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Sommaire Edito par Ariane Hassid .......................................................................................................................................................................................................................................................................................................3 Playdoyer laïque en faveur de la liberté de circulation par Bruxelles Laïque.......................................................................................................................................................4 Comment penser un droit à la mobilité? par Antoine Pécoud...............................................................................................................................................................................................7 Pourquoi nous sommes pour la liberté de circulation et d’installation par le CIRE............................................................................................................................... 11 Du bon et du mauvais usage des utopies généreuses par Jean Bricmont........................................................................................................................................................ 15 Migrations, marché mondial du travail et fuite des cerveaux par El Mouhoub Mouhoud................................................................................................................. 18 L’impact économique des migrants sur le pays d’accueil par M. Wagner, L. Bouton, Q. David................................................................................................ 23 Charge déraisonnable par Carlo Caldarini................................................................................................................................................................................................................................................. 27 La libre circulation : Liberté, Egalité, Sécurité par Alain Destexhe............................................................................................................................................................................... 32 Retrouver le cercle vertueux de la libre circulation par Didier Bigo & Emmanuel-Pierre Guittey................................................................................................ 35 Accueillir sans compromettre les valeurs humanistes par Nadia Geerts............................................................................................................................................................ 39 La communauté liquide qui arrive par Daniele Manno................................................................................................................................................................................................................ 42

Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles. ­Bruxelles Laïque Echos est membre de l’Association des Revues Scientifiques et Culturelles - A.R.S.C. (http://www.arsc.be/)

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EDITOrial

Le soutien de Bruxelles Laïque aux sans-papiers est notoire, tout comme notre opposition aux centres fermés, d’autant plus catégorique que Théo Francken veut à nouveau y incarcérer des enfants. Au fur et à mesure de nos interventions lors de différentes manifestations sur ces questions, tout comme au cours des nombreux débats que nous avons organisés, nous nous sommes progressivement prononcés en faveur de la liberté de circulation pour toutes et tous. Il nous est apparu que c’était la seule position cohérente pour résoudre le problème des sans-papiers sans discrimination, pour en finir définitivement avec l’enfermement et l’expulsion contrainte de migrants innocents, pour garantir le respect de l’ensemble indivisible des droits fondamentaux de toute personne humaine, pour être en phase avec le mouvement actuel du monde où tout circule de plus en plus… Nous avons donc développé des arguments en ce sens. Ceux-ci ont notamment été synthétisés dans un article de notre dossier “Fragments de futurs” (Bruxelles Laïque Échos n°79). Cet argumentaire a ensuite été examiné par le Conseil d’administration du Centre d’Action Laïque qui a en fait une position officielle du mouvement laïque en janvier 2013. Nous republions en ouverture de ce dossier ce qui est maintenant devenu un plaidoyer laïque en faveur de la liberté de circulation. C’est une position de principe, argumentée, rationnelle et d’un certain point de vue plus réaliste que la prétention des politiques actuelles à pouvoir maîtriser fermement le mouvement de la multitude humaine. Mais c’est un point de vue qui est loin d’être partagé par tout le monde et ne résonne pas du tout avec l’air glacial du temps que nous traversons. Certains nous reprocheront de verser dans l’angélisme ou d’être suicidaires : moins qu’il n’y paraît quand on comprend l’ensemble de nos arguments. D’autres souriront de notre utopie : il en a toujours fallu pour faire progresser l’humanité. D’aucuns nous diront encore que nous n’avons rien compris à notre époque qui est faite de repli, de concurrence, de protectionnisme et d’austérité : nous la comprenons trop bien et élaborons justement des propositions pour en sortir. Même pour celles et ceux qui partagent nos analyses et aspirations – minoritaires mais tout de même beaucoup plus nombreux qu’il y a vingt ans – une foule de questions se posent. Comment mettre concrètement en œuvre cette position de principe ? Comment sortirons-nous du fléau du chômage, de la crise de la sécurité sociale ou des menaces terroristes si nous ouvrons nos portes à tous ? N’allons-nous pas favoriser la fuite des cerveaux ? Les croyances religieuses des migrants ne vont-elles pas remettre en question les fragiles conquêtes de la laïcité ? … Afin d’affronter ces objections et d’affiner nos arguments, nous avons décidé de mettre notre position en débat. Nous avons demandé à une série de contributeurs d’argumenter pour ou contre la liberté de circulation et de soulever les obstacles que sa mise en œuvre rencontre ou les difficultés qu’elle engendrerait. Nous nous sommes livrés à un réel exercice libre-exaministe du débat contradictoire. Vous lirez donc dans ces pages certains points de vue que nous ne partageons pas à Bruxelles Laïque mais que nous sommes prêts à entendre. Nous n’avons répondu à aucun des propos, les laissant se répondre entre eux et laissant le lecteur se forger sa propre opinion. Nous aurons l’occasion d’y répondre et surtout de prolonger cette mise en débat tout au long de l’année 2017 dans le cadre d’une campagne d’éducation permanente du mouvement laïque. Année 2017 que je vous souhaite d’ores et déjà riche en projets, en activités, en mouvements…

Ariane HASSID Présidente E C H OS N ° 9 5

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Plaidoyer Laïque en faveur de la liberté de circulation

Toutes les politiques de migrations et d’asile qui prétendent mettre en œuvre une maîtrise ferme et imparable de la mobilité des humains se révèlent un échec.

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Elles sont extrêmement coûteuses aussi bien au niveau des finances publiques qu’en termes de respect de la dignité, des droits et même de la vie humaine. Elles ne se perpétuent qu’au prix – financier et symbolique – de récurrentes condamnations de la Belgique par la Cour européenne des droits de l’Homme, le Comité de Prévention de la Torture du Conseil de l’Europe, etc. Elles sont néfastes en ce qu’elles véhiculent une image négative de l’étranger, entretiennent les peurs et les fantasmes de la population, sapent les fondements de la démocratie et du vivre ensemble, nuisent à la présence des étrangers déjà sur le territoire et les installent dans une précarité qui se propage dangereusement de couche sociale en couche(s) sociale(s). Elles creusent le fossé entre pays d’émigration et d’immigration, elles attisent les tensions mondiales et alimentent indirectement les actes de rébellion, de ressentiment ou de fanatisme de populations dominées depuis trop longtemps par l’arrogance occidentale. Elles sont contreproductives dans la mesure où elles entretiennent le mythe de l’eldorado européen (s’il est si bien gardé, c’est qu’il s’agit vraiment d’un continent de cocagne), elles font le jeu des passeurs et autres réseaux malhonnêtes et elles installent durablement dans nos pays des migrants qui, s’ils pouvaient circuler librement, repartiraient peut-être après n’avoir pas trouvé ce qu’ils cherchaient. Elles sont hypocrites car elles ne parviennent absolument pas à maîtriser le phénomène migratoire et se limitent bien

souvent à de la rhétorique, des effets d’annonce et quelques mesures ou dispositifs très visibles tels que les centres fermés destinés à terroriser les étrangers et rassurer une population nationale qu’on aura au préalable inquiétée. Elles en arrivent à tolérer pratiquement une majorité de clandestins sans les tolérer discursivement, à les précariser sans leur accorder de droits et à en expulser une minorité pour l’exemple. Cette inefficacité et ces contradictions résultent du fait que, fondamentalement, ces politiques sont irréalistes. La mobilité constitue un phénomène ancestral, propre à l’humanité et plus encore à l’histoire de notre civilisation récente (la Renaissance et la Modernité n’auraient pu advenir sans la découverte des Indes et des Amériques). Elles existeront toujours et rien ne les arrêtera. De nos jours, elles se sont trouvées considérablement aiguillonnées et accélérées par ce qu’on appelle la globalisation. Celle-ci démultiplie les motifs d’exils et facilite d’une manière inouïe les déplacements. Elle incite aux circulations infinies (des capitaux, des marchandises, des services, des informations, des travailleurs), valorise la liberté d’entreprendre et célèbre la mobilité (spatiale, sociale, professionnelle, scolaire, affective…). Comment s’étonner, dans un tel environnement et enivrement, que les damnés de la terre se mettent à leur tour en route pour réclamer leur part de globalisation ? Toutes ces politiques posent au final beaucoup plus de problèmes qu’elles n’en résolvent. Irréalistes, inefficaces, contreproductives, génératrices d’effets pervers, pourvoyeuses de trafics criminels

et mafieux, attentatoires aux libertés individuelles… Comme on le voit, ces politiques d’asile et de migration peuvent faire l’objet d’une critique similaire à la critique laïque des politiques de prohibition des drogues. Parce que les laïques veulent être lucides et réalistes face au monde d’aujourd’hui et de demain, ils doivent promouvoir une politique qui accompagne, encadre et garantit les conditions dignes de cette mobilité qu’il est vain de vouloir prohiber. Parce que les laïques sont attachés aux droits humains et aux valeurs de liberté, d’égalité et de solidarité, ils doivent promouvoir une politique de migration qui permette une égale mobilité de tous les êtres humains sans qu’elle fasse l’objet d’une quelconque exploitation (aujourd’hui certains sont encouragés à circuler toujours plus facilement en business [classe], tandis que d’autres voyagent dans les soutes des avions et les circuits clandestins de l’exploitation). On peut montrer que toutes les étapes actuelles d’un parcours de migration ou d’asile sont sources d’infractions aux traités de sauvegarde des droits humains et que pour respecter ceux-ci scrupuleusement, il faudrait remettre en question la plupart des lois et procédures relatives à l’asile et à la migration. Le seule politique de mobilité respectueuse de nos valeurs et conforme au mouvement du monde est la liberté de circulation pour tous1. Comme toutes les libertés publiques, la liberté de circulation doit, pour être effective, se trouver enca-

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drée, régie et protégée par des garanties et des instances publiques capables de les faire respecter (il ne s’agit pas d’ouvrir du jour au lendemain toutes les frontières). La liberté de circuler doit être foncièrement assortie du principe d’égalité de droits, de traitement, de devoirs et de participation. Il s’agit d’un objectif, d’un cap, à atteindre par étapes progressives. Celles-ci pourraient être la suppression des centres fermés et des retours contraints (avec une tolérance pour les quelques milliers de personnes qui ne respectent pas les ordres de quitter le territoire comme on le fait avec la fraude fiscale) ; ensuite la suppression des visas court séjour (comme c’est déjà le cas pour les Européens au sein de l’Espace Schengen) permettant à chacun d’entrer sur un territoire pour y entamer des procédures de séjour ; ensuite l’instauration d’un droit de séjour automatique d’une certaine durée permettant au migrant de chercher à mettre en œuvre son projet de vie dans le pays d’arrivée ; ensuite…

La mise en œuvre progressive d’un tel objectif impliquera d’autres remises en question et réformes : du système social, de l’organisation du travail, de la fiscalité, du commerce international… Autant de domaines qui sont déjà en crise ou sources de crise et qui devront de toute façon être réformés, si nous ne voulons pas que le monde coure à sa perte. Notons toutefois qu’une partie de ces changements pourraient se développer d’eux-mêmes si l’on acceptait la présence des migrants au lieu de la tolérer en la niant officiellement. Lorsque la taille d’une population change, comme en cas de pic de natalité, ses structures productives et sociales se modifient presque spontanément. Il y a plus de monde à nourrir mais plus de forces vives pour produire la nourriture ; il y a plus de charges sociales et besoin de plus d’infrastructures mais plus de travailleurs qui cotisent et de consommateurs qui payent la TVA. De nombreuses études révèlent l’impact positif des migrations légales sur toute une série d’indicateurs économiques2. On peut montrer aussi

qu’une plus grande mobilité contribuerait modestement à réduire l’écart Nord Sud. Déjà aujourd’hui, les migrations financent davantage le développement des pays pauvres que tous les programmes de coopération occidentaux. Une telle évolution nécessitera également des changements de mentalités et beaucoup de pédagogie afin qu’elle ne crée pas trop de heurts, de tensions, de frustrations, en particulier dans le champ de l’interculturalité. Mais il fait partie des devoirs des gouvernements et de la société civile de préparer la population, d’accompagner et d’expliquer afin de les rendre compréhensibles et légitimes, les évolutions dictées par l’intérêt général et le respect de nos principes fondamentaux3. Ici aussi, le mouvement laïque a un rôle décisif à jouer.

Il n’est pas vain de rappeler que la liberté d’aller et venir fait partie intégrante des droits fondamentaux consacrés par la plupart des conventions internationales. Plus largement, les déclarations relatives aux droits humains posent la liberté (quelle qu’elle soit, y compris de circuler) et l’égalité en principes généraux, les restrictions relevant de l’exception. Toute limitation doit être prévue par la loi et justifiée rigoureusement au cas par cas. Les politiques actuelles qui généralisent les entraves à la liberté pour des masses de migrants dérogent donc à la règle. 2 Selon le rapport 2006 de la Banque Mondiale : la main d’œuvre immigrée dans l’ensemble des pays industrialisés “a dégagé un revenu supplémentaire de 160 milliards de dollars, soit davantage que les gains réalisés grâce à la libéralisation du commerce et des marchandises”. 3 Force est de reconnaître et de regretter qu’aujourd’hui nos gouvernements déploient cette action pédagogique pour accompagner les évolutions dictées par les magnats de la finance… 1

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Par Antoine PÉCOUD

Professeur de sociologie à l’Université de Paris 13

Comment penser

un droit à la mobilité ? L’année 2016 a été la plus meurtrière en termes de décès de migrants dans la région euroméditerranéenne : près de 4000 personnes sont mortes en tentant de gagner l’Europe et, si ce phénomène n’est hélas pas nouveau, il a pris des proportions plus inquiétantes que jamais dans le contexte actuel de ‘crise’ des migrants. Une autre frontière extrêmement dangereuse pour les migrants est celle qui sépare le Mexique des États-Unis, dans une zone désertique qui les expose aux risques d’épuisement et de déshydratation : c’est aussi le long de cette frontière que des segments de mur ont été progressivement mis en place depuis les années 90 – et c’est précisément sur la promesse de construire encore de nouvelles portions de mur que le nouveau président des États-Unis, Donald Trump, a été élu en novembre 2016. Autant dire que l’actualité est chargée, et qu’elle démontre une fois de plus l’impasse des politiques migratoires actuelles : les États de destination déploient des moyens conséquents pour contrôler les migrations irrégulières, mais sans pour autant décourager les migrants – lesquels sont donc amenés à prendre des risques toujours accrus. E C H OS N ° 9 5

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omment sortir de cette dynamique, aussi inefficace que couteuse ? Est-il possible de penser un droit à la mobilité, et d’envisager une organisation radicalement nouvelle des migrations internationales, fondées sur l’ouverture des frontières ? Rappelons que, selon la Déclaration universelle des droits de l’Homme, “toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays” (art. 13-2). Émigrer est donc un droit ; mais il n’existe aucun droit symétrique à l’immigration, puisque celle-ci relève de la souveraineté de chaque État. Au droit à partir ne correspond aucun droit à entrer. Comment interpréter cette situation ? Est-il concevable de franchir une étape supplémentaire et de proposer un véritable droit à la mobilité ? L’argument qui a présidé à l’établissement de ce droit de sortie est que la démocratie ne peut pas être fondée sur la contrainte. La possibilité de quitter un pays est donc une condition sine qua non de son fonctionnement. Le droit au départ permet, en “votant avec ses pieds”, de signifier son refus d’une société ou d’un gouvernement en place. En revanche, le droit d’entrée n’est pas déterminant en matière d’État de droit. Au contraire, chaque pays peut légitimement déterminer la nature de sa composition en décidant qui laisser entrer. Les droits d’entrée et de sortie n’auraient donc pas la même valeur morale ou politique. Selon une autre interprétation, pour l’heure encore minoritaire, il est impossible de dissocier ces deux droits et, tant que leur complémentarité logique ne sera pas reconnue, les restrictions à l’immigration impliqueront nécessairement des difficultés à exercer le droit de sortie.

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Historiquement, ce droit de quitter un pays a longtemps été problématique : les États délivraient des ‘visas de sortie’ ou ne délivraient des passeports qu’au comptegoutte (rendant ainsi l’émigration très difficile) ; si ces pratiques existent encore dans certains pays, il est devenu globalement aisé de quitter son pays – ce qui a logiquement déplacé la régulation des flux migratoires des pays de départ vers les pays de destination. Les deux dernières décennies, en particulier, ont vu l’expansion des mesures de contrôle des migrations, notamment (mais pas seulement) dans les pays développés. S’il n’est pas sûr que ces politiques produisent l’effet escompté, il est certain qu’elles ont des conséquences indirectes nombreuses et tragiques : outre la prise de risques de la part des migrants voyageant sans autorisation, on peut également citer le développement du business des passeurs, la précarité des conditions de vie et de travail des immigrés en situation irrégulière et, surtout, la diffusion de l’idée que les migrants sont une menace dont il faut se prémunir. Dans ce contexte, comment penser l’ouverture des frontières ? Est-elle aujourd’hui une folie dangereuse, un idéal louable mais utopique ou une option à considérer sérieusement ?

