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Jacqueline Carey
L’Avatar Kushiel – tome 3 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Le Berre
Bragelonne
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Chapitre premier
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n rêve me vint… et tout prit fin… « Dix ans de répit », voilà ce que la vieille prêtresse d’Asherat de la mer m’avait promis. Et j’avais eu dix ans de répit. Dix années au cours desquelles j’avais connu la prospérité, tout comme Terre d’Ange, mon pays bien-aimé. Bien souvent, c’est après coup seulement que l’on reconnaît un grand bonheur pour ce qu’il était. Pour cela, je bénis l’oracle de m’avoir avertie, car j’ai goûté la grâce de chacune de ces journées. J’avais toujours pour moi la jeunesse et la beauté – la seconde plus intense à mesure que la première s’éloignait. Cecilie Laveau-Perrin, mon amie et mentor, m’avait annoncé qu’il en serait ainsi, et si j’avais fait peu cas de ses paroles dans l’insouciance de mes vingt ans, je mesurais désormais tout ce qu’elles comportaient de vérité. « Une pensée bien superficielle », diront certains, mais je suis une D’Angeline et je ne m’excuserai jamais d’être ce que je suis. J’avais beau être comtesse de Montrève, héroïne du royaume – mes hauts faits n’avaient-ils pas été chantés par le successeur de la poétesse de la reine ? –, je demeurais avant tout Phèdre nó Delaunay, servante de Naamah, l’Élue de Kushiel, une anguissette, la courtisane la plus accomplie que notre royaume avait jamais connue. Je n’ai jamais prétendu être dénuée de toute vanité. Pour le reste, je jouissais de certaines choses que je place au-dessus de tout, et en particulier l’estime de ma souveraine, Ysandre de la Courcel, qui m’avait distinguée de l’étoile du compagnon pour ce que j’avais accompli dix années plus tôt afin de sauver son trône. En ces jours sombres, j’avais vu chez elle la marque d’une grande reine en devenir ; depuis lors, tout le royaume l’a constatée. Pendant dix années, Terre d’Ange avait connu une période de paix et d’opulence, tout comme Alba sur laquelle régnait l’époux d’Ysandre, Drustan mab Necthana, le Cruarch d’Alba, que j’avais l’immense honneur de tenir pour mon ami. Incontestablement, la main d’Elua le béni s’était posée sur cette union, pour faire naître l’amour là 13
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où seules les graines de la politique avaient été semées. L’amour avait été plus fort que tout, triomphant même du détroit qui les séparait. Mais il avait fallu que Hyacinthe se sacrifiât pour cela. D’où le rêve que je fis. J’ignorais en m’éveillant, tremblante et le souffle court, les yeux gonflés de larmes derrière mes paupières closes, que ce rêve-ci marquait le début de la fin. Même au plus fort des jours heureux, jamais je n’avais oublié Hyacinthe. Certes, c’était la première fois qu’il visitait mes songes, mais il était toujours demeuré présent à mon esprit. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il était mon plus vieil ami, et le plus cher – le compagnon de mon enfance. Même mon seigneur Anafiel Delaunay, lui qui m’avait accueillie dans sa maison lorsque j’avais eu dix ans, lui qui m’avait formée aux arts de la clandestinité, lui dont je porte le nom aujourd’hui, oui, même lui ne me connaissait pas depuis aussi longtemps. Ce que je suis devenue et la position que j’occupe, c’est à Anafiel Delaunay que je les dois, à lui qui d’une phrase sut transformer mon défaut en une marque sacrée – le signe de Kushiel. Mais j’avais déjà fait la connaissance de Hyacinthe auparavant, à une époque où je n’étais rien d’autre que le fruit non désiré des amours d’une traînée, une orpheline de la Cour de nuit qu’une tache rouge dans l’œil gauche rendait impropre au service de Naamah, et qui me valait d’être montrée du doigt et traitée de tous les noms par le peuple superstitieux. C’était de Hyacinthe que je venais de rêver. Non pas du jeune homme que j’avais laissé à un sort pire que la mort – un sort qui