Extrait - Coup de blush à Milan - Marion Olharan

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Professeure de franglais au Japon, apprentie coiffeuse en Auvergne ou surfeuse enthousiaste à défaut d’être émérite, Marion Olharan a tenté de nombreuses expériences avant de trouver sa voie. Quand elle n’écrit pas aux aurores, elle a une carrière qui mêle l’utile (gagner sa vie) à l’agréable (le shopping en ligne) et des hobbies avouables : la danse, la lecture en milieu urbain et l’étude plus ou moins discrète de ses semblables.


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www.milady.fr


Marion Olharan

Coup de blush Ă Milan

Milady Romance


Milady est un label des éditions Bragelonne

© Bragelonne 2017 ISBN : 978-2-8112-1954-3 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr


« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », surtout les histoires…



Chapitre premier

Inspire. Expire. Je fais mes exercices de respiration avant chaque point hebdomadaire de l’équipe. Je sais combien il est important de paraître détachée et calme même si je bouillonne intérieurement. Le soleil inonde lentement mon bureau, me rappelant que le printemps est enfin là. Un léger rire que je n’arrive pas à maîtriser, entre nervosité et excitation, m’échappe. J’adore mon métier. Je développe des produits de beauté. J’ai commencé dans le maquillage. Un an sur la bouche : rouge à lèvres, gloss, encre à lèvres… avant d’accéder à ma passion, le soin de la peau. Comme toute passion, celle-ci m’a isolée. Associée au fait que j’ai eu l’occasion d’aller travailler à Milan après mes études, loin de ma famille et des quelques amis que j’avais. Dès mon entrée dans la société, je me suis jetée à corps perdu dans mon travail. Dans un premier temps, c’était probablement pour échapper à la solitude de mon petit appartement, mais c’est 7


devenu une habitude, un plaisir puis une drogue. Une addiction qui m’a éloignée de ceux qui ne partageaient pas ma passion. À chaque échelon que j’ai franchi, chaque promotion obtenue, j’ai perdu un ami, une connaissance, jusqu’à me retrouver seule avec mon travail. Je pensais être arrivée au bout de mes limites mais cette année m’a prouvé que je pouvais les repousser. Jusqu’où ? Je dors en moyenne cinq heures par nuit. Pour Noël, je n’ai pris qu’un jour pour voir ma famille (aller-retour en avion compris). Les gardiens de nuit du bâtiment me saluent comme une vieille connaissance. Et tout ça pour quoi ? Certes, je ne révolutionnerai pas le monde avec mes crèmes hydratantes, mes sérums éclaircissants et mes soins anticernes, mais je mange, dors et respire beauté. La perfection d’une peau lisse, repulpée, sans pore est mon quotidien à défaut d’être ma réalité. J’ai passé cette année à développer un nouveau concept avec mon équipe et, après l’avoir présenté à ma directrice marketing, je suis certaine d’obtenir la promotion que je mérite. Après ça, c’est certain, je consacrerai plus de temps à ma vie privée. Je m’en suis fait la promesse. Je commencerai d’ailleurs par m’octroyer une heure de plus de sommeil par nuit. Une véritable folie ! J’inspire à nouveau, lentement, et vérifie que mon apparence est impeccable dans le miroir en 8


pied accroché derrière la porte de mon bureau. Culminant à un mètre soixante-cinq, je suis perchée sur des talons de dix centimètres, une paire de Sergio Rossi noire vernie au décolleté audacieux qui constitue le seul élément qu’on pourrait qualifier d’ouvertement sexy dans mon apparence. Je porte un pantalon noir 7/8e qui dévoile mes chevilles et permet de me grandir encore un peu. Un chemisier blanc au plissé origami boutonné jusqu’au cou vient compléter ma tenue. Une montre discrète au poignet ainsi qu’une chaîne qui apparaît entre les pointes du col de ma chemise apportent une touche dorée moins stricte à l’ensemble. Mes mains sont manucurées, les ongles polis mais sans vernis pour mieux cadrer à l’esprit soin de la marque. Pour l’occasion, j’ai lâché mes cheveux, qui retombent sur mes épaules en vagues châtaines parfaitement ordonnées grâce à un dégradé dont l’entretien pèse plus dans mon budget mensuel que mes courses alimentaires. La vie est une question de choix. La mienne en tout cas. Mon maquillage doit être parfait, lui aussi. Tout comme mes ongles, c’est un naturel travaillé, le « nude » dont on nous rebat les oreilles à longueur de magazines féminins. Le teint clair travaillé à l’éponge, les joues légèrement rosies comme après une journée au grand air, merci à mon blush. Tout cela est le résultat de longues minutes passées à 9


manier le pinceau et le poudrier. Une touche de correcteur sur mes cernes dont je suis la seule à connaître la couleur, une pointe d’illuminateur sur l’arête du nez, entre les sourcils et sur le haut de mes pommettes pour redonner du relief à mon visage, un voile de poudre sur la zone T, et voilà. C’est toujours moi, Lisa, mais une Lisa de papier glacé. Je m’apprête à sortir de mon bureau quand la porte s’ouvre à la volée, manquant de me faire tomber. — Lisa ! Tu viens ? s’écrie un jeune homme à l’apparence aussi débraillée que la mienne est soignée. Louis est l’un de mes chefs de produits. Il a travaillé tout particulièrement avec moi sur le projet et est aussi excité que je le suis de le voir se concrétiser. Grand jeune homme blond de vingthuit ans, il a intégré le groupe il y a deux ans après un stage à mes côtés. J’apprécie sa créativité et son enthousiasme qui cachent une volonté de fer. Je lui adresse un demi-sourire avant de lui répondre : — C’est ce que j’allais faire avant que tu ne tentes de m’écraser contre le mur. — Oh pardon ! C’est que j’ai tellement hâte qu’ils annoncent ta promotion, dit-il en mimant une prière. 10


