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La première édition de Sang d’encre existe grâce précieuse collaboration des personnes suivantes :
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M.Richard Guay et M.Jacques Lemaire : Direction des études Mme Marie-Claude Lacroix : Coordonnatrice du département de Lettres Mme Josée Audet : Directrice adjointe aux ressources didactiques M.Gilbert Audette : Responsable de l’imprimerie Mme Suzanne Roy : Professeur de multimédia et conceptrice de la page couverture
Sans oublier les équipes de travail formées en classe dans les deux groupes du cours d’analyses textuelles et création littéraire :
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Équipes d’édition : tous les étudiants! Équipe de mise en page : Julien Dumouchel, Laurence Faraggi, Sophie Genin-Charrette, Valéry Lessard. Photographie pour la page couverture : Evgenia Deichman Comité d’organisation de la soirée de lancement : Laurent Bergeron, Valentina Céan, Janie Cloutier, Laurence Faraggi, Fanny Forest et Amina Joober.
MERCI À TOUS!!!
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Étudiants du cours d’analyses textuelles et création littéraire Session automne 2006 Professeur : Marie-Andrée Michaud
Groupe 01
Groupe 02
Jeffrey B.Subranni Étienne Bastien-Corbeil François-Xavier Bilodeau Émilie Bombardier Sandrine Brodeur-Desrosiers Janie Cloutier Evgenia Deichman Sophie Dupont-Hébert Fanny Forest Elisabeth Gascon Sophie Genin-Charrette Camille Hadjadj Amina Joober Gabrielle Labadie Catherine Lafrenière Valéry Lessard Judith Portelance François Ricard-Sheard Ariane Santerre Monica Scozarro Judith Sigouin Mikaël Voizard
Jean-Baptiste Asselin-Boulanger Laurent Bergeron Rachel Bourdon Alicia Campbell-Duruflé Valentina Céan Elisabeth Cérat Lagana Vitalia Chukhovich Myriam Day Asselin Sophie Desrosiers Philippa Duchastel de Montrouge Julien Dumouchel Laurence Faraggi Corentin Foucault Léa Grantham-Charbonneau Laurence Houde-Roy Gabrielle Huot Alexandra Idiart-Benavides Gabriel Karasz-Perriau Guillaume Monette-Dubeau Chloé Nally Geneviève Patterson François-Julien Rainville Alexandre Robaey Noémie Saine-Loiselle Natalia Paula Solis
Chers étudiants, Je tiens à vous remercier, tous et chacun d’entre-vous, pour votre collaboration à ce projet. Votre enthousiasme, votre motivation, vos idées et votre disponibilité m’ont permis d’aller de l’avant pour la mise sur pied de cette première édition de Sang d’encre. J’aimerais aussi en profiter pour remercier tous ceux qui ont soumis une ou plusieurs de leurs créations pour ce recueil. La sélection n’a pas été facile et les textes qui n’ont pas été retenus n’en ont pas moins de valeur… Vous avez tous beaucoup de talent et j’espère que ce cours vous aura donné envie d’écrire et de réécrire, toujours un peu et toujours un peu plus… Marie-Andrée Michaud Décembre 2006 3
TABLE DES MATIÈRES Poèmes La force en toi …………………………………………………………………………………………………………………………7 Souffrances ……………………………………………………………………………………………………………………………………7 Ses yeux d’ébène ………………………………………………………………………………………………………………………8 Entre temps ……………………………………………………………………………………………………………………………………8 Trace de pas …………………………………………………………………………………………………………………………………9 Septembre …………………………………………………………………………………………………………………………………………9 Je ne sais plus ………………………………………………………………………………………………………………………10 Ma route à moi …………………………………………………………………………………………………………………………10 Selon l’ivrogne ………………………………………………………………………………………………………………………11 La vague …………………………………………………………………………………………………………………………………………12 Créateur …………………………………………………………………………………………………………………………………………12 Cure ……………………………………………………………………………………………………………………………………………………13 Rendez-vous manqué ………………………………………………………………………………………………………………14 Espérance ………………………………………………………………………………………………………………………………………14 L’ombre d’une seconde ………………………………………………………………………………………………………15 L’avion de papier …………………………………………………………………………………………………………………15 Le corbeau ……………………………………………………………………………………………………………………………………16 Scènes théâtrales Le grand malade ………………………………………………………………………………………………………………………19 Apparences ……………………………………………………………………………………………………………………………………23 Le dernier conflit ………………………………………………………………………………………………………………27 Diva ……………………………………………………………………………………………………………………………………………………31 Métro …………………………………………………………………………………………………………………………………………………33 Mur de pierre, cœur de pierre …………………………………………………………………………………36 Salissure ………………………………………………………………………………………………………………………………………39 Vous ne comprenez pas ………………………………………………………………………………………………………43 D’états et d’âmes …………………………………………………………………………………………………………………47 Quinze minutes …………………………………………………………………………………………………………………………50 L’escabeau ……………………………………………………………………………………………………………………………………54 L’homme ………………………………………………………………………………………………………………………………………………57 Nouvelles Ça y est! ………………………………………………………………………………………………………………………………………61 L’épopée de l’homme héroïque à la conquête de son destin ……………65 Raté ……………………………………………………………………………………………………………………………………………………69 Viens souper! ……………………………………………………………………………………………………………………………72 Retrouvailles à la chambre numéro trois ………………………………………………………76 Voir ailleurs ……………………………………………………………………………………………………………………………81 Le bruit …………………………………………………………………………………………………………………………………………84 Voler pour les nuls ……………………………………………………………………………………………………………89 Il faut que ça sorte …………………………………………………………………………………………………………93 Poésie nocturne ………………………………………………………………………………………………………………………97 Le portrait …………………………………………………………………………………………………………………………………101
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Poèmes
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Alexandra Idiart-Benavides
La force en toi Emprisonnée entre les quatre murs de ta tête, Ton âme désespérée hurle sans voix. La détresse a pris possession des lieux, Cet homme a pris le contrôle de ton existence. Esclave de tes choix, Soumise à ta propre candeur, Trouveras-tu un jour cette force en toi Qui te fera déplacer des montagnes, Vider des océans, remettre ta vie en place ? Réussiras-tu à sauver ton âme des griffes de ce monstre ? Prendras-tu enfin le contrôle de ta vie ? Oseras-tu soulever une tempête Qui délivrera ta dignité ? Cesseras-tu pour de bon de t’écrouler Sous ces monuments de mépris ? Déterre ta fierté Ensevelie sous ces millions d’émotions refoulées Affronte ton pire cauchemar, Risque l’impossible, Défoule ta rage encaissée, Et engage le combat. L’heure est à la révolte, Trouve la force en toi..
Catherine Lafrenière
Souffrances Je suis malencontreusement déplorable La naïveté l’a emporté D’hier à aujourd’hui Prisonnière je suis De ce corps étranger Qui ère en moi inconnu Agressivité je ne peux supporter Sur ma chair frêle inexpérimentée Excuse après excuse ce cauchemar est inextinguible Le jour est crainte torture enfer Où je ne peux rien faire Où je ne peux rien dire Car la peur me paralyse La nuit est l’apogée de cette hantise Où ce monstre sans foi ni loi Sans vergogne vient me voir Vient saisir ce qu’il veut me laissant souillée Me laissant honteuse au fond de mes pensées Impure je suis Prisonnière de ce corps qui m’engloutit Injuste est mon sort Infini est mon tourment Car impuissante j’étais je suis je serai Étanche ta soif Détruit mon âme
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Laurence Houde-Roy
Entre temps
Gabrielle Labadie
Et si ce soir, le temps s’arrêtait Pour que je prenne le temps d’être Pour que chaque minute ne soit que poussière Pour que jamais plus le sablier ne soit renversé Pour que sonne la raison d’être Pour que, pendant un instant, je respire l’odeur de la vie
Ses yeux d’ébène Ses yeux d’ébène me dévisagent sans cesse je déteste la transparence nue je suis tension et appréhension m’accablent pensées mouvementées jamais n’aurais-je pu penser que pensées deviendraient réalité regards non peut-être oui. enlacée soudainement l’éternelle bataille entre le refus et le désir de succomber je succombe cette chaleur qui tue celle de deux corps maintenant fondus puis séparés
Et si ce soir, le temps s’arrêtait Ainsi, une larme glissera sur ma peau haletante Ainsi, ce miroir, enceinte de toutes mes vérités Ainsi, elle s’étendra Ainsi, et sans jamais le regretter Et si ce soir, le temps s’arrêtait Alors, mon souffle reviendrait Alors, je serais, je vivrais Alors, mes sommets se seraient effondrés Alors, je serais, je vivrais Alors, sans bouger Alors, hypnotisée Alors, je ne penserais plus Je ne suis pas perdue, mais le temps m’échappe Il va vers le nord, je préfère le sud Alors, je suis perdue Et si ce soir, le temps s’arrêtait Qu’arriverait-il ? Enfin
je suis vide vidée ne plus jamais aimer à mort la vérité car ce qui est vrai fait toujours mal
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Julien Dumouchel J’étais ouaté Dans cet espace où j’errais déjà depuis longtemps Dans cet espace qui brillait par sa Noire immensité étoilée parsemée de songes Que de mes pieds je m’amusais à effleurer. Sautillant d’astre en astre Voyageant à dos de comète Je récoltais l’impossible La bizarrerie folle Merveilleuse et sucrée Mais aussi parfois La tristesse Qui à tout moment surgissait D’entre le rêve et la réalité Cette tristesse, cette douleur, cette couleur Qui s’agglutinait sur Ces tableaux rouges de sang Ces tableaux rouges de peur Ces tableaux rouges de passion Coulants, épais, gommés et précieux Venus d’un autre monde Tout comme ce vent qui un jour chassa Le brouillard autour de moi Et me souleva Me fit perdre mon étreinte éternelle Chassa les planètes et les constellations Et me plaqua face à face Avec la vie. Je penserai toujours à ces cratères Qui au loin Arborent quelques unes de mes
Traces de pas
Noémie Saine-Loiselle
Septembre Personne ne s’y attendait Mais le troisième acte est tombé Il s’est fracturé Il s’est décomposé En une fraction de seconde, il chute L’escarpement est haut C’est une descente violente, puissante, insoutenable Je me regarde regarder tomber Tandis que la densité me manque Je m’ébrèche De plus en plus Chaque jour est un coup d’assommoir Je change de couleur constamment Pendant que je pourris de l’intérieur Les yeux me regardent et ignorent Je veux les noyer Puis je n’y tiens plus Je sonne faux et ils le savent Je me désintègre Alors que mon alter ego me dépasse J’ai mal au cœur Je suis malade et mon cœur meurt On se referme lentement En aliénant le tout qui s’est liquéfié Ah ! Si c’était facile de s’y noyer.
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Valéry Lessard
Evgenia Deichman
Je ne sais plus
Ma route à moi
Tout m’avale ici, Les gens que je connais, ceux que je ne connais plus Et même les gens que je ne connais pas L’atmosphère, les pièces, les objets Tout m’étouffe
Je marche sur une route, Une route droite. Le bonheur est dans mes yeux, Dans mes veines et dans mon cœur. Je marche sur une route, Une route sinueuse. Le bonheur est dans mes yeux, Mais, le malheur, je le découvre.
Depuis que mon âme a été tourmentée Par CE lui Je ne sais plus Ma confiance m’a quittée Elle s’est fait avaler Elle s’est fait violer
Je marche sur une route, Une route montagneuse. Le malheur est acide à mes yeux, Mais le bonheur, mes lèvres le laissent paraître.
D’ailleurs, Il a aussi volé Avalé mon cœur
Alors je continue à marcher sur ma route, À pleurer sur mon sort en silence, À pleurer sur mon physique Et sur ce qu’on dit de moi..
Peu importe, Au point où j’en suis Il pourrait tout prendre, mes yeux ma tête et mes bras
Je pleure dans ma chambre, Ma prison, ma seule protection face aux autres. Je prie en silence De me réveiller de ce cauchemar.
Je ne sais plus Je ne ressens plus rien Il a volé mon cœur, il peut tout prendre
Puis je vois une silhouette s’avancer vers moi, Je la reconnais, si triste et majestueuse. Mes prières sont exaucées Et elle vient me chercher.
Mon cœur envolé, avalé Je ne suis plus Loin de son regard, je ne vis plus Je ne suis plus
N’essayez pas de me comprendre, Ce monde ne m’appartient pas. Mon histoire se termine là, Sur ce lit, froide de blancheur.
C’était son regard, Il y a un temps, Qui allumait mes journées Et empêchait cette tristesse, De savoir qu’il ne m’aimait plus, De m’avaler
Je marche sur une route, Une route sans direction. Le repos est dans mes yeux, Dans mon cœur et dans mon esprit.
Maintenant qu’il est parti La solitude m’a avalée et Je ne sais plus.
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Étienne Bastien-Corbeil
Selon l’ivrogne Le long de l’eau trouble l’auberge du Loup de mer est échouée Là, à l’abri des vagues mondaines, l’écume de ce monde se désaltère Et, sous un éclairage sobre, nageant dans la vermine, se trouve l’ivrogne. Par l’entremise d’une potion aux effets éphémères Le concept d’une sphère en révolution n’a jamais été plus vrai Mais, selon l’ivrogne, ce n’est qu’une mise en scène. Enivré par le chant divin d'une bouteille ressuscitée par un simple claquement de doigts Il divague sur le paysage qui s’offre à lui Alors que ses créanciers, les oreilles harassées, l’espionnent du fin fond du goulot. En plus du portier, du garçon et de l’aubergiste qui veulent sa peau, Les passants par là qui le regardent avec leurs yeux de loupe Désirent, eux aussi, le jeter à la mer. Mais, lors d’une réflexion en tapinois, il prépare sa fuite : Un virage autour de la table du matelot et un plongeon à travers la vitre Comme dans les contes d’autrefois, le héros triomphera. Avec aise, il esquivera le croc-en-jambe du portier, Avec aise, il maîtrisera le poignard du garçon, Avec aise, il déjouera le poison de l’aubergiste. Cependant, au moment où il s’apprête à hisser la grande voile, Ses jambes jusqu’ici si fidèles se mutinent, Sans pagaies, il perd le cap et s’échoue. Partis à la recherche d’un autre grabataire borné, Son courage et ses ambitions le quittent Le laissant seul contre son corps dans une lutte psychique.
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François-Xavier Bilodeau
Créateur
Judith Sigouin
La vague Un enfant s’est amusé À faire tomber un domino À la tête d’une longue série Afin de créer une vague À cette pensée Je souris Déjà un an que tu es parti Déjà un an que la moitié de moi est partie Je regarde l’horloge Mais ne la vois pas Je repense aux dominos Ton regard a cueilli le mien Une dernière fois Et mon cœur s’est fondu en toi Une dernière fois Dans cette nuit paisible, Soixante ans de mariage Se sont envolés Et éperdue, je te cherche encore
Mon œil, Le néant dedans, Reflet d’une âme d’enfant Page blanche où tout se dessine, Tout se crée, se transforme, s’épanouit. Car cet espace étoilé Est filtre d’amour Aux vives colères, Dont ce monde est le berceau Pour ceux qui le voient D’un œil mât et las, De voir danser les cercueils. J’entends ces danses diaboliques, Mélodies atonales De ces vaisseaux funèbres, Dernière chambre de l’homme, Sur la mer du sombre trépas. Mais mon cœur s’ouvre plus grand, S’étend dans le firmament Et se perd En quelque lieu De l’espace et du temps. Car je serai étoile un jour Parmi le ciel au soir de ma vie, À l’aube de mes cendres. Je n’ai guère peur de mourir, C’est la différence entre joie et peine, Une Interprétation.
La tendresse de ton dernier regard Fait couler une larme au goût de mer Dans mes rides Que la vie a creusées Le dernier domino s’est couché sur le premier Si quelqu’un me demandait l’heure Je ne pourrais la lui donner.
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Mikaël Voizard
Cure Assis seul dans son coin réfléchissant Il boit sa cigarette machinalement Il fume sa tasse pensivement Il divague, il vole, il plane Se foutant bien de ce qui l’entoure Il réfléchit, il pense Il rêvasse Son esprit déploie ses ailes trop grandes et trop larges Qui l’encombrent sur la vaste terre où il est confiné Il plane au-dessus d’une vaste mer de nuages Rencontrant de tristes comparses planant langoureusement Sur leurs ailes d’envergures variées Qui hésitent à se laisser plonger Pour coucher sur le fin vélin Les fugitives pensées qui les ont effleurés Pour que l’éternité les conserve et juge de leur valeur Trop chargé d’images ramassées par-ci, par-là, bienheureux Il retombe et divulgue à l’éternité, sans pudeur, Ce qu’il a vu du haut des cieux Ses multiples plumes en une seule se fondent Pour qu’elles ne l’encombrent point dans sa cure Et ainsi il confie à l’éternité le jugement de son œuvre Son esprit se laisse aller, il fait le vide Pour que l’écriture soulage son cœur malheureux Vide son esprit tourmenté Et calme sa main agitée Pour qu’à nouveau il puisse, radieux, Sans entraves vivre sa vie Et d’un trait il vide sa tasse Et sort fumer sa cigarette.
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Monica Scozarro
Espérance
Alicia Campbell-Duruflé
Rendez-vous manqué Encore deux minutes. Elle est du carburant qui attend de flamber. Encore deux minutes. Elle se contient pour pouvoir mieux exploser. Les chiffres rouges du cadran méprisant, Tic, lui laissent la chance, Tac, de pouvoir rêver. Tic Tac, d’ajouter du piquant à sa personnalité. Il lui semble qu’elle peut se le dire cent ans durant : Aucune horloge aux bras pivotants et dorés ne pourra la contraindre de ses membres affûtés. Tac Tic, Tactique méprisable et incompréhensible pour balayer ses propres digues. Un siècle s’est écoulé, L’adrénaline émerge, l’horloge a encore gagné. Pourquoi, encore ? Elle s’élance, bouscule, transpire. Pourquoi, encore ? Encore ? Ses deux souliers, Défi et Torture, galopent vers ce rendez-vous manqué. Courir pour ne pas égarer son temps. Courir, Pour qu’elle n’ait pas à attendre, seule, avec ses deux souliers.
Des souvenirs que je croyais heureux Me sont maintenant douloureux Je te croyais souvenir Mais tu es mon présent Il ne me reste de toi Que des mots Des mots sans âme Des mots morts De tes actes Je n’ai que ta décision définitive De cette décision Je n’ai qu’un cœur brisé Pendant que tu vis le soulagement Je sens la détresse se former en sillons sur mes joues Pourtant, ton sentiment est fictif Mais mon mal est bien réel Sans jamais pouvoir t’avouer Ce que ton cœur te hurle Tu me caches le fond de ta pensée Qui te dit que rien n’a disparu Ma tête est en guerre Et mon cœur Est le champ de ruines De sentiments trop violents Un jour, je te pardonnerai Ce silencieux et déchirant aveu Un jour, tu me pardonneras Le mal que mon cœur trop amoureux engendra Ce jour-là, tu verras Que nous serons redevenus Nous.
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Elisabeth Gascon
L’ombre d’une seconde Elle voyage dans ses souvenirs, Parcourt ses anciens chemins en rageant contre les nouveaux. Obscures visions des choses, incertaines actions, Le destin est abstrus, vague, indécis. Ses rêveries la mènent dans une mer géante Où le courant de ses introspections la portent tout comme la foule Dans un trou noir de pensées troubles. L’instant présent demande d’être vécu, Elle s’égaye alors de son passé Afin d’essayer de profiter du futur Elle cherche la nouvelle route à prendre.
Elle aime la nature, abhorre la société Garde en tête le jour où la voiture lui parut utile pour sortir de la ville Car voyager dans son esprit, c’est bien, mais changer d’air le serait aussi Calme et immobile, les yeux fixés vers l’horizon Son vécu gruge son intérieur Elle se remémore cet après-midi sur l’autoroute Aucun doute, la voie prise fut la bonne Mais la seconde perdue aurait clarifié sa vue… Avec des « si » aujourd’hui, elle aurait pu décider elle-même Le moment où elle aurait voulu se coucher, s’asseoir ou se lever. Si l’accident n’avait pas exigé son immobilité, À présent elle ne roulerait pas vers l’arrière Mais marcherait vers l’avant.
Dans les sinusoïdes de ses émotions, Ses malheurs attirent plus son attention. Elle tente alors de se divertir, De chanter l’air des secondes éphémères qui font la course De chanter l’air frais du temps qui a frappé sa course.
François Ricard
L’Avion De Papier Si seulement je pouvais flotter sur le vent, telle une feuille perdue, tel un avion de papier jeté par la fenêtre d’une école. Alors, j’irais là où le petit François allait, léger, dans les nuages, à l’abri, et jamais en classe. Là où sont les douces filles aux tendres regards, aux douces peaux, que j’aime tant regarder, endormies collées contre moi jusqu’aux chants des premiers oiseaux. J’irais là où mon bonheur m’attend, vagabond, sans un sous, me foutant de tout, nu de responsabilités. Je suivrais les rails d’un train, le soleil couchant, main dans la main avec un ami, silencieux comme deux enfants, trop émerveillés pour parler, ne voulant rien dire, seulement être heureux, avançant, avançant, sans jamais se retourner. J’irais n’importe où, comme un marin sans port, une symphonie sans notes. Au bout de mon imaginaire infini. J’irais n’importe où, n’importe où. Devoir! Que je te hais! Je te hais de m’enchaîner au sol. Je te hais de me dire quoi faire et où aller. Tu me suis depuis l’enfance, et ne me laisseras que cadavre, que tu es cruel. Va-t’en. Tu dévores mon désir. Tu dévores mes joies. Tu me voles. Tu me violes. Va-t’en je te dis! Ce sont les filles et le soleil et l’océan que je veux, pas toi. S’ilte plaît, laisse-moi seul, comme avant, sur mon pupitre, s’il-te plaît, va-t’en. Et si tu refuses, t’accroches, t’accapares, Ô cruel détenteur de ma liberté, eh bien, je m’en fous. Malgré toi, j’irai n’importe où. 16
Alexandre Robaey
Le corbeau Avez-vous déjà vu une lune briller Parmi les nuages, dans un ciel étoilé Jetant sur la terre de nous autres mortels Un regard malicieux et une ombre incertaine ? Je me souviens encore d’une telle nuit, Seul dans ma chambre, à mon bureau j’étais assis Éclairé faiblement par ma lampe allumée Tel un phare monté sur un plus grand rocher Jetant une lumière, guidant les marins Pêcheurs et baleiniers vers un sombre destin. Je contemplais la lune, fenêtre fermée, Quand, soudain, j’entendis un bruit particulier. Un léger grattement, venant de ma fenêtre, Qui m’éveilla l’esprit, endormi dans mon être. Vinrent quelques instants d’un silence bien froid, Puis ce son survint une deuxième fois. Mes yeux étaient fixés sur le cadre de verre Quand je m’aperçus que se tenait derrière Une bête au plumage plus noir que le cœur Des plus viles sorcières aux sinistres clameurs. Les ailes battant sur ma fenêtre fermée, Ce diable bien sombre réclamait son entrée. Un bien étrange sentiment alors me prit Je ne sais pourquoi, par quelle sorcellerie, Je me suis levé et, s’étendant d’elle-même, Ma main, au monstre furieux vint briser la chaîne. La fenêtre ouverte, le monstre s’engouffra Dans la sombre chambre ou elle me révéla Dans toute sa splendeur et monstruosité Un vaste corbeau d’une infernale beauté. Et, depuis mon bureau, telle une ombre muette Il me fixe de ses yeux, d’un bleu si divin.
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Scènes théâtrales
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Elisabeth Cérat Lagana
LE GRAND MALADE Sébastien entre en scène. Il marche d’un bon pas et tourne en rond. Il est au téléphone. La conversation est tendue. Il s’arrête pour trouver une adresse dans sa mallette. C’est ce que lui demande la personne de l’autre côté du fil, un collègue de travail. Il sort une pile de documents de sa mallette et échappe le tout. En tentant de rattraper ses documents au vol, il échappe son téléphone. La conversation est coupée. Il est frustré. Il ramasse la paperasse et pose un regard rêveur vers la maison du milieu, celle qui longe la ruelle. Il la regarde un moment. C’est alors qu’une femme, Louise, sort de la maison. Il se cache rapidement sous l’entrée de la maison voisine. Il contemple sa démarche d’un regard amoureux, impuissant. Elle sort. Lui, il reste là, une main dans sa poche et l’autre tenant sa mallette du bout des doigts, les yeux vers le sol. Il regarde, d’un air timide, la maison qu’elle vient de quitter. Au même moment, un ballon est lancé vers lui. Zach entre en scène à la course. Sébastien : Dis donc gamin, tu pourrais faire attention, non ? Zach (il récupère son ballon) : Pardon Monsieur, je ne t’avais pas vu. Sébastien s’accote sur la maison voisine, dépose sa mallette et s’allume une cigarette. Zach s’apprête à partir, mais s’immobilise d’un coup. Une idée lui traverse l’esprit. Zach : Tu veux jouer, Monsieur ? Sébastien : Je suis occupé petit. Une autre fois peut-être. Sébastien ne prend même pas la peine de lever les yeux vers l’enfant. Zach dépose son ballon, prend un air sérieux et imite la position de Sébastien contre le mur. Sébastien : Veux-tu bien me dire ce que tu fais ? Zach : Je suis occupé Monsieur. Une autre fois peut-être. Sébastien est mal à l’aise. Il déteste qu’on l’imite, il change de position. Sébastien : Cesse de te moquer et va jouer ailleurs. Zach : Mais je ne me moque pas, Monsieur. J’essaie juste de comprendre ce qui… Sébastien : Chut! Louise sort de la maison. Sébastien l’aperçoit, il pose sa main sur la bouche du petit Zach en le prenant contre lui. Il ne veut pas qu’elle les repère. Elle sort. Zach (il se dégage des bras de Sébastien) : Qui c’est celle-là ? Sébastien (toujours dans la même position) : Une amie à moi. Zach (paniqué) : Et c’est à cause d’une amie que j’ai failli mourir étouffé ? Silence. Zach : Je suppose que je suis trop petit pour comprendre. Silence. Zach : Il faudrait être bébé naissant pour ne pas comprendre. Silence. Zach : C’est une jolie demoiselle. Comment veux-tu qu’elle te regarde avec cet air de débile ? Sébastien revient à la réalité en entendant ces paroles. Il commence à en avoir assez. Sébastien : Mais de quoi je me mêle gamin ? Zach se remet à jouer avec son ballon. Zach : Je me mêle de ce que je sais. Sébastien : Et qu’est ce que tu sais petit insolent et que veux-tu dire par cet air de débile ?
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Zach lance son ballon vers Sébastien. Sébastien tente de l’attraper, mais n’y parvient pas. Sa mallette tombe, ainsi que tous ses documents de travail. Le téléphone cellulaire sonne au même moment. Sébastien : Allô ?...Allô ? Pas de réponse. Zach (fier de lui) : Voilà! Sébastien raccroche et regarde Zach d’un air furieux. Sébastien : Maintenant, ça suffit! C’est le seul moment de la journée où je peux me reposer et je ne veux pas en profiter ailleurs qu’ici! Alors je te demande de partir et de me laisser tranquille. Zach use de son charme d’enfant. Zach (avec un air triste) : D’accord, t’énerve pas. Moi qui ne voulais que t’aider… Sébastien, comme n’importe qui, ne résiste pas. Sébastien (il adoucit sa voix) : Mais en quoi veux-tu m’aider enfin ? Zach (enthousiaste) : À guérir! Sébastien (confus) : Je ne suis pas malade. Zach : Pff! Sébastien (curieux) : Bon tu m’expliques et ensuite, tu files. Zach s’assoit sur son ballon. C’est bien rare qu’un adulte prête tant d’attention à ses discours d’enfant. Zach (ravi) : Primo, il y a les enfants. C’est une mission très sérieuse d’être enfant, Monsieur, même que c’est la plus importante de toutes. Sébastien : Et pourquoi ça ? Zach veut être bien sûr de se faire comprendre. Il tente d’employer ce qu’il appelle la langue adulte, c’est-àdire, un bon vocabulaire dit avec la plus belle diction. Zach : Parce qu’après l’enfance, c’est l’âge adulte. Un monde de fous, de dégénérés. Un monde auquel aucun être humain ne peut échapper. Les enfants, avant qu’il ne soit trop tard et qu’à leur tour contractent le virus, doivent tenter de vous raisonner, vous les victimes du moment, pour que vous puissiez guérir et accéder à la troisième étape. Sébastien : Je ne sais pas si c’est la maladie qui prend possession de mon cerveau en ce moment, mais je te demande quand même de m’expliquer cette troisième étape. Zach (exaspéré face à l’ignorance de son nouvel ami) : Celle des grands-parents, des vieilles personnes. Celle de la sagesse et de l’enfant qui renaît à travers les ruisseaux dans la peau…Mon grand-père dit que c’est des rides… La preuve, il n’y a pas d’eau qu’il dit…Je n’ai pas argumenté. Sébastien (souriant et détendu) : C’est une belle maladie que tu me racontes là. Zach (satisfait) : Et pour t’en rappeler, tu n’as qu’à respirer. Sébastien : Respirer ? Zach se lève de son ballon pour se rasseoir par terre. Il ferme les yeux. Zach : Vous, les grands malades de la vie, il faut toujours tout vous expliquer. Zach respire très fort et très lentement. Zach : Je suis un enfant, j’inspire. Je rêve, j’apprends et j’accumule en moi toutes les belles choses de la vie que je vais me mettre à ignorer quand viendra le temps de retenir ma respiration. Là, j’étouffe, j’ai grandi… Le virus, tu te souviens ? Enfin, j’expire, je retire le mauvais et je garde le plus beau. Mon grand-père, lui, il l’a fait son expiration. Bon…Je sais que tout le monde expire tout le temps, mais je parle de la vraie de vraie! Sébastien : Toi et ton grand-père…Vous êtes très proches, n’est-ce pas ? Zach se lève d’un bond. Zach : C’est lui qui m’a appris le pas magique…Il sait toujours ce que je veux savoir… Sébastien (nostalgique) : Et il te le dit exactement comme tu veux l’entendre. Zach ne comprend pas la remarque de Sébastien et ne cherche pas à comprendre. Zach : Il l’a fait, lui, si tu veux savoir.
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Sébastien : Il a fait quoi ? Zach : Eh bien le pas magique! Sébastien (de plus en plus souriant) : Et qu’est ce que c’est que ce pas magique ? Zach : Il vient seulement après le dernier souffle de la grande respiration. Tu expires jusqu’au bout et tu ne triches surtout pas. Ensuite, tu fais un pas vers la gauche. Sébastien : Vers la gauche ? Zach (avec la plus grande sincérité) : Oui, parce que je suis gaucher puis un jour, dans un livre, on parlait de gens gauches…Je me suis dis que ces gens devaient être comme moi, alors j’ai demandé à mon grand frère. Il m’a dit que c’était des gens maladroits et que les maladroits étaient stupides. J’ai pleuré. C’était la première fois que je pleurais. Il cesse de parler. Il sait qu’il vient de mentir et il craint la réaction de Sébastien. Celui-ci ne dit rien, mais il sourit. Zach (soulagé) : Et ensuite, je suis allé voir mon grand-père pour lui expliquer en douceur que ma vie était fichue. Il a dit que ce n’était pas vrai, que mon frère était un con et que la gauche était magique parce qu’elle se faisait plus rare que la droite. Sébastien rit. Zach est surpris par la joie soudaine de son nouvel ami… Il ne comprend pas ce qu’il y a de si drôle, mais il est tout de même satisfait de le voir sourire. Zach : Alors, tu fais un pas vers la gauche. Ensuite, tu te retournes et là ça y est…Elle est là. Sébastien : Qui donc ? Zach (ennuyé par le sens déductif très faible de Sébastien) : La vie! Ta vie qui est là, devant toi et qui défile depuis le début. Comme un film sur écran géant, mais cette fois, c’est toi le héros! Et ensuite, fier ou pas de ton parcours de vie, tu deviens l’ange gardien des gens que tu aimes et surtout grand chef de la mission des enfants. Tu les guides jusqu’au pas magique. Tu sais tout et tu comprends tout et tout le monde. Sébastien. : Tu pourras dire à tout ce beau monde que tu m’as guéri pour un instant. Zach sourit. Zach : C’est comme si je t’avais donné une soupe Lipton. Quand je suis malade, ma mère me donne une soupe Lipton et ça fait tellement du bien, mais ensuite ça recommence. Sébastien le regarde en souriant. Zach (il croit que son ami ne l’a pas compris) : Tu sais, la soupe poulet et nouilles… Sébastien : Oui, oui, je sais. Il s’allume une autre cigarette. Zach s’aperçoit de la mallette. Il se demande ce qu’elle peut bien contenir. Zach : Et c’est quoi ton travail ? Sébastien : Je suis architecte. Je fais des maisons. Zach : Et tu aimes ? Sébastien réfléchit un moment. Sébastien : Je crois que ma perception du métier était beaucoup plus belle avant. Zach : Avant ? Sébastien : Ça fait longtemps que je rêve d’être architecte. Je crois que j’étais haut comme toi…Je rêvais d’inventer, de créer mon monde à moi. Je voulais faire les plus belles maisons de la planète. Et même que je m’étais mis en tête de construire une maison de poupée pour…Pour la fille qui habitait en face. Zach : Cette fille…C’est l’amie qui a failli me tuer ? Sébastien jette un regard sur la maison. Zach : Et alors ? Tu l’as fait ?
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Sébastien : Oui, mais je ne la lui ai jamais donnée. Ensuite, j’ai grandi et je me sentais ridicule. (Il reprend son air sûr de lui) Mais bon…Maintenant, j’ai beaucoup d’argent et je pourrais lui offrir tellement mieux. Zach (déçu) : C’est dommage. Il prend son ballon et s’en va tranquillement. Sébastien : Et qu’est ce qui est dommage, gamin? Zach (sans se retourner) : Que tu sois aussi naïf… Pauvre Monsieur. Il sort.