aurait dû être le mien – mais du garçon que j’avais connu, le petit Tsingano aux boucles brunes et au sourire joyeux qui m’avait tendu une main complice de dessous un étal renversé au milieu des fruits écrasés. Je pris une profonde inspiration, la gorge agitée de tremblements et les joues encore trempées de larmes ; lentement, les images refluaient. Avec quelle facilité l’horreur m’avait submergée ! Dans mon rêve, je me tenais à la proue d’un navire, l’un de ces petits vaisseaux illyriens rapides que je connaissais si bien, tétanisée par le chagrin tandis que le courant m’emportait, m’éloignant de la grève d’une île perdue d’où m’appelait le petit Hyacinthe, les bras tendus, criant mon nom dans le vent. Il venait de résoudre une énigme en nommant la source du pouvoir du Maître du détroit. J’avais moi aussi trouvé la réponse, mais Hyacinthe avait eu recours au dromonde, le don de double vue des Tsingani, si bien qu’il avait donné des détails que je ne pouvais pas connaître. Grâce à lui, nous avions pu franchir le détroit au plus crucial des moments, mais le prix avait été écrasant, condamné qu’il était à rester à jamais sur l’îlot désolé ; à moins que le geis pût être brisé. C’était à cette tâche que je m’étais 14
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consacrée pendant des années ; dans mon rêve, comme dans la réalité, j’avais échoué. J’entendais l’équipage derrière moi, jurant de désespoir face au vent qui nous repoussait ; l’étendue d’eau grise entre nous s’élargissait inexorablement. Les cris de Hyacinthe nous suivaient. Sa voix d’enfant appelait la femme que j’étais devenue. « Phèdre, Phèdre ! » La seule évocation fit courir un frisson dans tout mon être. Sans même y penser, je me retournai pour trouver du réconfort, pelotonnant mon corps apeuré dans la chaleur de celui de Joscelin, nichant ma joue humide contre son épaule. L’amour était le dernier des dons que m’avait fait la vie, celui que je chérissais entre tous. Depuis dix ans, Joscelin Verreuil était mon consort, et si nous nous étions chamaillés, querellés et même blessés jusqu’au vif des milliers de fois, je ne regrettais aucune des journées passées avec lui. Le royaume pouvait bien rire – et il ne s’en privait pas – de l’union d’une courtisane et d’un Cassilin ; nous savions tous deux ce que nous étions l’un pour l’autre. Joscelin ne s’éveilla pas, bougeant seulement un peu dans son sommeil pour accueillir mon corps contre le sien. La lueur de la lune pénétrait dans notre chambre surplombant le jardin – une clarté pâle qui mettait des reflets d’argent sur ses cheveux blonds. Des parfums mêlés de roses et de plantes aromatiques l’accompagnaient, qui faisaient l’air doux et léger. Un endroit agréable pour y dormir et y faire l’amour. Doucement, je posai mes lèvres sur l’épaule de Joscelin et me laissai aller contre lui. Si les choses avaient tourné autrement, Hyacinthe aurait pu être à sa place. Nous en avions rêvé, lui et moi. Personne ne peut savoir ce qui aurait pu être. Rêvassant ainsi, je finis par m’endormir – pour rêver que mon esprit rêvassait. Puis je m’éveillai, au milieu d’une flaque de soleil sur les draps blancs ; Joscelin était déjà sorti dans le jardin. Ses dagues traçaient des arabesques d’acier tandis qu’il exécutait les séries de mouvements accomplis chaque jour depuis l’âge de dix ans – l’entraînement des frères cassilins. Lorsqu’il me rejoignit, j’avais eu le temps de prendre un bain et de m’attabler pour déjeuner. Le regard de ses yeux bleus était sombre. — Des nouvelles sont arrivées, dit-il. De l’Azzalle. Je suspendis mon geste, puis reposai délicatement le morceau de pain recouvert de miel que je portais à ma bouche. Le souvenir de mon rêve flottait dans mon esprit. — Quelles nouvelles ? Joscelin prit place en face de moi, posant ses coudes sur la table, puis son menton sur ses mains. — Je ne sais pas. Cela a quelque chose à voir avec le détroit. Le messager d’Ysandre n’a rien voulu dire d’autre. 15
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joues.
