Succubus Dreams

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Chapitre premier

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aurais vraiment aimé que le gars au-dessus de moi se magne un peu parce que je commençais à m’ennuyer. Malheureusement, il ne semblait pas près de terminer. Brad ou Brian (quel que soit son nom) s’activait en moi, les yeux fermés, si fortement concentré qu’on aurait cru que faire l’amour lui demandait autant d’efforts qu’une opération de chirurgie du cerveau ou que soulever de la fonte. — Brett, dis-je d’une voix pantelante. Il était temps de passer à la vitesse supérieure. Il ouvrit un œil. — Bryce. — Bryce. (J’adoptai mon expression la plus passionnée et la plus orgasmique.) S’il te plaît… S’il te plaît… Ne t’arrête pas. Son autre œil s’ouvrit. Tous deux s’écarquillèrent. Une minute plus tard, c’était fini. — Désolé, dit-il en haletant. (Il roula à côté de moi, l’air mortifié.) Je ne sais pas… Je ne voulais pas… — Tout va bien, mon chou. (Je me sentais un peu coupable d’avoir utilisé l’astuce du « ne t’arrête pas » avec lui. Cela ne marchait pas toujours, mais avec certains hommes, planter cette petite graine suffisait à leur faire perdre tous leurs moyens.) Tu as été formidable. En plus, je ne mentais pas vraiment. Le sexe en lui-même avait été médiocre, mais le jaillissement juste après… la

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sensation de sa vie et de son âme se déversant en moi… quelle claque ! C’était incroyable. C’était – littéralement – la raison de vivre de succubes comme moi. Il me gratifia d’un sourire fatigué. L’énergie qui avait été la sienne circulait dans mon corps. Sa perte l’avait épuisé, vidé. Il serait bientôt assoupi et continuerait probablement à dormir beaucoup pendant les prochains jours. Il avait eu une bonne âme et j’en avais prélevé une bonne partie – ainsi que de sa vie proprement dite. À cause de moi, il vivrait quelques années de moins. Alors que je me rhabillais précipitamment, j’essayai de ne pas trop penser à ça – je n’avais fait qu’assurer ma survie. En outre, mes maîtres infernaux exigeaient de moi que je séduise et corrompe régulièrement des âmes de bonne qualité. Je me sentais moins coupable avec des crapules, mais elles ne paraissaient pas satisfaire les quotas de l’enfer. Bryce sembla surpris par mon départ précipité, mais il était bien trop fatigué pour protester. Je promis de l’appeler – promesse que je n’avais aucunement l’intention de tenir – et me glissai hors de la chambre tandis qu’il sombrait dans l’inconscience. À peine avais-je franchi le seuil de la porte que je changeai de forme. J’avais abordé Bryce sous l’apparence d’une femme grande, aux cheveux noirs, mais il était temps de revenir à ma forme préférée : petite, des yeux vert noisette et des cheveux châtain clair avec des reflets dorés. À l’instar du reste de ma vie, mes caractéristiques physiques étaient fluctuantes. Je chassai Bryce de mon esprit, comme je le faisais de la plupart des hommes avec qui je couchais, et traversai la ville en direction de ce qui était en train de devenir rapidement mon second chez-moi. C’était un appartement en stuc brun clair, situé dans une copropriété d’autres logements du même genre qui tentaient désespérément d’avoir l’air aussi branchés qu’une nouvelle construction pouvait se le permettre à Seattle. Je garai ma Passat dans la rue, pêchai ma clé hors de mon sac, et entrai.

