Sommaire Edito par Ariane Hassid .......................................................................................................................................................................................................................................................................................................3 De l’impotence d’être antisystème par Mathieu Bietlot.................................................................................................................................................................................................................4 Réinventer la démocratie par Riccardo Petrella......................................................................................................................................................................................................................................8 Les Dialogues en humanité par Fabienne Minsart............................................................................................................................................................................................................................ 12 Populisme et démocratie par Olivier Starquit......................................................................................................................................................................................................................................... 14 La coopération au service de l’autonomie par Olivia Welke................................................................................................................................................................................................ 18 Théorie et pratiques anarchistes par Annick Stevens................................................................................................................................................................................................................. 21 Penser le système par Pascal Chabot............................................................................................................................................................................................................................................................ 25 Dans le ventre de la bête Mathieu Bietlot................................................................................................................................................................................................................................................... 28 Violence de genre dans les Institutions par Karen Bähr......................................................................................................................................................................................................... 32 Fonds vautours et système financier prédateur par le CADTM...................................................................................................................................................................................... 35 L’allocation universelle par Joanne Clotuche......................................................................................................................................................................................................................................... 39 Huile ou grain de sable? Que fait l’associatif aux rouages du système? par Jacques Moriau................................................................................................... 42 Agenda des débats du Festival des Libertés ..................................................................................................................................................................................................................................... 45
Bruxelles Laïque asbl Avenue de Stalingrad, 18-20 - 1000 Bruxelles Tél. : 02/289 69 00 • Fax : 02/289 69 02 E-mail : bruxelles.laique@laicite.be • http://www.bxllaique.be/
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Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles
EDITOrial
Erreur système : le thème du prochain Festival des Libertés est une fois de plus vaste, au cœur de nos préoccupations récurrentes et en pleine actualité. Êtes-vous pro- ou anti- système et jusqu’à quel point ? Pensez-vous qu’on puisse l’améliorer ou privilégiez-vous un changement radical ? À Bruxelles Laïque, nous nous appliquons à comprendre la réalité de façon systémique, en soulignant la complexité des situations et les interdépendances entre les questions. Depuis quelques années, nous constatons et tentons d’articuler les multiples crises qui menacent l’épanouissement des libertés, des solidarités, de la démocratie et de la planète. Leur conjugaison successive nous entraîne à penser que le monde traverse une crise systémique qui requiert des réponses structurelles et durables. De plus en plus de gens font le même constat. Certains réfléchissent dans le même sens que nous. D’autres, de plus en plus nombreux, éprouvent ce constat sur le mode du ressentiment et en déduisent que “le” système est corrompu et qu’il faut le rejeter. D’autres encore surfent sur ces frustrations et se proclament “antisystèmes” quand bien même ils participent et usent de tous les rouages des systèmes économiques et politiques dominants. Ils n’ont pas grand-chose à voir avec des mouvements minoritaires qui contestent ces systèmes depuis longtemps. Mais pour être à la page et remporter des élections, il faut désormais se dire antisystème. Du coup, le terme ne veut plus rien dire et entretient le flou le plus total sur ce qu’est “le” prétendu système. Le Festival des Libertés propose de prendre du recul pour sortir de cette confusion. Sa démarche libre exaministe tentera de décrypter l’origine de cette effervescence antisystème et ses relents de populisme, de prendre au sérieux la plainte qu’elle exprime et d’y apporter des réponses plus constructives. Elle essayera de démêler l’imbroglio des antisystèmes et interrogera le concept de système sous toutes ses coutures. Il n’y a pas un système mais des systèmes. On se demandera comment fonctionnent les systèmes, en se focalisant évidemment sur ceux qui affectent les libertés, les solidarités, l’égalité et la laïcité. Comment, ensuite, corriger les systèmes qui dysfonctionnent, tel le système démocratique ou le modèle de redistribution des richesses ? Comment, enfin, s’émanciper des systèmes de domination ou les contester sans faire leur jeu, par exemple le système patriarcal ou le système colonial ? Certains systèmes peuvent se situer au croisement de ces trois questions. D’un point de vue humaniste, le système économique dysfonctionne et domine la majorité de la population. Mais du point de vue des financiers, il fonctionne très bien… Comme nous le disions en entamant cet éditorial, le champ de réflexion est vaste. Le programme du Festival des Libertés ne prétend pas l’épuiser ni ce dossier le traiter de manière exhaustive. Gageons que la lecture de ce numéro vous mettra en appétit et que vous viendrez discuter de tout cela avec nous durant ces dix jours de festival, du 19 au 28 octobre prochain au Théâtre National. Ariane HASSID Présidente
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Mathieu BIETLOT Bruxelles Laïque Échos
De l’impotence d’être antisystème…
Dans un contexte de crises à répétition, des parts de plus en plus importantes de la population éprouvent un sentiment de frustrations accumulées. Elles ne croient plus à ce qu’on leur propose et s’estiment laissées pour compte ou comptant pour rien dans les grandes évolutions du monde. Sur le plan économique, elles voient leur pouvoir d’achat diminuer, leurs dettes se creuser, leurs emplois se précariser, les études ne plus déboucher sur l’emploi, les licenciements déferler à la chaîne et le chômage s’installer dans la longue durée. Elles observent, impuissantes, leur environnement se dégrader, aussi bien au niveau de leur quartier et des infrastructures publiques qu’à l’échelle de la planète et du climat. Elles estiment que des intrus ou des assistés profitent et abusent du système économique et social à leur place. Elles découvrent affaires de corruption sur affaires de détournement de fonds publics. Elles subissent les conséquences des rachats, fusions ou délocalisations d’entreprises et s’aperçoivent que leurs choix de consommation sont tronqués puisque tout aboutit dans les mains de quelques grands groupes financiers. Elles entendent qu’une élite gagne des milliards, qu’elle les cache dans des paradis fiscaux et qu’elle n’est jamais inquiétée, qu’elle y est même encouragée par des politiques d’amnistie fiscale. Les franges les plus précaires de la population croulent, elles, sous les contrôles humiliants et se perdent dans la complexité administrative. Ces segments les plus défavorisés de la société ne sont plus les seuls à déchanter, les classes moyennes se sentent de plus en plus lésées. 4
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Une défiance généralisée Ces parts grandissantes de la population ne sont plus seulement déçues par la politique ou les promesses non tenues du gouvernement en place. Elles constatent que de gouvernement en gouvernement, leur situation se détériore. Elles n’ont plus l’impression d’avoir leur mot à dire dès lors qu’il n’y a plus de différences fondamentales entre les programmes présentés et appliqués par les grandes formations politiques qui alternent au pouvoir et se rallient unanimement au dogme de l’absence d’alternative au néolibéralisme. Toutes ces déceptions et insatisfactions conduisent nombre de gens à penser soit que les dirigeants sont tous les mêmes, tous complices, appartenant à une même caste qui méprise le peuple ; soit que c’est “le système” qui est avarié et qui corrompt toutes celles et ceux à qui on en confie la gestion. Ils en déduisent alors que c’est “le système” qu’il faut rejeter ou combattre, déserter ou condamner. Ce rejet du système prend des formes et des expressions diverses qui ne sont pas assimilables les unes et autres, qui sont parfois antagonistes, mais qui toutes témoignent d’une défiance globale. On comptera parmi ces manifestations : colère ou mépris à l’égard du monde politique, abstentionnisme croissant ou vote massif pour des candidats dits “antisystème” (aussi bien des votes de protestation que des votes de protection), rejet de toute institution et déni de toute action publique, soupçon systématique sur tout ce que disent les médias et méfiance à l’égard des savoirs consacrés, lecture conspira-
tionniste de l’actualité, radicalisation religieuse (pas uniquement islamiste) et politique (d’un bout à l’autre de l’échiquier), recherche d’alternatives autarciques en dehors du monde marchand et politique, constitution de communes en guerre contre l’Empire… On aurait tort de continuer à négliger toutes ces manifestations de rejet “du système”. Certes, nombre d’entre elles partagent des caractéristiques ou mobilisent des ressorts du populisme. Mais vu l’ampleur et les multiples facettes de ce “bouillonnement antisystème”, il devient nécessaire de le prendre au sérieux, d’en développer une analyse critique et nuancée et de tenter d’y répondre par des perspectives plus constructives. On ne peut se contenter de les déplorer avec condescendance ou de les dénigrer avec mépris. On ne peut plus les écarter d’un revers de main en les traitant de “populisme”, “poujadisme”, “extrémisme” qui sont devenus des mots repoussoirs permettant, au nom de la sauvegarde de la démocratie, de clore directement le débat et d’éviter les questions qu’elles posent. En stigmatisant de la sorte ces attitudes, on défigure la plainte sociale ou les critiques pertinentes qu’elles expriment.