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Ariane Santerre
APPARENCES Deux femmes, Simone et Yvette, se retrouvent à un même kiosque dans un marché de fruits et légumes. Simone : Votre visage m’est familier. Yvette : Vous devez vous tromper, Madame, car je ne vous reconnais pas du tout. Vous devez sans doute me confondre avec quelqu’un d’autre. Simone : Peut-être avez-vous raison. Silence. Simone se concentre à nouveau sur les fruits. Yvette semble hésiter à partir, mais décide de continuer à regarder les fruits. Simone sort de son sac à main une longue feuille de papier et la parcourt des yeux. Yvette (intriguée) : Qu’est-ce que c’est ? Simone (bête) : Vous me déconcentrez! Yvette (irritée) : Excusez-moi. Silence. Simone : Vous pouvez prendre des oranges, ce sont les moins chères dans les environs. Yvette (riant) : Merci beaucoup, Madame! Simone : Qu’est-ce qui vous fait rire de la sorte ? Yvette : Ce n’est rien. Simone (frustrée) : Est-ce que j’ai l’air d’une idiote ? Yvette : Mais non, voyons! Simone : Alors pourquoi avez-vous ri ? Yvette : Avez-vous beaucoup d’activités pour vous occuper, Madame ? Simone : Si, je fais du bénévolat. Mais pourquoi cette question?… Et vous ne m’avez toujours pas répondu! Yvette : C’est simplement que je me disais que vous deviez avoir beaucoup de temps libre pour comparer les prix des fruits de tous les marchés des environs! Pour ma part, je n’en aurais JAMAIS le temps! J’ai bien trop de choses à faire, comme m’occuper de mes petits-enfants qui viennent souvent me visiter. Ils sont si adorables! Et drôles, et plein d’énergie! L’une de mes petites-filles joue du piano comme personne, c’est une vraie musicienne! Son frère, quant à lui, se retrouvera bientôt dans l’équipe de soccer nationale s’il continue de persévérer comme il le fait! Un autre de mes petits-fils a à peine quatre ans et il sait déjà lire! Il sera probablement très bon à l’école, comme sa mère, d’ailleurs! Ma fille était tellement bonne qu’elle a sauté deux classes. Elle est allée à l’Université et est maintenant avocate! J’ai aussi une petite-fille qui adore cuisiner! Elle est si douée qu’elle sera sans doute un chef dans un grand restaurant très chic et elle dira en entrevue que c’est grâce à sa grand-mère qu’elle en a appris autant, mais je lui dirai ensuite que c’est plutôt grâce à sa volonté et sa soif d’apprendre qu’elle est arrivée jusque là!… Avez-vous des petits-enfants, Madame ? Simone : Oui, bien sûr. Mais ils habitent loin et je ne les vois malheureusement pas aussi souvent que je le voudrais. Yvette (sérieuse) : Je n’aimerais pas que mes enfants se soient établis loin de moi, j’aurais l’impression qu’ils ne m’aiment pas vraiment. Simone (offusquée) : Vous saurez que je m’entends très bien avec la plupart des membres de ma famille et que le fait que mes enfants habitent loin n’est pas dû à un désir de leur part de vouloir m’éviter! Yvette : Je vous crois, bien sûr. Mon but n’était pas de vous fâcher. 24
Simone : Vous devriez faire plus attention à vos commentaires, Madame! Yvette (faussement sincère) : Je suis désolée. Silence. Yvette : Que vouliez-vous dire quand vous avez dit que vous vous entendez bien avec LA PLUPART de votre famille ? Avez-vous des mésententes avec quelques-uns de vos enfants ? Simone (impatiente) : Mêlez-vous donc de vos affaires! Yvette : Pardonnez-moi, j’ai parfois tendance à poser des questions indiscrètes, mais il ne faut pas s’en insulter, je ne le fais pas exprès. Simone : Vous savez, je déteste les gens à la recherche de potins, et encore plus les hypocrites, ce qui fait que je vous déteste doublement! Yvette ouvre la bouche, puis la ferme. Elle affiche un air insulté. Simone : Je dois vous avouer que ce qui me dérange le plus chez vous, c’est que je n’arrive pas à vous replacer dans mes souvenirs, car je suis persuadée de vous avoir déjà vue. Je suis même sûre de vous avoir déjà parlé! Yvette : Vous devez être confuse, mais ne vous inquiétez pas, c’est normal à votre âge. Simone : Que voulez-vous dire, à mon âge ? Je suis même certaine que vous êtes plus vieille que moi! Yvette : Allons donc! Simone : Je me trompe ? Quel âge avez-vous alors ? Moi j’ai 69 ans. Yvette : Ça ne vous concerne pas! Simone (satisfaite) : C’est bien ce que je pensais! Yvette : D’accord, d’accord, vous êtes plus jeune que moi. Yvette (marmonnant) : Pas selon les apparences, mais bon, enfin… Simone : Pardon ? Yvette (prenant une voix innocente) : Je n’ai rien dit. Simone (frustrée) : J’ai entendu quelque chose… Yvette : Mais non, voyons, ne vous souciez pas de tout et de rien, ça donne des rides. Simone : Vous savez ce qui donne des rides aussi ? L’inquiétude d’avoir l’air vieille! Yvette : Alors vous vous souciez beaucoup de cela ? Simone : Mais cessez donc ce manège, Madame! Vous devriez savoir que cette obsession de vouloir paraître plus jeune que votre âge finira par avoir raison de vous, et ce n’est pas bon pour le moral! De toute façon, puisque je suis la plus jeune d’entre nous, c’est donc vous qui devriez être confuse et avoir des problèmes de mémoire, n’est-ce pas ? Yvette (insultée) : Vous saurez, Madame, que j’ai beaucoup plus de mémoire qu’on ne peut le penser! Simone : Si vous le dites… S’il-vous-plaît, tassez-vous, vous me bloquez la vue. Yvette se met encore plus dans le champ de vision de Simone. Simone (exaspérée) : Vous êtes vraiment rancunière, vous! Simone reporte son attention sur la liste. Les deux tendent la main en même temps et prennent le même cantaloup. Simone : Ah non, n’y pensez même pas! Yvette : Cessez donc ces enfantillages! Vous avez pris le même que moi par exprès! Simone et Yvette tentent toutes deux d’arracher le cantaloup des mains de l’autre. Simone frappe Yvette de sa canne pour lui faire lâcher prise. Yvette lance des fruits sur Simone en continuant de tirer sur le cantaloup. Simone sourit imperceptiblement et lâche tout d’un coup le fruit. Yvette, qui ne s’en attendait pas, est propulsée vers l’arrière et tombe par terre. Simone accourt vers elle et lui vole le cantaloup. Elle s’enfuit à toutes jambes, mais Yvette la rattrape. Yvette agrippe la canne de Simone et la lui arrache.
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Yvette (à bout de souffle, mais victorieuse) : Faisons un échange, qu’en dites-vous ? Je vous redonne votre canne si vous me donnez mon cantaloup. Simone réfléchit, visiblement de mauvaise humeur. Simone (soudainement souriante) : D’accord, mais puisque je ne vous fais pas confiance, vous devez déposer ma canne sur les fruits et vous viendrez ensuite vers moi pour prendre le cantaloup. Lorsque vous l’aurez en mains, j’irai chercher ma canne, alors que vous ne pourrez bouger jusqu’à ce que je l’aie en ma possession. Yvette : Cette proposition me semble satisfaisante. Yvette met la canne sur les fruits et se dirige vers Simone. Celle-ci, lorsque Yvette est suffisamment éloignée de sa canne, lance le cantaloup à bout de bras (il disparaît dans les coulisses) et court vers les fruits. Yvette s’élance pour rattraper le cantaloup. Yvette revient quelques instants plus tard, tenant à la main le cantaloup quelque peu amoché. Yvette (faisant comme si ça na lui dérangeait pas) : De toute façon, je ne voulais même pas acheter ce fruit. Simone : Moi non plus! Silence. Yvette (hésitante) : Les ananas sont-ils moins chers ici ? Simone : Ils sont moins chers, mais de moins bonne qualité. Yvette : Merci. Silence. Simone : En échange de cette information, pouvez-vous arrêter de me poser des questions de nature déplacée ? Yvette : Tout est relatif, vous savez. Dites-moi quels sujets vous sont sensibles pour ne pas que je vous questionne là-dessus. Simone rit très fort. Yvette (surprise) : Qu’est-ce qui vous prend ? Simone : Bien essayé, Madame! Yvette : Mais de quoi parlez-vous ? Simone : Vous n’êtes vraiment pas subtile! Yvette : Mais de quoi parlez-vous, à la fin ? Simone : Je ne suis pas aussi dupe que je peux en avoir l’air! Je ne me ferai pas avoir par vos manigances, je comprends bien que vous tentez de découvrir mes problèmes en me demandant de quoi je ne veux pas parler. Yvette (sur la défensive) : Vous êtes décidément paranoïaque, Madame! Simone ouvre grand les yeux et regarde Yvette d’un drôle d’air. Yvette : Qu’est-ce que vous avez ? Simone : … Yvette : Vous allez bien ? Simone : … Yvette : Mais répondez-moi! Simone : … Yvette : Arrêtez de me fixer de la sorte, vous me faites peur! Simone : Je viens de vous replacer. Vous êtes une patiente au cinquième étage de l’hôpital. Yvette : Pas du tout, vous délirez. Simone : Si, si, vous allez parfois à l’hôpital, sur l’étage psychiatrique. Vous vous faites soigner pour la paranoïa. Yvette fond en larmes. Simone lui tapote l’épaule.
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Simone : Il n’y a pas de mal, voyons! Vous êtes complètement normale quand vous prenez vos médicaments. Yvette : J’espérais que vous ne me reconnaîtriez pas! Simone : Je vous aurais pourtant reconnue lors de votre prochain rendez-vous. Yvette : Il y avait tout de même une chance que vous ne fassiez pas de bénévolat cette journée-là, ou que vous ne m’aperceviez pas, tout simplement! Simone (doucement) : C’est ridicule. Yvette : J’ai si honte d’être… d’être… Yvette recommence à pleurer. Simone : Il n’y a pas de honte à souffrir d’une maladie! Ce n’est pas de votre faute. Vous pouvez m’en parler si vous voulez, ça fait toujours du bien! Silence. Yvette : Faites-vous du bénévolat pour oublier vos problèmes familiaux ? Je veux dire, en voyant dans quel embarras se trouvent les autres, vous pouvez vous consoler en vous disant que votre situation n’est pas si pire, après tout. Simone : Et quand vous avez la pitié des autres, est-ce que vous vous permettez de les insulter pour vous sentir mieux ? Silence. Yvette : Quels sont vos problèmes avec vos enfants ? Simone : Je croyais avoir été assez claire! Yvette : Ça fait toujours du bien de parler! Simone : C’est une réalité qui est bonne pour les autres… Yvette (l’interrompant) : … mais pas pour moi. Simone et Yvette rient ensemble.
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Émilie Bombardier
LE DERNIER CONFLIT La scène est noire pendant quelques secondes. Une musique classique se met à jouer en même temps que le son émis par un moniteur cardiaque. Quelques secondes plus tard, un projecteur se met en marche. Il éclaire étroitement le côté cour de la scène. Un personnage entre lentement dans la lumière du projecteur. C’est un homme d’environ 85 ans. Il marche lentement à l’aide d’une canne. On le voit de profil. Il se dirige vers le côté jardin puis s’arrête pour s’asseoir sur un cube de bois (de la même couleur que la scène). Il dépose sa canne à ses côtés. Devant lui se trouve un ordinateur portable. Il est immobile et suspendu par des cordes invisibles aux yeux du spectateur. L’homme ajuste ses lunettes sur son nez, fait quelques manœuvres sur son ordinateur et se racle la gorge. Il commence à écrire tout en récitant son texte à voix haute. - Préface (il saute quelques lignes). Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait. Si seulement j’avais su plus tôt… J’ai passé tant d’années de ma jeunesse à chercher à savoir comment, pourquoi j`étais ici, pourquoi je me trouvais, selon moi, (d’un air moqueur) «cloîtré dans un monde où j’étais destiné à être seul et incompris». C’est pourquoi dès ma jeune vingtaine, je me suis tourné vers l’écriture. C’était, selon moi, le seul moyen de me faire comprendre. En écrivant, non seulement je pouvais me défaire du poids de toutes mes pensées, mais je pouvais aussi entraîner quiconque dans mon monde. Un monde qui représentait ma propre réalité, mais qui était perçu comme totalement imaginaire et fictif par tous mes lecteurs. J’ai maintenant acquis une certaine sagesse que je n’avais pas autrefois. J’ai pris du recul face à mon existence pour tenter de mieux la comprendre, de la cerner. J’ai été heureux mais plus souvent malheureux. Il s’arrête d’écrire, relève la tête et soupire. Il regarde autour de lui. On entend en sourdine des bruits de pas sur un chemin rocailleux. - Ah! Oui! Il reprend son écriture en continuant à réciter à voix haute. Je n’ai jamais arrêté de marcher sur ce chemin sinueux bien que j’aie souvent ralenti, pris de longs détours et trébuché sur un grand nombre de pièges qui étaient tendus au milieu de la route. Aujourd’hui, une cinquantaine d’années plus tard, je reprends cette écriture, qui m’a autrefois grandement aidé, mais cette fois-ci de manière plus gaie, plus optimiste afin de raconter mon parcours, bien qu’il soit loin d’être fini. Voici donc, pour vous, chers lecteurs retrouvés, un récit qui m’est très personnel, l’histoire de mon périple, de mes joies, de mes peines, de mes erreurs et de mes quelques réussites. Voici les mémoires de Frédéric Labelle. À ce moment, la lumière baisse de plus en plus jusqu’à ce qu’une faible lueur éclaire Frédéric (qui reste tout à fait immobile). Le son du clavier de l’ordinateur s’estompe graduellement. Alors, un autre projecteur s’allume pour éclairer l’autre personnage qui entre en scène du côté jardin. Il est dans la jeune vingtaine. Il porte des vêtements simples, mais appartenant à une autre époque (les années soixante environ). Il a l‘air déprimé, triste, fatigué. Il va s’asseoir sur un cube identique à celui de l’autre personnage. Il enlève sa veste de laine brune et la jette loin sur le plancher d’un geste las. Il s’installe devant une vieille machine à écrire (elle aussi est suspendue), prépare celle-ci et se met à taper. Journal d’une solitude : 18 janvier 1962 Préface Jeunesse d’aujourd’hui. Grande famille dont je ne fais que physiquement partie. Il se tourne vers le public et dit : Pour le reste, c’est discutable. (Il se remet à écrire) Sachez que ce n’est ni des conflits politiques, ni des accidents de voitures, ni de la misère dont vous devriez avoir peur! Au 28
contraire! C’est votre propre personne qui devrait vous effrayer. Vous qui restez là, immobiles, à regarder le temps passer, à observer l’humanité entière courir à sa perte de façon absolument passive, à suivre la routine quotidienne, à consommer encore et encore. Sachez qu’un jour vous paierez pour toute cette inaction. L’ennui vous guette constamment et très bientôt il s’installera pour de bon dans vos molles et insignifiantes pensées qui vous tiennent lieu d’âme. Comme Sartre le démontrait si bien, ce sont nos actions qui déterminent ce que nous sommes. Alors installez-vous et lisez, lisez tout ce qui traverse l’esprit d’un illuminé comme moi. D’un homme qui ne fera de sa vie que lancer des cris d’alarme. Le seul espoir qui me restera après ma mort, qui ne viendra pas trop tard, je l’espère, c’est que toute ma vie j’aurai essayé de faire quelque chose, de laisser ma trace. Alors, je ne serai rien sans doute à l’exception de cet ouvrage qui renferme la seule consolation qu’il me reste : celle qu’un jour, mon œuvre influencera quelqu’un à se nourrir de ma vision pour changer le cours de son existence. Ce livre, c’est donc tout ce que je suis. Voici donc, pour vous, chers lecteurs, le journal de Fred Labelle, le journal d`une solitude, d’une âme solitaire qui ne vous demande pas moins que de se rallier à elle. Soudain, Frédéric se met à rire et le projecteur l’éclaire. Fred se retourne vers lui et lui lance un regard furieux. NOIR Pour une seconde fois, on entend la même pièce de musique classique mélangée au bruit du moniteur cardiaque, qui va cette fois-ci à une cadence plus rapide. La musique se met graduellement en sourdine pour ne laisser place qu’au bruit du moniteur. Sur scène, on voit les deux personnages, assis à leur place respective pendant que la musique joue. Lorsque la musique s’arrête, Fred se lève et marche vers le public. Une fois rendu au bord de la scène, il regarde loin devant. Fred : Ça n’a pas l’air d’aller mieux. Je préfère ça ainsi. Frédéric : Mais arrête! Je n’aurais jamais pensé que j’aie pu être pessimiste au point de vouloir en mourir. C’est ridicule! Combien d’années me suis-je traîné à endurer ça? (Il reprend le sourire). Heureusement, maintenant, je… Fred (l’interrompt) : Je sais…Bien sûr, maintenant, tu sais que ton existence ayant été gaspillée, tu peux reposer tes vieux os sur ta médiocrité, sur la banalité de ta vie. Sur la certitude que tu as échoué, que tu as passé inaperçu. Frédéric (outré) : Mais c’est faux! Tu dis vraiment n’importe quoi. De toute façon, quoi que j’aie fait dans ma vie, cela ne t’aurait pas suffit pour être satisfait. Toi, tu voulais déclencher une révolution à travers tes ouvrages remplis d’utopies et d’hypocrisie. Fred : Moi, au moins, j’ai essayé. La sagesse que tu prétends avoir, ce n’est que de la lâcheté. Avoue-le : tu as beau te faire une belle biographie qui fait l’éloge du fait qu’enfin (d’un ton moqueur) tu sais, mais au fond de toi, (il reprend son air grave) tu es déçu. Frédéric (il le pointe du doigt, fâché) : Ne commence pas à… Fred (l’interrompt) : Ah! tu réagis! Je ne te suis pas aussi indifférent que tu le prétends, hein! Non seulement tu es déçu, mais tu me déçois aussi! Frédéric : Mais j’ai simplement essayé d’être heureux! Fred : Le bonheur n’est qu’une illusion dans ton cas. Le bonheur ce n’est pas de tout abandonner pour être niais comme toi. Frédéric : Mais comment aurais-tu pu vivre heureux avec une telle mentalité ? Fred : Si toi, la vieillesse, n’étais pas venue m’envahir aussi rapidement, je serais resté fort, je n’aurais pas abandonné ma vision. J’aurais été heureux, car j`aurais été utile. Mais à la place, la
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faiblesse s’est installée. Avec les années, je l’ai laissée prendre toute la place sans dire un mot. Et regarde où j’en suis arrivé, (en pointant loin devant) regarde où tu étais à 55 ans. Entre la vie et la mort, branché sur un moniteur cardiaque, languissant sur ton lit d’hôpital. Frédéric (avec le sourire) : Mais j’ai survécu tout de même! Fred : Tu n`as survécu qu’en apparence. Tu n’as survécu que physiquement, mais tu es demeuré cet homme malade à l’intérieur. Frédéric : Arrête de chercher à m’insulter. Sache que je ne me suis jamais senti aussi vivant. Fred : Alors où est passé ta volonté de changer quoi que ce soit ? D’aider qui que ce soit ? Pour être vivant, il faut laisser des traces. Frédéric : Mais, jeune homme, je suis trop vieux pour tout ça! Il ne me reste qu`à apprécier ce que j’ai et les gens qui sont encore là. Fred : Je croyais que mon passage t’aurait au moins rendu différent. Frédéric : Mais si, toutefois ce ne fut qu`éphémère. Tes idées ne laissaient place à aucun compromis. Elles condamnaient ceux à qui elles étaient destinées. Fred : J’aurais dû rester jeune à jamais, ma vieillesse n’est qu’une perte de temps. Frédéric : Je n`ai pas survécu sans raisons. Fred : Donne- moi un motif valable pour expliquer que tu n’as pas lâché prise. Frédéric : Contrairement à toi, à l`époque, je n’étais pas seul. Fred : Tu ne vois plus tes enfants, ta femme t’a quitté, tu as perdu ton emploi, tes amis, tout ce qui était vraiment important. C’est ton alcoolisme qui a causé ton accident, qui t’a fait tout perdre. Même ton âme que tu t’étais promis, étant jeune, de conserver intacte, inaltérée par tous ces abus qu’on rencontre au cours de notre vie. Tu as manqué à ton engagement face à moi. Si Frédéric ou Fred Labelle était mort à 55 ans, il n’aurait pas eu à se relever de cette honte. Il n’aurait pas eu à abandonner l’écriture, la famille, la vie. Ce sont elles qui t’auraient regretté pour ensuite t’abandonner. Toutes ces choses que tu tentes de ravoir à 85 ans, tu n’aurais même pas eu le temps de les voir partir. Frédéric (furieux) : Elles ne sont pas parties. Fred (criant) : Alors quoi ? Frédéric (devient plus triste, moins confiant) : Elles m’ont devancé. Je les ai rattrapées. Fred : C’est faux! Tu écris des mémoires sans intérêt. Ta famille n’est là qu’en infime partie et ta vie est si monotone qu’on croirait qu’elle n’est qu’une illusion. La cadence des bruits du moniteur cardiaque devient plus rapide. Frédéric (en criant) : Mais tais-toi! Veux-tu ma mort ? Elle nous entend, elle nous écoute… Les tonalités de l’appareil accélèrent de plus belle. Fred : Ce ne sont pas mes critiques à ton égard qui mettront fin à ton existence. Frédéric : Décidément, tu n’as rien compris. Fred : Alors dis-moi ce qui m’échappe. Le moniteur cardiaque n’émet plus qu’un son continu, annonçant la mort. Frédéric : Il est trop tard. Une lumière blanche très forte, même aveuglante, éclaire la scène. Un bruit de vent violent se fait entendre. Le tout dure pendant 20 secondes. Aucune musique ni bruit ne se fait entendre. L’éclairage se met doucement en marche mais reste très faible. Sur scène, des personnages sont immobiles. Ils ont la mine basse mais se regardent fixement dans les yeux. Leur respiration est haletante. Ils ont tous les deux l’air frustré, déçu. Fred : Je ne comprends plus. Frédéric : Tu n’as jamais compris. Fred : Que vient-il de se passer ? Frédéric : Il est mort.
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Fred : Qui ? Frédéric : Frédéric Fred Labelle est décédé. Fred : C’est impossible… Frédéric : Toi et moi n’existions pas. Fred : Mais parle-moi sérieusement pour une fois! Frédéric : C’est la vérité. Il faut que tu saisisses que nous n’existions pas. Tout ce que nous sommes n’est qu’une illusion. Tout ce qui nous entoure l’est aussi. La seule chose réelle, c’était cet homme que nous deux prétendons être. Cet homme malade de 55 ans entre la vie et la mort sur son lit d’hôpital, il est d’ailleurs toute la cause de cette illusion. Fred : Mais pourquoi est-il mort ? Frédéric : C’est lui, et non pas moi, que tu accablais par tes propos, jeune homme. Fred : Insinuerais-tu que je l’ai tué ? Frédéric : Oui, c’est exact. Fred : Mais comment ? Frédéric (l’interrompant, imitant Fred) : Mais comment ai-je fait? Je ne crois pas que tu veuilles le savoir mais laisse-moi tout de même te l’expliquer à titre de vengeance. Frédéric Labelle étant dans le coma, il doutait réellement de vouloir continuer à vivre, de vouloir se réveiller dans un monde qui lui serait hostile. Alors, il décida de consulter la seule chose avec laquelle il lui était possible de communiquer, son âme. Il alla donc chercher dans son imagination les prédictions qu’il s’était faites de son avenir pour les rassembler en un personnage qui représentait le vieil homme qu’il serait dans 30 ans. Celui-ci se fit rassurant (en se pointant du doigt) en se montrant conciliant et optimiste. Frédéric décida alors de consulter ses souvenirs, c'est-à-dire toi, l’homme qu’il se rappelait avoir été il y a 30 ans. Tu connais la suite. Comment quelqu’un peut-il concevoir de continuer à vivre en se convainquant que sa vie est un échec total et continuera à l’être, que la seule issue valable est la mort, que son existence s’est assombrie au point que sa disparition prochaine sera une suite évidente des évènements. Fred : Mais comment voulais-tu que je sache ? Frédéric : Je n’ai jamais dit que tu aurais dû le savoir. Ce que Frédéric Labelle ne savait pas encore, même à son âge, c’est que la sagesse l’emporterait évidemment face à ses souvenirs d’une jeunesse aux idéaux utopiques, à la mentalité illusoire qui n’écoutait qu’elle-même sans pour autant négliger de dénoncer les autres. Moi, je savais. C’est ce que j’ai tenté de te faire comprendre, C’est cela que l’homme malade aurait dû entendre si tes cris de rage n’avaient pas enterré ma voix. Fred est au bord des larmes. Il s’avance vers le public. Il regarde au loin, dans le vide. Puis, il se retourne pour s’approcher de Frédéric. Frédéric : Va t’en maintenant, je partirai plus tard, de mon côté. Fred : Et ces mémoires que tu écrivais… Frédéric : Va t’en j’ai dit. Je les finirai seul. Fred est déconcerté. Il se dirige lentement vers le côté jardin, se retourne, reprend sa veste qu’il avait laissée par terre et sort. Frédéric s’approche de son ordinateur, s’assoit et se met à écrire. Frédéric : Chapitre 1 (on l’entend sauter quelques lignes) Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait. Je suis parti trop tôt. Je ne saurai jamais. En mémoire de Frédéric Labelle, écrivain 1937-1992. FIN
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Fanny Forest
DIVA Décor intemporel. Un homme, Marvel Blake, fervent admirateur de la star de cinéma hollywoodienne Betty Hunter, réussit, en se faisant passer pour un technicien de plateau, à s’introduire dans la loge de celle-ci. Cette femme, reconnue comme étant une diva notoire, est prise au piège, mais étonnamment, elle semble plus amusée que choquée par cette intrusion dans sa vie privée. Marvel : Épousez-moi. L’Actrice : Pardon ? Marvel : Épousez-moi. L’Actrice (d’un ton dégoûté) : Vous êtes fou! Marvel : Épousez-moi ou je… L’Actrice (l’interrompant) : Ou vous faites quoi ? Marvel : Ou je vous tue. L’Actrice : C’est ça, oui. Et alors on vous arrêtera sur le champ et vous ferez la « Une » des journaux du monde : « Betty Hunter assassinée par un dégénéré ». Non mais vraiment… Cela suffit, foutez le camp. Marvel : Si je ne peux vous avoir, personne ne vous aura. Cela fait des mois et des mois que j’attends le moment de vous voir en personne. Je sais tout de vous, je connais les moindres recoins de votre visage, je sais que quand vous riez, vous commencez d’abord par ouvrir grand vos yeux et qu’ensuite, une fossette apparaît sur votre joue droite. Vous avez une dentition parfaite à l’exception d’un léger espace entre votre incisive gauche et la dent qui la suit, mais cela fait tout votre charme. Si vous saviez combien de fois j’ai pu voir et revoir la scène du restaurant dans « Wagons pour l’enfer », je… L’Actrice (l’interrompant) : Assez ! Sortez je vous prie ou je serai obligée d’appeler la sécurité. Marvel (sortant un pistolet) : Je ne crois pas que vous ayez le choix, madame. C’est moi ou la mort. L’Actrice : Alors, je choisis la mort. Marvel : Pardon ? L’Actrice (changeant soudain de ton et se levant pour aller placer des vêtements sur le paravent) : Je dois avouer que vous tomber à pic. Marvel (étonné) : Qu’est-ce que vous dites ? L’Actrice (riant) : Asseyez-vous. Marvel: Mais… L’Actrice (l’interrompant et changeant de ton) : Asseyez-vous j’ai dit! Marvel: Je vous rappelle que j’ai une arme, que je suis donc en situation de pouvoir et que… L’Actrice (l’interrompant de nouveau) : Mais oui, mais oui… Alors ? Assis! Marvel s’assoit sur un divan rouge et l’actrice en fait de même, mais sur l’autre. Elle semble à son aise, tandis que Marvel est très tendu. L’Actrice : Écoutez, vous avez une arme, vous êtes donc sérieux. Le fait est que je serais ravie que vous me tuiez. Marvel: Mais… Comment ? Est-ce un plan pour me faire fuir ? Vous voulez me faire peur en feignant la folie ? L’Actrice (ne portant pas attention aux propos de Marvel) : Connaissez-vous Achille, monsieur… ? Marvel : Eum… Marvel… Mon nom est Marvel Blake, mais vous pouvez m’appeler Marv ou Marvy, enfin… L’Actrice : Le connaissez-vous ? 32
Marvel: Qui ? L’Actrice : Mais Achille, bon sang! Marvel : Non. L’Actrice : C’est ce que je croyais. Achille est un héros légendaire issu de la Guerre de Troie d’après Homère. Marvel : Et pourquoi me parlez-vous de lui ? L’Actrice : Laissez-moi continuer. Quand il atteignit l’âge adulte, sa mère, la déesse Thétis, le confronta à un choix : soit il vivait très vieux et menait une vie heureuse avec une belle famille, mais demeurait inconnu, soit il mourait jeune, dans la gloire, mais on se souviendrait de lui à jamais. Marvel : Et alors ? L’Actrice : Il choisit de mourir jeune, mais de vivre éternellement dans les mémoires. Marvel (ironique) : Bravo, c’est très poétique. L’Actrice : Vous riez, mais cela est vrai. La race humaine est ainsi faite que des êtres sains d’esprit seraient prêts à sacrifier leur jeunesse, leur corps, leurs amours, leurs amis, leur bonheur et beaucoup plus encore sur l’autel d’un fantasme appelé éternité1. Marvel : Et pourquoi me dites-vous tout cela? L’Actrice : Je suis une pauvre fille, darling. Je suis une actrice. Je n’existe qu’à travers le regard des autres. Je n’existe que parce que l’on veut bien m’entendre et me regarder. Je ne connais rien d’autre que le cinéma… Écoute chéri, je ne sais même plus si je sais compter jusqu’à dix… Elle rit. J’ai 30 ans et déjà on commence à confier mes rôles à de nouvelles venues toujours plus belles, toujours plus jeunes… Marvel : Mais qu’est-ce que vous racontez ? On ne parle que de vous partout, vous êtes la plus célèbre des stars! Votre nom fait la couverture de tous les magazines! Que voulez-vous de plus ? L’Actrice : Je veux la gloire éternelle. Je ne veux pas me voir vieillir, je ne veux pas être remplacée. Je ne veux pas voir d’autres filles prendre ma place. Il n’y a rien de pire pour un artiste que d’assister, lentement, à sa disparition. La célébrité et l’admiration sont des statuts bien éphémères qui offrent tous deux autant d’extase que de malheur. Je vous semble peut-être égoïste… Marvel : C’est ce qui fait votre beauté. L’Actrice : 30 ans. Mourir en pleine gloire. 30 ans, c’est un bel âge pour mourir. Marvel : 70 ans aussi… L’Actrice : C’est pour cela que je veux que vous m’assassiniez, ainsi je rejoindrai le clan des légendes comme Marilyn Monroe, James Dean… Marvel : Vous êtes complètement toquée… L’Actrice : Elle est morte à 36, lui à 24… Ils n’ont pas connu le déclin ni la vieillesse. Marilyn Monroe serait-elle devenue Marilyn si on l’avait vu vieillir? Sa mort prématurée lui a offert le plus beau cadeau qui soit : l’immortalité. N’est-ce pas le but que recherche l’être humain depuis des siècles ? Atteindre l’immortalité ? Marvel : Je vous aime. L’Actrice : Alors tuez-moi.
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Extrait tiré du roman « L’hygiène de l’assassin », Amélie Nothomb, p.51. 33
Jean-Baptiste Asselin-Boulanger
MÉTRO Un itinérant est couché et somnole sur trois sièges placés côte à côte. Un autre homme entre en scène, c’est un avocat. Il semble être de mauvaise humeur. Il regarde l’itinérant et paraît agacé. L’avocat : Pardon monsieur ! Est-ce trop vous demander de vous déplacer pour que je puisse m’asseoir ? L’itinérant : Je vous demande pardon, je m’étais assoupi. L’avocat : J’avais remarqué ! L’itinérant s’empresse de se redresser et de déplacer ses sacs à ordures pour permettre à l’homme de s’asseoir. L’homme se laisse tomber sur le siège. L’itinérant : Vous n’auriez pas une pièce de monnaie par hasard ? L’avocat : Non, mais, vous êtes vraiment effronté ! D’abord vous vous allongez sur les sièges comme si vous étiez dans votre salon, mais en plus, vous me demandez si je peux vous refiler de la monnaie ? Vous n’avez jamais pensé à vous trouver un boulot ! Ce n’est pas comme si vous étiez handicapé ou que vous souffriez de déficience mentale, et encore là, on se débrouille comme on peut ! L’itinérant : Ça va, ça va… Pas besoin de me faire la morale. Si je voulais vraiment travailler, je le pourrais aisément, monsieur. C’est un choix que j’ai fait de vivre dans la rue. L’avocat : Tiens donc, vous avez opté pour la facilité on dirait ! L’itinérant : Qu’est-ce que vous faites dans la vie, dites moi ? L’avocat : Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? L’itinérant : Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? L’avocat : Je suis avocat. L’itinérant : J’aurais pu le deviner rien qu’en vous regardant. L’avocat : Et pourquoi donc ? L’itinérant : Parce que vous sentez l’argent et j’ai déjà eu la même odeur que vous autrefois. J’étais président d’entreprise. J’avais beaucoup d’argent, trop d’argent. J’en suis presque devenu fou. Je ne me donnais plus la peine de cuisiner, j’avais un chef cuisinier qui résidait en permanence dans mon manoir. Je n’avais pas d’enfant et je n’en voulais pas à cette époque. Plus le temps passait, moins j’avais d’ambition. Tout ce que je voulais, je l’avais. L’avocat : Qu’est-ce que vous faites ici alors ? L’itinérant : Je ne savais plus quoi faire pour avoir des émotions fortes. Je n’avais même plus envie de ma femme. C’était horrible. Je me mettais facilement en colère. J’étais prétentieux… Puis, un soir où je m’affairais à polir mes trophées de golf, un de mes collègues de travail m’a appelé et m’a proposé d’aller au casino. Je n’en avais pas tellement envie mais j’étais trop blasé pour argumenter avec lui. Donc, après avoir bu un verre ou deux de gin sur glace, je me rendis en voiture au casino où mon collègue m’attendait. Il me proposa d’aller directement jouer à la roulette. Je n’en avais rien à foutre, si vous voulez savoir. Je mis un jeton et le perdis aussitôt. Puis, j’en mis un autre. Je remportai dix fois ma mise et je commençai à avoir chaud. Mon cœur battait de plus en plus rapidement et ça me plaisait. Je misai encore et encore. Je gagnais à tout coup. Le risque de perdre à tout moment me rendait ivre. Ce soir-là, je rentrai chez moi avec dix fois plus d’argent qu’à mon départ. L’avocat : Ça n’explique toujours pas pourquoi vous êtes aussi pauvre. L’itinérant : Détrompez-vous, monsieur. Je ne suis pas pauvre, loin de là. Mais laissez-moi terminer mon histoire. Le lendemain, je ne pensais plus qu’à retourner au casino. Je ne répondais 34
presque plus à ma femme, c’est pour vous dire à quel point j’étais obnubilé. Elle en est même venue à croire que j’étais frustré contre elle. Je me rendais au casino dans la soirée pour jouer encore et encore. Ensuite, je ne me rappelle plus très bien ce qui s’est passé, mais j’ai tout perdu. D’abord, ce fut mon boulot, ensuite ma femme et mon argent. J’y suis presque passé. Le boulot et l’argent, on peut s’en passer, mais l’amour de sa femme, c’est plus difficile. Je n’étais pas très aimable avec elle c’est vrai, mais c’est parce que j’étais aveuglé par l’argent. Je n’avais plus d’endroit où dormir. Je devais voler ou mendier pour pouvoir me nourrir. La vie était beaucoup moins facile mais, petit à petit, les choses les plus anodines que je faisais au quotidien semblaient reprendre leur sens. C’est à ce moment que j’ai compris que je devais éviter de m’encombrer d’objets matériels pour être heureux dans la vie. Un silence s’installe puis l’avocat sort une pièce de monnaie. L’avocat : Voilà, je n’ai que ça. Il tend sa pièce de monnaie à l’itinérant. L’itinérant : Merci bien… L’avocat : Moi, c’est Robert. Et vous ? L’itinérant : Je m’appelle Jacques. L’avocat : Vous avez des enfants ? L’itinérant : Non, enfin, oui et non. L’avocat : Heu… Vous avez des enfants ou non ? L’itinérant : Quand ma femme m’a quitté, alors que j’avais 32 ans, elle était enceinte, je crois. Je n’en suis pas certain car, si ma mémoire est bonne, elle avait fait un test de grossesse qu’on achète à la pharmacie qui était positif, mais elle n’était pas encore allée voir un médecin pour le confirmer. L’avocat : Vous n’avez jamais pensé à retracer votre enfant ? L’itinérant : Je ne suis même pas certain d’en avoir un, comme je vous dis. Et puis, de toute façon, pourquoi est-ce que ma femme aurait voulu des enfants de moi ? Elle s’est sans doute fait avorter si elle était enceinte. L’avocat : Vous n’êtes pas très curieux. L’itinérant : Bien au contraire ! Aujourd’hui, je suis plus heureux que jamais. J’ai du temps pour réfléchir et pour admirer les petites choses de la vie. Un rien m’amuse. Je vis à mon rythme. Il m’arrive de prendre le temps de regarder les feuilles tomber des arbres. Ça peut sembler anodin, mais pour moi, c’est magique. La nature. Je m’en suis rapproché depuis que j’ai rompu ma liaison avec l’argent. L’avocat : Vous m’avez tout de même demandé une pièce de monnaie tout à l’heure. L’itinérant : Écoutez ! Il faut bien que je me mette quelque chose sous la dent pour pouvoir survivre. Et je demande de l’argent seulement aux gens qui ont l’air d’en avoir trop. J’imagine que vous devez avoir une de ces voitures de luxe et que vous restez dans un de ces quartiers huppés de la ville, est-ce que je me trompe ? L’avocat : Vous avez raison, j’ai une belle voiture et je réside dans un penthouse d’un des quartiers les plus riches de la ville. L’itinérant : Quelle âge avez-vous ? L’avocat : J’ai eu 26 ans il y a quelques jours. L’itinérant : Aïe, aïe, aïe ! Si jeune, avoir tant d’argent. Faites attention, monsieur. Tout ce que je peux faire, c’est de vous mettre en garde. Prenez exemple sur moi. Ne faites pas le même genre d’erreur. Moi, je vous dis, si on n’a pas besoin d’argent pour vivre, mieux vaut ne pas en avoir. L’avocat : C’est une façon de voir les choses… Et votre femme, vous n’avez jamais cherché à reprendre contact avec elle ?