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À l’intérieur, tout était calme, il faisait sombre. Une horloge à proximité m’informa qu’il était 3 heures du matin. Marchant en direction de la chambre à coucher, j’adoptai une apparence différente, troquant mes vêtements pour une chemise de nuit rouge. Je me figeai sur le seuil de la chambre, surprise d’avoir le souffle coupé. Après tout ce temps, j’aurais dû m’être habituée à lui, il n’aurait plus dû m’affecter ainsi. Mais il le faisait. Chaque fois. Seth était affalé sur le lit, un bras jeté par-dessus la tête. Il respirait profondément, par à-coups, les draps emmêlés autour de son corps long et mince. Le clair de lune atténuait la couleur de ses cheveux, mais au soleil, leur châtain clair prenait des reflets roux. À le voir ainsi, à l’étudier, je sentis mon cœur se gonfler dans ma poitrine. Je n’aurais jamais cru éprouver de nouveau ce sentiment pour quelqu’un, pas après tant de siècles à me sentir tellement… vide. Bryce n’avait eu aucune importance à mes yeux, mais l’homme étendu là était tout pour moi. Je me glissai à côté de lui, et son bras vint instantanément s’enrouler autour de moi. Je pense que c’était instinctif. Le lien qui nous unissait était si profond que, même inconscients, nous étions incapables de rester éloignés l’un de l’autre. J’appuyai ma joue contre la poitrine de Seth et la chaleur de sa peau se transmit à la mienne alors que je m’endormais. Ma culpabilité à propos de Bryce décrut et, bientôt, il n’y eut plus que Seth et l’amour que j’éprouvais pour lui. Presque immédiatement, je glissai dans un rêve. Sauf que, eh bien, je n’étais pas vraiment dedans, pas au sens actif du terme. En fait, je m’observais, assistant au déroulement des événements, comme si j’étais au cinéma. Mais contrairement à un film, je pouvais ressentir le moindre détail, tout voir, tout entendre… Une expérience aussi – non, plus – saisissante que la vie réelle. L’autre Georgina se trouvait dans une cuisine que je ne reconnaissais pas – lumineuse et moderne, bien plus vaste que

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ce dont une non-cuisinière comme moi pouvait imaginer avoir besoin. Mon moi onirique se tenait devant l’évier, les bras plongés jusqu’aux coudes dans une eau savonneuse qui embaumait l’orange. Elle faisait la vaisselle, ce qui surprit mon moi conscient – et elle n’était visiblement pas douée, ce qui ne surprit pas mon moi conscient. Sur le sol gisaient les vestiges d’un lave-vaisselle, cela expliquant la nécessité de recourir au travail manuel. Depuis une autre pièce, les accords de Sweet Home Alabama  1 flottèrent jusqu’à mes oreilles. Mon moi onirique fredonnait le refrain tout en lavant et, à la manière un peu surréaliste des rêves, je sentais son bonheur. Elle était heureuse, remplie d’une joie d’une telle perfection que j’avais du mal à la concevoir. Même en compagnie de Seth, j’avais rarement éprouvé pareille félicité – et j’étais super-heureuse avec lui, vous pouvez me croire. Je ne parvenais pas à m’expliquer l’état d’esprit de mon moi onirique, surtout en train de se livrer à une tâche aussi prosaïque que la vaisselle. Je me réveillai. À ma surprise, il faisait grand jour, par une belle matinée ensoleillée. Je n’avais pas vu le temps passer. Le rêve n’avait semblé durer qu’une minute, mais mon radio-réveil affirmait que six heures s’étaient écoulées. Je ressentais durement la perte du sentiment de bonheur de mon moi onirique. Plus étrange, j’avais l’impression que quelque chose n’allait pas. Il me fallut un moment pour mettre le doigt dessus : j’étais vidée. L’énergie vitale nécessaire à ma survie – l’énergie que j’avais volée à Bryce – avait presque disparu. En fait, j’en avais moins maintenant qu’avant de coucher avec lui. Un jaillissement de vie comme celui-là aurait dû me tenir au moins deux semaines, et pourtant je me sentais complètement 1. Sweet Home Alabama est sans doute la plus célèbre chanson du groupe Lynyrd Skynyrd. Sortie en 1974 sur leur second album, Second Helping, elle a été composée en réaction à deux chansons de Neil Young, Southern Man et Alabama, où celui-ci dénonçait le racisme des habitants des États du sud des États-Unis.

