiroir poussiéreux. — Allez, évitez de le faire attendre.

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— Comment se conduit-il avec les femmes ? Je n’ai pas le souvenir d’avoir jamais vu une femme sangheili. Ils les enferment ou quoi ? — Ce n’est pas si simple. (Il lui fit signe de le suivre.) Elles jouent un rôle politique très important entre les différentes lignées. Quand vous aurez quelques heures à tuer, je vous expliquerai. Mais cela pourrait attendre. Elle s’approcha du Sangheili, se promettant de ne pas le traiter d’Élite ou d’enfoiré de face de lézard sanguinaire. Serin était plus grande que la majeure partie des hommes ; du haut de son mètre quatre-vingt-dix, elle n’avait pas l’habitude de lever les yeux pour dévisager quelqu’un. Mais l’Évêque, un colosse en armure dorée, faisait cinquante bons centimètres de plus qu’elle. Pendant un moment, elle eut l’impression de faire face à un visage étrangement inexpressif, mais elle se focalisa rapidement sur ses yeux noirs et ses petites narines dilatées, juste en dessous. L’Évêque humait son parfum. Le fait qu’il ne tente même pas de s’en cacher la décontenança quelque peu. — Capitaine Osman, commença précautionneusement Phillips en les regardant tour à tour, permettez-moi de vous présenter Avu Med ’Telcam, porte-parole des Serviteurs de la Vérité constante. C’est un ancien maître de combat, mais il a… renoncé aux errements des infidèles et a purifié son nom, parce qu’ils n’ont apporté que honte et souffrances aux Sangheilis… et parce qu’ils méritent d’avoir la tête au bout d’une pique. (Il semblait traduire ses paroles avec le plus grand soin possible, lui jetant un coup d’œil de temps à autre comme pour obtenir son approbation. Puis, du regard, il l’implora de bien réfléchir à ce qu’elle allait dire.) Il parle notamment de l’Arbiter.

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’Telcam la flaira de nouveau. Elle aussi sentait l’odeur qu’il dégageait. Cela lui fit penser à du cuir, aux sièges d’une voiture neuve. Ce n’était pas désagréable. — Je suis le capitaine Osman. Je suis commandant de vaisseau, précisa-t-elle pour que ’Telcam la comprenne. Voilà, j’ai tenu parole. Peut-on discuter ? (D’un regard, elle fit comprendre à Phillips qu’il pouvait prendre congé. Ce qu’elle avait à dire à l’extraterrestre ne le regardait pas, et c’était autant pour son propre bien que pour celui de la Terre.) Vous nous accordez dix minutes, professeur ? Il acquiesça, fit demi-tour et s’éloigna. Serin n’aimait pas faire appel à des spécialistes. S’il avait su ce qu’elle s’apprêtait à faire, il lui aurait sans doute fait la morale. Je le mésestime peut-être… Mais sa mission s’arrête là. Ce n’est plus son problème, désormais. ’Telcam inclina la tête. Serin dut faire un effort pour le comprendre, mais ce n’était pas plus compliqué que de se concentrer sur un mauvais signal radio. Cette créature parlait très bien français. — Capitaine, mon peuple s’est fait châtier parce qu’il n’avait plus la foi, lui expliqua-t-il. (Elle le sentit postillonner sur son visage chaque fois qu’il prononçait une sifflante ou un « F ». Il ne semblait pas très aisé d’articuler avec ces quatre mandibules.) Le traître Thel ’Vadam et ceux de son engeance prétendent à présent que les dieux sont des imposteurs. Ils ne méritent que la mort. Voilà suffisamment longtemps que nous sommes sous la coupe de ces bâtards. Nous avons laissé ces faux prophètes de San’Shyuums souiller notre lien avec le divin. Nous devons désormais faire pénitence et remettre les Sangheilis sur la Voie. Alors, qu’attendez-vous de notre part ? Une trêve ? — Comment envisagez-vous de supprimer ’Vadam et les autres… traîtres ?

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— Il ne nous reste plus beaucoup de vaisseaux. Et plus beaucoup d’armes. Mais notre dévouement est intact. Nous trouverons bien un moyen. Serin remarqua l’épée à énergie à son côté. C’est un vrai, lui. Un cinglé de fanatique armé jusqu’aux dents. Charmant. Idéal pour conclure une affaire. Elle tenta de trouver un véritable terrain d’entente, au cas où il serait en mesure de déceler la peur ou la perfidie. Un soupçon de vérité au milieu d’un tissu de mensonges, rien de tel pour faire des merveilles. — Et si nous vous fournissions des armes ? Il pencha la tête en arrière. — Pourquoi feriez-vous une chose pareille ? Seul un traître peut faire front commun avec des humains contre les siens. — Les humains aiment prendre des risques. Je suis prête à parier que c’est votre camp qui va l’emporter. Les amis morts ne sont guère d’une grande utilité. — Ah. ’Telcam produisit un petit bruit qui lui fit penser au reniflement d’un cheval. Recevant une nouvelle volée de postillons, elle tenta de ne pas s’en formaliser. Elle sentit alors une odeur bien trop proche à son goût de celle de la pâtée pour chien. — Vous êtes des faiseurs de rois. Voilà ce que vous êtes. Vous nous aidez à prendre les choses en main pour mieux connaître votre ennemi, afin de pouvoir nous dominer. — Écoutez, nous ne serons jamais amis, maître de combat. Mais nous pouvons éviter de nous gêner mutuellement tout en menant notre existence chacun de notre côté. Les pertes sont trop nombreuses. Il faut que cela cesse.

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’Telcam se pencha davantage, comme s’il procédait à une inspection de son uniforme. — Vous avez des colonies, ici. Ça fait partie de la guerre. C’est la cause de notre inimitié. — Certaines de nos colonies ne nous aiment pas beaucoup non plus. Les humains se tuent aussi entre eux. — La vie des humains me semble drôlement compliquée. — Ça alors, vous parlez vraiment bien notre langue. — J’ai été traducteur, jadis. Je retranscrivais vos communications pour mon ancien commandant de vaisseau. Je parle plusieurs langues humaines. Voilà qui expliquait bien des choses. Manifestement, Phillips l’ignorait. Du moins, il n’en avait rien dit, mais Serin décida de se montrer indulgente avec lui. On ne lui avait confié qu’une mission : lui obtenir un rendez-vous avec des dissidents sangheilis susceptibles de violer n’importe quel accord de paix. Il avait de la chance d’être allé si loin sans se faire décapiter. — Eh bien, maître de combat, quelque chose me dit que nous pouvons nous aider mutuellement à maîtriser nos éléments les plus dissipés. (Elle se tourna légèrement pour surveiller Phillips du coin de l’œil, au cas où il s’approcherait un peu trop près et viendrait à surprendre quelques bribes de leur conversation.) Il nous faudra faire preuve d’une certaine discrétion, car nous devrons absolument éviter qu’on soupçonne notre alliance. Mais un empire sangheili instable ne nous servira à rien, et un empire humain instable représente une menace pour vous. Je me trompe ? — Certains de mes frères pourraient ne pas comprendre que je traite avec des infidèles. Alors, rendons-nous service, vous et moi. — Absolument. Pour le bien de tous.