Des imposteurs opportunistes Si la tendance décrite ci-dessus s’inscrit dans la durée, elle a pris une accélération ces deux dernières années. La mode politique et journalistique revient désormais aux “antisystèmes”. Parmi les marqueurs forts de cette nouvelle vogue, on se souviendra du Brexit en
juin 2016 où, contre la campagne du premier Ministre David Cameron, l’attente des démocrates et les prévisions des sondages, la population britannique s’est exprimée majoritairement pour la sortie du RoyaumeUni du système européen. L’élection de Donald Trump en décembre 2016 a aussi surpris nombre d’observateurs qui ne s’attendaient pas à ce que soit élu un candidat aussi provocateur et dénonçant à tout va le “système truqué” américain. Se proclamer “antisystème” est ainsi devenu gage de succès électoraux. Et ce vent nouveau a amplement soufflé sur les élections présidentielles en France. D’abord, les primaires, de gauche comme de droite, ont écarté les candidats les plus apparentés au système institué de leur parti (Sarkozy, Juppé, Vals). Ensuite, les quatre candidats favoris pour le premier tour ont tous appuyé leur position antisystème, hors du système ou victime du système et mobilisé des ressorts de communication populiste. Marine Le Pen fustige depuis longtemps le système qu’elle va faire valser : “un groupe de personnes qui défendent leurs propres intérêts sans le peuple, ou contre lui”. Jean-Luc Mélenchon incrimine en permanence l’oligarchie financière et les parasites du petit monde politico-médiatique qu’il appelle à “dégager”. Emmanuel Macron se présente comme l’homme du renouveau qui veut tourner la page et en finir avec “les règles obsolètes et claniques du système politique” qui empêchent la transformation du pays. François Fillon, dès lors qu’il a été poursuivi en justice pour ses exactions, a réorienté tout son discours et son image pour se poser en victime déterminée à se battre contre un “système qui, cherchant à me casser, cherche en réalité à vous briser.”
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L’agitation électorale et les débats de la vie politique française déteignent souvent sur les positionnements politiques en Belgique. La controverse sur les antisystèmes s’invite donc en Belgique autour du PTB. Dans toute la nébuleuse des antisystèmes qui défraient la chronique, on citera encore les dernières élections autrichiennes qui ont opposé un candidat indépendant au FPO, les succès de Geert Wilders et du PVV aux Pays-Bas, le mouvement M5S de Beppe Grillo en Italie, le bras de fer de Syriza avec l’UE en Grèce, Podemos en Espagne et la tournée du bus “anticorruption” de Pablo Iglesias pour dénoncer la “maffia politico-financière” qui “tire les ficelles du système”. Chacun y va de son coup de balai, de sa volonté de tourner la page ou de son exhortation au dégagement des élites, des parasites et des profiteurs. On se rend bien compte que les parasites et les profiteurs désignés ou vaguement évoqués par toutes ces mouvances ne sont pas identiques. Le même vocable “antisystème” est revendiqué ou utilisé par les commentateurs pour qualifier des mouvements ou des personnalités que tout oppose. Et dont certains – les plus médiatisés et les plus plébiscités – s’avèrent, à l’analyse, très bien intégrés dans les systèmes politiques et économiques dominants, y ont souvent fait une longue carrière et savent jouer de tous leurs rouages pour parvenir à leur fin. Comment peut-on croire qu’un milliardaire magnat de la finance, lobbyiste introduit dans les lieux de pouvoirs depuis des années (Trump), qu’un ancien premier ministre qui prône le retour des valeurs morales, le renforcement sécuritaire et l’ultralibéralisme (Fillon), qu’un énarque, ban-
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quier chez Rothschild et ancien secrétaire adjoint à l’Élysée (Macron) ou que le plus jeune sénateur de France, apparatchik du PS pendant trente ans (Mélenchon) soient en dehors ou contre le système ? Certes, on pourrait admettre que certains candidats aient été dans le sérail au début de leur parcours et décident ensuite de rompre avec leurs trajectoires passées. Mais la rupture n’est pas crédible pour tous. Ainsi mis à toutes les sauces, “l’antisystème” ne veut plus rien dire. C’est un concept fourre-tout, une auberge espagnole où chacun apporte ce qui lui rapporte. Il est aussi pratique qu’il est plastique. Le vague antisystème permet de racoler les ressentiments et de rassembler pas mal de mécontents, même si leurs intérêts et leurs sources d’insatisfaction divergent. L’usage abusif du terme a aussi pour effet d’occulter des tentatives plus authentiques d’opposition à certains systèmes dominants. Cette confusion ne fonctionne que tant qu’on reste vague sur ce qu’est “le système”. Ni les médias qui ont adopté cette grille de lecture simplifiée de la politique, ni les candidats ou mouvements qui se revendiquent contre ou hors ne sont jamais très précis sur ce qu’ils entendent par système. Il ressort de tout ce méli-mélo que le système, c’est l’épouvantail, le mauvais objet, le responsable de tous les maux. Il suffit de le tenir à distance pour acquérir une nouvelle virginité, pour se dédouaner de tout ce dont se plaint la population, pour se démarquer de tout ce à quoi elle ne croit plus. Se dire antisystème, c’est se dissocier de ce qui s’est fait jusqu’ici (même si on y a participé) pour ne pas
pâtir du discrédit qui frappe la représentation politique et les institutions. Le système joue en quelque sorte le rôle de bouc émissaire1. En outre, si tout le monde se proclame antisystème, qui reste-t-il dans le système ? Celui-ci n’en devient que plus obscur et nébuleux, raison de plus de le conspuer… Si l’on peut dégager des traits semblables, des logiques similaires et un symptôme commun dans toute cette nébuleuse des antisystèmes, il importe aussi de distinguer ce qui les différencie, de départager ce qui s’oppose réellement à un système – et lequel – et ce qui surfe sur la vague de l’antisystème par calcul stratégique. Pour les opportunistes, le système c’est soit la bureaucratie des partis politiques traditionnels, soit les institutions corrompues, soit le politiquement correct, soit les instances judiciaires ou les médias d’investigation qui leur cherchent misère. Ils n’entendent nullement bouleverser les grandes tendances politiques et économiques qui dominent le monde. Ils veulent se dissocier de leurs prédécesseurs appartenant au système pour regagner la confiance des électeurs mais à seule fin de prendre leur place pour faire plus ou moins la même chose. Quand bien même ils le voudraient, ces candidats aux élections ne sont pas en mesure de changer en profondeur les systèmes en crise. Soit ils en sont des rouages essentiels, soit ils n’en auront pas les moyens, soit ils ne seront pas élus. Même Donald Trump et Théresa May ne pourront pas réaliser toutes leurs ambitions les plus inquiétantes. Ils se font déjà rattraper par l’ordre établi, les contrepouvoirs ou les intérêts supérieurs du marché.
