Extrait - Le Mirage de Gemma - Blandine P. Martin

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Blandine P. Martin est née en 1987. Grande rêveuse dans

l’âme, elle utilise l’écriture comme une échappatoire au quotidien.

Historique, science-fiction, fantastique, paranormal, chick-lit, New

Adult… elle navigue avec aisance dans tous les univers et tous les

genres, avec pour seul gouvernail la romance, qui transcende toutes

ses histoires. Car Blandine est une auteure qui place les sentiments et

l’instinct au cœur de chacun de ses romans. Et savoir qu’elle a une très

longue « pile à écrire », bourrée de nouveaux projets et personnages qui

n’attendent que de prendre vie, ravira tous ses lecteurs…

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www.bragelonne.fr

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Blandine P. Martin

Le Mirage de Gemma

Eden – 1

Snark

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Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant

© Bragelonne 2016

Photographie de couverture : © Shutterstock

Extraits d’œuvres citées : This Is War © Thirty Seconds to Mars, This Is War, Virgin Records, 2009 This Is Not a Game © The Chemical Brothers feat. Miguel, The Hunger Games: Mockingjay, Part 1 – Original Motion Picture Soundtrack, Republic, 2014 I’m with You © Avril Lavigne, Let Go, Arista, 2002

L’œuvre présente sur le fichier que vous venez d’acquérir est protégée par le droit d’auteur. Toute copie ou utilisation autre que personnelle constituera une contrefaçon et sera susceptible d’entraîner des poursuites civiles et pénales.

ISBN : 979-1-0281-0822-9

Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris

E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr

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« It’s the moment of truth and the moment to lie, the moment to live and the moment to die. »

Thirty Seconds to Mars

« I know what I’m doin’, Say I know what I’m doin’, starin’ at a gladiator, they talk about a revolution. No this is not a game, I’m talking turn out. No I don’t ever burn out »

The Chemical Brothers feat. Miguel

« It’s a damn cold night, trying to figure out this life. Won’t you take me by the hand, take me somewhere new ? »

Avril Lavigne

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Une odeur de renfermé s’imposait aux narines de la jeune femme. Tout dans cette maison empestait le vieux et le moisi. Le cadavre de cet homme ne faisait qu’accentuer ce dégoût qui grimpait en elle. La balle qu’elle venait tout juste de loger dans la tempe du vieillard avait perforé son crâne. Il gisait dorénavant à même la moquette moutarde, et elle restait là à le contempler, silencieuse. À première vue, il vivait de façon très modeste ; étonnant, pour une cible du GUN. De manière générale, lorsqu’on lui demandait le service ultime, il s’agissait de personnes bien placées, bouffées par le pouvoir, dangereuses pour le régime en place. Peu importait. De toute façon, elle n’était pas là pour se poser des questions. Elle venait d’accomplir sa mission, ni plus, ni moins. C’est tout ce qui comptait. Eden rangea son arme à feu munie d’un silencieux dans la poche intérieure de son blouson. Cela faisait plus de dix ans maintenant qu’elle suivait les ordres du nouveau gouvernement. Jamais une seule fois elle n’avait remis en doute leur manière de diriger. Pour l’instant tout se déroulait selon leurs plans : Gemma était une planète pacifiste où la violence ne gangrenait pas les rues. Seuls les Alphas, comme elle, faisaient le ménage en silence et loin du regard des foules, uniquement lorsque les situations l’exigeaient – en d’autres termes, quand des individus faisaient de l’ombre à ce système si parfait. Tenter de faire échouer les projets de ce gouvernement salvateur n’avait pas le moindre sens aux yeux de l’Irlandaise. Ceux qui s’y essayaient n’avaient probablement pas la