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L’itinérant : J’y ai pensé, mais à quoi bon, elle appartient à mon ancienne vie. La vie que je mène aujourd’hui ne me permet pas d’avoir une compagne. Je ne reste pas à un endroit précis. Peutêtre que si je rencontrais une femme qui serait prête à vivre un mode de vie similaire au mien, je pourrais vivre en couple… Mais à bien y penser, ma solitude me plait. L’avocat : Et vous comptez vivre comme ça jusqu’à la fin de vos jours ? L’itinérant : Il va bien falloir que je me trouve un foyer un jour ou l’autre car il est évident qu’à un certain âge, je ne pourrai plus supporter les hivers glacials. Le fait de devoir faire appel au bien-être social ne m’enchante guère. Je vis en marge de la société et je l’affirme haut et fort, bien qu’il faudra un jour que j’accepte ses avantages… L’avocat : Moi, je crois que vous vous empêchez de vivre dans la société pour des raisons désuètes. Tout dépend de votre manière de penser. Vous-mêmes, tout à l’heure, vous avez dit que vos déboires s’étaient passés dans une autre vie, et que vous n’étiez plus le même homme. Vous devriez réintégrer le système en gardant cette même philosophie de vie. L’itinérant : Pour tout vous dire, j’ai peur que je redevienne cet homme. J’ai le sens des affaires et je le sais très bien. S’il fallait que l’occasion se présente et que je puisse faire fortune, je serais de retour à la case départ. Mais pourquoi toutes ces questions ? L’avocat : Je ne sais pas. L’itinérant : Pourquoi vous souciez vous de ma personne à ce point ? L’avocat : Je ne sais pas. L’itinérant : Tout à l’heure, vous m’avez dit que vous aviez une voiture alors pourquoi prenezvous le métro ! N’êtes-vous pas encore un de ces travailleurs sociaux qui cherche à me faire réintégrer votre système pourri ?! Si c’est le cas, je vous avertis tout de suite, je ne vous sui… L’avocat (coupant la parole à l’itinérant) : Quelle âge avez-vous ? L’itinérant : Mais on s’en fiche de mon âge, laissez moi tranquille ! L’avocat (insistant): Quelle âge avez-vous ? L’itinérant : J’ai 58 ans ! Vous êtes content maintenant ? L’avocat : Oui L’itinérant : Maintenant, à moi de vous poser des questions. L’avocat : Allez-y. L’itinérant : Qui êtes-vous ? L’avocat : Robert, avocat diplômé. L’itinérant : Cessons les plaisanteries. Qui êtes-vous ? L’avocat : Réfléchissez. Depuis combien de temps vivez-vous ainsi ? L’itinérant : Je ne sais plus trop, mais répondez à ma question ! L’avocat : C’est exactement ce que je suis en train de faire. L’itinérant : De quel manière ? En m’interrogeant ? L’avocat : Tout à fait. L’itinérant : … L’avocat : Pensez-y bien, faites le compte dans votre tête. Depuis combien de temps êtes-vous dans la rue ? L’itinérant : Eh bien, ça va bientôt faire 27 ans que je… Quel âge as-tu dis que tu avais déjà ? L’avocat : J’ai 26 ans.
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Julien Dumouchel
MUR DE PIERRE, CŒUR DE PIERRE L’action se déroule à l’intérieur de la petite chapelle Saint-Michel dans la banlieue de l’Île de Montréal. Au lever du rideau, la chapelle baigne dans l’obscurité. Seule la lumière du jour réussit à s’infiltrer en perçant à travers les vitraux, colorant ainsi les dalles au plancher d’une mosaïque de couleurs sans éclat. Le feu danse à l’intérieur de lampions alignés en rangée au fond, perdus dans l’obscurité. On devine seulement leur présence par la lueur chaude qui s’y dégage, une lueur qui rappelle l’aura floue des lumières de Noël lorsqu’elles sont ensevelies sous la neige, après une tempête. C’est la maison des contrastes, du froid et du chaud. Un bruit lointain de pas lents et espacés résonne à travers l’espace. Peu à peu, le bruit se fait de plus en plus enveloppant, de plus en plus rapproché. Puis, une silhouette frêle et courbée se dessine dans la pénombre. Elle se déplace lentement, en traînant des pieds avec une grâce inhabituelle. Ses mouvements sont doux et arrondis. Sur son épaule, une courroie étroite et trop longue en maillons argentés rejoint un sac à main d’une grosseur disproportionné. Une broche dorée fixée à ses cheveux blancs et abîmés scintille dans la noirceur. Les pas cessent et le bruit presque inaudible d’une voix toute en féminité brise le silence. Noëlla (hors champ) : Mon père, pouvez-vous aller chercher (pause) le curé? J’ai… (pause) besoin de lui. Vicaire (hors champ) : Bien sûr mon enfant, bien sûr. Attends-le dans le confessionnal. Noëlla (hors champ, inaudible) : Merci. Bruits de pas, puis bruit d’une chaise qui grince. Silence. Une lumière tamisée naît. Au centre de la scène, deux chaises travaillées en bois sont disposées l’une à côté de l’autre. Recouvertes de duvet bourgogne, elles attirent la poussière depuis longtemps. Ces deux chaises sont séparées par un grillage en bois aux mailles très serrées. Ensemble, ces chaises et cette barrière font office de confessionnal. Effectivement, des rangées de lampions sont disposées en arrière de cet arrangement, surplombées par un Jésus en croix dont le regard éveillé semble fixer la chaise de droite. La chaise de gauche, elle, est maintenant occupée. Noëlla Dupuis, 82 ans. Certains diraient que son âge lui fait honneur. Petite et fragile, elle garde une certaine vigueur dans son visage. Un visage peut-être un peu trop maquillé pour cacher le travail du temps qui, peu à peu, a creusé des fossés à la place de pommettes et a aminci ses lèvres ridées. Ses mains, blanches et translucides font penser à du papier de riz froissé que l’on pourrait déchirer par mégarde. Le rose pâle qu’elle a pris soin de peindre sur ses ongles et sur ses lèvres dépasse en vague sur les coins, rappelant le premier maquillage maladroit d’une petite fille. Son regard sautille sur des points imaginaires en suspension devant elle. Sa tête tangue imperceptiblement vers la gauche. Ses pouces se font la guerre. Elle est nerveuse. Très nerveuse. Entre pendant ce temps, à droite, le curé. Noëlla, cachée par la grille, reste invisible aux yeux du curé. C’est un homme d’une cinquantaine d’années, aux traits durcis par une religion écrasante. Il avance, ses pas se suivent à un rythme constant, caché sous sa toge, lui donnant un air de fantôme qui flotte jusqu’à sa destination. Il s’assied, impassible, la tête haute, l’oreille attentive. Il ne remarque pas que de l’autre côté, la vieille dame est maintenant collée au grillage, ses mains, plaquées sur la frontière qui les sépare. Elle l’observe en silence, et pourtant ses yeux parlent de tendresse. Après un temps. Curé (mal à l’aise) : … J’imagine bien que vous n’êtes pas venue ici pour échanger le silence. Subitement, elle se détache du grillage et regarde devant. Noëlla (bas) : Oui, bien sûr… Curé (pressant) : Eh bien? 37
Noëlla: On dit que la sagesse s’accumule avec l’âge. Il faudrait bien que je fasse honneur au dicton. (Soupir.) Je ne sais pas par où commencer mon père. Curé: Eh! bien, commencez comme ça vous vient, c’est simple. Noëlla (offusquée) : Oui, c’est certain, mais c’est loin d’être évident… Curé : Peut-être bien. Je suis trop habitué à être de ce côté-ci de la grille. (Qui tente de se faire pardonner.) Allez, je vous écoute. Noëlla: Je… (Se parlant à soi-même) Bon Dieu, commence par le début… (Pause.) (Au curé) À 18 ans, je suis tombée enceinte d’un cultivateur voisin. Je le voyais le soir qui rentrait chez lui avec ses vaches. Il les promenait tous les jours, sauf le dimanche. J’étais seule la plupart du temps. J’étais la plus jeune et j’étais déjà assez vieille. Cet été là, celui de mes 18 ans, il s’est blessé. Écrasé par une charrette qui transportait du foin et qui passait par là. Un accident malheureux, mais je n’en pensais pas grand-chose. L’homme était terrassé. Les roues avaient broyé ses deux jambes. C’était un miracle qu’elles ne se soient pas infectées… Il aurait pu les perdre. Son fils s’occupait des terres pendant que lui était en convalescence. Il partait le matin et il revenait le soir. La mère, il n’y en avait plus, morte depuis longtemps. Le médecin avait été catégorique. Pas le droit de sortir du lit pendant au moins trois mois. Après, on verrait. Le père était donc au lit, et il avait besoin de quelqu’un pour prendre soin de lui. Nous étions à la campagne, et des gardes-malades, il n’en pleuvait pas. Et même s’il y en avait eu, ça aurait coûté beaucoup trop cher. (Rire anodin.) Ma mère disait toujours que j’étais la plus charitable. J’imagine que c’était vrai en quelque part. C’est donc moi qui me proposai pour s’occuper de lui. En échange, nous aurions droit à deux bêtes par mois, assez pour nourrir ma famille. Donc, chaque matin, après le départ de son fils pour les champs, je longeais la route en terre qui nous séparait et je me rendais chez lui. (Pensive et anecdotique.) J’aimais bien cette route de terre. L’été, les fleurs sauvages y poussaient et parfumaient l’air. Enfin… (Pause.) Au début, je ne voyais en lui qu’un monsieur un peu grognon aux traits peu flatteurs… mais vite, à force d’être avec lui, nous avons commencé à tisser des liens. Je devais m’adonner à des tâches pas très drôles, comme le laver à la débarbouillette et lui amener le pot de chambre. Je faisais aussi la nourriture et la lessive. On avait tout de même des moments de distraction où il nous arrivait de jouer aux cartes ou de parler, tout simplement. Je crois que j’étais de la bonne compagnie pour lui et il était de la bonne compagnie pour moi. Je compris qu’il était différent des autres hommes que j’avais pris l’habitude de… Curé (vif et expéditif) : Vous me pardonnerez, mais je crois que vous vous embourbez inutilement dans les détails. (Sourire forcé) Je suis très occupé et je ne vois vraiment pas en quoi cette histoire peut nous être utile. Noëlla (prise par surprise) : J’y arrive, laissez-moi une chance! Où en étais-je encore… Je crois que je disais qu’il était différent des autres hommes que j’avais jusqu’alors côtoyés. Oui, lui, il était différent. Je ne sais pas si c’était la maladie qui l’avait rendu ainsi, mais il était tendre et doux, compréhensif même. Enfin, contre toute attente, je tombai amoureuse de cet homme qui avait deux fois mon âge. Il fallut beaucoup de temps pour que je m’en rende compte. Au début, mon amour se déguisait par quelques attentions particulières que je lui apportais. Le matin, je partais plus tôt et j’amenais avec moi des confitures, des serviettes propres, du pain frais. Sans m’en rendre compte, je voulais à tout prix lui faire plaisir. Et je crois que lui aussi. Il me souriait beaucoup. (Rire nostalgique) Nous riions ensemble. Il était certainement plus vieux que moi, mais l’âge n’existait plus entre lui et moi. Aujourd’hui, je sais que l’amour n’a pas d’âge. (Pause.) Mais pendant ce temps, ses jambes se refaisaient une musculature et ses os se ressoudaient. Je commençais certainement à redouter le jour où il n’aurait plus besoin de moi. Des fois, lorsqu’il était très fatigué et qu’il dormait, je passais des heures à le regarder rêver. Je m’amusais à regarder le mouvement de ses yeux à l’intérieur de ses paupières. Ses yeux qui palpitaient aussi vite que mon cœur. (Rires.) C’est si anodin quand j’y pense aujourd’hui. Finalement, il eut la force
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nécessaire pour se hisser hors du lit avec mon aide, et à marcher un peu. Je l’aidais à se déplacer. Nous allions chaque jour faire un petit voyage à la cuisine ou au salon et nous discutions. Puis, plus les jours se suivaient, moins il avait besoin de moi. Déjà, il pouvait se faire à manger et même sortir dehors prendre un peu d’air frais. J’étais angoissée à l’idée que bientôt, mon quotidien reprendrait, et que je n’aurais plus d’excuses pour le voir. Dans un rien de temps, il serait capable de prendre soin de sa ferme. Ce jour arriva bien plus vite qu’il n’aurait fallu. J’arrivai chez lui ce matin-là et il était déjà tout habillé avec sa chemise carrelée, ses bottes bien lacées. Il me dit quelque chose à l’effet que je pouvais retourner chez-moi, qu’il n’avait plus besoin de moi. Je commençai à pleurer comme l’enfant que j’étais encore. (Pause) Nous avons fait l’amour plusieurs fois cette journée-là. Je ne sais pas si je l’ai fait parce que je le voulais. Je ne sais plus, j’ai vraiment tout effacé. Tout sauf cet enfant qu’il me donna. Ineffaçable. Inoubliable. Lorsque je le lui annonçai, il me fit peur pour la première fois. Il m’expliqua ce qui arriverait. Qu’on m’ôterait probablement mon bébé. Que je ne le reverrais plus jamais. Aujourd’hui, je sais qu’il ne pouvait pas réellement comprendre tout ce que cela impliquerait. Moi, je ne compris vraiment que neuf mois plus tard. (En pleurs, doucement) Cela implique beaucoup plus. L’infirmière qui nous regarde avec un air de pitié en nous arrachant cet enfant, cette partie de soi qui a vécu avec nous, en nous, et qui ne demande que nous. Parti. (Pause.) De savoir qu’aujourd’hui, un homme (se rapprochant de la grille) porte mon nez… (pause) les yeux de ton grand-père… L’interrompant dans le milieu de sa phrase. Curé (écrasant) : Que voulez-vous de moi? Noëlla (progressivement défaite) : Je suis désolée… Monsieur le curé… Je ne vous ferai pas plus perdre votre temps. Les larmes aux yeux, elle se lève difficilement, se retourne et s’apprête à quitter, mais quelque chose la retient, ses petits pieds sont cimentés au plancher de pierres. Elle se retourne lentement et lui lance une dernière question. Noëlla (retenant ses larmes) : Quel est ton nom? Curé (objectivement) : (Pause.) Pour… les rapports pré-maritaux que vous avez eus avec… (pour ne pas dire son père) cet étranger… Ce sera quatre chapelets à chaque jour pour les trois prochaines semaines et vos péchés seront pardonnés. Comme si ces paroles avaient été une des choses les plus difficiles à dire, un immense soupir amplifie sa respiration. Noëlla, elle, est maintenant au bord de la crise, au bord de son désespoir. Noëlla (graduellement, en criant et en pleurant) : Je t’ai mis au monde! Tu ne peux pas me répondre ? Tu ne peux pas répondre à ta mère ?!! Ton nom, mon Dieu, ton nom! Ton nom!! Ses jambes flanchent et elle se retrouve par terre, adossée en boule contre sa chaise, inondée de larmes. Le curé hésite. Ses yeux fixent le Christ qui a le regard penché sur lui. Curé: Gilles. Mon nom est Gilles Pronovost. J’ai été élevé par des Jésuites depuis mon jeune âge. Mon nom est Gilles Pronovost, et je suis fils de Dieu. Maintenant, je vous en prie, allez-vous en. Vous vous trompiez si vous espériez quitter cette église avec un fils.
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Laurence Faraggi
SALISSURE Marc est assis contre le mur, il fume une cigarette. Il est en compagnie de son ami, Alexandre. Marc : Alex, arrête de bouder! Soit un homme! Alex est assis contre le même mur, sa tête est dans ses mains, il regarde le plancher. Alex (lentement) : Son nom était Geneviève…tu le savais ? Marc (nonchalamment) : Non. Comment le sais-tu toi ? Alex lui lance un portefeuille, il fixe toujours le plancher. Marc : Où est-ce que t’as trouvé ça ? Alex : C’était dans son sac. Je l’ai vu et il fallait que je sache son nom. Geneviève…T’as vu comment elle était belle… Les cheveux longs, bruns, les yeux verts, un visage aussi parfait que celui d’une actrice… 22 ans… Peut-être qu’elle finissait l’université… Nous, on a 18 ans et on y pense même pas à l’université… À la place on joue à des jeux idiots et cruels, on vend de la drogue, on prend de la drogue parce qu’on pense que ça va nous aider à nous libérer de nos vies qui en réalité sont extrêmement privilégiées, surtout la tienne… On se plaint au lieu de dire merci… On… Marc (lui coupant la parole, d’un ton frustré) : Tais-toi Alex! Pourquoi tu parles comme ça ? C’est quoi ton problème tout à coup ? Tu n’as jamais réagi comme ça après une de nos conneries! Alex tourne sa tête vers Marc, ils se regardent tous les deux. Alex : Vois-tu, cher ami, que toi aussi tu penses que c’est des conneries! Marc : Oui, c’est vrai, mais ces conneries servent à me garder amusé tous les jours. (Pensant à voix haute) Qu’est-ce que je ferais sans elles ? Alex : Tu pourrais étudier plus. Peut-être essayer de finir ton secondaire! Marc (fâché) : Tu penses que tu es dans la position pour me dire ça ? Toi, tu l’as fini ton secondaire ?! Alex (doucement) : Non, pas encore. Tu le sais très bien. Mais je vais commencer à m’appliquer plus dans mon éducation. Mes priorités vont changer… C’est fini… J’en peux plus de nos conneries, de te suivre partout, de faire du mal aux gens… On est ensemble depuis qu’on est petit…Tu es mon meilleur ami, mais… Il faut que je me sépare de toi… Tu as une mauvaise influence et tu es une mauvaise personne. Alex commence à pleurer silencieusement, il fixe le sol et laisse ses larmes couler. Marc, un peu choqué par ce que son ami vient de lui dire, semble être dans une transe, il fixe le mur devant lui pour être sûr de ne pas attraper le regard d’Alex. Quelques minutes passent. Alex (avec affection) : Je m’excuse Marc…je ne voulais pas que ça sorte si mal… Marc (regardant Alex) : Mais tu voulais que ça sorte… Je suis une mauvaise personne, mais au moins je le sais… Au moins, je l’admets, pas comme toi qui se caches derrière une façade d’innocence! (Criant) Mais Alex, tu n’es pas innocent! Tu étais juste à côté de moi ce soir! Et je ne t’ai pas vu essayer d’arrêter ou même de contrôler la situation! ON L’A VIOLÉE ENSEMBLE, LA PUTE! Alex (désespéré) : Je ne voulais pas… Je ne voulais… Alex arrête de parler, il n’est plus capable, il commence à pleurer douloureusement. Alex (criant) : Non… Marc le regarde un instant et il se met à rire. Un rire qui ne cache pas une tristesse ou de la culpabilité, c’est un rire sincère, un rire froid et même cruel. 40
Marc (moqueur) : Tu nous rabaisses en tant qu’homme avec ta sensibilité! Tu devrais peut-être apprendre à contrôler ta féminité! Alex lève sa tête lentement et regarde Marc avec un air d’incompréhension totale. Alex (sa voix tremblante) : Pourquoi te moques-tu de moi ? Et comment peux tu rire de cette situation, de ce qu’on a fait… Marc : Oh non, Alex, ne t’en fais pas! Je ne ris pas de la situation, j’en conviens que ce qu’on a fait peut être difficile à digérer, mais je ris de toi mon ami. (Il laisse échapper un petit rire). Alex : Ah bon! Alors, ça t’amuse de me voir en peine ?! Marc : Non, ce n’est pas ça. C’est que je me rappelle de la première fois où j’ai commis cet acte qui pour certains semble insensé, je… Alex (lui coupant la parole) : Quoi ?! Ce n’est pas la première fois que tu fais ça! Marc (doucement mais avec un ton menaçant) : Alex, tu sais que c’est impoli de couper la parole aux gens, surtout quand c’est un ami qui te raconte une histoire. Alors, où est-ce que j’en étais… Ah oui! Alors je disais qu’après avoir commis cet acte pour la première fois, je ressemblais exactement à toi en ce moment. Je paniquais, je ne comprenais rien, il me semblait que j’avais commis la pire des offenses. Le «crew» avec qui je me tenais m’a tout appris (il s’arrête un moment, comme pour se rappeler d’un bon moment)… Ah! c’est incroyable comment le temps passe et que les choses changent… Alex (semble ne pas trop comprendre) : De qui tu parles? C’est quoi ce «crew» que je ne connais pas? On a toujours été ensemble… Quand as-tu fais tout ça ? Marc : Un été, quand je suis parti avec mes parents en France et tu ne pouvais pas venir, je pense qu’on avait 16 ans… Et je me suis fait des amis là-bas… Pendant deux mois, j’ai traîné avec eux, on était environ cinq. Pendant que nos parents allaient à leurs soirées, nous, on se promenat et on se trouvait des choses à faire. Un soir, à peu près deux semaines après mon arrivée, ils m’ont dit qu’ils allaient me montrer comment vraiment m’amuser. Je dois avouer que j’avais un peu… Comment dire… Alex (parlant fort d’un ton dégoûté) : Honte! Peur! Marc (reprenant) : Non pas tellement… Mais je me sentais intimidé par ce groupe de personnes… Ce fut la première et la dernière fois de ma vie que des gens ont réussi à m’intimider, que ce n’était pas moi qui étais dans leur position… Ils ne l’ont jamais su. En fait, tu es le premier à le savoir… Alex (ironique) : Ah oui! Parce que c’est exactement ça que je recherchais! Marc (sans faire attention à ce qu’Alex lui a dit) : Mais en fait, leur pouvoir sur moi n’a qu’incité de la curiosité. Je voulais savoir pourquoi ils avaient cet effet sur moi et pourquoi ce soir-là je me sentais plus intimidé que jamais. Ils m’ont conduit dans une ruelle et on s’est mis en cercle. Ils ont commencé à parler entre eux… Je ne comprenais pas trop de quoi… « On la frappe d’abord comme d’hab? – Moi, je commence cette fois, je suis toujours dernier avec les restes! – OK, c’est bon, moi j’y vais ensuite – Marc tu y vas en dernier … ». Je croyais qu’on allait se battre… Mais, oh non, ce n’était pas du tout ça le plan, ha ha… On s’est éloigné de la ruelle et l’un d’eux nous a dirigés vers un parking presque vide… On a attendu un moment et j’ai vu une belle femme, (insistant) beaucoup plus belle que Geneviève. Alors, cette femme était en train de marcher vers sa voiture, elle sortait ses clefs. J’entendais les gars dire qu’on était chanceux cette fois-ci, je ne sais pas trop pourquoi. Je voyais que la fille avait un peu peur, elle marchait plus vite vers sa voiture… Alex (secouant sa tête en signe d’incrédulité) : Non… Marc (hochant la tête) : Oh oui. Ils marchaient tous vers elle, je les suivais et on formait un cercle autour d’elle… Je comprenais ce qui se passait. (Il est en extase, il s’en rappelle) Elle pleurait, elle hésitait à chacun de ses mouvements, elle ne pouvait pas s’enfuir… Le premier gars l’a pris, l’a
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frappée, elle a crié, mais chacun d’entre nous encourageait notre ami… Il l’a jetée parterre, elle a essayé de se débattre, mais deux autres amis la retenaient. Celui qui était sur elle a arraché sa chemise et lui a enlevé ses pantalons… Elle était là, par terre, nue… Elle savait qu’il n’y avait rien qu’elle pouvait faire, mais elle se battait encore, les gars la tenaient plus fort, l’autre la frappait sans arrêt et la pénétrait si brusquement qu’elle criait en complète agonie… En regardant la scène, je me souviens d’avoir vécu un instant de peur totale, des frissons sur tout mon corps et le sentiment de vouloir vomir… Mais seulement pour un instant… Ensuite, je ne sais pas comment et pourquoi mais j’ai commencé à prendre du plaisir à voir cette femme se faire battre et se faire violer, peut être à cause de l’esprit du moment, tous mes amis criaient fort avec enthousiasme et je me sentais tout à coup comme eux… Je criais, j’encourageais, pendant que tout le monde la possédait tour à tour. Quand ce fut mon tour, je n’ai pas hésité, pas une seconde. Je lui ai donné des coups de pieds, je la battais férocement, je lui ai probablement cassé des os, mais je n’arrêtais pas, et quand je suis entré en elle, j’ai eu un plaisir comme jamais avant, ses cris m’excitaient, son mal m’excitait, tout… Quand j’ai eu fini, les deux gars qui la tenaient l’ont laissé tomber à terre et on est parti… En marchant, je me suis retourné pour voir ce qu’on venait de faire et je l’ai vue couchée, complètement nue, elle ne bougeait pas, elle était rouge partout, elle avait des coupures sur tout son corps et j’ai aperçu une couche de sang sur le sol autour de son sexe…je n’ai aucune idée si elle a survécu ou non… Alex le regarde, des larmes coulent sur son visage, il ne bouge pas, il porte une expression de désespoir et de tristesse… Marc (allumant une autre cigarette) : Quand on est arrivé chez un de mes amis, je me suis assis et je n’ai pas parlé, j’avais des larmes aux yeux, j’étais en fait exactement comme toi ce soir… Je ne pouvais pas croire ce que je venais de faire, mais on a commencé à discuter d’autre chose et je suis entré dans la discussion et peu à peu j’ai oublié l’horreur… Alex (secouant sa tête) : C’est impossible d’oublier… Je ne vais jamais oublier… Marc : Moi, je n’ai pas seulement oublié mais quelques jours plus tard, je sentais l’envie de le refaire… Et je l’ai refais, plusieurs fois, sans regret ni de peine… Alex : Tu es affreux! Tu n’es pas humain! Qu’est-ce qui te passe par la tête ?! Comment est ce que j’ai pu être ami avec toi… Marc (en lui souriant) : Tu as peur de moi. Alex le regarde simplement, sans expression. Marc (regardant Alex et semblant triste tout à coup) : Mes amis ont tous peur de moi… Je n’ai pas de véritable ami… Je me contente d’intimider les gens qui m’entourent et de les garder à distance… Je ne sais pas pourquoi… Alex (sympathique) : Moi, j’étais ton ami… Je n’avais pas peur de toi… Je te connaissais… Mais tout ça a changé ce soir… Peut-être que si tu penses à tes actions et que tu réalises qu’elles sont horribles et que tu arrêtes… Peut être que je pourrais te pardonner. Marc : Comment est-ce que c’est possible de ne pas se sentir mal après avoir fait une chose pareille… Peut- être que je le faisais pour me croire plus fort… Je suis mal dans ma peau et je le sais… Mais je suis le seul à le savoir parce que je le cache… Je dois pouvoir être le plus fort… Marc tient sa tête dans ses mains, il éteint sa cigarette, il ne semble plus si sûr de lui tout à coup… Alex (en voyant Marc désespéré pour la première fois) : Ça ira Marc… Ne t’en fais pas… On s’aidera à dépasser nos stupidités… On se repentira… On fera quelque chose… On… Il arrête de parler, ils sont tous les deux assis contre le mur encore une fois et personne ne parle. On voit dans leur position et dans leur expression qu’ils sont complètement perdus. Le silence règne. Le téléphone sonne et Marc se lève lentement pour répondre. Marc : Oui allo? – Salut ça va? – Oui, pas mal… Je suis un peu fatigué – Oui, Alex est avec moi – Non, on ne sort pas ce soir – Pourquoi t’as besoin de notre aide ? – Non, c’est fini tout ça pour
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nous… - Qu’est ce qui lui est arrivé à ta sœur ? - … - Elle n’a pas vu qui c’était? – Comment tu veux les trouver?... (Tout à coup, il semble terrifié) – Il faut que je te rappelle… Il raccroche le téléphone et court vers le mur. Alex : C’était qui? Marc ramasse le portefeuille qu’Alex a pris de la fille, il regarde une carte d’identité, et lève son regard vers Alex, il pleure. Marc : C’était Jacques… Sa sœur… Sa soeur vient de se faire violer…
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Valéry Lessard
VOUS NE COMPRENEZ PAS… Aurélien arrive dans le salon funéraire. Il voit un homme, Maxime, dans la vingtaine. Il est agenouillé sur le prie-dieu et il prie. Ce dernier termine sa prière, il se relève et il voit Aurélien. Maxime : Qui êtes-vous ? Aurélien : Je ne sais pas et vous ? Maxime : Le meilleur ami de ce défunt. Je me présente : je suis Maxime DeTilly, enchanté. Aurélien : Pardonnez-moi, je suis Aurélien… Je ne me rappelle plus… Et on m’a convoqué à ce salon funéraire. On m’a dit que je devais être ici. Maxime (n’écoutant pas ce que dit Aurélien) : Il s’agit de mon meilleur ami. Aurélien (continuant à parler, sans écouter Maxime) : Question de respect… Je dois sûrement être là pour une bonne cause. (silence) Après tout, qui est-il ? Peut-être qu’on se connaît. Maxime : C’est Simon…, Simon… (aparté): C’est bête j’en oublie déjà son nom. Aurélien : M. Simon ….Ah ! et bien non, je ne connais pas ! Maxime : Non ! Non ! Simon, c’est son nom ! Ce n’est pas M. Simon ! Aurélien : Ah bon ! Pourtant, vous votre nom c’est bien DeTilly et vous vous dites M.DeTilly. Maxime : Comme vous êtes Nunuche ! Simon, c’est son PRÉnom ! ... Pardonnez-moi. Aurélien : Aaaah ! D’accord ! (silence) Que faisait-il dans la vie, ce Monsieur X ? Maxime : Il étudiait. Aurélien : C’est bien ! Moi aussi j’étudie et vous ? Maxime : J’étudie. Aurélien : C’est bien ! Même très bien, nous étudions tous ! Maxime : Oui, vous ne le reconnaissez toujours pas ? Aurélien : Non, ça ne vient toujours pas. (silence) Maxime : Il avait un petit boulot sur la grande rue Bruxelle-Swichez. Aurélien : Ah ! Ce M. X là ! Maxime : Oui ! Aurélien : Et bien, il me coupait régulièrement la barbe ! Un très, très bon barbier ! C’est bête qu’il soit décédé ! Maxime : Barbier ? Aurélien : Si ! Celui dans la boutique de barbier ! Maxime : Non ! Pas celui-là ! Il travaillait dans la boulangerie, environ trois boutiques plus loin ! Aurélien : Ah ! Désolé, je n’y vais jamais ! Maxime : Eh bien, vous devriez ! Aurélien : Vous croyez ? Maxime : Oui. (silence) Maxime : C’est bête, on vous convoque, mais on ne vous prévient pas pourquoi. Aurélien : Oui, c’est bien ce qu’on dit.
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Maxime : D’ailleurs, vous ne me dites rien non plus et je suis son meilleur ami. Alors, vous ne croyez pas que si vous étiez si important, on se connaîtrait ? Aurélien : Si ! Je suis d’accord. Maxime : Et bien… Parlez moi de vous et de vos fréquentations ! Aurélien : …Mais… Ça ne vous regarde pas ! Maxime : Pourquoi pas ? Après tout, je suis son meilleur ami et je me demande qu’est-ce que vous faites ici ! Aurélien : Bon d’accord. Maxime : J’insiste. Aurélien : J’ai seulement vingt et un ans. J’étudie dans un conservatoire en médecine, dans le Mans. J’ai une copine depuis peu de temps. Oooh ! et fait amusant, j’adore les clubs et les jeunes femmes ! Mais chut ! N’en dites rien à Lucille, ma copine. Ah ! et depuis deux jours, je ne comprends plus rien ! Voilà, encore aujourd’hui une manifestation étrange, je me fais convoquer dans des funérailles où je ne connais personne. Maxime : D’accord… hum ! D’accord! Étrange, mais je ne vous replace toujours pas. Aurélien : Eh bien tant pis ! Maxime : Non, écoutez ! Nous n’avons, en aucun cas, fréquenté les mêmes lieux ! Aurélien : Qu’en savez vous ? Maxime : Je le sais ! C’est comme ça et c’est tout ! Aurélien : Dites. Maxime : C’est que, Simon et moi, nous étudions aussi dans le Mans, mais dans un autre conservatoire. Un conservatoire pour les futurs économes… ! Vous voyez ! Et pour les clubs, eh bien nous aimions seulement aller au petit bar Miro. C’est tout. Alors, je ne vois toujours pas. Aurélien : Moi non plus ! Alors on ne se connaît tout simplement pas. Maxime : C’est impossible, si vous êtes convoqué ici, c’est que vous êtes important. Moi même, son meilleur ami, je n’ai pas été convoqué. Aurélien : Alors, pourquoi êtes vous ici ? Maxime : Parce que c’est mon meilleur ami. Enfin, c’était… Aurélien : Mais sinon, vous l’avez su comment ? Maxime : J’ai lu le journal. Aurélien : Ah! Oui, c’est vrai. (silence) Maxime : Je reviens dans une minute. Il se dirige vers les coulisses. Aurélien : Attendez ! Maxime : Qu’y a-t-il ? Aurélien : C’est quoi déjà son PRÉnom, à ce M. X ? Maxime (triste): C’était Simon son prénom. Il quitte la scène. Aurélien s’agenouille sur le prie-dieu et se met en position de prière, il lie ses mains. Il prie en l’honneur de ce Monsieur X et récite le Notre Père. Il termine sa prière, en faisant le signe de croix. Il se relève et puis décide de s’asseoir sur le prie-dieu. On entend Maxime revenir. Maxime entre sur scène. Aurélien se relève précipitamment. Maxime : Ça fait du bien ! Aurélien : Qu’est-ce qui fait du bien ? Que votre meilleur ami ne soit plus de ce monde ? Maxime : Non ! Vous êtes fou ? C’était ma raison de vivre ! Je n’existais que pour lui ! Aurélien : Alors, qu’est-ce qui fait du bien ? Maxime : Aller aux toilettes, bien sûr. Aurélien : Fallait y penser.
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Silence. Maxime se met à pleurer et va se blottir dans les bras d’Aurélien. Aurélien ne comprenant toujours pas. Aurélien : Qu’avez vous à pleurer ? Maxime (un peu fâché) : EH BIEN, JE PLEURE ! MON MEILLEUR AMI EST DÉCÉDÉ ! ÊTES VOUS INNOCENT ??? Aurélien (Mal à l’aise) : Désolé, j’avais oublié. Maxime (Navré) : Excusez-moi ! J’ai eu tort de vous crier dessus. Mais (sanglotant), vous ne savez pas comment il me manque. Nous avons passé de si bons moments ensemble. Aurélien : Je vois, oui, je comprends. Moi aussi, je serais triste à votre place. Maxime : Non, vous ne comprenez pas ! Aurélien : Si ! Puisque je vous le dis. Maxime : Non ! Vous n’avez pas vécu autant d’émotions que nous. Aurélien (encore perdu) : Vous dites ? Maxime : Vous avez gagné, je vous dis. C’est que, Simon et moi, nous n’étions pas que des amis, nous nous aimions. Aurélien : C’est normal, moi aussi, j’aime mon meilleur ami. Maxime : Stupide, Stupide ! Vous êtes stupide, oubliez tout ça. Aurélien : Non, allez je veux comprendre. Maxime : Je suis homosexuel ! Aurélien (se décollant assez rapidement de Maxime) : Ah ! eh bien mes condoléances. (Long silence) Aurélien : Et c’était quoi, déjà, son nom à lui ? Maxime : Simon. Aurélien : NON ! Son nom IDIOT ! Maxime : Ne me traitez pas d’idiot ! Vous ne trouvez pas que c’est déjà assez triste comme ça ? Son nom… Je ne m’en rappelle plus…. Aurélien : Vous ne vous en rappelez plus ? Et bien pour quelqu’un qui a eu des rapports sexuels et qui a vécu des émotions AUSSI intenses avec CE Simon, je trouve que vous oubliez vite. Maxime : Ne bougez pas, je vais voir à l’entrée, sur l’affiche. Aurélien : D’accord, je vous attends. Maxime sort de scène. Aurélien marche et fait les cent pas. Il est impatient. Il s’agenouille et prie une seconde fois, mais cette fois, en silence. Il termine sa prière et se relève. S’accoude sur la tombe. Maxime revient, déconcerté. Aurélien se redresse précipitamment. Aurélien : Euh ! Alors, quel est son nom ? Maxime : Ce n’est pas son nom ! Aurélien : Qu’est-ce que vous voulez dire par : ce n’est pas son nom ? Maxime : Et bien, que ce n’est pas son nom, ni son prénom. Aurélien : Alors, il vous a menti sur son nom ? Maxime : Non ! Idiot ! Je me suis simplement trompé de salle ! Aurélien : Alors, c’était normal qu’on ne se connaisse pas ! Maxime : Tout à fait ! Aurélien (soulagé) : Je suis soulagé. Maxime : Pas moi, j’ai perdu mon temps. Aurélien : Désolé… Maxime : J’y vais. (silence) Aurélien : Au revoir. Maxime : Au revoir.