— Hyacinthe, murmurai-je en sentant mon sang quitter mes
— Peut-être, répondit-il d’un ton grave. Nous sommes attendus à la cour au plus vite. Joscelin savait aussi bien que moi. Il était présent lorsque Hyacinthe avait pris sur lui le terrible destin qui aurait dû devenir le mien, en recourant au dromonde pour surpasser mes déductions et s’abandonner à un exil éternel. Un sort bien ironique pour le prince des voyageurs, condamné à une existence étriquée sur un rocher perdu au milieu des eaux entre Terre d’Ange et Alba, héritier désigné du Maître du détroit. Telle était la nature de l’arrangement, car le Maître du détroit ne pouvait s’affranchir de sa malédiction qu’en trouvant quelqu’un pour le remplacer. L’un d’entre nous devait rester. J’avais compris qu’il en était ainsi ; j’étais prête à l’accepter. Et le sacrifice en valait la peine, car jamais sans cela les navires albans n’auraient pu franchir le bras de mer – et Terre d’Ange serait tombée sous le joug des conquérants skaldiques. J’avais deviné ; j’avais donné la clé de l’énigme : le Maître du détroit tirait son pouvoir du Livre perdu de Raziel. Mais le dromonde permet de voir ce qui fut autant que ce qui sera, et Hyacinthe donna une réponse plus précise encore que la mienne. Il avait vu la genèse même du geis – l’amour que l’ange Rahab vouait à une mortelle qui ne l’aimait pas. Rahab l’avait tenue captive et lui avait fait un fils, mais elle s’était enfuie avec son aimé et avait péri avec lui. Le Dieu unique avait alors puni Rahab de sa désobéissance, faisant retomber toute la colère et l’amertume d’un cœur trahi sur son fils, le condam nant à devenir le Maître du détroit. Mais Rahab avait remonté des profondeurs abyssales les pages du Livre perdu de Raziel pour les donner à son fils, pour l’investir du pouvoir de commander aux eaux et l’asservir à une petite île des Trois Sœurs, exigeant de lui qu’il tînt Terre d’Ange séparée d’Alba aussi longtemps que durerait le châtiment de Rahab. Tel était le maléfice retombé sur les épaules de Hyacinthe. Pendant plus de dix années, j’avais cherché un moyen d’y mettre fin, m’immergeant dans l’étude des textes yeshuites dans l’espoir d’y trouver la clé qui lui rendrait sa liberté. Si un tel sésame existait, c’était dans les enseignements des suivants de Yeshua ben Yosef – le fils du Dieu unique – qu’il fallait le traquer. Mais s’il existait, je ne l’avais pas trouvé. C’était l’un des rares échecs de ma vie. — Allons-y, dis-je en repoussant mon assiette, l’appétit coupé. S’il s’est passé quelque chose, il faut que je sache. 16
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Sur un hochement de tête, Joscelin appela le garçon d’écurie pour faire préparer notre attelage. Je me retirai pour passer une tenue appropriée à une visite à la cour – une robe de soie couleur ambre avec, piquée au revers du décolleté, l’étoile du compagnon, le diamant enchâssé dans une étoile d’or, orné du sceau d’Elua. Cette broche est un ornement bien encombrant, mais si la reine m’avait fait appeler, je ne pouvais pas paraître sans le porter. Ysandre était fort sourcilleuse sur la question des honneurs qu’elle dispensait. Avec sur ses flancs les armes de Montrève revues et stylisées, mon fiacre était bien connu dans la Ville d’Elua. Le long des rues, on m’envoyait des baisers et des saluts joyeux ; je refoulai mon angoisse pour répondre d’un sourire à ces hommages, car mes admirateurs n’étaient en rien responsables de l’état de mes nerfs ce matin-là. Pour sa part, Joscelin accueillait ces effusions avec son stoïcisme coutumier. Naguère, cela avait été une pierre d’achoppement entre nous ; avec le temps, une certaine sagesse nous était venue. Si je rencontrais encore des clients, ceux-ci étaient plus rares et plus choisis. Trois fois l’an, j’acceptais de servir Naamah ; pas plus, mais pas moins. Après bien des débats et des querelles, c’était un compromis auquel nous étions parvenus. Je n’en peux mais si le signe de Kushiel fait naître en moi des désirs violents ; je suis une anguissette, condamnée à connaître les plus grands plaisirs dans la douleur uniquement. Joscelin ne pouvait qu’admettre qu’il était constitué