Bien avant ces nouveaux arrivés, il existait des mouvements qui se sont constitués et maintenus dans la durée contre le système. D’un côté, les différents mouvements radicaux de gauche qui s’opposent au système capitaliste, tentent de le renverser et dénoncent, avec chacun leurs nuances, ses valets (médias, partis politiques complices, justice de classe…). De l’autre, les organisations d’extrême droite qui ont toujours déploré le libéralisme politique, moral et – parfois – économique. Leurs positionnements économiques ont varié mais aujourd’hui le système principal qu’ils fustigent, c’est la mondialisation ultralibérale ainsi que les partis traditionnels qui lui ont ouvert les portes et dépossédé la nation de sa souveraineté, de ses valeurs et de sa culture.
cipent en général au système dominant, à tout le moins électoral, soit en espérant y prendre le pouvoir pour implémenter leur propre système, soit en l’instrumentalisant comme opportunité de propagande s’inscrivant dans une stratégie plus globale destinée à renverser le système pour en instaurer un autre. Les anarchistes ont développé un troisième courant des antisystèmes historiques qui conteste l’État, le système d’exploitation économique et toute forme de domination. Celui-ci n’ambitionne nullement de prendre le pouvoir dans le système dominant et ne participe ni aux élections ni à nombre d’institutions. Certains d’entre eux s’appliquent principalement à subvertir toutes les institutions du pouvoir afin que leur écroulement rende possible des rapports humains plus égalitaires et libertaires. D’autres réfléchissent et s’organisent pour développer et expérimenter un projet de société complet, avec ses modes de productions, de prise de décision, de transmissions des savoirs…
Les deux cibles principales et actuellement communes des antisystèmes historiques (par opposition aux opportunistes) sont donc, d’une part, le système des partis politiques traditionnels, la démocratie représentative pervertie par la particratie et discréditée par sa perte de maîtrise sur le cours du monde. D’autre part, le néolibéralisme, dont on fustigera davantage le versant économique chez les antisystèmes de gauche, et le versant politique et moral du côté de la droite contestataire2. Redonner le pouvoir ou défendre les intérêts prioritaires du peuple constitue également un fondement commun qui diverge dès qu’il est question de définir ce peuple. Extrême droite et extrême gauche parti-
Ces trois types d’antisystèmes se distinguent radicalement par les voies qu’ils proposent pour sortir du système décrié et par le système qu’ils escomptent instaurer ou restaurer pour le remplacer. Qu’on adhère ou non à leur projet, qu’on le juge réaliste ou utopique, angélique ou dangereux, il faut bien reconnaître qu’ils ont un positionnement contre le système politique ou économique dominant nettement plus cohérent et crédible que les opportunistes. Ils ne sont pas pour autant antisystèmes en général, sans système ou hors de tout système… À de très rares exceptions près et relevant davantage de la mystique que de la politique, aucun groupe ou individu ne peut vivre totalement en dehors du reste
Qu’on se rappelle l’exemple de la Grèce d’Alexis Tsipras…
Des opposants historiques
de la société, sans lien avec elle et sans les compromis que ces liens imposent. On se souviendra que les nazis se sont élevés contre “le système” qu’ils associaient tout à la fois à la république de Weimar, à la finance internationale, à la juiverie internationale et à l’internationale communiste. 2 Quoique cette dernière distinction ne soit plus toujours si nette : le protectionnisme économique semble aujourd’hui réunir des mouvances de gauche et de droite radicales et la finance internationale symboliser leur ennemi commun. L’Union Européenne constitue une cible toute désignée de cette contestation puisqu’elle incarne le néolibéralisme et la caste politique des technocrates ou eurocrates coupée du peuple 1
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Riccardo PETRELLA
Professeur émérite de l’Université Catholique de Louvain, auteur récemment de Au nom de l’humanité. L’audace mondiale, Couleur Livres, 2015.
inventer
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LA démocratie La réflexion ici esquissée à grands traits reviendra sur le “modèle” de démocratie qu’ont connu nos sociétés et qui n’existe plus pour ensuite analyser les processus en cours de destruction de la démocratie “occidentale”. Elle formulera enfin des propositions concernant les conditions et les chemins à emprunter pour réinventer la démocratie à l’ère de la mondialisation de la condition humaine.
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Le “modèle” de démocratie qui n’est plus La démocratie occidentale – dans les formes qu’elle a prises surtout après la Deuxième Guerre mondiale et à l’échelle d’une communauté humaine, le peuple avec État – a signifié que le pouvoir de régulation, de réalisation et de contrôle/sanction du vivre ensemble appartient au peuple et est exercé par et pour le peuple. Il s’agit bien, donc, d’un peuple avec État. Nos pays n’ont pas su construire une véritable démocratie dans le cas d’un État multinational (voir le cas de la Belgique) et encore moins pour les peuples sans État (tels les cas des Kurdes ou des peuples indigènes). La démocratie “occidentale” a résolu la question de la légitimité du pouvoir du peuple en inscrivant les objectifs et les modalités de son exercice dans les constitutions, véritables chartes fondatrices de la démocratie du XXe siècle. Au plan politique, les modalités retenues ont été, d’une part, l’exercice direct (par exemple pouvoir législatif d’initiative populaire, référendum…), d’autre part, et surtout, l’exercice par représentation, d’où la démocratie représentative, modalité principale des démocraties occidentales. Au plan économique, c’est par une intervention directe des pouvoirs publics dans les affaires économiques que nos pays ont essayé d’avancer et de réguler. Cela s’est traduit par la propriété publique d’importantes ressources du pays ainsi que par la gestion publique directe des biens communs et des services communs essentiels à la vie et le vivre ensemble. La démocratie économique a été également recherchée
par la mise en place d’un système de sécurité sociale générale, centrée sur le plein emploi et le droit au travail, financé par le budget de l’État via une fiscalité progressive et redistributive. Le tout dans le contexte d’un pouvoir de contrôle étatique sur la monnaie et la finance “nationales”. Notre démocratie a démontré qu’il n’y a pas de démocratie politique sans maîtrise de la monnaie et de la finance dans l’intérêt du peuple et de ses droits et devoirs. La légitimité du pouvoir démocratique a été complétée non pas par une démocratie armée mais par une démocratie désireuse de construire des relations pacifiques et non violentes avec les autres peuples, notamment de nature coopérative sur le plan économique (financier, industriel et commercial). Rappelons que l’article 11 de la Constitution italienne stipule que l’Italie répudie la guerre. Voilà, en quelques mots, forcément généraux et non exhaustifs, ce qu’a été, avec plus ou moins de réalité, la démocratie dans les pays “occidentaux”.