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Maxime se dirige vers les coulisses, mais Aurélien lui rattrape le bras. Aurélien (lâchant le bras de Maxime) : Quel est le nom de ce défunt ? Il pointant la tombe juste derrière lui. Maxime : Un certain Maury. Aurélien : C’est étrange, et j’en suis content, car ce nom me dit quelque chose. Maxime : Heureux pour vous. Aurélien : Et son prénom… vous vous en rappelez ? Maxime : Oh ! Non, désolé. Attendez moi ici, je vais voir. Aurélien : D’accord. Maxime sort de scène. Aurélien attend cinq secondes et Maxime revient immédiatement. Maxime : Son nom, c’est Aurélien. Aurélien : Ah ! C’est ça ! Je le connais ce Aurélien Maury ! Maxime : Il était proche de vous ? Aurélien : Non, c’est moi ! Maxime (reculant) : C’est vous ? Aurélien : Bien sûr, c’est moi. Merci, je cherchais mon nom depuis le début de notre rencontre. Merci beaucoup. Maxime : Mais…. Mais… Mais… Si c’est vous…qu…qu…qu’est-ce que vous faites là, devant moi ? Aurélien : Et bien, je suis là ? Maxime (terrorisé) : Vous ne comprenez pas… C’est vous qui êtes exposé dans cette tombe et qui êtes mort ! Aurélien : Je suis mort ? C’est impossible puisque je suis ici. Maxime : Un instant… Maxime jette un coup d’œil à l’intérieur de la tombe, il recule, crie et s’enfuit. Aurélien ne comprend rien, jette à son tour un œil dans la tombe. Il se retourne vers le public, regard terrorisé, ouvre la bouche, met la main sur sa bouche et s’évanouit.
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Judith Portelance
D’ÉTATS & D’ÂMES Nous sommes dans un pays « x », dans une époque d’avant-guerre comme celle qui a précédé la Seconde Guerre mondiale. Le pays est gouverné par le Président Willingham, dictateur qui sème la terreur sur son peuple et qui n’hésite pas à « effacer » les gens nuisibles. Les seules personnes qui osent tenir tête au Président sont les membres de l’organisme rebelle STATE. Qu’arrive-t-il alors si, un soir, Roy, le fils du Président Willingham rencontre Riza, la relève des rebelles ? Riza fait semblant d’oublier son malaise et se rapproche de Roy avec un sourire séducteur. Elle se sert contre lui et l’embrasse. Riza : Oublions toute cette question de politique. Cela me rend malade rien qu’à en parler! J’ai toujours eu de la difficulté à suivre ce qui se passe entre les organismes et leurs dirigeants! Roy : Bien, si c’est ce que tu désires, ma très chère! Je croyais simplement que cela intéresserait une future officière comme toi… Il me semble que ta carrière serait bien plus prometteuse si tu étais plus au courrant des choses. Riza : Peu importe ma carrière! Pour l’instant, tout ce que je veux… Riza fait une pause et se serre contre Roy de manière sensuelle. Elle le force à s’approcher du lit sur lequel il s’assied. Elle se penche par dessus lui et l’embrasse. Riza : Tout ce que je veux, c’est être avec toi… Roy Willingham, le fils du Président! Riza embrasse Roy à nouveau. Alors qu’elle le tient occupé avec le baiser, elle relève sa jupe et sort un revolver de son fourreau. Elle se sépare de Roy, braquant l’arme sur lui. Roy (avec un mouvement de recul) : Riza, mais qu’est-ce que…? Riza : Tais-toi! J’en ai assez eu de tes mensonges pour toute une vie! Roy : Mes mensonges? Mais de quoi parles-tu? Riza : Ne fais pas l’innocent! Ce soir, ce soir, enfin, j’aurai ma vengeance! Riza se tient contre le mur, visant Roy. Elle a la respiration haletante et elle tremble légèrement. C’est un mélange de hâte et de peur. Roy, quant à lui, semble se remettre lentement de sa surprise. Il sourit même. Roy : Riza. Riza, Riza, Riza! Ta vengeance sur quoi? Qu’ai-je fait dans la vie pour mériter ta colère. Je ne t’ai jamais insultée, je ne t’ai jamais blessée… du moins pas à ma connaissance. Tu es ravissante, tu le sais, je te l’ai toujours dit… Riza (riant nerveusement) : Tu auras beau me flatter, cela ne fonctionnera pas... Roy (soupire) : Riza, je te prie de me croire! Je t’aime. Plus que tout. Même si cela ne fait que trois jours que nous nous connaissons, je t’aime! Riza (perdant le contrôle) : LA FERME! J’en ai assez! Toi et ton salaud de père ne pourrez plus mentir! Je vais vous éliminer... En commençant par toi, Roy! Roy : Mais, pourquoi moi? Je t’ai déjà dit que je n’avais ni les mêmes valeurs, ni les mêmes opinions que mon père! Je... Riza : Quoi? Tu veux vraiment que je crois cette histoire de « si je lui obéis, mon père me permettra de changer les choses? » Sottises! Des mensonges, des mensonges, QUE DES MENSONGES! Voilà ce que c’est! Roy : Riza, je t’en prie, calme toi...! Tu n’as aucune raison de t’emporter ainsi. Je te l’ai déjà dit : je t’aime. Je n’ai besoin de rien d’autre dans la vie. Nous pouvons fuir ensemble et oublier toute cette histoire...! Roy se lève et s’approche de Riza. Il a les bras tendus vers elle, comme pour la prendre dans ses bras. Elle essaie de s’éloigner de lui. Riza : NE M’APPROCHE PAS! Roy : Mais Riza...! 48
Riza : Non! Il n’en a pas question! Tu essaies de me manipuler, comme tous les autres! Je ne partirai pas avec toi! Je ne peux pas te pardonner le meurtre de mon père! Roy : Ah...! Voilà donc la cause de ta détresse? Ton père, le traître Edward Schatten... Riza : MON PÈRE N’ÉTAIT PAS UN TRAÎTRE! Roy : Je n’en sais rien, moi! Ce n’est même pas moi qui l’ai tué! Comme toi, j’ai simplement entendu les histoires... Riza : Arrête de jouer les innocents, sale crétin! C’est ton père qui a fait tuer le mien! Tu le sais aussi bien que moi! Roy : Peut-être... Mais, dans ce cas, pourquoi te venger sur moi ? Riza (riant) : Es-tu complètement idiot ? Ton père m’a enlevé le mien! Je vais lui rendre la pareille en lui enlevant son fils... « Oeil pour oeil et dent pour dent, » non ? Roy (fatigué) : Je t’ai déjà dit que mon père ne pourrait pas me mépriser bien plus qu’il ne le fait déjà...! (Pause.) Tout comme le tien : à ce que je sache, ton père s’est toujours préoccupé de ton frère. Riza (déconcertée) : Comment...? Comment sais-tu cela? Qui t’a dit...? Roy (souriant) : J’ai cherché et trouvé... Je suis prêt à tout te raconter. À condition que tu te calmes, bien sûr! Riza : … (Silence obstiné) Roy tente à nouveau de s’approcher de Riza. Celle-ci garde toujours le canon de son revolver pointé vers lui et recule dans un coin où il ne peut pas l’atteindre. Roy soupire et se laisse tomber dans le fauteuil, découragé. Roy : Très bien. Si c’est à cela que tu souhaites jouer... J’attends. Riza : Tu attends quoi? Roy : Que tu assouvisses ton désir de vengeance, assurément! Quoi d’autre? À moins que tu n’aies jamais eu l’intention de me tuer...? Riza : Peuh! Ne soit pas idiot. Je te tuerai... Mais avant, je veux que tu me dises tout! Roy : Tout ? Sur quoi...? Riza : Que sais-tu de moi et de ma famille? Et surtout, qui t’a révélé ces informations ? Roy : Je sais que ton frère aîné dirige l’organisme STATE avec la ferme intention de renverser le gouvernement de mon père. Il tient de ton père ; ce dernier avait la même intention et, pour cette raison, il a disparu il y a cinq ans... Riza : Disparu ? Salaud! Mon père a été assassiné! Roy : Comment en es-tu si sûre ? Mon père garde des centaines de personnes prisonnières et il en a exilées encore plus! Riza (au bord des larmes) : C’ESt MOI QUI AI RETROUVÉ LE CORPS DE MON PÈRE, N’OSE PAS ME DIRE QU’IL EST VIVANT! JE NE SUIS PAS IDIOTE! Roy : … Pardon, je ne savais pas... Riza : Hé, bien sûr que non! Roy : Mais je sais aussi que toi, tout comme ton père et ton frère, tu travailles pour STATE... Tu n’es pas vraiment une étudiante à l’Académie Militaire, si je ne me trompe ? Riza : Si, je le suis. J’y étudie pour pouvoir mieux m’infiltrer à la demande de mon frère... Roy : Tu dois souffrir : savoir que ton père est mort en le respectant toujours plus que toi! Pause. L’ambiance devient extrêmement tendue. La rage qui émane de Riza est très intense. Elle tire un coup de feu au plafond. Riza : Ne dis plus de choses pareilles; cela pourrait te coûter cher! Roy : Calme toi! Je m’excuse! Je ne... Riza (visant Roy à nouveau) : Assez! D’où tiens-tu ces informations ?
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Roy baisse la tête. Il reste assis et semble réfléchir. Riza tire à nouveau un coup de feu dans les airs. Elle retourne ensuite vers Roy. Riza : Je répète : qui t’a donné ces informations? Roy (soupire) : Je ne suis pas un simple Colonel dans l’armée de mon père... Je... je sais cela sur toi parce que... Parce que je suis espion, voilà... Riza : Quoi ? Roy : À la demande de ma mère... et aussi pour éviter de devoir tuer des gens... je suis espion pour le compte de mon père... Riza éclate de rire. Son rire n’a rien d’agréable. Roy ne réagit pas. Riza : Si je comprends bien, tu essaies de plaire à ta mère autant qu’à ton père sans te salir les mains? (Sarcastique.) Mais c’est excellent! Roy : Je t’en prie, Riza! Pardonne-moi... Je sais que le gouvernement de mon père ne mérite pas le pouvoir, mais je peux faire changer les choses! Il s’agit que mon père me nomme comme successeur! Mais, je t’en prie, jusque là, attends pour ta vengeance! Si tu la juges toujours nécessaire, fais à ta guise. Je ne sais pas quoi dire, si tu ne veux vraiment pas de moi... Riza : Oublie tout ceci, Roy! C’est inutile. Tu es mon ennemi de naissance... Je ne pourrais jamais t’aimer. Alors, pourquoi attendre ? Je vais te tuer maintenant... Ainsi, j’aurai vengé mon père et honoré sa mémoire en plus d’avoir obtenu le respect de mon frère, voire peut-être même sa fierté! Roy se lève de nouveau. D’un pas moins confiant cette fois, il s’approche de Riza. Il a encore les bras tendus vers elle dans un geste de tendresse désespéré. Soudain, la détermination de Riza fait défaut, elle se remet à trembler. Roy : Riza, ne dis pas de bêtises...! Crois-tu vraiment que ton frère changera d’avis sur toi si je meurs...? Ton frère est comme mon père : il t’ignorera toute ta vie! Riza : Quoi...? Non, ce n’est pas vrai! Tu ne connais pas mon frère! Roy : Riza, cesse de te faire des illusions...! Je m’en suis faites pendant si longtemps... Accepte simplement ma proposition : partons ensemble! À partir de cet instant, la confiance de Roy croît alors qu’il avance vers Riza. La détermination de cette dernière disparaît peu à peu, au fur et à mesure que Roy avance. Elle tient son revolver à deux mains, mais tremble toujours autant. Riza (hésitante) : ... Non. Non, je ne peux pas. Mon frère... Roy : Il t’ignore... Riza : Mon père...! Roy : Ton père est mort. Peu importe ce que tu feras, il ne reviendra pas. Même si tu risques ta vie pour me tuer, il n’en saura rien! Riza (sanglotant) : Mais, je...! Roy... je... Roy arrive enfin près de Riza. Il la fixe. Il pose les mains sur ses épaules et la regarde longuement. Silence, mis à part les sanglots de Riza. Roy (doucement) : Alors? Tu t’es décidée? Riza (chuchotant) : Je ne peux pas... Roy prend Riza dans ses bras et la serre contre lui. Silence. Soudain, on entend un coup de feu. Les personnages restent figés sur la scène. Ils sont si collés que l’on ne voit pas qui est touché. Enfin, Roy lâche Riza. Celle-ci chancelle et s’écroule au sol. On voit très bien que Roy tient un revolver à la main. Roy : Pardonne-moi, Riza... Il le fallait. Roy se penche pour caresser la chevelure de Riza. Ensuite, il va prendre le téléphone et il compose un numéro. Roy (las et déçu) : Père? ... Oui... Elle est morte... Roy raccroche et soupire. Il reste immobile en fixant le sol. Noir.
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Gabrielle Labadie
QUINZE MINUTES Madame Tremblay est assise toute seule sur une chaise berçante à coussins. Elle a 93 ans. Ses cheveux sont gris et tirés en un chignon. Elle fait semblant de dormir, mais en fait, elle est en train d’écouter la conversation de deux infirmières qui parlent derrière elle. Madame Tremblay réagit légèrement à tout ce qu’elles disent. Elle est à la résidence d’âge d’or depuis déjà huit ans. Elle n’aime pas les gens en particulier, elle est aigrie, mesquine. Même si elle ne l’avoue pas, elle aime attirer l’attention. Madame Larose arrive, son tricot à la main. Elle a un sourire aux lèvres. Celle-ci a 88 ans, ses cheveux sont blancs comme la neige et bouclés. Elle s’asseoit à coté de Madame Tremblay, qui ne la regarde même pas. Madame Larose salue Madame Tremblay, mais celle-ci ne répond pas et fait semblant de somnoler. Madame Larose commence à tricoter en fredonnant un air de sa jeunesse. L’autre vieille dame semble dérangée par ce fredonnement ; elle tousse. Madame Larose arrête de fredonner et regarde Madame Tremblay avec un sourire attendrissant puis, elle continue à tricoter. Une voix d’infirmière hors champ annonce que le dîner sera servi quinze minutes plus tard ce soir-là. Madame Tremblay se «réveille» et commence à se balancer de plus en plus vite…Madame Larose relève la tête doucement et dépose sont tricot. Mme Larose : Allez-vous bien Mme Tremblay? Mme Tremblay (nerveusement) : N’avez-vous pas compris ce que l’infirmière vient d’annoncer ? Mme Larose : Oui, je crois qu’elle a dit que nous dînerons quinze minutes plus tard, à 17h45, n’est-ce pas ? Mme Tremblay : Exactement! Mme Larose : Et … Mme Tremblay : Nous allons manger quinze minutes plus tard qu’habituellement ! Mme Larose : Oui, et… Mme Tremblay : …Et c’est un scandale! Ils veulent nous faire attendre quinze minutes, à notre âge! Ne voyez-vous pas que quinze minutes, c’est presque une demi-heure et une demi-heure c’est presque une heure et une heure… Mme Larose : Madame n’exagérez pas, quinze minutes, ce n’est pas une heure, ce n’est presque rien. Mme Tremblay : Presque rien…Presque rien! Mais c’est une éternité! Quinze minutes, c’est une partie complète de bingo! Mme Larose : Tout de même Mme Tremblay, contrôlez-vous un peu, vous n’allez pas faire un plat pour cela. Mme Tremblay : Vous saurez, Mme Larose, que moi je n’ai pas une minute à perdre. Mes journées sont calculées minutieusement. Je me lève à 7h45 tous les matins. Je fais ma toilette et je m’habille de 7h45 à 7h55. De 7h55 à 8h00, je nettoie mon dentier. De 8h00 à 8h30, je mange mon petit déjeuner. De 8h30 à 8h45, je digère. De 8h45 à 9h00, je socialise avec les résidents. De 9h00 à 10h00, je tricote. De 10h00 à 11h00, je fais ma marche matinale. De 11h00 à 11h30, je fais une sieste. De 11h30 à 12h00, je classe mes timbres. De 12h00 à 12h30, je mange mon déjeuner. De 12h30 à 12h45, je digère. De 12h45 à 13h00, je socialise. De 13h à 14h00, je fais une sieste. De 14h00 à 15h00, je regarde la télévision. De 15h00 à 15h30, je prends un goûter. De 15h30 à 16h30, je tricote. De 16h30 à 17h30, je me berce dans ma chaise en attendant le dîner… Aaaahh, mais que
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vais-je faire aujourd’hui, je ne peux pas suivre mon horaire habituel! Mon Dieu, seigneur, aidezmoi! Mme Larose : S’il vous plaît Madame, il n’est pas nécessaire d’implorer le nom du seigneur pour quinze minutes de retard à l’heure du dîner. Il y a sûrement eu un simple problème dans les cuisines. Mme Tremblay : Je vois…Je comprends tout maintenant… Mme Larose : Bon, enfin vous voyez ce n’est pas si grave que ça… Mme Tremblay (explosant) : Ils veulent notre mort !!! Ils veulent que nous mourions de faim, comme ça, ils seront débarrassés de nous pour de bon! J’ai peut-être 93 ans, mais j’ai encore toute ma tête! Ils ne m’auront pas avec leurs quinze minutes, je ne tomberai pas dans le piège… Mme Larose : Mais non, mais non, les cuisiniers ne vous veulent aucun mal Madame, je crois qu’ils ont juste changé le menu à la dernière minute. Nous mangerons de la dinde à la place du poulet, c’est tout. Mme Tremblay : De la dinde! De la dinde, mais je n’aime pas la dinde. Je hais la dinde. Je n’ai jamais mangé de la dinde et je n’en mangerai jamais. S’ils croient qu’ils vont me faire manger de la dinde, ils se mettent le doigt dans l’œil. Mme Larose : Moi, j’aime bien la dinde, en fait je trouve que le goût est similaire au poulet. Mme Tremblay : Ça c’est parce que vous n’avez aucun goût Madame. Si votre goût était aussi développé que le mien, vous sauriez que le poulet a un goût beaucoup plus raffiné que la dinde. De plus, ne savez-vous pas que la dinde, ce n’est pas bon pour les os ? Mme Larose : Non, je l’ignorais Mme Tremblay : Pauvre Mme Larose, vous n’êtes pas très brillante. Une chance que je suis là pour vous informer des réalités de la vie! Vous saurez que la dinde est une des choses les plus mauvaises à manger à notre vieil âge. Je le sais, mon fils est docteur. Mme Larose : Ah bon. Vous avez sûrement raison. Moi, je ne m’y connais pas beaucoup en médecine. Mme Tremblay : C’est ça que je me disais. Mme Larose reprend sont tricot et recommence à tricoter. Elle fredonne une chanson. Mme Tremblay regarde sa montre nerveusement. Il est 17h20. Elle se balance de plus en plus vite sur sa chaise. Mme Tremblay : Mon Dieu, mon Dieu… Je meurs de faim! Je ne pourrai pas attendre 25 minutes de plus, c’est physiquement impossible pour moi. Même mon docteur m’a suggéré de toujours manger à la même heure. Mme Larose (doucement) : Je vous plains Madame. Vous me faites pitié. Vous auriez dû manger plus au goûter, moi j’ai bien mangé et je n’ai pas si faim. Mme Tremblay (insultée) : Je sais, je vous ai vu manger au moins cinq biscuits cet après-midi. Je suis sur un régime strict, moi, je ne peux pas me permettre de manger autant que vous. Peut-être devriez-vous penser à en commencer un vous aussi ? (Dévisageant Mme Larose des pieds à la tête) Avez-vous pris un peu de poids par hasard ? Mme Larose : Peut-être un ou deux kilos, mais vous savez à mon âge, il faut se faire plaisir de temps en temps. Mme Tremblay : Je comprends parfaitement, mais il y a se faire plaisir et il y a trop manger! En tout cas, nous sommes peut-être rendues à un âge avancé, mais ce n’est pas une bonne raison pour accélérer notre processus de détérioration en bouchant nos artères avec des biscuits au chocolat! Mme Larose rougit, gênée et honteuse. Mme Larose : Vous avez probablement raison. Mme Tremblay (hochant de la tête) : Oui, je sais.
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Mme Larose reprend sont tricot et recommence à tricoter, mais elle ne fredonne plus. On peut voir Mme Tremblay sortir une barre de chocolat de sa poche, en casser un carré et le manger discrètement. Elle savoure son morceau de chocolat, jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’il est 17h25. Mme Tremblay : Il est 17h25. Normalement, nous mangerions dans moins de cinq minutes. Mais nous devons encore attendre vingt autres minutes. Vingt! Mme Tremblay commence à marmonner le chiffre vingt plusieurs fois. Mme Larose essaie de l’ignorer et de continuer à tricoter. Finalement, elle dépose son tricot et regarde Mme Tremblay désespérément. Mme Tremblay (elle se prend l’estomac et émet un gémissement) : Argh…Mon estomac… Mme Larose : Qu’y a-t-il? Mme Tremblay (rugissant) : Mon estomac !!! Mme Larose (inquiète) : Pour l’amour de… Mais dites-moi ce qui ne va pas! Mme Tremblay : Mon estomac s’autodigère! Mme Larose : Mais que dites-vous, ce n’est pas possible. Mme Tremblay : Êtes-vous en train de me traiter de menteuse Mme Larose ? Mme Larose : Mais bien sûr que non ma chère, je veux juste savoir ce qui vous tracasse. Mme Tremblay : Il me semble que c’est évident que je souffre gravement de la maladie de la faim prolongée…Ce qui provoque l’autodigestion de l’estomac! Mme Larose : Il me semble absurde… Mme Tremblay (la coupant) : Madame Larose, est-ce que votre fils est en médecine ? Mme Larose (surprise de la question) : Euh…non, non. Mon fils est comptable agréé. Mme Tremblay : Voilà, alors cela prouve que vous ne connaissez rien à la médecine et aux maladies. Par le fait même, vous ne savez pas si oui ou non mon estomac s’autodigère. Je peux vous dire pertinemment que si je ne mange pas bientôt je pourrais avoir des problèmes d’estomac pour le reste de ma vie et peut-être même en mou… Le visage de Mme Larose devient transparent. Mme Larose : Ne dites pas cela ! Qu’elle horrible idée de penser que cela pourrait arriver à une personne aussi chaleureuse et aimable que vous. Mme Tremblay : Je sais, je sais, nous vivons dans un monde injuste… Les deux femmes se regardent. Mme Larose laisse couler une larme. Elles sont nostalgiques. Mme Tremblay : La vie…La vie passe si vite, on dirait qu’hier encore… Mme Larose : Je sais… Mme Tremblay jette un autre coup d’œil à sa montre, il est 17h28. Mme Tremblay : Je ne peux pas… Mme Larose (encore nostalgique) : Quoi ? Mme Tremblay (paniquée) : Je ne peux pas attendre quinze minutes de plus!!! Mme Larose (légèrement énervée par toute cette affaire) : Vous n’avez pas le choix Mme Tremblay. Tous les résidents doivent attendre jusqu’à 17h45 pour pouvoir dîner. C’est comme ça. C’est une exception, c’est probablement la dernière fois que le dîner va être retardé. Maintenant, arrêtez de paniquer Madame, ce n’est vraiment pas nécessaire, ça ne peut pas changer la situation. Mme Tremblay (de plus en plus frustrée) : Vous ne comprenez pas Madame Larose que mon horaire est planifié à la minute près! Je ne peux pas manger quinze minutes plus tard, car si je mange quinze minutes plus tard, mon horaire ne fonctionnera plus et si mon horaire ne fonctionne plus, je ne fonctionne plus. Mme Larose : Je suis sûre que pour ce soir, vous pouvez essayer de faire un arrangement de dernière minute à votre horaire. Mme Tremblay : Non. Non, c’est impossible. Mme Tremblay commence à se balancer excessivement vite sur sa chaise et à compter à voix basse les secondes qu’il reste avant qu’il soit 17h30.
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Mme Tremblay : Un, deux, trois, quatre… Mme Larose : Mais que faites vous ? Mme Tremblay : Cinq, six, sept, huit, neuf, dix… Mme Larose : Madame Tremblay vous vous comportez comme un enfant, voulez-vous s’il vous plaît arrêter ? Mme Tremblay : Onze, douze, treize, quatorze… Mme Tremblay continue à compter de plus en plus. Noir.
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Alicia Campbell-Duruflé
L’ESCABEAU La médecin : Alors si je comprends bien, vous souffrez de graves douleurs abdominales. (Un temps, sourire compatissant) Si vous me le permettez, j’aimerais pouvoir y jeter un petit coup d’œil. Vous pouvez fermer le rideau lorsque vous enfilez votre jaquette. (Professionnelle, elle penche son regard vers ses papiers. Le patient visiblement peu habitué se débat avec le rideau pour le fermer). M. Côté (sa voix, de l’autre côté du rideau) : Excusez-moi madame, je veux pas vous contrarier, mais il a pas d’attache après votre jaquette. La médecin : Elles sont conçues ainsi…Si vous le désirez, je peux essayer de trouver autre chose pour vous accommoder. M. Côté : Ah…Ok, non non, ça va être correct. (M. Côté est alors nu, sauf pour la jaquette et ses chaussettes blanches. Il ouvre le rideau et va rapidement s’asseoir de reculons en cachant son derrière). La médecin : Voilà. (La médecin s’approche et soulève la jaquette pour vérifier la respiration du patient. M. Côté détourne la tête, gêné) Respirez profondément. (Il s’exécute). Allongez-vous à présent, s’il vous plaît, M.Côté. (Il s’allonge) Pouvez-vous écarter légèrement les jambes? (Il écarte à peine les jambes pour les refermer aussitôt) Il va falloir que vous écartiez un peu plus, s’il vous plaît M.Côté, pour que je puisse observer votre bas ventre (Il ouvre finalement ses jambes en faisant des petits rires gênés. Elle commence à lui tâter le ventre.) Oh! Je vois que vous faites un peu de psoriasis grimpant, vous reviendrez me voir pour ça. (Elle se tourne et enfile des gants de latex. Il est écarlate. Elle recommence à sonder le ventre du patient et s’arrête à un endroit précis, elle fronce les sourcils) Est-ce que cela vous fait mal ici ? M. Côté : Oui. La médecin : Et comme ça ? M. Côté (retenant visiblement un hurlement) : Un peu, oui. La médecin (avec un air de plus en plus préoccupé) : En vous mettant debout, seriez-vous capable de toucher de votre main droite votre omoplate gauche ? (M.Côté se lève en lançant des regards qui laissent sous-entendre qu’il se sent ridicule. Il se place devant la table d’observation et s’exécute sans grâce) Bien. Maintenant, tentez de tirer votre mâchoire vers votre genou droit. (Il plie son corps en deux) Restez ainsi. Je vais vérifier si vous tombez lorsque je vous donne une poussée de l’arrière. Vous êtes prêt? Hop! (M. Côté perd l’équilibre vers l’avant, se replace, en vérifiant que personne d’autre ne l’a vu ainsi, même s’il est seul avec la médecin dans la pièce.) Intéressant. (Le patient observe l’expression de la médecin. Son air anxieux alimente le petit éclat de panique présent dans ses yeux). Vous voyez ces dalles sur le plancher ? Je vous demanderais de sauter à pieds joints d’une dalle à l’autre. (Surpris, il s’exécute) À présent, continuez en battant de vos bras comme un oiseau. (Elle l’observe un instant, puis retourne s’asseoir à son bureau) Vous pouvez revenir vous asseoir. Avez-vous eu mal en permanence lors de ces différents exercices. M. Côté (essoufflé) : Oui, tout le temps. La médecin a l’air franchement préoccupé à présent. Elle soupire, elle le regarde un moment. Elle griffonne longuement ses dossiers en fronçant les sourcils. Pendant ce temps, le patient tend le cou en tentant d’apercevoir ce que l’on inscrit à ses dossiers. À chaque fois que la médecin relève les yeux pour l’observer, M. Côté lui offre un large sourire suppliant. Après un temps, il renonce. Il est excessivement anxieux et s’emploie à le dissimuler en observant les coins de mur trop blancs. Elle finit par le regarder, l’air découragé. M. Côté (ne pouvant plus retenir sa question) : C’est comment ?
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La médecin : Vous m’avez dit que vous êtes déjà allé voir le Docteur Gascon, spécialiste des reins n’est-ce pas ? M. Côté : Oui La médecin : Et que vous a-t-il donné comme explication ? M. Côté : Si j’ai bien compris, je peux me tromper aussi, mais il m’a dit qu’il n’y avait aucun doute que la base de mon problème est dans mes reins. Je suis allé faire une bonne paire de tests et j’ai pas tout compris, mais on m’a dit qu’il fallait que j’aille voir Madame Dandurand. La médecin : Ah! La spécialiste du thorax. Très bien, continuez. M. Côté : Après avoir trouvé la cause du problème, elle m’a conseillé de faire de la physiothérapie pour renforcer les muscles qui soutiennent ma cage thoracique. La médecin (toujours aussi préoccupée) : Et la situation ne s’est pas améliorée depuis ? M. Côté (la voix qui tressaute parfois d’inquiétude) : Bien non. Alors, je suis allé consulter un naturaliste qui m’a prescrit des gélules, une couleur de l’arc-en-ciel pour chaque jour pair de la semaine. La médecin : Intéressant, continuez. M. Côté : Bien, c’est à peu près tout. Je sais que vous devez être bien occupée, mais je suis là parce que ça fait vraiment mal. J’aimerais juste savoir, vous comprenez ? (Cachant les larmes de ses yeux) Je ne peux même plus aller au travail. La médecin : Hum (Elle sort un gigantesque volume médical et commence à le feuilleter tout en échappant des soupirs et en marmonnant des expressions telles que : Malin, non impossible, en expansion…, peu probable, mais quand même. Finalement, déçue, elle referme son volume) M.Côté, ce que je m’apprête à vous annoncer ne va pas nécessairement être facile. Pensez-vous être prêt à entendre ce que j’ai à vous dire ? M. Côté (au comble de l’inquiétude et de l’inconfort) : Oui, oui, allez-y. La médecin : J’ai rarement eu à dire ce genre de choses au cours de ma carrière…Je (elle a beaucoup de mal à s’exprimer, est pleine de doute)… Il semble que le globe angulaire gauche de votre rate est défectueux. M. Côté : … La médecin (se contredisant elle-même par chaque phrase qui précède la première, s’exprimant avec de grands gestes) C’est comme si le liquide lymphatique compris entre le bas de votre nombril et le haut de votre plexus solaire était en surnombre de plaquettes. Cependant, il semble que les cellules lymphoïdes forment un amas étoilé en position de recouvrement. C’est très surprenant étant donné que ces situations sont pratiquement impossibles dans le cas d’un être de votre corpulence. (Un temps) Il est clair que votre test d’IMC ne peut se tromper, conséquemment, il ne devrait se produire aucune ablation complète ou partielle des mitochondries en superficie. Alors pourquoi… ? (Elle fait une pause, confuse) M. Côté : Si je comprends bien, vous êtes en train de me dire que vous ne savez pas ce que j’ai, c’est ça ? La médecin : Non! Pas du tout, c’est uniquement que les signaux de sécrétions endocriniennes… (M.Côté se lève, l’air extrêmement découragé, et referme la porte derrière lui pendant que la médecin continue à lui décrire ses multiples symptômes)… ne correspondent tout simplement pas à celles qui normalement sont produites lorsque l’appareil de Golgi…(Soupir) Quelques secondes plus tard, la porte se rouvre violemment sur M. Côté, l’air déterminé et en colère. M. Côté : Là, non par exemple, NON! Vous allez pas me dire que j’ai fait quatre heures de salle d’attente avec la maususse d’air climatisé pis l’odeur de p’tite fleur qui fait éternuer pour rien! Que vous me faites mettre les fesses à l’air dans vos pyjamas pour trisomiques, je veux bien, même chose pour les sauts d’oiseau, mais venez pas me dire que vous savez pas ce que j’ai!!! La médecin (outrée) : M.Côté, calmez-vous s’il vous plaît…
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M. Côté : Là c’est à mon tour de vous faire la causette. Vous êtes ben beaux vous les (détachant ses syllabes) mé/de/cins avec toutes vos théories qui rejoignent pas les bouts ensemble. Des petites pulules pour lui, oh! Ben! Des exercices de cage de thorax pour elle! J’ai-tu l’air d’un hamster ?! Avec votre maudit air arrogant de : « Moi, je suis la seule à avoir un bottin de téléphone rempli de noms de bobos », je me la coule dans le liquide lymphatique votre attitude de supériorité à deux cennes! La médecin (énervée à son tour) : Hey! C’est assez! Je suis médecin, Monsieur, pas magicienne et je vous ai traité avec respect depuis le début! M. Côté : Vous appelez ça du respect vous, tirer sur les nerfs de gens comme sur des cordes de guitare! La médecin : Je ne suis pas responsable du souci que votre maladie vous inflige, ce n’est pas moi qui vous l’ai administrée! M. Côté : Ben, en tout cas, vous êtes responsable comme les autres charlatans pour les mois que j’ai perdus à croire que vous pouviez m’aider à régler ma maudite douleur qui m’empêche de vivre! La médecin : Vous êtes drôles vous, les patients. Vous avez quelque chose qui cloche alors vous vous dites que c’est plus votre problème, c’est le nôtre. C’est bien, il faut inévitablement quelqu’un à blâmer! Vous pensez que ça fait toujours plaisir tâter du psoriasis ? M. Côté (au pic de son agressivité) : C’est ça que je disais, vous nous voyez que comme des symptômes, maudite bourgeoise! La médecin (aussi au pic de son agressivité) : Oh, vous êtes pas correct! M. Côté (tremblant de révolte et de colère) : J’ai jamais pleuré de ma vie, moi, Madame, pis je suis pas du genre à me plaindre, mais j’ai tellement mal. C’est comme si chaque jour de plus à pas savoir, la mort prenait un peu plus de place dans mon ventre. Je le sens que c’est grave ce que j’ai, pis oui! J’ai la chienne. Pis, oui! Vos sciences valent rien quand on a peur. La médecin (pensive et touchée tout à coup) : Inexacte et parfois impuissante… M. Côté : De toute façon, vous pouvez pas comprendre vous, les médecins. La médecin (calmée et résolue) : Je vais vous dire ce qui se passe M. Côté. Comme pour trouver un remède contre la peur de mourir, l’humanité a tenté la construction d’une gigantesque tour, qui devait s’élever plus haut que les pouvoirs de la faucheuse. Cependant, comme pour vous présentement Monsieur, lorsque le besoin se fait de se sentir moins démuni, c’est là que nous réalisons que notre tour n’est pas assez haute. Pour tous, la désillusion est aussi grande que la crainte. Oui, nous sommes démunis. Non, malgré la confiance que nous mettions en cette tour, elle ne peut pas toujours nous sauver. Ne m’en voulez pas car nous sommes dans la même situation, vous et moi, Monsieur. C’est déchirant de l’affirmer, mais devant la mort, notre tour n’est qu’un minable escabeau. Et il nous semble à chacun que cette structure ne nous élèvera jamais assez loin du sous-sol de la terre.