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moindre notion de gratitude. Le GUN leur avait accordé la chance inouïe d’avoir un avenir plus serein. Quand ces ignorants poussaient le bouchon trop loin, le revolver d’un Alpha venait mettre un terme aux conspirations indésirables. Depuis sa prise de fonctions en tant qu’Alpha, Eden avait déjà dû faire face à plusieurs cas similaires. Sa chevelure lisse et rouquine dégringola le long de ses épaules lorsqu’elle s’agenouilla aux côtés du cadavre. Ses doigts de porcelaine fouillèrent adroitement les poches du veston marron et en sortirent les papiers d’identité de l’homme. Monsieur Barnabee Lincoln. Un nom d’une autre époque. Une rapide moue se dessina sur sa bouche rosée puis elle se redressa sur ses jambes, la silhouette moulée par sa tenue de cuir synthétique noir. Il était temps de partir. Sans plus d’états d’âme, la jeune femme revint en arrière et saisit le bidon d’essence qui se trouvait sur le pasde-porte. Quelques minutes plus tard, elle aspergeait le vieil homme de ce liquide à l’odeur nauséabonde. Le craquement d’une allumette vint compléter le tableau. Sans perdre une minute, Eden quitta les lieux à grandes enjambées, enfilant sa capuche noire. À plusieurs reprises, on lui avait suggéré de se teindre les cheveux en brun pour se camoufler plus facilement. Cependant elle n’avait pas encore sauté le pas. Il le faudrait probablement, tôt ou tard. Ses reflets flamboyants ne s’avéraient pas vraiment compatibles avec la discrétion des missions confiées par le GUN. Le secret de ses fonctions pourrait un jour être mis en danger par cette caractéristique physique facilement reconnaissable. Lorsqu’enfin elle atteignit l’extérieur du bâtiment, elle se glissa dans la ruelle juxtaposée à la porte d’entrée, pour s’y camoufler. Là, essoufflée, elle s’adossa quelques secondes pour reprendre des forces. — 596, murmura-t-elle pour elle-même. Sa voix laissait transparaître une faille, aussi fière soit-elle. Le regard lointain, la jeune femme fila au loin, usant de la pénombre nocturne pour disparaître tel un spectre. Devant la grande façade argentée, Eden apposa son index sur le détecteur d’empreintes digitales. Une brève sonnerie retentit. L’issue se déverrouilla aussitôt, tandis qu’une voix robotisée survolait l’entrée du building. — Bienvenue, Alpha 9.

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La jeune femme dépassa les deux portes automatiques du grand hall, ne prêtant pas la moindre attention aux reflets que lui renvoyait la foule de miroirs tout autour de la pièce. Elle patienta quelques secondes au pied de l’ascenseur puis grimpa à bord. Au troisième étage, Eden salua Misty au bureau de l’accueil d’un hochement de tête poli. La vieille secrétaire lui rendit un sourire des plus courtois, comme à son habitude. Un chignon noir strict lui tirait les traits, lui conférant quelques années de plus en accentuant ses rides de sexagénaire. Dans son tailleur pourpre, elle assurait le parfait maintien du cliché de la secrétaire, dévouée et serviable. Aucune vague, en complète harmonie avec les tons beiges des murs de la pièce. Lorsqu’elle atteignit le bout du couloir, Eden frappa deux coups secs à la porte de droite. Sur une plaque métallisée, on pouvait lire « M. Henri Graham ». N’entendant pas de réponse, la jeune femme poussa le battant et pénétra dans une grande pièce dont le sol était recouvert d’une moquette hideuse et sombre. Au centre, un bureau de bois vernis servait de séparation entre deux hommes visiblement en pleine discussion. Elle ne reconnaissait pas le visiteur qui se tenait face à Henri. Un type d’une quarantaine d’années, tout au plus. Un début de calvitie vieillissait son visage peu marqué, mais son costume très tendance venait contrecarrer cette apparence un peu vieillotte. — Eden, je ne t’ai pas dit d’entrer ! Le ton d’Henri ne laissait aucun doute sur le ras-le-bol qu’il éprouvait. Les manières parfois trop abruptes de la jeune femme ne choquaient plus son entraîneur, mais les personnes extérieures au GUN n’étaient sans doute pas aussi compréhensives. Si Eden obéissait sans discuter aux ordres du GUN, à qui elle vouait une foi inébranlable, elle agissait toujours à sa manière, souvent d’une assurance trop piquante. Heureusement pour elle, d’autres atouts lui octroyaient le rang d’arme indispensable au GUN. Au fil des années passées en tant qu’entraîneur, Henri s’était habitué au caractère bien trempé de la jeune femme. Malgré tout, le respect prévalait entre eux. Si la majeure partie des gens l’exaspérait, elle reconnaissait sans mal l’autorité quasi paternelle d’Henri. Eden leva la main en signe de paix, et fit demi-tour vers la sortie. — Je suis confus, monsieur Augusto, les jeunes gens sont parfois impétueux… Henri se confondait en excuses devant son visiteur.