autrement. Nous savions tous deux que deux personnes au monde seulement étaient capables de véritablement nous séparer. Et l’une d’elles… Personne ne peut savoir ce qui aurait pu être. Hyacinthe. Quant à l’autre… Nous ne parlions jamais de Melisande Shahrizai, hormis sous l’angle des aléas politiques. Mieux que quiconque, Joscelin savait quelle haine je nourrissais pour elle ; pour le reste, je portais en silence le fardeau de ma nature maudite. J’avais proposé une fois de m’offrir à elle, en échange du lieu reclus où elle cachait son fils. C’était un prix que Melisande n’était pas disposée à payer. En fait, je crois qu’elle n’aurait pour rien au monde livré ce secret connu d’elle seule et que nul être vivant ne partageait. Je le sais ; j’ai cherché. C’est l’autre quête dans laquelle j’ai échoué. Depuis lors, les choses avaient perdu de leur acuité ; du moins, quelque peu, mais pouvait-on jamais savoir avec Melisande Shahrizai ? À un certain moment, Ysandre avait pensé que mes craintes étaient exagérées, exacerbées par mes émotions d’anguissette, mais c’était avant qu’elle découvrît que Melisande avait épousé son grand-oncle Benedict 17
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de la Courcel et donné le jour à un fils, en lice pour la succession au trône de Terre d’Ange. Depuis, elle m’écoutait, mais je n’avais plus rien à porter à sa connaissance. Benedict était mort depuis long temps – et Percy de Somerville avec lui – et Melisande Shahrizai vivait recluse dans le sanctuaire d’Asherat de la mer. Son fils Imriel demeurait introuvable et je ne pouvais concevoir à quelle manigance elle œuvrait. Les craintes de ma souveraine Ysandre s’étaient néanmoins apaisées depuis la naissance de sa première fille, huit années aupa ravant, puis de la seconde, deux ans plus tard. Désormais, dans l’ordre de succession, deux héritières avaient préséance sur le fils de Melisande, toutes deux gardées chaque jour de leur vie. En fait, la succession au trône d’Alba – où s’appliquait encore la règle de la descendance par ligne maternelle – était une plus grande source d’inquiétude. À moins qu’il se décidât à rompre avec la tradition cruithne, Drustan mab Necthana devait accepter que son successeur fût le fruit des entrailles d’une de ses sœurs et non pas issu de ses reins. Telles étaient les règles de ceux de son peuple, le Cullach Gorrym, qui se considèrent comme les plus anciens enfants de la Terre. Deux de ses sœurs étaient encore en vie – Breidaia et Sibeal – et aucune n’avait épousé un descendant d’Elua. Après dix années de paix, ainsi était la situation politique de Terre d’Ange, le jour où je me rendis au palais pour entendre les nouvelles en provenance de l’Azzalle. La province de l’Azzalle est la plus septentrionale du royaume, sise le long des côtes bordant le détroit qui nous sépare d’Alba. Autrefois, ces eaux étaient infranchissables, territoire inviolable sous l’autorité de celui que nous appelions le Maître du détroit. Les choses étaient tout autre cependant depuis le sacrifice de Hyacinthe et le mariage d’Ysandre et Drustan, mais nulle embarcation n’avait jamais pu aborder aux rives des îles connues sous le nom des Trois Sœurs. Les conditions avaient été assouplies, mais le sortilège né de la désobéissance de l’ange Rahab demeurait. Aussi longtemps que son châtiment n’aurait pas été levé, la malédiction continuerait à agir. Comme l’avait fait observer le Maître du détroit, le Dieu unique a bonne mémoire. Un pressentiment m’étreignit le cœur lorsque nous pénétrâmes dans la cour du palais, et je frissonnai. N’eût été le rêve que j’avais fait, j’aurais pu être portée par l’espoir. Une fois déjà, mes songes avaient donné corps à mes angoisses, même s’il m’avait fallu l’aide d’un adepte initié de la maison de la Gentiane pour les reconnaître ; cette fois-là, 18
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mes visions s’étaient révélées horriblement fondées. Ce jour-là, je me souvenais de m’être éveillée en larmes ; je n’oubliais pas. Les mots d’une vieille femme aveugle et un souffle d’effroi sur mon âme m’avertissaient qu’une décennie bénie était sur le point de toucher à sa fin.