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Serin marqua une pause, s’efforçant d’éviter de cligner des yeux. Les Sangheilis avaient un sens de l’honneur très martial, et la parcelle de vérité qu’elle était sur le point de lâcher au milieu de tous ces mensonges n’était pas pour lui déplaire. — Si je croyais ’Vadam capable de sortir vainqueur de ce conflit, c’est avec lui que j’aurais cherché à négocier. Elle se demanda si les Sangheilis étaient en mesure de sourire. Si c’était le cas, elle ignorait à quoi cela ressemblait, surtout avec cette mâchoire en quatre parties. Mais ’Telcam changea légèrement d’expression. Les muscles de son visage à la fois canin et reptilien se détendirent un moment. — À une condition, ajouta-t-il. — C’est la moindre des choses. — Vous blasphémez contre les dieux. Vous répandez d’infâmes mensonges à leur sujet. Cela doit cesser. — On vous a simplement montré ce qu’était un Halo. (Merde. Allez, réfléchis. Il existe forcément un moyen de se tirer de ce mauvais pas.) Loin de nous l’idée de vouloir insulter vos croyances. — Ainsi les Halos sont-ils des engins de destruction. Ainsi, prétendez-vous qu’ils ont tué les dieux en personne. Il se pencha, se retrouvant presque nez à nez avec elle. Il était si près qu’elle eut du mal à se focaliser sur ses crocs de chien. Elle ne distinguait que des formes floues couleur crème entre ses gencives violacées. — Votre dieu a choisi de mourir pour vous, avança-t-il, et c’est précisément la raison pour laquelle vous le vénérez, n’est-ce pas ? Et pour laquelle vous affirmez qu’il est encore en vie. Cette prétendue preuve au sujet des Halos ne signifie rien. Pas même pour vous. Il utilise le pluriel. « Des Halos »…

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Serin le soupçonna d’attendre qu’elle adopte son point de vue. Qu’elle accepte l’idée que des divinités puissent être à la fois mortes et éternelles, comme le fameux chat de Schrödinger. Qu’elle puisse lui donner quelques certitudes auxquelles se raccrocher. Elle connaissait ce sentiment. Mais elle n’avait aucune envie de se lancer dans une discussion théologique avec un extraterrestre lourdement armé, quatre ou cinq fois plus gros qu’elle. Elle se retint de lui rappeler que son nom de famille était « Osman » et qu’elle ne se sentait guère concernée par la religion à laquelle il faisait allusion. — Certains de nos savants réfutent l’existence de Dieu, et d’autres prétendent qu’il est impossible de prouver quoi que ce soit dans ce domaine, avança-t-elle prudemment. Mais cela ne change rien à la conviction des fidèles. La foi n’attache aucune importance à ce genre de commentaires. — Vous avez tout compris. (Il recula.) Si vous nous armez… Si vous vous tenez à l’écart de nos planètes… alors, quand nous aurons repris le pouvoir et rétabli l’ordre, nous vous laisserons tranquilles. — Marché conclu. (Elle s’apprêta à lui tendre la main pour sceller leur accord, mais se ravisa.) Je vous recontacte très bientôt. Sans un mot, le Sangheili tourna les talons et se dirigea à grandes enjambées vers son vaisseau. On aurait dit un animal dégingandé avec d’étranges pattes de bovin, et non un être supérieur qui avait failli mettre la Terre à genoux. Phillips s’approcha, s’abstenant de poser la moindre question au sujet de ce qui venait de se passer. Même si, à en juger son expression, il mourait d’envie de le découvrir. — On en a terminé ? Serin acquiesça. — Voilà un ennemi qu’on ne sera pas obligés d’affronter avant un moment. (Elle leva son pouce.) Bien joué. Jamais je

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n’aurais cru qu’on parviendrait à en persuader un d’accepter de discuter avec nous. Sans parler de trouver un terrain d’entente. À charge de revanche. — Je reconnais qu’il est très gratifiant de mettre la théorie en pratique. Et merveilleux de pouvoir profiter d’un accès exceptionnel à l’espace sangheili tous frais payés, naturellement. Grâce à ce bon vieil ONI. Content de voir que mes impôts sont bien dépensés. Serin regagna la navette, prenant soudain conscience qu’elle marchait sur de petits morceaux de verre qui crissaient sous ses pas. Mince, ce ne sont pas des bouteilles cassées, c’est le résultat de la vitrification. — Vous ne craignez donc pas de salir votre réputation d’universitaire en vous mêlant à d’infâmes petits espions ? — Bien sûr que non. Je ne suis pas naïf à ce point. Je sais ce que vous mijotez. Mais inutile de m’en parler. Il faut que je puisse le nier sans me trahir. Ce n’était certainement pas un imbécile, et l’ONI ne faisait rien de plus que ce que la majeure partie des États faisaient déjà depuis des siècles pour soutenir leurs intérêts. Elle aurait dû s’attendre à ce qu’il finisse par voir clair dans son jeu. — Et que fait-on, précisément ? — Eh bien, j’avais l’impression de vous aider à nouer des liens diplomatiques avec cette population sangheili si difficile à atteindre… — Vous m’avez demandé de ne rien vous dire. — En effet. (Il lui adressa un clin d’œil.) Bon, main­­­ tenant que vous avez décidé de suivre cette voie, prenez garde à ne pas vous en écarter. Quand ils eurent regagné leurs sièges, elle effectua les vérifications préliminaires avant de s’en remettre à l’intelligence artificielle. Phillips sifflotait entre ses dents,