Comment justifier la fermeture des frontières ? Dans un monde où existent d’importants écarts de niveaux de vie, la fermeture des frontières des pays développés s’apparente à un refus de partager leurs richesses avec les pays moins avancés. Tant que perdurera le sous-développement de régions entières

de la planète, les justifications morales des contrôles aux frontières buteront sur les inégalités entre pays et l’extrême pauvreté de certains d’entre eux. Un argument fréquent à cet égard est que seul le développement permettra de remédier à ce problème : plutôt que d’ouvrir les frontières, il conviendrait de soutenir le développement des pays émetteurs de migrants, unique stratégie de long terme pour réduire les inégalités. On ne peut nier la nécessité d’accroître l’aide au développement. Seulement, quel que soit le consensus autour de cet argument, il semble peu probable que les écarts de richesse se réduisent dans un avenir proche. De plus, le développement, loin de réduire la pression migratoire, peut s’accompagner d’une émigration importante : les pays d’Europe du Sud, par exemple, ont connu un développement massif durant les décennies qui ont suivi la seconde Guerre mondiale. Pourtant, des millions de leurs ressortissants sont dans le même temps partis à l’étranger. Aujourd’hui, un pays comme le Mexique connaît un développement supérieur à celui de beaucoup d’autres pays d’Amérique latine, sans pour autant que ne cesse l’émigration vers les États-Unis. De façon au moins temporaire, développement et émigration sont complémentaires et il est illusoire d’espérer tarir rapidement les flux actuels en développant les pays d’origine des migrants. Ce ne sont pas seulement les inégalités entre pays que la fermeture des frontières entretient, mais également celles entre individus. La mobilité est un privilège inégalement réparti entre les êtres humains : les citoyens des pays développés peuvent voyager et s’installer presque partout dans


le monde, tandis que les autres sont tributaires de la délivrance de visas et de permis de séjour. La nationalité est de ce point de vue un privilège de naissance qu’il est difficile de justifier. De même, les travailleurs qualifiés bénéficient aujourd’hui d’un degré de mobilité très supérieur à celui de leurs compatriotes non qualifiés. À l’époque des Trente Glorieuses, à l’inverse, les travailleurs non qualifiés étaient privilégiés. Le traitement des migrants est ainsi différencié en fonction de leurs compétences : les États sélectionnent les migrants “utiles” et rejettent les autres, sans qu’il soit possible d’opérer une distinction nette entre préférence et discrimination.

L’économie de la libre circulation L’ouverture des frontières compte parmi ses partisans un certain nombre d’économistes, selon lesquels la libre circulation des personnes permettrait une meilleure répartition du travail et augmenterait par conséquent le PIB mondial. Elle redistribuerait également les richesses au niveau mondial, ce qui conduirait à une réduction des inégalités et, à terme, à la suppression des incitations à migrer. En matière de développement et de réduction de la pauvreté, une libéralisation des flux migratoires, même mineure, générerait donc des gains supérieurs à ceux promis par le libre-échange. On peut objecter que ce nivellement de la distribution des richesses se ferait par le bas et que, si l’ouverture des frontières peut augmenter la richesse globale, elle n’en ferait pas moins des gagnants et des perdants : les migrations qualifiées bénéficient davantage aux pays de destination qu’aux pays d’origine ; le regroupement familial est

important pour les migrants mais souvent peu utile pour l’économie des pays hôtes et la protection des droits des migrants peut nuire à leur contribution économique. Même la définition du seul intérêt du pays de destination est difficile : les migrants non qualifiés peuvent par exemple provoquer un effet de redistribution qui avantage les classes moyennes et supérieures au détriment des plus modestes. Aucune politique migratoire ne peut profiter à tous et, en l’absence d’intérêts économiques convergents, des choix doivent être opérés sur la base de considérations sociales et politiques. Mais on ne peut contester l’exception que représentent les flux migratoires à l’heure de la mondialisation économique : s’il existe un relatif consensus entre États pour lever les entraves aux flux de capitaux, d’informations ou de services et pour tendre vers davantage de libre-échange, les migrants et les réfugiés sont catégoriquement exclus de ce processus. Le Mexique et les ÉtatsUnis, liés par un accord de libre-échange, sont ainsi séparés par une frontière militarisée.

Ouverture des frontières et cohésion sociale Si on peut dégager des arguments éthiques et économiques en faveur de la libre circulation, son impact sur la cohésion sociale et sur le mode de fonctionnement des sociétés hôtes demeure problématique. L’intégration parfois difficile des immigrés, ainsi que leur relation avec les nationaux, sont par exemple des arguments souvent utilisés pour justifier une immigration contrôlée. De ce point de vue, l’ouverture des frontières pourrait accroître ces tensions, en particu-

lier sur le marché du travail, ce qui alimenterait la xénophobie et favoriserait les formations politiques populistes. Autrement dit, si les États ne contrôlent pas eux-mêmes l’immigration, la population s’en chargera en rejetant les étrangers et, paradoxalement, la fermeture des frontières serait une condition de la tolérance vis-à-vis des immigrés. À l’inverse, il faut souligner que des politiques migratoires restrictives sèment le doute sur la légitimité de la présence des migrants, qu’ils soient en situation régulière ou non, nourrissant indirectement leur rejet et durcissant les clivages internes aux sociétés d’accueil. Le débat sur l’ouverture des frontières fait souvent l’impasse sur la place des immigrés dans les sociétés de destination : on peut certes les laisser entrer, mais quel statut social et politique, quels droits et quel accès à la citoyenneté leur donner ? Il paraît évident que chacun doit jouir des droits humains fondamentaux, afin d’éviter une pression vers le bas sur le bien-être de tous. Mais politiquement, si l’absence de participation des migrants aux affaires publiques les contraint à obéir à des lois et des gouvernements sur lesquels ils n’ont aucune prise, leur plein accès à l’ensemble des droits politiques donnerait aux derniers arrivés la même influence qu’aux nationaux – situation qui, selon certains, menacerait la légitimité et les principes des institutions démocratiques. Un autre enjeu de taille concerne l’impact de la libre circulation sur les mécanismes de l’État providence. L’ouverture des frontières apparaît en effet difficile à concilier avec le principe de fermeture qui caractérise les régimes de retraite et de protection sociale,

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au sein desquels les personnes s’engagent durablement dans une collectivité et bénéficient en retour de sa protection, sur la base d’un sentiment d’identité commune qui pourrait être remis en question par la libre circulation. Cela pose problème. Non seulement parce que l’État providence est un acquis social déjà menacé, mais aussi parce que l’incorporation de nouveaux venus exigerait précisément des mécanismes de solidarité collective. Il faut cependant rappeler que l’immigration est une nécessité face au vieillissement des populations occidentales et qu’elle n’est pas le principal défi pour l’État providence – plus fortement menacé par d’autres facteurs (chômage, évolutions démographiques, politiques économiques, etc.). Ces questions se posent aujourd’hui déjà à tous les pays d’immigration et seraient exacerbées par un régime de libre circulation. Certes, même sans restriction de mobilité, les migrants pourraient s’établir durablement dans un pays donné et en devenir peut-être citoyens. Mais que faire dans des situations où les nations accueillent temporairement un grand nombre d’étrangers ? Une réponse possible consiste à dissocier citoyenneté et nationalité : la forme classique de la citoyenneté, selon laquelle l’appartenance à la communauté et les droits reposent sur la nationalité, est inadaptée dans un monde de mobilité croissante. La citoyenneté devrait donc être fondée sur la résidence dans le territoire d’un État. De plus, on pourrait envisager une acquisition graduelle des droits : les droits fondamentaux seraient disponibles dès l’entrée sur un territoire, mais les autres droits s’obtiendraient au fur et à mesure du séjour. De sorte que les migrants durablement instal-

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lés jouiraient de davantage de droits que les nouveaux venus. L’existence de tels seuils éviterait la logique binaire de l’exclusion, selon laquelle les individus ont soit tous les droits soit aucun, tout en permettant une forte mobilité et en prenant en compte les réticences des nationaux à partager leurs privilèges. En l’absence de tels dispositifs, les migrants seraient certes libres de franchir les frontières géographiques entre États, mais ils pourraient être tenus à l’écart des institutions, de la vie sociale et des décisions politiques des sociétés de résidence. Il faudrait alors parler de déplacement, plutôt que d’ouverture, des frontières. Il faut noter que cette analyse repose sur l’hypothèse d’une forte augmentation des flux migratoires en cas de levée des restrictions. Si ce scénario – souvent invoqué pour rejeter l’ouverture des frontières – est possible, il n’est peut-être pas le plus plausible : l’idée selon laquelle tous les habitants des pays pauvres souhaitent émigrer vers les pays riches est contestable. Elle n’a d’ailleurs pas été validée par l’histoire de l’UE au cours de laquelle chaque élargissement (au Sud, puis à l’Est) s’est accompagné de peurs infondées de flux migratoires massifs. De plus, les contrôles n’empêchent pas les migrations clandestines et l’ouverture des frontières aurait peu d’impact sur les migrants qui quittent leur pays sans autorisation. Elle ne ferait que réduire les dangers et la vulnérabilité auxquels ils sont exposés. En limitant la possibilité de circuler, les contrôles incitent également les migrants à s’installer de manière permanente.

Repenser les politiques migratoires Le contexte actuel – inquiet, répressif et sécuritaire – semble peu propice à l’ouverture des frontières. Pourtant, c’est peut-être dans ces périodes troublées que des nouvelles manières de penser peuvent émerger. Un droit à la mobilité, s’il n’est pas réalisable dans l’immédiat, est à cet égard une manière de reconsidérer les prémices des politiques migratoires contemporaines, notamment la logique selon laquelle la fermeture est la règle et l’ouverture l’exception. Les frontières ont toujours joué un rôle symbolique important dans les fondements de l’identité collective et de l’autorité nationale et il est utile de projeter une lumière critique sur des postulats rarement remis en question. Beaucoup demeureront convaincus que la libre circulation est vouée à rester une utopie. Mais c’est oublier que les utopies d’aujourd’hui sont peut-être les réalités de demain. D’autres objecteront que les défis extrêmement complexes posés par les flux migratoires ne sauraient être résolus par une mesure aussi simple et naïve que l’ouverture des frontières. Mais il est tout aussi naïf de penser que de petites modifications au système actuel permettront de trouver des solutions justes et durables aux dilemmes soulevés par la mobilité humaine.


Par le CIRE

Coordination et initiatives pour réfugiés et étrangers

Pourquoi

nous sommes pour

la liberté de circulation et d’installation Dans une brève analyse publiée à l’occasion de ses soixante ans, le CIRÉ livrait l’état de sa réflexion en faveur d’une liberté de circulation et d’installation et s’engageait à contribuer activement au processus intellectuel, politique et juridique qui y mènera. Cette prise de position a été officiellement adoptée par le Conseil d’administration du CIRÉ en juin 2013. E C H OS N ° 9 5

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Convaincus que… La dignité humaine et les droits qui en découlent doivent-être reconnus et assurés à tous. Les revenus, les richesses et de manière générale tout ce dont chacun a besoin pour vivre dignement – en ce compris les droits – doivent être répartis de manière égalitaire. Chacun doit avoir un accès garanti à un niveau de vie minimal le plus élevé possible, le mot “minimal” devant être entendu comme voulant dire “en-dessous duquel on ne peut descendre”. L’accès de chacun à une vie digne ne doit pas être entravé par des facteurs sur lesquels la personne n’a pas – ou a peu – de prise, dont le fait d’être née dans un pays plutôt qu’un autre. Les étrangers ne sont pas par essence différents des nationaux.

Dans le monde actuel...

Les capitaux circulent de plus en plus librement, les marchandises sont de plus en plus affranchies des barrières douanières, les services sont de plus en plus indépendants des territoires nationaux. Les richesses sont réparties de manières inégalitaires entre pays et individus, les libertés et droits fondamentaux des groupes et personnes ne sont pas garantis et protégés partout de la même manière, les guerres et conflits touchent certaines zones plus que d’autres, les catastrophes écologiques et environnementales préjudicient principalement certaines régions.

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Face à cela, de nombreux êtres humains n’ont d’autre choix que de se déplacer. La majorité de ces mouvements migratoires touchent des pays aux ressources limités, les personnes qui peuvent se déplacer dans le monde sont celles qui disposent d’un capital (financier et culturel) important. La politique migratoire actuelle répond à des logiques contraires aux principes permettant le respect de la dignité des personnes et l’égalité entre les êtres humains. La politique des visas est d’emblée discriminatoire en accordant à certains le droit de circuler librement et pas à d’autres sur des critères plus que discutables. L’approche répressive et policière des migrations (amalgamée à la criminalité internationale et au terrorisme) est fondée sur le déni des motivations qui mettent en mouvement celles et ceux qui quittent leur région d’origine. De surcroît, elle établit une césure radicale et arbitraire entre migrants réguliers et irréguliers : or ce sont souvent les mêmes personnes qui, selon les moments, arrivent ou non à faire valoir leurs droits. Ainsi, au nom de la lutte contre l’immigration illégale et de la logique du soupçon, les administrations publiques créent bien plus la clandestinité qu’elles ne cherchent réellement à la réduire, favorisant ainsi l’exploitation et l’exclusion. Ces politiques, certes profitables à quelques secteurs économiques, ont des conséquences indirectes nombreuses et tragiques (migrant·e·s mort·e·s en mer, renvois forcés, enfermement pour des périodes de plus en plus longues, mauvais traitements, exploitation, exclusion, coût

humain et psychologique inestimable) et semblent ne devoir connaître aucune limite (systématisation de la répression, augmentation des contrôles au faciès et usage de la force, fichage accru, encouragement à la délation, etc.). Elle contribue également à l’enrichissement illicite de réseaux de passeurs et d’employeurs peu scrupuleux. Cette approche répressive nuit tout particulièrement aux migrant·e·s mais touche aussi l’ensemble de la population : toutes celles et ceux soupçonnés d’être potentiellement des étrangers en situation irrégulière, celles et ceux qui leur apportent un soutien, vivent à leur côté, envisagent de fonder une famille avec un étranger ou une étrangère. Surtout, les méthodes de contrôle mises en place pour contrôler les migrations sont un élément important d’une conception antidémocratique, techniciste et paranoïaque de la sécurité. Elle participe de la légitimation d’un ordre social, économique et culturel basé sur la domination, l’inégalité et la manipulation, en ce, notamment, qu’elle crée une classe de personnes – les migrants – qui sert de boucs émissaires. Elle participe de l’affaiblissement général des droits et acquis sociaux. Dans cette même logique, le système de protection internationale est lui aussi mis à mal : les demandeurs d’asile – s’ils parviennent un jour sur le territoire – rencontrent de plus en plus en plus de difficultés pour déposer une demande de protection, ne bénéficient plus de conditions matérielles d’accueil décentes, voire sont enfermés dans des centres s’appa-


rentant à de véritables prisons. Surtout, si le droit international oblige les États à prendre en considération la demande de protection de tout demandeur d’asile qui arrive sur son territoire, encore faudrait-il que ces personnes puissent auparavant quitter leur propre pays et traverser des frontières.

La liberté de circulation comme outil de changement Nous prenons acte de ce que la littérature économique arrive à la conclusion générale que l’impact des migrations sur les grandes variables économiques (revenu national, taux de chômage, niveaux des rémunérations, finances publiques, sécurité sociale) tend à être positif mais de faible ampleur. Nous estimons en outre qu’il n’y a pas de société saine sans solidarité et que cette dernière est incompatible avec le fait d’en exclure des groupes sociaux quels qu’ils soient au motif qu’ils y font appel. En conséquence, nous estimons que l’impact des migrations sur l’économie et sur la sécurité sociale ne peut, à lui seul, servir d’argument pour ou contre une plus grande ouverture aux migrations. Toute politique migratoire ne dépassant pas la distinction entre migration régulière et migration irrégulière resterait basée sur l’arbitraire, l’exclusion et l’inégalité et aurait comme conséquences inévitables la mise en péril des droits fondamentaux et du droit d’asile, la précarisation des migrants et la détérioration des liens sociaux. Nous considérons donc que cette distinction doit être abandonnée et que l’égalité doit être au centre de la définition de la politique migratoire, cette dernière devant

être fondée sur cette notion et conçue de manière à la renforcer.

et ne protégerait pas les migrants contre l’irrégularité.

Nous appelons donc à l’instauration d’une liberté de circulation qui soit basée sur l’égalité effective des droits, en ce compris sociaux, économiques et culturels, et qui soit complétée par l’instauration d’une liberté d’installation. Ces réformes concernent à nos yeux toutes les personnes désireuses de séjourner, ou séjournant, sur le territoire de l’Union européenne dans le but d’y vivre, d’y travailler et pour certains d’entre eux d’y trouver une protection internationale.