Les processus en cours de destruction de la démocratie “occidentale” Avant de penser à se mettre d’accord sur la manière de réinventer la démocratie et dans quelles directions, essayons de convenir des causes et des processus qui ont fait que le “modèle” n’est plus. À mon avis, on peut prendre en compte quatre groupes principaux de facteurs encore en action : la marchandisation de la vie (et sa conséquente financiarisation), la technologisation et technocratisation de la société, la globa-
lisation prédatrice et guerrière du monde, la privatisation du pouvoir politique. La marchandisation de la vie a réduit toute forme de vie (naturelle/artificielle, matérielle/ immatérielle, réelle/virtuelle) à une marchandise dont la valeur est déterminée sur le marché par l’échange en termes monétaires. Le marché est devenu l’espace social dans lequel est fixé le prix de toute chose. Il est animé par la recherche de l’optimisation de l’utilité individuelle des acteurs en présence. La rivalité et l’exclusivité pour les biens et les services les plus rentables constituent les processus à travers lesquels la valeur est “convenue”. Dans le marché, la vie n’a plus aucune valeur absolue, tout est paramétré en fonction de sa financiarisation (rentabilité financière), y compris le travail humain qui, par ailleurs, est souvent considéré comme moins rentable que les outils technologiques et certaines ressources naturelles. Ainsi, le travail a perdu sa place centrale au cœur du vivre ensemble. Les sources de revenu et de la richesse sont ailleurs. Dans le marché, il n’y a pas de droits, ni de justice sociale, ni de démocratie. Le droit à la sécurité sociale pour tous a perdu de sa légitimité. Tout au plus, les groupes aujourd’hui dominants sont prêts à mettre en place une nouvelle forme d’assistance sociale, à savoir l’octroi d’un revenu minimum de base sans système de sécurité générale financée par l’État. En outre, le démantèlement de l’État social et, en particulier, du système de travail, s’effectue de plus en plus par décrets gouvernementaux sans la participation des parlements. Deux décisions ont joué un rôle pivot dans la marchandisation de la vie, du bien-être et de la richesse : la brevetabilité du vivant (USA 1980, Union Européenne 1998) et la
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privatisation de tous les biens communs et services publics essentiels à la vie (à partir des années ’80). La technologisation de la société a transformé le sens du temps et de l’espace, en laissant miroiter le dépassement des frontières biologiques, humaines et naturelles. Deux principes dogmatiques ont été promus lois : “tout ce qui est techniquement possible doit être fait” ; “toute innovation technologique qui trouve des investisseurs contribue à la croissance économique et au bien-être collectif”. Dès lors, le pouvoir de fixer l’agenda des priorités sociétales a été transféré aux innovateurs technologiques, notamment dans le domaine biologique et de l’information. Et puisque la finance dicte les taux de rapidité et d’intensité des innovations technologiques, la finance étant elle-même devenue une activité hautement technologisée, les “logiques” financières sont, une fois de plus, devenues les logiques régulatrices du devenir de nos sociétés. Résultante, en bonne partie, des deux groupes de facteurs précédents, la globalisation prédatrice et guerrière du monde s’est imposée, à partir des années ’80, comme la principale “force de changement”. Il s’est agi, essentiellement, de la globalisation de l’économie capitaliste dominante. On a assisté ainsi à la globalisation des marchés, des entreprises, des capitaux, des transports, des communications… au nom des principes de libéralisation, de dérégulation, de privatisation, de financiarisation et de compétitivité. Une globalisation se traduisant par l’accaparement et la prédation par les acteurs les plus forts (les multinationales américaines, européennes et jadis japonaises, mais maintenant aussi chinoises
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et indiennes) des ressources de la planète dans le cadre d’une surexploitation des ressources humaines. Une globalisation qui a fortement accéléré les dévastations de la nature et conduit la vie de la Terre et de ses habitants à atteindre des limites planétaires critiques (changement climatique mais aussi armes nucléaires, bactériologiques et chimiques).
dérégulations, les privatisations, les financiarisations, la compétitivité. L’expression “gouvernance économique globale” résume bien le sens de la transformation. De fait, on ne parle plus de gouvernement.
Cette globalisation et les fortes avancées technologiques dans le domaine militaire ont joué en faveur d’une nouvelle vague de militarisation du monde. L’industrie militaire figure désormais parmi les principaux secteurs rentables de l’économie globalisée irriguant quasiment tous les domaines économiques. Faire la guerre ne répond plus seulement à l’objectif d’éliminer l’ennemi. On fait la guerre car elle produit d’énormes revenus financiers aux producteurs et commerçants d’armes (légaux et surtout illégaux parmi lesquels figurent les principales banques du monde). La globalisation prédatrice et guerrière du monde est l’ennemi explicite de la démocratie.
À la lumière de ces analyses et conclusions, et dans un souci de brièveté, je pense qu’il faut donner la priorité à quatre chemins de libération.
Dans le contexte que nous venons de décrire, il est évident que la conséquence majeure des changements a été la privatisation du pouvoir politique. À l’ère où l’on constate que la condition humaine et la condition de la vie en général sont mondialisées, les pouvoirs publics (les États et les organisations internationales gouvernementales telles que l’ONU) ne possèdent plus le pouvoir politique réel. Le fait aggravant, c’est qu’ils ont perdu un tel pouvoir non pas parce que les sujets privés le leur ont ôté mais parce qu’ils ont eux-mêmes décidé de le transférer aux puissances privées globalisées via les libéralisations, les
Dans quelles directions et par quels chemins peut-on réinventer la démocratie ?
Libération, avant tout, de nos sociétés de leur soumission à la domination des pouvoirs financiers. Si, par exemple, les décisions publiques dans les domaines agroalimentaire et sanitaire sont principalement déterminées par les grands groupes multinationaux grâce à la brevetabilité du vivant et non par des parlements libres, réinventer la démocratie passe par un changement profond, sans compromis, du système financier actuel, véritable prison de la vie de l’humanité et des autres espèces vivantes. Il faut enlever à la finance la souveraineté politique mondiale qu’elle exerce sur l’agenda du devenir de la vie. Parmi les mesures à prendre : • re-publiciser les Banques centrales et les principales banques de crédit et d’épargne en transformant ces dernières en principaux instruments au service de l’économie, des biens communs publics et du bien commun des sociétés. A cette fin, renouveler les caisses d’épargne coopératives et mutualistes ; • donner force et vigueur à des systèmes financiers locaux (au niveau des communes, des “régions”) spécifiquement
adaptés aux situations et nécessités locales, répondant ainsi à la vraie fonction de la finance qui est celle d’assurer les liens entre l’épargne et les investissements locaux, c’est-à-dire des ménages et des entreprises des communautés urbaines, des zones rurales, des régions. Les initiatives possibles sont multiples et font déjà objet d’expériences novatrices de démocratie locale et horizontale ; •a bolition des paradis fiscaux et du secret bancaire au-delà des droits à la vie privée ; •m ise en place à l’échelle locale et mondiale de systèmes de contrôle sur les mouvements de capitaux, les marchés des devises, les transactions financières au millionième de seconde. Libération, ensuite, de nos sociétés de la prison dans laquelle elles ont été enfermées par la marchandisation, la monétarisation et la privatisation des biens et services communs essentiels a la vie et au “bien vivre ensemble”. A cette fin, la priorité doit être donnée, pour commencer : •à la reconnaissance de l’eau, des semences, de l’énergie solaire et de la connaissance en tant que biens communs publics mondiaux non aliénables, étroitement liés à la garantie et à la promotion des droits humains universels et du droit à
la vie des autres espèces vivantes ; • à l’inscription de cette reconnaissance dans les constitutions de nos pays et dans les statuts des communes et des villes ; • à la création, d’une part, au niveau des collectivités locales de “conseils de la sécurité des biens communs publics” composés de citoyens et, d’autre part, au niveau mondial, du “Conseil de sécurité des biens communs publics mondiaux”. Libération aussi de nos sociétés de la militarisation du monde qui tue toute possibilité démocratique dans les relations entre pays, en ce compris les “pays amis” faisant partie d’alliances militaires telles que l’OTAN. La Belgique ne décide pas de sa politique étrangère. Elle est obligée de suivre les choix opérés par la puissance dominante de l’OTAN, ce qui explique que des citoyens belges sont à la guerre en Afghanistan ou en Irak. Réinventer la démocratie à l’ère de la mondialisation de la condition humaine et des interdépendances passe, en Europe, par la promotion d’une politique de la non-violence, de systèmes de défense et de service civils, et par le retrait de l’OTAN et la signature de traités internationaux pour le désarmement.1
de l’inévitabilité de l’appauvrissement des autres, du vol de la vie, illustré par l’existence de milliards de personnes appauvries, exclues, bafouées, niées par les enrichis et les dominants. Il n’y a pas de démocratie dans l’inégalité et l’exclusion. Comment et par qui entamer ce quatrième chemin de libération ? Je suis promoteur, avec d’autres amis et groupes en Italie, en Argentine et au Chili, et j’espère, bientôt, en France, de l’initiative “Déclarons illégale la pauvreté” (DIP)2. L‘utopie à réaliser a été et reste la principale force de changement dans l’histoire humaine. Le dernier en date a été signé par 122 pays de l’ONU, le 7 juillet dernier, mais la Belgique ne peut pas le signer car elle est membre de l’OTAN ! 2 Une analyse détaillée des buts et des projets de la DIP se trouve sur le site www.banningpoverty.org. Pour d’autres détails, voir aussi la partie finale de mon ouvrage Au nom de l’humanité. L’audace mondiale (Couleur Livres, 2015). 1
Libération enfin, de nos sociétés de leur assujettissement à la culture de l’inégalité,
Riccardo Petrella participera avec Patrick Viveret au débat Quelle démocratie pour l’humanité ? le 23 octobre au Festival des Libertés. Pour réfléchir aux moyens de remettre en question la toute-puissance de la finance et la technologisation du monde, participez également à la rencontre Les syndicats dans l’alternative le 24 octobre.