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Eden referma la porte derrière elle et patienta quelques minutes jusqu’à ce que celle-ci se rouvre. Sur une poignée de main cordiale, les deux hommes se quittèrent en échangeant un sourire très commercial. Dans un soupir exaspéré, Henri baissa le regard vers Eden. — Allez, entre. La jeune femme suivit le quinquagénaire à l’intérieur de son bureau, refermant la porte derrière eux. L’homme prit place dans son fauteuil de cuir et elle alla s’asseoir dans celui réservé aux visiteurs. Ses cheveux grisonnants en bataille, Henri portait sur son visage les traces d’une vie difficile. Des rides s’incrustaient sur chaque parcelle de sa peau rugueuse, et son nez gardait en mémoire plusieurs fractures mal ressoudées. Une barbe de trois jours, indisciplinée et décolorée parsemait tout le bas de son visage. D’un simple regard, il interrogea la jeune femme. Feignant de ne pas s’en apercevoir, Eden détourna la conversation. — C’était qui, lui ? Henri fronça les sourcils. — Ce ne sont pas tes affaires. Tu as fait ce qu’il fallait ? Eden déposa les papiers de sa dernière victime sur le bureau d’Henri avec nonchalance. Elle s’affala au plus profond du fauteuil et croisa ses jambes sur l’accoudoir de celui-ci. Henri n’y prêta guère attention. En dix ans, il avait cessé de vouloir à tout prix lui inculquer les codes de bonne conduite. Elle y était totalement imperméable. Eden estimait, à juste titre, qu’elle faisait bien son travail et qu’elle respectait les ordres à la lettre. C’était suffisant. Peu importait la manière de procéder, tant que le résultat était là. — Parfait. Plus de traces ? — Un vrai feu de joie. — Bien. Prends une journée, tu l’as méritée. — OK. Alors qu’elle s’apprêtait à se relever, Henri intercepta la jeune femme d’un geste de la main. — Pas si vite. Avant cela, tu dois me suivre. Lady Bonnaire souhaite nous voir. Tous les deux. Étonnée, Eden se rassit. — Tu sais pour quelle raison ? La mine grave, Henri nia d’un hochement de tête.

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Lady Bonnaire, alias la big boss. La Présidente du Groupement Unifié National dont les membres fondateurs dirigeaient la planète. Eden l’avait déjà rencontrée, mais à de rares occasions : lors de sa venue ici, ou bien encore lorsqu’on lui avait annoncé le destin qui lui était réservé. Une autre fois, lorsque la Grande Dame avait souhaité féliciter ses troupes après une intervention de longue haleine, suite à une tentative de mutinerie. Voilà tout. Cette demande d’entretien ne la réjouissait guère. Et de toute évidence, Henri semblait aussi perdu qu’elle concernant l’objet de cette convocation. — Promis, je n’ai rien fait. Henri lâcha un grognement exaspéré et invita la jeune femme à quitter son bureau.