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comme s’il était content de partir. Elle l’aurait cru réticent à rentrer, mais il avait manifestement obtenu ce qu’il cherchait : de quoi rédiger un article sensationnel dans une revue scientifique, gagner un prix et, pourquoi pas, publier un livre qui ferait sa fortune. Ce que personne n’avait jamais pu espérer dans son domaine, et qui semblait lui suffire. Il n’aurait sans doute plus jamais l’occasion de revenir. Il en avait conscience. L’ONI le considérait comme un atout à usage unique. — Et vous, n’oubliez pas que l’ennemi de mon ennemi n’est pas forcément mon ami, professeur, lui rappela-t-elle en ouvrant un canal de transmission sécurisé. Ce n’est qu’un ennemi avec lequel j’ai eu un petit aparté. Il éclata de rire. — Vous êtes mignonne. Vous n’avez jamais travaillé en milieu universitaire, n’est-ce pas ? Un monde de prédateurs fait de querelles, d’intrigues et de vengeances. La totale ! — Je n’ose imaginer. (Le voyant du canal sécurisé se mettant à clignoter, elle baissa d’un ton.) Ici Osman, amiral. Le professeur Phillips et moi sommes sur le chemin du retour. — Je vous remercie de me prévenir, capitaine. (L’amiral Margaret Parangosky, directrice de l’ONI, ne haussait jamais le ton et n’en ressentait jamais le besoin.) Je présume que tout s’est bien passé ? Serin n’avait aucun mal à interpréter les « parangoskismes ». « Êtes-vous parvenue à organiser l’insurrection sangheili ? » était le sens de sa question. À l’exception de la Navy et du gouvernement, personne ne connaissait Margaret Parangosky, donc personne ne la craignait. Serin soupçonnait être la seule dans l’entourage de l’amiral à toujours pouvoir se faire pardonner ses échecs. Ce qu’elle n’était pas pressée de vérifier.

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— Parfaitement, amiral. — Remerciez le professeur Phillips de ma part. Bon vol. Serin rendit les commandes, et l’IA prit le relais. Les moteurs à fond, la navette se mit à trembler sur ses amortisseurs. Quelques heures plus tard, ils rejoindraient le Battle of Minden et regagneraient la Terre, où la mission prendrait fin pour Phillips, mais ne ferait que débuter pour elle. Jusqu’ à présent, tout va bien. — Alors, on va me remettre la Gold Star ? demanda-t-il. — Peut-être une image, si vous êtes sage. — Où se trouve le meilleur restaurant turc, à Sydney ? — Aucune idée. — Ah, vraiment ? Désolé. Ce genre de questions la prenait toujours au dépourvu. Elle n’avait jamais révélé ses origines turques, et – ce qui était étrange pour une femme qui gagnait sa vie en mentant – n’avait jamais pu se résoudre à s’inventer une couverture. Elle se contentait de laisser les autres émettre des hypothèses à partir de son patronyme et de son type méditerranéen. Elle ne s’appelait pas vraiment Osman, du moins, pour autant qu’elle le sache, et n’avait aucune intention de profiter de son accès privilégié aux dossiers confidentiels de l’ONI pour découvrir sa véritable identité. Elle ne pouvait être que celle qu’elle était à présent. Phillips l’aurait traitée très différemment si l’on avait inscrit « Spartan-019 » sur son badge d’identification. Mieux valait que personne ne sache ce qu’elle était et ce qu’elle n’était pas. — Oui, ça fait trop longtemps que je suis partie, concéda-t-elle. Mais je sens un excellent imam bayildi à moins de dix kilomètres d’ici.

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Tout le monde en aurait été capable. Ce n’était pas vraiment un mensonge. Phillips se frotta les mains, enchanté par l’idée de manger quelque chose qui ne provenait pas d’un sachet de rationnement. La navette s’éloigna de Nouvelle Llanelli, et Serin jeta un dernier coup d’œil au lac de sable vitrifié sur son écran. C’est la raison pour laquelle je suis autorisée à enfreindre les règles. Pour faire en sorte que ce genre de choses ne se produise plus jamais. Elle était certaine d’avoir déjà entendu cet argument plus de trente ans auparavant, mais elle ne se rappelait plus si c’était avant ou après avoir fait la connaissance du docteur Catherine Halsey. — Le milieu universitaire…, reprit-elle. Oui, c’est un monde de sauvages. Mark Donaldson Way, Sydney, Australie, fête nationale australienne, deux mois après la bataille de la Terre, 26 janvier 2553.

Il ne restait plus qu’un mât de drapeau intact sur les quais du port dévasté de Sydney, et un ouvrier vêtu d’une tenue orange et d’un casque se hissait au sommet d’un portique de maintenance pour pouvoir l’atteindre. Toute chute serait fatale. Afin d’obtenir une meilleure vue, le caporal-chef Vaz Beloi s’aventura sur une poutre qui avait jadis fait partie de l’ossature d’une passerelle. Un morceau de tissu bleu marine dépassait de la poche arrière de l’ouvrier. Vaz ne distingua aucun harnais de sécurité, mais il ne restait plus grand-chose de l’immeuble effondré auquel il aurait pu l’accrocher. Et on dit que les ODST sont cinglés.

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Il observa l’ouvrier avec une curiosité accrue. Mal Geffen le rejoignit et prit appui sur ce qui restait du rail de sécurité de la passerelle, le faisant grincer sous son poids. — Allez, on n’a qu’une heure. (Avec un certain agacement, Mal tendit son poignet pour lui faire voir sa montre, puis fronça les sourcils en remarquant quelque chose sur sa manche.) Fait chier ! Je me suis déjà dégueulassé ! On ne peut pas se pointer à notre rendez-vous dans un état pareil. C’est l’amiral ! — Ça ne tache pas, déclara Vaz, de nouveau distrait par l’ouvrier cascadeur. (Il leva un doigt.) Attends. Il faut que je voie ce que ce type fabrique. Il savait que Mal n’avait aucune intention de se montrer irrespectueux. Il était simplement nerveux d’avoir été convoqué par l’ONI sans la moindre explication, ce que Vaz comprenait parfaitement, mais il leur fallait d’abord s’acquitter d’une autre mission. Ils n’avaient pas l’occasion de se rendre à Sydney tous les jours. Et on a donné notre parole. Amiral ou pas. Un attroupement s’était formé sur la rive, mélange de manœuvres, de pompiers et de soldats du génie qui continuaient à exhumer des corps des décombres deux mois après le bombardement. L’ouvrier, désormais à l’extrémité du portique, tendit le bras vers le mât du drapeau et parvint à saisir la drisse. Il y accrocha le drapeau, et oscilla pendant un moment avant de tirer sur la ficelle pour révéler les étoiles blanches qui formaient la constellation de la Croix du Sud sur fond bleu marine, et l’étoile dorée du Commonwealth sur fond vert dans le quart supérieur gauche du drapeau. Tout le monde l’acclama. Dans le port, un ravitailleur de la flotte fit retentir sa corne de brume. Mal semblait mijoter quelque chose, remuant les lèvres comme s’il comptait.