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Gabriel Karasz-Perriau
L’HOMME L'homme en avant plan est assis par terre et il regarde par terre d'un visage livide. Il est éclairé par un gros jet de lumière. Derrière lui, Monsieur Torrance s'approche tranquillement dans le jet de lumière. Monsieur Torrance (il s'approche tranquillement de l'homme et, une fois derrière lui, se penche légèrement vers son oreille. Il lui parle sur un ton poli et enjoué) : Pardonnez mon indiscrétion, très cher Monsieur, mais vous semblez absorbé par quelque chose que je ne peux hélas distinguer. Que fixez-vous ainsi ? L'homme ne répond pas. Monsieur Torrance (comme s'il ne se souciait pas de l’absence de réponse de l'homme) : Ce doit être quelque chose de fascinant! Puis-je observer avec vous ? Toujours aucune réponse. Monsieur Torrance (tout aussi joyeux) : Oh... Pardonnez ma distraction, j'ai oublié de me présenter, je m'appelle Monsieur Torrance. Pas de réaction. Monsieur Torrance (sur le même ton) : Bon, laissez-moi trouver la source de votre intérêt... (Il se met à pointer avec son doigt vers les spectateurs.) Est-ce que c'est... non... Ce doit être ce... Définitivement pas, cela est bien trop ennuyeux! Mais que regardez-vous donc? L'homme ne bronche même pas. Monsieur Torrance (s'apercevant que l'homme ne se soucie guère de lui) : Monsieur... (Sur un ton un peu plus autoritaire) Veuillez me répondre, je vous prie quand je vous pose une question. Que fixez-vous ainsi ? L'homme (sur un ton faible, monotone et sec) : Allez-vous en... Monsieur Torrance (tout offusqué) : Comment ?! Ne soyez pas impoli, je veux tout simplement savoir ce qui capte autant votre attention. (Comme s'il marchandait) Dites moi ce que je veux savoir et ce ne sera que lorsque ma curiosité sera satisfaite que je m'en irai. L'homme ne répond pas, il garde le même air depuis le début. Monsieur Torrance (persistant) : Vous ne gagnerez pas à rester silencieux, mon très cher Monsieur. Votre entêtement ne fait que créer une perte de temps pour vous aussi bien que pour moi. L'homme ne fait encore une fois rien du tout. Dérangé par cette réticence, Monsieur Torrance s'avance et s'assoit par terre, aux cotés de l'homme. Sans avoir regardé ce dernier, Monsieur Torrance fixe droit devant lui pour essayer d'apercevoir ce que cet étrange homme observe ainsi. Monsieur Torrance (comme s'il venait de déjouer le plan d'un ennemi) : Très bien, je n'ai pas besoin de vous. Je finirai par trouver tout seul. Que regardez-vous donc ainsi ?... Hum... (Il observe avec beaucoup d'attention droit devant lui, donc le public) Il scrute le paysage devant lui pendant quelques secondes, mais n'ayant rien trouvé, il est contrarié. Monsieur Torrance : Allez-vous finir par me dire ce que vous observez depuis tout à l’heure, bon sang! (Il se retourne vers le visage de l'homme pour la première fois.) Vous devenez ridicule... (Il s'aperçoit que l'homme n'observe, en fait, rien du tout. Il a les yeux penchés vers le sol, son visage est livide et vide de toute expression.) M. Torrance, s'apercevant de la détresse de l'homme, pose une main sur son épaule. L'homme ne fait rien. Monsieur Torrance (avec une certaine forme de compassion) : Que vous arrive-t-il, mon cher, ditesmoi la source de vos tracas, vous en aurez moins sur le dos. Cela vous fera du bien. 58
L'homme : Allez-vous en... Monsieur Torrance (avec la même compassion) : Ne faites pas l'imbécile, dites-moi tout, allez... L'homme ne répond pas. Monsieur Torrance : Est-ce le boulot qui vous met à l'envers ? L'homme (sur un ton sec et sans émotion) : Non... Monsieur Torrance : C'est un problème d'argent qui vous met dans cet état ? L'homme : Non... Monsieur Torrance : Je sais, c'est une femme qui a brisé votre coeur. (Il s'emporte sur le sujet) Ces démones, elles n'ont aucun sentiment... Elles jouent avec nous... Elles nous manipulent et puis... L'homme le coupe avant qu'il n'ait fini sa phrase. L'homme : Ce n'est pas ça... allez-vous en... Monsieur Torrance (surpris, il rajoute) : Mais dites-moi donc quelque chose, n'importe quoi! Je comprendrai. Je vous aiderai. L'homme : Vous ne pouvez pas comprendre. Monsieur Torrance (avec coeur) : Bien sûr que je peux... L'homme redevient silencieux et ne répond pas à cette dernière réplique. Monsieur Torrance (il se fâche quelque peu) : Écoutez-moi, Monsieur, vous allez tout m'expliquer que vous le vouliez ou non. Cela fait maintenant dix précieuses minutes que je perds à vous observer, vous et vos mystères. Il serait à présent contre nature de ne pas obéir à ma curiosité qui me demande d'élucider ce suspense. Si vous ne me dites pas votre secret, je serai tracassé à mon tour. Alors, je vous prie, racontez-moi... Monsieur. Torrance fixe l'homme qui a gardé le même air : il fixe toujours le sol. L'homme : Qu'est ce qui vous dit que ce que j'ai à dire ne sera pas une plus grande source de tracas que le questionnement qui habite votre esprit ? Si vous ne savez pas ce que je vais vous raconter, comment pouvez-vous affirmer que mon mystère saura vous apaiser ? Monsieur Torrance se retourne. Les deux hommes regardent maintenant le sol. Monsieur Torrance réfléchit un moment... Monsieur Torrance (d'un ton décidé) : Peu importe, je veux savoir. Il n'y a rien que je déteste plus que les regrets. Et je sais que si je ne vous demande pas de tout me dire, je regretterai toute ma vie de ne pas avoir su. J'ai toujours eu l'habitude de profiter de ce que la vie mettait sur mon chemin, et ce matin, vous vous trouvez sur ma route. Je vous demande donc de parler... (Il prend son souffle) SVP... Monsieur Torrance se retourne à nouveau vers le visage de l'homme qui laisse échapper un long soupir. L'homme : Très bien, comme vous voulez... Monsieur Torrance approche son oreille de la bouche de l'homme. Graduellement, le jet de lumière qui éclairait les deux hommes s'estompe et est remplacé par une lumière puissante qui aveugle quelque peu les spectateurs de telle sorte qu'ils ne voient plus les personnages pendant un instant. Ensuite, toute lumière s'éteint et la scène se retrouve dans un noir complet.
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Nouvelles
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Valentina Cean
ÇA Y EST! Ça y est! C’est assez! Je me rends. Je n’en peux plus, mais plus du tout. Je ne cesse de penser à ses cheveux soyeux, son doux parfum. Non, vraiment Jean-Pierre, tu n’es pas juste, ni envers les autres, ni envers toi-même. J’étais assis sur la terrasse d’un petit café, Le Grignoteur, à Montréal. Cette journée-là, je dirais bien que c’était une des plus belles journées de l’été. Bien sûr, à trente ans, on n’est plus écolier. On n’attend plus avec impatience la dernière cloche de l’année, la cloche annonciatrice de douceur, de chaleur, de fête, d’amour et d’amitié. Eh oui, à trente ans, on travaille mesdames et messieurs! On travaille même lors de belles journées ensoleillées comme celles-là. Heureusement, quand on plante notre immense postérieur sur une chaise à roulettes huit heures par jour et qu’on est sur le point de frôler la crise de nerfs car la lumière du soleil nous brûle la peau à travers les vitres, nos patrons nous permettent quelquefois, et je dis bien quelquefois, de travailler dehors dans un parc ou dans un café. Puisque j’avais été bien gentil avec eux cette semaine, même si, pour cela, ma langue souffre encore le martyre de leur avoir tant léché le derrière, mes patrons me récompensèrent à leur façon: « Bon toutou Jean-Pou, allez, va dehors! Va chercher la baballe! ». Et j’y suis allé chercher la baballe. Plus rapide que l’éclair, j’ai traversé ces grosses portes métalliques pour me retrouver, enfin, au paradis. Tout de suite, je me suis mis à la recherche d’un café, un des cafés les plus éloignés du quartier pour que je n’aie pas comme seul paysage à regarder le lieu où je pourris jour après jour : le gratte-ciel d’Hydro-Québec. Il était exactement midi. Ah! Que j’aime manger à midi! C’est l’heure parfaite pour récompenser son petit estomac affamé. À midi, on sait qu’on est ni en avance, ni en retard. Moi, par exemple, s’il y a une chose que je ne peux absolument pas supporter, c’est d’être en retard! Quelle galère! Tout va mal quand on est en retard et personne n’est content. J’aime satisfaire les gens, je veux qu’ils m’aiment et je le veux parfois un peu trop… Mais bon, là, ce n’est pas de ça dont je veux vous parler. C’est bien plus grave. À 12h07, après m’être assis confortablement sur un des petits bancs de la terrasse, panini au poulet grillé, café et portable en main, je le vis entrer. Mais vous ne pouvez pas comprendre ce que ça m’a fait. Oh non! Vous ne l’avez pas encore vu. Quel Dieu! Quel Apollon! Mon cœur s’est arrêté de battre, des frissons m’ont parcouru le corps, j’ai failli m’évanouir sur place! Je n’exagère pas, je vous le jure! Il est tout simplement indescriptible. Mais pour le bien de la cause, j’essayerai de mon mieux de vous faire le portrait de l’homme que j’aime.
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Eh oui, que j’aime. Que c’est dur de le dire! Il faut tout de même que je le fasse, pour moi. Alors voilà : j’aime mon collègue de travail, Raphaël Giorgi, et je l’aime depuis un an. Cet homme est la douceur incarnée. Physiquement, il est parfait, absolument « perfetto »! Il est le résultat d’une combinaison de Québécois et d’Italien, ce qui lui donne ce petit je-ne-sais-quoi de très charismatique. Il a une carrure prononcée, un corps qui n’est ni trop musclé ni trop flasque. Les traits de son visage lui donnent un air angélique. Ses cheveux noirs tombent en bataille sur sa tête et cachent parfois par quelques mèches ses yeux bleus où s’y reflète la mer. Toutefois, ce qu’il y a de plus magnifique chez lui, c’est son sourire. Son sourire, il est hypnotisant. Lorsqu’il tourne la tête vers moi, qu’il me regarde profondément dans les yeux et qu’il découvre ses belles dents blanches, ses petites fossettes et ses lèvres pulpeuses et rosées, je fonds littéralement. Pourquoi existes-tu, fruit de mes obsessions, pourquoi? En plus d’être beau, tu possèdes une personnalité enchanteresse. Je ne connais pas une seule personne vivant sur cette terre qui ne t’apprécie pas! Tu es sociable, juste et serviable. Un homme généreux qui savoure la vie chaque jour comme si c’était son dernier. Toutes les filles se pavanent devant toi! Elles rêvent de pouvoir te retrouver un soir dans leur lit, de caresser ta peau, de se blottir dans tes bras, au chaud. Mais elles savent très bien qu’elles courent en vain. Tu n’es pas intéressé. Non, tu ne le seras jamais, car tu es gai. En effet, il est gai. Oui mesdames, vous avez bien entendu, pas seulement joyeux mais « aux hommes ». Voilà, pour vous la question est définitivement réglée, mais pour moi? À ce que je sache, je suis un homme… Ça y est, je délire. J’ai oublié que… -Salut Jean-Pierre, ça va bien? Tu crois que je peux m’asseoir? Je le regarde, terrifié. C’est peut-être la troisième fois de sa vie qu’il m’adresse la parole et il veut maintenant qu’on mange ensemble? Non, je ne peux pas, je ne suis pas encore prêt. En plus, il y a quelque chose qui vient rapidement de se soulever dans l’entrejambe de mon pantalon. Merde. Il faut que je m’éclipse. -Désolé, Raphaël, je partais justement. À une prochaine fois, hein?!... Je ne lui laisse pas le temps de répondre, je ramasse mes affaires et je cours en trombe aux toilettes. Après ma pause pipi, je me mets à marcher en direction du travail. Vous me direz, bien sûr, que je n’ai pas vraiment de quoi m’inquiéter en ce moment. En fait, si on regarde attentivement les faits, tout va même pour le mieux. J’aime un homme qui pourrait m’aimer lui aussi. Il y a cependant deux gros problèmes. Primo, je ne suis pas encore, disons, sorti du placard, contrairement à Raphaël qui lui l’a fait depuis longtemps et qui n’a pas peur de vivre pleinement son orientation sexuelle. Secundo, j’ai… une copine! Oui, une copine qui croit qu’on va se marier et avoir un tas de bébés! Je ne veux pas la décevoir, lui faire de mal. Je l’ai toujours aimée, mais jamais complètement. C’est ce que j’ai découvert petit à petit au cours de notre relation, mais lâche comme je suis, je n’ai jamais eu le courage de lui dire. Cependant, elle mérite mieux que ça. Il faut, il faut à tout prix que je lui dise. Mais comment? Comment vont réagir tous nos amis, les 63
collègues du bureau? Pour ma famille, ça devrait passer. Ils ont toujours été des gens très ouverts et accueillants. Mais, pour les autres? Je ne sais pas… Je n’ai pas envie de rentrer au travail. Je veux marcher encore longtemps, marcher jusqu’à son domicile (Oui, je sais où il habite. Pathétique, n’est ce pas?!) et regarder par sa fenêtre en l’imaginant à son bureau, en train de travailler. Je vous le dis, c’est très sérieux mon truc, c’est même obsédant! À l’appartement, l’ambiance est souvent tendue. Pour Julie et moi, faire la guerre devient presque une habitude. Le soir, quand j’ai une envie subite de voir Raphaël en cachette, je dis à ma copine que je vais faire une petite promenade pour me changer les idées. Elle me rétorque d’un ton nonchalant que je pourrais au moins l’aider à faire la vaisselle. Mais moi, je m’en fous de sa vaisselle. C’est lui que je veux voir. Je vais donc l’observer directement chez lui. Le regarder passer l’aspirateur me fait un tel effet que lorsque je reviens chez moi, je souris, je suis heureux. Ça ne m’arrive pas souvent ces temps-ci. Puis, il y a Julie qui me demande pourquoi je souris bêtement. Que pourrais-je bien lui dire? Je lui réponds simplement que ma promenade m’a fait du bien. Mais bon, tout plaisir a une fin et si toutou veut pouvoir encore retrouver l’air frais la semaine prochaine, il doit rentrer à la niche! Je pousse les portes métalliques et revient tranquillement à la réalité. Toutefois, cette pensée ne cesse de m’obséder. Je ne peux plus vivre dans l’ombre de ce que je ne suis pas, mais je n’ai pas le courage de le dire aux autres… Oh là! Mais c’est quoi ce regard? Je marche dans les couloirs du bureau, en souriant aux gens comme à mon habitude, mais ceux-ci me dévisagent d’un drôle d’air, comme s’ils voyaient à travers moi, comme s’ils lisaient dans mes pensées. Saventils ce qui me torture en ce moment? Savent-ils que je suis… gai? Comment le sauraient-ils? J’ai toujours fait attention, je n’ai jamais laissé transparaître des actions ou des regards qui pourraient me compromettre. Pourquoi me sourient-ils de cette façon, un peu comme s’ils me narguaient? Certains même, retiennent un rire coquin. Ils savent, c’est clair. Maintenant, ils savent. Ils ont deviné. Je ne sais pas comment, mais ils ont percé mon secret. Je suis fini, ma vie est terminée. J’ai envie de m’enfouir six pieds sous terre. Je veux mourir. Et puis, pourquoi m’as-tu fait de la sorte, toi, là-haut? Pourquoi hein?! Tu voulais me pourrir la vie? Eh bien, tu as réussis! Maintenant prends-moi! Allez vas-y, envoie ta saloperie de faucheuse qu’elle viennent me décapiter au plus vite. C’est à ce moment de divagation totale que Cécile, ma secrétaire de département, entre. - Julie a appelé, elle veut que tu ailles la rejoindre à l’appartement. En passant, tu enlèveras le papier de toilette qui est collé à ta chaussure. Ça fait bien rire le personnel, mais ça ne le fait pas travailler plus vite. Elle a bien dit : « papier de toilette »? C’est donc ça qui les faisait tant rire? C’est pour un malentendu comme celui-là que j’ai carrément sauté au plafond? Bon, c’est fini la rigolade. Il faut que je me 64
prenne en main. Ça ne peut plus durer. Au lieu de mourir d’une crise cardiaque parce que la nervosité m’a fait péter les plombs, je préfère encore mieux mourir en ayant eu le courage de révéler au monde entier qui je suis réellement. Allez, Jean-Pierre, secoue-toi un peu! Tu peux y arriver! Cécile a dit que Julie avait appelé, elle voulait donc te voir. C’est sûrement un signe du destin, alors tu vas aller lui dire aujourd’hui même. Je démarre la voiture. J’évite de peu une dizaine d’accidents sur la route. Je suis une vraie boule de stress au volant. Les questions s’accumulent à un rythme effréné. J’essaie d’imaginer un scénario dans ma tête, de trouver une façon de lui dire que je l’aime, mais pas exactement comme elle le pense. Les mots s’embrouillent. Plus que cinq minutes avant d’entrer en scène et je ne suis même plus capable d’articuler une phrase entière. Ô destin! Pourquoi te pointes-tu aujourd’hui? Je me gare et je descends tranquillement de la voiture. Jamais vous n’aurez vu quelqu’un descendre d’une voiture aussi lentement que moi à ce moment-là, je vous l’assure. Finalement, malgré moi, je me retrouve devant la porte blanche de l’appartement. Trop ébranlé pour me rappeler que mes clés sont dans ma poche, je sonne. Rien. Je sonne à nouveau. Toujours rien. Allez réponds, merde, ne me fait pas attendre, je risquerais de déguerpir dans les prochaines secondes. Pas de réponse. Tant pis. Ah oui! Mes clés! J’ouvre la porte. Stupéfait, je regarde de long en large l’appartement à moitié vide. Il ne reste que quelques affaires qui m’appartiennent et une lettre déposée au centre de la pièce. Je m’approche et la ramasse. Elle sent le subtil parfum de Julie. Il y est écrit dans une écriture très soignée : Cher Jean-Pierre, Lorsque tu liras cette lettre, je serai déjà partie très loin. N’essaie pas de me retrouver. J’ai pris mes affaires et j’ai laissé les tiennes dans un coin de l’appartement. Tu te demandes peut-être pourquoi je suis partie si soudainement. (Euhh… oui?) C’est très simple. (Ah oui?) Depuis un certain temps, tu avais arrêté de me toucher. (C’est vrai, mais…) Et toutes ces sorties nocturnes et répétitives… Tu ne m’accordais plus aucune attention! Ton cœur appartenait-il peut-être à quelqu’un d’autre? (Ahh Raphaël…)J’ai donc décidé de me venger! (Quoi? Comment?) Je t’ai trompé! Je t’ai trompé et je ne me suis jamais sentie aussi heureuse. Je te croyais l’homme de ma vie et à tes yeux, je ne suis devenue qu’une vieille chaussette puante qu’on oublie quelque part dans le fond de sa chambre! Il fallait que je me fasse enfin plaisir! Et tu sais quoi Jean-Pierre? (Vas-y, je t’écoute!) C’est avec une femme que je t’ai trompé! HA! Et vlan dans ton ego masculin! Tu fais l’amour comme un gros nul! Tu ne m’as jamais fait jouir, imbécile! (Et toi tu crois que tu m’as déjà vraiment fait jouir? JE SUIS GAI, BORDEL!) De toute façon, je m’en fiche. Je pars vers une nouvelle vie et je te laisse dans ton trou! (Je te signale que tu as également vécu dans ce trou avec moi pendant sept ans!) Crève! Julie. Bon…?! On dirait bien que l’affaire est réglée. Cette Julie! Même un hétéro ne pourrait pas la satisfaire. Bref, on tourne la page. Prochaine étape : trouver le numéro Raphaël. Vous trouvez que c’est un peu tôt? Faut bien que je reprenne pour le resto de ce midi, non? 65
de me
Laurence Houde-Roy
L’ÉPOPÉE DE L’HOMME HÉROÏQUE À LA CONQUÊTE DE SON DESTIN Ma vie est plate. Elle l’a toujours été d’ailleurs. Du plus loin que je me souvienne, on m’a toujours reconnu comme étant une personne ayant très peu d’ambition. En fait, je ne comprends pas pourquoi je devrais constamment « profiter du moment présent » ou encore « vivre chaque jour comme si c’était le dernier », comme le disent si bien tous ces recueils spirituels de yoga-thérapie. FOUTAISE! Qu’est-ce que cela va m’apporter de plus dans ma vie, sinon un gros trou dans mon budget pour l’achat de tous ces trucs Nouvel Âge. D’ailleurs, je profite de l’occasion pour féliciter tous ceux qui ont réussi à atteindre le soidisant « bonheur » sans avoir recours à toutes ces balivernes. Non mais, c’est vrai, qu’est-ce que c’est exactement «savourer le moment présent » ? Bon, passons (ma capacité philosophique se limite à poser des questions). Bref, voilà où tout ce désintérêt m’a mené : quarantaine, célibataire, sans enfant, habitant un trois et demi dans le quartier St-Henri, amis : zéro, famille : quelle famille?, très mauvais cuisinier, sale, affichant une masse adipeuse élevée (je suis gros!), port de bas blancs et grand amateur de l’excuse : « Non merci, je suis fatigué » pour refuser une sortie qui m’est proposée par mes collègues de travail (pathétique… je sais!). Et oui, ma vie est plate, sans couleur et sans aucune stimulation. Mais je m’assume. Quoi qu’il en soit, je garde tout de même un certain regard sur mon environnement grâce à mon travail de facteur (vous me croyiez plus lâche que ça, hein? Avouez!). *** Ce travail, il y tient mordicus. Après tout, c’est la seule source de motivation et d’estime de soi qu’il a. À part, peut-être, lorsqu’il réussit à deviner le numéro du « Gros lot » à la Poule aux œufs d’or. Mis à part ces petits et brefs moments d’exaltation, ses journées défilent comme un chemin dans le désert : toujours très monotones. Ainsi, jour après jour, il parcourt les rues de son quartier pour distribuer la bonne nouvelle (et les moins bonnes), comme Jésus l’a fait en venant sur Terre. C’est ce qu’il se dit, l’hiver, lorsque la neige lui arrive jusqu’aux genoux et qu’il lui reste encore une vingtaine de rues à faire. À chaque coin de rue, il a son rituel qu’il fait religieusement depuis sa deuxième journée de travail (durant la première, il était trop occupé à retrouver son chemin). Il doit cogner trois coups sur le sol avec le bout de son pied droit, puis avec le gauche et taper sur ses cuisses deux fois. Il a l’air idiot et il le sait très bien. Cependant, il ne peut s’empêcher de croire que ce rituel l’aidera à garder son emploi. Effectivement, sous cette carapace de platitude se cache une mer de peur et d’insécurité, qu’il tente de calmer par tous les moyens. Maintenant, il est rendu maître en ce qui a trait à la poste : lettres, timbres, écriture et tous ses dérivés. Il sait, à présent, que les 66
quatre premiers habitants de la rue Turgeon sont abonnés, depuis quatre ans, à la revue Coup de Pouce. Il sait aussi que la personne habitant la deuxième maison de la rue Bourget était fort probablement un adepte de l’astronomie, car il reçoit, une fois par mois, un colis provenant d’une certaine Fédération des astronomes amateurs du Québec. Outre ceci, il déteste tous les treizièmes jours de chaque mois, car cela représente l’augmentation du poids de son sac dû à la distribution des comptes d’Hydro-Québec. Des lettres, il en voit des tonnes et toutes plus différentes les unes des autres. Il y en a des blanches, des brunes, des grises, des jaunes, des roses, parfumées, non-parfumées, avec un timbre, sans timbre, un gros timbre, un petit timbre, des timbres de collection, des timbres d’Australie (ça, c’est pour Mme Langevin, la troisième maison de la rue Rose-de-Lima, son fils y est en voyage depuis deux mois). Il sait clairement distinguer l’écriture de l’homme de celle de la femme. Cette dernière est beaucoup plus minutieuse et détaillée que celle de l’homme qui se voit plus rude et grasse, mais oh! combien sympathique! Toutes ces connaissances ne lui apporteront guère plus de crédibilité dans sa vie, mais il se plait à dire qu’il en sait plus sur la population du quartier que le maire lui-même. Il est même un peu plus avantagé que d’autres à certains quiz télévisés, dans la catégorie géographie (encore faut-il que ce soit la géographie de Montréal, dans le secteur St-Henri, ce qui, vous en conviendrez, est extrêmement rare…). Un jour qu’il faisait sa tournée habituelle, dans les rues habituelles, avec les lettres habituelles et son uniforme habituel (la routine quoi!), il fut surpris par un élément de son énorme sac de lettres, qui vint basculer tout son univers. C’était une lettre (évidemment!), mais une lettre qui lui paraissait différente des autres. Elle avait un petit je-ne-sais-quoi qui la rendait… attirante. Elle était faite de papier rouge (déjà, ça inspire l’amour) et parfumé en plus (ça y est, c’est de l’amour!). L’écriture était de type masculin, mais beaucoup plus attentionnée que les autres écritures masculines. Sans trop savoir pourquoi, il s’arrêta devant la maison de la femme à qui la lettre était adressée. Il était là à regarder, captivé et attentif aux moindres détails, la lettre qu’il avait dans ses mains. Le timbre n’était pas de collection et provenait encore moins du Zimbabwe, mais il savait que toute la richesse se trouvait à l’intérieur. Une lettre passionnée, fort probablement! Parsemée d’attention et de mots langoureux exprimés de la façon la plus poétique possible. Il se mit à imaginer l’auteur de cette lettre qui était, fort probablement, en train d’espérer et d’attendre une réponse de sa belle. Qui sait, peut-être est-ce une déclaration, ce qui rendrait l’auteur encore plus nerveux. *** Je suis resté là, à attendre je ne sais trop quoi. Je tentais de m’imprégner de l’odeur de la lettre. J’essayais de deviner les mots qui s’y cachaient. Je n’avais jamais vécu cela auparavant. Pour la première fois de ma vie, je me sentais comme le protecteur d’un grand trésor (Ahh! les risques du métier…). Je n’osais pas la déposer dans la fente de la porte, de peur qu’elle soit jugée, humiliée, rejetée. En fait, je ne voulais pas que le destinateur, celui qui y a consacré tant de temps, soit blessé par un refus du destinataire. 67
Je gardai donc cette lettre auprès de moi, dans ma poche. À vrai dire, ce n’était pas par bonté que je gardais cette lettre entre mes mains, c’était par jalousie. Je n’avais jamais vraiment manipulé de lettre d’amour auparavant. Cela m’était étrange d’en voir une, pour vrai (un peu comme un artiste qu’on admire : il est toujours plus impressionnant en vrai qu’à la télévision). Je rageais à l’idée qu’une personne pouvait vivre quelque chose que je n’avais jamais vécu. Je ne voulais pas déposer la lettre parce que je ne voulais pas que la dame, de l’autre coté de la porte, ait droit au bonheur que j’ai tant recherché (ça y est, je suis rendu Nouvel Âge. Apportez-moi vite mon encens!). Je sais très bien que mes propos sont complètement contradictoires à mon idéologie de vie, mais ce sont les effets de la lettre qui me font divaguer (restez à l’antenne, nos techniciens tentent de corriger ce problème technique dans les plus courts délais.) Bref, les jours passaient et jamais la lettre ne me quittait. J’y étais attaché. Elle me donnait espoir. L’espoir pour quoi? Je n’en sais rien. Elle m’accompagnait dans tous mes déplacements. Au travail, à la maison… au travail, à la maison… au travail… à la maison… au trav… bon, ça va, vous avez compris, je crois! Ainsi, je sentais que je protégeais un homme, un amoureux, du désespoir et de la tristesse. *** Quelques fois, il sortait l’enveloppe de sa cachette secrète et respirait l’odeur qui s’effaçait de jour en jour. À tout moment, il sentait qu’il vivait l’amour. Le vrai, celui avec un grand A! Celui qui, dit-on, fait dresser les cheveux sur la tête, renverser les idées, changer le comportement (on lui avait déjà dit qu’on devenait moins sale et plus beau quand on est en amour). C’était des moments privilégiés. Puis, il découvrit une autre lettre, toujours adressée au même destinataire. Il réfléchit un moment : devait-il encore une fois briser la relation? Définitivement, oui! Sa mission ne pouvait pas s’arrêter ici. La dignité d’un homme était présentement en jeu! Mais que savait-il de cette femme pour qui le cœur d’un homme battait plus fort de jour en jour? Il savait qu’elle habitait la rue Bérard, une toute petite rue collée à l’Avenue Atwater. Le matin, elle sortait de chez-elle, en pyjama, sans aucune pudeur, pour aller chercher son journal. Ses cheveux semblaient être faits d’or. Ses boucles, soigneusement coiffées, reposaient sur ses épaules. Son visage d’ange était illuminé par des yeux aussi brillants que l’océan sous le soleil couchant. Quelques fois, il lui arrivait de la saluer et elle faisait de même. Jamais il ne lui avait parlé, mais son regard valait mille mots. Souvent, il s’arrêtait longuement devant la maison de la rue Bérard en se disant qu’après tout, tout le monde avait droit à sa chance. *** Je me disais qu’après tout, tout le monde a le droit à sa chance.
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Ça y est, c’est décidé, j’abandonne, ma mission est terminée. Je dois vivre et laisser vivre. Je dois laisser les choses aller et qu’importe ce qui arrivera à ce pauvre homme qui a osé oser. Le premier jour de ma capitulation, je n’ai pas pu, j’ai manqué de force. Ma tête me l’ordonnait, mais mon cœur me l’interdisait. Je pensais à cet homme, à ses blessures futures et j’étais incapable de déposer les lettres. Le deuxième jour, ce fut le même scénario (pas fort pour une capitulation…). Est-ce que cela allait durer encore longtemps? Allait-il un jour trouver le courage? Avait-il la capacité de prendre ce risque, de s’affirmer? Toutes ces questions restaient sans réponses… *** Il réussit, finalement, à déposer ces lettres aux pieds de sa porte. C’était un mercredi. Il s’en souviendra toujours. Ce matin là, il faisait froid. Tellement froid que le chat de Mme Guindon n’osait même pas descendre de son perron. Il s’éloigna de l’entrée, remplit d’espoir envers l’amour qu’il avait osé avouer, à cette femme de la rue Bérard, dans ses lettres.
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Amina Joober
RATÉ Je me demandais bien, et j’allais me le demander encore longtemps, ce qui m’avait pris ce jour-là d’accepter sa proposition. À partir du moment où j’ai dit: «Oui, d’accord, je veux bien», je savais que tout allait basculer. Une vraie folie, je ne sais pas ce qui s’est passé dans ma petite tête d’artichaut, pourquoi ai-je accepté d’ajouter un enfant à notre couple. En plus, moi, je n’aime pas les enfants. Je les déteste, les enfants, je hais les enfants. Merde alors, c’est quoi son idée, me proposer ça à 38 ans. Je suis presque ménopausée et toujours pas assez responsable. La semaine passée, j’ai encore dû mettre dans le bol de toilette deux poissons rouges. J’avais augmenté la température de l’eau de leur aquarium et quand je me suis réveillée le lendemain, je les ai retrouvés flottants, tranquillement à la surface de l’eau, morts par ébullition. Une erreur comme ça avec un enfant, ça ne pardonne pas. Bien sûr je n’allais pas lui dire ça: «Chéri, un bébé ce n’est pas une bonne idée parce que c’est sûr que je vais le tuer avant ses 18 ans». Alors, j’ai tenté de lui en parler avec des termes adultes et responsables. Je lui ai dit que notre temps était passé, qu’il fallait laisser la place aux autres, mais lui il m’a répondu: «Chérie, tu sais que je t’aime et notre amour est comme un arbre. Pour qu’il survive à l’éternité, il lui faut créer un fruit, un enfant qui sera un peu toi, un peu moi». Je n’arrive pas à croire qu’il ait réussi à me persuader aussi facilement, et en plus avec de la mauvaise poésie. Je parie qu’il est allé chez sa sœur lire des Harlequins et écouter Joe Dassin pour s’inspirer. Il a fait la même chose quand il m’a demandée en mariage et comme vous voyez, ça fonctionne à tous les coups. Avant de me mettre officiellement dans votre liste de gens bizarres, il faut que je vous explique pourquoi je déteste les enfants. Correction, je ne déteste pas vraiment les enfants, j’en ai peur. C’est fou quand même, peur d’un petit truc adorable, tout mignon avec un sourire d’ange. Vous pensez : «Non mais, elle est complètement folle cette femme, peur d’un enfant, l’incarnation même de l’innocence, elle est malade!». C’est parce qu’ils sont tellement innocents que c’en est louche, vous comprenez? Non, mais attendez je suis sûre que vous avez déjà ressenti ça : ils vous regardent à longueur de journée et vous n’avez aucun moyen de savoir ce qu’ils pensent. Peut-être planifient-ils votre mort? Ils pensent peut-être que vous êtes complètement cons et vous, sans moyen de découvrir les sombres fonctionnements de leur cerveau, vous continuez à leur faire des petits bruits d’homme préhistorique «gagagouuuu gaouii ouiigouligouli». N’empêche, vous ne vous sentez pas un peu cons? De plus, ils n’ont pas de dents. Comment faire confiance à un truc qui n’est pas complet? C’est comme monter sur une bicyclette sans frein : désastre assuré, surtout si tu ne sais ne pas monter à bicyclette! Le danger est décuplé. *** Vous savez, l’instinct maternel dont tout le monde parle, bien je crois que je l’ai perdu quelque part. Apparemment, je l’ai déjà eu quand j’étais petite. Comme toutes les filles, je jouais avec les petits bébés en plastique (avec eux, toutes les erreurs étaient permises au moins) et tout le monde disait que je serais une bonne maman. Je crois 70
que c’est à l’adolescence que j’ai commencé à détester les enfants. Jusqu’à l’âge de onze ans, j’étais fille unique. Ma mère, qui s’était remarié, avait décidé qu’elle voulait à tout prix un autre bébé, et c’est à cause de cette chose que j’ai perdu l’instinct maternel. Dès que je l’ai vu, mauve et plissé dans les bras de ma mère, une grosse boule d’angoisse m’a attrapée à la gorge. J’ai eu peur. S’il prenait ma place dans le cœur de ma mère, qu’allait-il advenir de moi? Non seulement a-t-il fallu que je m’adapte au nouvel homme de sa vie, mais en plus, un autre enfant, c’était vraiment trop. Moi qui avais été si longtemps le centre de son monde, la voir partir vers un autre centre me crevait le cœur. Tranquillement, cette angoisse s’est transformée en jalousie et je me suis mise à haïr les enfants. C’était un peu comme du racisme, sauf que ce n’était pas une race en particulier dont j’avais peur, mais tout être vivant en-dessous d’onze ans. Je me souviens d’une journée où la fille de ma mère, donc ma demi-sœur, avait invité des copines à la maison. Elles faisaient tellement de bruit et semblaient tellement heureuses, tandis que moi je traversais une période très difficile d’ajustement (l’adolescence) et de souffrance, que j’ai juré que je n’aurais jamais d’enfants. Pour mieux me comprendre, regardez les épisodes d’Ally Macbeal où elle est poursuivie par l’image d’un bébé amazone sans cheveux et sans dents qui essaie de la transpercer avec une lance. Le bébé qui hantait Ally était une vision d’horreur, même pour ceux qui adorent ces petites bestioles (imaginez le bébé amazone dans votre chambre, vous voyez, vous avez peur maintenant). C’est exactement ce que ma petite sœur était pour moi : quelqu’un de dangereux et d’incompréhensible, comme une vision. Après avoir vu cet épisode, je n’ai pas dormi pendant deux semaines, car quand je fermais l’œil, ce monstre fusionnait ses traits avec ceux de ma petite sœur et me souriait de sa bouche édentée. Non seulement elle me volait ma petite maman, mais elle s’attaquait aussi à mon sommeil. Vraiment, elle n’avait aucun sens de la décence. *** Il nous a donc fallu, mon coq et moi, nous mettre au travail. Dès que c’était le temps de la pondaison, mon coq accourait pour donner vie à l’œuf. Je peux sincèrement dire que c’est exigeant, je veux dire, quatre fois par semaine, juste pour être sûr que ça allait fonctionner. J’avais beau lui dire : «Non mais t’exagère, puisque je te dis que ça ne sert à rien d’être aussi assidu», rien à faire, mon coq, il le voulait vraiment son poussin. Un mois, quatre mois, six mois et toujours rien. Le coq commençait à s’inquiéter. Je lui avais dit d’attendre, que ce n’était pas la peine de paniquer, mais rien à faire, il voulait absolument consulter un médecin. Je lui avais dis : «bon d’accord, mais dans un an». Il a accepté. Et en attendant, nous continuions à un rythme effréné nos tentatives de conception. *** On est assis et on attend. Un an, un an d’attente, d’essais et d’échecs. 208 essais et 12 échecs. C’est proportionnellement assez réussi, sauf dans notre cas, parce qu’on n’a jamais abouti à un résultat. On attend, ça fait une demi-heure qu’on attend, j’en ai assez d’attendre. Il y a deux semaines, on a contacté un médecin qui nous a fait passer une série d’examens pour trouver le problème. Et maintenant, j’attends les résultats des tests, ceux qui détermineront si oui ou non je suis capable de «donner des fruits à l’arbre qu’est 71
notre amour». Que je suis comique! La vérité, c’est que ces tests sont complètement inutiles. De toute façon, je n’en veux pas de cet enfant et c’est pour cette raison que nous avons échoué à chaque coup. Vous voyez, Yahvé ou n’importe qui ou quoi d’autre, savait que ce n’était pas une bonne idée de me laisser avoir un bébé. Je le savais et IL le savait. Il ne reste que le coq qui n’a toujours rien compris. Il s’inquiète, il pleure, il m’énerve. Il y tient vraiment à ses fruits. Quant à moi, je pense que je suis contente. Le médecin rentre, feuille à la main et sarreau blanc, comme les médecins de la série ER, sauf qu’il est bien moins jeune et bien moins sexy. Le coq à côté tremble de la tête aux pieds. Moi, je lui tiens la main, pour le réconforter. Ça ne devrait pas être le contraire? Le médecin nous annonce calmement que c’est impossible, que mes œufs sont défectueux à cause d’une maladie que j’ai contractée dans ma jeunesse. Mark (le coq) éclate en sanglots et moi… Bien moi… Une main semble avoir pris le contrôle de tout mon corps. Elle serre ma gorge, mon ventre, ma tête et mon cœur. Après un moment interminable où je me sens étouffée, une petite larme coule de mon œil droit, puis deux autres de mon œil gauche, puis un torrent jaillit. Entre deux vagues de larmes, je me tourne vers Mark et lui dit : «Je t’avais dit que ce n’était pas une bonne idée».