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crevée – presque autant que Bryce. Je n’étais pas descendue à un niveau qui risquait de me faire perdre mon pouvoir de transformation, mais je devrais rapidement refaire le plein – je ne pourrais pas attendre plus de deux jours. — Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Seth, derrière moi, d’une voix somnolente. Je me retournai et le découvris, appuyé sur un coude, qui me dévisageait avec un doux sourire. Je ne voulais pas lui expliquer ce qui était arrivé. Cela m’aurait obligée à entrer dans les détails de ma rencontre avec Bryce et, bien que Seth n’ignore rien des activités auxquelles je me livrais afin d’assurer ma survie, moins il en savait, mieux notre couple se portait. — Rien, mentis-je. J’étais une bonne menteuse. Il me caressa la joue. — Tu m’as manqué, hier soir. — Tu parles… Tu étais bien trop occupé par Cady et O’Neill. Alors même que son sourire se teintait d’ironie, je vis ses yeux adopter cette expression rêveuse et secrète réservée aux moments où les personnages de ses romans envahissaient ses pensées. Au cours de ma longue vie, j’avais forcé des rois et des généraux à me supplier de leur accorder mes faveurs, et pourtant, certains jours, mes charmes eux-mêmes n’étaient pas de taille à lutter contre les créations qui habitaient dans la tête de Seth. Heureusement, ce n’était pas le cas aujourd’hui et il concentra de nouveau son attention sur moi. — Naan… Ils ne sont de loin pas aussi sexy en chemise de nuit. D’ailleurs, ça fait très « Anne Sexton », soit dit en passant. « …those candy store cinnamon hearts… »  1 1. Anne Sexton (1928 – 1974) est une écrivaine américaine qui incarne la figure moderne du poète confessionnaliste. Ici, Seth fait référence à l’un de ses poèmes intitulé « Song For A Red Nightgown » et paru dans le recueil Love Poems. L’œuvre de Sexton n’a, à ce jour, toujours pas été traduite en français.

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Il n’y avait vraiment que Seth pour citer un poète souffrant de désordre bipolaire en guise de compliment. Je baissai les yeux et passai une main distraite sur la soie rouge. — C’est vrai qu’elle me va bien, admis-je. C’est encore mieux que si j’étais toute nue. — Certainement pas, s’indigna-t-il. Tu peux me croire, Thetis. Je souris, comme chaque fois qu’il m’appelait par le surnom qu’il m’avait trouvé. Dans la mythologie grecque, Thetis avait été la mère d’Achille, une déesse capable de changer d’apparence à volonté et qui avait cédé aux avances d’un mortel très déterminé. Puis, dans une manœuvre éton­ namment agressive venant de lui, Seth me fit basculer sur le dos et commença à m’embrasser dans le cou. — Hé ! protestai-je mollement. On n’a pas le temps pour ça. J’ai du travail qui m’attend et j’ai envie d’un petit déjeuner. — J’en prends bonne note, grommela-t-il, s’attaquant à ma bouche. Je cessai immédiatement de me plaindre. Seth embrassait comme un dieu. Ses baisers fondaient dans la bouche et vous remplissaient de douceur – un peu comme de la barbe à papa. Mais pour nous, ça s’arrêtait là. Avec un sens de l’àpropos né d’une longue pratique, il mit fin à notre baiser et se redressa ; il retira également ses mains. Toujours souriant, il baissa les yeux sur moi, vautrée sur le lit avec un total manque de dignité. Je lui rendis son sourire, étouffant le léger pincement de regret qui accompagnait d’ordinaire ces moments de retraite. Mais c’était comme ça avec nous et, pour être honnête, nous avions mis en place un système plutôt performant, consi­ dérant toutes les complications de notre relation amoureuse. Un jour, mon ami Hugh m’avait confié sur le ton de la plaisanterie que toutes les femmes finissent par voler l’âme de leur homme – s’ils restent ensemble assez longtemps. Moi, je faisais l’économie d’années de chamaillerie. Un baiser un peu trop long suffisait. Telle était la vie d’un succube. Je ne