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— Bien joué, Australie. Sept cent soixante-cinq not out. (Il assena à Vaz un coup de coude dans le dos avant de rebrousser chemin.) Allez, il faut qu’on trouve ce bar. Si on ne le fait pas tout de suite, il y a peu de chances que l’occasion se représente avant des années. Vaz regarda l’ouvrier redescendre du portique, attendant qu’il ait regagné la terre ferme avant d’aller rejoindre Mal. — Bon, pourquoi sept cent soixante-cinq ? demanda-t-il. — Parce que ça fait sept cent soixante-cinq ans que les premiers migrants ont débarqué ici. C’est la fête nationale australienne ! (Ils franchirent une passerelle temporaire qui enjambait un cratère de la largeur de la chaussée. Sous leurs pas, elle vibrait comme si elle était en parquet flottant.) Tu comprends ce que signifie « not out », hein ? Ne m’oblige pas à te réexpliquer les règles du cricket. — Je sais encore y jouer, merci, se hérissa Vaz. Qu’est-ce qui te prend ? — Désolé, mon pote. Je crois que j’ai chopé une parangoskynite. Ils avaient chacun à leur actif plus d’une centaine de largages derrière les lignes ennemies et savaient qu’ils ne survivraient peut-être pas au suivant mais, à l’idée de se retrouver face à une femme âgée au dos voûté croulant sous les galons, ils n’avaient pas fermé l’œil depuis une bonne semaine. Même les ODST se méfiaient de Margaret Parangosky. — Elle a plus de quatre-vingt-dix ans, lui rappela Vaz. Rien de ce qu’on raconte sur elle n’est vrai. Elle répand ces rumeurs pour en mettre plein la vue. Ma grand-mère faisait pareil. — Attends, on a dit qu’on ne jouerait pas aux devinettes avec ça. On apprendra suffisamment tôt de quoi il retourne. — C’est toi qui as commencé.

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— Elle ne nous a pas invités pour boire le thé et nous décorer, à ce que je sache. On est bons pour un savon. — Quand tu veux demander à des ODST de faire un boulot pour toi, tu appelles une escouade. Ou une compagnie. Ou même un bataillon. — Tu sais bien à quel point ils sont paranos, à l’ONI : « Top-secret, à détruire avant de lire ». (Mal s’épousseta la manche en maugréant.) Oh, allez, ce n’est qu’une foutue réunion. Ce n’est pas comme si on devait établir une tête de pont. Mais pourquoi nous ? Vaz consulta de nouveau le plan de la ville. — Ce truc ne nous sert strictement à rien. Impossible de se repérer. Mal fouilla dans sa poche et en tira l’antique boussole qu’il gardait en permanence. — Science du terrain, Vaz. Retour aux fondamentaux. Si on est incapables de trouver un bar, on ne mérite pas de porter cet uniforme. Il n’y avait pas âme qui vive en vue. Pas même un flic ou un ouvrier du bâtiment à qui demander son chemin. Le bourdonnement de l’activité – les bulldozers, les marteauxpiqueurs, les perceuses – s’estompait rue après rue. La banque qui aurait dû se trouver à l’angle de la rue n’était plus qu’un amas de poutrelles métalliques et de murs effondrés. Aucun signe non plus de la place pavée bordée de cafés, et le centre commercial censé se trouver sur la gauche de Vaz ressemblait à un couvercle sans pot. Ne restait plus qu’une série de murs en matière composite hauts de quelques étages à peine. Des rubans rouge et blanc faseyaient entre des piquets métalliques. Il régnait une forte odeur d’égout. — Vous avez l’air perdus, les gars…

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Un garde de la protection civile surgit comme une cible d’entraînement de derrière une barrière, à une cinquantaine de mètres de là ; Vaz chercha instinctivement à s’emparer de son fusil, qu’il n’avait pas. Il était difficile de s’adapter à un lieu paisible. — Ouais, je crois bien que c’est le cas, répondit Vaz. — Vous cherchez Bravo-6 ? (Le garde parlait du quartier général de l’UNSC.) Ce n’est pas du tout par là, mon vieux. — Non, on cherche un bar, intervint Mal. Le Parthénon. — Il n’existe plus. Le garde consulta sa montre comme s’il trouvait qu’il était encore un peu tôt pour aller boire un verre, puis examina l’uniforme de Mal, arrêta son regard sur l’insigne en forme de tête de mort et, perplexe, fronça les sourcils. Sans doute l’armée avait-elle tenu un peu trop secrète l’existence de ses forces spéciales. — Qui êtes-vous, des Marines ? — Des ODST. (Mal marqua un temps d’arrêt. Le type semblait un peu lent d’esprit.) Des Orbital Drop Shock Troopers, les troupes de choc aéroportées orbitales. Ouais, des Marines, quoi. — Ah, eux… — Sinon, où se trouve ce Parthénon ? insista Vaz. — Je vous l’ai dit. C’est une ruine, désormais. Ils sont en train de déblayer les lieux. — On ne compte pas y boire un verre. Il faut juste qu’on aille y jeter un coup d’œil. Le garde lui lança un regard oblique. Peut-être avait-il l’impression de ne pas parvenir à se faire comprendre à cause de son fort accent. — C’est par là, leur indiqua-t-il en désignant une rue perpendiculaire, tentant de parler plus lentement. Vous

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allez voir l’arrêt de bus. C’est deux pâtés de maisons plus loin, en direction du nord. En s’éloignant, Vaz se mit à suer sérieusement. On était en plein été, et il cuisait dans son uniforme d’apparat. Si seulement il avait pu aller à cette réunion en bras de chemise… Malgré la poussière sur ses coudes et ses bottes, la tenue de Mal semblait impeccable. — Qu’est-ce qu’on va pouvoir boire ? demanda ce dernier. — Aucune idée. On va peut-être se contenter de dire ce qu’on a à dire, et puis c’est tout. Ils avaient promis à Emanuel, si jamais ils passaient un jour à Sydney – ce que Vaz avait jugé fort peu probable –, de se rendre dans son bar préféré et de trinquer à sa mémoire. Une conversation très terre à terre. Les ODST ne se demandaient pas s’ils allaient périr en service : ils se demandaient quand ce serait le cas. Mais ça ne change rien. Ça ne signifie pas pour autant qu’ il nous manque moins. — Ah, dit Mal. (En s’engageant dans la rue, ils aperçurent des bulldozers en action un peu plus loin.) Ils ne perdent pas de temps… Une partie de l’équipe de déblaiement cessa de travailler pour les regarder progresser le long de la ligne jaune, au centre de la chaussée. Vaz compta les parties de murs encore debout et estima que le 21, Strathclyde Street avait fait place à un cratère irrégulier bordé par ce qui restait de quatre colonnes doriques d’un bleu turquoise éclatant. Mal les inspecta soigneusement, anormalement sinistre. — Manny n’a jamais eu bon goût en ce qui concerne les bars, fit-il remarquer doucement. Pauvre vieux… L’un des ouvriers, la tête baissée et les yeux protégés par la visière de son casque, ôta ses gants de peau et traversa les