Louis est d’une loyauté sans faille. D’une honnê­­ teté parfois un peu abrasive aussi, me rappelé-je quand il ajoute, l’air impressionné : — Tu as presque l’air en forme, en plus ! C’est miraculeux ce que peut faire le maquillage de nos jours ! Toi, tu veux rester chef de produit toute ta vie. Je hausse un sourcil qui se veut menaçant. Louis me bouscule gentiment (il est le seul à se le permettre dans l’équipe) avant de murmurer : — Arrête de faire ta grincheuse et prépare-toi à régner ! C’est toi qui la mérites le plus ! Et puis notre concept est génial ! Son enthousiasme est contagieux et je sens le rouge me monter aux joues. Tous ces sacrifices vont enfin payer. Inspire. Expire. Lentement. Nous foulons le couloir à la moquette épaisse qui nous mène au bureau de notre directrice marketing. Nous ne sommes pas les premiers. Gabriele est déjà là. Gabriele Dante Visconti de son nom complet est l’autre étoile montante de l’équipe. Nous occupons un poste similaire et, si je suis responsable du soin du visage, lui s’occupe du corps et de l’hygiène. Il est arrivé quelques mois après moi. À l’époque, mes amis plaisantaient sur le fait que nous vivions quasiment ensemble à cause de nos horaires, j’ai rapidement coupé court à leurs insinuations. 11


Vu son patronyme, il a eu droit à toutes les plaisanteries possibles sur son côté ange et démon. Objectivement, c’est un grand brun tiré à quatre épingles. Avec ses chaussures de luxe et ses costumes sur mesure, c’est un Milanais typique. Aussi chaleureux qu’une statue de marbre et avec à peu près autant d’empathie. Il incarne le parfait golden boy arrogant. Ses équipes sont principalement féminines, ce qui n’est pas surprenant dans ce milieu mais cela me met tout de même mal à l’aise car elles lui vouent un culte qui me dépasse. À croire qu’il est le messie. Mais au lieu d’apporter la bonne parole, il se charge de trouver la bonne crème hydratante. On a les pouvoirs qu’on peut. Subjectivement, je le trouve infernal. Entre son comportement qui oscille entre chaleur hypocrite et snobisme avéré et ma réserve naturelle, il y a un monde. S’il y a bien une chose dont je me flatte, c’est d’être… fiable et pragmatique. Je n’ai ni le temps ni l’envie de faire semblant de l’apprécier. Nous avons établi une sorte de trêve. Il ne met pas le nez dans mon travail, je ne mets pas le mien dans le sien, et que le meilleur gagne. La meilleure, je n’en doute pas. Louis entre dans le bureau en premier. Je le suis bientôt, accompagnée des autres membres de mon équipe, Giulia et Tom, qui ont du mal à cacher leur excitation. Giulia, comme Gabriele, est une pure 12


Milanaise mais issue de la bourgeoisie catholique. Rien de trendy en apparence chez elle si l’on s’arrête à la première impression. Avec ses cheveux blond vénitien relevés en un éternel chignon, son maquillage discret et sa tenue bleu marine qui ose quelques touches vert bouteille ici et là, il ne lui manque qu’une petite croix en pendentif. Sous ces aspects de jeune fille de bonne famille, c’est une machine lorsqu’il s’agit d’organiser des événements avec mille idées à la minute. Tom est anglo-italien. Il a grandi entre Londres et Rome et de fait présente un curieux mélange de réserve britannique et de panache italien qui embrase la population féminine de Milan. Gabriele est rejoint par son harem, trois blondes qui composent sa garde personnelle. On identifie sans peine le type de femmes dont il aime s’entourer. Elles s’habillent dans les mêmes boutiques, vont dans le même club de gym et ont le même air concentré. Il faut dire qu’elles forment un cadre flatteur. À côté, mon équipe est plus haute en couleur même si cela ne remet pas en cause son instinct protecteur vis-à-vis de son chef. Je surprends Giulia en train de fusiller du regard mon rival, ce qui est un bel effort si l’on considère que la première fois qu’elle l’a rencontré, j’ai cru que j’allais assister à mon premier cas de combustion spontanée. Il m’adresse un hochement de tête poli, 13


une étincelle dans ses yeux verts. Quel cliché ! Ce mec s’est toujours cru irrésistible ; et depuis cette soirée il y a quatre ans où j’ai poliment repoussé ses avances après qu’il m’a eu volé un baiser, j’ai le sentiment qu’il me considère comme un gibier potentiel. J’aurais dû lui mettre un coup de genou là où je pense. Ça l’aurait calmé. Et moi aussi. Les discussions s’arrêtent dès que Diane fait son entrée. Directrice marketing de la marque, elle est plus âgée que moi d’une dizaine d’années mais en paraît à peine cinq de plus grâce aux meilleurs soins, les plus chers aussi, et surtout à des injections bien dosées. Grande blonde glaciale, elle est dure avec ses équipes mais je suis heureuse de travailler pour elle car elle m’a toujours poussée à me dépasser. Même si cela s’est traduit par des soirées et des week-ends passés au bureau ou même chez elle, je suis certaine que cela en valait la peine. Pendant une seconde, ma respiration se bloque. Pas de stress. Tout va bien se passer. Elle me l’a laissée entendre quand je lui ai présenté mon concept. C’était l’innovation attendue par la compagnie dans le domaine du soin. Une étape qui allait changer la routine quotidienne des femmes et faire exploser notre chiffre d’affaires. Sur le moment, je me suis sentie à la fois comme Mère Teresa et Mark Zuckerberg. Je suis sur le point de défaire le premier bouton de ma chemise lorsque je surprends le regard de 14