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faisais pas les règles et je n’avais aucun moyen de bloquer le transfert d’énergie involontaire qui se produisait lors d’un contact physique intime. Par contre, je restais libre de choisir les partenaires avec qui j’allais « jusqu’au bout » – et Seth n’en faisait pas partie. Je le désirais profondément, mais je me refusais à lui voler sa vie comme je l’avais fait avec Bryce. Je me redressai à mon tour, prête à me lever, mais Seth devait se sentir d’humeur audacieuse ce matin. Il enroula ses bras autour de ma taille et me déplaça sur ses genoux, se pressant contre mon dos de manière à enfoncer son visage pas encore rasé dans mon cou et mes cheveux. Je sentis son corps frémir tandis qu’il retenait son souffle. Il expira lentement, comme s’il cherchait à reprendre le contrôle de lui-même, puis il raffermit sa prise sur moi. — Georgina, souffla-t-il contre ma peau. Je fermai les yeux – on ne jouait plus, là. Une sombre intensité nous enveloppa, brûlant à la fois de notre désir et de la peur de ce qui risquait de se produire. — Georgina, répéta-t-il, d’une voix basse et rauque. (J’eus de nouveau l’impression de fondre.) Sais-tu pourquoi la légende veut que les succubes rendent visite aux hommes dans leur sommeil ? — Pourquoi ? J’avais une toute petite voix. — Parce que je rêve de toi toutes les nuits. En d’autres circonstances, ç’aurait été un lieu commun, mais dans sa bouche, cette déclaration devenait puissante et vorace. Je fermai les yeux plus fort, tandis qu’un tourbillon d’émotions s’agitait en moi. J’avais envie de pleurer. J’avais envie de faire l’amour avec lui. J’avais envie de hurler. Parfois, c’était vraiment trop. Trop d’émotions, trop de danger. Trop, beaucoup trop. Ouvrant les yeux, je bougeai afin de pouvoir regarder son visage. Nos regards se croisèrent ; nous en voulions plus, tous les deux, mais nous n’étions en mesure ni de le donner ni

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de le prendre. Je me détournai la première et me glissai, non sans regret, hors de son étreinte. — Viens. Allons manger. Seth vivait dans le quartier de l’université, à Seattle – le U District, comme le surnommaient ses habitants. De chez lui, on pouvait facilement se rendre à pied dans plusieurs cafés ou restaurants jouxtant le campus et qui servaient le petit déjeuner. Une fois que nous fûmes attablés, les omelettes et la conversation nous firent bien vite oublier l’embarras ressenti un peu plus tôt. Après, nous remontâmes University Way en flânant, main dans la main. J’avais des courses à faire et Seth devait écrire ; pourtant, nous n’avions pas envie de nous séparer. Soudain, Seth s’arrêta de marcher. — Georgina. — Hein ? Il leva les sourcils, fixant du regard quelque chose de l’autre côté de la rue. — John Cusack est là-bas. Je suivis son regard incrédule ; apparemment, M. Cusack fumait une cigarette, adossé à la façade d’un immeuble. Je soupirai. — Ce n’est pas John Cusack. C’est Jerome. — Tu veux rire ? — Non. Je t’ai dit qu’il lui ressemblait. — Exactement : tu as dit « ressemblait ». Ce type ne lui ressemble pas, c’est son sosie. — Ce n’est pas lui, tu peux me croire. (Lisant l’impatience sur le visage de Jerome, je lâchai la main de Seth.) J’en ai pour une minute. Je traversai la rue et, alors que la distance qui me séparait de mon patron s’amenuisait, je sentis l’aura de Jerome balayer mon corps. Chaque immortel possède une signature qui lui est propre et celle d’un démon de l’envergure de Jerome était particulièrement puissante. J’avais l’impression de recevoir de plein fouet une succession de vagues de chaleur – comme quand on ouvre la porte d’un four en restant trop près.