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Chapitre 2
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sandre nous reçut dans l’un de ses petits salons de réunion, une haute pièce voûtée occupée en son centre par une grande table entourée de huit chaises à haut dossier. Trois hommes portant la livrée de la maison Trevalion avaient pris place de part et d’autre de la reine, assise à une extrémité. — Phèdre, dit Ysandre en s’approchant pour me donner le baiser de bienvenue. Messire Verreuil, poursuivit-elle à l’intention de mon consort qui exécutait son salut cassilin, ses canons d’avant-bras d’acier croisés devant lui. (Ysandre l’avait toujours aimé, et son sentiment s’était renforcé depuis qu’il avait détourné la lame d’un assassin pour la défendre.) Je suis heureuse de vous voir. J’ai pensé que vous voudriez être les premiers à apprendre cette nouvelle étonnante. — Ma da…, commençai-je avant de me reprendre pour peut-être la millième fois. (L’étoile du compagnon m’autorisait à m’adresser en égale aux descendants d’Elua, une familiarité à laquelle ma nature et mon éducation m’avaient bien peu préparée, même après toutes ces années.) Ysandre, mille mercis de cette attention. Il y a donc des nou velles en provenance du détroit ? Ysandre se tourna vers les trois hommes qui s’étaient levés. — Voici Évrilac Duré de Trevalion et ses hommes d’arme Guillard et Armand, annonça-t-elle. Au cours de l’année écoulée, ce sont eux qui ont maintenu la surveillance à la Pointe des Sœurs pour messire Ghislain nó Trevalion. Je sentis mes genoux faiblir. — Hyacinthe, dis-je dans un souffle. Située au nord-ouest de l’Azzalle, dans le duché de Trevalion, la Pointe des Sœurs est la terre émergée la plus proche de ces îles que les D’Angelins appellent les Trois Sœurs ; c’était là que le Maître du détroit était condamné à exercer son pouvoir – et Hyacinthe à lui succéder. 20
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— Nous n’avons aucune nouvelle du Tsingano, comtesse, répondit Évrilac Duré d’un ton tranquille en s’avançant pour m’accorder une courte révérence. (C’était un homme de haute taille, d’une quarantaine d’années, avec aux coins de ses yeux gris des rides nées d’une longue contemplation de la mer.) Je suis désolé. Nous avons tous entendu parler de son sacrifice. Bien sûr, tout le monde connaissait cette histoire en Azzalle. C’était dans cette province que nous avions rejoint la terre, D’Angelins, Cruithnes et Dalriada, portés jusqu’à l’embouchure du Rhenus par l’immense vague toute puissante soulevée par le Maître du détroit, l’âme encore en berne du déchirement que nous venions de vivre. C’était Ghislain nó Trevalion qui nous y attendait – lui qui s’appelait encore Ghislain de Somerville. Depuis, il avait abjuré le nom de son père, ce dont je n’aurais su le blâmer. — Asseyez-vous et écoutons, dit Ysandre en désignant la table d’un ample mouvement du bras. Même si le royaume est en paix, ceux de l’Azzalle maintiennent une vigilance constante à la Pointe des Sœurs ; ils ont l’orgueil au cœur et n’oublient jamais que ce promontoire rocheux se trouve aux portes du Kusheth. Il est bien connu que les descendants des compagnons d’Elua ne cessent jamais de se quereller entre eux. Elua le béni, né du sang de Yeshua ben Yosef et des larmes de Magdelene, fruit des entrailles de la Terre, n’a jamais cherché à imposer sa domination là où il fut accueilli à bras ouverts au terme de ses pérégrinations. Cette terre devint la sienne et fut baptisée Terre d’Ange en son honneur. « Aime comme tu l’entends, » dit-il simplement à tous les hommes. En revanche, il en allait tout autrement entre ses compagnons – Azza, Naamah, Anael, Eisheth, Kushiel, Shemhazai et Camael –, ces anges déchus qui garantissaient sa liberté et l’assistaient dans ses voyages ; ce furent eux qui se partagèrent le royaume. Ils nous ont laissé bien des dons – mais le goût de la dissension aussi. Seul Cassiel ne prit jamais part aux divisions, demeurant à jamais aux côtés d’Elua – le Parfait compagnon. Ils ne sont plus ici désormais, mais dans la véritable Terre d’Ange, celle qui est au-delà des perceptions mortelles. Pour une fois qui jamais ne se reproduisit, il y eut la paix entre le Dieu unique et la Terre afin que fût créé cet éden dans l’au-delà. Et nous, leurs descendants, demeurons seuls pour appliquer de notre mieux le précepte d’Elua le béni ; notre histoire continue. Et voici l’histoire qui survint, telle que racontée pour la première fois par Armand, de faction la nuit où se produisirent les événements dont il fut témoin. — Des éclairs, décrivit Armand de la maison de Trevalion, comme je n’en avais jamais vus. Des zébrures bleues et blanches, ma 21