Gabriele sur moi. Je me force à respirer lentement et caresse négligemment ma chaîne. Du coin de l’œil, je le vois esquisser un sourire. Je suis certaine que ça l’amuse de me voir rougir, cet enfoiré. Diane s’assied sur le rebord de son bureau en verre et nous toise. Elle a un talent inné pour rafraîchir l’atmosphère d’une pièce. Louis frissonne tandis que je reste impassible. Notre directrice n’apprécie pas vraiment les plaisanteries. Alors que nous nous attendons tous à l’entendre parler, c’est le directeur général qui fait son entrée. James est anglais et dirige la marque depuis trois ans. Il vient rarement à nos points hebdomadaires, préférant réserver son temps pour nos réunions plus formelles. Immédiatement, tout le monde se tient plus droit. La façade flegmatique ô combien britannique de James n’est qu’un des multiples écrans de fumée qui cachent ce qu’il pense vraiment. L’homme est insondable et a fait pleurer plus d’un nouveau venu en réunion après lui avoir décoché le mot qui tue. Tempes grisonnantes et costume en provenance directe de Savile Row, il fait fantasmer plus d’une employée mais sa vie privée est aussi cadenassée que ses pensées. Il vient se poster à côté de Diane, qui glisse sur le côté, s’interposant entre lui et son équipe. Je manque de me provoquer un torticolis pour 15


l’observer. Tout ça n’était pas prévu. Je commence à avoir vraiment chaud. — Je suis ravi de vous voir tous aujourd’hui, entonne James d’une voix grave où perce un accent anglais savamment cultivé. Nous murmurons tous un vague « bonjour » qui se transforme en un grognement collectif. Il nous assène un sourire aussi éclatant qu’impersonnel avant de poursuivre : — Je ne pouvais manquer cette réunion car j’ai une grande nouvelle à vous annoncer. « Une grande nouvelle » ? Diane a mis les petits plats dans les grands pour cette annonce de pro­­­ motion. J’esquisse un sourire crispé en voyant Louis, Giulia et Tom m’adresser des gestes plus ou moins discrets. Entre sourires exagérés et clignements d’œil appuyés, on va croire que mon équipe est pleine de TOC. À l’évidence, ils sont persuadés que tout ce cirque est pour moi. James commence alors à chanter les louanges de Diane pendant quelques minutes. Je ne peux pas voir sa réaction sans me tourner complètement mais j’ai une vision claire de Gabriele, dont les sourcils froncés et les mâchoires serrées tranchent avec son habituel air détaché. James conclut enfin son discours par un inattendu : 16


— C’est donc avec une grande fierté que je vous annonce la promotion de Diane au poste de directrice générale à partir du mois prochain. Nous applaudissons aussitôt grâce à des réflexes peaufinés lors des précédentes annonces. Surtout ne rien laisser paraître de notre surprise. Diane attend que nous cessions avant d’enchaîner, la voix précise et métallique : — C’est grâce à vous que je suis ici et, maintenant que ma place est libre, il nous faut trouver un remplaçant. Je m’étouffe presque sur place. La direction marketing de la marque ? Moi qui pensais obtenir celle d’une petite marque du groupe où je pourrais développer mes talents, c’est inespéré ! Même Louis retient sa respiration et me jette un regard ébahi. — C’est Gabriele Dante Visconti qui me rem­­­ placera. Je ne doute pas que vous saurez lui réserver l’accueil qu’il mérite. J’aurais vraiment dû lui mettre ce coup de genou là où je pense. Dans les couilles ! Voilà, c’est dit ! La rage m’aveugle et j’ai l’impression d’être plongée dans un bain d’acide, la voix de Diane me parvenant de très loin tandis qu’elle vante les mérites de Gabriele et explique les modalités du changement de direction. Je ne réagis même pas quand elle conclut en disant que les annonces de promotions sont terminées. 17


« Terminées. » Je souris de façon mécanique à mon équipe qui n’ose me regarder dans les yeux, et me dirige tel un automate vers les toilettes. Pas mon bureau, ce serait suspect de le fermer à clé. Les toilettes. Se cacher dans les toilettes. Mes chaussures me font mal, j’ai l’impression que mon pantalon est trop serré et mon chemisier m’étouffe. Alors que j’atteins enfin le seuil de mon refuge, une main se pose sur mon épaule et m’arrête. — Lisa, ça va ? Gabriele me toise, un sourire aux lèvres, ses doigts effleurant ma clavicule. Il n’attend pas que je réagisse et ajoute : — J’ai hâte qu’on travaille ensemble. Diane m’a touché un mot de ton projet. On va pouvoir développer ça. L’idée m’a l’air pas mal du tout. Quel culot ! Je dois avoir du mal à maîtriser mon expression, car je vois son sourire vaciller et son regard s’assombrir. Je hoche la tête avant de lâcher avec hargne : — Oui, je serai ravie de te confier le projet sur lequel j’ai travaillé nuit et jour pendant un an. Tu m’autorises à faire une pause avant ou tu as besoin que je te serve un café ? Sans attendre sa réaction, je fonce dans les toi­­­­ lettes les plus éloignées de l’entrée et déboutonne 18