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2 La Grande Dame

Le sol blanc laqué réverbérait la lumière, rendant la pièce bien trop éblouissante. Pour la première fois en dix ans, Eden pénétrait au sein de ce bureau si prestigieux. Les murs ivoire portaient fièrement des miroirs dont l’espacement se voulait d’une régularité sans faille. Deux gardes armés entouraient la porte d’entrée du bureau, immobiles, impassibles. Le pas hésitant, Eden avait perdu de son assurance et suivait maladroitement son formateur. Quelques mètres plus loin, un tapis bleu roi indiquait le chemin à suivre jusqu’à l’immense bureau blanc. Construit dans le marbre, celui-ci laissait transparaître la délicatesse d’un monde humain disparu. Comme seule compagnie, un pot à crayons de verre et un dossier de papier rouge plastifié. Derrière le meuble, Lady Bonnaire. Assise dans un fauteuil de cuir blanc, la Grande Dame arborait un chignon d’une blondeur à faire pâlir les champs de blé. Ses traits d’une pureté agaçante frôlaient la perfection. La pâleur de son teint s’octroyait fièrement les faveurs de la luminosité ambiante. Lorsqu’elle leva les yeux sur ses visiteurs, ceux-ci baissèrent la tête, respectueux. Un sourire poli s’afficha sur ses lèvres maquillées de rouge. — M. Graham, Alpha 9, soyez les bienvenus. Eden ne broncha pas lorsque la femme blonde l’appela par son matricule. C’était la règle, ici. Un Alpha était avant tout un agent du gouvernement. Dans le cadre de sa mission, elle n’était rien de plus qu’un numéro, parmi quatre-vingt-dix-neuf autres. Elle ignorait

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pourquoi le GUN avait décidé de nommer cent Alphas, et en toute honnêteté, elle s’en fichait. Une fois face au bureau, les deux visiteurs s’arrêtèrent. — Fermez la porte. Le ton autoritaire de Lady Bonnaire était enrobé ce qu’il fallait de douceur pour bien passer. Les deux gardes s’exécutèrent et quittèrent la pièce, obéissants. Impatiente de nature, Eden ne pouvait s’empêcher de trépigner, faisant jouer ses doigts dans son dos et ses deux bottines noires oscillant régulièrement sur leurs arêtes extérieures. — Bien, je vous ai fait venir aujourd’hui car je dois aborder avec vous un sujet de la plus haute importance. Toujours ce timbre mêlant douceur et autorité. Lady Bonnaire prenait des airs de dragon dissimulé dans un corps de déesse. — Asseyez-vous. La Grande Dame désigna de son index deux fauteuils datant d’une autre époque. Ils étaient d’un velours gris clair, et une ornière dorée venait les entourer, leur conférant une valeur inestimable. Henri prit place le premier, Eden le suivant de près. Tous deux échangèrent un regard empli de questions. — Comme vous le savez, Gemma, bien qu’étant un exemple d’harmonie et de sécurité, connaît récemment un pic de petits aléas « Petits aléas » ? Eden ne voyait pas où elle voulait en venir. Lady Bonnaire sembla le remarquer. Elle prit une profonde inspiration et tenta d’éclaircir ses propos. — Quelques erreurs de sélection s’acharnent à faire échouer nos plans de vie paisible. — « Des erreurs de sélection » ? reprit Eden, dans le doute. Lady Bonnaire afficha un sourire impeccable, avant de hocher la tête. — Des humains non méritants. La voix éraillée d’Henri clôtura toute nouvelle interrogation de sa protégée. Lady Bonnaire l’en remercia du regard. Puis il reprit : — Qu’attendez-vous d’elle ? — Qu’elle fasse le ménage au sein d’un groupuscule particulièrement actif ces dernières semaines. Alpha 35 y est déjà infiltrée. Alpha 9 devra en faire de même. — Je me fais passer pour l’un d’eux ? C’est bien ça ? — Précisément.