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dame, d’immenses traînées qui jaillissaient d’un seul nuage à deux lieues au large de la côte. (Il haussa les épaules.) Je ne peux être affirmatif car il faisait sombre, mais cela se passait dans la direction des Trois Sœurs. Autant qu’un homme puisse en juger, je crois que ce nuage était positionné au-dessus des trois îles. — Un orage n’est pas chose si rare, observa Joscelin d’une voix calme. Armand secoua la tête. — J’ai vu bien des tempêtes, messire cassilin, d’origine naturelle ou non. C’est le troisième engagement que j’accomplis à la Pointe des Sœurs. Mais là, il ne s’agissait pas d’un orage. Je n’avais jamais rien vu de tel. C’était une douce nuit de printemps, calme et tranquille. Toutes les étoiles étaient visibles sur le noir du ciel, hormis à l’endroit où ce nuage les cachait. À chaque éclair, je discernais le ventre du nuage, noir et violet, tout parsemé d’éclats d’or. Je me tenais sur le chemin de ronde et je voyais tout cela parfaitement. Ensuite, je suis allé prévenir le commandant. — Sa description est exacte, confirma Évrilac Duré. Tout était calme autour de nous. Les vagues ondulaient doucement à la Pointe des Sœurs et l’on entendait les insectes dans la nuit, mais autour des Trois Sœurs, les cieux et la mer étaient en furie. (Il croisa les mains sur la table.) J’ai vu bien des choses étranges dans le détroit, comme tous ceux qui y vivent, hommes ou femmes, Albans ou D’Angelins. Des marées qui défient la force de la lune, des eaux qui remontent le sens du courant, des remous, des tourbillons et des vagues immenses. Vous-mêmes, vous avez vu le visage des eaux, n’est-ce pas ? — Oui. C’est un spectacle que l’on n’oublie jamais. — C’est ce que j’avais entendu dire, murmura Duré. Toujours est-il que, moi, je n’avais jamais vu ou entendu parler d’une chose pareille. Nous sommes restés une bonne partie de la nuit à observer les éclairs, de plus en plus nombreux et de plus en plus violents. C’était magnifique – et terrifiant à la fois. Un peu avant l’aube, il y a eu un dernier fracas, un éclat si intense que le ciel tout entier est devenu tout blanc, et puis un cri énorme. On aurait dit une voix humaine, mais si puissante qu’elle a couvert le bruit de la mer et des vagues. Un seul cri. (Il se tut un instant.) Puis plus rien. — Toute la garnison en a été réveillée, intervint le troisième homme, Guillard. Je suis sorti le premier. Le ciel blanchissait à l’est et j’ai alors vu la vague arriver et se briser sur la grève – la vague et tout ce qu’elle emportait avec elle. Des poissons, des milliers de poissons, qui 22
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s’agitaient et mourraient sur les rochers. C’était une lame gigantesque comme celle que forme un rocher jeté dans l’eau. (Il secoua la tête.) Partout le long de la côte, aussi loin que l’œil portait, un tapis de poissons venus s’échouer. Je n’avais jamais vu ça. — En résumé, dis-je en fronçant les sourcils, vous avez vu un nuage, des éclairs étranges, puis une vague qui a déferlé en apportant des poissons. Et les îles ? Avez-vous tenté de rallier les Trois Sœurs ? Les hommes de Trevalion échangèrent des regards ; les mains d’Évrilac Duré se crispèrent. — Non, répondit-il sèchement. Notre mission est d’observer et de rendre compte. J’ai envoyé un message à messire Ghislain, qui m’a donné l’ordre de venir informer Sa Majesté au plus vite. C’est ce que j’ai fait. Il était terrifié. Je le vis dans ses yeux et dans les rides autour de sa bouche. Je ne pouvais pas lui en vouloir. Des hommes de la maison Trevalion avaient péri dans le détroit ; en grand nombre, sous le comman dement de Ghislain plus d’une dizaine d’années auparavant. Ghislain n’y avait été pour rien ; c’étaient les ordres de l’ancien roi, le grand-père d’Ysandre, Ganelon de la Courcel. Néanmoins, ils étaient morts, et nul n’aurait pu blâmer Duré de ses craintes. Moi aussi, j’avais peur. Ysandre s’éclaircit la voix. — J’ai envoyé des messagers prévenir Quintilius Rousse, Phèdre, mais il est en expédition au Khebbel-im-Akkad et son retour n’est pas prévu avant la fin de l’été. J’ai pensé que vous voudriez être informée. J’ai cru comprendre que vous avez longuement étudié le mystère du Maître du détroit. — Effectivement. J’enfouis mon visage dans