immédiatement le col de mon chemisier avant de vomir. Les larmes me brûlent les yeux mais ne coulent pas et j’ai le réflexe de relever mes cheveux pour éviter de justesse la déchéance absolue. Après de longues minutes, je reste au-dessus du siège, hoquetant tandis que mon estomac se calme. Je sors chancelante et entreprends de retrouver une apparence humaine. D’abord me laver les mains, ensuite me rincer la bouche pour tenter de faire disparaître le goût de mon petit déjeuner et de la bile mélangés. Je suis courbaturée comme si j’avais couru un marathon. Je reboutonne mon chemisier froissé et essuie le mascara qui a coulé, ôtant au passage l’anticernes hors de prix appliqué le matin même. Fini le nude, bonjour le naturel : yeux gonflés, nez rouge et plaques sur le visage. Même mes cheveux ont l’air emmêlés. Par miracle, j’arrive à me glisser dans mon bureau sans croiser personne. Je jette un coup d’œil à mon téléphone. Quatre appels en absence de ma mère mais aucun message. Je suis étonnée par sa retenue, elle qui adore polluer ma boîte vocale d’interminables monologues culpabilisants. Je sors mon kit de reconstruction faciale posthumiliation publique et en aligne méthodiquement les éléments sur le bord du bureau. Base, anticernes, correcteur, poudre matifiante, fond de teint, éponge et pin­­ceaux. Cette routine me calme un peu. Je me 19


brosse les cheveux et les remonte négligemment en un chignon avant de reprendre le contrôle sur mon apparence à défaut de l’avoir sur ma carrière. Alors que je m’apprête à appliquer la base, mon téléphone se met à vibrer tout en affichant « Maman ». Autant lui répondre, sinon c’est parti pour la journée. J’essaie de respirer profondément mais ma cage thoracique est comme prise dans un étau. J’aspire difficilement une goulée d’air en arrondissant le dos mais aucune position ne semble me soulager. Allez Lisa, pas le choix. — Oui, maman ? Je ne masque pas mon ton exaspéré alors que je surprends mon reflet dans le miroir de mon bureau. On dirait Le Cri de Munch avec mon teint blafard et mes yeux écarquillés dont le maquillage a viré. Je courbe les épaules pour éviter de respirer trop fort et de réveiller la douleur qui a commencé à se diffuser le long de mon plexus solaire. Impensable qu’on me voie comme ça dans les bureaux. Tout le monde va penser que j’ai pleuré. Or, je ne pleure jamais. Et si j’explique que la déception a été telle que j’en ai rendu mon petit déjeuner, je vais vraiment passer pour la folle de service. Je n’y peux rien, mon travail me prend aux tripes. — Oh, ma chérie… La voix de ma mère se brise dans un sanglot et me rappelle à l’instant présent. 20


— Qu’est-ce qui se passe, maman ? — C’est ton père, ma princesse, il… il a eu une attaque ce matin. Il nous a quittées. Je reste sans voix. J’aimerais dire que c’est l’émotion mais c’est surtout que je n’arrive plus à respirer. Je déglutis avec difficulté. — Maman, je… je te rappelle pour te dire quand j’arrive. Je ne lui laisse pas le temps de me répondre et je m’allonge immédiatement par terre, la seule manière que je connaisse d’affronter la douleur quand ça m’arrive. Je ne suis pas sujette à l’asthme, mais je ne parviens plus à respirer. J’exagère, je respire mal et plus j’ai de difficultés à respirer, plus je me bloque. Je suis couchée sur le côté, l’inconfort étant tel qu’il m’empêche un instant de me soucier de qui pourrait me trouver dans cette position. Je leur dirai que je fais du yoga. La position bien connue de l’enfant traumatisé. Je reprends mes esprits le temps d’envoyer un SMS à Louis depuis mon portable, par lequel je lui demande de me retrouver dans mon bureau discrètement. Cette fois-ci, il entrouvre la porte et s’approche de moi à pas de loup. Il n’est pas surpris. En près de deux années passées ensemble, il m’a vue quelques fois dans cet état. — Qu’est-ce que je peux faire ? 21


— Je pars dans ma famille, tu peux m’aider à récupérer mes affaires et à appeler un taxi ? demandé-je dans un souffle. Économiser l’air que j’inhale est devenu ma priorité. J’entends Louis s’affairer dans le bureau pour réunir mon ordinateur, mon cahier et mon trench. Il fait une pause devant mon kit de secours avant de le ranger dans sa trousse et de le glisser dans mes affaires sans commentaire. Il se penche à nouveau au-dessus de moi. — Je… Tu veux que je te porte ? Je ne peux m’empêcher de sourire à sa proposition tandis que je secoue faiblement la tête. Louis m’aide à me relever avec précaution avant de poser le trench sur mes épaules. — C’est bien que tu prennes des vacances, c’est vraiment dégueulasse ce qu’ils t’ont fait ! s’exclamet-il d’un ton véhément. Nous traversons le couloir et empruntons l’ascen­­­seur ensemble pendant que je me demande comment lui annoncer la raison de mon départ. Je n’aime pas parler de ma vie privée. Encore moins quand je n’ai pas eu le temps d’analyser ce qui se passait. Et là, il n’y a rien à analyser, rien à expliquer. Alors que nous attendons le taxi, assis à l’accueil, je lance sans même me tourner vers lui : — Mon père vient de mourir. C’est pour ça que je pars. 22