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— Et ensuite ? — Vous récolterez toutes les informations nécessaires nous permettant de déjouer leurs plans et vous nous les transmettrez en temps réel. — Combien sont-ils ? — Alpha 35 a mis en évidence les noms de huit membres, à ce jour. Mais l’ensemble du groupuscule représente au total une centaine de personnes. Bien plus que ce que nous estimions au départ. C’est pourquoi un peu d’aide lui sera bénéfique pour démanteler ce groupe. De plus, il est probable que le nombre de leurs partisans s’étoffe au fil des jours, d’où l’urgence d’y mettre un terme rapidement. La Grande Dame ouvrit alors le dossier de papier rouge devant elle, duquel elle extirpa plusieurs photographies. Elle étala chacune d’elles sur le bureau, puis désigna de l’index un homme sur l’une d’entre elles. — Drago Thorgard est le leader du groupe. L’homme à abattre numéro un. L’obscurité régnant lors de la prise du cliché rendait l’identification plus difficile, mais un visage très pâle se détachait du reste de l’image. Des cheveux charbon en bataille et un regard d’une clarté déstabilisante. Il n’avait pas l’air très âgé, une trentaine d’années tout au plus. Ensuite, Lady Bonnaire montra du doigt une jeune fille sur une autre photographie. Elle avait l’apparence d’une adolescente, avec ses cheveux blonds et ses yeux cernés de maquillage noir. — Alpha 35. Elle sera votre seule alliée sur place. — La petite protégée de Sofia Hernandez, je me trompe ? Visiblement, Henri connaissait déjà l’entraîneuse de sa future alliée. Le monde des Alphas était bien petit. — Exactement, acquiesça Lady Bonnaire. Eden hocha la tête, attentive à la moindre information. — Nous manquons encore de précisions concernant les autres membres importants du groupe, mais je compte sur vous pour me les transmettre rapidement. — Depuis combien de temps Alpha 35 est-elle infiltrée ? — Trois mois. — Et elle n’a rien de plus ?

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L’étonnement d’Eden frôlait la limite du culot, aussi Lady Bonnaire freina-t-elle ses ardeurs. De son côté, Henri glissait un coup de coude à la jeune femme pour la supplier de se tenir à carreau. — Ils sont très méfiants ! Croyez-moi, vous ne savez pas encore à qui vous aurez affaire. Présentez-vous sous votre vrai prénom. Vous êtes une citoyenne lambda de Gemma. Le GUN vous a embarquée de force sur cette planète, vous séparant de votre famille. Vous souhaitez votre revanche. Un dossier complet vous sera fourni pour votre couverture. Apprenez-le par cœur. Aucune hésitation ne sera permise. Alpha 35 vous attendra chez vous ce soir, pour mettre au point la meilleure stratégie à adopter. Eden soupira. Si elle faisait office de parfait petit soldat, tuant de sang-froid n’importe quelle cible avec une habileté sans pareil, en revanche, elle supportait mal l’invasion dans sa vie privée. Henri lui jeta un regard noir, mettant un terme à sa question avant même qu’elle ne s’échappe de ses lèvres. Eden garda donc le silence. Son entraîneur prit la parole : — De combien de temps dispose-t-elle ? — Trois mois, grand maximum. Si tout n’est pas rentré dans l’ordre à ce moment-là, nous agirons de la manière forte. Nous préférons tenter une approche plus discrète en premier lieu. Inutile d’alerter tous les citoyens. — Évidemment, conclut Henri. Je resterai en contact avec elle tout du long. Dans l’ombre. — Bien entendu. Tout ce que vous devez savoir se trouve dans ce dossier. Soyez prudente avec votre téléphone, ils pourraient vous mettre sur écoute. Gardez-le sur vous en toutes circonstances, vous devez pouvoir rester joignable en cas de besoin. Eden hocha la tête. — Bien compris. Henri la regardait avec de grands yeux. Elle avait toujours été différente des autres jeunes femmes de son âge, plus froide, plus détachée, et bien plus mature encore que ses semblables. Un parfait Alpha, donc. Henri semblait fier d’elle. Il fallait croire que son travail avec elle avait porté ses fruits. Presque comme un père aurait éduqué sa fille, Henri l’avait préparée pour ce monde.