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— Dépêche-toi, lui dis-je. Tu viens gâcher mon inter­mède romantique. Comme d’habitude. Jerome laissa tomber sa cigarette et l’éteignit avec son Oxford Kenneth Cole. Il jeta un regard dédaigneux autour de lui. — Quoi ? Ici ? Allons donc, Georgie, cet endroit n’a rien de romantique – pas même une étape sur la route du bonheur. Irritée, je posai une main sur ma hanche. Chaque fois que Jerome interrompait le cours de ma vie privée, ça annonçait généralement une série de mésaventures auxquelles j’aurais préféré ne jamais être mêlée. Mon petit doigt me disait que la présente interruption ne faisait pas exception. — Qu’est-ce que tu veux ? — Toi. Je clignai des yeux. — Quoi ? — J’ai prévu une réunion de l’ensemble de l’effectif. Ce soir. — Par « ensemble de l’effectif », tu veux dire vraiment tout le monde ? La dernière fois que l’archidémon en charge du secteur de Seattle nous avait tous réunis, c’était pour nous annoncer que notre démon local avait déçu les « attentes de sa hiérarchie ». Jerome nous avait laissé lui dire au revoir avant d’exiler le pauvre type dans les profondeurs ardentes de l’enfer. J’en gardais un souvenir un peu attristé, mais, comme il avait été remplacé par mon ami Hugh, je m’en étais vite remise. J’espérais que cette réunion n’aurait pas un objet similaire. Il me lança un regard agacé, sa façon à lui de me signifier sans détour que je lui faisais perdre son temps. — C’est, par définition, le sens de cette expression, tu ne crois pas ? — À quelle heure ? — Dix-neuf heures. Chez Peter et Cody. Ne sois pas en retard. Ta présence est essentielle au bon déroulement de cette réunion.

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Merde. Pourvu que ça ne soit pas ma soirée d’adieu. Je m’étais plutôt bien conduite ces derniers temps. — De quoi s’agit-il ? — Tu le découvriras en arrivant. Ne sois pas en retard, répéta-t-il. Et sur ces mots, le démon recula dans l’ombre d’un immeuble et disparut. Un sentiment d’effroi m’envahit. On ne pouvait pas faire confiance à un démon, en particulier si ce dernier revêtait l’apparence bizarre d’un acteur de cinéma et distribuait des invitations énigmatiques. — Tout va bien ? me demanda Seth quand je le rejoignis. Je réfléchis. — Autant que faire se peut… Il décida sagement de ne pas creuser le sujet ; finalement, chacun de nous alla vaquer à ses occupations. Je mourais de curiosité à propos de la réunion de ce soir, mais j’étais plus intriguée encore par l’étrange phénomène qui m’avait fait perdre toute mon énergie du jour au lendemain. Alors que je faisais mes courses – remplir le frigo, changer l’huile de ma voiture, un petit tour chez Macy’s –, je me surpris également à me repasser ce rêve bref et étrange dans ma tête. Comment un rêve aussi court pouvait-il être aussi marquant ? Pourquoi n’arrêtais-je pas d’y penser ? Distraite par ce casse-tête, je ne vis pas arriver 19 heures. Avec un grognement d’exaspération, je me précipitai chez mon ami Peter, roulant au-dessus de la vitesse autorisée pendant tout le trajet. Génial. J’allais être en retard. Même si cette réunion ne me concernait pas directement et n’avait pas pour objet la fin brutale de mon contrat de travail, Jerome ne manquerait pas de passer sa colère sur moi. À environ deux mètres de la porte de l’appartement, je sentis le bourdonnement des signatures d’immortels – en grand nombre. Je reconnus immédiatement les auras de mes amis. Quelques autres exigèrent un moment de réflexion avant que je parvienne à les identifier. L’enfer employait dans la région du