Les mots paraissent vides et l’expression de Louis me surprend. De la compassion ? De la tristesse ? J’ai l’impression d’être en mode automatique depuis l’annonce de ce matin. Sans un mot, il me prend dans ses bras. Je me raidis instinctivement, surprise par son geste suivi d’un furieux murmure : — Quelle journée de merde ! Je pouffe et me dégage avec douceur. — Je serai joignable sur mon téléphone pro si besoin. N’hésitez pas. Il me dévisage avec un drôle d’air avant de m’adresser un sourire et de hocher la tête. — T’inquiète, on tient la boutique. Le taxi arrive et je m’installe avec difficulté, essayant de rester courbée pour chasser la douleur persistante qui se diffuse dans mon dos. Alors qu’il s’apprête à démarrer, je tourne la tête pour dire au revoir à Louis mais celui-ci n’est pas seul. Il discute avec Gabriele, la main sur son bras comme s’il le retenait. Alors que le taxi s’éloigne, j’entraperçois son visage mais je suis trop fatiguée pour interpréter son expression. Il est probablement ennuyé que je parte avant qu’il ait pu profiter de sa victoire. Les mots de Louis me reviennent à l’esprit. « Quelle journée de merde ! »



Chapitre 2

Je n’ai pas eu le temps d’arriver chez moi que mon téléphone pro a déjà vibré plusieurs fois. C’est d’abord Louis qui m’envoie mes billets d’avion par mail et me répète que tout ira bien en mon absence. Il m’a réservé un vol qui part directement depuis Linate. À vingt minutes à peine du centre-ville, c’est l’aéroport où se retrouvent les top models et les grands de ce monde à chaque Fashion Week. Vu mon état, je lui suis reconnaissante de ce luxe et esquisse un sourire. Puis c’est Giulia et Tom qui m’envoient leurs condoléances ainsi que d’autres collègues. La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre. Il n’y a rien de mieux que le malheur des autres pour éveiller la curiosité de tout un chacun. Enfin, Gabriele m’a envoyé un mail que je ne prends pas la peine d’ouvrir. Qu’est-ce qu’il peut bien avoir à me dire ? « Sincères condoléances, c’est pas ta journée » ? Je m’extirpe du taxi avec précaution. Pendant la course, je me suis couchée sur la banquette 25


afin de mieux respirer, mais me relever s’avère périlleux. J’habite à Isola, le nouveau quartier en vogue avec ses petits restaurants, clubs et boîtes de jazz. Mon immeuble, le Bosco Verticale, est une merveille d’architecture alliant le verre et des plantes grimpantes qui ornent la façade, et sa vue me procure toujours une bouffée de joie. Cette fois-ci, je ne m’attarde pas et prends directement l’ascenseur jusqu’à mon appartement. Je le traverse et me dirige vers ma chambre pour faire ma valise. J’ai une heure avant de partir pour l’aéroport. Le choix est simple, je n’emporte que du noir. De l’avantage d’avoir une garde-robe digne d’un croque-mort, ne puis-je m’empêcher de penser en observant ma penderie. Lors de mon emménagement, j’ai eu l’ambition de ranger mes vêtements par couleur. Un véritable défi. Noir foncé, noir, noir clair et les chemises blanches de rigueur encore dans leur emballage du pressing. Cette sobriété qui d’habitude m’apaise me semble ironique aujourd’hui. Bienvenue à Déprimeland ! J’hésite un instant. Avec le printemps qui pointe son nez, je n’ai pas encore changé ma garde-robe pour sa version estivale. C’est pratiquement la même mais avec des tissus plus légers. Lors de mon arrivée à Milan, j’avais été surprise par l’importance que les Milanais attachaient au fait d’adapter leurs tenues à la saison. Ils portent des jeans d’été puis 26


d’hiver. De même pour les manteaux de saison. Cette exigence nourrissant ma passion d’un monde parfaitement structuré, j’ai adopté sans retenue ces règles implicites. Je me surprends à penser que cet appartement est le cadre parfait pour mon vestiaire de nonne du xxie siècle. Après l’avoir acheté il y a deux ans, j’ai tout fait repeindre en blanc, anthracite et bois clair en me disant que je m’occuperais de la déco plus tard. Quand j’aurais le temps. Les rares fois où j’y ai reçu des invités, les gens s’exclamaient toujours : « Oh, tu viens d’emménager ? » Il faut dire que si j’ai sorti les livres des cartons, je ne les ai pas rangés pour autant. Mais, je me persuade que c’est zen. Ça sonne toujours mieux que « vide ». Après avoir rempli ma valise avec l’attirail adéquat, je me douche rapidement pour essayer de me décontracter avant de prendre l’avion. Je sais que la position assise va renforcer cette sensation d’étau autour de mon thorax. Je ne peux pas me permettre de prendre un décontractant. La dernière fois que je l’ai fait, j’ai sombré dans un sommeil proche de la catalepsie qui a duré plus d’une journée. Autant dire que le réveil a été perturbant. J’avais l’impression d’être dans la quatrième dimension. Celle où les gens dorment plus de cinq heures par nuit. Cette fois-ci, je ne peux pas me permettre ce luxe. Je me le réserve pour plus tard, quand l’enterrement sera 27