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3 Alpha 35

Le Tube aérien glissait à vive allure, contournant la partie est de Gemma. Ce train, alimenté par l’énergie lumineuse, était l’unique moyen de parcourir rapidement les grandes distances sur cette planète. Sa vitesse de pointe frôlait dangereusement les trois cents kilomètres par heure. Évidemment, le soleil n’illuminait pas Gemma, trop éloignée. Mais un astre en partie semblable endossait sans mal ce rôle de chaleur et de lumière : Lumen, une petite étoile située à quelques millions de kilomètres de Gemma. Elle alimentait la majeure partie des engins de la planète, à commencer par le Tube. Contrairement à la Terre, il n’y avait pas de jours et de nuits alternatifs. La partie située face à Lumen était constamment baignée de lumière ; c’était le sud de Gemma. La partie nord se trouvait englobée dans la nuit. Plus on s’éloignait de Lumen, plus les ténèbres prenaient place. Si la population s’était installée jusqu’à la lisière des ténèbres, personne n’osait réellement franchir cette limite, l’obscurité effrayant toujours, même sur une autre planète. Le GUN tenait son siège au commencement du nord. Une seule gare s’en approchait un peu plus, après quoi, il n’y avait plus rien de construit. Pas de vie, ou du moins, pas de vies humaines. Peut-être quelques formes animales. Des créatures différentes de celles de la Terre, bien entendu. Eden avait déjà eu l’occasion d’apercevoir quelques êtres volants rappelant des oiseaux. Les scientifiques les nommaient les « ailés ». Leur corps entier était recouvert d’écailles orangées. Mais l’inconnu faisait peur. Et les principes fondamentaux de cette nouvelle civilisation prônaient clairement le respect de la

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planète. Le but premier : éviter de massacrer Gemma comme les humains avaient piétiné la Terre. Ne pas l’envahir de constructions allait donc en ce sens. Nul doute que le GUN projetait néanmoins de partir en reconnaissance dans cette zone, si ce n’était pas déjà en cours. Connaître Gemma pour mieux la pratiquer. Semblable au fonctionnement de la Lune, Gemma tournait sur elle-même, et tournait autour de Lumen. La vitesse particulière de ces deux rotations expliquait le fait que seule une partie de Gemma profitait de la lumière de Lumen. Les études sur la planète manquaient encore cruellement de précisions et de recul pour être fiables. Le GUN l’avait choisie pour sa surface accueillante pour la vie humaine. Les progrès techniques récents avaient permis à l’Homme de découvrir d’autres systèmes solaires, d’aller plus loin encore, jusqu’à ce que Gemma figure parmi la liste des trouvailles scientifiques les plus prometteuses. Lorsqu’un certain Dr Forbes changea la donne en science des transports et de la vitesse, après des années de recherche sur le sujet, ce fut la révolution. Il trouva comment utiliser les photons des sources de lumière – naturelle ou non – pour altérer l’espace-temps et modifier les notions de vitesse. L’Homme tenait dans ses mains un espoir sans précédent pour son futur : la distance n’avait désormais plus la même importance. Eden vivait au sud de la planète, là où les couleurs reprenaient tout leur sens. Il y faisait chaud, et les citoyens prenaient le temps de vivre. Pas elle ; les membres Alphas étaient voués à un autre dessein. Eden savait néanmoins apprécier la douceur de vivre du Sud, quitte à s’imposer une longue distance pour se rendre à la Tour d’Argent du GUN. Lorsque le Tube ralentit, Eden se leva et s’approcha de la sortie. Elle rejoignit la terre ferme, et ses boots noires foulèrent le sol bleuté comme celle qui recouvrait la majeure partie de Gemma. Elle traversa la grande ruelle qui faisait face à la gare et ôta la capuche qui masquait sa chevelure rousse. Les mains dans les poches de son blouson, elle avança jusqu’à l’angle de la rue et gagna le jardin d’une petite maison. La charpente en bois de fève, un proche parent du chêne terrestre, lui conférait un aspect rustre, mais solide. La demeure était juste assez grande pour une ou deux personnes. De la mousse végétale recouvrait le sol de la petite cour, s’affaissant sous les pas de la jeune femme. Une fois sur le palier, Eden tendit sa main face au détecteur