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Fabienne MINSART et Thomas PRÉDOUR pour les Dialogues en Humanité à Bruxelles
Démocratie ? “Gouvernement du peuple par le peuple, pour le peuple.” ABRAHAM LINCOLN
Les Dialogues en humanité Une dynamique collective pour tenter de revivifier la démocratie ? Cet idéal démocratique qui a inspiré nos systèmes politiques a aujourd’hui largement fait place à une démocratie représentative, délégative même, où les citoyens – en confiant tous les cinq ans la gestion de l’intérêt commun à des représentants – ont perdu tout espoir d’avoir une capacité d’influence car, une fois les élections passées, la plupart de ces représentants prennent des décisions qui les concernent sans les consulter, dans des logiques de plus en plus éloignées de l’intérêt commun. 12 ECHOS
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ujourd’hui, nous sommes confrontés à un modèle de société qui nous conduit vers l’abîme : croissance économique infinie, prélèvement sans limite des ressources naturelles, prédominance de l’argent et de la logique économique sur la nature et les êtres humains, non-respect des équilibres naturels, modèle patriarcal, éducation à l’obéissance, structures de domination, compétition, violence, exclusion… Modèle que nous sommes pourtant de plus en plus nombreux à rejeter ! Face à cette situation, les citoyens perdent confiance dans le monde politique, ce qui se traduit par un désintérêt croissant pour des élections et une dangereuse montée des populismes. Avec ce désinvestissement, il est évident que les grands défis ne trouveront pas de solution à la hauteur des enjeux et que les éventuelles avancées issues de mouvements sociaux resteront éphémères, voire réversibles. Par ailleurs, les citoyens eux-mêmes dans une période assez récente (à partir des années ’70) ont laissé s’échapper les enjeux collectifs pour se laisser bercer par des sirènes individualistes. Ce sont en fait les citoyens et les politiciens qui se sont laissés berner par le développement paroxystique du systéme capitaliste, système qui est le plus grand écueil de nos démocraties. Une transition démocratique est donc prioritaire ! Il est temps de redonner au mot “politique” ses lettres de noblesse, d’activer notre citoyenneté en réaffirmant le pou-
voir du peuple sur les décisions et les choix qui le concernent. Cette transition s’amorce aujourd’hui à travers l’émergence de nombreux mouvements sociaux (collectifs citoyens, mouvements associatifs…) un peu partout sur la planète. Ils innovent de nouveaux modes de gouvernance capables de prendre des décisions politiques favorables à l’intérêt général, aux équilibres écologiques nécessaires au bien-vivre de tous et des générations futures. Parmi ces mouvements sociaux, il y a les Dialogues en humanité, une dynamique participative, née à Lyon et présente aujourd’hui dans soixante villes de par le monde, et dont l’objectif est de populariser le dialogue, sur le principe de l’arbre à palabres, autour des questions de société qui nous concernent pour sortir de l’impuissance et de l’indifférence. A Bruxelles, de septembre 2017 à juin 2018, des espaces citoyens et de convivialité (ciné-débats, conférences, rencontres, théâtre, visites…), seront proposés, par Dialogues en humanité en partenariat avec des acteurs culturels, associatifs et citoyens, pour lire le monde dans lequel on vit et explorer ensemble les audaces dont nous avons besoin pour retrouver confiance en l’avenir et l’envie d’agir ensemble. Et les 30 juin et 1er juillet 2018 aura lieu la 1ère édition des Dialogues en humanité à Bruxelles, un festival citoyen sous les arbres d’un parc. Pourquoi associer les Dialogues avec le questionnement sur l’état de nos démo-
craties ? Il nous semble qu’ils s’inscrivent dans la définition de la démocratie émise par Paul Ricoeur et reprise par Franck Lepage dans sa première conférence gesticulée : est démocratique une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêts, et qui se fixe comme modalité d’associer à parts égales chaque citoyen dans l’expression, l’analyse, la délibération et l’arbitrage de ces contradictions. Avec les agoras au cours desquelles chacun est invité à s’exprimer et à échanger, les Dialogues veulent remettre en valeur les deux premiers temps de la démocratie, c’est-à-dire l’expression des contradictions qui traversent notre société, ainsi que l’analyse de celles-ci. Ensuite, si cette pratique du dialogue et de l’échange peut amener certains citoyens à s’impliquer plus directement dans la vie de la cité (et donc dans les étapes de la délibération et de l’arbitrage), les Dialogues en humanité contribueront à l’émergence d’une société plus égalitaire. Plus d’infos : http://www.dialoguesenhumanite.be
Pour réfléchir à tout cela, rejoignez le débat Quelle démocratie pour l’humanité ? le 23 octobre. Si vous préférez la pratique à la réflexion et le théâtre au débat, assistez à l’expérience démocratique lors du spectacle Pendiente de voto, le même jour au Festival des Libertés.
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Olivier STARQUIT
Rédacteur pour Agir par la Culture, auteur e.a. de L’extinction des Lumières. Vers une dilution de la démocratie (Territoires de la mémoire, 2011)
Populisme et démocratie
Le populisme : tout le monde parle du populisme mais personne ne peut en donner une définition, le mot sert surtout à connoter, de manière péjorative, toute forme d’appel au peuple. Et si on se le réappropriait ?