fini, me dis-je en glissant les précieux cachets dans ma trousse de toilette. Une fois sortie de la douche, j’enchaîne contour des yeux, crème pour le visage et crème pour le corps avant d’appliquer méticuleusement mon maquillage. Là, on ne voit plus rien. Je suis à nouveau lisse et policée. Prête à affronter ma famille. Ou ce qu’il en reste. J’enfile un jean noir, un pull en cachemire, noir lui aussi, et mon perfecto plutôt que le manteau de demi-saison que je porte en ce moment avant de descendre prendre le taxi qui m’attend. J’ai à nouveau l’air d’une Parisienne. Je respire doucement sur le trajet et arrive à l’aéroport pile dans les temps pour embarquer. Une fois à ma place, je ferme les yeux un instant et me réveille une heure après, l’avion venant juste d’atterrir, une douleur lancinante dans le cou. Une fois allumé, mon portable professionnel clignote encore. C’est un véritable feu d’artifice. Gabriele m’a envoyé un message en plus de son mail, que je n’ouvre pas plus. Louis se chargera de me communiquer les infos importantes. J’ai, de mon côté, prévenu les ressources humaines et posé quelques jours de congés qu’ils ne peuvent me refuser. Mariage et décès. Les deux seuls motifs irréfutables. Pour le premier, ce n’est pas pour demain, mais pour le second, je découvre enfin ce droit et, alors que je regarde défiler les valises sur 28


le tapis, je me fais la réflexion que je me serais bien passée de cette expérience. Dans le hall des arrivées, il me faut une minute pour me remettre en mode « Française ». Cela fait des années que je vis à Milan mais j’ai grandi à Paris. Malgré mon patronyme italien, Elisabetta Irene Casati raccourci en Lisa Casati, je parlais à peine quelques mots quand je suis arrivée à Milan, mon père m’ayant toujours parlé en français. Je n’ai d’ailleurs compris qu’il était italien que vers mes six ans, quand ma maîtresse a expliqué que mes prénoms et nom étaient d’origine italienne. J’ai prévenu ma mère que je prendrais un taxi mais elle a insisté pour venir m’accueillir. Une soudaine bouffée de mélancolie me happe en la voyant, m’empêchant de m’énerver. À cinquante ans, c’est une femme longiligne aux cheveux courts, couleur poivre et sel. Elle les arbore fièrement, refusant de se plier aux diktats de la mode, du jeunisme, et à l’oppression masculine. Arguments qu’elle utilise en fonction de l’auditoire auquel elle a affaire. Son bronzage éternel a criblé son visage de fines rides dont elle se soucie aussi peu. Même si nous vivions à Paris, elle a passé la majeure partie de sa vie à l’extérieur pour exercer son métier de paysagiste. Avantage dont elle a encore plus profité lorsque mon père l’a quittée. Elle sort probablement de l’un de ses chantiers, car j’aperçois des traces de terre sur son jean brut qui 29


tranche avec le pardessus qu’elle a enfilé à la va-vite pour se rendre présentable. Ses grands yeux verts brillent et, prenant sur moi, je la laisse m’envelopper dans une embrassade maladroite, étouffant un grognement quand, sans le savoir, elle appuie sa main là où la douleur s’est nichée, en dessous de mon omoplate droite. Nous formons un tableau comique et, alors qu’elle s’empresse de prendre ma valise malgré mes protestations, j’époussette la terre qu’elle m’a léguée au passage. — Oh, ce n’est que de la terre. Ça ne te fera pas de mal, se moque-t-elle. — Maman ! Et le voilà, le ton excédé de l’adolescente ! Je suis en train de régresser à vue d’œil. Je crains que ce ne soit que le début. Arrivée à sa voiture, une petite Renault 3 dont les meilleurs jours sont derrière elle, ma mère jette ma valise dans le coffre avant de m’inviter à entrer dans ce que je ne peux qualifier que de dépotoir. — C’est pas possible, cette voiture. Tu as un film plastique pour recouvrir les sièges ? ajouté-je en plaisantant à moitié. — Ne fais pas ta mijaurée. Attention, mes plantes ! Trop tard, je viens d’enfoncer l’un de mes talons dans un pot recueillant une masse verte non identifiée. Je laisse échapper un cri de dégoût. 30


— Mais c’est quoi cette voiture ? Jardiland ? — Oh ça va, pourquoi est-ce que tu portes des chaussures de stripteaseuse aussi ? Je lui jette un regard oblique. Ma mère, avec ses bottes Aigle crottées de boue et son éternel jean un peu trop large, entretient une suspicion acérée pour tout ce qui n’est pas purement utilitaire. Si je ne fais pas attention, elle est capable d’aller porter ma garde-robe au dépôt-vente de Pigalle et de la remplacer par un total look d’éleveuse de chèvres réchappée du Larzac. Elle l’a déjà fait. J’ai quitté Paris pour d’excellentes raisons, l’une d’entre elles étant de ne plus avoir à subir ses remarques incessantes sur mes aspirations à une féminité différente de la sienne. Je m’enfonce dans le siège en réprimant un frisson de douleur. Tout est réuni pour me rendre irritable. Elle remarque immédiatement ma réaction et me demande avec inquiétude : — Qu’est-ce qui se passe ? Tu t’es fait mal ? — Rien, j’ai juste mal au dos, réponds-je tout en regardant la fenêtre. — Avec des talons comme ça… — Maman ! Ça n’a rien à voir. Tu peux arrêter tes commentaires sur mes chaussures, s’il te plaît ? — C’est juste que le pied n’est pas fait pour être cambré comme ça. Pourquoi les hommes ne portent 31


pas de talons, je te le demande ? Parce qu’il n’y a aucun intérêt à se faire mal. Voilà pourquoi ! Je la laisse poursuivre sa tirade. Quand elle est lancée, rien ne l’arrête. J’attends qu’elle reprenne son souffle, tandis qu’elle manœuvre un virage serré qui nous amène sur le périphérique, avant de répondre : — Et la beauté ? Et la séduction ? Elle laisse échapper un rire surpris comme si je venais de mentionner quelque chose d’indécent. Je ne peux m’empêcher de renchérir. — Tu veux aussi me faire une réflexion sur mon maquillage, tant que tu y es ? — Tu es maquillée ? Elle me jette un coup d’œil rapide, un sourcil relevé en signe d’étonnement. — Oui, c’est subtil, tu vois. C’est du « nude ». — Hein ? Du nu ? Mais je croyais que tu étais maquillée ! Ça sert à quoi si ça ne se voit pas ? Et puis d’abord tu es bien plus jolie sans. — Je croyais que ça ne se voyait pas ? — Peut-être que ça se voit, mais tu viens ici tellement peu souvent que j’ai oublié à quoi ressem­­­ blait ton visage au naturel. Et voilà, la boucle est bouclée. Je m’habille comme une stripteaseuse victime du patriarcat et je suis une fille ingrate qui ne rend jamais visite à sa pauvre mère. 32


