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rémunérations Le siège américain de Novartis, dans le New Jersey. Entre octobre 2010 et septembre 2011, la société pharmaceutique a versé 24,8 millions de dollars à 3292 médecins répartis un peu partout aux Etats-Unis pour tenir des conférences sur ses produits, selon un calcul de «L’Hebdo».
Comment Novartis a acheté des médecins vente. Le groupe bâlois est accusé d’avoir versé des pots-de-vin à des docteurs américains pour les inciter à prescrire ses médicaments. Deux d’entre eux confient à «L’Hebdo» le traitement de roi auquel ils ont eu droit. Julie zaugg, new york
Actuels
S
hanika* se souvient des week-ends de pêche en Floride. «On partait le vendredi soir et on revenait le dimanche, raconte cette petite femme vivace, médecin dans une banlieue défavorisée du New Jersey. Les éléments éducatifs avaient lieu le samedi matin et le reste du séjour était consacré au divertissement.» L’interniste, spécialisée en endocrinologie et diabète, a ainsi participé à de multiples reprises aux événements organisés par Novartis aux Etats-Unis pour informer le corps médical sur ses médicaments.
En plus des fins de semaine au soleil, il y avait également «des tables rondes avec trois à cinq médecins, des conférences plus formelles avec une dizaine de praticiens, et des rencontres régulières entre les membres d’un réseau de consultants mis sur pied par Novartis», précise encore le docteur originaire d’Asie du Sud. Quand les médecins s’exprimaient, ils étaient payés entre 500 et 3000 dollars et de 150 à 200 pour y assister en tant que consultants. Problème, nombre de ces «conférences» n’en étaient pas réellement. «Novartis a mis sur pied des milliers de présenta-
tions à travers tout le pays, lors desquelles peu ou aucun matériel éducatif n’était montré. Et les médecins ne discutaient même pas du médicament en question», indique une plainte déposée par un ancien employé de Novartis, Oswald Bilotta. Washington vient de s’y rallier, avec 27 Etats.
38 000 événements. Pour le
Département de la justice, cela ne fait pas l’ombre d’un doute: ces pratiques constituent «des pots-de-vin destinés à inciter les médecins à prescrire les médicaments de Novartis». Le groupe bâlois «a corrompu le
système de dispensation des médicaments», dénonce Preet Bharara, procureur général de New York. La plainte recense 38 000 événements organisés par Novartis entre janvier 2002 et novembre 2011 pour promouvoir trois médicaments, le Valturna et le Lotrel (contre l’hypertension) et le Starlix (contre le diabète). Le premier venait d’arriver sur le marché et les deux autres devaient affronter la concurrence d’une nouvelle version générique. La firme bâloise a déboursé 65 millions durant cette période pour rémunérer les médeL’Hebdo 23 mai 2013
34∑pharma cins chargés de s’exprimer sur ces trois préparations. Ce n’est qu’une fraction des sommes en jeu. Entre octobre 2010 et septembre 2011, Novartis a versé 24,8 millions de dollars à 3292 médecins répartis un peu partout aux Etats-Unis pour tenir des conférences sur ses produits, selon un calcul de L’Hebdo. Certains touchaient plus de 100 000 dollars par an. «Les mêmes médecins faisaient souvent exactement la même présentation aux mêmes collègues plusieurs fois de suite», relève la plainte. Cinq docteurs de Pennsylvanie se sont par exemple relayés pour tenir à tour de rôle la même conférence sur le Lotrel, cela à 64 reprises entre juin 2006 et juillet 2007, parfois à une semaine d’intervalle. «Il s’agit d’une pratique courante, confirme Shanika. Ce soir, je vais effectuer une identique présentation pour la troisième fois en six mois.»
Actuels
Interventions fantômes. «Il
arrivait parfois qu’un événement soit annulé et que nous soyons tout de même payés», raconte Shanika. Elle et son mari, également médecin, ont ainsi perçu 2500 dollars entre octobre 2006 et juillet 2007 pour des discours qu’ils n’ont jamais donnés. De même, une interniste de Brooklyn a été rémunérée 1000 dollars au printemps 2007 pour des présentations censées se tenir lorsqu’elle recevait des patients. «Ces rencontres, dont la majorité se déroulait dans un restaurant, n’étaient souvent rien de plus que des événements mondains pour les médecins», ajoute la plainte. En décembre 2005, deux praticiens ont passé une soirée chez Nobu à Dallas, un restaurant japonais chic, avec un employé de Novartis et aux frais de la société. L’addition a atteint 9750 dollars, soit 3250
«ces événements ne servaient qu’à promouvoir les produits de novartis et n’avaient aucun but éducatif.»