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Le populisme fait en effet partie de l’attirail d’outils servant à discréditer la cause du peuple : ce concept-écran est en fait un mot repoussoir qui connaît une fortune très grande. Le populisme, par son utilisation abusive et intempestive est un terme difficile à définir. Il n’explique rien sur ceux qu’il prétend désigner mais beaucoup sur ceux qui l’emploient à tort et à travers. Ainsi, quand le processus politique va dans le sens des élites, c’est la “démocratie”, lorsqu’il va dans un sens contraire, c’est le populisme. Il est ainsi présenté comme une pathologie, voire une défiguration de la démocratie, et lorsqu’il est utilisé de cette manière-là, c’est afin de réduire au silence toute critique des rapports néolibéraux dominants. Nonobstant les divergences de vue entre spécialistes, ces derniers s’accordent généralement sur deux éléments permettant de distinguer le populisme d’autres modes de faire de la politique (car il s’agit plus d’un style que d’une idéologie à proprement parler). Ces deux éléments sont l’appel au peuple et un discours contre les élites. Même si, malgré sa dimension polémique, le discours populiste a toute sa place dans un régime démocratique, force est de constater que le mot est souvent utilisé pour dénigrer et disqualifier un adversaire politique. Il se mue dans ce cadre en un terme opérateur d’illégitimation. Annie Collovald voit dans la connotation stigmatisante du populisme, la description d’un peuple, devenu un problème à
résoudre et non plus une cause à défendre, un peuple “réduit au statut de problème et refait par les préjugés d’une élite sociale et pour les besoins de la cause néolibérale qui projette la construction d’un avenir radieux, conduit par la mondialisation des logiques financières, contrôlé par des experts […] le peuple doit être méprisé et méprisable pour que se réalise l’utopie conservatrice du néolibéralisme rêvant d’une démocratie dépeuplée et réservée à une étroite élite ‘capacitaire’”1. Son instrumentalisation obsessionnelle présente l’avantage presque magique de clore le débat d’emblée en diabolisant la contradiction ; la mécanique est imparable, elle permet de fermer la discussion avant de l’avoir ouverte et donc, précisément, de circonscrire ce qui peut être dit dans l’espace public.
Du côté pratique d’une notion impraticable Pourquoi ce terme péjoratif est-il utilisé à tort mais à dessein ? En fait, il sert notamment à disqualifier les critiques du système politique : la critique du système et des élites est rendue inaudible par le recours à l’adjectif populiste : “on veut ranger sous le terme de populisme toutes les formes de sécession par rapport au consensus dominant”2. Il stigmatise et permet de rendre illégitimes certaines opinions politiques, en particulier lorsqu’elles deviennent populaires. Le populisme se mue en un argument stratégique qui vise à inculper la parole populaire, à la caricaturer. Cette disqualification des classes populaires est également le meilleur héraut de
TINA (There Is No Alternative) : puisque toute alternative politique est ainsi jugée inaudible, le choix politique peut uniquement se porter sur celui proposé sur un plateau d’argent par la doxa, c’est-à-dire la pensée dominante.
Populisme : masque et révélateur Outre ces aspects déjà suffisamment graves, pourquoi est-il important de se préoccuper de l’utilisation-manipulatrice du terme ? Pourquoi est-il pertinent de se demander si le vocable de populisme doit plutôt être un mot à assumer et à détourner qu’à démonter et à ranger au placard ? D’une part, parce que cette vision dépréciative du concept “n’épuise pas la richesse du sujet. Car le populisme peut aussi se lire comme un signal d’alerte, comme un cri politique poussé au nom du peuple, comme un mal nécessaire de la démocratie… comme s’il n’en fallait pas trop, certes, mais tout de même un peu pour être véritablement démocrate”3 : il est ainsi indissociable de la démocratie représentative et est très souvent présenté comme une maladie de celle-ci. Mais ne devrions-nous pas y voir plutôt les symptômes d’autres maladies : celles du monde politique, d’une société en crise, d’un système représentatif lui-même malade de sa représentation, affectée du virus du désenchantement ? En outre, et contrairement à ce que la doxa prétend, la force d’attraction du populisme ne témoignerait-t-elle pas, non d’une prétendue crétinisation de l’électorat mais bien d’une individualisation et d’une émancipation dudit électorat, qui n’admettrait plus que des élites pensent à sa place, qui ne prendrait plus pour argent
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comptant ce qu’on lui assène, puisque le populisme est toujours issu d’un mécontentement par rapport à la manière de gouverner ? Il ne traduirait donc pas une dépolitisation mais une demande de politique.
Pour un populisme de gauche ? La question du populisme divise la gauche. Ainsi, Laurent Bouvet soulève en effet que “stigmatiser sans cesse le peuple, l’accuser de dérives populistes, le condamner moralement en raison d’un comportement électoral qui ne satisferait pas des critères établis bien souvent par une élite qui l’a laissé tomber, voilà quelques-uns des travers qui menacent aujourd’hui la gauche”4. Pour lui, le populisme est un outil indispensable pour comprendre ce qui est à l’œuvre et est indissociable de la démocratie et, partant, si beaucoup de populisme éloigne de la démocratie, un peu en rapproche tout aussi sûrement. L’auteur voit par conséquent dans le populisme un instrument dialectique permettant de prendre le pouls de la démocratie. Au vu de ce qui précède, faut-il laisser le populisme aux élites ou à l’extrême-droite ou conviendrait-il de plaider en faveur d’un populisme de gauche ? L’écrivain flamand David Van Reybrouck développe dans Pleidooi voor populisme5 l’idée selon laquelle la critique actuelle du populisme est “comparable à la critique du socialisme voici maintenant plus d’un siècle : l’élite politique et sociale d’Europe a réagi avec la plus grande réserve face à un mouvement populaire et rebelle”6 et la peur du populisme n’est pas fondée quand ce dernier “s’en tient aux principes de la démocratie : le respect inconditionnel de l’égalité
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sociale, des droits de l’homme, de la séparation des pouvoirs et de l’État de droit”7. Lui aussi voit dans le populisme non une maladie mais un symptôme qui apparait quand la culture politique dominante est malade. Il identifie deux causes inhérentes à ce symptôme : la présence décroissante des peu qualifiés au sein du Parlement et le fossé culturel de plus en plus grand entre les peu qualifiés et les personnes plus qualifiées. Pour lui, le populisme est l’expression de la rancune par rapport à l’égalité promise et qui tarde à se concrétiser. A ses yeux, pour que la démocratie fonctionne de manière optimale, plus de populisme est nécessaire, notamment à gauche, car le sort des peu qualifiés est trop important pour le laisser dans les mains du populisme sombre. Ainsi, à ses yeux, ce n’est pas moins de populisme mais un meilleur populisme qui est nécessaire. Ce retournement du stigmate serait garant d’une forme de renouvellement démocratique. Partant, l’urgence du moment serait donc moins à condamner le populisme qu’à régénérer un populisme émancipateur qui ramènerait le conflit au cœur de la démocratie.
Conflit et démocratie La réhabilitation du conflit comme point nodal de la démocratie implique par conséquent la construction d’institutions plus accessibles à tous et plus égalitaires. Dans un premier temps, il s’agirait de “récupérer la démocratie avant de pouvoir
la radicaliser car nous vivons désormais dans un système post-démocratique : les procédures et institutions démocratiques continuent à exister, mais elles ont perdu leur sens car elles ne permettent pas aux citoyens d’exercer un véritable choix : lors des élections, les citoyens devraient avoir un véritable choix entre différents projets politiques, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui”8. Ainsi, pour Chantal Mouffe, s’exprimant à propos de la socialdémocratie en complète déliquescence, il s’agirait de “reformuler le projet socialiste sous forme d’une radicalisation de la démocratie. Le problème, dans nos sociétés, réside moins dans les idéaux proférés que dans la façon dont ils ne sont pas mis en pratique. Radicaliser la démocratie suppose à la fois de transformer les structures de pouvoir et d’établir une autre hégémonie que celles que nous vivons.”9
Un populisme de gauche, fort bien mais à quelles fins et pour quoi faire ? Citons ce slogan de Podemos : pour politiser la douleur, organiser la rage, défendre la joie, mobiliser les passions pour construire un nous, pour fédérer le peuple pour refonder la gauche. Dans un entretien pour Fakir, Chantal Mouffe développe l’idée d’un “populisme de gauche avec un “nous” qui inclut les immigrés mais qui pointe comme adversaires les multinationales, les grandes fortunes… [Avec comme] travail politique à faire : donner à voir l’oligarchie, son mode de vie, ses rémunérations grotesques, sa puissance, ses décisions sur nos existences”10. Le terme devrait alors être revendiqué positivement : il faudrait opposer un “populisme de gauche” à la gouver-
nance des élites néolibérales et le rôle de la gauche serait d’orienter le populisme vers un sentiment démocratique dans l’optique de rendre le pouvoir au peuple plutôt que de s’en remettre à un chef. Car, en l’absence de ce populisme inclusif de gauche qui viserait à co-construire une intelligence collective, le risque est grand de voir le spectre du passé resurgir, de nouveaux boucs-émissaires être érigés en victimes de la vindicte populaire. La réhabilitation et la reconstruction du peuple s’avèrent également prépondérantes et urgentes parce que, en ces temps propices à la disqualification de la démocratie, cette dernière ne peut s’offrir le luxe de perdre les couches populaires en disqualifiant leur vote. Elles sont vitales aussi parce que le succès des partis démagogiques de droite tient majoritairement – et il faut le reconnaître – au fait qu’ils formulent et répondent, même de façon très problématique, à de véritables demandes démocratiques, superbement ignorées par les partis traditionnels. L’incapacité des socialdémocraties à contrer l’ouragan néolibéral et à affronter les différentes formes d’insécurisations culturelles et sociales est à l’origine des succès de ces droites démagogiques, sécuritaires et xénophobes. L’objectif est de faire basculer le dégoût abstentionniste en goût électoral et, pour ce faire, les partisans du populisme de gauche proposent de se battre sur le terrain des symboles pour ne pas les abandonner à l’adversaire : l’idée est de ne pas abandonner aux populistes réactionnaires le monopole de l’émotion et de la lutte contre l’establishment.