— Je viendrais plus souvent si je ne me trouvais pas en face de l’Inquisition chaque fois ! — Tout de suite les grands mots ! Tu es bien comme ton père. Notre conversation, enfin, notre dispute, s’arrête soudainement. C’est vrai, mon père et moi avons un « sacré caractère » comme aime à le dire ma mère quand elle est de bonne humeur. Un « caractère de merde » quand elle l’est moins. Je respire doucement avant de me corriger intérieurement. Ce n’est plus au présent mais au passé que je dois penser à lui. Le visage de ma mère est devenu impassible et à la façon dont elle plisse les lèvres je sais qu’elle essaie de contrôler ses émotions. Elle ne s’est jamais remariée après leur divorce et, à ma connaissance, a vécu une vie singulièrement chaste. J’avance une main hésitante vers la sienne qui est crispée sur le levier de vitesses. — Nous avons rendez-vous chez le notaire demain matin à 9 heures. Je me suis dit qu’on pourrait passer une soirée tranquille à la maison aujourd’hui, me propose-t-elle. — Élise sera là ? — Bien évidemment, c’est la femme de ton père. Élise, ma belle-mère. Enfin, si on peut désigner comme ça une femme qui a… combien, trois ans de plus que moi ? Quasiment mon âge, quasiment mon prénom. Un rêve pour un psy. Mon père l’a épousée 33


il y a quatre ans à la consternation générale. Il faut dire qu’elle ne brille pas par son intelligence. Elle n’est même pas si jolie que ça, ce qui est étonnant de la part de mon père qui n’appréciait que les belles femmes. S’il est une chose que nous partagions, c’était notre sens esthétique, et Élise est… bon… esthéticienne. Je sais. C’est un horrible cliché. Mais elle porte du rouge à lèvres irisé et assortit son ombre à paupières à la couleur de ses ongles. C’est un arc-en-ciel de mauvais goût, un feu d’artifice de paillettes mixé au style d’une petite fille restée coincée dans les années 1980. Le seul soulagement dans tout ça, c’est qu’il n’y ait pas eu d’enfant. Toutes ces discussions autour des familles recomposées avec des enfants d’un premier mariage qui ont l’âge d’être les parents de ceux du second me glacent le sang. J’aurais eu l’impression qu’il me volait mon tour. Même si je ne suis pas pressée de le prendre. Nous nous engageons dans le chemin qui mène à la maison. Après le divorce, ma mère a acheté une petite bâtisse à l’opposé de là où nous habitions, déménageant du respectable et familial 15e arrondissement au 20 e , plus populaire à l’époque. La maison se dresse sur un terrain en pente où une jungle dont ma mère est la seule à connaître la logique s’épanouit. Dotée de trois étages, elle est un peu biscornue mais la verdure 34


donne l’impression de se retrouver à la campagne en plein Paris. Le garage donne sur la rue mais il faut grimper un escalier raide pour accéder à la maison. Au rez-de-chaussée se trouvent son bureau ainsi qu’une grande salle s’ouvrant sur une véranda qui domine le jardin, où ma mère s’occupe de boutures spéciales et de plantes qui accaparent toute son attention. Le premier étage dessert à droite un grand salon et une cuisine américaine où trône une ancienne cheminée. À gauche de l’escalier se trouvent la chambre de ma mère ainsi qu’un cabinet de toilette. Le dernier étage constituait mon fief lors de mon adolescence. Il contient deux grandes chambres avec un petit escalier qui mène au grenier ainsi qu’une salle de bains ancienne à laquelle on accède depuis ma chambre. Ma mère se dirige vers la véranda et je l’entends parler à voix basse, moitié à ses plantes, moitié à elle-même. Je grimpe péniblement jusqu’à ma chambre et y dépose ma valise. Le voyage, la douleur lancinante et la petite escarmouche avec ma mère m’ont épuisée. Je me couche sur le lit et pousse un grognement d’aise. À ce stade, je laisse les soupirs élégants au placard et me complais dans ma misère. Je ferme les yeux un instant, profitant du soleil de cette fin d’après-midi, quand une masse étrangère vient s’écraser sur mon estomac. Pour un peu, j’en 35


aurais le souffle coupé. J’ouvre un œil et croise le regard familier du chat de la maison. Me fixant de ses yeux dorés perdus dans son pelage noir, il se met à ronronner furieusement tout en entreprenant de pétrir mon plexus solaire. Je le gratte derrière les oreilles avant de tenter faiblement de le repousser quand ma mère apparaît sur le pas de la porte. — Tu n’as vraiment pas l’air bien. C’est ton dos ? — C’est surtout ce chat obèse qui m’étouffe ! Elle se dirige vers moi et saisit le chat qui miaule d’un ton plaintif avant de se laisser tomber à terre et de quitter la pièce en continuant de ronronner. Je ferme les yeux de soulagement au moment où ma mère se penche vers moi, l’air inquiet : — C’est vrai que tu es toute blanche. C’est ton maquillage nude qui fait ça ? — Ah ah, très marrant. Non, je t’ai dit que j’avais mal au dos, j’irai voir quelqu’un quand je rentrerai à Milan. Je sens le matelas se creuser un peu alors qu’elle s’assoit pour mieux m’observer. Une main fraîche et légèrement rugueuse se pose sur mon front. Mmmmh, cela me transporte longtemps en arrière, quand j’étais malade et qu’elle s’occupait de moi. Milan, les promotions, le travail, tout ça me semble à des années-lumière. Je me sens prête à m’endormir quand tombe son jugement sans appel. — Je vais appeler Agathe, elle va s’occuper de toi. 36