mes mains, regrettant que l’amiral fût au loin. Quintilius Rousse était présent lorsque Hyacinthe avait choisi son destin – et un vieux contentieux l’opposait depuis longtemps au Maître du détroit. En outre, c’était Rousse qui, année après année, avait éprouvé les défenses des Trois Sœurs. S’il existait un homme capable de les mettre une nouvelle fois à l’épreuve, il était celui-là. Pour ma part, je n’avais guère de lumière sur ces questions-là, et Joscelin n’était pas la plus précieuse des aides sur les mers. Hélas ! mon Parfait Compagnon n’avait pas le pied marin et, sur un navire, on le trouvait plus souvent qu’à son tour en train de vomir par-dessus bord. — Que pensez-vous de tout ça ? Ysandre avait posé sur moi un regard plein de bonté. Elle avait naguère fait la connaissance de Hyacinthe – même si brièvement – et elle connaissait les liens d’amitié qui nous unissaient. 23
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— Je ne sais pas. (Je relevai la tête.) Le Maître du détroit a dit que l’apprentissage serait une longue épreuve. Peut-être ne s’agit-il que d’une démonstration de sa puissance, un phénomène de cet ordre. Mais au fond de mon cœur, une voix me dit que c’est autre chose. Avec votre permission, je voudrais aller voir. — Vous l’avez. (Le regard d’Ysandre dériva jusqu’à Évrilac Duré ; une note d’autorité y était apparue.) Messire Duré, je n’ordonnerai pas à des hommes de la maison Trevalion de partir à l’assaut des Trois Sœurs… mais je vous en fais la demande. Si Phèdre nó Delaunay souhaite se rendre là-bas, l’y mènerez-vous ? Évrilac Duré déglutit, puis releva le menton. Les hommes de l’Azzalle ont leur fierté, et Ysandre l’avait piqué au vif. Depuis son acces sion au trône, ma souveraine avait notablement progressé dans l’art de manipuler les autres. — Majesté ! répondit-il sèchement. Nous le ferons. La décision était prise. Ysandre congédia les soldats de l’Azzalle, afin qu’ils allassent se restaurer et se reposer, puis ordonna au secré taire de la Cassette royale qu’ils fussent dûment rétribués et que notre expédition fût libéralement dotée. Ensuite, elle nous convia, Joscelin et moi, à partager un petit en-cas avec elle dans le jardin – ce dont je me réjouis, affamée que j’étais d’avoir dû interrompre mon petit déjeuner. Le soleil de la fin de matinée baignait de lumière le vert des feuil lages du parc – au moins deux fois plus grand que le mien, et trois fois mieux entretenu. Tout en dégustant un verre de délicieux posset, du petit lait caillé servi tiède, accompagné des premiers fruits du printemps, nous partageâmes un moment exquis d’intimité. Rares étaient les personnes en son royaume à qui la reine accordait spontanément sa confiance. De tous les honneurs dont elle m’avait comblée, c’était celui-là que je chérissais le plus. Le chambellan des nourrices fit venir Sidonie et Alais, les deux filles d’Ysandre, afin qu’elles saluassent leur mère pendant qu’elle se restaurait ; quel tableau charmant ! Sidonie, l’aînée, était une fillette toute de gravité, aux longs cheveux d’un blond foncé, et qui avait hérité les yeux noirs de son père cruithne. Je retrouvais de nombreux traits de ses parents chez la jeune dauphine, bien plus que chez sa cadette, Alais, petite et brune, et prompte à la facétie. Elle eut tôt fait de grimper sur les genoux de Joscelin pour venir nicher ses bouclettes sous son menton. Mon consort rit et la laissa jouer avec les boucles de ses canons d’avant-bras. Il était très doué avec les enfants – bien plus que moi. 24
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Ysandre sourit avec toute l’indulgence résignée d’une mère, tout en caressant les cheveux brillants de Sidonie, agenouillée à côté d’elle, occupée à entortiller des tiges de violettes autour de l’un des pieds ouvragés de la table de fer forgé. — Alais ne se comporte pas ainsi avec tout le monde, messire cassilin. Peut-être devriez-vous songer à devenir père. Vous semblez avoir la fibre. — Ah, ma dame ! s’exclama Joscelin en enserrant l’enfant dans ses bras pour qu’elle se tînt tranquille tandis qu’il attrapait un fruit sur le plateau. J’ai déjà bien trop manqué à mes serments pour insulter encore la grâce de Cassiel. La reine tourna la tête vers moi en haussant les sourcils. Je soutins son regard sans ciller. Bien sûr, nous y avions songé ; comment aurait-il pu en être autrement ? Ce que Joscelin avait dit était vrai, mais il y avait encore une autre vérité dont je ne dis rien à Ysandre. Je porte un nom frappé du