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Puget Sound bon nombre d’agents avec qui je n’avais jamais de contact. J’échouai à reconnaître l’une des signatures. Une autre… une autre me sembla presque familière, mais sans que je réussisse à déterminer à qui elle appartenait. Alors que je m’apprêtais à frapper, je décidai qu’une réunion de cette envergure méritait mieux qu’un simple jean et un tee-shirt et je changeai ma tenue pour une robe-tunique décolletée de couleur marron. Mes cheveux formèrent un chignon impeccable. Je levai la main devant la porte. Un vampire à l’air agacé dont je me souvenais à peine me fit entrer. Elle inclina le menton en guise de salut, avant de poursuivre sa conversation avec un de ses congénères que je n’avais croisé qu’une fois avant ce soir. Jerome se prélassait dans un fauteuil, un martini à la main. Aussi discrètes qu’à leur habitude, les deux démones qui lui servaient de lieutenants ne se mêlaient pas au reste de l’assemblée. Depuis la cuisine, j’entendis Peter et Cody – les deux vampires qui habitaient cet appartement, et de bons amis à moi – rire à propos de quelque chose en compagnie d’autres agents de l’enfer que je ne connaissais que de vue. On se serait cru à un cocktail ordinaire, il régnait presque une atmosphère festive. J’espérais que cela signifiait que personne ne subirait de châtiment ce soir – sinon, ça risquait de vraiment casser l’ambiance. Mon arrivée était passée totalement inaperçue, excepté pour Jerome. — Dix minutes de retard, gronda-t-il. — Hé, il est de bon ton de… Le reste de ma phrase resta bloqué dans ma gorge quand une grande blonde, genre amazone, fonça littéralement sur moi. — Oh ! Tu dois être Georgina ! Je mourais d’envie de faire ta connaissance. Je levai la tête par-dessus une paire de seins bonnets DD revêtus de Spandex et plongeai mon regard dans deux grands yeux bleus aux cils incroyablement longs. Une dentition digne d’une reine de beauté me gratifia d’un large sourire.

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Je restais rarement sans voix, mais cela m’arrivait. La poupée Barbie ambulante était un succube. Flambant neuf. C’était un miracle de ne pas l’entendre piailler comme un nou­ veau-né. Je parvins à déterminer son âge à partir de sa signature, mais aussi à cause de son apparence. Aucun succube doté d’un minimum de jugeote n’aurait choisi de ressembler à ça. Elle en faisait des tonnes, empilant au hasard des attributs qui lui paraissaient correspondre à des fantasmes masculins. Résultat : une sorte de monstre de Frankenstein qui laissait bouche bée, mais se révélait aussi anatomiquement impossible. Absolument pas consciente de ma stupéfaction et de mon mépris, elle saisit ma main et faillit la casser en la serrant avec une poigne de titan. — Je suis tellement impatiente qu’on travaille ensemble, continua-t-elle. Les hommes n’ont qu’à bien se tenir ! Je finis par retrouver ma voix. — Euh… Vous êtes qui ? — Ta nouvelle meilleure amie, m’annonça une voix à proximité. Ça par exemple ! Regarde-toi ! Tawny a du pain sur la planche si elle veut se montrer à la hauteur. Jouant des coudes, un homme se frayait un passage jusqu’à nous. Si j’avais éprouvé la moindre curiosité à l’égard de l’autre succube, elle s’évanouit comme des cendres dans le vent. J’oubliai jusqu’à sa présence. Mon estomac se noua : j’avais enfin reconnu la signature mystérieuse. De la sueur froide se forma à l’arrière de mon cou et s’infiltra dans le délicat tissu de ma robe. Celui qui approchait était à peu près de la même taille que moi – pas bien grand, donc – et avait le teint mat, olive. Il y avait plus de brillantine que de cheveux noirs sur sa tête. Il portait un beau costume – certainement pas du prêt-à-porter. Son sourire s’élargit sur ses lèvres minces quand je restai muette de confusion. — Ma petite Letha, comme tu as mûri… Alors, on joue dans la cour des grands maintenant ? Dans le vaste ordre des choses, les immortels comme moi ont peu à craindre en ce monde. Néanmoins, il y avait trois

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personnes qui suscitaient en moi une peur extrême. L’une d’elles était Lilith, la reine des succubes, un être d’une puissance et d’une beauté tellement formidables que je n’aurais pas hésité à vendre mon âme – une deuxième fois – pour un baiser de sa part. J’avais aussi très peur d’un nephilim nommé Roman – il était le fils à moitié humain de Jerome et il avait de bonnes raisons de m’en vouloir et de me détruire un jour. La troisième personne qui me remplissait d’effroi se tenait devant moi. Il s’appelait Niphon, et c’était un démon, tout comme mon ami Hugh. Et, à l’instar de tous les démons, Niphon n’avait réellement que deux occupations. Il exécutait les tâches administratives que lui confiaient ses supérieurs et – beaucoup plus important – il concluait des contrats avec les mortels, négociant et achetant des âmes pour le compte de l’enfer. Et Niphon avait acheté la mienne.

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