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biométrique. Un petit « bip » retentit, déverrouillant au passage le loquet de la porte. Dans un soupir épuisé, elle laissa tomber son blouson à même le sol et quitta ses bottines avant de s’affaler dans son sofa, un vieux meuble marqué par le temps qui était là lors de son arrivée dans la maison, comme la plupart du mobilier. Cette bâtisse lui avait été mise à disposition par le gouvernement. Être une Alpha lui apportait des avantages en nature comme celui-ci. — Sympa, comme intérieur. Plutôt rustique, mais suffisant. Eden sursauta et par réflexe se jeta sur son blouson au sol à la vitesse de l’éclair, pour en extirper son arme à feu fétiche. Elle la chargea aussitôt, la braquant en direction de la voix féminine qui venait de faire intrusion dans sa maison. — Sors de là ! Avec une nonchalance provocante, une jeune fille blonde sortit lentement de derrière la porte de la cuisine. Lorsqu’elle aperçut l’arme tendue vers elle, un regard dédaigneux se dessina sur ses fines lèvres. Eden la reconnut aussitôt et rangea son revolver dans l’arrière de son pantalon, presque déçue. — Alpha 35, je suppose ? — Tu supposes bien. La jeune femme souffla un grand coup et rejoignit son sofa où elle s’assit. Sa visiteuse était un peu plus petite qu’elle, plus jeune visiblement aussi. Ses longs cheveux dorés et son look un peu grunge lui rappelaient ces groupes de musique provocateurs et rebelles comme on en voyait sur Terre. Elle arborait un jean déchiré au niveau du genou, et un tee-shirt trop ample et délavé. — Comment es-tu entrée ? — Je suis douée pour ça. C’est un de mes talents. Peu de portes me résistent. Une moue dubitative sur le visage, Eden lui indiqua du regard de s’asseoir en face d’elle, sur le fauteuil juxtaposant la bibliothèque. Aussi détendue que s’il s’agissait d’une visite de courtoisie, la petite blonde observa la décoration de la pièce, s’attardant sur l’imposante structure en bois où séjournaient des dizaines de bouquins. — Tu lis ? Eden répondit sèchement. — Je lis. — Tu lis quoi ?

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Eden fronça les sourcils. Où voulait-elle en venir exactement ? — Peu importe. On n’est pas là pour parler de mes lectures. — Comme tu voudras. J’essayais juste de faire la discussion. Mais ça m’arrange, moi non plus je n’ai franchement pas envie de m’emmerder avec du copinage de circonstance. On m’avait prévenue… — Prévenue de quoi ? Cette fois-ci, l’agacement gagna la jeune femme. La sociabilité n’était pas son fort. Elle n’appréciait guère ses semblables. Un vrai loup solitaire. — Ils disent que tu n’es pas très chaleureuse, comme fille. Eden lâcha un rire amusé. — « Ils » ? — Oui, au GUN. Bref, peu importe. Eden reprit finalement son sérieux. — Bon, assez blablaté. Parle-moi d’eux. — Déjà, pour info, mon prénom c’est Rudy. Autant que tu le connaisses vu qu’on va bosser ensemble pendant trois mois. Sans guère prendre la peine de la saluer, Eden lui indiqua de poursuivre d’un geste de la main. — J’ai infiltré le réseau il y a trois mois, ça n’a pas été facile. Il a fallu du temps avant qu’ils ne me fassent confiance. J’ai tout misé sur un pseudo-rapprochement avec Sam, le bras droit un peu spécial, mais pas méchant du leader. Ce dernier, c’est Drago Thorgard, un Norvégien pas très causant. Plutôt beau gosse, mais carrément flippant. — Un chef qui ne parle pas ? — Il ne parle pas pour ne rien dire, non. Il observe, cerne les gens, et n’intervient que lorsque c’est nécessaire. Il faut se méfier de lui plus que de quiconque. — Et les autres ? — Ils ont divisé la partie habitée de Gemma en plusieurs secteurs géographiques. Thorgard délègue la gestion des rebelles de chaque secteur à un chef de zone. Au nord, Secteur 1, c’est donc Samuel, le meilleur ami de Drago, plutôt sympa, mais un peu étrange. Ce type parle de lui à la troisième personne du singulier ! Il a un doctorat en médecine et un diplôme d’informaticien. Un vrai petit génie en dépit de son côté bizarre. À l’est, Secteur 2, Xabi, le Mexicain. Il touche pas mal à la drogue qu’il fabrique. Il est très lunatique. Je l’ai déjà vu péter un plomb et crois-moi, il ne vaut mieux pas rester dans