sceau du malheur, le nom donné par une mère experte dans les arts de Naamah et dans guère autre chose. Mon seigneur Kushiel m’a marquée ; je lui appartiens en tout – plus encore que je n’aurais jamais pu le rêver. Qui peut savoir si le très discutable don d’une anguissette n’est pas héréditaire ? Je n’avais jamais entendu dire qu’il l’était ; je n’avais jamais entendu dire le contraire non plus. Je suis ce que je suis et rien ne sert d’en concevoir du regret. Je crois pouvoir dire que je n’aurais pas survécu aux aventures qui me sont arrivées sans ce lien unique qui m’unit à la douleur. Lypiphera, ainsi m’avaient-ils nommée sur l’île de Kriti. « Celle qui endure la douleur. » Quoi qu’il en fût, je n’avais nulle envie de transmettre ce don à un enfant né de ma chair ; aussi n’avais-je jamais invoqué la bénédiction d’Eisheth pour ouvrir les portes de mes entrailles. Il est plus dur de voir un autre souffrir que de souffrir soi-même. Il est des souffrances que même une anguissette ne souhaite s’infliger – et celle-ci en faisait partie. — Qu’il en soit donc ainsi, murmura Ysandre d’une voix douce, avant de poursuivre en désignant l’étoile du compagnon sur ma poitrine. J’ai toujours pensé que vous réserviez la faveur que je vous ai promise pour votre enfant, Phèdre. Un duché, une fonction royale. Et même des fiançailles… Je vous ai donné ma parole. — Non. (Mes doigts vinrent toucher la broche. Je secouai la tête et répondis en toute sincérité.) Non, ma dame, il n’y a rien dont j’aie besoin ou que je puisse désirer – hormis des choses que vous n’avez pas le pouvoir de m’accorder. (Je souris tristement. Nous autres D’Angelins sommes passés du mauvais côté du monde divin, et le Dieu unique 25
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se lave les mains du sort des descendants d’Elua. C’est une réalité à laquelle même une reine ne saurait rien changer.) Pouvez-vous ramener à la vie ceux qui sont morts, ou me livrer le secret qui mettra un terme à la vengeance du Dieu unique ? Pour le reste, vous m’avez déjà offert tout ce que je pouvais souhaiter. — Je regrette de ne pouvoir faire plus. Ma dette envers vous est immense. (Ysandre se leva, fit quelque pas et s’arrêta pour contempler la calme beauté de son sanctuaire de verdure. Ses jardiniers ne cultivaient aucune herbe aromatique ici, mais uniquement des fleurs pour son agrément. Près de la porte, quatre hommes de la garde de la reine flânaient, vigilants malgré tout sous leur tranquille nonchalance ; le chambellan des nourrices avait rejoint les serviteurs revêtus de la livrée de la maison Courcel. Assise en tailleur sur les dalles, la dauphine, Sidonie, tressait une couronne en chantonnant, tandis que la jeune princesse Alais demeurait fourrée dans les jambes de Joscelin.) Toujours aucune nouvelle du fils de Melisande ? — Non, répondis-je doucement en secouant la tête, quand bien même elle ne pouvait pas me voir. Je n’aurais pas manqué de vous en avertir, ma dame. — Phèdre, s’exclama en se retournant. Vous ne cesserez donc jamais d’oublier, ma presque cousine ? — Probablement. (Je lui souris, puis me penchai pour attraper quelques-unes des violettes posées sur la robe de Sidonie et tresser rapidement une couronne. C’était un jeu auquel je m’étais beaucoup adonnée, enfant, lorsque je servais les adeptes de la Cour des floraisons nocturnes.) Tiens, dis-je en posant mon œuvre sur la tête de l’enfant. Souriant de plaisir, Sidonie courut à pas prudents pour se montrer à sa mère. Il y a des choses qu’une courtisane sait faire et qu’une reine ignore. — Très jolie, dit Ysandre en déposant un baiser sur le front de sa fille. Remercie la comtesse, Sidonie. — Merci, comtesse, dit la fillette, obéissante, en se tournant vers moi. Sa petite sœur Alais émit soudain un gloussement en tirant l’une des dagues de Joscelin de son fourreau. L’acier siffla et les gardes tour nèrent la tête vers nous, avant de se détendre en voyant un Cassilin retirer piteusement sa lame des petits doigts. Sidonie semblait consternée du manque de tenue de sa cadette ; Alais, elle, était aux anges. La marque de la résignation apparut sur le visage d’Ysandre de la Courcel. 26
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— Sans doute est-ce vous qui êtes dans le vrai, dit-elle avec un sourire forcé. Que la bénédiction d’Elua vous accompagne dans votre quête, Phèdre. Et si vous croisez le vaisseau amiral du Cruarch en chemin, demandez-lui de se hâter.
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