C’est pourquoi, nous estimons que, partant d’un régime de libre circulation, il est important de viser à instaurer un régime de libre installation.

Nous considérons que la liberté de circulation – définie comme le droit de circuler à fin de court séjour – est le moyen le plus adéquat, si ce n’est le seul, de garantir le droit de demander l’asile et empêcher le refoulement, d’éviter les morts aux frontières, de lutter contre le trafic et la traite des êtres humains, de mieux respecter les droits fondamentaux et d’éviter le développement de dispositifs liberticides et meurtriers. La libre circulation, pour autant qu’elle soit accompagnée des mesures appropriées, est de nature à permettre une meilleure gestion des migrations et de l’intégration des migrants, car non basée sur l’illusion du contrôle et sur l’exclusion. Mais instaurer la liberté de circulation sans instaurer la liberté d’installation équivaudrait à ne pas supprimer réellement la distinction entre migrants réguliers et migrants irréguliers. Cela apporterait certes de notables améliorations, notamment en termes de sécurité et de droits des migrants, mais conserverait l’inégalité au centre même de la politique migratoire

Cependant, la liberté de circulation, prise isolément ou dans un cadre inadéquat, peut s’avérer un outil de précarisation et se retourner contre les objectifs et valeurs de dignité et d’égalité que nous défendons. Elle peut contribuer à l’affaiblissement du droit du travail et des droits sociaux et économiques en général en favorisant le dumping social. C’est pourquoi, nous appelons à ce que l’instauration de la liberté de circulation soit précédée d’avancées notables en matière de garantie d’accès égal et effectif des nationaux, des Européens et des migrants aux droits sociaux et économiques et d’application plus efficace et uniforme du droit du travail. C’est pourquoi, également, nous appelons à une unification vers le haut des statuts des travailleurs nationaux, européens et migrants et des droits dont ils jouissent et à une politique visant à une meilleure application de ces droits. La mise en œuvre de ce qui précède ne peut pas avoir pour conséquence de précariser d’avantage les migrants. Cela implique notamment – que les étrangers bénéficient d’un accès au marché du travail salarié et indépendant dans les mêmes conditions que les travailleurs nationaux, – que les inspections sur le lieu de travail soient complètement séparées de toute

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fonction relative au contrôle des migrations et en particulier que les agents des services d’immigration en soient absents et que le rôle des forces de l’ordre qui y participent se limite expressément à la sécurité des biens et personnes présents, – que les travailleurs aient, quel que soit leur statut ou leur situation administrative, accès à des moyens effectifs de faire valoir leurs droits et en particulier, d’une part, que des pare-feu soient mis en place afin que les travailleurs migrants faisant valoir leurs droits, par exemple en matière de travail, n’aient pas à craindre, ce faisant, d’être détenus en centre fermé ou expulsés, et, d’autre part, que leur séjour soit adéquatement protégé en cas de litige, – que le fait de perdre son emploi ne soit pas, en soi, un motif suffisant pour perdre son titre de séjour, – que le travail sans autorisation ne soit plus considéré comme une atteinte à l’ordre public.

ou donneurs d’ordres. Un tel lien n’est en outre pas nécessaire pour garantir que les migrations ne sollicitent pas exagérément les finances publiques, d’une part, pour les raisons évoquées plus haut en matière de contribution générale des migrants à l’économie et, d’autre part, parce que des politiques plus respectueuses des droits, et portant par exemple sur l’intégration professionnelle, la reconnaissance des diplômes, la protection de la rémunération, l’accès au marché du travail et autres, peuvent offrir cette garantie.

La liste ci-dessus ne se veut pas exhaustive. De manière générale, nous appelons à ce que l’amélioration de l’égalité entre migrants, citoyens de l’Union européenne et nationaux se déroule selon une logique et un calendrier de nature à assurer une amélioration générale et effective des droits et en particulier de ceux des migrants.

Nous estimons de la plus haute importance de définir un cadre de politique générale, tant au niveau européen que national, apte à permettre de gérer au mieux les conséquences, tant bénéfiques que problématiques, des migrations, à instaurer un dialogue franc et ouvert sur ces questions et notamment à garantir que les libertés de circulation et d’installation soient des options réalistes et contribuent à une amélioration générale, non seulement pour les migrants, mais aussi pour les communautés d’origine et d’accueil. Un tel cadre devra tenir compte du rôle joué actuellement par le travail informel et précarisé des migrants comme

Nous estimons que lier le droit de séjour à la condition de travail contribue à la précarisation des personnes migrantes et à l’abaissement général des normes en ce que cela pousse ces personnes à la docilité à l’égard de leurs employeurs

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Nous sommes conscients que le présent texte laisse en suspend de nombreuses questions. Sa seule fonction est de poser quelques principes de base et de servir de jalon dans un processus intellectuel et politique de plus grande ampleur, visant à en définir et à en mettre en œuvre les modalités concrètes. La liberté de circulation est ici considérée comme un outil de changement social au profit d’un modèle de société plus juste et plus équitable.

élément structurel de notre économie et viser à mettre en place les mesures utiles pour que les besoins légitimes actuellement satisfaits par le truchement de la précarisation des migrants le soient par des voies respectueuses de leurs droits. Il devra également apporter des réponses à la question de l’accès à la sécurité sociale des personnes exerçant le droit de libre circulation. Nous nous engageons à contribuer activement à ce processus intellectuel, politique et juridique.


Par Jean BRICMONT

essayiste, auteur e.a. de Impérialisme humanitaire. Droits de l’homme, droit d’ingérence, droit du plus fort ? (Aden, 2005) et La République des censeurs, (L’Herne, 2014).

Du bon et du mauvais usage

des utopies “généreuses”

Lors de son premier voyage aux États-Unis, Deng Xiaoping a rencontré le président américain Jimmy Carter qui, en bon droit-de-l’hommiste, lui a demandé de laisser les citoyens chinois sortir librement de Chine, ce qu’ils ne pouvaient pas faire à l’époque. Certes, lui aurait répondu Deng, combien de Chinois voulez-vous ? Dix millions ? Cette réplique a eu au moins pour effet de mettre fin aux élans humanistes de Carter. E C H OS N ° 9 5

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C

e que les élites occidentales veulent quand elles parlent de liberté de circulation des personnes, c’est, d’une part, opérer un “pillage des cerveaux” venus de pays pauvres pour compenser les effets de l’effondrement de nos systèmes d’enseignement, d’autre part importer une main d’œuvre peu qualifiée en nombre suffisant pour faire pression sur les salaires. Un nombre suffisant, mais contrôlé, de façon à ne pas provoquer de réactions trop violentes de la part des populations autochtones. La proposition de Bruxelles Laïque, si je la comprends bien, c’est de vraiment faire venir dix millions de Chinois aux États-Unis ou en Europe. Dix millions ? Pourquoi si peu, pourquoi pas cinquante ou cent millions ? Idem pour les Indiens, les Africains etc. On me répondra qu’ils ne viendraient pas en si grand nombre ou retourneraient vite dans leur pays d’origine s’ils étaient libres de circuler. Il faut ne jamais avoir visité le tiers monde pour croire ce genre de choses. Là, des milliards de gens pleureraient pour ne serait-ce que “faire nos poubelles” et seraient très heureux de travailler dix heures par jour, sept jours sur sept, dans des conditions d’exploitation que nous jugerions “inacceptables” plutôt que de croupir dans d’immenses bidonvilles en survivant, quand ils y arrivent, dans l’économie informelle. S’ils venaient, il faudrait évidemment leur “accorder des droits” et leur “fournir du travail”. Et comment faire si ce n’est en les mettant directement en concurrence avec les travailleurs “privilégiés” de nos pays (c’est-à-dire non réduits à la misère

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noire qui règne dans le tiers monde et qui régnait ici dans le passé) ? Lors des événements d’Occupy Wall Street, deux revendications ont été mises en avant : interdictions des délocalisations mais aussi des expulsions de clandestins, ce qui, en pratique, se rapproche fort de la proposition de “frontières ouvertes”. Un petit malin a fait observer que, faire venir des gens aux États-Unis pour y travailler dans les conditions du tiers monde (la motivation des délocalisations étant pour les patrons de profiter de ces conditions), revenait au même que délocaliser et, en fait, serait même moins coûteux pour les capitalistes. Toute la contradiction de l’idéologie de la gauche contemporaine qui est à la fois contre le libre échange et pour la liberté de circulation des individus était révélée par cette remarque. Par ailleurs, peut-on sérieusement croire qu’un afflux massif de travailleurs taillables et corvéables à merci provoquerait autre chose qu’un sursaut nationaliste dans nos pays qui mènerait rapidement l’extrême-droite au pouvoir ? Laquelle mettrait immédiatement fin à cet afflux et restreindrait l’immigration encore plus qu’elle ne l’est aujourd’hui. Toute proposition, aussi apparemment généreuse soit-elle, dont la mise en pratique mènerait à son annulation quasi-immédiate est auto-contradictoire et ne peut pas être prise au sérieux. S’il est nécessaire de se convaincre de l’irréalisme de l’idée d’ouverture des frontières, il suffit de penser aux réactions extrêmement hostiles que provoque l’arrivée

récente d’un nombre en fait assez restreint de réfugiés. Peut-on croire que les gens qui refusent cette arrivée accueilleraient à bras ouverts des dizaines de millions de travailleurs pauvres ? Face à ce refus massif de toute nouvelle immigration, même indirecte sous la forme de réfugiés, les partisans de l’ouverture des frontières ont deux stratégies à leur disposition : essayer de forcer cette ouverture en invoquant de grands principes juridiques, comme les Droits de l’Homme, ou diverses conventions internationales. Le résultat le plus probable de cette stratégie sera le rejet de ces grands principes par les populations hostiles à l’immigration : il est toujours possible de sortir de conventions juridiques supranationales. L’autre tactique, c’est d’essayer de convaincre les populations rétives à l’immigration de changer d’avis. Il y a deux arguments qui sont utilisés à cette fin : d’abord l’argument selon lequel les migrations ont toujours existé et sont “bonnes pour l’économie”. Les migrations ont certes toujours existé mais dans un monde moins peuplé et avec une mobilité bien moins grande. De plus, les migrants intra-européens partageaient la même religion que les habitants des pays où ils arrivaient, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Et les gens qui croient que la coexistence entre adhérents de différentes religions est facile (quand ces religions sont prises au sérieux, ce qui est le cas pour beaucoup de musulmans, contrairement aux chrétiens “modernes”) devraient aller faire un stage au Moyen-Orient. Dire que quelque chose est “bonne pour l’économie” revient à faire fi de la lutte des


classes. Celle-ci oppose aujourd’hui en partie les gagnants et les perdants de la mondialisation. Les gagnants ont intérêt à l’ouverture des frontières, à la fois pour obtenir des marchandises bon marchés produites ailleurs et bénéficier des services fournis par la main d’œuvre immigrée. Ce qui fait que toute une petite bourgeoisie intellectuelle qui est (pour le moment) encore financée par l’État, les universitaires par exemple, est en général très favorable à cette ouverture des frontières. Mais pour ceux parmi les autochtones qui n’ont d’autres possibilités pour vivre que de produire ces biens et fournir ces services, l’ouverture des frontières est une véritable mise à mort. Et il ne faut pas oublier que, comme toute lutte de classes, les perdants sont plus nombreux que les gagnants ; c’est la révolte des perdants qui constitue aujourd’hui la nouvelle “révolte des masses”, dont la victoire de Trump, le Brexit ou les succès des mouvements populistes en Europe ne sont qu’un signe avant-coureur. Le deuxième argument utilisé par ceux qui veulent convaincre les sceptiques de l’immigration heureuse, c’est la culpabilité : “nous” devons les accueillir parce “nous” avons fait la guerre dans ces pays ou les avons exploité à l’époque coloniale ou encore aujourd’hui. Toute la question est de savoir qui est le “nous”. Pour ce qui est de l’exploitation à l’époque coloniale, elle n’a pas été faite par “nous” mais par nos ancêtres et pas n’importe lesquels : beaucoup de citoyens actuels

avaient des ancêtres paysans ou mineurs à cette époque : de quoi sont-ils coupables ? Pour ce qui est de l’action actuelle des “multinationales” dans les pays du Sud, c’est une question plus compliquée, mais de nouveau il y a une question de classe : tout le monde n’est pas actionnaire de ces multinationales. En fait, une bonne partie de la critique classique duc colonialisme et de l’impérialisme, loin de se fonder sur une culpabilisation généralisée des populations des pays du Nord, soulignait combien les politiques impérialistes étaient contraires aux intérêts bien compris de ces populations, ne serait-ce qu’à cause des coûts gigantesques qu’elle entraînent. Pour ce qui est des guerres récentes, elles sont presque entièrement dues à l’idéologie de l’ingérence humanitaire qui est une idéologie d’élites mondialistes face à laquelle le peuple a en réalité très peu voix au chapitre, tant le discours médiatique est monopolisé par les partisans du mondialisme. Remarquons au passage la proximité entre le discours d’ouverture des frontières et celui qui justifie les guerres humanitaires. En effet, si les frontières et donc les États nations doivent disparaître, comment assurer un minimum de stabilité dans le monde et éviter la guerre de tous contre tous (ce que les États modernes arrivent plus ou moins à faire) ? En envoyant l’armée américaine bombarder les méchants, pardi ! Et c’est exactement cette “solution” qui a créé la situation catastrophique dans laquelle nous sommes, provoquant un chaos global, qu’une ouverture plus grande des frontières ne ferait qu’aggraver. On pourrait me rétorquer que mon atti-

tude, comme celle de la majorité de nos concitoyens, est égoïste et indifférente aux souffrances des populations du Sud. Mais des “solutions” qui ne provoqueraient que le chaos et des réactions violentes à leur encontre ne sont pas des solutions mais simplement des proclamations de bonnes intentions et la mise en avant de sa propre supériorité morale supposément internationaliste. La même chose est vraie pour le droit d’ingérence humanitaire, une autre idée “altruiste” et “internationaliste” aux conséquences désastreuses. Que les principaux problèmes du monde résident dans le Sud, avec la pauvreté qui y règne et les guerres qui y font rage n’est pas contestable. De même, le fait d’être né dans nos pays est immense privilège, uniquement dû aux hasards de la naissance. Mais peut-on suggérer que la seule façon que nous ayons de contribuer un tant soi peu à alléger les misères dans les pays du Sud consiste à revenir aux formules de la vieille gauche, pré-droit-de-l’hommiste : respect de la souveraineté des États, ce qui implique à la fois le rejet des guerres humanitaires et le droit des peuples européens au contrôle de leurs frontières, coexistence pacifique entre systèmes sociaux différents, c’est-à-dire le contraire de l’imposition de la “démocratie” par la force, et coopération entre états souverains. La proposition d’ouverture maximale des frontières, si elle était réalisée, même en partie, ne ferait qu’aiguiser la haine entre les peuples du Nord et du Sud, haine qui prend déjà des proportions inquiétantes et rendrait cette coopération impossible, ce qui illustre une fois de plus l’adage selon lequel “le mieux est l’ennemi du bien”.