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les parages. Accessoirement, c’est la brute épaisse à qui ils font appel en cas de « communication compliquée ». À l’ouest, Secteur 3, Holly, une dure à cuire, mieux vaut se la mettre dans la poche assez vite pour éviter les ennuis. Secteur 4 : Rita. Plutôt discrète, je n’ai pas encore réussi à en apprendre assez sur elle. Aucun antécédent sur Gemma, un véritable courant d’air ! Enfin, au centre, Secteur 5 : Rose, alias grand-mère gâteau, enfin, à première vue. Elle paraît gentille mais elle a plus d’un tour dans son sac, la vieille dame. Je ne la sens pas du tout. Elle se charge de recruter de nouveaux rebelles au sein du groupe. Ça, c’est pour le noyau central. Autour d’eux gravitent tout un tas de petits rebelles en puissance, plus ou moins dangereux. On parle d’une grosse centaine d’individus, répartis sous les ordres des cinq chefs de secteurs, répondant eux-mêmes aux consignes du grand patron : Drago Thorgard. Eden acquiesça, intégrant toutes ces informations. — C’est quoi, ta couverture ? — Mon père s’est fait buter par le GUN. Je veux me venger. — Ils t’ont crue ? — Ils m’ont fait passer un test. Tu devras le passer aussi. Mais ils ne te feront pas confiance pour autant. C’est juste un début. Interpellée, Eden se penche en avant. — Quel genre de test ? — Ils vont tester ta motivation face à la pression, la fatigue et la faim. Si tu réussis, tu seras des leurs. Ils recherchent des profils précis, utiles pour leur cause, et qui n’ont peur de rien, certainement pas de laisser leur vie pour ce combat. Plutôt un bon point pour nous. Oh, et ils ont le sérum de vérité, aussi. J’espère que t’es bien entraînée. Alpha 35 sourit en coin, visiblement amusée par les risques que représentait cette mission. L’adrénaline semblait être son truc. LE truc de tous les Alphas ? Putain de sérum. Évidemment qu’elle était entraînée, mais avec cette merde chimique, tout était possible. — C’est du sérieux. — Tu en doutais ? Pas vraiment. — Comment comptes-tu m’introduire dans leur cercle fermé ? — J’y ai bien réfléchi. Il ne faut pas prendre le risque de nous planter toutes les deux en même temps. Tu nous rejoindras sans men-

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tionner de lien quelconque avec moi. Je ne compte pas faire dans le social, chacune pour soi. Si tu merdes, tu te débrouilles. Les bases étaient posées : « chacune pour soi ». À vrai dire, c’était tant mieux. Elle ne voulait pas devoir se soucier de quelqu’un d’autre qu’elle durant cette mission. — Tu connais ma couverture ? — Tu en veux au GUN de t’avoir imposé Gemma, d’avoir laissé ta famille crever sur Terre. Tu veux ta vengeance. Bla-bla-bla… Bref, regarde ton dossier. — Je le ferai quand je serai seule. — Prépare-toi. Cette nuit les questions seront nombreuses. Tu n’as pas le droit à l’erreur. Aucune hésitation n’est permise. Sinon, tu es cuite. Ne compte pas sur moi pour te venir en aide. Je sers le GUN, je ne donne pas dans la charité. « Cuite ». Ce mot fit sourire Eden. Étrange métaphore de la mort. — Je ne comptais pas dessus, rassure-toi, répondit-elle. — Tu viens de recevoir l’adresse où les trouver ainsi que mon numéro de téléphone. Sois en forme. Eux le seront. Quand ils te demanderont qui tu es, réponds juste « une ombre de plus ». « Une ombre de plus ? » Sans doute un nom de code, un mot de passe pour se reconnaître entre eux. Alpha 35 avait ce mérite : elle faisait preuve d’une honnêteté sans faille. Eden ne lui en tenait pas rigueur. Elle agissait de la même manière. Le plus important, ce n’était pas de vivre ou de mourir, mais de préserver l’équilibre instauré par le GUN sur Gemma. Sans rien ajouter, la petite blonde quitta le logement, laissant la jeune femme seule et en pleine réflexion. Elle venait de s’évaporer aussi discrètement qu’elle était apparue. Elle était douée. Eden se leva pour aller ramasser son blouson gisant au sol et en extirpa son téléphone. Un message venait bel et bien d’arriver.

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