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décombres pour s’approcher d’eux. Ce ne fut que lorsqu’« il » dressa la tête que Vaz se rendit compte qu’il s’agissait en fait d’une femme. Une jolie rousse. Il se disait parfois qu’il devait passer pour un extraterrestre aux yeux des civils ; il lui était aisé de deviner, d’après les légers froncements de sourcils qu’on lui avait adressés tout au long de la matinée, qu’on ne le prenait pas pour le gentil petit voisin. Il préféra laisser Mal mener la conversation et rester en retrait pour examiner l’intérieur du cratère. Une flaque d’eau croupie en occupait le fond, aussi lisse qu’un miroir, repère d’une nuée de moustiques. — On peut vous renseigner, mon vieux ? s’enquit la rouquine. Mal désigna l’endroit où s’était tenu le bar. — C’était bien ici, le Parthénon ? — Ouais. Évitez de vous approcher. Vous voyez bien que ce n’est pas l’happy hour. — On a fait une promesse à un ami qui n’a pas eu la chance de pouvoir rentrer en Australie. La rousse inclina la tête. — On est censés empêcher les curieux d’emprunter cette rue. Par mesure de sécurité. Vous savez comment ils sont, au Conseil. Mais, si personne ne le leur répète… Vaz intervint. Ils ne disposaient plus que d’une demi-heure avant de se rendre présentables pour honorer leur rendez-vous à Bravo-6. — On souhaite simplement lui porter un toast, madame. Ensuite, on s’en ira. Les mains sur les hanches, elle le toisa de la tête aux pieds. — Vous avez une bouteille ? C’était une bonne question. Ils avaient pensé que le bar serait ouvert et non en ruine, et avaient manqué de temps pour dénicher un « marchand de bouteilles », comme on les

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appelait dans la région. Mal haussa les épaules, adoptant son air de mauvais garçon attachant qui fonctionnait d’ordinaire si bien sur les filles. La rousse lui adressa un sourire attristé et se tourna vers les gars de son équipe, tendant la main comme si elle demandait un outil. L’un d’eux alla chercher une cantine sur le siège d’un camion-benne et lui lança une bouteille en plastique. Elle la tendit à Mal avec beaucoup de respect. — C’est tout ce qu’on a, Marine. Allez-y, mais évitez de tomber dans le trou et de vous rompre le cou. Après tous les sauts que Vaz avait faits, ç’aurait été une manière bien fâcheuse de tirer sa révérence. Mal lut l’étiquette en souriant. — Du jus de fruits. Cela l’aurait amusé. Merci, très chère. L’équipe de déblaiement recula un peu, mais ils continuèrent à les observer. Vaz ne savait plus où se mettre. Il avait l’impression de pisser en public. Bon, que faire, à présent ? Ils avaient perdu toute envie de se prendre une cuite et d’évoquer les bons moments qu’ils avaient passés avec Emanuel, sans compter que Parangosky les attendrait. Mal dévissa le bouchon et tendit la bouteille à Vaz. Celui-ci en but une gorgée – c’était aux fruits de la passion, ou quelque chose dans le genre, tiède et gazeux – et la lui rendit. Mal but à son tour et la brandit comme s’il s’agissait d’une flûte de champagne millésimé. — Emanuel Barakat, dit-il. Helljumper. Notre frère. L’un des meilleurs. Tu nous manques, Manny. Vaz oublia qu’ils avaient du public. Il ne voyait plus que l’eau qui s’égouttait d’une canalisation avant de tomber dans la flaque au fond du cratère. — Ouais, Manny. Repose en paix. Mal rendit la bouteille à la rouquine.

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— Merci encore. On va vous laisser tranquilles, maintenant. — Pas de souci. Toutes mes condoléances pour votre ami. (Elle s’interrompit.) C’est terminé, alors ? La guerre est réellement finie ? — Je n’en sais rien. (Mal se retourna et s’apprêta à s’éloigner, Vaz sur ses talons.) Mais, si j’ai bonne mémoire, c’est la première fois que c’est aussi calme. Ils se trouvaient à quelques mètres de la chaussée quand ils entendirent des applaudissements. Cela leur sembla des plus étrange. Vaz se retourna et vit la dizaine d’hommes et de femmes en tenue fluorescente et chaussures de sécurité qui les regardaient, frappant dans leurs mains. Ce n’était pas dû à la remarque de Mal sur la guerre. C’étaient bien eux que les ouvriers applaudissaient. Personne ne dit un mot. Vaz ne serait pas parvenu à articuler la moindre parole, même s’il avait su quoi dire. Ils avaient atteint le bout de la rue lorsque Mal finit par rompre le silence. — C’était très chic de leur part. Vaz se demanda s’il parlait du jus de fruits ou des applau­­ dissements. Mais après tout, peut-être la guerre était-elle réellement terminée. Partout où ils avaient fait halte au cours de ces derniers jours, à chaque boutique et à chaque point de transit, régnait une étrange ambiance mêlée de peur, de perplexité et d’euphorie. Les civils paraissaient s’habituer à cette idée. Ce n’était pas comme dans les films d’actualités de la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec des gens qui dansaient dans les rues et qui escaladaient les réverbères pour y hisser des drapeaux. Mais, aussi sanglantes que furent ses batailles, cette guerre-là n’avait duré que six ans. En 1945 – comme en 2090, en 2103 et en 2162 –,

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la population s’était souvenue de ce qu’était la paix et savait à côté de quoi elle était passée. Cela faisait désormais deux générations que la Terre était en guerre contre les Covenants. Comme personne n’avait signé le moindre acte de reddition ou de cessez-le-feu, Vaz avait pris l’habitude de ne rien tenir pour acquis. Mal accéléra l’allure et Vaz lui emboîta le pas, préférant éviter de lui annoncer qu’il avait une tache de boue en train de sécher sur son pantalon. Il réglerait ça plus tard. Ils prirent la direction de l’artère principale intacte la plus proche pour y héler un taxi. Même dans une ville réduite en poussière, il était encore possible de gagner décemment sa vie en se chargeant de transporter ici et là des membres de l’UNSC, et l’impressionnant complexe souterrain de Bravo-6 faisait partie des rares endroits qui avaient résisté à l’attaque. Le chauffeur qui les fit monter dans son véhicule se contenta de leur jeter un coup d’œil dans son rétroviseur, sans dire un mot. En croisant le regard de Vaz, il baissa les yeux. — Vous étiez là, pendant l’attaque des Covenants ? demanda ce dernier en s’efforçant de se montrer sociable. — Ouais, répondit l’homme en hochant la tête. Caché dans les égouts. Je n’ai même pas reconnu où je me trouvais, quand j’en suis ressorti. (Il s’humecta les lèvres.) C’est vraiment terminé, comme ils le répètent sans arrêt aux informations ? Après tout, vous êtes les mieux placés pour le savoir, non ? — Je n’en sais rien, reconnut Vaz. Mais on dirait bien que l’Alliance Covenante a volé en éclats. Le résultat est le même, semble-t-il. Ce n’était pas le cas, et il le savait parfaitement. Cela signifiait simplement que la guerre entre « eux » et « nous » avait fait place à tout un tas d’ennuis imprévisibles, comme