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Sophie Genin-Charette
VIENS SOUPER! C’était un choix difficile. Un des plus difficiles de la journée. Betty se trouvait devant plusieurs options et ne pouvait pourtant pas en choisir une. Il fallait tenir compte qu’en bout de ligne, ce choix allait tout influencer et que le cours de sa journée en serait décidé. Elle prit donc un moment de réflexion pour être certaine de prendre la bonne décision. Finalement, elle arrêta son choix sur les rouges. C’était donc les chaussures rouges qui allaient être à la base de son ensemble. Oui, c’était bien les bonnes. Aujourd’hui allait être un grand jour, elle le sentait. Kyle s’était levé tôt ce matin-là. Il était parti en coup de vent. Il n’avait pas l’air tout à fait dans son état, il semblait agité. Malgré cela, il avait pris le temps de l’embrasser tendrement. Il lui avait même avoué qu’il avait déjà hâte de la revoir au souper et qu’elle allait peut-être même avoir une petite surprise. Betty en était donc certaine. Ce soir était le bon. Kyle et elle étaient voisins lorsqu’ils étaient petits et ils s’étaient fréquentés durant la plus grande partie de leur enfance. C’était devenu rapidement sérieux entre eux et ils vivaient ensemble depuis maintenant deux ans. Sans aucun doute, Kyle allait la demander en mariage le soir même et elle le sentait. Il était donc primordial que tout soit parfait pour leur soirée. Le premier point important était en effet la tenue, qui est toujours décidée par les chaussures, du moins, c’était le cas pour Betty. Les rouges étaient le bon choix ; cette couleur s’agençait à merveille avec sa longue chevelure blonde et il ne suffisait que de quelques accessoires pour harmoniser le rouge au reste de l’habit. Après avoir choisi ses souliers à talons aiguilles rouges, tout son ensemble se dessina de lui-même : la minijupe en jean qui tombait si bien sur sa taille de guêpe, le chandail noir avec le décolleté qui mettait ce qu’il fallait en valeur (et il y avait beaucoup de valeur à montrer!) et tous les accessoires rouges, la couleur de l’amour, de la passion, celle de Kyle et elle. Le plus important était fait. Il fallait maintenant s’occuper des tâches quotidiennes. La première était d’aller promener Chico, le chihuahua que Kyle lui avait offert au dernier Noël. Elle enfila donc son ensemble de jogging rose pour aller courir un peu. Betty aimait courir le matin avec son chien. Ça sentait bon la rosée dehors. En plus, tous les hommes d’affaires du quartier partaient à la même heure où elle passait et elle aimait se faire regarder, se faire admirer, le plus souvent possible, même si elle était consciente qu’ils ne regardaient que sa poitrine. Ses voisines en étaient vertes de jalousie de la voir se pavaner ainsi. Surtout celles qui partaient également au même moment pour aller travailler. Elles l’enviaient tellement, car Betty avait tout pour elle. Kyle gagnait un excellent salaire. C’est ce qui permettait à Betty de rester chez-elle toute la journée à s’occuper de la maison et d’elle-
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même. C’était tant mieux, car Betty n’avait jamais été douée à l’école. En fait, elle n’était pas une lumière. Mais cela avait peu d’importance puisque tout le monde l’aimait, de toute façon. Comment ne pas l’aimer? Elle était très jolie, toujours polie, invitante, généreuse et toujours souriante. Surtout, elle avait beaucoup de confiance en elle. Elle était consciente de ses atouts et savait très bien les utiliser pour avoir ce qu’elle voulait. C’est surtout cela qui énervait les autres femmes : elle avait toujours tout ce qu’elle voulait. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle était certaine que Kyle allait lui demander de l’épouser le soir venu. Elle rentra chez-elle, épuisée, et elle se dirigea vers la douche. Il était impensable qu’elle reste dans ces vêtements une seconde de plus. Betty ne se préoccupa pas de se peigner tout de suite. La grande transformation allait s’opérer juste avant l’arrivée de Kyle, un peu plus tard. De toute façon, même au naturel, Betty était plus belle que la plupart des autres femmes. Elle prit ensuite son déjeuner en écoutant ses émissions préférées de la matinée, comme à l’habitude. Cela faisait partie de ses petits plaisirs. C’était une chose très importante pour Betty de prendre soin d’elle-même et de s’accorder des petits plaisirs au quotidien. Il n’y a pas seulement le travail dans la vie! C’est pourquoi elle passait une bonne partie de ses journées à écouter plusieurs émissions de télévision. Elle les écoutait toutes! Celles qu’elle préférait étaient les soap américains et elle avait évidemment toujours rêvé d’en faire partie. Pour pouvoir bien s’adonner à ce passe-temps, elle s’était même achetée un Enregistreur Numérique Personnel. Avec cette machine, elle pouvait enregistrer tous les épisodes de ses émissions favorites et décider quand elle allait les regarder pour ne pas gaspiller son temps précieux en compagnie de Kyle, son précieux Kyle. Son déjeuner santé terminé, elle se mit au travail. Il fallait décider ce qu’elle allait bien pouvoir cuisiner pour cette soirée si importante. Betty était une excellente cuisinière. En plus d’avoir un talent culinaire, elle avait un don pour choisir le plat approprié à chaque occasion. Elle tenait ce don de sa mère. En fait, toute sa personnalité était un reflet de sa mère. Telle mère, telle fille ! Sa mère était vraiment son idole. Comme elle, c’était une femme au foyer. Elle avait toujours su rester belle et prendre soin d’elle, sans pour autant oublier sa fille. Betty appelait encore sa mère plusieurs fois par semaine. Elle en était très proche. Betty en était donc à choisir le repas qu’elle allait préparer. Elle ne voulait pas simplement choisir le repas préféré de Kyle. Le repas qu’elle allait préparer devait représenter leur couple, leur union. De toute manière, un steak, c’était trop simple pour symboliser leur amour. Il fallait donc choisir quelque chose que les deux amoureux allaient apprécier, quelque chose de significatif à leur vie de couple. Elle opta finalement pour un assortiment de fondues, dont une qui serait au chocolat pour le dessert. C’était ce même repas que Betty avait concocté pour Kyle la première fois qu’elle avait cuisiné pour lui. Elle n’avait que quelques petites courses à faire, des bouillons à préparer, mais rien de compliqué. La journée passa tranquillement. Betty se préparait calmement tout en faisant son petit ménage. Plus les minutes avançaient, plus elle était excitée. Elle attendait ce jour depuis si longtemps. Elle et Kyle 74
étaient faits pour être ensemble pour toujours. Ils avaient toujours dit qu’ils se marieraient un jour. Il ne restait plus qu’à mettre les paroles en action! Juste après son dîner, elle sortit en compagnie de Chico pour aller acheter quelques magazines. C’était plus fort qu’elle, elle acheta au moins six catalogues différents de robes de mariées. Elle s’empressa de retourner dans sa maison, dans son intimité, pour pouvoir les étudier comme elle le voulait. Comme toutes les petites filles, Betty avait toujours su comment allait être son mariage. Elle l’avait planifié inconsciemment depuis sa tendre enfance. La belle robe blanche, les demoiselles d’honneur et la lune de miel. Évidemment, elle avait déjà prévu tous ces détails. Le croquis de la robe de ses rêves était soigneusement rangé dans une boîte à souliers, à côté de diverses cartes postales, de cartes de fête et de numéros de téléphones donnés par des inconnus dans les bars, au moment où elle fréquentait Kyle. Ses trois meilleures amies et elle-même s’étaient déjà entendues pour être les demoiselles d’honneur les unes des autres et il était impossible de penser à une lune de miel sans penser à Hawaï. Malgré cela, elle passa au moins une bonne heure à regarder ses magazines, à admirer les robes et tout ce qui va avec. Elle s’imaginait avec Kyle à la place de tous les mariés photographiés, mais leur mariage à eux serait dix fois plus beau! Elle dû malheureusement sortir de ses rêves, car l’heure avançait et il fallait évidemment qu’elle se coiffe et qu’elle s’habille. Ce fut tout de même vite fait. Betty avait toujours été habituée par sa mère à minimiser le temps de préparation, sans minimiser le résultat final de la transformation. En peu de temps, elle passa de femme de foyer à femme fatale prête à séduire son homme. Il était maintenant bientôt l’heure où Kyle arrive habituellement. La maison sentait bon et était propre. Le plus important était que Kyle était attendu par la femme qui l’aimait et qui avait fait tout cela pour lui. Betty était prête pour son arrivée. -
Chérie, je suis rentré, dit il en ouvrant la porte.
Aussitôt, il fut accueilli chaleureusement par Chico. Betty vint le rejoindre ensuite pour l’embrasser et il la complimenta sur ses souliers rouges. Le souper n’était pas tout à fait prêt, alors ils prirent un verre de vin dans le salon et Kyle raconta sa journée à Betty, qui écoutait amoureusement. Lorsqu’ils se mirent à table, Kyle ne put s’empêcher de remarquer que le menu de la soirée était très significatif. Betty avait visé juste encre une fois, elle savait que son Kyle était aussi attentif qu’elle à tous les détails. Ils étaient passés de la fondue au fromage en entrée aux fondues bourguignonne et chinoise pour le repas principal. Ils étaient maintenant rendus au dessert. La fondue au chocolat était de loin leur dessert préféré à tous les deux. Betty était agitée. Elle voyait les minutes avancer et ne remarquait rien de significatif de la part de Kyle. D’autres femmes auraient
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paniqué dans ce genre de situation, mais pas Betty. Elle faisait confiance à Kyle, son Kyle. Kyle savait que c’était le bon moment, lui aussi le ressentait. Ils étaient faits pour être ensemble! On ne se trompe pas lorsqu’on est fait pour être ensemble! Toutes ses émotions ne paraissaient pas à l’extérieur. S’il y a bien quelque chose que sa mère lui avait appris, c’était bien d’être capable de cacher ses émotions à tout moment. Un beau sourire peut aveugler n’importe qui et même Kyle ne se doutait jamais des tourments qu’elle avait à l’intérieur. Kyle semblait lui aussi agité, ce qui rassura tout de suite Betty. Elle ne s’était donc pas trompée. Elle l’aimait tant! Toute sa vie, elle avait su qu’elle finirait avec lui et qu’ils vieilliraient ensemble. Depuis la première fois qu’elle l’avait vu, alors qu’il était sauveteur à la plage où elle travaillait elle aussi. Comme il était beau cet étélà. Et comme il est toujours beau. Elle avait assez attendu. Elle décida donc de prendre les devants. -
Alors, tu as dit ce matin que j’allais peut-être avoir une surprise ce soir… Mais oui, je ne t’ai pas oubliée, mon amour.
Il la regarda amoureusement et c’est à ce moment que Kyle mit les mains dans sa poche, et qu’il en sortit… -
JUUUUUUUUULIE!!! QUOI MAMAN??? TU N’AS PAS FINI DE T’INVENTER DES HISOIRES AVEC TES POUPÉES? LÂCHE TES BARBIES ET VIENS SOUPER!
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Vitalia Chukhovich
RETROUVAILLES À LA CHAMBRE NUMÉRO TROIS Quatre mois perdus. Envolés en fumée. Disparus de la mémoire, sans même un mince espoir de les retrouver.Anne était allongée dans ce lit d’hôpital depuis deux jours, dans l’attente. Elle était dans un état de choc. De panique. Elle ne comprenait pas. Personne ne comprenait d’ailleurs. Il lui semblait qu’à peine la veille, après une dure journée au travail, elle était rentrée chezelle, avait fait un bon souper, avait regardé une comédie légère (dont elle ne se souvenait pas, curieusement), et puis était allée se coucher. Elle avait également un conjoint à ce moment-là, et elle était presque sûre de l’avoir entendu rentrer pendant la nuit, mais aucun élément ne lui avait jusqu’ici confirmé ce détail. Mais ce matin-là, en se réveillant, il faisait chaud. Les derniers tas de neige avaient disparu, les oiseaux chantaient de nouveau, ses habits d’hiver étaient rangés sans qu’elle ne se souvienne d’y avoir touché… Et toutes les affaires de son amoureux s’étaient volatilisées. En vérité, le monde autour d’elle n’était ni chamboulé ni tout à l’envers. Elle avait juste l’impression d’avoir manqué une tranche de sa vie. En effet, elle s’était endormie en plein mois de janvier alors que la neige étincelait encore à la rare lumière du soleil et que les nez rouges se promenaient dans les rues, et son réveil s’effectua vers le mois de mai, quand les bourgeons des arbres avaient déjà commencé à laisser entrevoir les couleurs des fleurs qui s’y cachaient. Entre les deux, un vide. Mais elle était bien certaine de n’avoir dormi que quelques heures pourtant. Le seul hic, c’est que ce n’était pas le cas, de toute évidence. Il était clair que le temps avait continué à suivre son cours, avec ou sans elle. Les gens autour d’elle continuaient à mener une existence ordinaire avec leurs routines et leurs petits imprévus quotidiens. À ce moment-là, il lui était impossible de comprendre ce qui lui était arrivé. Même s’il lui était déjà arrivé d’avoir de courtes pertes de mémoire, elle n’avait jamais perdu un fil de sa vie aussi exorbitant et crucial. Ces oublis n’avaient jamais été une source d’inquiétude à ses yeux. Mais cette fois-ci, sa vie entière semblait avoir pris une nouvelle tournure. Heureusement, elle n’était presque jamais seule. De temps en temps, sa chambre était calme et elle était en mesure de se retrouver avec ellemême, mais généralement quelqu’un était là, tout près d’elle. Élodie et Maria étaient en sa compagnie cette fois-là. De toute façon, c’était toujours elles. Au moment où Maria sortit Anne de sa rêverie, cette dernière reprit brusquement conscience de la salle d’hôpital, du moment présent. Son cœur se remit à battre de plus belle. «Ça va bien aller, tu verras.» Anne et Maria ne se connaissaient pas depuis très longtemps. Elles avaient fait connaissance au moment où Anne sortait de ce sommeil interminable, de cet état perpétuel qui échappait toujours aux limites
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de sa compréhension. Maria était très différente d’elle : elle était plus réservée, plus disciplinée, plus vieux jeu. Elle était une personne très stricte, ordonnée, organisée, qui ne se donnait pas droit à l’erreur, et qui recherchait toujours la perfection. À la limite, elles ne se seraient pas bien entendues, mais étrangement, puisque Maria fut la première à s’être en quelque sorte portée au secours d’Anne, qu’elle saisit son appel à l’aide avant qui que ce soit d’autre, et surtout puisqu’elle ne l’a pas prise pour une folle, Anne savait très bien que pour le moment, comme elle ne pouvait pas encore parler de toute cette situation à ses proches ou même à ses amis, Maria était celle sur qui elle pouvait compter en toute confiance. On aurait dit que malgré tous leurs différends, et surtout malgré le peu de temps qu’elles se connaissaient, elles en savaient déjà plus l’une sur l’autre que ce qu’elles n’auraient cru. Curieuse coïncidence, leur rencontre avec Élodie se fit à peu près en même temps. Et étrangement, elle aussi avait une personnalité qui allait presque à l’opposé des deux autres. Élodie aimait sortir le soir, fréquenter des endroits extravagants et avoir tous les projecteurs sur elle. Elle n’avait jamais réussi à maintenir une relation amoureuse stable et ça l’arrangeait, car elle n’en voulait pas. Son but dans la vie était d’avoir du plaisir et de profiter de sa jeunesse, car elle savait bien que la fougue et les beaux jours étaient éphémères. La décadence et l’interdit ne lui faisaient pas peur, bien au contraire : c’était des choses qui l’attiraient, qui l’envoûtaient presque. Son train de vie était parfois dangereux et elle le savait bien, mais pour elle, ça rajoutait simplement du piquant à son quotidien, et elle n’y voyait pas de menace réelle. Élodie savait qu’elle mettait régulièrement sa vie en péril, principalement à cause du manque de précaution, mais ça ne faisait que l’exciter. « Je ne comprends n’imaginez pas. »
vraiment
rien.
Ça
me
fait
tellement
Anne avait lancé ces paroles en l’air, sans trop s’adressait. Elle ne se sentait pas du tout n’arrivait pas à réaliser ce qui lui arrivait, elle de panique légères et elle devait encore attendre le
peur,
vous
savoir à qui elle en sécurité. Elle souffrait de crises diagnostic.
Car en effet, dès son réveil, après plusieurs heures pendant lesquelles elle avait désespérément cherché une explication, elle finit par appeler l’urgence. Elle se trouvait dehors à ce moment-là, car ses pulsions naturelles la poussaient en quête d’air frais, et ce sont Élodie et Maria qui sont venues la supporter alors qu’on venait la chercher. C’était l’une des rares situations de sa vie où elle a eu l’impression que son esprit se vidait, que le temps s’arrêtait, que plus personne n’était là, qu’elle-même ne s’y trouvait peut-être pas, et qu’on aurait aussi bien pu la frapper d’un coup de marteau, elle n’aurait pas réagi… «Tu peux me passer le verre d’eau s’il te plaît?» Maria prit subitement conscience qu’on s’adressait à elle. Elle s’étonna de voir qu’elle n’avait pas ses lunettes sur le nez. Elle les prit sur la table de chevet, les ajusta au niveau de ses oreilles et tendit le verre à Anne. D’un geste machinal, elle les enleva. Elle semblait ne pas en avoir besoin pour voir l’interlocuteur au moment où celui-ci s’adressait à elle. Mais elle, elle devait obligatoirement 78
voir à qui elle s’adressait. Anne et Élodie n’ont pas cherché à savoir ce que cela signifiait ; elles avaient toutes deux d’autres préoccupations en tête. «Bon, écoutez, dit Élodie, je sais bien que ce n’est pas forcément le temps de vous parler de ça, nous nous trouvons dans une situation délicate, tout le monde a les nerfs plus ou moins tendus, votre esprit est occupé par d’autres pensées, mais il faudrait vraiment que j’en parle…» En effet, les deux autres femmes sentaient bien que quelque chose la chicotait. Elles étaient prêtes à écouter n’importe quoi de toute manière. «C’est que – et je sais bien que tu aimerais mieux que je ne parle pas des derniers mois en de telles circonstances, Anne, mais… – je pense avoir dépassé mes propres limites récemment, poursuivit Élodie avec difficulté. Et vous vous imaginez bien qu’elles ne sont déjà pas très hautes, alors… C’est que je sors souvent, vous savez, et ces derniers temps, je me laisse peut-être un peu trop aller, auprès des hommes. Vous avez compris, ne faites pas semblant du contraire.» À ce moment, son sourire s’agrandit, elle sembla se perdre un peu dans ses pensées, et une légère teinte rouge émergea à la surface de ses joues. «Bon, je ne peux vous cacher que ce n’était pas toujours simplement dû à mon seul charme fou, poursuivit-elle. Disons que je consommais parfois certaines substances… Bref, vous avez compris ! Mais justement, pendant ces moments-là, je n’étais pas tout à fait consciente de mes faits et gestes, et il se peut que j’aie eu des relations avec des personnes un peu louches… Donc maintenant je m’inquiète…» Ses traits de visage prirent une expression qui ne lui était pas propre. On pouvait déduire à la voir aller que malgré tous ces méfaits, ses expériences l’avaient rendue plus mature. Elle semblait prendre conscience à présent des véritables actes qu’elle avait commis. «J’ai peur que ces types m’aient transmis quelque chose de grave…» Maria se pinça instinctivement les lèvres. On pouvait apercevoir un froncement très discret de ses sourcils. Elle reprit ses lunettes et les remit sur son nez. «Quelle honte ! dit-elle, le visage toujours stoïque. Te rends-tu compte que c’est à cause des femmes comme toi que la société voit la femme moderne comme la meilleure preuve d’émancipation qui soit, alors que nous n’essayons que d’égaliser nos droits par rapport au sexe opposé ? Te rends-tu compte que tu encourages le marché noir ? Celui des drogues et des substances illicites ? Réalises-tu qu’à cause des gens comme toi, on perçoit la femme comme un être irrationnel, qui n’est pas en mesure de bâtir une opinion pleine de bon sens et de logique ? Que non seulement tu mets possiblement ta vie en danger, mais qu’en même temps tu contribues à la profusion d’infections transmissibles sexuellement ?...»
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Juste au moment où Élodie allait répliquer, car ce n’est pas le genre de personne à se laisser faire, Anne les interrompit : «Vous voulez bien arrêter toutes les deux ?!» Maria reposa ses lunettes et croisa ses mains sur ses cuisses, à la manière d’une bonne sœur qui venait à peine de faire la morale à une jeune fille et que la supérieure venait de ramener à l’ordre. Elle faillit baisser la tête, mais elle avait bien trop de dignité pour ça. Anne avait écouté toute leur conversation avec attention sans intervenir, mais dans un moment de sa vie aussi critique, sa tolérance était proche de zéro. C’était quelqu’un de très attentionné et à l’écoute des autres, mais quand un malheur d’une telle ampleur frappe, on n’a pas envie d’avoir les problèmes des autres sur la conscience, en plus des siens. En temps normal, elle aurait sûrement consolé la personne en détresse, raisonné celle qui avait été dure envers la première et elle aurait proposé un tas de conseils pour essayer d’aider. Mais sa condition ne permettait même pas à son cerveau de fonctionner normalement. Évidemment, quand les médecins ont examiné son état un peu plus en profondeur, on l’a directement référée à un psychiatre, et même si elle avait l’impression qu’on la traitait en malade mentale, elle s’est laissée faire. Elle ne voyait pas tout à fait d’autres alternatives… Anne n’avait jamais vécu d’incidents d’une telle ampleur auparavant. Elle menait une vie bien tranquille, avec ses péripéties, mais tout de même ordinaire. Elle avait un travail assez bien rémunéré, qui ne comblait pas forcément toutes ses attentes, mais qui avait ses avantages. Son conjoint et elle avaient une relation stable, qui durait depuis un bon moment, et quoique leur amour n’était pas d’une passion enflammée, il la rendait plus qu’heureuse. Elle repensait à tout ce qu’Élodie venait de dire. Elle la trouvait chanceuse d’avoir vécu ces quatre mois avec autant de détails intéressants à raconter. Évidemment, Élodie n’en gardait pas de très beaux souvenirs, mais au moins, c’était des souvenirs… Et plus elle pensait à ça, plus elle se demandait sérieusement ce qui avait pu lui arriver. Elle se demandait si elle n’était pas tombée dans un coma temporaire. C’était possible, mais elle ne voyait pas comment. En effet, elle ne se serait pas réveillée chez-elle, comme elle s’était endormie la veille. Son copain, qui était un homme respectueux, généreux et plein de bonté, l’avait de toute évidence quittée pendant cette intervalle. Anne se souvenait que dès les débuts de leur relation, sa famille l’accueillit à bras ouverts. Elle espérait pouvoir le rejoindre le plus tôt possible, ne serait-ce que pour entendre sa voix réconfortante à l’autre bout de la ligne téléphonique, simplement pour qu’il lui dise que tout ira bien, qu’il sera toujours là pour elle quoi qu’il arrive, qu’il l’aime encore et qu’il passera la voir dès que l’occasion se présentera. En attendant, elle essayait de prendre du recul et de poser un regard sensé sur la situation. Si quatre mois s’étaient réellement écoulés, elle en serait morte. Si elle était restée seule ainsi, sans que personne ne l’ait nourrie, sans bouger, elle n’aurait pas survécu. Ça ne pouvait donc pas être ça.
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De plus, elle n’avait pas l’impression d’être restée inerte pendant tout ce temps. Son corps lui avait l’air parfaitement normal, elle se sentait en forme et rien ne semblait avoir particulièrement changé. Peut-être était-elle encore en train de rêver ? Ça lui semblait impossible ; on ne voit ces choses que dans les contes de fées. Et pourtant, il était clair dans sa tête que tout ce qu’elle vivait était bien vrai. Maria et Élodie restaient bien discrètes. Il arrivait même à Anne d’oublier leur existence pendant quelques instants. Et puis, elles s’agitaient doucement et Anne sortait de sa bulle. Sauf qu’elle ne pouvait pas leur dire de partir. C’était inconcevable, surtout après ce qui lui était arrivé, et surtout car c’est précisément ce qui les unissait. Le doux soleil du mois de mai et son crépuscule aux flammes tournoyantes faisaient des effets d’ombrage surnaturels sur le plafond de la chambre d’hôpital. Anne les regardait et pensait à sa vie, à comment elle venait de basculer, comment tout venait de changer et comment tout allait continuer à changer. Il lui semblait que ce n’était pas ces lueurs-là qu’elle était supposée voir, mais encore celles du froid rayonnement de janvier. Elle ne savait plus très bien ce qui arrivait, tout lui semblait étrange… Pendant ce temps-là, l’activité de l’hôpital allait toujours à son rythme. Les patients entraient et repartaient, les infirmières couraient un peu partout, les couloirs étaient débordés et les médecins s’occupaient de leur mieux de tous les malades. Dans la section psychiatrique, l’atmosphère était toujours un peu différente. Les gens ne se sentaient pas malades physiquement et on ne les faisait pas se sentir ainsi non plus. Par contre, on faisait naître chez-eux le sentiment d’être un malade mental. Et c’est ça qui était grave. Le médecin qui s’occupait du cas d’Anne parcourait les couloirs à son rythme, ne se dépêchant pas trop. L’heure des visites était presque passée et les visiteurs quittaient peu à peu les lieux. On ne s’attendait plus à croiser qui que ce soit dans les chambres des patients. C’est toujours ce genre de nouvelles qu’il est le plus difficile à annoncer. Ça ne peut même pas se comparer aux maladies physiques incurables. C’est différent. Il faut trouver le moyen de le dire. La bonne façon. Celle qui ne fera pas mal, mais qui exposera bien les circonstances, et grâce à laquelle le sujet sera en situation de confiance. Les proches des malades le croisaient en se dirigeant vers la sortie, le saluaient. Ils avaient la plupart du temps de petits sourires aux lèvres. Des sourires tristes. Il s’arrêta un instant devant la porte de la chambre d’Anne. Numéro trois. Le moment était venu. Il revoyait défiler toute sa carrière dans sa tête, et il lui semblait bien que c’était une première. Sur le dossier qu’il tenait en main, le diagnostic était écrit d’une écriture délicate et petite : « Dédoublement de la personnalité ». 81
Camille Hadjadj
VOIR AILLEURS Ma Reine mère pleure toutes les larmes de son corps. Moi, je la regarde. Elle dit qu’elle a mal au fin fond de son cœur. Moi, je l’imagine son cœur ! Noir, embrumé par la fumée qu’elle ne cesse d’inhaler. Elle crie. Elle demande pourquoi. Elle pleure. Pourquoi. Mais pourquoi ? Moi, ça m’est égal. Je l’observe. Je ne dis rien. Comme elle sait bien faire ça elle ! Pleurer. Son visage s’efface derrière ce voile de fumée voluptueux, qui sort de sa bouche, et qui vient danser entre elle et moi. Comme pour provoquer. Et elle s’arrête. Tout à coup. Comme ça. Elle dit que je ne dois pas voir ça. Elle dit que je ne dois pas savoir. Ce n’est pas mes affaires. Elle m’envoie me coucher. Je n’ai pas sommeil. Mais je m’endors sans histoire. Puis j’ouvre les yeux. Dans un cauchemar. C’est elle qui me regarde. Ses yeux coulent mais sans pleurer. Elle me prend dans ses bras. Sa joue mouillée contre ma joue. Dans mon cou. Elle tremble de partout. Alors je tremble aussi. Comme une feuille. Une feuille, dans un arbre qui tremble, au vent. Ma Reine mère tremble de froid, je crois. Elle chuchote en cachette. Elle dit que trop c’est trop. Elle dit qu’elle en a plus qu’assez. Elle dit qu’assez c’est assez. Et moi je ne dis rien. Et j’attends la fuite. En silence. *** Je bois mon bol de céréales. Sur la balançoire, tous les matins. C’est mon plaisir a moi. Mais je dois me cacher. La Reine mère ne le supporte pas. Je lui tourne le dos. Elle dit que c’est trop dangereux, que je vais tout casser. Je vais tout renverser, une petite fille maladroite comme moi. Je me balance. Toute la journée. Toujours plus vite, plus haut, plus fort. Comme quand j’étais petite et que nous passions ainsi des heures. Autrefois, lorsqu’il était encore là, celui qui, par son absence, fait qu’aujourd’hui l’arbre tremble. Des heures entières, je laisse le vent jouer dans mes cheveux et aux herbes folles me caresser le bout des pieds. C’est mon plaisir à moi. La Reine mère exige que je rentre à la nuit tombée. Elle craint, pour moi, que je n’attrape froid. Mais mon cœur ne craint pas le froid ! J’attends toujours que le soleil s’en aille, je ne l’abandonne jamais avant qu’il soit parti et que je sois sûre qu’il ne se retournera pas. Après seulement, je rentre. Et nous passons a table! Comme toujours, soupe d’Époux que la vieille cuisinière Lisette a passé la journée à éplucher, sans jamais s’en remettre. Chaque soir, nous dégustons ce potage de rancœur minutieusement maudit et doucement mijoté.
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Ce soir, elle s’obstine. Elle veut savoir quel est mon animal préféré. Pour la faire taire, je lui réponds le caméléon. Elle n’est pas satisfaite. Elle me demande pourquoi. Je ne sais pas. Elle me regarde avec son rire. Elle passe le bout de ses doigts jaunes dans mes cheveux. Toujours ce même geste que jamais je ne supporte. La discussion s’arrêtera là. Le repas par la même occasion. Elle s’est levée. Elle va faire un tour. Elle a besoin de respirer. Qu’elle aille voir ailleurs. Tant mieux ! Elle étouffe. Elle me pompe l’air ! Je vais me coucher. Elle vient me voir, tard dans la nuit. De mes yeux entre ouverts, j’aperçois au creux de ses bras une boule de poils aux yeux luisants qui semble mécontente d’être de la soirée. Elle vient s’asseoir sur mon lit et commence à parler seule à mes cotés. Comme toujours. Elle me dit qu’elle m’amène là mon présent sans elle. Pour voler sans ailes. Il ne doit m’arriver que des jolies choses. Un petit animal solitaire, pour une petite fille bientôt indépendante ! Elle doit faire de l’air sans moi. Mais elle va revenir. Un jour que je ne l’attendrai pas. Et elle s’en va. En coup de vent. Comme ça. Je prends la Bête bizarre contre ma tête. Je me bouche les yeux et les oreilles. Je la sers fort contre moi. Trop fort : elle s’en va. Et j’attends la fuite. Le sommeil. Quand ce n’est pas le cauchemar, c’est le rêve qui vient. *** Je sais ce que je sais. Ce matin, je déjeune à la balançoire. Je prends l’air comme tous les matins. Mais là, ce n’est pas pareil. Parce que là, c’est différent. Elle est allée voir ailleurs. C’est drôle. Cela m’est indifférent. Je ne sais pas pourquoi. Je sais ce que je sais et ce que je vois. Si je ferme les yeux, je me souviens bien… Tous les matins, j’avale mes céréales. Et j’oublie. J’oublie le goût. J’oublie les images. J’oublie les lignes du visage. J’oublie tout mais par petits bouts. Je perds le goût de la voix. Je ne parle plus. Il me reste quelques belles paroles de chansons. Je perds les images du visage. Mais il me reste des yeux rouges, des joues mouillées et des doigts jaunes. Je me souviens bien son odeur. La Bête bizarre part en vadrouille tous les matins. Elle dit qu’elle va voir ailleurs si j y suis. Elle est méchante, je crois. *** Ce matin je sais ce que je sais, elle a pris ses jambes a son cou. La Bête bizarre est allée voir ailleurs elle aussi. Et pas pour voir si s’y suis ! Ailleurs c’est où. Ailleurs c’est quand. Je suis ici maintenant. Ailleurs, c’est quand la Bête bizarre n’est pas là. C’est quand le soleil disparaît derrière la colline. La Reine mère est ailleurs. Ailleurs, c’est meilleur, je crois. Mais je ne sais pas. 83
Bête bizarre, tant mieux pour toi. La preuve. Tant pis pour moi. Tu as pris le large et moi je ne me balance plus. Le vent aussi est parti. Je sais ce que je sens. Que je suis toute petite maintenant et que je deviens grande. Mais que ça prend du temps. Le temps passe et les choses se tassent. Mais les choses se cassent à la fin. Je sens que je me casse à la fin. Je sens que c’est maintenant. Je sens que le temps presse. La preuve. Je suis pressée. Comme une envie de fuite. Je prends mes jambes et d’un coup, je fais de l’air. Sans retour. Je fais de l’air comme du vent. Je saute sur la chaise, sur la table. Par la fenêtre. C’est haut. C’est beau. Je respire avec plaisir. La vue est belle. Je ferme les yeux. Puis plus rien.