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Par El Mouhoub MOUHOUD

Professeur d’économie à l’Université Paris Dauphine, directeur du Groupement de recherche international DREEM (Développement des recherches économiques euro-méditerranéennes) du CNRS

Migrations, marché mondial du travail et fuite des cerveauX 1

Le phénomène des migrations internationales est l’objet de paradoxes majeurs dont le traitement politique a des effets socioéconomiques préjudiciables non seulement

pour les migrants mais aussi pour les pays de départ et les sociétés réceptrices. Il importe de cesser les litanies

sur le co-développement ou la libéralisation commerciale pour avancer des alternatives politiques basées sur une vision réaliste et documentée des circulations migratoires. 18 ECHOS

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Trois paradoxes ou contradictions peuvent être soulignés. Le premier est inhérent au processus de mondialisation lui-même. D’une part, les migrations internationales sont l’instrument d’insertion le plus dynamique des pays du Sud. Si on compare par exemple les migrations internationales à l’investissement direct étranger, aux mouvements de capitaux à court terme, aux circulations des technologies et connaissances ou encore au commerce tout simplement, on constate que ce sont les pays du Sud qui vivent davantage des effets des migrations, en particulier des transferts d’argent des migrants, lesquels représentent à peu près trois fois l’aide publique au développement. Ce sont eux qui, à court et à long terme, sont au premier plan de l’accueil de ces capitaux. Cela représente par exemple structurellement 10 % du PIB au Maroc, 12 % au Mali, 18 % aux Philippines, près de 30 % au Salvador. Toute une série de pays en développement vivent ainsi des transferts d’argent effectués par les migrants, alors que, dans le même temps, les investissements directs étrangers, les capitaux à court terme sont extrêmement volatiles et les marginalisent. Mais, d’autre part, les migrations internationales constituent la composante de la mondialisation la plus restreinte dans sa liberté de circulation. Le deuxième paradoxe, c’est que, contrairement à une idée répandue, mais qui ne vient pas cette fois-ci du grand public – il y a des idées mauvaises qui viennent du grand public mais il y a aussi des idées mauvaises qui viennent par exemple des théories économiques –, il ne suffit pas d’ouvrir les frontières pour les échanges

commerciaux ou de créer des accords de libre-échange avec les pays de départ, pour réduire l’incitation à émigrer. Cette idée s’inspire de la théorie économique du commerce international qui considère que la mobilité des marchandises (c’est-à-dire la suppression des droits de douane, des frontières pour le commerce de biens et services) constitue un substitut à la mobilité des facteurs de production, c’est-àdire à la mobilité du travail. Le travail serait utilisé à ce moment-là dans les pays de départ et n’aurait pas besoin d’émigrer. Il ne s’agit pas seulement d’une idée théorique, modélisée d’ailleurs par des auteurs comme Robert Mundell (prix Nobel d’économie), mais d’une analyse qui a également beaucoup inspiré les politiques des pays de l’OCDE depuis la fermeture prétendue des frontières au milieu des années 1970. En fait, cette idée est tout simplement infirmée par les faits. De nombreux travaux d’économistes le montrent grâce à l’utilisation de bases de données, d’enquêtes, etc. Il existe en réalité une relation de complémentarité entre l’ouverture commerciale, la mondialisation en général, et les migrations internationales. Plus vous mondialisez les échanges de biens et de capitaux, plus les migrants peuvent partir. L’ouverture commerciale ou la libéralisation des échanges de marchandises provoque d’abord un accroissement des migrations internationales parce que les gens ont des possibilités de partir, tout simplement. Il serait temps de cesser les sempiternelles litanies consistant à clamer qu’il suffirait de faire du codéveloppement et de libéraliser les échanges pour que les émigrés

ne partent pas de chez eux. Car, contrairement à une idée bien reçue et partagée par beaucoup – à gauche comme à droite, et c’est le troisième paradoxe, les pays de l’OCDE ne reçoivent pas “toute la misère du monde”. Lorsque l’on mesure le taux d’expatriation ou d’émigration en rapportant très simplement le nombre d’émigrants à la population du pays de départ, on obtient une courbe en cloche. Si l’on place en ordonnée le taux d’émigration ou d’expatriation et en abscisse le PIB relatif par tête du pays concerné par rapport à celui des États-Unis, on observe que plus le pays est pauvre, plus son taux d’expatriation est faible ; plus il approche d’un stade de développement relativement intermédiaire, plus son taux d’expatriation va atteindre un maximum. Lorsque le PIB du pays se rapproche de celui des pays développés, il évolue comme le Portugal et l’Espagne par exemple, son taux d’expatriation baisse et il devient ainsi un pays d’immigration. Penser que nous recevons la misère du monde est donc erroné car les migrants des pays du Sud les plus pauvres sont ceux qui ont le plus de mal à partir, alors que ceux qui ont le plus de facilité à le faire, c’est bien connu, ce sont les migrants des pays à revenu intermédiaire. Mais là où le bât blesse encore davantage, c’est lorsque l’on décompose ce taux d’émigration par niveau de qualification, parce qu’on obtient le schéma suivant : plus un pays est pauvre, plus son taux d’expatriation de qualifiés va augmenter jusqu’à atteindre des niveaux astronomiques. Quelques exemples : Haïti a un taux d’expatriation de qualifiés de 83 %,

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la Sierra Leone de 51 %, le Laos de 37 %, la Guyane de 88 %, le Vietnam de 26 %, l’Ouganda de 34 %, le Mexique de 15 %. Et la Chine, l’Inde et le Brésil, ainsi que la plupart des pays à revenu intermédiaire, ne présentent des taux d’expatriation de qualifiés que de 4 à 5 %. Par comparaison, le taux de la France est inférieur à 1 %. Ce qui signifie que plus un pays est pauvre, plus il va participer à la division internationale du travail en donnant au marché mondial ses qualifiés, ses cerveaux, sans qu’il y ait en retour la moindre compensation et sans que cette compensation ne soit vraiment discutée.

pour plusieurs raisons. D’abord parce que les pays de départ connaissent souvent un taux de chômage élevé parmi les diplômés. Ces derniers ne peuvent donc que gagner à partir. Ensuite, parce que les migrants qualifiés vont transférer de l’argent, qu’il va y avoir des retours de compétences, bref que les diasporas vont participer au développement des pays de départ. Il serait donc utile, d’une certaine manière, de promouvoir ces migrations à condition que les migrants concernés bénéficient d’un statut et d’une liberté de circulation complète. Mais à partir d’un taux d’expatriation de

Une sélection aux conséquences 15-20 %, la situation devient absolument dramatiques dramatique pour les pays de départ, qui Cette situation inéquitable pour les pays du Sud est aggravée par la mise en œuvre de politiques d’immigration sélectives. Ces politiques dangereuses sont pourtant celles qui se mettent en place en Europe et en particulier en France. Quels sont les effets de cette fuite des cerveaux sur les pays de départ ? À partir de quel moment cela devient-il dramatique ? Sur la base de quelques résultats de recherche intéressants pour le débat public2, on peut aujourd’hui avancer que c’est à partir de 15-20 % de taux d’expatriation de qualifiés d’un pays donné que l’effet sur le pays de départ est catastrophique, en termes de croissance, de développement, etc. En dessous de 15-20 %, le phénomène peut avoir des effets positifs. La fuite des cerveaux (ou brain drain), peut en effet avoir des effets bénéfiques et apporter un gain (un brain gain), pour les pays d’origine des migrants. Et ceci,

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sont en général des pays pauvres. Or, dans ces pays-là, le taux d’expatriation de qualifiés est souvent compris entre 30 et 80 %. Donc non seulement nous ne recevons pas toute la misère du monde, mais nous recevons les plus qualifiés des migrants. Pourtant, cela ne se voit pas, car il n’y a pas de relation évidente entre le niveau de compétence des gens et les catégories socioprofessionnelles qu’ils occupent. Toutes les enquêtes qui ont été faites, à Sangatte3 ou ailleurs, montrent que parmi les migrants et les exilés, nombreux sont ceux qui possèdent des diplômes de niveau élevé, mais cette qualification n’est ni visible ni revendiquée parce que les gens ne parlent pas la langue ou parce qu’ils sont mis dans des situations de clandestinité. Ils sont d’emblée considérés comme non qualifiés. Le statut juridique provoque en fait un déclassement des migrants sur le marché du travail. Ce gaspillage des cerveaux (brain waste), représente une perte non seulement pour

les gens eux-mêmes, mais aussi pour le pays d’accueil qui les “utilise”. Au total, il est important de bien considérer que nous avons affaire à un phénomène complexe qui est variable selon les pays. On ne peut systématiquement parler de pillage des cerveaux sans regarder, au cas par cas, quels sont les pays de départ qui subissent le plus de préjudice. Des projections à 2050 permettent d’avoir une idée de l’impact d’une politique sélective d’immigration fondée sur les qualifications ou sur les métiers. Elles résonnent comme une alerte : si, dans un pays comme la France, compte tenu de la nature et de l’histoire de son modèle d’immigration, vous continuez à conduire des politiques sélectives, vous n’allez pas affecter les pays qui bénéficient aujourd’hui de la fuite des cerveaux – la Chine, l’Inde, des pays qui ont des taux d’expatriation de qualifiés raisonnables – mais ceux qui ont déjà des taux d’expatriation critiques. Ce premier aspect plaide en faveur d’une vision réaliste de la place des migrations internationales dans la mondialisation, qui décompose les situations des pays d’origine et les situations des pays d’accueil, et qui documente de manière correcte les choses pour pouvoir ensuite faire des propositions qui ne soient pas trop englobantes, mais puissent répondre à des besoins différents.

L’ouverture totale des frontières Quels seraient les effets de l’ouverture totale des frontières sur l’économie mondiale et le marché du travail. Tout d’abord, il faut préciser qu’il n’y a pas de marché mondial du travail. Peut-être est-il en


constitution, mais aujourd’hui, tel qu’on peut le mesurer, il n’existe pas. En d’autres termes, les migrations ne permettent pas d’ajuster les marchés du travail des pays de départ et ceux des pays d’accueil. Il y aurait un marché mondial des travailleurs qualifiés comme des non qualifiés si l’émigration jouait un rôle rééquilibrant des différences sur le marché du travail, c’est-àdire si elle pouvait ajuster les besoins de main-d’œuvre dans un pays et compenser de ce fait le taux de chômage élevé dans un autre pays. Or, la littérature montre bien que les migrations ne jouent pas ce rôle. Bien au contraire, l’émigration ne réduit souvent pas le chômage dans les pays de départ et a un effet positif avéré dans les pays d’accueil, en particulier pour ce qui concerne les migrations de qualifiés. Le chômage des pays d’émigration ne baisse pas lorsque les migrants partent et les pays d’accueil ne voient pas nécessairement les pénuries de main-d’œuvre, lorsqu’elles existent, diminuer avec l’immigration. Les salaires des travailleurs des pays d’accueil du Nord ne sont pas nécessairement tirés vers le bas. Les migrants ne vont pas se délocaliser dans les pays d’accueil en fonction des seules variables du marché du travail. Bien sûr, l’essentiel de leur motivation est de trouver un emploi, une vie meilleure. Mais on constate qu’ils ne vont pas forcément là où ils auraient aimé aller d’un point de vue rationnel, parce que les coûts de mobilité sont parfois prohibitifs et que vont jouer à ce moment-là d’autres variables, ce que nous appelons les effets de réseau, que connaissent bien les organisations d’aide

aux migrants, et qui sont souvent des réseaux familiaux, communautaires, de villages, etc. Les coûts d’insertion, les coûts de mobilité sont alors réduits grâce à ces effets de réseau. Dès lors, les migrants ne vont pas nécessairement là où se trouveraient les besoins de main-d’œuvre ou des salaires plus élevés. Cette complexité des migrations internationales dans la mondialisation et le rôle ambigu qu’elles jouent dans le fonctionnement des marchés du travail rendent souvent inefficaces, sans même invoquer les problèmes d’équité, les politiques d’immigration menées en Europe par exemple. On constate que la politique européenne d’immigration se réduit à ses aspects purement restrictifs et répressifs et qu’en dehors de ce rôle “policier”, il n’y a pas véritablement de politique “commune” d’immigration. Les besoins de main-d’œuvre dans les domaines de la construction, du tourisme, de l’agriculture et dans les secteurs à fort contenu en travail concurrencé par les pays à bas salaires coexistent avec des besoins sectoriels dans quelques branches de haute technologie. Ainsi, en France par exemple, les politiques sélectives d’immigration mises en place n’atteignent guère leur objectif en termes d’attractivité des compétences. Au contraire, la France continue à attirer des gens qui ont besoin des effets de réseau. Et les plus qualifiés, les plus compétents d’Afrique du Nord, des pays du sud de la Méditerranée, partent vers les États-Unis et le Canada qui leur offrent des conditions meilleures en termes de perspectives d’insertion et de citoyenneté.

Pour conclure, quels seraient les effets d’une libre circulation des travailleurs du point de vue des politiques économiques, en particulier des statuts économiques ? Si on libéralisait totalement les flux, il y aurait fatalement une augmentation de ces flux. Cette augmentation ne correspondrait pas nécessairement à un afflux massif, à une “pression massive”. En effet, comme on l’a vu tout à l’heure, cette augmentation viendrait plutôt des pays à revenu intermédiaire que des pays pauvres, car les coûts de mobilité seraient toujours aussi élevés pour ces derniers. On obtiendrait donc quelque chose de pernicieux à savoir que même si l’on ne mettait pas en place des politiques sélectives, même si l’on envoyait un signal d’ouverture aux migrants potentiels, quel que soit le niveau de qualification ou le niveau social, il se produirait un effet d’autosélection, comme on l’observe aujourd’hui. Si l’on en restait uniquement à une notion de circulation et si l’on ne mettait pas l’accent sur la question de l’égalité des droits, de la citoyenneté immédiate, les effets pervers de la segmentation du marché du travail se durciraient : précarisation croissante des migrants qualifiés ou non qualifiés, sous-rémunération et déclassement, discriminations salariales accrues sur le marché du travail en faveur des insiders et au détriment des outsiders ou des couches périphériques.

Des mesures d’accompagnement d’une libre circulation Deux propositions peuvent être faites à cet égard. La première rejoint la question de la régularisation, tout en allant plus loin.

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La régularisation est en effet absolument essentielle et semble bien plus efficace que la politique actuelle d’immigration sélective. Mais cette régularisation doit être accompagnée de programmes de formation, de reclassement, de systèmes de reconnaissance des diplômes sur le marché du travail, sinon il y a un véritable gaspillage des cerveaux. Dans ce cas, c’est du gagnant-gagnant à la fois pour le pays d’accueil et pour les migrants. La priorité, avant le slogan de la libre circulation, c’est la régularisation-reclassement. La deuxième proposition concerne la mise en place d’une taxe Baghwati. Nous avons montré que, paradoxalement, les pays du Sud s’insèrent principalement dans la mondialisation par les migrations internationales, en particulier la migration de personnes qualifiées, en dépit des restrictions considérables qui pèsent sur la mobilité du travail. La fuite des cerveaux tend à s’accélérer et à handicaper durement le développement des pays les plus pauvres. Il y a donc un partage tout à fait inéquitable des fruits de la fuite des cerveaux. Pour lutter contre ces effets pervers, des propositions ont été avancées, dès les années 1970, afin de mettre en place une taxe sur le brain drain, prélevée sur les migrants ayant un haut niveau d’éducation et de qualification4. Cette taxe a pour objectif de décourager le brain drain et de répartir les coûts de l’éducation entre les pays du Nord et ceux du Sud. Les deux auteurs proposaient en 1976 que les revenus de cet impôt soient versés à des fonds des Nations unies et destinés à financer les programmes d’éducation et de développement des pays du Sud.

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Cette proposition reste largement d’actualité. Il convient cependant de plutôt taxer les pays d’accueil que les migrants euxmêmes5, c’est-à-dire de prélever cette taxe sur les États des pays qui bénéficient de l’arrivée de migrants qualifiés et de la reverser aux pays d’origine concernés par la fuite des cerveaux. Un autre problème relatif aux bénéfices non partagés du brain drain concerne le retour des compétences des migrants qualifiés dans leur pays d’origine. Les politiques d’aide au retour des migrants se révèlent inefficaces. Peu d’entre eux regagnent leur pays d’origine, et ceux qui le font sont les moins qualifiés. Il est donc impossible de faire bénéficier les pays du Sud des compétences des migrants qualifiés. Il serait dès lors judicieux d’accorder une liberté complète de circulation des compétences avec un statut à long terme, et non un statut précaire. Car les travaux montrent que les migrants qualifiés reviennent plus difficilement dans leur pays d’origine et n’y développent pas d’activités lorsqu’ils ont des statuts juridiques précaires dans les pays d’accueil. En revanche, la liberté de circulation que permet par exemple la double nationalité, est un facteur important de coopération des diasporas avec les pays d’origine. Au total, les pays du Nord comme ceux du Sud gagneraient à une plus grande liberté de circulation des compétences et des personnes.

NDLR : Cet article qui fait référence en matière d’analyse économique de l’impact d’une libre circulation sur les pays du Sud a d’abord paru sous le titre “Économie mondiale et circulations migratoires” dans l’ouvrage collectif Liberté de circulation : un droit, quelles politiques ? (collection “Penser l’immigration autrement” du GISTI (Groupe d’information et de soutien des immigré·es), Paris, 2011). Il a été republié par le CETRI dans la revue Alternatives Sud (Volume 222015/1) sous le titre “Migrations internationales : paradoxes et impasses des politiques” (pp. 33-44). Nous remercions le CETRI de nous avoir transmis le texte et l’auteur de nous autoriser à le republier partiellement. Le titre et les intertitres sont de la rédaction. 2 De Foort C., Migrations de qualifiés et capital humain : Nouveaux enseignements tirés d’une base de données en panel, thèse de doctorat de sciences économiques, Université de Lille 2, 2007. 3 Laacher S., Après Sangatte. Nouvelles immigrations. Nouveaux enjeux, Paris, La Dispute, 2002. 4 Bhagwati J. N. et Hamada K., “The brain drain, international integration of markets for professionals and unemployment: A Theoretical Analysis”, Journal of Development Economics, 1974, n° 1. 5 En effet, dans l’approche de Bhagwati, l’idée sous-jacente est que le capital humain a un coût social pour le pays d’origine du migrant, mais que le bénéfice est privé, car il profiterait seulement au migrant qualifié. Or, le capital humain a un effet positif pour la collectivité dans le pays d’accueil qui en bénéficie et un effet négatif pour la collectivité du pays d’origine. 1


Par Laurent BOUTON chercheur qualifié FNRS et professeur d’économie à l’ULB Michel BEINE professeur d’économie internationale à l’Université du Luxembourg Quentin DAVIDmaître de conférence au LEM de l’Université de Lille

L’impact économique des migrants sur le pays d’accueil

L’arrivée de vagues de réfugiés qui fuyaient les guerres du Moyen-Orient au cours de l’été dernier a suscité des questions essentielles quant à notre capacité à accueillir ces réfugiés de manière décente (ailleurs que dans un camp provisoire monté dans un parc), mais surtout

sur les conséquences de cet accueil à court, moyen et long terme. Dans cet article, nous

analysons la question de l’impact économique des migrations sans en distinguer les causes et origines.