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cela avait toujours été le cas sur Terre. Les extraterrestres ressemblaient beaucoup plus aux humains qu’on ne voulait l’admettre. Mais, comme les humains, avec les armes appropriées, on pouvait aussi s’en débarrasser. Ce n’était pas près de changer. Vaz était ravi de pouvoir se fier à certains repères immuables. — Allez, lui dit Mal en montrant ses papiers au sergent de service. Entraîne-toi à faire ton plus beau sourire à « Celle-à-qui-l’on-doit-obéir ». Je ne sais pas ce qu’elle nous veut, mais je crains le pire. Sphère de Dyson. Dernière position connue : Onyx, trois heures après le début de la patrouille de reconnaissance.

Catherine Halsey jeta un coup d’œil autour d’elle, puis regarda fixement les buissons. Elle se rendit compte qu’elle avait été la dernière à réagir au bruissement dans les feuilles. Mendez, Tom et Olivia avaient déjà braqué leurs fusils dans la même direction, et Kelly, qui semblait avoir repéré la cible, s’en approchait. Quelque chose de petit et de vert grimpa en flèche le long du tronc de l’arbre le plus proche, s’accrocha à l’écorce et les observa. — Je crains qu’il n’y ait pas grand-chose à manger là-dessus. Kelly baissa son arme. C’était un lézard pourvu d’une tête tout en longueur qui faisait penser à celle d’un oiseau, et d’une huppe en éventail. Il se figea un moment, sa crête dressée, absolument immobile, puis redescendit de l’arbre avant de disparaître dans les fourrés.

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— Au moins, ça nous confirme qu’il existe bien une pyramide alimentaire. — Tant que c’est nous qui sommes en haut…, marmonna Olivia. Catherine regrettait de ne plus avoir son arme de poing. Même si elle avait beaucoup de respect pour la technologie très avancée des Forerunners, cela faisait longtemps qu’on n’avait plus entendu parler d’eux et il était impossible de savoir ce qui s’était passé depuis qu’ils avaient abandonné les lieux. Certaines plantes ne provenaient assurément pas de la Terre. Si la faune était issue de l’ensemble des planètes sur lesquelles les Forerunners s’étaient rendus, on pouvait s’attendre à tout. Inutile de le faire remarquer, cependant. Tout territoire inconnu était considéré comme potentiellement hostile. Mendez s’immobilisa en fouillant d’une main dans ses poches. — Pourquoi ? — Pourquoi quoi ? demanda Tom. — Pourquoi les Forerunners ont-ils mis des arbres et des animaux ici ? Uniquement pour rendre le coin plus agréable pendant qu’ils préparaient l’holocauste, ou s’agit-il d’une sorte de zoo ? (Mendez tapota sur son micro et, soudain, Catherine entendit un grésillement et un sifflement dans son casque.) Lieutenant ? Ici Mendez. C’est la jungle, ici. Il y a des lézards. Du nouveau, de votre côté ? Fred patrouillait désormais à un kilomètre de là, en suivant une trajectoire parallèle à la leur. — Pas encore, chef. Mais il y a des fleurs sur certains arbres, alors j’imagine qu’il doit y avoir des animaux pollinisateurs pas loin. — Des insectes, des oiseaux… de petits mammifères. Le docteur Halsey ne supportait pas les suppositions.

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— À moins qu’elles ne soient autopollinisatrices. — Certaines plantes ressemblent à des espèces terrestres mais, jusqu’à présent, nous n’avons rien repéré de… comestible. (Fred lui donna l’impression d’escalader quelque chose et de faire une halte pour reprendre son souffle.) On continue à chercher. Ils s’étaient déployés en formation de reconnaissance, Mendez à leur tête, Kelly fermant la marche. Catherine prit soudain conscience d’être l’élément le plus inadapté de la troupe plutôt que son chef. Elle était la chercheuse qui avait mis au point une génération entière de Spartans mais qui, en fait, n’avait jamais été soldat. Et toutes les petites choses propres aux militaires que les Spartans semblaient réaliser avec un certain automatisme – scruter en permanence les branches des arbres, se retourner de temps à autre et reculer de quelques pas pour vérifier leurs arrières – lui sautaient soudain aux yeux. Elle ne faisait rien de tout cela, et pas seulement parce que son sac lui paraissait de plus en plus lourd et qu’elle était ennuyée avec sa jupe. Contrairement à eux, cela ne faisait simplement pas partie de sa culture. Cela la déstabilisa. Personne n’attendait d’elle qu’elle se conduise en Spartan, même si elle en avait formé. Elle ignorait pourquoi cela la contrariait à ce point. — Ce sont des oiseaux ? demanda Tom à la cantonade en tendant le doigt. (Il regardait en l’air.) Je n’arrive pas à en être sûr, même avec la lunette de visée. Suivant son regard, Catherine Halsey aperçut une série de minuscules points noirs en train de filer paresseusement loin au-dessus de leurs têtes. Leur mouvement ne ressemblait pas à celui de volatiles. Il lui faisait plutôt penser à celui de chauves-souris, mais en plus lent.

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— Si c’est le cas, ils ne volent comme aucune espèce aviaire connue, fit remarquer Kelly. On va finir avec un bestiaire hallucinant. Ils progressaient à présent dans des herbes hautes qui leur arrivaient aux genoux, au milieu de collines parsemées de bosquets, dont certains étaient composés de chênes comme on en voyait un peu partout sur Terre. Certains arbres avaient un tronc gris et de minuscules feuilles rouge foncé en forme de couronnes que Catherine ne connaissait pas du tout. Cela ne répondait cependant pas à la question de l’adjudant-chef, à savoir s’il s’agissait d’un jardin ornemental ou si cela faisait partie d’un projet de sauvegarde de l’environnement. Combien de personnes pensent-ils pouvoir abriter ici ? Toute la population forerunner ? Ou simplement le gratin ? Et pour combien de temps ? Le calme qui régnait semblait aussi inhabituel que la végétation. De petits sons semblaient se fondre les uns aux autres pour former une sorte de bruit blanc, donnant à ce paysage champêtre un côté vraiment extraterrestre. Les humains avaient leur propre palette de bruits ambiants, ce dont ils ne se rendaient compte que lorsqu’on les en privait. Catherine remarqua l’absence de ceux auxquels elle était habituée : le chant des oiseaux, le lointain grondement de la circulation, le rugissement des avions… Cela la rendait nerveuse. Chacun des sons lui semblait amplifié. L’armure des Spartans produisait un claquement sec lorsque ceux-ci faisaient légèrement bouger leurs armes à chacun de leurs pas. Mendez tira quelque chose d’une des poches de son ceinturon, dans son dos, faisant bruire le tissu contre la sangle. Puis elle sentit quelque chose lui effleurer l’épaule. Elle se retourna vivement en poussant un glapissement. — Désolée, docteur.