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Myriam Day Asselin
LE BRUIT De Berri à Mont-Royal, ça fait deux stations. Deux stations de métro pour me rendre compte que je perdais le contrôle. Deux petites stations et un wagon bondé pour me décourager. Il était une heure moins dix du matin et je revenais d’une soirée dans un bar avec mes amis. Une autre soirée de laquelle j’ai eu l’impression de me sauver. Je me suis sauvée parce que j’avais peur d’avoir peur. J’avais peur de me laisser aller un peu trop, d’avoir un peu trop de plaisir. Il ne faudrait pas. C’était le dernier métro. J’avais juste envie de dormir. Je me sermonnais un peu au fond de moi de ne pas avoir résisté à la tentation de partir plus tôt, d’avoir encore une fois refusé une deuxième bière, parce qu’il ne faut pas, je suis beaucoup trop sage pour ça, et d’avoir, pour aucune raison particulière, laissé mes amis avoir du plaisir sans moi. Et par choix en plus. À côté de moi dans le métro, il y avait une fille et un gars qui parlaient. J’écoutais leur conversation, mais ils croyaient que j’écoutais ma musique alors ils ne s’occupaient pas de surveiller leurs mots. Ils étaient drôles. On aurait dit qu’ils récitaient un texte tellement leur conversation n’était pas naturelle. Le garçon essayait de dire à la fille qu’il voulait qu’elle rentre avec lui, et la fille la même chose, mais ils ne voulaient pas que ça paraisse. Alors ils ravalaient leurs paroles quand ça devenait trop évident de comprendre les réelles intentions de l’autre. Ils tournaient autour du pot comme deux adolescents qui ne veulent pas s’avouer qu’ils s’aiment, parce que ça implique des choses. Ils ne s’assumaient pas du tout. J’aurais eu envie d’enlever mes écouteurs, de m’introduire dans leur conversation et de les conseiller. Qu’ils arrêtent de se tirailler intérieurement et qu’ils dorment finalement ensemble et même qu’ils fassent l’amour et que ce soit bon, pour que le lendemain, ils remercient secrètement la fille qui était assise à côté d’eux dans le métro la veille. Malheureusement, je n’ai même pas pu connaître le dénouement de leur histoire parce que le métro a fait un bruit. Pas un bruit anormal, juste un bruit un peu plus fort que les autres bruits habituels du métro. Je dis ça avec un peu de détachement, mais à ce moment-là, j’étais certaine que j’allais mourir. J’étais même persuadée qu’il y avait dans le métro des terroristes qui étaient venus pour mettre une bombe. À une heure moins dix du matin, c’est logique. À Montréal, encore plus logique. Dans ma tête, c’était la chose la plus plausible du monde pendant cette fraction de seconde durant laquelle j’ai entendu le bruit. Alors, j’ai regardé autour de moi pour voir comment les gens réagissaient à cette catastrophe. Le gars et la fille flirtaient encore. Personne autour n’avait réagi ou même interprété ce bruit d’une quelconque manière. J’ai mis ma main dans mon sac à main pour toucher mes effets personnels, être sûre que j’avais tout, même si je le savais. Le bruit m’avait fait douter. J’avais besoin de toucher mes choses. Mon cellulaire, mes clés, une pince à cheveux, des horaires d’autobus, mon portefeuille. Ok. Je reprends un peu mon souffle, mais on est juste à la station Sherbrooke. Deux stations, c’est tellement long quand il y a un bruit. À Sherbrooke, quand les portes se sont ouvertes, il y a une dame qui s’est levée et qui, avant de sortir, a regardé partout sur le quai du métro. Comme si elle cherchait quelque chose. Peut-être pour s’assurer que les terroristes étaient partis et qu’ils avaient abandonné leur
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cause. Elle semblait stressée. Je voyais dans son visage une expression qui, j’étais certaine, était semblable à la mienne. Alors, elle est descendue et a monté les escaliers d’un pas rapide. Je la trouvais chanceuse de descendre à la station Sherbrooke. Moi, j’attendais impatiemment la station Mont-Royal. Pour me calmer, j’ai voulu me concentrer sur les phrases confuses du gars et de la fille, mais ils ne parlaient plus. La fille s’était retournée, le gars était penché, les coudes sur ses genoux, et il avait l’air de vouloir dire quelque chose. Des fois, il se tournait vers la fille la bouche un peu ouverte, pour parler. Il se ravisait toujours. Je priais en silence pour qu’il ne laisse pas, lui aussi, sa raison gâcher un peu sa soirée. Et finalement, à Mont-Royal, je l’ai vu avec déception se lever en même temps que moi pour descendre, sans la fille. J’avais sincèrement un peu de peine pour lui. J’ai monté le volume de ma musique, parce que je ne voulais pas entendre la petite voix dans ma tête qui était tellement fâchée contre moi. J’ai marché lentement sur Mont-Royal, j’ai regardé l’action, les bars et les cafés qui fourmillent de gens qui rient et qui discutent. J’ai vu dans la fenêtre d’un bistro une fille et deux gars dans la vingtaine buvant plusieurs bières en riant. Ils avaient l’air relax, et je le voyais bien qu’ils s’aimaient et qu’ils étaient contents de se voir et qu’ils ne se posaient pas de questions. Et je les enviais parce qu’il était une heure et cinq, qu’ils buvaient de la bière et qu’ils s’en foutaient. J’ai accéléré le pas parce qu’il faisait froid. Le mois de novembre commençait rude. J’ai tourné sur Garnier et je me suis rendue chez moi en vérifiant à nouveau si j’avais tout dans mon sac à main. Juste au cas, on ne sait jamais. Et si j’avais perdu quelque chose ? Je ne me suis pas couché tout de suite. J’ai allumé la télé et les lumières. Je suis allée voir mes courriels. J’avais reçu une invitation pour des retrouvailles avec mes amis du secondaire. Des retrouvailles, le terme est fort. C’était une de mes amies qui organisait un souper avec tout notre groupe élargi d’amis parce que ça faisait longtemps qu’on s’était vu. Ça remontait au mois de juin. Tout le monde est parti chacun de son côté, quelques-uns accompagnés par des amis et d’autres non, dans plusieurs cégeps. On s’était promis que jamais, jamais, jamais, voyons donc (!, on oublierait de s’appeler une fois par semaine. Et pourtant, j’ai réalisé que j’en avais oublié plus d’un depuis juin. Cette invitation-là m’avait remonté le moral. Les amis du secondaire sont tellement importants. J’ai l’impression qu’ils sont les seuls à qui on ne peut pas mentir parce qu’ils nous ont vu évoluer et qu’ils savent vraiment qui on est. En secondaire un, on n’a aucune idée de ce qui nous attend, et tout d’un coup, on se rend compte en secondaire cinq qu’on est plus la même personne parce qu’il s’est passé tellement de choses qui nous ont marqués et qui nous ont fait changer d’avis sur tout et sur rien… J’avais hâte de tous les revoir. C’était une bonne idée, un souper. J’ai éteint l’ordinateur, la télévision et les lumières et je suis allée dormir, en essayant d’oublier le bruit et ce qu’il réveillait en moi. J’ai eu un sommeil agité parce que je me réveillais toujours pour aller aux toilettes alors que je n’avais même pas envie. Je m’assoyais sur le bol et j’attendais un peu en fermant les yeux de fatigue. Après quelques secondes, je relevais mes culottes avec un soupir de découragement, parce que je me trouvais ridicule, et j’allais me recoucher. C’est arrivé cinq ou six fois pendant la nuit. À sept heures et demi, mon alarme de cellulaire a sonné parce que j’avais oublié de la désactiver. J’ai flâné un peu et ma mère m’a proposé d’aller déjeuner au restaurant avec elle. Mon père était en voyage pour la semaine, à cause de son travail. Il travaille beaucoup, il aime ça. Ma mère travaille avec lui, ils sont donc ensemble vingt-quatre heures sur 86
vingt-quatre. Je ne sais pas comment ils font. Moi, j’ai peur de ne pas pouvoir garder le même homme toute ma vie, parce que je suis trop angoissée. J’ai peur de ne pas pouvoir m’occuper d’une relation parce que j’ai parfois de la difficulté à m’occuper de moi-même. Je suis trop souvent dépassée par les évènements. Je serai peut-être une mauvaise mère de famille, parce que je ne saurai pas quoi faire dans les moments plus durs et que j’aurai trop besoin de me contrôler. Je n’aurai pas les habiletés qu’il faut pour assumer le rôle d’une maman, d’une vraie mère de famille. Mais j’imagine que je vois trop loin… Ma mère et moi avons parlé durant une heure et demi au restaurant, de tout et de rien. Ce qui m’énerve, c’est que je ne peux jamais rien lui reprocher. Elle est parfaite, ma mère, et elle a toujours raison. Ça m’énerve des fois. Tout ce que je peux lui reprocher, c’est d’avoir eu un seul enfant. De m’avoir emprisonnée dans un trio duquel j’ai tant de misère à me détacher. Ma mère, mon père et moi. On est tellement proche. On s’aime tellement. Je suis une petite fille à maman. C’est ma sécurité. J’ai passé la journée à dormir, à regarder la télé, à écouter de la musique, à appeler mes amis pour leur dire que j’avais hâte de les voir ce soir-là, au resto. Je me suis préparé longtemps avant l’heure à laquelle je devais partir. Il faisait noir dehors et j’avais l’impression qu’il était encore plus tard. En me maquillant très minutieusement devant mon miroir (il était beaucoup trop tôt), j’essayais de me rappeler les moments les plus marquants de mon secondaire. Mon premier party, chez Sarah. J’étais la seule qui ne buvait pas, avec mon ami Laurent, et on ramassait tout. Ça s’est mal terminé; la police est débarquée chez elle, et ses parents étaient atterrés de voir que des jeunes de secondaire trois, ça boit beaucoup plus que ce qu’ils pensaient. Mon premier joint, avec mon amie Annie. C’était ma fête de seize ans, parce qu’avant j’étais au-dessus de ça, et la drogue, je n’aimais pas ça. Ça m’énervait que le monde prenne ça parce que c’était tellement drôle. De tout façon, moi, ça ne m’avait rien fait, parce que j’étais forte et que j’étais beaucoup trop audessus de tout ça. Mon deuxième joint, avec mon équipe d’impro. Là, c’était drôle. Les autres joints, les bières. Les tournois d’impro, les fous rires. Les feux de camp qui enivrent, les histoires d’amour, les soirées de filles. Le bal, l’après-bal. Tellement de souvenirs qui sont trop vite oubliés… Je suis entrée au Pizzédélic de St-Lambert et j’ai aperçu une table pour quinze personnes, réservée, mais encore vide. Égale à moi-même, j’étais encore la première. Je me suis donc prise une place de choix : celle du centre et sur la banquette. J’ai donc vu arriver, un par un, mes vrais amis : ceux qui me font toujours rire, ceux qui m’encouragent dans mes projets, qui sont toujours là pour moi. Les traditionnels : Laurence, Sophie, Valérie, Antoine et Nicolas. Et aussi les autres : Samuel, Simon, Catherine, Béatrice, Fred, Maxime, Émilie B., Geneviève, Émilie V. et Pascal. Ils étaient tous beaux et épanouis, ce soir-là plus que jamais. On se parlait de nos activités respectives, de nos nouveaux quotidiens. Je me sentais terriblement bien. Je retrouvais une partie de moi que j’avais laissée un peu en retrait les derniers mois pour m’adapter à ma nouvelle vie. Je me sentais calme, soulagée de voir que tout le monde allait bien, qu’ils existaient encore, qu’ils étaient tous quelque part, encore là pour moi. Je suis une éternelle angoissée, j’ai besoin constamment de revenir aux sources. Et c’est pour ça que je les aime tant, c’est parce qu’ils me font sentir tellement moi, tellement vraie.
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Vers la fin du souper, tout le monde s’en venait chez moi pour terminer la soirée. J’ai été surprise moi-même de le proposer, étant donné que je n’aime pas toujours être entourée de plein de monde et devoir m’occuper de plein de gens à la fois. Mais cette soirée-là, j’avais envie de prolonger ce moment qui me rendait si heureuse. Alors, on s’est séparé par groupes dans différentes voitures pour se rendre direction : rue Garnier pour continuer de fêter nos «retrouvailles». On se suivait presque à la queue leu leu sur l’autoroute pour se rendre à Montréal. J’étais dans l’auto de Laurence avec Sophie, Valérie et Nicolas. La musique était dans le tapis et tout le monde chantait. Je ne me suis jamais sentie aussi adolescente qu’à ce moment-là avec mes amis entassés en arrière et de la musique quétaine qui jouait beaucoup trop fort dans l’auto. Ça faisait longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi bien. On est arrivé les premiers chez moi et on a attendu longtemps jusqu’à ce que je reçoive un appel de Catherine. Catherine en détresse. Catherine qui parlait trop vite. Je ne comprenais pas ses explications, mais elle disait de nous rendre à l’hôpital, qu’elle ne pouvait pas expliquer maintenant. J’avais seulement compris qu’il y avait eu un accident d’auto. Je ne savais pas qui, je ne savais pas comment. On est tous parti à l’hôpital, très inquiets. Dans l’auto, il n’y avait pas de musique, personne ne chantait, personne ne parlait et je ne me sentais pas du tout à la hauteur pour vivre quelque chose comme ça. J’ai eu envie d’appeler ma mère, mais je ne voulais pas briser le silence lourd qui régnait, même s’il était désagréable. J’étais certaine que de placer un mot serait encore pire. Non. En fait, je n’étais sûre de rien. Alors, je me suis tue et j’ai attendu. On est arrivé tous les cinq d’un pas rapide dans la salle d’attente de l’hôpital. Je ne remarquais pas ceux qui étaient là mais je cherchais ceux qui manquaient. On s’est assis à côté de Catherine, Antoine Simon, Émilie B., Émilie V. et Pascal. On était quinze moins cinq et je n’allais pas bien du tout. Ce n’était pas comme ça que la soirée était supposée se terminer. Ce n’était pas quelque chose qui était supposé m’arriver, à moi. Être assise entre Simon et Émilie B., pendant que cinq de mes meilleurs amis étaient à l’hôpital, dans un état inconnu, à cause d’un accident bête et d’un camion, ça me faisait le même effet que la veille, quand j’ai entendu le bruit entre les stations Berri et Mont-Royal. Mais ce soir-là, le bruit était continu et je n’avais pas de conversation stupide sur laquelle m’appuyer ni de musique pour enterrer le bruit dans ma tête. Je devais supporter le vacarme qui remplissait mon corps et celui de tous mes amis autour de moi. Une bulle de vacarme. Rien que du bruit réparti dans quinze moins cinq corps. Les parents sont arrivés. Deux par deux, mais ça ne les rendait pas plus forts. Dix parents et dix adolescents qui n’entendent rien parce que ça fait trop de bruit dans leur corps. Il fallait partir parce que c’était le matin et que, de toute façon, on ne pouvait rien faire de plus ici. On a quitté dix parents défaits et nos cinq amis endormis dans leur chambre d’hôpital. On s’est serré dans nos bras, on est reparti chacun chez-soi en espérant que Samuel, Béatrice, Fred, Maxime et Geneviève s’en sortent indemnes. Cette situation ne m’aidait pas du tout à relaxer et à calmer mes angoisses. Je ne dormais pas et je faisais des rêves horribles d’accidents d’auto où tous mes proches mourraient. On est resté une semaine dans le doute, dans l’inquiétude. Ils se sont finalement un peu rétablis un après l’autre. Ils n’ont heureusement eu que des égratignures et du repos à récupérer. Durant le mois suivant, j’ai appelé régulièrement mes quatorze amis pour prendre de leurs nouvelles ou juste comme ça, pour leur dire que je pensais à eux et que je les aimais. Et tranquillement, mon rythme de vie a repris son cours... J’y pensais moins. Mes nuits étaient plus stables. À part 88
peut-être un soir de la semaine dernière. Je n’arrivais pas à m’endormir parce qu’il y avait des éclairs et du tonnerre. Mon imagination me dépassait. J’avais de la misère à respirer et à me concentrer sur autre chose que sur mon cœur qui battait trop vite. Je ne savais plus où puiser mon énergie pour combattre le vacarme dans ma tête. C’est fou. Ça part d’un bruit de métro. Il va me falloir beaucoup de temps pour apprivoiser ce qui me fait peur en moi. Ce qui m’empêche de dormir. C’est que l’histoire des mes amis m’a déstabilisée. Ça m’a remis en question. La vie va plus vite que nous. J’aurais pu, d’un seul coup, me retrouver avec cinq amis en moins. C’est que je me raccroche à eux pour garder les deux pieds sur terre et me rappeler qui je suis, puisque je sens parfois que je me perds un peu. Même si je ne veux plus être une petite fille, j’ai besoin d’eux, encore. J’ai besoin de ceux qui me connaissent le mieux pour me ramener à l’essentiel lorsque je n’ai plus d’énergie. Et ils le font à merveille. C’est le jour de l’an. Je suis chez moi. Il est quatre heures du matin et mes parents viennent de se coucher. C’était une fête réussie. Je suis bien écrasée dans mon divan et je chatouille mon chat qui se roule à côté de moi. Je ne pensais jamais arriver saine et sauve à Noël. Eh bien oui. La vie suit son cours et il faut l’avouer, j’ai survécu. Je recommence une nouvelle année avec des résolutions solides. J’ai envie de prendre la vie avec un grain de sel, de dédramatiser et de relativiser. Je veux faire le vide, me ressourcer pour une prochaine année en contrôle de moi-même. Et ce qui est surprenant dans tout cela, c’est que je sais que c’est possible et qu’avec des efforts, je vais réussir à passer au travers une des périodes les plus difficiles de ma vie jusqu’à maintenant. L’année 2007 sera une année zen. C’est moi qui décide. Je veux profiter de la vie le plus possible et prendre soin de moi et de ma santé. C’est ce que m’a appris l’accident d’auto de mes amis. Je veux surtout apprendre à apprivoiser mes peurs, à les contrôler et ne plus jamais avoir à négocier avec le bruit dans ma tête qui refuse de partir. Je me suis étendue sur le divan, en face du foyer. J’ai pleuré un peu avant de fermer les yeux pour laisser sortir ce qui était coincé en moi et, avec le foyer qui s’éteint, je sens que je vais m’endormir.
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Sandrine Brodeur-Desrosiers
VOLER POUR LES NULS Tout ce qu’il ne faut pas faire lors de son premier vol «Cette fois, je dois arrêter !» Je savais qu’il fallait que j’arrête, mais l’adrénaline que ça provoque crée le même effet qu’une catharsis ! Je vous le dis, c’est intense ! Tout se dégage, tout devient limpide. Je trouve une liberté inouïe, comme la sensation de soulagement lorsqu’un bouton intérieur éclate. Pouf! Plus rien n’existe, que la satisfaction. En fait, si je ne prends pas ce temps pour vivre ce moment, je ressens un manque terrible. Souvent une petite bouffée de cet air-là suffit. Pas besoin de passer à l’acte total, juste assez pour ressentir l’adrénaline de l’interdit. Pourtant, c’est gros, vraiment gros ! Je sais que si quelqu’un pouvait lire dans mes pensées et savoir à quoi je pense, je risquerais la prison, la damnation ! Mais je ne peux pas faire autrement, dès que je ne suis pas ce petit rituel, je ressens un manque… Je suis peut-être dépendante. Non, c’est comme le dicton qui dit qu’on ne peut pas tomber enceinte la première fois qu’on fait l’amour. Je ne peux pas être «accro» alors que je n’ai jamais passé à l’acte total. Il est certain que j’y pense, mais… non, la dépendance, non. Rien ne m’oblige à le prendre, sauf… Soit, je suis dépendante ! Ouf ! C’est gros, vraiment gros ! Normalement, je recherche les endroits où ils sont petits, un peu dodus et avec une particularité : soit un dessin de Superman sur le dessus, soit une bulle, ou autre chose, mais quelque chose qui doit m’allumer. J’adore lorsque ça fait ça ! J’entre dans un de ces distributeurs et je sais que je vais en voir un. Je sais aussi que j’ai un salaire plus que suffisant, que je peux me payer tout ce qui me plaît, ou presque. Je n’ai pas d’enfant à satisfaire, pas de mari à combler, juste moi. Malgré tout, lorsque je passe la porte, je le repère immédiatement : vous savez bien, ce petit objet si petit, si inutile quand on y réfléchit et pourtant si attirant. Alors, une pensée m’envahit : «Prends-le! Prends-le, ça ne peut faire de mal à personne.» Normalement, mes pensées s’arrêtent là. Si un des vendeurs est trop près, je lui dis que je vais réfléchir et je pars. Je quitte peut-être par réflexe de fuite parce que je sais que ça aurait été illégal. Donc, je pars, déçue, presque déchue. Je suis incapable de dépenser pour ça, j’attends donc qu’il y ait un moment propice, une occasion spéciale, unique. Je ne pourrais pas payer pour une chose si petite et si futile, vous comprenez, ce serait absurde. En fait, personne n’en a vraiment besoin ! Alors, normalement, je me fais une raison et je me garde de ce plaisir qui aurait été inutile si je l’avais finalement payé. Mais, cette fois-là, je n’ai pas pu résister ! Le temps des fêtes était encore loin, je n’envisageais pas de promotion de si tôt, ma fête était passée depuis déjà trop de temps et aucun événement comme l’Halloween ou Pâques n’étaient en vue. Il n’y avait donc rien à fêter pour un bon bout de temps. Personne ne me devait une faveur et, je l’avais vu ! Le Tout-Puissant, le tout parfait : un vrai coup de foudre ! Je me sentais pleine, présente, vivante grâce à lui. C’était maintenant ou jamais. Vous comprendrez donc que je n’avais pas vraiment le choix. M’abstenir d’une euphorie inouïe ou laisser passer ce moment et le regretter jusqu’à la fin de ma vie. Je vous vois venir : pourquoi ne pas le payer, tout simplement ? Parce que sinon, il perdrait soixante-dix pour 90
cent de sa valeur ! Comme une demi-jouissance, non ? C’était tout ou rien. Et il est si beau, tout rond, tout vert, avec une petite bulle à l’intérieur, si paisible. Il semblait m’attendre. En plus, j’en avais vraiment besoin de ce porte-clés ! Mais, franchement, un porte-clés ! Quel malheur de dépenser pour un porte-clés ! Qui paie pour son porte-clés ? Pour le même prix, on peut s’acheter deux barres de chocolat (et c’est beaucoup plus difficile à prendre à l’insu du caissier qui se trouve juste en face du comptoir où tous les chocolats sont disposés...). Non, impossible de payer pour un porte-clés, à moins, bien sûr qu’il soit fait en or et incrusté de diamants, alors là, même si la plupart des employés doivent être souspayés, il faut contribuer ! J’ai du coeur, quand même ! Le problème, c’est que je n’ai vraiment pas pu résister et j’ai pris le petit porte-clés vert et dodu. Sa petite bulle me regardait, je sentais vraiment que le courant passait entre nous : «Prends moi, prends moi !» C’est donc ce que j’ai fait ! C’est rare que j’accroche autant. Même la semaine passée, j’avais laissé filer la petite bague qui me plaisait tant, dans un magasin du Centre Laval. Mais justement, la seule chose qui ait réussi à me la faire oublier est ce petit porte-clés miniature. Mon Dieu, c’est la première fois que je me laissais prendre par cette pulsion qui, avant, était assouvie pas la simple pensée de l’acte… J’ai donc déposé mon sac et j’ai fait semblant de l’observer très attentivement. Ainsi, de manière presque invisible j’ai enlevé l’étiquette de sécurité. J’ai ensuite déposé à nouveau l’objet sur son crochet (si quelqu’un m’avait vu, il aurait donc cru que, finalement, je n’étais pas réellement très intéressée ! Qu’est-ce que je suis maligne parfois !). J’ai regardé les autres accessoires, mes veines commençaient à me chatouiller partout, dans tout le corps. Par chance, peu de personnes se trouvaient présentes autour du présentoir et je l’ai finalement pris! Très subtilement, comme si mon bras avait simplement fait un grand geste, sans rien bousculer. Personne ne devait me voir et j’ai continué à magasiner. Un chandail gris, une jupe vert pomme, un manteau vieux rose. Je n’ai même pas pris le temps de savoir si c’était la bonne grandeur. Oui, je dois quand même acheter pour voler (mon Dieu ! C’est voler !) sinon, ce n’est pas très « moral ». Ma dette devait être payée quand même. Donc, j’achète le tout avec de l’argent liquide que je tire de ma poche droite et je sors du magasin. Je sens tous les regards sur moi. J’ai l’impression que tout le monde sait. Ils savent. Pourtant, j’arrive à passer les panneaux de détection. Imaginez que l’alarme antivol ait sonné ! Le scandale ! En fait, j’avais bien pris mes précautions lorsque j’avais enlevé la petite étiquette. Je vous l’ai dit, je suis quand même futée ! Finalement, libération ! Je suis sortie ; l’abcès était crevé ! Mais, quelle émotion ! Ouf ! J’avais l’impression d’avoir fait de l’exercice physique durant une bonne heure ! Mon coeur battait à tout rompre, comme dans les récits à l’eau de rose que je lis à la Saint-Valentin lorsque la femme parfaite rencontre l’homme parfait. Je sentais mes vaisseaux sanguins faire des tourbillons partout dans mon corps, mais surtout au niveau de l’artère située au niveau du cou, à droite. J’aurais voulu le raconter au premier venu, mais je n’allais pas faire comme Zerbinette dans Les Fourberies de Scapin de Molière et déblatérer sur ce qui me faisait tant de bien et risquer d’importuner un Géronte moderne, un inspecteur déguisé en client ! Hou la la, ça non alors ! Conséquemment, j’ai avalé mon bonheur et le sourire béat qui allait rejoindre mes pommettes rouges de sentiments. J’étais excitée et en même temps, j’étais tellement fatiguée ! Une démarche lunatique m’amena 91
chez-moi. Pour me déculpabiliser un peu, je me suis dit que le porteclés aurait très bien pu être tombé par terre et, à force d’inattention des clients, aurait été balancé à coups de pieds hors du magasin ! Oui, il serait un peu plus moche que lorsqu’il était sur le crochet, mais il aurait été libre et gratuit. Donc, logiquement, le prendre sur le crochet, consciemment, ou par terre, trouvé par hasard, revenait presque au même. Mon Dieu, c’est stupide, je sais, mais je ne pouvais pas croire que j’avais passé à l’acte ! Enfin, à quarante ans, j’avais été rebelle, j’avais osé défier l’autorité, sortir du cadre conventionnel ! Quel soulagement. Mais, pas question de recommencer ! Oh non! Une fois c’est bien, deux fois n’est pas coutume, mais il n’y a jamais deux sans trois. Non, non, je ne suis pas de celles qui se laissent entraîner dans un tourbillon de fausses illusions. J’ai un travail stable et il n’est pas question que je recommence à me laisser tenter par le diable. En fait, tenter oui, mais de là à passer à l’acte ! Ouf ! Quelle excitation, il ne faut pas que je prenne plaisir au vice ! Quarante ans de bons et loyaux services à Dieu, à la justice, au bonheur collectif aux dépens de ma vie même. Pas question de me laisser embarquer dans une de ces aventures diaboliques, pourtant si attirante, mais qui au bout du compte, est destructrice. Pas de famille, pas de conjoint, pas de malheur, je suis protégée de tout... sauf de moi ! Mais moi, je ne me ferai pas de mal tant que j’aurai de bonnes valeurs. Oui, bon. Quel moment tout de même. Puis, je pris ma clé de maison dans la poche droite de mon manteau. En entrant, la somnolence m’envahit tout d’un coup, comme si tous les événements m’avaient pris trop d’énergie pour pouvoir réagir à ce qui suivait, ou peut-être était-ce simplement le retour à la réalité... Néanmoins, comme un gros camion qui m’écraserait, j’avais l’impression que tout mon corps se laissait aller suite à une activité trop intense. Alors, dès que la porte fut ouverte, je me blottis dans des pensées douillettes, m’étendis dans ma chaise longue et rêvassai au vice doux, introduit dans mes entrailles… Mais qui n’allait pas recommencer ! Une dose par vie suffit ! Entre deux rêvasseries, le téléphone interrompit la paix qui commençait à s’installer dans mon cerveau qui avait un peu trop surchauffé d’émotions. Doucement, mes yeux se sont ouverts. Qui pouvait bien appeler à cette heure, au milieu de l’après-midi ? Je ressentis mon coeur battre la chamade. J’étais trop endormie pour identifier la nature de ces palpitations. Je serrais mon beau porteclés, si petit, si doux par sa rondeur et vert couleur d’espoir. Deux coups déjà. Je décrochai. Plus personne. Sûrement un faux numéro. Maintenant bien éveillée, je me demandais si c’était possible... Non, ce serait absurde. Pourtant... Est-ce que ça aurait été possible que le magasin ait su pour le «vol» (ouf! C’était un vol!). Peut-être que ça avait une portée plus grave que la simple culpabilité, qui n’était pas si étouffante jusqu’à présent. Et si quelqu’un s’était aperçu de la disparition du porte-clés ? Pire, s’il y avait des caméras juste audessus du support d’accessoires. Non, c’était un faux numéro. Je me levai, une tasse de café me calmerait ! Mieux, une tasse de décaféiné et après, des petites granules, des remèdes naturels pour que ça ne soit pas trop difficile pour le système. Mon Dieu, non, c’était juste un faux numéro. Rendue dans la cuisine, le téléphone retentit une nouvelle fois. Qu’est-ce que je fais ? Le répondeur, je laisse le répondeur. Non, je n’ai pas de répondeur ! Je réponds. Allez, il n’y a plus d’autres solutions : go, c’est le moment de prendre le taureau par les cornes ! J’ai toujours appris à assumer mes erreurs... Cependant, c’est la première fois que j’en fais une intentionnellement. Enfin, je décroche : «Bonjour ?» Une voix féminine répond : «Oui, bonjour madame Tremblay, ici Stéphanie du magasin Zoukini en folie, j’aurais deux mots 92
à vous dire.» Cette fois, je suis morte et enterrée. Moment de réflexion : il faut que je trouve une manière de... Jésus Marie Joseph, combien de temps est la peine de prison qu’une femme mûre doit purger pour avoir volé cruellement une jeune adolescente qui essayait de gagner sa vie, peut-être pour payer ses études, et qui a dû rembourser de sa poche son vol ? Pauvre chouette ! Ou plutôt, pauvre moi qui vais passer les cinq prochaines années à vivre la vraie vie de criminelle. Je savais, quand on commence, on ne s’en sort plus ! Je savais qu’il fallait que j’arrête de rêver à ces petits objets ! Jamais je n’aurais cru que ça irait si loin. Oh mon Dieu, je dois me repentir. Je pourrais faire passer ça sur la démence. Alors, en dernier recours, je pourrais lui dire : Madame, je suis désolée pour le porte-clés, je n’ai aucune idée de ce qui s’est passé. Je l’ai pris d’une manière si impulsive, si... comment... Non, jamais elle ne me croirait ! Être «désolé», franchement ! Tout s’accélère dans ma tête, les angoissantes pensées continuent de plus belles ! Comment me retrouver du travail après ? Mon cerveau, qui surchauffe, continue à penser : Oh! Comment Monsieur Chinskorvich, mon patron, va réagir à cette nouvelle ? Qui va me remplacer durant mon temps de prison ? Je ne vais tout de même pas payer pour ma libération, je n’ai même pas payé pour un petit porteclés à deux dollars ! Les paroles de la vendeuse s’empilent à travers mes propres réflexions, je n’y comprenais ni n’écoutais rien. Elle parlait de madame, de vol, d’oubli. Elle a peut-être cru à la démence ! On ne pend plus les gens au Canada, n'est-ce pas ? Non, non, heureusement, une peine de moins... Elle aurait néanmoins été sûrement moins humiliante que la situation présente qui m’afflige. Me repentir... Me repentir, c’est la seule solution ! Donc, j’ai failli renchérir en lui disant : «Veillez me laisser vous le rendre sans faire d’histoire ; ou vous le payer serait peut-être plus approprié ! Je suis tellement embarrassée...» Encore une fois, le tout n’était pas crédible et de toute manière, j’étais trop estomaquée pour qu’un son sorte de ma bouche. Oui, c’était la fin. La fin de la vie exemplaire de Jasmine Tremblay. Et toujours en arrière-plan cette voix enfantine qui baragouinait des choses insignifiantes : «Madame, je vous appelle simplement pour...» Qu’est-ce qu’elle me veut ! Évidemment, elle voudrait que j’avoue tout ! Elle «appelle simplement», je ne trouve pas du tout que la situation présente est simple ! Puis mon attention, fatiguée, en rupture de stock de panique, incapable d’endosser plus d’émotions, écoute celle qui, à l’autre bout du combiné, répète, puis répète : «Madame, je vous appelle simplement pour que vous ne vous inquiétez pas et vous informer que votre sac a été retrouvé dans notre magasin.» ... Mon sac... Bien sûr ! Mon sac !!! J’étais tellement heureuse que les paroles refoulées déferlèrent sur ma langue : «Oh madame ! Je suis tellement soulagée ! Je croyais que vous m’appeliez parce que vous aviez découvert que j’avais volé un porte-clés !».