Traditionnellement, ce sont les conséquences de l’arrivée de migrants sur le marché du

travail qui sont traitées par les économistes. C’est ce que nous commencerons par faire. Mais il est aussi important d’aborder les effets plus diffus que cet accueil peut avoir sur l’État providence : l’assurance chômage, les pensions, les soins de santé, etc. Pour finir, nous aborderons les conséquences politiques que cet accueil peut avoir.

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Migration et marché du travail L’évaluation de l’impact de l’immigration sur la situation des travailleurs nationaux en matière d’emploi a donné lieu à de très nombreuses analyses académiques dans de nombreux pays. Ce type d’analyse est la pierre angulaire de la recherche en matière d’analyse économique de l’immigration. Elle a divisé les économistes et le débat est loin d’être clos. Nous pouvons dégager deux visions opposées. L’une est relativement négative alors que l’autre est plus positive. La vision la plus négative insiste sur la détérioration du bien-être des populations nationales en augmentant la concurrence sur le marché du travail, réduisant les salaires et donc la qualité de vie des autochtones. Le chef de file emblématique de ce courant est l’économiste George Borjas de Harvard. En entrant en concurrence avec les travailleurs nationaux, les immigrants pousseraient soit le chômage de ces travailleurs à la hausse, soit mettrait une pression à la baisse sur leurs salaires et leurs conditions de travail. Cette vision se base sur l’idée que le nombre d’emplois disponibles dans le pays est un stock qui n’évolue pas ou peu et que les travailleurs immigrés et nationaux sont substituts. L’arrivée de nouveaux travailleurs signifierait donc plus de compétition pour un nombre limité de places. Sans avoir une vision angélique, d’autres économistes comme David Card de UCLA ou Giovanni Peri de UC Davis ont une vision beaucoup moins négative de l’immigration qu’ils considèrent à la fois comme une source de défis, mais aussi

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(et surtout) comme une source d’opportunités. Selon eux, le nombre d’emplois n’est pas limité. Lorsqu’il y a plus de travailleurs, le nombre d’emplois augmente et il n’est pas évident qu’une augmentation du nombre de travailleurs soit associée à une augmentation du chômage, en tous cas pas à moyen terme. De plus, l’arrivée de migrants peut satisfaire une demande de travail qui ne parvient pas à trouver des travailleurs nationaux, et ainsi être bénéfique pour l’économie dans son ensemble. C’est généralement le cas des emplois pénibles, pas suffisamment rémunérés ou socialement dévalorisés. Ce l’est cependant aussi pour des migrants peu qualifiés mais qui disposent de compétences spécifiques. Ces derniers peuvent compenser un manque ou une absence de ces compétences au sein de la population nationale (comme dans le secteur de la construction, par exemple). Comment réconcilier ces opinions au premier abord opposées ? L’élément clef pour comprendre l’impact de l’immigration sur différentes catégories de travailleurs est celle de la complémentarité des migrants avec les travailleurs nationaux ou de leur substituabilité. En cas de complémentarité, l’impact est positif. En cas de substituabilité, il est négatif. Tout dépend donc des caractéristiques jointes des migrants et des travailleurs nationaux. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire de considérer séparément les conséquences de l’immigration peu ou pas qualifiée de celle de travailleurs plus qualifiés. Lorsqu’on compare les effets positifs et négatifs de l’arrivée de migrants peu qualifiés sur les travailleurs nationaux, on

trouve généralement un effet très modeste sur les salaires et le chômage des travailleurs ayant des compétences proches de celles des migrants. Certaines études ne trouvent pas d’effets, et même quand des effets négatifs sont avancés, ils restent très limités. Pour les études qui trouvent un effet significatif, c’est en général le risque de chômage des travailleurs nationaux les moins qualifiés qui augmente. Paradoxalement, ces “perdants” sont souvent les migrants de la génération précédente. Il existe aussi des effets indirects plus difficiles à mettre en évidence. Il a été récemment montré que l’arrivée de migrants peu qualifiés peut pousser les travailleurs nationaux vers des emplois plus qualifiés, nécessitant par exemple des compétences de communication et de synthèse dont ne jouissent pas les travailleurs étrangers fraîchement arrivés. Certains économistes avancent aussi qu’en disposant d’une main d’œuvre plus conséquente, les firmes peuvent rapatrier des activités qui avaient dû auparavant être délocalisées à l’étranger. De manière générale, pour les employeurs, les éventuelles baisses de salaire et l’enrichissement de l’éventail des compétences disponibles sont évidemment positifs. Un autre effet indirect concerne l’impact de la consommation des migrants sur l’économie (ils doivent aussi se nourrir, se loger, se vêtir, se divertir, etc.). Cette consommation additionnelle a pour effet d’augmenter la demande pour différents biens et services et donc l’emploi et les salaires dans toute une série de secteurs de production. Ces effets indirects sont très difficiles à mesurer et quantifier.


Mais, au total, il n’est pas déraisonnable de penser que l’effet au pire légèrement négatif sur les salaires et le chômage de certains travailleurs (à compétences similaires), devrait être largement compensé par les autres effets positifs (direct sur les employeurs, et indirects sur le reste de l’économie). L’immigration des travailleurs les plus qualifiés a un effet clairement positif pour le pays d’accueil en raison de l’effet de complémentarité qui est beaucoup plus prononcé entre les nationaux et les migrants qualifiés que chez les travailleurs moins qualifiés. Cela signifie que ces migrants entrent peu en compétition avec les nationaux qualifiés, mais ils contribuent à créer de la richesse et de l’emploi à travers, notamment, la création d’entreprises profitables pour lesquelles de la main d’œuvre sera nécessaire. L’addition des effets indirects susmentionnés ne fait que renforcer la conclusion que l’immigration dite qualifiée est désirable d’un point de vue économique.

Migration et Welfare state Dans le cas des réfugiés et des migrants peu qualifiés, une autre question qu’il faut se poser a trait aux conséquences sur l’État providence. Quelles conséquences pour le budget de l’État, la sécurité sociale et les pensions ? Pour répondre à ces questions, il est nécessaire d’aborder le problème à différentes échéances : à court, moyen et long terme. À court terme, il faut consentir à des dépenses publiques pour accueillir ces migrants. Idéalement, il faut déployer des

structures pour les aider à trouver leur place sur le marché du travail et, plus généralement, dans notre société le plus rapidement possible : cours de langue, encadrement social, scolarisation des enfants, etc. Les études montrent en effet que l’intégration des migrants les moins qualifiés sur le marché du travail prend un certain temps1. Il est donc raisonnable de penser qu’une amélioration de la qualité de ces structures d’accueil pourrait réduire ce temps d’adaptation. A l’instar d’autres pays européens, les finances publiques belges étant au plus mal, ces investissements sont politiquement difficiles. À moyen terme, une fois suffisamment intégrés sur le marché du travail, l’effet net sur les finances publiques dépend très fortement du profil des migrants. S’ils sont jeunes et en bonne santé, l’on peut s’attendre à ce qu’ils aient une contribution nette positive au financement de l’État providence : ils paient des taxes mais reposent moins sur les services publics que la population belge, vieillissante.

l’état, à long terme. Un rajeunissement de la population par l’immigration pourrait changer la donne. Des études basées sur les principes de la comptabilité générationnelle évaluent l’impact fiscal global de l’immigration, en tenant compte des effets à court, moyen et long terme. Elles suggèrent un effet global légèrement positif des migrants sur le budget de l’État. Néanmoins, ces conclusions doivent être prises avec des pincettes car elles dépendent très fortement des spécificités du pays d’accueil (p.ex. le système de taxation, la générosité et les règles d’éligibilités aux programmes de l’État providence, la flexibilité du marché du travail, les structures d’accueil des migrants) et de celles des migrants. Ne disposant pas d’une étude de ce type pour le cas belge, nous ne pouvons que spéculer sur l’effet fiscal global sur les comptes de l’État belge.

Impacts économiques consécutifs aux conséquences politiques de ces migrations À long terme, il faut s’attendre à observer un impact positif sur le financement des pensions. La structure démographique des migrants permet de compenser (partiellement) le vieillissement de la population. Déjà un rapport de 2011 du Comité d’étude sur le vieillissement estimait que l’augmentation des flux migratoires était à l’origine d’une réduction du coût du vieillissement. Des conclusions similaires ont été dressées par des économistes pour d’autres pays européens. Il est assez clair que le système de pensions par répartition qui préside aujourd’hui dans de nombreux pays européens n’est pas soutenable, en

La migration, et en particulier l’augmentation des flux migratoires, génère des réactions souvent négatives parmi les autochtones. Comment expliquer ces réactions alors que nous avons insisté sur le fait que les effets économiques de l’immigration penchaient plus du côté positif ? On peut avancer trois explications complémentaires. Premièrement, la connaissance du phénomène de l’immigration demeure insuffisante. La majorité de la population ignore non seulement les effets économiques E C H OS N ° 9 5

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globaux de l’immigration, mais surestime souvent l’intensité de l’immigration. Dans la plupart des pays développés, les enquêtes auprès de la population montrent que les gens interrogés surestiment très largement la proportion réelle d’immigrés dans leur propre pays, parfois d’un facteur de trois ou quatre. Deuxièmement, il est clair que les effets économiques sont hétérogènes selon les caractéristiques des travailleurs natifs. Ceux qui sont les plus susceptibles d’être les perdants de l’immigration, les travailleurs non qualifiés, seront souvent ceux les plus enclins à manifester publiquement. Ceux qui gagnent à l’immigration demeurent plutôt silencieux. C’est une constatation qui s’applique à d’autres phénomènes de globalisation, tels que la libéralisation du commerce. Enfin, contrairement au commerce, l’immigration inclut une composante autre qu’économique. On connaît l’adage “nous avons importé des travailleurs et nous avons reçu des hommes”. L’immigration accroît l’hétérogénéité ethnique et sociale alors que les êtres humains ont une préférence pour l’homogénéité. L’attitude en faveur ou contre l’immigration se forme à la fois sur base des effets économiques mais aussi culturels de l’immigration.

Conclusions La littérature économique suggère un effet global positif de l’immigration sur l’économie du pays d’accueil. Mais un effet globalement positif n’implique pas qu’il soit positif pour tout le monde. Pour les travailleurs les moins qualifiés qui ont des

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compétences très similaires à celles des migrants, l’effet peut être négatif. Il est néanmoins crucial de comprendre que cette conclusion dépend des structures d’accueil des migrants et du processus d’intégration qui prévalait au moment où ces études ont été réalisées. Si d’éventuelles réactions négatives de la population amenaient à une détérioration du niveau et de la rapidité d’intégration des migrants sur le marché du travail et dans notre société, l’effet économique global de l’immigration pourrait évoluer. Il serait probablement plus positif si leur accueil et intégration étaient améliorés, mais pourrait devenir négatif si ces structures sont inadaptées ou s’ils ne sont pas correctement intégrés par les autochtones sur le marché du travail et dans l’ensemble des structures de l’économie. Si l’hostilité de la population d’accueil s’accroit avec les flux migratoires, ce qui semble être le cas, il est possible que les conséquences économiques de la migration deviennent négatives. Dès lors, il est crucial que les politiques migratoires prennent en compte, au moins en partie, les conséquences politiques de la migration afin de s’assurer que les structures d’accueil et d’intégration (formelles et informelles) restent suffisamment efficaces. En d’autres termes, il n’est pas suffisant de se baser sur les résultats d’études passées pour considérer que l’impact économique des migrations à venir sera positif. Si la hausse des flux migratoires s’accompagne de réactions de plus en plus négatives de la part de la population d’accueil, cet impact pourrait devenir négatif. Les politiques migratoires doivent

donc prendre en compte les réactions (parfois hostiles) de la population d’accueil. Pour que l’impact global des migrations reste positif, il peut être nécessaire d’accompagner la population d’accueil en améliorant sa compréhension du phénomène et de ses conséquences, mais aussi en offrant des compensations aux travailleurs nationaux qui seraient négativement affectés. Si de telles mesures ne sont pas suffisantes, il peut aussi être nécessaire de limiter la taille des flux migratoires pour les conserver à un niveau qui soit soutenable à moyen terme. Pour mesurer l’intégration sur le marché du travail, les études comparent les taux de participation, d’emploi et les salaires obtenus par les migrants à ceux des natifs. L’intégration sur le marché du travail est considérée faite une fois que les taux de participation et d’emploi ainsi que les salaires des deux groupes sont suffisamment similaires (à compétences égales).

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Par Carlo CALDARINI

administrateur de Bruxelles Laïque

Charge déraisonnable Parfois certains chiffres valent plus que des longs discours. Entre 2008

et 2016, 12 000 citoyens de l’UE se sont vu délivrer un ordre de quitter le

territoire de la Belgique. En d’autres mots, ils se sont fait expulser, pour des raisons dites “économiques”. Ils constitueraient, selon les autorités de notre pays, une “charge déraisonnable” pour le système d’assistance sociale.

L’Europe de la libre circulation des travailleurs n’existera pleinement que lorsqu’elle disposera d’une sécurité sociale unifiée et de normes sociales

harmonisées. C’est à partir de là que la mobilité des travailleurs cessera d’avoir des effets directs sur la rentabilité du capital.

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Entre 2011 et 2016, environ 12 000 citoyens de l’UE se sont vu délivrer un ordre de quitter le territoire de la Belgique. En d’autres termes, ils se sont fait expulser par le même Office des étrangers devant lequel font habituellement la file des demandeurs d’asile et personnes sans papiers. Et non pas pour avoir enfreint la loi, mais pour des raisons dites “économiques”2. Ils étaient 2 042 en 2014, 1 702 en 2015 et 720 pour les six premiers mois de 2016 (Figure 1). Selon les autorités belges, ils constitueraient, tous, une “charge déraisonnable” pour ce pays de onze millions d’habitants, qui abrite entre autres la capitale de l’Europe. Les arguments juridiques à la base de ces expulsions sont nombreux et trop complexes pour les exposer ici3. Mais nous pouvons pédagogiquement les réduire à deux catégories principales : ceux qui malgré leur carte d’identité européenne se font expulser sont pour la plupart soit des personnes que l’État belge considère comme ne disposant pas de “ressources économiques suffisantes”, soit des chercheurs d’emploi de qui on exige la preuve palpable “d’avoir la chance réelle d’en trouver un” dans un délai relativement court. Il s’agit, pour la plupart, de bénéficiaires d’une aide sociale et de chômeurs indemnisés ayant travaillé moins d’un an en Belgique4. Ceux qui ont la chance d’avoir un emploi en ces temps de crise, eux, sont par contre mieux protégés par la législation de l’UE qui, pour encourager la “libre circulation de la main-d’œuvre”, en interdit en principe l’expulsion. Et pourtant, en

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Belgique les travailleurs n’échappent pas tous à l’artillerie de l’Office des étrangers, surtout lorsqu’il s’agit de petits indépendants, artistes, intérimaires ou frontaliers. Même s’ils ne demandent aucune aide à l’État, celui-ci redoute qu’un jour ces travailleurs étrangers puissent bien y prétendre, faute de revenus plus consistants et stables. S’agissant en somme de travailleurs pauvres, mieux vaut toujours prévenir que guérir.