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C’était Olivia, l’un des Spartans-III. Elle brandit quelque chose entre son pouce et son index. — C’était en train de vous ramper dans le dos. C’est peut-être inoffensif, mais je préfère pécher par excès de prudence, ici. Catherine Halsey sentait son cœur battre la chamade. Elle ne s’était même pas aperçue que la jeune femme était derrière elle. — Pour l’amour du ciel, évite de me faire sursauter comme ça ! Dès qu’elle eut prononcé ces paroles, elle se sentit idiote. Olivia n’eut aucune réaction. Mais quand Catherine se retourna, gênée, elle surprit Mendez en train de la regarder fixement, sans ciller. Elle distingua ce qu’il tenait, à présent. Sa petite faiblesse, un cigare Sweet William ou, du moins, les quelques centimètres qu’il en restait. Il le roula lentement entre son pouce et son index, tel un chapelet, avant de le ranger de nouveau dans la poche de son ceinturon. — Marchons un peu ensemble, docteur, déclara-t-il en redescendant à grands pas vers Olivia. Prends la tête, O. Ouvre la marche. « O » devait être le surnom d’Olivia. Catherine se sentit de nouveau exclue, au lieu d’être considérée comme une matrone. La jeune femme ôta son casque d’une main pour pouvoir examiner de plus près la créature qui se tortillait entre ses doigts, une sorte de scarabée d’une dizaine de centimètres de long doté de rayures orangées et pourvu d’une longue queue effilée. Elle ne devait pas avoir plus de seize ou dix-sept ans. Elle avait une peau noire impeccable et des traits si fins que Catherine estima qu’elle devait être originaire de la corne de l’Afrique. — Il n’a qu’une queue, pas de dard. (Elle le laissa partir et recoiffa son casque.) Mais on ne sait jamais.

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Catherine jeta un coup d’œil autour d’elle. Kelly était à présent loin derrière, et Tom s’était déplacé sur sa droite. Elle s’aperçut que les Spartans leur avaient aussitôt laissé, à Mendez et à elle, une certaine intimité, apparemment sans un geste et sans un mot. C’était le signe d’une conscience parfaitement partagée de la situation. — Vous n’avez rien à me dire, docteur ? lui demanda doucement l’adjudant-chef. (Il récupéra son mégot de cigare et se le coinça à la commissure des lèvres sans l’allumer.) Parce qu’on a fait de gros efforts, jusqu’à présent. Vous étiez au courant. Bon sang, vous étiez parfaitement au courant… — C’est votre dernier ? — Il m’en reste trois. Je me rationne. Pour le bien de la mission. — Vous parlez comme un fumeur. — Ne vous inquiétez pas. Je ne l’allumerai pas en votre présence. — Toujours aussi galant. Mendez était difficile à cerner, mais on pouvait partir du principe que moins il montrait ses émotions – il ne montrait vraiment pas grand-chose, la majeure partie du temps –, plus il se contenait. Il se contenta de lui adresser son habituel regard inexpressif. C’était probablement le dernier souvenir qu’il avait laissé à un grand nombre de Covenants. — Bien, docteur. Puisque vous refusez d’aborder le sujet, je vais m’en charger. Ça vous agace qu’il y ait toute une brochette de Spartans dont vous ne savez rien. (Il ôta son cigare de sa bouche et le rangea de nouveau.) Maintenant, je serais ravi d’en discuter, mais je ne vous demande qu’une seule chose : traitez les Spartans-III de la même façon que les autres. Si vous avez un problème avec le programme,

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venez m’en faire part directement. Pas à eux. Ils font partie de la Navy. Ils méritent le respect. Comme n’importe quel reproche adressé poliment avec, en supplément, une accusation de manque de respect envers des militaires, celui-ci la piqua au vif. Suis-je grossière à ce point ? Oui, j’imagine que c’est le cas. Elle ravala le sentiment d’indignation qui bouillait en elle depuis qu’elle avait vu, sur Reach, de parfaits inconnus oser revêtir l’armure Mjolnir des Spartans. Toutes les pièces du puzzle lui avaient semblé se mettre en place : Parangosky qui lui avait interdit l’accès d’Onyx, Mendez qui s’était fait oublier pendant toutes ces années, Ackerson qui avait pillé ses données à peu près à la même époque… Il lui avait suffi des enregistrements vidéo et des informations de Cortana pour ajouter les Halos et le Parasite à l’équation, et ainsi obtenir un ensemble d’indicateurs plutôt fiables. Parangosky devait avoir une idée assez précise de ce qu’elle allait trouver sur Onyx, même si elle ignorait la véritable nature de la menace et ne pouvait y avoir accès. C’était la raison pour laquelle le docteur Halsey avait choisi de s’y rendre. Ce n’était pas simplement parce qu’elle s’était aperçue que des Spartans s’y trouvaient. Des Spartans qu’il lui fallait sauver. C’était surtout un pari sur les précautions de survie qu’avaient prises les Forerunners. J’ai de la chance. Mais la chance, ça se provoque. — Je n’ai aucun problème avec eux, chef, sinon je ne serais pas venue les sauver, si ? (Cela faisait peut-être un peu trop messianique. Elle vit ses traits se durcir un peu plus.) Mais il n’est pas facile d’apprendre qu’une personne avec laquelle on a travaillé pendant des années nous a caché un fait d’une telle importance. — Seules les personnes concernées sont informées, docteur. Et ce n’est pas moi qui décide de qui a besoin ou