Manuel*, médecin du Bronx
dollars par personne. Un autre a été invité à donner une «conférence» en Jamaïque en 2008, à laquelle seuls deux employés de Novartis ont assisté.
Légal ou illégal? D’autres encore ont été accueillis au Timber Wolf Lodge, en Alaska, pour pêcher le saumon. Officiellement, le séjour avait pour but de les éduquer sur les effets du Starlix. Les lieux choisis par la firme bâloise n’étaient pas toujours de bon goût. Des «tables rondes» ont eu lieu sept fois entre 2004 et 2007 chez Hooters, un bar connu pour ses serveuses aux formes généreuses. Faut-il pour autant y voir des pots-de-vin? Manuel*, un médecin du Bronx qui a touché 10 000 dollars entre octobre 2010 et 2012 pour parler à des soirées organisées par le groupe suisse, estime que «ces meetings ne servaient qu’à promouvoir les produits de Novartis et n’avaient aucun but éducatif. Comme par hasard, leur nombre augmentait à chaque fois qu’un nouveau médicament était lancé sur le marché.» Shanika le reconnaît aussi:
«Lorsque Novartis vous sollicite pour parler lors d’un événement, vous aurez tendance à prescrire ses médicaments plutôt que ceux de la concurrence.» Le nombre de prescriptions qu’elle a établies pour le Lotrel a commencé à augmenter en mai 2005, au moment où elle a touché ses premiers honoraires de conférencière. Des recommandations qui ont diminué radicalement après mai 2007, lorsque les paiements ont cessé. Au total, elle a rédigé pour 39 793 dollars de prescriptions pour le Valturna, le Lotrel et le Starlix durant cette période. Une analyse interne de Novartis, datant de 2006, constate que chaque dollar dépensé pour rémunérer un médecin chargé de donner une conférence sur le Lotrel lui a rapporté 1,39 dollar en ventes. «La principale raison d’être de mon poste était de payer les médecins pour qu’ils prescrivent davantage de produits Novartis, relate un ancien employé du groupe pharmaceutique chargé d’organiser les rencontres. Je me rendais chez le Dr X et lui proposais de le payer 3000 dollars comme
pots-de-vin
Les pharmacies aussi concernées
Les médecins ne sont pas les seuls à avoir profité des largesses de Novartis. Une autre plainte, déposée par Washington fin avril, l’accuse d’avoir versé des pots-de-vin à une vingtaine de pharmacies, dont le géant Walgreen, à partir de 2005, sous la forme de rabais de 5 à 20% sur le Myfortic, un médicament contre les rejets de greffes. En échange, ces officines s’engageaient à recommander cette préparation aux médecins et à leurs clients. La pharmacie Bryant, dans l’Arkansas, a reçu 370 000 dollars de Novartis entre 2005 et 2009. Ses ventes de Myfortic sont passées de 100 000 à 1 million de dollars durant cette période.√jz
conférencier s’il s’engageait à prescrire le médicament Y à dix nouveaux patients. Si je n’obtenais pas les résultats escomptés, je me faisais tancer par mes supérieurs. Il y avait beaucoup de pression.» Il s’agit de «pratiques acceptées et coutumières dans l’industrie», se défend Novartis dans un communiqué, en disant agir de façon «éthique et responsable». Spécialiste des fraudes médicales à l’Université de Boston, Kevin Outterson rappelle que «ces pratiques ont beau être répandues, elles n’en sont pas moins illégales». Elles contreviennent à la loi anti-kickback (ou anti-dessous de table), introduite en 1972 pour lutter contre la corruption dans le domaine de la santé.
Sanctions en milliards de dollars. «Si ces médicaments ont
été prescrits par des médecins sous influence, leur remboursement par les programmes d’assurance étatiques Medicaid et Medicare serait également frauduleux», poursuit le professeur de droit. Le cas du groupe pharmaceutique est aggravé par le fait qu’il a signé un accord avec le Département américain de la santé en 2010, après avoir reçu une amende de 422,5 millions de dollars pour des faits semblables, où il s’engageait à ne pas récidiver. «Novartis peut s’attendre à devoir rembourser les sommes reçues de Medicare et Medicaid, à écoper d’une amende de plusieurs centaines de millions de dollars et à se faire exclure des contrats de procuration gouvernementaux, conclut-il. Certains de ses employés ne sont pas à l’abri d’une peine de prison.» Il rappelle que GlaxoSmithKline s’est acquitté d’une amende de 3 milliards de dollars en 2012 pour des pratiques similaires.√ * Prénoms d’emprunt L’Hebdo 23 mai 2013