Il était une fois l’Europe 25 septembre 1958. Le traité de Rome instituant la CEE n’était en vigueur que depuis quelques mois à peine, et seulement les langues officielles et le statut des fonctionnaires avaient été jusque-là établis. De concert avec leurs homologues des cinq autres pays fondateurs, les représentants gouvernementaux de la Belgique souscrivirent ce jour-là leur premier acte véritablement politique : un règlement contraignant, concernant la sécurité sociale des travailleurs migrants, dont le principe de base était l’interdiction de toute discrimi-

nation vis-à-vis des travailleurs ressortissants d’un autre État membre, dans le but de ne pas créer d’obstacle ou de dissuasion à leur libre circulation. Fut ainsi mis concrètement en place la première des quatre libertés de circulation (des travailleurs, des marchandises, des services et des capitaux), qui devint de ce fait un des piliers du nouveau marché commun. Des pays comme la Belgique, alors en pénurie de main-d’œuvre, en ont bénéficié largement. Aujourd’hui, la liberté de circulation dont nous, les citoyens européens, disposons assure une double fonction : socioéconomique (la régulation du marché du travail) et politique (l’affirmation de la citoyenneté européenne). Ces deux fonctions ayant toujours marché sur deux voies bien distinctes, la circulation des personnes est à nos jours celle des quatre libertés qui est la moins bien assurée. Et la plus malmenée, aussi, certains États membres, comme le Royaume-

FIGURE 1 : NOMBRE DE CITOYENS EXPULSÉS DE BELGIQUE ENTRE 2008 ET 2015

Figure réalisée par l’Auteur à partir de données de l’Office des Étrangers (http://bit.ly/1vHzUyt)


Uni, la Belgique et l’Allemagne, ouvrant en ce sens la marche. Concernant la Belgique, la Commission européenne nous avait déjà mis en demeure en 2013, pour le non-respect des règles en matière de libre circulation. Mais ceci n’a eu comme résultat qu’une diminution du nombre d’expulsions, sans que la pratique ne soit véritablement remise en question (Figure 1). Associé au destin de milliers de citoyens européens, le terme “expulsion” prouve que le risque n’est pas limité aux “autres”. Bien au contraire, personne n’est à l’abri aujourd’hui des nationalismes et des xénophobies. Offusqués par les milliers d’autres migrants qui chaque jour risquent leur vie à travers le monde, et rassurés par la pauvreté des plus pauvres, qui nous permettent – au bout du compte – de garder notre place dans l’échelle sociale, nous les Européens nous nous croyons plutôt à l’abri. Mais non, cela nous concerne tous. Même les plus de 500 000 Belges vivant actuellement à l’étranger ne sont pas vaccinés contre d’éventuelles expulsions. Le Brexit nous en fournira probablement bientôt la preuve.

Un mécanisme bien plus étendu et tentaculaire Oui, c’est assez choquant en somme. Et pourtant cette masse d’Européens chassée de notre pays, ce n’est qu’un épiphénomène, la manifestation d’un mécanisme bien plus étendu et tentaculaire, qui ne se limite pas à l’éloignement concret de

la personne par rapport à son terrain de vie. L’éloignement se concrétise aussi par rapport à nos droits fondamentaux, par une sorte de découplage entre travail et protection sociale, ou entre citoyenneté et libertés. En juillet 2016, pour donner un exemple, le secrétaire d’État à l’Asile et la Migration Theo Francken (N-VA) a annoncé son projet de refuser dorénavant l’accès au revenu d’intégration sociale (RIS) aux citoyens européens, “afin d’éviter les abus”5. Si un Européen veut rester plus de trois mois en Belgique, il doit travailler, prouver qu’il a des chances réelles de trouver un emploi dans les six mois, ou disposer de ressources financières suffisantes. Lorsqu’il touche un revenu d’intégration sociale durant trois mois d’affilée, il devient automatiquement une “charge déraisonnable” et il doit être donc “éloigné”. Peu importe qu’aujourd’hui même le travail ne met plus à l’abri de la pauvreté. Ou qu’en Belgique la durée moyenne d’inoccupation est de plus de six mois pour 80% des demandeurs d’emploi, y compris les ressortissants nationaux. Et peu importe aussi que, selon le droit européen, un ressortissant d’un autre État membre ne doive jamais être traité différemment des ressortissants nationaux6. Le secrétaire d’État “veut révolutionner ce système”, indique son cabinet : il serait pour “une approche préventive”. Voilà, c’est justement ça : il veut prévenir. Si le refus du RIS reste pour le moment au stade de menace, un changement important est passé inaperçu, concernant la

prise en compte des périodes de travail accomplies à l’étranger. Selon les accords en vigueur au sein de l’UE, si vous avez travaillé dans plusieurs États membres et que vous perdez à un certain moment votre emploi, vous devez aller réclamer vos allocations de chômage à l’État de votre dernier emploi. Et dans le calcul de vos prestations, l’institution compétente de cet État (l’Onem pour la Belgique) doit tenir compte de toutes vos périodes de travail, “comme s’il s’agissait de périodes accomplies sous la législation nationale qu’elle applique” (Règlement (CE) n° 883/2004). En d’autres mots, un jour, un mois ou un an de travail presté en Espagne, en Italie ou en Pologne, doivent être incontestablement considérés équivalents à un jour, un mois ou un an de travail presté en Belgique ou dans tout autre pays de l’UE. C’est cette règle, d’ailleurs, qui a permis en 1958 la création et la mise en place de la libre circulation, faisant en sorte que les travailleurs migrants “ne subissent pas de réduction du montant des prestations de sécurité sociale du fait qu’ils ont exercé leur droit à la libre circulation” (Cour de justice de l’UE). Eh bien, chez nous cette règle n’est plus d’application, l’État belge l’ayant unilatéralement rayée de sa propre législation sociale. Depuis le 1er octobre 2016, les périodes de travail effectuées à l’étranger peuvent uniquement être prises en compte si elles sont suivies d’au moins trois mois de travail en Belgique. Ainsi formulé, ce n’est pas choquant. Et pourtant c’est une bombe à retardement jetée aux pieds de la libre circulation des travailleurs.

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Imaginez par exemple un citoyen européen – belge ou non belge, peu importe – ayant travaillé et cotisé dix ans en Espagne, en Allemagne ou en France. Imaginez que ce citoyen reste à un certain moment au chômage en Belgique, après y avoir travaillé deux mois à peine. Selon les règles européennes, ce travailleur doit pouvoir réclamer ses allocations de chômage en Belgique, où l’on doit tenir compte de la totalité de ses dix ans de travail et d’assurance. Selon la nouvelle règle belge, ce travailleur n’a droit à rien pour le moment, ni en Belgique ni ailleurs. Peu importe que l’allocation de chômage soit une prestation assurantielle, dont le droit découle des cotisations versées par la personne, et pas une aide sociale payée par la fiscalité générale : ce citoyen sera dorénavant exclu de la sécurité sociale, du seul fait d’avoir exercé son droit à la libre circulation.

Pour en finir avec le “tourisme social” Ces citoyens étrangers constitueraient en somme un fardeau insupportable, raison pour laquelle le moment serait venu de dire stop au “tourisme social”. Tourisme social, avez-vous dit. Et quand pour attirer des Italiens, Marocains et Turcs dans les mines, la Fédération du Charbon tirait parti des taux de salaires, allocations, pensions et congés offerts en Belgique, n’était-ce pas du tourisme social ? Cela étant, les chiffres disent que les citoyens “mobiles” (synonyme politiquement correct de migrants, réservé aux européens) sont des “contributeurs nets” au régime de protection sociale du pays

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d’accueil, et non une “charge”. C’est-àdire qu’ils paient davantage de taxes et de cotisations de sécurité sociale qu’ils ne reçoivent de prestations. Ce point de vue est corroboré par des données communiquées par les États membres à la Commission européenne, montrant que les citoyens de l’UE ne recourent pas plus largement aux prestations sociales que les ressortissants de leur pays d’accueil. La Belgique n’a pas été en mesure de fournir ces informations, mais aux Pays-Bas, pour donner un exemple, le pourcentage de ressortissants UE bénéficiaires de prestations sociales (1,8%) est inférieur à celui de ressortissants UE dans la population nationale (2,3%)7.

par an pour un ménage né à l’étranger, 9 159 € pour un ménage né dans le pays, et 16 830 € pour un ménage mixte.

Les chiffres de l’OCDE sont à ce propos encore plus précis8 : la totalité des contributions versées par les ménages issus de l’immigration (impôts et cotisations sociales) est supérieure à celle des prestations qu’ils perçoivent, dans la quasi-totalité des pays OCDE.

Le mouvement naturel de populations, des pays où les systèmes de protection sociale sont moins avancés vers les pays où ceux-ci sont plus développés, est qualifié aujourd’hui de “tourisme social”. Et, pourtant, ce phénomène se résume facilement, lui aussi, à quelques chiffres, aussi simples que loquaces : pour financer son assurance-chômage, la Belgique investit en une année l’équivalent de 1050 € par

En Belgique (Tableau 1), cette “contribution nette” est en moyenne de 5 560 €

En conclusion, ces mesures restrictives de la liberté de circulation apportent-elles de l’oxygène à l’économie belge, que ce soit à court, moyen ou long terme ? Sont-elles en mesure de redynamiser notre marché de l’emploi ou rapporter de l’argent dans les caisses de notre sécurité sociale ? Détrompons-nous. Poser la question de l’efficacité de ces mesures, c’est être hors sujet : en réalité, ce qui compte, ce n’est pas l’effet des mesures, mais l’effet de l’annonce de ces mesures sur les perceptions du grand public.

TABLEAU 1 : CONTRIBUTION NETTE ANNUELLE DE MÉNAGES ISSUS DE L’IMMIGRATION EN BELGIQUE*


habitant, et l’Italie moins de la moitié : 450 €. En Roumanie et en Bulgarie, cet investissement ne touche même pas le seuil de 80 € par habitant (tous ces chiffres sont indiqués en parité de pouvoir d’achat). Son revers de la médaille, le “dumping social”, représente, lui, une réelle menace, car le capital cherche à faire de plus en plus de profit en exploitant les différences de rémunérations et de réglementation du travail entre pays, sapant de manière fondamentale les droits des travailleurs, tant étrangers qu’autochtones. Pour revenir aux mêmes exemples, le sa-

laire minimum légal, qui est aujourd’hui de 1500 € en Belgique, est de 235 € à peine en Roumanie et sous la barre de 200 € en Bulgarie. En Italie ce pare-feu légal n’existe même pas. Ce qui est une misère ici est en somme une fortune là-bas. Cette année 2016, la communauté italienne a célébré les septante ans du protocole ”hommes contre charbon » conclu en 1946, présentant son immigration comme un modèle d’intégration particulièrement “réussi”. Eh bien, les Italiens qui venaient travailler dans les mines, étaient-ils plus talentueux que les Belges dans le creu-

sement de la terre ou dans l’extraction du charbon ? Non, ils étaient moins chers. Et ils n’étaient pas syndiqués. L’Europe de la libre circulation des travailleurs n’existera pleinement que lorsqu’elle disposera d’une sécurité sociale unifiée et, plus généralement, de normes sociales homogènes. La liberté migratoire des Européens ne sera vraiment acquise que lorsque leur mobilité cessera d’avoir des effets directs sur la rentabilité du capital.9

récisons tout de suite qu’on parle ici de personnes résidant en Belgique depuis moins de cinq ans. Passé ce délai, tout citoyen UE devrait normalement pouvoir bénéficier d’un titre de séjour P permanent. 2 Les expulsions pour abus et fraudes se limitant à quelques dizaines à peine, l’Office des étrangers ne les inclut même pas dans les mêmes tableaux statistiques. 3 Voir plutôt : Carlo Caldarini, “Belgique. Citoyenneté européenne : de la liberté de circulation à la liberté d’expulsion”, Chronique Internationale de l’IRES, n° 153, mars 2016, pages 3-20 (http://bit.ly/28UpDiU). 4 Selon le droit européen, un citoyen ayant travaillé au moins un an dans son pays d’accueil, devrait pouvoir garder une fois pour toutes son statut de “travailleur”, et par conséquent son droit de séjour. 5 Rtbf, 14 juillet 2016 (http://bit.ly/2fp05Jr). 6 “Toute personne qui réside et se déplace légalement à l’intérieur de l’Union a droit aux prestations de sécurité sociale et aux avantages sociaux, conformément au droit de l’Union et aux législations et pratiques nationales”, art. 34.2 Charte des droits fondamentaux de l’UE. 7 CE, Libre circulation des citoyens de l’Union et des membres de leur famille : cinq actions pour faire la différence, Bruxelles, 2013. 8 OCDE, Perspectives des migrations internationales, 2013. 9 Carlo Caldarini, Henri Goldman, “Quand on expulse des Européens”, La Libre Belgique, 4 mars 2016. 2

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Par Alain DESTEXHE sénateur MR

La libre circulation : Liberté, Egalité, Sécurité La liberté de circulation instaurée dès le Traité de Rome (1957) constitue l’une des quatre

grandes libertés du marché intérieur. Une liberté qui permet aux citoyens de l’Union européenne de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres. Mais qui ne doit et ne peut rester inconditionnelle. Car les risques sécuritaires liés à la liberté de circulation sont bien réels. Les attentats nous ont montré à quel point nos frontières étaient perméables et que “l’Europe forteresse” décrite par certains était davantage une “Europe passoire”.

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Nous verrons que le terrorisme a bénéficié de l’ouverture des frontières européennes et cela notamment grâce à une mauvaise optimisation des outils à notre disposition en matière de sécurité. Par ailleurs, le déni persistant quant à la nécessité de garantir la sécurité des citoyens belges et européens sera abordé ainsi que l’absolue nécessité de le surmonter au vu de l’explosion démographique en cours et à venir.

Les migrants kamikazes L’enquête du journal Le Monde du 13 novembre 2016 – date anniversaire des attentats de Paris – révèle au grand jour les risques sécuritaires liés à la libre circulation : on y apprend que “sous de fausses identités, la plupart des kamikazes ont suivi la route des Balkans jusqu’en Hongrie, plate-forme de transit des réfugiés, avant de rejoindre Bruxelles, base opérationnelle des terroristes”. Pas moins de dix membres de la cellule terroriste à l’origine des attaques de Paris et de Bruxelles ont séjourné ou transité en Hongrie dans la deuxième partie de l’année 2015 en se mêlant à l’afflux de réfugiés. Ces conclusions ont été très peu relayées et discutées. Probablement parce que jusqu’ici les “experts” sollicités par la presse belge et les organismes militants continuaient à propager les incitations au déni en véhiculant des affirmations révélées au grand jour comme fausses et péremptoires. François De Smet, directeur de Myria – le nouveau Centre pour l’égalité des chances1 – affirmait dans la presse que les djihadistes “ne sont pas

des gens qui sont venus en bateau ou en camion” et “pourquoi diable des djihadistes voudraient-ils dissimuler des gens chez des demandeurs d’asile (…) ?” Le Ciré – un lobby pro-réfugiés – avait quant à lui lancé une campagne afin de “déconstruire les préjugés”. Le numéro 9 est formulé comme suit : “parmi les réfugiés, il y a des terroristes et des criminels”. Que devient un préjugé lorsqu’une étude d’un grand journal le transforme en information véridique ? Depuis le 11 septembre, nous avons découvert à quel point si le marché européen permettait aux marchandises, aux services et capitaux de circuler librement, le terrorisme franchissait également presque aussi aisément nos frontières. Ainsi, avec la crise des réfugiés, l’ouverture massive des frontières a permis un “basculement stratégique” de la part de l’État islamique. Il est en effet beaucoup plus difficile de coordonner et d’organiser à distance des attentats massifs que d’envoyer directement de Syrie des combattants entraînés sur place. Or, des attentats tels que ceux de Paris et de Bruxelles ont pour particularité de ne pas avoir impliqué un, deux ou trois individus comme ceux de Charlie Hebdo, du Thalys, de Nice ou du Musée Juif de Bruxelles mais des dizaines de personnes avec chacune un rôle bien précis. Depuis Raqqa, grâce au flot de migrants, des attentats de grande ampleur sont ainsi devenus possibles avec l’envoi de combattants aguerris, capables de déjouer les moyens de surveillance de l’Europe. Nous avons ainsi transformé nos frontières en tapis rouge vers l’Europe. Une Europe qui fut ainsi frappée en plein cœur.