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Janie Cloutier
IL FAUT QUE ÇA SORTE Lui, c'est Mario! C'est l'homme à tout faire de la maison familiale. Maman l'a engagé pour arranger les petits problèmes manuels de la maison. Il a souvent joué le rôle de «Nounou» avec moi puisque la femme que j'ai pour mère devait s'absenter régulièrement. Je crois que je n'ai jamais eu de véritable discussion avec lui. Mis à part: «Qu'est-ce que tu veux manger ce soir?» ou «Il est l'heure d'aller dormir, ma puce». À cause des nombreuses fois où il a dû jouer à la super maman de remplacement, il vit avec nous dans la maison familiale. De toute façon, nous sommes sa seule famille. Il est grand, il est d'âge mature et il ressemble à un pigeon. Je vous entends de votre salon me dire: «Comment une personne peut-elle ressembler à un pigeon?». Tout est dans la démarche, il répare un tuyau de la maison comme un pigeon le ferait. Il centre un cadre sur le mur comme un pigeon. Il urine tel un pigeon, il mange comme un pigeon, il boit comme un pigeon. C'est son insensibilité aux autres êtres humains qui nous oblige à le comparer à cet horrible oiseau porteur de maladies. Et devinez quelle est la passion première de «Nounou Mario»? Il s'est récemment découvert un amour infini pour les peuples migrateurs et plus précisément : le PIGEON! Son passé se résume en deux mots: Ennui mortel! Il n'est pas très bavard et ce que j'ai pu savoir sur lui me laisse douter de l'amusement qu'il a pu avoir pendant son adolescence. Il est très difficile de l'imaginer buvant de l'alcool dans les parcs avec d'autres ados pigeons, comme tout le monde l’a déjà fait. Je suis persuadée qu'il n'a rien vécu et qu'un jour, il se réveillera pour tout essayer. Il voudra voler dans un dépanneur, passer avec sa voiture dans les trous de boue pour arroser les dames aux vêtements blancs et fumer de la drogue dans une ruelle. Pour le moment, il doit exister un regroupement d'hommes pigeons qui se rencontrent une fois par mois pour parler des nouvelles sortes de graines qui sortent en magasin. Vous pensez peut-être que j'en rajoute un peu, mais son silence qui est beaucoup trop silencieux laisse place à ce genre d'ajout. Mis à part son style «pigeonnant», je l'aime bien, il est discret et fait ce qu'il doit faire sans contrarier personne. Tout le contraire de ma mère, une hystérique folle! Elle est grande et super mince, elle mange environ trois carottes par jour et se plaint des six calories qu'elle est obligée de consommer pour survivre. Elle s'appelle Lise, mais ce n'est pas un nom dont il est important de se rappeler : elle ne laissera aucunement sa place dans l'histoire et c'est mieux ainsi. Si elle avait le choix, elle choisirait sûrement de se laisser mourir plutôt que d'engraisser. Elle est obligée de se nourrir, puisqu'elle a un amoureux qui voit à son alimentation avec une ferveur inouïe. Je n'appellerais pas ça un amoureux, car il la prend pour une enfant de quatre ans et il prétend que c'est de l'amour. Si l'amour ressemble à ça, je ne veux pas qu'il entre dans ma vie. Comme je l'ai mentionné auparavant, c'est une hystérique finie. Elle aime bien crier dans les oreilles des gens sans avoir de véritables raisons, ça lui fait du bien. Tant mieux si après cette folie passagère elle se sent bien, mais ne pourrait-elle pas combattre ses frustrations sans que nous soyons ses tristes victimes? Devons-nous toujours l'endurer? Le chat miaule parce qu'il a faim : elle crie! Son ventre hurle de
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douleur parce qu'il a faim : elle crie! Son supposé amoureux rentre un peu trop tard : elle crie! Je dois mentionner qu'il rentre souvent très tard et très tard veut dire pendant la nuit. Si j'additionne l'hystérie de ma mère à l'heure tardive à laquelle mon beau-père décide de rentrer, cela ne me laisse pas beaucoup d'heures de sommeil. Ma mère, je ne l'aime pas. Je sais que fondamentalement et selon les théories de plein de gens importants, on aimera toujours nos parents, quoi qu'il se passe. Pourtant, je n'ai jamais aimé ma mère et je ne l'aimerai jamais. Je ne me culpabilise pas, puisqu'elle ressent exactement la même chose pour moi. Elle se fiche éperdument de moi et moi d'elle. C'est réciproque! Mais son idiot de copain, Louis, m'aime un peu trop. Il se croit ami avec tout le monde : il a étudié en psychologie, mais n'a pas d'emploi parce qu'il est trop paresseux pour bien s'habiller lors d'une entrevue. Pathétique! Il est plutôt laid et a un gros ballon en guise de ventre, ce qui est très repoussant. Sa moustache me dégoûte et son nez est beaucoup trop petit. Je ne sais pas si c'est son nez qui est trop petit ou si c'est sa moustache qui prend trop de place dans sa figure, mais je sais que s'il était le seul homme sur terre et que j'étais vraiment en manque de sexe, je ne lui toucherais même pas. Ses ongles rongés jusqu'au sang me donnent l'impression de vivre avec un pot de ketchup périmé! Ses lobes d'oreilles, qui s'étirent comme l'élastique des culottes trop vieilles, me rappellent une phrase qu'il dit toujours : «Ha! Les erreurs de jeunesse!» Il me répète à temps plein cette réplique parce qu'il n'a rien trouvé de plus constructif, quand il était jeune, que de faire agrandir ses trous d'oreilles à un point tel qu'on peut y faire passer un bulldozer au milieu. Vous savez, c’est cette mode d'avoir les plus grosses boucles d'oreilles possibles. C'est dégoûtant! Je le hais, je le hais, je le hais! Il croit me connaître parce qu'il m'a déjà prise en train de forniquer avec un de mes copains, un après-midi où j'aurais dû être à l'école. Il croit que ce petit incident dicte toute ma personnalité et que nous sommes plutôt semblables. Je préfère manger une boite de céréales grano au complet plutôt que d'être comparée à cet homme-là. C'est une belle famille que j'ai, n'est-ce pas? Mario, Lise, Louis et... Moi! Je m'appelle Fanny et je déteste ma vie. Non, ne croyez pas que je suis une fille qui s'habille en noir et qui parle de se trancher les veines, je suis juste malheureuse! Nous sommes rendus au moment où je devrais vous faire une description de mon physique et de ma psychologie, mais je n'en ai pas envie. En ce moment, j'ai le goût d'être partout sauf devant mon ordinateur à écrire sur moi. Quand on commence à parler de nous, ça ne finit plus et nous sommes obligés d'analyser tous nos faits et gestes. Déprimant! Vous pensez sûrement que j'essaie de fuir quelque chose et ça doit être vrai. J'ai le droit, je suis une adolescente et il y a des statistiques qui démontrent que presque tous les adolescents feront une dépression pendant cette période. Alors, je m'accorde le droit d'être marabout et de critiquer ma vie. Ce n'est peut-être pas la meilleure chose à faire que de bouder ma vie… Puisque je vous ai mis la puce à l'oreille en parlant des gens qui m'entourent, alors je vais vous faire des comparaisons, c'est ma force. On peut comparer mon existence avec celle des arbres: depuis que je suis petite, l'été je vis, l'automne je pleure, l'hiver je meurs et le printemps j'ai de l'espoir. C'est une bonne moyenne, deux saisons sur quatre sont belles! Elles sont belles parce que je les compare aux deux autres parce qu'au fond, je ne suis pas sûre que le printemps et l'été soient si joyeux que ça. L'été, quand j'étais plus jeune, 95
j'allais en camp de vacances, c'est là que j'ai appris à vivre et lorsque je suis devenue trop vieille pour le camp, je me suis mise à travailler, donc à vivre. Ce qui veut dire que cette saison m'a fait évoluer sur plein d'aspects, bien que je ne sois pas convaincue que ce sont les meilleures évolutions possibles. Le camp de vacances où j'allais était pour les gens défavorisés, ce qui veut dire que nous faisions avec ce que nous avions. Ce n'est pas très sain de se retrouver avec des gens aussi brisés que soi. Nous nous supportions et parfois, nous avions même du plaisir. Puis, mon travail d'été fut le plus valorisant qui existe dans ce monde: je travaillais dans un salon de bronzage. Imaginez un peu l'ambiance! Les gens y viennent pour avoir l'air de passer tout leur temps libre au soleil, alors qu'en fait, ils le passent à écouter les reprises des téléromans de l'année. Je côtoyais, pendant cette période, des tonnes de personnes qui pensaient beaucoup trop à leur apparence et ça me rappelait beaucoup trop ma relation mère-fille. Les autres saisons sont beaucoup moins intéressantes. L'automne, c'est le retour à la réalité, que je pleure pendant quelques mois. Ensuite, c'est l'hiver, la saison du temps des fêtes où tout le monde est heureux, sauf moi. Même ma mère et son copain vivent sur un petit nuage en chantant des chansons de Noël. La seule chose que ma mère n'aime pas de Noël, c'est les calories qui se promènent autour d'elle en lui disant: «On se colle à toi! Mouhahahaha!» Au printemps, je renais parce que j'ai l'espoir que l'été arrivera bientôt. C'est ainsi depuis que je suis toute petite. C'est mon cycle de la vie, il est assez triste, mais je m'y habitue. Puisque j'ai commencé, j'ai envie de vous parler d'un autre aspect de ma personnalité. J'aime manger! Depuis toujours, je me gave de nourriture le plus possible. Maintenant, vous imaginez que je suis grosse, n'est-ce pas? Vous avez tout à fait raison, j'ai un surplus de poids qui me complexe énormément. Je devrais dire que j'avais un surplus de poids, car depuis quelques temps j'ai pris de grandes précautions et j'ai maigri. Ne croyez surtout pas que j'ai réussi à faire un régime, c'est contre mes principes. Je ne veux surtout pas devenir comme ma mère et toutes les dames qui vont au salon de bronzage l'été. Elles sont accros à leur physique, alors que moi je ne me sens juste pas bien dans ma peau. Comme je vous le mentionnais avant, Mario ne parle jamais, mais l'autre jour, il a dit à ma mère que j'avais maigri. Je le sais parce que je les ai entendu discuter: «Elle maigrit la petite! Il faudrait faire attention à ça ma petite dame. C'est normal chez les ados, mais maintenant, ça commence à être inquiétant en s'il vous plaît!», a-t-il dit à ma mère pendant qu'elle se faisait une manucure. Je l'aimais bien Mario, mais depuis qu'il a essayé de se mêler de ma vie, je le déteste. Je suis bien heureuse que la seule réponse que ma mère a trouvé soit: «Il était temps! Elle était pas mal boulotte!» C'est un peu frustrant, mais ça donne un coup de pied au derrière et ça donne envie de lui montrer que je peux aussi avoir la taille d'une mannequin. Je ne sais pas si je fais tout ça pour attirer son attention ou seulement pour être heureuse dans ma peau. Ce dont je suis sûre, c'est que je ne parlerai plus à Mario et que je ferai attention de ne pas exposer inutilement mon corps devant lui. Pourquoi j'écris tout ça? C'est très simple, si je n'écris pas tout ce que je pense en ce moment, je risque de mourir. Je vis le pire moment de ma vie présentement, enfin je le pense. Il y a vingt minutes, juste avant de commencer l'écriture de ce texte, j'étais penchée sur le bol de toilette et je voyais mon ombre dans l'eau. Plus je crachais mon intérieur, plus mon ombre disparaissait et plus j'étais heureuse. Les 96
gens normaux sont heureux quand ils sont en amour ou lorsqu'ils ont reçu un cadeau. Moi, pour être heureuse, il faut que je vomisse tout ce que j'ai dans le corps. Ce serait mentir que de dire que le vomissement me rend joyeuse. L'important, c'est que ça sorte! Les propos que je tiens présentement sont absolument horribles, ils sont pires qu'un film d'horreur, mais c'est précisément ce qui se passe dans ma tête. Maintenant, j'écris pour me sortir ces monstres-là du corps, sinon je risque de finir comme une boulette de viande passée date dans la poubelle. J'écris aussi pour qu'un jour, les gens autour de moi voient pourquoi je suis partie et qu'ils réalisent que ce sont eux les responsables. Je pars, je laisse tout de côté, je vais me rendre n'importe où pour faire n'importe quoi, tant que je ne reste pas ici. Aujourd’hui, c’est le grand départ. Je suis prête ! Longtemps j’ai rêvé de vivre autre chose, je rêvais de vivre dans une famille où la paix régnait. C’est ridicule d’imaginer ce genre de chose, puisque les autres ont aussi leurs petits problèmes. Ce que je souhaiterais, c’est de me réveiller un matin et me faire dire: «Je t’aime Fanny». J'espère que je vais réussir à m'en sortir et que mon entourage ne croira pas que j'ai exagéré la chose. J'espère qu'ils ne diront pas que je suis une adolescente et que ce sont des réactions normales, car ce n'est pas normal de se faire mourir, adolescent ou non. Je comprends tout, je me fais mourir et je ne le souhaite pas réellement, alors il faut que je fuis le contexte qui me tue... Au revoir maman...
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Mikaël Voizard
POÉSIE NOCTURNE Je suis un poète, c’est une des seules choses dont je peux être sûr ces temps-ci. J’en suis à un moment de ma vie ou je remets en considération toutes les décisions que j’ai eu à prendre dans ma longue existence. Je suis ce que l’on pourrait appeler un artiste incompris, je ne vis pas dans mon temps, je ne suis pas compris du public, ce qui ne m’étonne guère, mais je ne le suis pas plus de mes contemporains qui ne retrouvent pas en moi la fièvre mélancolique qui semble frapper tous mes confrères. Je suis trop joyeux pour eux, je ne comprends pas que l’on puisse seulement tirer son inspiration des choses tristes et déprimantes de la vie. Pourquoi faut-il toujours chercher l’amour impossible? Il est vrai que je n’ai pas beaucoup de succès avec les femmes dans ma vie, mais mes poèmes ne parlent pas de la tristesse de mes échecs amoureux, mais plutôt de l’exaltation que je ressens à toutes les fois que je tombe amoureux. Bref, je suis un paria, un joyeux paria qui ne recherche pas la compagnie des autres, mais qui ne la repousse pas non plus. Je suis un adepte des cafés bondés où j’écris presque tout ce qui se passe dans ma vie. Le café que je fréquente est en fait un petit bistro sur la rue Baudrin, où je passe presque toutes mes nuits à noircir des centaines de feuilles. La première soirée que je passai là, il y a de ça plusieurs années, je la consacrai à observer les autres clients que je côtoyais. La seconde le fut aussi, ainsi que la troisième : je ne faisais que ça, regarder les gens. Mais après quelques jours, je me lassai vite et retournai à mon occupation favorite qui me libérait de mes pensées. Je suivis à partir de ce point une routine particulière que je respectais à tous les soirs que je passai là-bas. Je rentrais, je commandais un café et je prenais la petite table dans le coin droit, car étant loin du feu, elle me permettait d’être seul, et dès que j’étais assis, je me jetais sur mes feuilles et me plongeais dans mon écriture oubliant tout ce qui se passait autour de moi. J’oubliais même de boire mon café, j’étais obnubilé par l’écriture que seule mon imagination limitait. C’était un moment merveilleux de ma nuit, c’était le seul moment où j’oubliais totalement qui j’étais, c’était fantastique. Dans ma vie, peu de gens ont réussi à me marquer. La première personne fut mon maître Lestat de Lioncourt, qui fit de moi son disciple, et la dernière fut Laure B. de Chialeras, qui donna un sens à ma vie. Laure B. de Chialeras est une jeune femme qui entra dans ma vie comme une roche dans une mare, créant des ondes qui ne finiraient que le jour de ma mort que je crois être loin. Je l’ai rencontrée au petit bistro de la rue Baudrin. Elle y arrivait tous les soirs vers 20h et s’assoyait dans un coin sombre, commandait un café et commençait à regarder les clients. Je me rendis vite compte de son petit manège et je me dis qu’elle ne faisait que s’adonner à un voyeurisme plutôt semblable à celui que je pratiquais lors de mes premiers séjours dans ce bistro. Je la laissai donc faire et je continuai à écrire. Il faut savoir qu’à l’époque, une idée me tourmentait : je ne pouvais que penser à ma famille. Celle que j’avais abandonnée, car elle m’avait causé beaucoup trop de peine, puisqu’elle pensait que la poésie n’était bonne que pour les paresseux et les imbéciles. Selon moi, c’était elle qui n’était pas assez intelligente ou tout simplement pas assez
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sensible pour me comprendre. Bref, je l’avais quittée quelques années avant cela en me disant qu’on ne choisit pas sa famille, mais ses amis. C’est la lettre du notaire qui m’apprit ma nouvelle indépendance financière qui me fit penser à elle. Pour la première fois depuis des années, je reçus des nouvelles de mes parents et c’était pour m’annoncer leur mort. Ils me léguaient tout, n’ayant pas d’autre héritier mâle. Je me demandais ce que je devais en faire, je me demandais surtout si je le méritais. C’est pourquoi je passais beaucoup de temps à inventer dans mes histoires des scénarios possibles sur la vie que j’aurais si j’étais resté avec eux ou à l’avenir que j’aurais avec tout cet argent qui m’appartenait désormais. Est-ce que je devais en laisser à mes sœurs qui étaient déjà très vieilles, toutes déjà mariées et bien en moyen ? Je ne savais pas quoi penser de cet héritage et me soulageais dans mon écriture. C’est lorsque je me décidai enfin à garder cet argent afin d’augmenter mon niveau de vie que Laure B. de Chialeras pénétra vraiment dans ma vie. Avant, elle n’était qu’une cliente parmi tant d’autres dans ce petit bistro. Il était vrai que je l’avais remarquée un peu, car une femme seule dans un café à une heure si tardive avait de quoi attirer l’attention. Un jour, elle arriva au bistro et ne put s’asseoir à sa place habituelle, car un autre client avait pris sa place. Elle vint donc s’asseoir à mes cotés, continuant son voyeurisme. Je l’ignorai superbement et continuai à confier au papier ma vie. Le lendemain soir, le client qui avait pris sa place était parti et je m’attendis donc à ce qu’elle reprenne sa place, mais à mon grand étonnement, elle s’assit encore à coté de moi. Je continuai à l’ignorer, mais sa présence dérangeait ma concentration et me poussa à l’observer du coin de l’oeil. C’est là que je la vis vraiment pour la première fois et que je fus conquis par sa beauté et par son charme. Ce fut la première fois que je compris d’où venait son charme : elle n’était pas une beauté que l’on voit au premier abord, sa beauté venait de sa grâce et de son maintien qui n’avaient pas leur pareil, à ma connaissance. Mais personne ne semblait voir que ce maintien surnaturel ne convenait à aucune femme pouvant se promener seule dans les rues de Paris à une heure si tardive. Je me dis que c’était une grande aristocrate aux habitudes loufoques qui avait quelque serviteur attendant à l’extérieur qu’elle sorte pour la raccompagner. Cette justification me semblant logique me poussa à l’ignorer À une autre époque, j’aurais cherché à la séduire pour en faire ma mécène, mais ma nouvelle indépendance financière me permettait de laisser passer l’occasion de me lier à quelque dame de la noblesse qui me protégerait. Retournant à mes écrits, je commençai une histoire qui essayait de créer une vie à cette dame loufoque qui épiait les gens sans jamais toucher à son café. Le premier soir, elle était une sordide jeune veuve qui s’était débarrassée de son vieux mari et cherchait dans les bistros un jeune homme de belle prestance avec qui se marier. Le lendemain, elle était une poétesse qui, comme moi, avait quitté sa riche famille et s’était trouvée, à la différence de moi, un riche mécène qui l’entretenait. Elle venait donc dans ce bistro, chercher l’inspiration et comme moi, au départ, faisait du repérage, inventant des histoires aux autres clients. Ainsi se poursuivirent mes nuits. Chaque soir une nouvelle histoire naissait de mon imagination, créant toutes sortes d’histoires loufoques. Mais malgré moi, je réécrivais la même histoire assez régulièrement. Je ne m’en rendis pas compte tout de suite, car je ne relisais presque jamais mes écrits. Mais, un jour, Lestat, mon ancien mentor, vint me voir. Il lut mes écrits et remarqua 99
que je me répétais dans mes histoires. La jeune femme s’appelait toujours Laure B. de Chialeras et était toujours l’héroïne de mes histoires étranges. Pensant que j’avais sans faire exprès donné un nom à la mystérieuse cliente et que je ne faisais que le répéter, je ne fis pas attention au commentaire de Lestat. Mais ce dernier ne se laissa pas ignorer aussi facilement et continua à chercher et à trouver des similitudes dans mes histoires. De mon côté, je persistais à lui dire que ce n’était que le fruit du hasard, que ce n’était qu’une phase de mon écriture. Puis, Lestat, vaincu par mon obstination et mon aveuglement hors du commun, abandonna. Du moins, c’est ce que je pensai car il arrêta de venir me voir et disparut de ma vie. Je me disais qu’il était parti en voyage sans me prévenir, un autre de ses vagabondages qu’il affectionnait tant. Je continuai à aller dans mon petit bistro et la mystérieuse cliente continua à m’obséder, et mon écriture en subit les conséquences : tous mes écrits ne tournaient qu’autour d’elle. Un soir, je me posai des questions et je me demandai d’où me venait ce nom. Je sais que l’on remonte parfois beaucoup plus loin que l’on ne le pense dans notre mémoire et peut-être que ce nom était celui d’une jeune femme venant d’une famille que fréquentaient mes parents quand j’étais jeune. Je réfléchis à cet étrange nom qui me semblait si familier et je pensai à toutes les manières de signer un nom. Je pensai à Paul Verlaine qui était un de mes auteurs favoris et à son nom Pauvre Lelian qui était son anagramme. Dans la même ligne d’idées, je pensai que ce nom pouvait être lui aussi un anagramme que mon subconscient avait créé. Je passai donc en revue ce nom étrange en essayant de former un nom qui m’était connu, mais ce fut sans succès. Je finis par abandonner ce petit jeu et je décidai de changer de lieu. J’allai donc dans un autre bistro à l’autre extrémité de la ville, ce qui, je le pensais, allait me débarrasser d’elle. Croyant m’être débarrassé de cette sangsue, je me permis de prendre une bouteille de vin, mais lorsque la dernière goutte de vin tomba au fond de ma gorge, je la vis entrer dans le bistro et s’installer à coté de moi. Elle commanda son éternel café et commença à regarder les clients comme si rien n’était. L’alcool me fit croire que je m’étais trompé de bistro et que je n’avais pas changé de place. Tous ces bistros se ressemblent tant. Je partis donc et je rentrai chez moi pour me coucher et oublier cette folle. Je décidai d’aller rejoindre, dès le lendemain, Lestat qui m’avait fait parvenir un courrier de Lyon me disant qu’il s’était trouvé un emploi comme rédacteur dans un journal et m’invitait à lui rendre visite. En temps normal, j’aurais tout simplement ignoré son invitation car je détestais voyager, mais là je sentais le besoin de changer d’air. Je partis donc le lendemain matin et j’arrivai deux jours plus tard à Lyon où Lestat me fit un bel accueil. Il m’annonça qu’il avait trouvé ce qui le tracassait tant dans le nom de mon héroïne. Il avait trouvé que ce nom n’était en fait qu’un anagramme pour Charles Baudelaire. Il me dit que dans son journal, une série d’anagrammes était publiée à chaque semaine et que les lecteurs envoyaient par courrier la réponse à ces énigmes. Il avait donc fait paraître le nom de l’héroïne de mes écrits et la réponse qu’il avait reçue avait été envoyée par une lectrice anonyme qui avait répondu à sa question et qui se méritait par le fait même le prix de la semaine. Le seul problème, c’est que cette dernière n’était pas venue le réclamer. Quelques nuits après mon arrivée, j’ai trouvé un petit café qui me semblait propice à l’écriture. Je m’y installai et commandai un bon café bien corsé qui me réveilla bien comme il le fallait. Je voulais être sûr de ne pas être la victime de mon esprit embrumé par l’alcool ou la fatigue, je voulais être sûr quelle ne vienne pas. Ce soir-là, je ne pus rien écrire. Elle ne vint pas. Soulagé, je recommençai ma 100
routine et je continuai à noircir des centaines de pages. Une semaine après mon arrivée, elle revint, elle était là, je n’en revenais tout simplement pas. Elle m’ignora, observant les clients. Le lendemain, je changeai de café et je recommençai le surlendemain, mais rien à faire, elle me suivait partout. J’allai même jusqu’à changer de ville, ce qui me donnait quelques jours de répit, mais elle revenait sans cesse. Je l’ignorais tout le temps, et à chaque fois que je pensais à lui parler une envie folle d’écrire me prenait. J’ai même essayé à l’époque de ne pas amener de quoi écrire pour contrer cette envie furieuse, mais je finissais toujours par trouver un moyen d’écrire, soit en empruntant un papier à un confrère, soit en utilisant du sucre pour tracer des lettres. J’allai même jusqu'à graver des lettres avec mes ongles dans la table du lieu où je me trouvais. Si je décidais de rester dans ma chambre pour dormir, je me réveillais quelques heures plus tard attablé à un café avec elle à mes côtés, la plume à la main et des feuilles noircies de mots à côté de moi. Son emprise diminua fortement lorsque je publiais mes écrits, le résultat de toutes les histoires que j’avais écrites dans les centaines de café que j’avais visités. C’est à ce moment-là que Lestat décida de quitter son emploi et de partir pour l’Amérique, me laissant une simple note m’enjoignant de parler à la jeune dame qui me poursuivait. Ce qui me semblait avant totalement impossible semblait à présent parfaitement normal. Le soir venu, je l’attendis et à mon grand étonnement lorsqu’elle arriva, je pus aller lui parler et c’est alors que je remarquai son regard fabuleux où l’on voyait transparaître une sagesse sans borne. Je me perdis dans ce regard et je fus incapable de me rappeler ce que je voulais lui dire. Lorsque je repris mes esprits, j’étais chez moi dans mon lit. Le lendemain, je recommençai, mais encore là, je fus pris par ce regard. Je continuai à aller la voir et à la fixer directement dans les yeux jusqu’au jour où comme habitué par ce regard millénaire, je pus lui demander qui elle était. Ce fut la seule question que je réussis à lui poser. Elle ne me répondit pas, mais elle partit me laissant un mot qui m’exigeait de la rejoindre le lendemain soir au 21, rue du Charcoux. Le lendemain soir, je me présentai au 21 rue du Charcoux et c’est là que je fis la plus étrange découverte de ma vie. Cette nuit changea ma vie totalement… C’est cette nuit-là que je sus qui elle était, c’est cette nuit-là que je devins un vampire, que je rejoignis Lestat, mon ancien mentor et que je me choisis le nom de Valerien Lupa, en l’honneur de Paul Verlaine. Charles Baudelaire me fit découvrir la poésie et Laure B. de Chialeras, la vie, en 1867. Valérien Lupa Montréal, 13 novembre 2006
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Alexandre Robaey
LE PORTRAIT Quelle belle chambre qu’est la mienne. D’autres vous diront qu’une prison est un endroit horrible et effrayant, mais moi, quel confort je trouve à m’asseoir contre un mur, reposant ma tête contre la pierre froide. Dehors, le soleil brille de tous ses feux, projetant dans ma cellule une lumière chaude et réconfortante. Quelle belle chambre qu’est la mienne. Saviez-vous qu’un homme est venu me voir, il y a à peine quelques heures? Je le revois avec sa belle veste et sa montre scintillante, propre et prenant bien soin de ne rien toucher. Il disait être mon avocat ou je ne sais plus quoi, parlant tout haut, les mains dans ses poches. À vrai dire, j’avoue que je ne l’écoutais pas vraiment, préférant observer son bel attirail et sa grande moustache. Cet homme était d’un ennui, on aurait dit qu’il prenait plaisir à parler autant, avec son air hautain et important. Enfin, il parla pendant je ne sais combien de temps, me disant quelque chose à propos d’un procès et d’une pendaison à l’aube. Mon Dieu! Quel ennui! Il finit par partir après avoir prononcé un long discours, ne prenant même pas la peine de me dire au revoir. Mais tout cela m’importe peu, car je suis seul à nouveau, pouvant à loisir envoyer mon esprit errer dans ma mémoire, comme j’aime tant le faire. Je me souviens encore de cette belle matinée par laquelle mon heureuse histoire a commencé. Après avoir décidé de sortir pour une marche sous un beau soleil, mes pas m’avaient conduit jusqu’au marché public. Une foule était agglomérée dans la grande place, courant d’un magasin à un autre, comme autant de fourmis s’affairant ici et là à accumuler le plus de choses possibles. Moi, je déambulais sur le sol pavé, portant un regard désintéressé aux diverses choses qui croisaient mon chemin. Un nombre incalculable de marchands m’interpellaient constamment, me pressant de venir voir leur marchandise. J’avais, depuis longtemps, acquis l’habitude de ces routines quotidiennes, et appris à les ignorer pour me mettre hors de leur atteinte. Toutefois, à travers le mur de personnes qui me barraient la route, quelque chose de bien particulier capta mon regard. La chose en question était d’une beauté sublime, presque irréelle, de par son aspect divin. Elle avait une peau pâle, mais resplendissante, qui contrastait violemment avec ses lèvres rouges. De longs cheveux d’un noir d’ébène tombaient gracieusement sur ses épaules délicates à peine recouvertes d’un tissu léger qui semblait flotter sur sa peau. Mais la chose qui ressortait le plus de cette si grande beauté étaient ses yeux, deux azurs d’un bleu parfait qui vous fixent au travers du long rideau noir. Pendant quelques moments, je demeurai immobile, n’osant bouger de peur de rompre le charme. Je finis par m’avancer jusqu’au marchand ambulant pour demander le prix d’une telle beauté. Le commerçant, un homme à l’aspect bien étrange et aux cheveux d’un rouge brûlant, énonça un prix quelconque que je m’empressai de payer. Quelques instants plus tard, je quittai le marché pour retourner chez moi, le tableau solidement coincé sous mon bras. Une fois de retour dans ma demeure, j’entrepris d’accrocher le cadre dans une des pièces. Après maintes hésitations, je décidai de poser le tableau au dessus de ma cheminée. Qu’elle est belle, cette jeune femme! C’est alors que je remarquai quelque chose que je n’avais pas vu auparavant. Sur ses lèvres, presque imperceptible, mais non moins
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présent, émergeait un petit sourire, malicieux et enchanteur. Ce sourire me remplit d’une impression bien étrange. C’était absurde, mais j’aurais juré qu’elle me souriait. Un si beau sourire, rien que pour moi. La nuit est tombée à présent et la lune est haute dans le ciel, tel un disque argenté contre un rideau de velours noir. Comme c’est calme et silencieux. La seule chose dont un homme ait vraiment besoin, c’est la paix et la tranquillité d’esprit. Je suis encore assis au même endroit, la tête contre le mur de pierre, me laissant bercer par une douce mélodie, traversant l’obscurité de la nuit pour venir me trouver à l’intérieur de ma cellule et jouer pour moi seul. La première fois que je l’entendis, ce fut la nuit après l’achat du portrait. Je me souviens que j’étais plongé dans un profond sommeil, peuplé de rêves étranges dans lesquels je dansais avec une dame sans visage au son d’un air languissant. Je dansais et tournoyais avec la femme sans visage et il me semblait que j’avais trouvé dans cette valse étrange tout le bonheur que j’aurais pu désirer. Puis, j’ouvris les yeux, et le rêve s’envola, mais la mélodie demeura dans mon oreille. Il devait être aux alentours de trois heures du matin et, me levant de mon lit, je me mis à suivre cette musique envoûtante. Mes pas résonnaient dans la maison vide, suivant inconsciemment l’air de cette musique si étrange. Je me mis à danser seul, tournoyant dans l’obscurité de la pièce, gouverné par cette mélodie sublime. Errant dans les couloirs vides, ma danse solitaire me porta jusqu’au salon où, m’arrêtant de danser, je m’immobilisai et souris à la dame du portrait. Elle aussi me souriait, dévoilant à présent ses dents d’un blanc absolu sous ses lèvres écarlates. Qu’elle est belle! Nous nous regardâmes quelques moments avant de reprendre notre danse, tournoyant ensemble durant toute la nuit au son de l’étrange mélodie. Pendant plusieurs longues journées, nous échappâmes à l’emprise du temps. À l’extérieur de ma maison, la vie continuait, tous ces gens occupés courant ici et là, ne vivant que pour leurs soucis sans importance, incapables d’apprécier la vie qui leur était offerte. Mais nous, nous n’avions plus aucune de ces préoccupations ou de ces soucis inutiles et, à l’intérieur de notre sanctuaire, nous passions de longues journées à nous regarder. Comme je les admirais, elle et son sourire si divin. Je ne sais combien de temps passa ainsi, des jours ou des mois, et je ne désire pas le savoir, car elle était devenue le seul objet de mon attention, nuit et jour, et elle souriait pour moi. Toutefois, j’aurais dû me douter que cet état de félicité ne pouvait pas durer et, un matin, quelqu’un fit irruption dans notre tranquillité. Nous étions occupés à nous regarder l’un l’autre, comme nous en avions l’habitude, baignés dans la lumière éclatante du soleil, quand un bruit strident retentit à travers la maison. Je n’osai bouger, mais le son lancinant se fit entendre encore une fois, et encore une autre, me forçant à me lever de mon fauteuil pour aller à la porte. À peine l’avais-je ouverte qu’entra dans ma maison un homme âgé, déversant un flot continu de paroles. Je reconnus vaguement en lui quelqu’un de familier, un cousin quelconque ou une autre relation obscure et insignifiante, mais je n’avais aucun désir de lui parler, tant il se montrait dérangeant par son attitude. D’un pas retentissant, il parcourut l’entièreté de la maison, dans un certain état de délabrement, je dois l’avouer, sans que je puisse l’en empêcher. Je le pris par le bras, stoppant sa course, désirant lui expliquer la situation et lui demander de s’en aller le plus poliment possible, je
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le conduisis jusqu’au salon et le fis s’asseoir. Je m’apprêtais à lui adresser la parole quand il me dit : «Ma foi, mon ami, c’est un bien beau tableau que vous avez là.». Lui souriant pour le remercier, je détournai mon regard pour admirer une fois de plus ma bien-aimée, mais ce que je vis me glaça le sang. Elle ne souriait plus! Choqué par cette vision, je considérai l’indésirable qui se trouvait devant moi. Lui et ses soucis avaient fait irruption dans notre sanctuaire et avaient troublé notre tranquillité. Il nous avait tirés de notre heureux refuge. Il m’avait volé le sourire de la dame du portrait. «Mon ami, vous m’avez bien inquiété», dit l’importun personnage. «Disparaître de la sorte pendant plusieurs semaines, sans donner de vos nouvelles… Nous vous croyions mort!». Je tournai mon regard vers lui et le contemplai pendant quelques instants. C’était un homme dans la cinquantaine, assez petit et corpulent qui avait perdu presque la totalité de ses cheveux. Qu’il avait l’air ridicule, dans son petit habit noir. Après quelques moments de silence, je lui dis : «Si vous me croyiez mort, pourquoi donc êtes-vous venu me déranger?». L’homme, surpris par cette réponse, laissa échapper un rire nerveux et me répondit : «Mais voyons, je m’inquiétais pour vous. Il m’a semblé sensé de venir vous visiter pour m’assurer de votre état de santé.». Quel idiot! Il faisait donc exprès de me montrer de la sollicitude. Mais pourquoi? Rien dans son être ne semblait naturel. «Comme vous pouvez le voir, je me porte merveilleusement bien», dis-je. «À présent que vous vous êtes assuré de mon état de santé, veuillez partir». Je m’enfonçai alors dans mon fauteuil, un sourire aux lèvres, pleinement satisfait d’avoir signifié mon désir. Toutefois, après quelques moments, je constatai que l’homme restait obstinément assis dans le fauteuil, me regardant avec un sourire incrédule. Quel être pathétique! Il cherchait donc véritablement à me déranger, c’était de la provocation! Sur un ton légèrement plus fort, je lui répétai : «Veuillez partir et me laisser tranquille, monsieur. Je pense que vous m’avez déjà assez dérangé comme cela». Il me regardait avec un air aussi naïf que stupide! «Mais, cousin, calmez vous donc», me dit-il. «Mais je suis calme, abruti!», lui hurlais-je alors. Il devint livide et n’osa plus parler. M’étant levé, je profitais du répit dans notre échange pour reprendre mon souffle. Me rasseyant, un peu surpris devant l’acte que je venais d’accomplir, je me rendis compte que je ne me sentais pas du tout coupable de ma rudesse. Ma foi, on aurait même dit que j’en étais heureux. Et ainsi, assis dans nos fauteuils, nous nous regardâmes durant de longs moments jusqu’à ce que cet homme, encore livide, se lève et me dit : «Mon ami, vous n’êtes pas dans votre état normal. Je m’en vais à l’instant chercher de l’aide.» Ne trouverais-je donc jamais la paix? Devrais-je abandonner notre solitude? Devrais-je renoncer au sourire de la dame du portrait? Non! Cela ne pouvait pas arriver. Je ne dois jamais la perdre! À aucun prix! Rattrapant l’homme qui s’apprêtait à sortir, je lui présentai mes excuses et le priai de revenir s’asseoir. Il se laissa reconduire au salon et s’assit avec une expression d’attente sur son visage. Un silence de mort s’établit. Le bruit régulier de la pendule qui oscillait sans fin rythmait le battement de mon coeur, brisant le silence assourdissant qui s’était installé dans la pièce. Que faire, mon Dieu, que faire? Il continuait à me fixer de son regard naïf alors que je me livrais à une véritable dispute avec moi-même. Que dois-je donc faire pour enfin avoir la tranquillité? Si je lui demandais de partir, mon bienveillant parent 104
s’empresserait sans doute d’aller chercher d’autres personnes pour «m’aider». Ceci ne pouvait pas être permis. Mais que faire alors? Comment me débarrasser de ce tenace inconvénient? Il fallait me dépêcher, l’homme remuait déjà d’impatience dans son fauteuil, visiblement mal à l’aise. Il allait partir! Désespéré, je tournai une fois de plus mon regard vers la femme du portrait, recherchant vainement un réconfort quelconque au sein de ses yeux azurés. Ce que je vis alors m’éclaira l’esprit, dispersant le doute qui sommeillait dans mon âme. Là, au coin de sa bouche, presque imperceptible, se dessinait sur ses lèvres un petit sourire, rempli d’amour et de malice. La solution me paraissait évidente, maintenant qu’elle m’avait été révélée. C’était si simple, pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt? Je ne doutais plus, je ne me questionnais plus. Une fois de plus, elle m’avait montré le chemin, et je devais le suivre sans la moindre hésitation. Je savais ce qui devait être fait, et je le fis sans même y accorder une seconde pensée. M’excusant, je me levai, allai jusque dans ma chambre chercher le pistolet que je gardais pour me protéger des voleurs, revins dans le salon, lui appliquai le canon sur l’arrière de la tête et appuyai sur la gâchette. La détonation retentit à travers la maison, puis le silence se rétablit. Quel bonheur peut-on trouver dans un silence si parfait. Après avoir entrepris de nettoyer le sang répandu dans la pièce, je saisis le corps et, le traînant jusqu’au palier de ma porte, le laissai étendu sur le pavé, à l’extérieur. Puis, je revins dans mon salon et, me rasseyant dans mon fauteuil, j’admirai la beauté de la dame. Je ne sais combien de temps plus tard, des hommes en uniforme enfoncèrent ma porte et se ruèrent sur moi, essayant de m’arracher à ma douce félicité. Le premier de ces chiens mourut avant qu’il ne touche le sol. Mon pistolet déchargé, je m’emparai du tisonnier de ma cheminée et, me retournant, bondis sur les sauvages. Assénant coup après coup, fracassant tête après tête, je défendais farouchement ma bien-aimée. Les cris fusaient dans tous les sens, des détonations remplissaient la maison, mais moi, au dessus du chaos innommable, hilare alors que je transperçais ces animaux de part en part, les uns après les autres, tels des porcs à l’abattoir. C’est à moi qu’elle sourit! À moi seul! À présent, un homme en noir me fait monter sur un échafaud et me passe une corde autour du cou. Un autre, portant un drôle de petit chapeau, s’agite devant moi et me somme de me repentir. Je lui souris. Après avoir poussé un soupir, il met sa main sur mon épaule et me dit de ne pas avoir peur, que Dieu veillera sur mon âme. Qu’il est drôle, ce petit homme en noir, je n’ai aucune raison d’avoir peur. Après tout, c’est à moi que la belle dame sourit. À moi, et à personne d’autre. Fin.
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