Pour Chantal Mouffe, parler de populisme de gauche signifie prendre acte de la crise de la social-démocratie, qui ne permet plus de rétablir cette frontière entre la gauche et la droite et, puisqu’elle considère que la rationalité ne suffit pas à mettre le peuple en mouvement, elle cherche à définir les affects mobilisateurs qu’elle trouve dans la vieille opposition du peuple et de l’élite. Pour elle, il ne sert à rien de tourner le dos à un populisme qui n’est que l’expression exacerbée d’un peuple dépossédé de ses droits à décider. Mais, pour éviter que l’antagonisme ne tourne à l’affrontement liberticide d’ennemis et pour qu’il s’en tienne au combat politique d’adversaires, il faut disputer au populisme d’extrême droite le leadership sur les catégories populaires dominées par le ressentiment. Par ailleurs, avec Laurent Bouvet, il est possible de voir dans le populisme une manière de réimposer et de définir la place du peuple, non pas ce peuple qui, dans la bouche de certains, devient la masse ou l’opinion pour finir en populace, un peuple dissous dans la multiplicité des individus consommateurs mais un peuple politique délibérant. Le populisme de gauche peut y contribuer. Une nouvelle ère se présente à nous, une nouvelle ère qui requiert une autre manière de faire de la politique, qui réponde aux besoins urgents et aux espoirs de la population plutôt qu’à ses peurs. C’est le moment de réhabiliter la politique et la démocratie, pas de les répudier.
Annie Collovald, Le populisme du FN, un dangereux contresens, éditions du Croquant, 2004, p. 234. 2 Jacques Rancière, La haine de la démocratie, La Fabrique, 2005, p. 88. 3 Laurent Bouvet, “Retrouver le sens du peuple” in Plaidoyer pour une gauche populaire, Laurent Baumel et François Kalfon (eds), éditions du Bord de l’eau, 2011, p. 105. 4 Laurent Bouvet, Le sens du peuple, la gauche, la démocratie, le populisme, Gallimard, 2012, p. 230.. 5 David Van Reybrouck, Pleidooi voor populisme, Querido, 2008. Un extrait en français de ce livre peut être lu dans la revue Politique : http://politique.eu.org/archives/2008/10/729.html. 6 David Van Reybrouck, “Le populisme en tant que démocratie”, in Revue Ah ! – Ah Ces Flamands !, n° 12, Geert van Istendael (dir.), Cercle d’art, 2011, p. 67. 7 Ibidem, p. 71. 8 Chantal Mouffe, “Obtenir un consensus en politique est par principe impossible”, Libération, 21/04/2016. 9 Chantal Mouffe, “Il est nécessaire d’élaborer un populisme de gauche”, Mediapart, 11/04/2016. 10 François Ruffin, “La démocratie, c’est du conflit”, Fakir n°77, p. 23. 1
Ces réflexions d’Olivier Starquit seront confrontées aux analyses de Laurence Blésin, Édouard Delruelle et Jérôme Jamin lors du débat La soupe populiste, le 28 octobre au Festival des Libertés.
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Olivia WELKE
Bruxelles Laïque Échos
La coopération
au service de
l’autonomie
André Gorz affirmait que l’autonomie individuelle est une condition sine qua non de la transformation de la société mais aussi que la libération individuelle et collective se conditionnent mutuellement. Être autonome dans un monde globalisé, n’est-ce pas dépendre le moins possible du système de production industrielle et des multinationales pour se nourrir, se loger, se chauffer, se déplacer ? Ainsi de plus en plus de gens éco- et auto-construisent, cultivent la terre, posent des panneaux solaires, récupèrent l’eau de pluie, se déplacent à vélo… Mais l’invention de modes de vie résilients passe aussi par un renouveau des actions collectives.
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“L’autonomie est à déployer au sein d’une collectivité où les interactions s’opèrent sur base de réciprocité et de solidarité. Il s’agit de la sphère autonome, cet “entre-deux” situé entre les sphères privée et publique, et qui, aujourd’hui, dessine les contours d’un autre modèle économique de nature sociale, collaborative, démarchandisée et en transition”1. Au XIXe siècle, les ouvriers ont inventé les coopératives comme moyen d’émancipation économique. Au XXIe siècle, c’est aussi la forme d’organisation que privilégient les acteurs de l’économie sociale.
Les coopératives de la Transition Aujourd’hui, on voit fleurir un peu partout des coopératives énergétiques au sein desquelles les citoyens détiennent des parts de l’énergie – verte évidemment – qu’ils consomment. Ils deviennent alors copropriétaires d’un parc d’éoliennes. Qui aurait imaginé cela il y a seulement vingt-cinq ans ? Dans le domaine alimentaire, les consommateurs aussi s’organisent collectivement pour ne plus être obligés de fréquenter les supermarchés devenus un symbole de l’hyperconsommation inconsciente et décomplexée. Pour court-circuiter la grande distribution, ils créent des groupes d’achats locaux, éliminant tout intermédiaire entre les producteurs et eux-mêmes. Ils vont plus loin : ils créent même leurs propres supermarchés coopératifs. Cela leur permet d’avoir accès à des produits de qualité à prix abordables, puisque les coopérateurs travaillent bénévolement pour
la coopérative trois heures par mois afin de réduire les coûts salariaux et donc les prix des produits. Ils soutiennent les producteurs de leurs choix selon des critères géographiques, écologiques et éthiques.
Le travailleur autonome “La capacité à choisir son mode de vie, à choisir l’organisation de son travail, n’est-ce pas la caractéristique essentielle de l’autonomie ?” Le renouveau des coopératives s’étend bien au-delà du mouvement de la Transition et accompagne les mutations du monde du travail. “L’emploi salarié classique, avec un contrat de travail stable, est en train de reculer au profit des nouvelles formes d’emploi et surtout de travail indépendant. À l’échelle mondiale, l’emploi salarié permanent à temps plein ne représente que 22,5 % des travailleurs”2. Les carrières professionnelles sont moins linéaires, plus longues. Au cours d’une vie, il devient courant d’avoir plusieurs employeurs, d’exercer différents métiers, de passer du statut de salarié à celui d’indépendant, voire de mêler les deux statuts. Ainsi, le travailleur autonome, indépendant ou freelance, travaille par projets et à son compte. “Il faut inventer de nouveaux systèmes qui assurent une continuité des droits des individus. Le travail aujourd’hui devient de plus en plus autonome. Mais plutôt que de créer sa propre entreprise et d’en assurer seul tous les risques, on peut s’inscrire dans une logique d’entreprenariat collectif, en créant son emploi salarié dans une entreprise coopérative partagée”3.