L’insoutenable légèreté de l’Europe face à la menace La perméabilité de nos frontières pose de graves questions. Comment les responsables des attentats de Bruxelles et de Paris ont-ils pu effectuer en toute liberté autant d’allers-retours sans être inquiétés ? Certainement partiellement parce que l’Union européenne a tant tardé à prendre la mesure de la menace terroriste, en témoigne la lenteur avec laquelle elle s’est dotée d’un PNR (Passenger Name Record), une base de données recensant l’identité de tous les passagers des avions circulant dans l’espace européen. Pourtant, l’idée initiale d’un PNR remonte aux attentats du 11 septembre 2001, lorsque les États-Unis demandèrent à l’Europe que leur soient communiquées les données personnelles des passagers des vols transatlantiques. Le parcours législatif du PNR relève de la saga : en février 2011, la Commission européenne envoie sa proposition au Parlement européen. La proposition y transitera ainsi que par la Commission européenne, le Conseil, la Commission LIBE. Elle sera rejetée, amendée, réexaminée, reformulée jusqu’à son adoption…en 2016 ! Il a fallu attendre les piqûres de rappel des attentats pour que ce texte soit finalement adopté. Les risques sécuritaires, à force d’être minimisés, ont conduit à affaiblir considérablement la sécurité des citoyens et à ralentir considérablement la mise en place de mesures pourtant nécessaires. L’Union européenne dispose pourtant d’outils afin de garantir la sécurité de nos frontières extérieures : Europol, Interpol, Frontex, Eurodac, VIS, etc. Mais ces outils sont trop parsemés E C H OS N ° 9 5

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et fonctionnent de manière trop disparate pour être efficaces : un djihadiste fiché par Europol pourrait ainsi parfaitement décliner sa vraie identité et ne pas être reconnu dangereux par Frontex ! Une lenteur et une incapacité à garantir la sécurité des frontières qui poussent les États à vouloir se réapproprier leur politique d’immigration, en témoignent le Brexit et les Eurobaromètres qui montrent que le terrorisme et l’immigration sont deux préoccupations majeures des Européens. Ainsi, on assiste en Belgique et dans d’autres pays européens à un phénomène de ghettoïsation, de communautarisme et de montée du radicalisme. Certains quartiers sont progressivement devenus des zones de non-droit, de grande insécurité pour les citoyens qui y vivent et les commerçants ou professionnels de la santé qui y sont implantés.

Menace terroriste : les yeux grands fermés Pourtant, le déni persiste et le sacro-saint principe de liberté de circulation des individus prime constamment sur la sécurité comme en témoignent les arrêts rendus par la Cour européenne des Droits de l’Homme à Strasbourg. En vertu de la portée extensive de l’article 3 relatif aux traitement inhumains et dégradants, les États ne sont désormais plus à même d’extrader un individu, y compris si celui-ci s’est rendu coupable de faits criminels ou terroristes qui viennent pourtant menacer l’ordre et la sécurité publique. Dans l’arrêt M.S. c. Belgique, la Cour a conclu à une violation de l’article 3 sans preuve que l’Irakien renvoyé dans son pays pour faits

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de terrorisme avait réellement besoin d’un traitement médical. Dans l’arrêt Trabelsi, la Belgique a également été condamnée pour avoir extradé l’individu en question vers les États-Unis, celui-ci ayant des liens avec l’organisation terroriste Al-Qaeda, car celui-ci y risquait la peine de mort ou une peine incompressible. Les États se retrouvent donc contraints de garder sur leur territoire des individus dangereux sous peine d’être condamnés.

Le risque d’effet boomerang de la démographie Cette perte de contrôle à nos frontières risque de peser d’autant plus sur les États que l’évolution démographique laisse présager des mouvements de populations de plus en plus considérables. En 1950, la population de l’Afrique était moitié moins nombreuse que celle de l’Europe. Depuis la fin des années 1990, le continent africain, en pleine transition démographique est devenu plus peuplé que l’Europe. Aujourd’hui, les principaux pays d’origine des migrants ont tous multiplié leurs populations par quatre, cinq ou six depuis cinquante ans. Il est évident que de plus en plus d’individus seront tentés de rejoindre le territoire européen, qu’il s’agisse de fuir les conflits en cours et potentiellement à venir dans la région ou simplement d’obtenir de meilleures perspectives de vie. Sans compter les réfugiés climatiques qui seront de plus en plus nombreux à l’avenir. Croire que la Belgique et l’Union européenne pourront absorber le flux de migrants à venir n’est pas réaliste. Péguy affirmait : “Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout, il faut toujours, ce

qui est le plus difficile, voir ce que l’on voit”. L’enquête du Monde a révélé ce que beaucoup – journalistes, médias, fonctionnaires européens, politiques, juges – ont préféré ignorer. Les risques sécuritaires liés à la libre circulation nous rattrapent et il importe de cesser cet aveuglement collectif qui ne voudrait voir en la libre circulation des individus que la richesse culturelle qu’elle induit. Les risques sont présents, les événements récents nous le prouvent. Il est grand temps d’ouvrir les yeux plutôt que nos frontières. NDLR : Le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, qui incluait un Observatoire des migrations, a été scindé en deux organismes : le Centre interfédéral pour l’égalité des chances, dit Unia, et le Centre fédéral Migration, dit Myria.

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Par Didier BIGO et Emmanuel-Pierre GUITTET

politologues, respectivement rédacteur en chef et responsable Belgique de la revue Cultures & Conflits.

Retrouver le cercle vertueux de la libre circulation “La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens”, écrivait Montesquieu1. Désormais, nous

sommes amenés à croire que c’est la sécurité à titre préventif et le contrôle renforcé des frontières qui nous font jouir de la protection de nos personnes en société et de nos libertés individuelles et collectives.

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Comment en sommes-nous arrivés à inverser à tel point le raisonnement que le passage de millions de personnes est remis en cause s’il entraîne, par son organisation et sa vitesse, le départ de combattants étrangers ou l’entrée clandestine d’un groupe ayant des intentions violentes ? Comment, au lieu de considérer la liberté comme le principe à partir duquel les interférences des États en termes de sécurité doivent être limitées, avons-nous, comme dans un jeu de ”reversi”, vu le développement d’une rhétorique où la liberté n’est plus que le point limite de la sécurité, elle-même redéfinie comme une suspicion nécessaire et vitale ? De nos jours, tout se doit d’être sécurisé : nos habitats, nos villes, nos transports, nos mouvements, nos corps, nos écrits et nos idées. La perspective angoissée que, de l’extérieur ou parmi nous, certains fassent un usage illégitime de la violence en profitant de la liberté de circulation et de la confiance dans un espace sociétal où la présomption d’innocence a constitué et constitue (encore) le principe du lien social est désormais ancrée dans nos façons de voir et de penser. Ces façons de voir se nourrissent à l’aune de scénarii catastrophiques organisant le futur entre deux alternatives sinistres : la destruction inéluctable de la civilisation ou la prévention au présent du danger à venir. Lorsque la prévention se présente comme l’ensemble des mesures qui visent à garantir, à la fois l’intégrité et la pérennité des institutions et le maintien de l’ordre, et passe par des logiques de contrôle préventif, de la mobilisation de tous les citoyens et d’une surveillance de plus en plus interconnectée mais aussi discrète et à distance, le mail-

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lage territorial ou digital et le ciblage des populations ou des individus deviennent sa marque de fabrique2. Tous ceux qui bougent sont alors un peu complices de bouger autant, de créer des flux qui de par leur nombre deviennent incontrôlables, surtout lorsqu’ils échappent ou sont empêchés de prendre des avions et arrivent par la mer ou la terre. Comme le signalait Zygmunt Bauman3, la figure de l’ennemi terroriste a changé. Elle n’est pas tant celle d’un danger infiltré au milieu des réfugiés et migrants, souvent sévèrement contrôlés eux-mêmes, mais celle d’un infiltré au sein des voyageurs, des touristes que nous sommes, des couples qui ont trouvé l’amour à l’étranger et ont ramené l’autre pour vivre en famille. Si le maillage territorial de la sécurité renvoie à un continuum d’insécurité aux limites déterminées par des niveaux d’altérité différents, en revanche la logique sécuritaire qui se focalise sur les mouvements et la mobilité renvoie elle au soi, à l’intime et à la non-traçabilité de la potentialité d’une intention violente et à l’idée que nous sommes tous par conséquent des suspects en sursis4. La mascarade du spectacle sécuritaire aux frontières ou dans les rues, qui déploie une certaine forme de violence rendue discrétionnaire par ses pratiques différentiées – mais qui n’empêche rien, n’arrête pas et ne dissuade pas –, ne fait que générer de l’anxiété, transformer un potentiel danger en une inquiétude permanente reprise à satiété par les jeux médiatiques. Contenir les limites de l’altérité, redessiner le nationalisme à coup de discours anxiogènes et de contre-mesures purifiant l’identité réin-

ventée d’un passé traditionnel, dénationaliser pour bannir et prévenir plutôt que de surveiller, juger et punir sont les ingrédients de la recette politique des gouvernements de gauche comme de droite. Les libertés, les principes d’égalité, de non discrimination, d’innocence, de respect de la vie privée, existent toujours certes mais ont été relégués aux marges, aux points limites de la sécurité qui se veut interne et externe, répressive et préventive, protective mais discriminante. Peu importe les effets collatéraux de cette relégation car ils sont perçus comme négligeables pour autant qu’ils n’affecteraient que des autres, des ennemis et pas nous. Cette sécurité maximale qui se rêve globale, totale et illimitée et qui s’étale dans le futur pour empêcher l’incertitude est une proposition politique qui vient se substituer à l’autonomie et la liberté comme la constitution de soi par la reconnaissance de l’autre, de son existence, de ses droits humains et de la sécurité comme un moyen de garantir la dynamique du vivre ensemble hétérogène et du mouvement brownien d’une économie des différences. Dans cette dernière perspective, l’usage de la force reste un possible mais se doit d’être soumis au principe de justice. Cette adéquation de l’usage de la force avec sa justesse, sa nécessité et sa proportionnalité est encore bien présente chez les juges, dans les corps intermédiaires qui croient toujours à la séparation des pouvoirs comme moyen d’éviter un pouvoir despotique tuant la liberté. Mais force est de constater que de plus en plus de gouvernements se perçoivent comme des puissances tutélaires qui n’ont plus de citoyens mais des sujets. Des sujets assujettis à leurs origines, aux anciennes idées, à leur terroir, et ne bougeant plus.


Pourtant, ce qui se dit de plus en plus n’est en rien une nécessité imposée par la “violence terroriste”, elle a une histoire qu’il faut mobiliser pour se rappeler du temps d’avant “la servitude volontaire” devant la surveillance et la suspicion. Une histoire positive de la liberté individuelle et collective est toujours possible. Elle existe quand bien même elle est de plus en plus caricaturée comme une “contrainte”. Alors rappelons-nous, comment en trente ans, l’imaginaire collectif de la libre circulation en Europe a été profondément modifié. On ne visite plus l’Union Européenne, on rentre dans l’espace Schengen. On y rentre ou pas d’ailleurs. On peut aussi en être expulsé ou refoulé. La petite bourgade luxembourgeoise de six cents âmes de Schengen pourrait presque s’enorgueillir d’être ainsi au centre de l’attention depuis la signature en 1985 de l’accord éponyme visant à la constitution d’un espace de liberté et de sécurité. Lors de la date anniversaire de l’accord en juin 2015, le président du Parlement européen Martin Schulz n’a-t-il pas rappelé que “Schengen est peut-être un petit village mais c’est une grande idée”? Certes, en 1985 à Schengen, au fin fond du Luxembourg sur les rives de la Moselle et non loin des frontières allemandes et françaises, l’Europe est devenue plus qu’une réalité économique en embrassant la dimension politique de la libre circulation. Comment se fait-il que les riches heures de l’histoire de la libre circulation au sein de l’Union Européenne soient teintées d’une couleur plus sombre et que les réalités, les pratiques et les savoirs de l’espace Schengen s’énoncent dans une grammaire de la sécurité plutôt que de la liberté ?

Très clairement et au détour des années 1980, l’idée de cette Europe politique qui sous-tendait le projet de la libre circulation s’est accompagnée de crispations de la part de certains États pour lesquels l’ouverture des frontières était perçue comme une renonciation à l’idée même de souveraineté. Alors que certains services – douaniers en tête – s’inquiètent sur l’avenir de leurs professions, Schengen, c’est aussi la concrétisation d’un espoir policier, celui de pouvoir poursuivre des individus d’une frontière à l’autre et ce de manière légale et non plus à travers des réseaux de connivence et de coopération discrètes entre services d’un pays à l’autre. Schengen c’est aussi le visa du même nom, le sésame qui filtre, ouvre ou bloque les portes de l’Union Européenne et qui représente la cristallisation des efforts de contrôle de l’immigration y compris et surtout bien au-delà des frontières européennes, loin de nos yeux et de la possibilité d’un recours ou tout simplement d’une protection juridique. Schengen, c’est finalement l’ambiguïté de cette culture de la sécurité qui a accompagné le projet de la libre circulation des capitaux, des biens et des personnes, de ces mesures compensatoires visant à renforcer le contrôle aux frontières extérieures qui ont accompagné la mise en place de la libre circulation à l’intérieur. Comme si, effrayé par le projet, nous avions accepté de déshabiller l’un pour rhabiller l’autre et offert une contrepartie sécuritaire pour faire avaler la pilule par trop libertaire de la circulation sans frontières5. Dans la mise en mots de l’histoire officielle de l’espace Schengen, le souci de sécurité, présenté comme mesure corollaire

à la fin des frontières intérieures, tient de l’évidence et s’écrit en deux temps et trois mouvements. Une Europe de la libre circulation est certes un beau projet, mais une Europe sans frontières est forcément faible et vulnérable. Ne convient-il donc pas de compenser cette vulnérabilité par une plus grande coopération à l’intérieur et par un renforcement des frontières à l’extérieur ? Cette idée de déficit à compenser, de vulnérabilité à soigner est plus que l’envers de la médaille de la mise en place de la libre circulation. Il s’agit de la maxime, de l’épicentre même de l’espace Schengen autour duquel les tenants des libertés fondamentales, du droit des gens et de la libre circulation doivent s’arc-bouter. Une maxime sécuritaire qui trouve dans la métaphore de la balance entre sécurité et liberté à la fois sa raison d’être et sa réalisation. En 2001, Lord Strathclyde, le chef des Conservateurs dans la Chambre des Lords, avait très habilement énoncé cette métaphore en disant qu’il convenait de trouver ”le juste équilibre entre les besoins de sécurité et la protection de la liberté”6. Plus de liberté passe par plus de sécurité car ne s’agit-il pas de maintenir les plateaux en équilibre ? Peu importe que cette métaphore soit erronée et qu’elle contribue à modifier en profondeur nos rapports au politique et à la citoyenneté7. Elle s’est durablement installée au creux de nos imaginaires collectifs car elle a la vertu de sa simplicité ; qui serait assez téméraire pour aller à l’encontre d’une théorie de la juste mesure et de la recherche de l’équilibre ? Et pourtant cette métaphore est dangereuse et malhonnête car elle induit une représentation débilitante des libertés publiques là où, dans le cadre de nos

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démocraties libérales, celles-ci sont fondamentales et non négociables. Les libertés publiques sont essentiellement et fondamentalement normatives, elles encadrent le droit des États et ne sont pas soumises au bon vouloir de l’actualité aussi violente et anxiogène puise-t-elle être. Mettre les libertés publiques dans la balance en réponse à une actualité violente, c’est faire un calcul d’utilité politique à court terme. Combien de décisions absurdes ont-elles été prises au nom du 11 septembre ?8 Face à l’exceptionnel, mesures exceptionnelles entendons-nous de plus en plus souvent. Il s’agit là d’une maxime de la raison d’État, d’un adage rhétorique fort, certes, mais qui n’est guère plus qu’un prêt-à-porter politique par défaut pour quiconque souhaiterait soit se montrer capable d’agir face à l’adversité, soit renforcer des pratiques de suspicion et de dérogation aux pratiques libérales de nos régimes libéraux. Refuser la métaphore de la balance est une chose, mais ne faut-il

pas en premier lieu se sortir de toutes ces interprétations qui se conçoivent à l’intérieur d’une matrice de l’extinction et d’une heuristique de la peur ? Peur de ce qui pourrait survenir tout d’abord, sur la crainte d’une surenchère de violence toujours possible et où chaque attentat fonctionnerait comme indice de l’accomplissement des temps. Peur du nombre ensuite, sur les vagues successives de migrants, de réfugiés qui déferlent aux portes de l’Europe et qui charrient ses lots de cadavres. Peur de l’autre de manière générale, et où l’on se replie sur son petit quant-à-soi nationaliste, réinvestissant l’idée saugrenue qu’il y aurait des identités et des cultures naturellement compatibles et d’autres non. Il faut sortir la libre circulation du cercle sécuritaire vicieux. Que l’on parle de tourisme, des programmes d’aide à la mobilité pour les étudiants et pour les apprentis, de la protection juridique et des droits

des victimes s’accompagnant d’une harmonisation européenne de l’aide juridique pour les personnes les plus vulnérables ou encore du plafonnement des frais de téléphonie à travers l’Union européenne, la libre circulation est une chance. Une chance mais aussi un cercle vertueux. Renforcer la libre circulation n’est-ce pas donner une chance à la curiosité et par là même à l’ouverture d’esprit ? Le principe moteur de la libre circulation est-il autre chose que la démonstration effective que la diversité n’est pas un problème mais bel et bien une solution ? Dans notre climat politique délétère, anxieux et renfermé sur lui-même, la libre circulation des personnes et des idées pourrait bien ainsi contribuer tout autant à la lutte contre la radicalisation qu’à la lutte contre les nationalismes égoïstes, véritable enjeu politique pour notre avenir à tous.