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non de disposer de ce type d’informations. Je me contente de suivre les ordres. (Il lui jeta de nouveau son regard mi-clos, comme s’il envisageait de lui cracher au visage.) Mais vous en savez plus sur Onyx que vous le prétendez. — Je me suis contentée d’assembler des pièces du puzzle. De suivre les petits cailloux que l’on a semés. — Et je suis certain que vous êtes trop professionnelle pour nous cacher des informations indispensables à notre survie. Aïe. — Mon unique objectif est de secourir les Spartans. Je crois que vous pouvez me faire confiance là-dessus. Mendez détourna le regard en silence, et poursuivit sa progression. Catherine se rendit compte qu’elle avait adapté son pas au sien, luttant pour rester à sa hauteur. Je regrette vraiment de ne pas être en pantalon. Et un peu plus en forme. On a le même âge, bon sang ! Elle le suivait – encore un indice de son état psychologique. C’était désormais lui le dominant, parce qu’il s’agissait de son environnement naturel – le réel, le danger… Cela ne lui plaisait pas du tout. — Qui vous a ordonné de me cacher le programme SPARTAN-III ? voulut-elle savoir. Il y avait une probabilité pour que cela lui soit égal, mais elle préférait en avoir le cœur net. Le colonel Ackerson avait piraté des données confidentielles, mais cela ne signifiait pas qu’il n’y avait qu’avec lui qu’elle aurait des comptes à régler. — Ackerson ? Parangosky ? Les deux ? — On m’a simplement dit à qui je pouvais en parler. Mais je ne vous aurais rien dit, de toute façon. (Non, ce n’était plus l’adjudant-chef qu’elle connaissait, celui qui détournait le regard et gardait ses conseils pour lui. En s’en prenant à Olivia, elle l’avait vraiment poussé à bout.) Vous auriez passé votre temps à vous plaindre que les candidats

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n’étaient pas assez bons et à tenter de mettre le programme en sommeil. Et je vous aurais rétorqué que l’état d’esprit est toujours plus important que la génétique. — Je suis au courant. Je… Contrairement aux autres, elle ne disposait pas de radio personnelle. Mendez se détourna brusquement pour répondre à un appel qu’elle n’était pas en mesure d’entendre. — Allez-y, lieutenant. (Il devait s’agir de Fred.) Où ça ? « Où ça ? » Le docteur Halsey se retourna, à gauche, puis à droite. Cela avait été instinctif. Mais elle ne tarda pas à constater que Kelly regardait en l’air. — Mince, il a raison, dit-elle en visant. Catherine finit par le repérer. Dans le ciel parfaitement azur, un point noir grossissait à vue d’œil. Quelque chose fondait sur eux. Tom était le plus près d’elle. — Baissez-vous, docteur ! Ce fut un coup de chance. Si quelqu’un avait eu les réflexes et la vitesse nécessaires pour l’atteindre, c’était Kelly. Mais Tom se jeta sur elle et la plaqua au sol au moment même où un cylindre gris anthracite de la taille d’une bouteille de vin l’effleura de si près qu’elle en sentit le souffle sur son visage. Pendant un moment, elle fut incapable de déterminer où il était passé. Elle leva les yeux vers le bord inférieur de la visière de Tom, se demandant comment elle pouvait être encore en vie. Ces armures SPI étaient légères et de qualité médiocre. Dieu merci. Sous les trois cents kilogrammes d’une Mjolnir, elle ne s’en serait pas tirée. Mais Tom se tenait à quatre pattes au-dessus d’elle, la protégeant de tout ce qui aurait pu s’en prendre à elle. Il l’avait simplement poussée à terre.

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— Tout va bien. Tout va bien. (C’était Kelly. Catherine entendit le bruit sec de son fusil.) Je m’en occupe. Il ne bouge plus. Tom se redressa et aida le docteur Halsey à en faire autant. Kelly avait son arme braquée sur le cylindre, figé à deux mètres du sol comme s’il était en lévitation. — Est-ce que c’est une sorte de mini-Sentinelle ? demanda Mendez. Parce que si c’est le cas, on connaît déjà les gros modèles. Et on sait tous ce qui se passe quand elles s’assemblent. Pendant un moment, Catherine concentra toute son attention sur cet appareil gris mat, oubliant complètement sa posture dégradante. Contrairement aux redoutables Sentinelles qu’ils avaient croisées à la surface, il ne s’agissait pas cette fois d’un engin défensif. Même si elle avait fondu sur eux comme un chasseur, elle donnait l’impression d’attendre quelque chose. Malgré les signes de Kelly pour l’en dissuader, Catherine s’en approcha et en examina la surface inférieure. Elle distingua une série de lumières – non, des symboles lumineux qu’elle était incapable de déchiffrer –, deux bleues et une autre d’un blanc verdâtre. Les bleues clignotaient. Il aurait pu s’agir d’un compte à rebours précédant une explosion, bien sûr. Les Forerunners avaient dû se donner beaucoup de mal pour éviter que des intrus viennent contaminer ce sanctuaire. Rien ne prouvait que l’apparente tolérance de la sphère vis-à-vis de leur intrusion ne soit autre chose qu’un coup de chance. — Allez savoir ce qui va se passer si je lui tire dessus, déclara Kelly. Et sa petite taille ne signifie en rien qu’elle n’est pas dangereuse. Hein, O ?

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Olivia surgit soudain de nulle part. Catherine ne l’avait pas du tout entendue approcher. Sans doute l’âge commençait-il à faire ses ravages… — On peut… eh bien, l’attraper ? demanda Olivia. On est censés être là pour faire l’acquisition de nouvelles technologies. Kelly tendit la main, lentement et avec précaution, pour une fois. Elle était à quelques centimètres du cylindre quand celui-ci s’éleva parfaitement à la verticale, et quitta son champ de vision avant même qu’elle ait pu le viser. — Mince, on a enfin réussi à me prendre de vitesse, grommela-t-elle. La honte. Mendez observait la scène à bonne distance en remuant les lèvres. Il était sans doute en communication avec le groupe de Fred. Catherine sentit son estomac gronder, lui rappelant quelle était leur priorité. — Elle va revenir, déclara-t-elle. Et j’aimerais la capturer vivante. Elle se tourna vers Tom, qui avait ôté son casque et se grattait le cuir chevelu. Il était aussi jeune que les autres Spartans-III, brun, et avait une ecchymose sur le menton qui commençait déjà à prendre une teinte jaunâtre sur les bords. — C’est le coup de poing de Kurt ? — Oui. (Il baissa les yeux et les cligna à plusieurs reprises.) Jamais je ne l’aurais laissé repousser seul les Élites. — C’est bon. Je sais très bien que tu ne l’aurais pas fait. (Catherine ignorait si elle tentait de faire un effort parce que Mendez lui avait grogné dessus, ou parce qu’elle éprouvait réellement une pointe de regret.) Secourir quelqu’un, c’est un réflexe. Personne ne se pose jamais la question. Je me trompe ? Tom se contenta de hausser les épaules.

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— Inutile de se perdre en conjectures, docteur. Vous êtes la seule ici en mesure de déchiffrer un menu forerunner, n’est-ce pas ? — Je te remercie, Spartan. (Je le pense sincèrement ? Oui, on dirait bien.) Je vais tâcher de te dénicher un bon steak.

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