— Agathe ? Ma copine Agathe ? — Oui, elle est devenue médecin. Si tu passais un peu plus de temps ici, tu le saurais, m’assènet-elle d’un ton pincé. — C’est bon, tu es lourde ! Je sais qu’elle a fait médecine ! Je ne peux pas rester en contact avec tous mes amis de lycée, non plus…, lancé-je, exaspérée. — Pas tous mais Agathe était ta meilleure amie, quand même ! Vous étiez inséparables. J’entends la nostalgie dans la voix de ma mère. C’est vrai que nous passions notre temps ensemble, toutes les deux dans le même lycée et vivant à une rue d’écart quand mes parents n’avaient pas encore divorcé. Je n’ai pas fait un grand effort pour garder contact. Pourtant, nous étions comme des jumelles de la troisième à la terminale. Un couple un peu comique et mal assorti. Elle, grande blonde charpentée qui éclatait de rire à la moindre occasion ; moi, silencieuse et menue comparée à elle, avec mes cheveux châtains tirés sévèrement en queue-de-cheval, une paire de lunettes sur le nez et un livre sous le bras. Agathe, sous des dehors fantasques, avait l’âme d’une mère nourricière. Elle avait recueilli une ménagerie d’animaux éclopés qu’elle remettait sur pied. Même les pigeons parisiens unijambistes avaient droit de présence dans ce zoo alternatif au grand dam de ses parents. Je faisais partie du lot, que je le veuille ou non. 37


Médecin. J’esquisse un sourire en l’imaginant en train de sauver des enfants quand ma mère interrompt mes rêveries. — Elle a un très beau cabinet dans le 1er avec d’autres collègues et un kiné. Elle y fait même des piqûres. — « Des piqûres » ? — Tu sais, pour avoir l’air jeune ! Agathe, médecin cosmétique ? Cela ne cadre pas avec l’image de la jeune fille sportive et insouciante que je conserve d’elle. Ma mère s’éloigne du lit et j’entends l’eau jaillir dans la baignoire. — Je te fais couler un bain, cela fera du bien à ton dos. J’appelle Agathe pour qu’elle te voie demain. — Mais maman, si elle est médecin cosmétique, elle ne va pas pouvoir m’aider. — Ah ! Elle balaie d’un revers de la main ma remarque avant d’ajouter d’un ton péremptoire : — Elle sait quand même comment le corps humain fonctionne. Ce n’est pas parce que je suis spécialisée dans les roses que je ne sais pas tondre le gazon. Elle me laisse méditer cette comparaison pleine de sagesse. Pendant que la baignoire se remplit, je défais mon sac et pose mon ordinateur sur le bureau. Je n’ai pas pu partir sans. Je sais que mon équipe est capable de survivre sans moi mais sa 38


présence me rassure. Si je veux me connecter, je peux. Je range mes deux pantalons et mon jean ainsi que les chemises et hauts que j’ai apportés dans mon armoire et dépose mes bottines et ma paire de talons aiguilles à côté. Il reste encore des vestiges de mon adolescence dans cette penderie. Un jean stretch délavé, un tee-shirt en éponge turquoise, une paire de Vans à l’imprimé damier. Je dépose mon pyjama, un ensemble masculin bleu gansé de blanc, à côté de la baignoire et ferme le robinet. Avant de me plonger dans l’eau quasi brûlante, je m’inspecte quelques secondes dans le miroir. J’ai perdu plusieurs kilos ces derniers mois et, une fois nue, ce n’est pas à mon avantage, avec des clavicules trop prononcées et des côtes qui affleurent sous la peau. J’ai beau me tartiner de crème avec ce qu’il y a de meilleur, ma peau reste terne. Chassant ces pensées déprimantes, je me plonge dans le bain et, une fois submergée, pousse un grognement de satisfaction. La chaleur me détend et la vapeur semble agir comme un baume pour mes poumons. Je repense à Agathe et à ses encouragements permanents pour que je renoue avec mes racines italiennes. J’ai un peu honte de la manière dont je l’ai traitée, répondant de moins en moins à ses messages jusqu’à ce qu’elle se lasse de parler à un 39


mur, l’évitant comme la peste lorsque je venais une fois par mois à Paris. Rencontrer Agathe n’aurait pas été un problème mais le risque de le voir, lui, était trop grand. Si, maintenant, je suis capable de penser à tout ça avec une certaine tendresse, à l’époque, j’étais malade d’angoisse à l’idée de le croiser. Malade au point d’éviter ma meilleure amie. Dieu sait que j’aurais eu besoin d’elle pourtant pendant ces premières années à Milan, confrontée à des codes que je ne comprenais pas et écrasée par le poids de mes propres ambitions. J’ai redoublé d’efforts pour me transformer en parfaite Milanaise et j’ai dit au revoir à ma vie parisienne. Les gens changent.


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