ontesquieu, Pensée n° 1574, in, Roger Gaillois, Montesquieu œuvre complète, volume 1, Paris, Gallimard, 1949. M Didier Bigo, Emmanuel-Pierre Guittet, Amandine Scherrer, Mobilités sous surveillance, Montréal, Athéna éditions, 2009. Zygmunt Bauman, “From Pilgrim to Tourist – or a Short History of Identity”, in, Stuart Hall and Paul du Gay (eds), Questions of Cultural Identity, London, Sage publications, 1996, pp.18-36. 4 Emmy Eklundh, Emmanuel-Pierre Guittet, Andreja Zevnik, ed., Politics of Anxiety, London, Rowman & Littlefield, à paraitre 5 Voir les travaux de Didier Bigo et Elspeth Guild : Polices en réseaux (Presses de Sciences-Po, 1996), Security and Migration in the 21st Century (Polity Press, 2009) et La mise à l’écart des étrangers (l’Harmattan, 2003). 6 Didier Bigo, Emmanuel-Pierre Guittet, eds., “Antiterrorisme et société”, Cultures & conflits, n°61, Paris, l’Harmattan, 2006 7 Didier Bigo, R.B.J. Walker, “Liberté et Sécurité en Europe : enjeux contemporains”, in ibidem, pp.103-136. 8 Didier Bigo, Laurent Bonelli et Thomas Deltombe (eds.), Au nom du 11 septembre… Les démocraties face à l’antiterrorisme, Paris, La Découverte, 2008. 2 2 3

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Par Nadia GEERTS

philosophe, enseignante, essayiste, auteure e.a. de Liberté ? Égalité ? Laïcité ! (CEP, 2014)

Accueillir sans compromettre les valeurs humanistes L’ouverture des frontières... Voilà bien un projet utopiste, fondé sur un droit humain fondamental : celui de circuler librement. Et en effet, au nom de quoi empêcheraiton un homme ou une femme de quitter son pays pour aller s’établir ailleurs ? La liberté, n’est-ce pas aussi ce droit élémentaire de se déplacer, de quitter un lieu pour un autre, de se déraciner pour prendre racine ailleurs ? A l’heure où le libéralisme économique se traduit de plus en plus par une libre circulation des marchandises, n’est-il pas aberrant que les humains ne bénéficient pas de cette même liberté ? Oui, sur le plan des principes, il me paraît difficile de justifier tout frein mis à la mobilité des personnes, tant cela heurte une liberté fondamentale, celle d’aller où bon nous semble. E C H OS N ° 9 5

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ourtant, dès lors que l’on préconise l’ouverture totale des frontières, des questions se posent immédiatement, qui trouvent leur source non dans le droit, mais dans quelque chose de bien plus trivial, à savoir la (triste) réalité économique, politique, sociologique et culturelle de l’humanité. Et ces questions, il serait dangereux de ne pas s’en saisir. Car l’ouverture des frontières n’est pas qu’une question éthique. C’est aussi une question politique. À l’altruisme que commande l’éthique, il faut donc adjoindre une approche plus égoïste, au sens où André Comte-Sponville définit la politique comme un “égoïsme intelligent et socialisé”, qui se soucie non seulement de la beauté du geste, mais également de ses conséquences possibles.

Or, la réalité est la suivante : les phénomènes migratoires ne concernent pas uniquement, ni même principalement,

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des individus qui, jouissant d’un niveau de vie à peu près équivalent à celui de leurs semblables vivant ailleurs sur la Terre, décident cependant de migrer. La motivation des migrants est bien différente, bien plus triviale et existentielle à la fois : il s’agit pour eux de fuir la guerre, la famine, la misère, la violence, la barbarie, les bombes. Autrement dit, de fuir des pays où nul être censé ne voudrait s’installer, en tout cas dans les circonstances qui sont celles prévalant au temps T de la migration. La réalité est aussi simple que problématique : certains pays font figure de pays de Cocagne, et le sont effectivement dans la mesure où, à tout le moins, on peut raisonnablement espérer y échapper aux bombes et y jouir d’une relative liberté avant d’y mourir de vieillesse. Il y a, c’est une triste évidence, les pays que l’on fuit et ceux qui incarnent la promesse d’un avenir meilleur – et ce même si, nous le

savons bien, cette promesse est loin de se réaliser pour tous les migrants. À moins qu’un coup de baguette magique ne pacifie demain toutes les régions du monde, en même temps qu’il en éradique la misère et la famine, les flux migratoires sont donc condamnés à être asymétriques. La formule de Michel Rocard “La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde” (dont on oublie souvent la suite : “mais elle doit prendre sa part de cette misère.”) est bien connue. Pourtant, la question ne me semble pas se poser exactement en ces termes. En tout cas, le prisme économique ne me semble pas le plus pertinent pour l’aborder. En effet, un migrant ne fait pas que coûter à la société qui l’accueille. Il est aussi un citoyen et un consommateur, et en tant que tel il génère de l’emploi et de la


richesse. Et ce, bien entendu, d’autant plus que son intégration est réussie. Pour autant, il ne faudrait pas esquiver les difficultés réelles que suscite l’arrivée de nombreux migrants en provenance d’un pays culturellement très éloigné du nôtre. La question me semble avoir un peu trop rapidement été esquivée ces dernières années : les migrants fuyant le terrorisme ne pouvaient, nous a-t-on dit, qu’être nos alliés dans la lutte contre le radicalisme religieux. C’est oublier cependant que ce n’est pas parce qu’on a fui Daesh qu’on est un authentique démocrate à la sauce occidentale. Ne sous-estimons pas le chemin culturel à parcourir pour un migrant en provenance d’une théocratie islamique, par exemple, où l’on lapide les femmes adultères, pend les homosexuels, excise les gamines, admet la polygamie, emprisonne les apostats... Penser qu’il va, par la magie de nos frontières largement ouvertes, devenir du jour au lendemain un

fervent défenseur des droits des LGBT, un féministe acharné et un laïque convaincu relève de la naïveté. À tout le moins, des dispositions doivent être prises pour faire connaître d’abord ces fondamentaux de nos démocraties modernes, et permettre ensuite aux migrants d’en saisir le bien-fondé. C’est pourquoi un parcours d’intégration me semble incontournable. Et celui-ci doit être obligatoire, parce que c’est la seule manière de faire en sorte que tous (et toutes !) y accèdent. Si l’on veut que les femmes, en particulier, accèdent à l’émancipation, il faut – même si cela peut sembler paradoxal – les contraindre à apprendre, en premier lieu, la langue du pays d’accueil, sans quoi elles risquent bien d’être confinées à la maison et de rester dépendantes de leur mari.

doit s’accompagner de mesures garantissant, ou du moins favorisant, l’adhésion à un socle de valeurs commun. Valeurs qui doivent nécessairement être pensées, discutées et reconstruites. Faute de quoi, une ouverture, même partielle, des frontières risque de générer des effets pervers dramatiques, au premier rang desquels une augmentation du vote populiste, voire d’extrême droite. L’enfer, c’est bien connu, est pavé de bonnes intentions. Faisons en sorte qu’une politique d’accueil trop exclusivement éthique n’aboutisse pas demain à son exact opposé.

L’accueil de migrants, s’il se fonde sur une exigence humanitaire fondamentale,

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Par Daniele MANNO Musée éphémère de l’exil

“...vous savez, Madame, il fallait bien commencer par quelque chose.” C’est ainsi qu’on pourrait répondre à une hypothétique question sur la naissance de notre projet de Musée éphémère sur l’Exil (Medex). Notre musée n’a pas d’adresse car il se doit d’être fondamentalement itinérant. C’est un musée éphémère, qui se crée et se recrée au fur et à mesure que des lieux nous accordent un espace d’action. 42 ECHOS

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© image MEDEXMUSEUM

La communauté liquide qui arrive


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ous sommes partis de l’idée d’associer deux exils tout à fait différents : l’exil et l’isolement dans lequel vit celui qui plonge en soi et hors du monde pour y puiser sa poésie, et celui de ceux qui ont dû laisser par la force des choses un lieu qui leur était cher, et où ils avaient décidé de vivre. Notre intention est de créer un lieu d’échange dans lequel les gens peuvent confronter leurs expériences et se combler, s’entraider, s’enrichir réciproquement. Car il y a bien des gens qui pensent qu’accueillir ce soit seulement donner, mais le cœur de l’accueil c’est le partage, sans quoi, on se retrouve dans une situation sans issue. Une culture se doit d’être suffisamment élastique pour permettre à l’autre de la modifier et l’adapter à ses exigences, au risque de se retrouver dans une société claustrophobe qui se méfie des ouvertures, de la liberté, et qui, pendant ce temps-là, étouffe dans sa lourdeur et son insuffisance. La rencontre joue pour nous un rôle vital dans le Medex car les gens qui s’y intéressent sont en même temps ceux qui le feront exister en proposant un nouveau projet, une nouvelle activité à présenter au public. Notre but est donc de faire de l’art social, de détourner les concepts d’art et de poésie, pour faire converger des solitudes qui ne font plus de bruit de nos jours : réinvestir le silence laissé par l’exclusion sociale. Le contenu de nos expositions est articulé dans un mélange de textes poétiques

et d’illustrations. L’exil est mouvement et pour le saisir dans ses aspects plus intimes il faut surtout l’imaginer. Ces exilés nous rappellent par leurs parcours l’imprévu de la vie. Nous considérons que leur voyage, l’urgence ou le danger qui les a mis en fuite, sont des éléments qui font de ces gens des œuvres d’art vivantes qui ont un souffle à transmettre, à la manière des hommes-livres qu’on retrouve à la fin de Fahrenheit 451. Ces gens qui souvent partent avec un petit sac en laissant tout derrière eux, arrivent avec un bagage d’histoires et de vécu très lourds à porter seuls. C’est pourquoi notre collectif existe. Dans les ateliers d’écriture que nous organisons il n’est pas exceptionnel que l’écriture apparaisse réellement seulement d’après un parcours de connaissance et échanges réciproques de tout ce qui n’a pas encore été exprimé depuis le début de leur voyage. L’écriture prend un statut thérapeutique, la parole vive devient écrite, se détache du flux intérieur pour se coucher au dehors dans un texte, pour prendre sa structure. La richesse est aussi due à la rencontre avec un soi dont on ne soupçonnait pas l’existence. Cette métamorphose, ce changement qui s’opère en soi brise une chaîne qui libère de l’espace intérieur pour de nouvelles choses à imaginer. Bouleverser le flux intérieur de ceux qui vivent dans une impasse c’est le plus beau prétexte que l’art nous livre. On pourrait dire de notre musée éphémère que c’est un mouvement de résistance contre l’anéantissement et l’atomisation des individus dus à la situation capitaliste, publicitaire, urbanistique et on pourrait ainsi dresser la liste des principaux accu-

sés qui appauvrissent notre planète et la rendent chaque jour plus irrespirable ; mais ainsi faisant nous perdrions notre temps et nos énergies car notre révolte doit se mener sur le champ de la création. Nous ne croyons pas à la lutte qui passe uniquement par la protestation. Nous nous méfions beaucoup de ceux qui ont toujours plaisir à se plaindre sans agir, ou qui croient que faire appel au pouvoir politique puisse être une solution viable. Nous cherchons plutôt à faire des choses, ici, maintenant. Avec ce qu’il nous reste. Nous avons envie de parler de pourquoi nous résistons, de ce qui nous motive à ne pas nous identifier à la manière dont se déroulent les choses dans le monde de l’art et dans les relations sociales communément envisagées. La richesse qui vient de la rencontre est celle qui sert de fondement à notre démarche. Nous sommes persuadés que l’altérité est la clef d’accès à tout un monde encore inconnu et que nous avons envie de découvrir ensemble : “rapprocher à titre d’essai des pensées hétérogènes, tels des corps électriques positifs et négatifs pour faire jaillir l’étincelle d’une idée nouvelle”. C’est ainsi qu’un philosophe tchèque décrivait la rencontre, comme une explosion sensorielle, et c’est dans cette direction que nous allons depuis toujours. Malheureusement, de nos jours, la potentialité de la rencontre a aussi subi un grand détournement de la part de la société capitaliste car la plupart des gens qui se rencontrent opèrent des échanges verbaux de nature commerciale ou se replient sur des sphères bien trop privées et spécialisées.

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Les villes occidentales sont conçues en grande partie pour considérer l’échange comme commercial, la plupart des espaces qui existent sont des lieux à l’intérieur desquels il est possible d’acheter, de se faire conseiller pour tel ou tel article, ou bien ce sont des endroits qui nécessitent un paiement pour y avoir accès. Nous vivons dans une époque où il est de plus en plus nécessaire de prêter notre temps au service de quelque chose qui nous permette d’avoir de quoi subsister dans ce mouvement de cercle vicieux qui ne laisse aucune place à la vie ; en niant sa polysémie, sa gratuité, en aplanissant la pluralité et la complexité de l’humain. Le musée de l’exil c’est en réalité un musée du temps, un non-lieu dans lequel l’on

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cherche à développer une autre forme de temporalité pour tous ceux qui y prennent part. Car, s’il y a des individus qui sont bien trop occupés par les choses mentionnées plus haut, il y en a en revanche qui sont plongés dans une sorte de stand-by, à côté de l’inertie de ce mouvement. Un demandeur d’asile n’a plus de maison, il n’a plus de travail, ni d’amis, mais une chose est sûre : il a du temps, beaucoup de temps devant lui, car il doit attendre l’avancement de sa procédure pendant au moins un an. Notre objectif c’est de faire se rencontrer ces deux types d’humains qui vivent à l’opposé et de commencer un travail ensemble pour s’entraider à retrouver un autre équilibre, car chacun a besoin d’aller dans le sens de l’autre. La poésie, l’illustration, les performances, les expo-

sitions forment le terrain à partir duquel ces gens collaborent ensemble, dans une perspective de travail collective, plusieurs fois par semaine, pendant plusieurs mois. L’idée qui nous libère et nous transforme est d’être certains qu’on est tous poètes, que la rencontre est essentielle, que notre vie mérite d’être couchée sur papier et partagée, qu’on a tous une raison d’écrire quelque chose. Transposer de manière poétique nos quotidiens c’est une pratique nécessaire dans le quotidien de quiconque. Nous vous encourageons à commencer dès maintenant.


Bruxelles Laïque en partenariat avec le BRASS

APPEL AUX ARTISTES : L’ART DU MOUVEMENT PERPÉTUEL Foire abordable d’artistes contemporains DU 16 AU 19 MARS 2017 AU BRASS INSCRIVEZ-VOUS AVANT LE 1ER FÉVRIER 2017 MINUIT !

Artistes plasticiens en mouvement perpétuel, nous vous invitons à participer à une foire d’art abordable, cosmopolite et contemporaine dans un lieu exceptionnel ! Ce marché artistique vise à rassembler et faciliter les échanges entre des artistes venant des quatre coins du monde et un large public bruxellois en utilisant un vecteur commun à tous. Nous vous proposons d’investir un lieu historique et dynamique et d’exposer, de raconter l’histoire et vendre vos œuvres (peintures, sculptures, dessins, photos, gravures etc.). Le décloisonnement s’initiant avant tout par la rencontre de l’autre, nous espérons amener un large public bruxellois à rencontrer et apprécier toute la richesse du monde qui accompagne les itinérances ainsi qu’à tisser des liens de solidarité. Des artistes belges ou résidant en Belgique qui seraient motivés par une démarche de promotion de la liberté de circulation et de la déconstruction des préjugés sont également sollicités. Pour y participer et prendre connaissance des modalités pratiques et techniques, veuillez consulter l’appel à participation qui sera publié sur notre site Internet : www.bxllaique.be à partir du 15 décembre 2016.

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Conseil d’Administration Direction Comité de rédaction

Carlo CALDARINI Edwin DE BOEVE Anne DEGOUIS Jean-Antoine DE MUYLDER Michel DUPONCELLE Isabelle EMMERY Bernadette FEIJT Thomas GILLET Ariane HASSID Christine MIRONCZYK Michel PETTIAUX Thierry PLASCH Johannes ROBYN Myriam VERMEULEN Dominique VERMEIREN Fabrice VAN REYMENANT Juliette BÉGHIN Mathieu BIETLOT Paola HIDALGO Sophie LEONARD Alexis MARTINET Cedric TOLLEY Alice WILLOX

GRAPHISME Cédric Bentz & Jérôme Baudet EDITEUR RESPONSABLE Ariane HASSID 18-20 Av. de Stalingrad - 1000 Bruxelles ABONNEMENTS La revue est envoyée gratuitement aux membres de Bruxelles Laïque. Bruxelles Laïque vous propose une formule d’abonnement de soutien pour un montant minimum de 7 euros par an à verser au compte : 068-2258764-49. Les articles signés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs. E C H OS N ° 9 5

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