Dans les coopératives d’activités ou d’emploi, les travailleurs autonomes se rassemblent souvent par secteur d’activités mais aussi de manière intersectorielle ou territoriale. “Chacun a son propre compte et gère ses activités et ses clients de manière autonome. Une partie des services, notamment administrative, est mutualisée et financée par un pot commun auquel contribue chaque travailleur”4. Ces pratiques pourraient-elles inspirer un nouveau cadre, nécessaire pour actualiser un modèle social basé sur la solidarité et le mutualisme ? En attendant, la coopération est ce que le travailleur autonome a trouvé de mieux pour échapper à la précarité et à l’ubérisation croissante de la société : “La figure-type du travailleur ubérisé, le coursier à vélo, cumule les caractéristiques les moins valorisantes de chacun des deux statuts de travailleur : de l’indépendant, il hérite l’instabilité mais sans la liberté (car c’est l’entreprise entremetteuse qui impose ses règles du jeu) ; du salarié, il subit la subordination mais n’a pas accès à la sécurité et aux droits que procure ce statut. On pourrait le qualifier d’“indépendant subordonné” […]. Dans une entreprise partagée, c’est tout le contraire : plutôt que de prendre le pire des deux statuts, on prend le meilleur. Le travailleur a l’autonomie de l’indépendant avec la sécurité et les droits du salarié. Dans ce cas, on pourrait l’appeler le “salarié non subordonné”.”5
La SMart À travers une série d’expérimentations sociales s’invente donc un nouveau rapport au travail. L’histoire de la SMart, précurseur
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de l’économie collaborative, illustre bien ce changement profond. A sa création en 1998, la SMart (Société Mutuelle pour Artistes) propose aux artistes des services de secrétariat social, un suivi administratif, comptable, financier et fiscal des productions artistiques et la négociation des contrats. Au fur et à mesure des années, SMart élargit sa palette de services en fonction des demandes et de la diversité des profils de ses membres : intérimaire, porteur de projet, entrepreneur, artisan, consultant, freelance, pensionné ou salarié qui développe une activité économique complémentaire… En 2017, la structure a accueilli 85000 usagers rien qu’en Belgique. Elle est aussi présente dans huit autres pays européens, ce qui en fait la coopérative qui compte le plus de membres en Europe. En 2015, SMart entame un processus de transformation en coopérative à finalité sociale. “Ce processus coopératif a été entamé sans attendre le statut juridique par le biais d’une démarche d’éducation permanente, qui visait à faire en sorte que le passage en coopérative ne soit pas juste une formalité juridique ou financière, mais un processus qui implique la communauté autant que possible. C’est dans cette perspective qu’a été menée l’opération SMart
in progress, chantier participatif destiné à redéfinir collectivement le projet d’entreprise.”6
n’existe pas de recette ou d’outils miracles, chaque structure cherche une façon de fonctionner qui corresponde à ses particularités.
Les enjeux de la gouvernance “Parce qu’elles mettent leurs finalités sociédans les coopératives Le processus SMart in progress est devenu permanent. Il permet à ses utilisateurs, sociétaires et partenaires qui le souhaitent de contribuer au développement de la structure. Il consiste à mettre en place des groupes de travail sur des thèmes choisis en assemblée générale avec un cadre et une méthodologie très précis. A l’issue de ces ateliers, une série de recommandations est écrite et soumise au Conseil d’administration. Les permanents de SMart sont très clairs sur le fait que ces recommandations n’ont pas force de décision et que c’est le Conseil d’administration qui a le dernier mot. Il n’empêche que le plan stratégique de développement 2016-2020 s’inspire largement de ces recommandations. Ainsi, Michel Bauwens a qualifié la méthode de SMart de “gouvernance oblique”.
tales au cœur de leur modèle économique et reposent bien souvent sur des modes de gouvernance démocratiques et participatifs, les coopératives expérimentent d’autres manières de créer de la valeur et de la partager, et contribuent à réinjecter de l’égalité dans notre société”8. Isabelle Cassiers, Kevin Maréchal et Dominique Méda (éd.), Vers une société post-croissance, éd. de l’Auben 2017, p.18. 2 Sandrino Graceffo, Refaire le monde du travail, éd. Repas, 2016, p. 43. 3 Ibidem 4 Barbara Barbarczyk, “L’entreprise partagée : vers une conciliation de l’autonomie et de la solidarité ?”, Analyse SAW-B, 2017 (www.saw-b.be). 5 Ibidem 6 Sandrino Graceffo, op. cit., p. 102. 7 Holacratie : mode d’organisation fondé sur la mise en œuvre de l’intelligence collective. Sociocratie : mode de gouvernance sans pouvoir centralisé. 8 Rijpens Julie, Mertens Sybille, “Gouvernance et coopératives : l’idéal coopératif à l’épreuve de la pratique”, Analyses SMartBe, 2016 (www.smartbe.be). 1
Promouvoir la gouvernance participative ne signifie pas que tout le monde décide de tout ou que l’absence de hiérarchie exclut tout leadership. Lieu d’expérimentation sociale, les coopératives mettent logiquement en œuvre des méthodes de gouvernance innovantes, s’inspirant par exemple de l’holacratie ou de la sociocratie7. Mais il
Le dimanche 22 octobre au Festival des Libertés, le forum La coopération : une nécessité, un chemin réunira des membres des coopératives Smart, Bees Coop et Courant d’air en interaction avec Barbara Garbarczyk de la SAW-B.
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Annick STEVENS
Professeure de philosophie en Université populaire ; membre du collectif de rédaction de la revue anarchiste Réfractions
Théorie et pratiques anarchistes La théorie politique anarchiste est née au XIXe siècle avec Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) qui, le premier, se revendiqua “anarchiste” au sens étymologique du terme, c’est-à-dire refusant tout gouvernement ou commandement (archè)1. L’ambiguïté du mot, qui signifiait déjà “désordre” dans la langue courante, desservit historiquement le mouvement, malgré l’insistance de tous ses théoriciens sur le fait que “l’anarchisme est la plus haute expression de l’ordre”. La plus haute et la plus naturelle, en ce sens qu’il s’agit de l’organisation des individus par eux-mêmes au lieu de l’organisation imposée d’en haut par un gouvernement, quelle que soit la légitimité dont celui-ci se réclame. L’anarchisme repose indissolublement sur deux fondements apparemment antagonistes : l’individu et le collectif. Son objectif est de faire s’épanouir conjointement ces deux dimensions de l’être humain sans les médier par une institution directrice comme l’État. Si contrat social il y a, ce sera un contrat toujours révisable, dont tous les contenus seront déterminés par les contractants, et auquel chacun sera libre d’adhérer ou non (chacun, en effet, est libre de vivre seul, ou de choisir sa société, ou de ne s’associer que momentanément).
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Les principes fondateurs de l’anarchisme : l’individu et le collectif L’ouvrage de Max Stirner (pseudonyme de Johann Caspar Schmitt, 1806-1856), L’Unique et sa Propriété, constitue la dimension extrême de l’individualisme anarchiste. Selon lui, chaque individu étant absolument unique, tout appel à une communauté de décision est un leurre et le droit n’est qu’une domination gagnée originellement par la force. Ce constat n’empêche pas de s’allier avec des millions d’autres pour gagner notre droit par la force, celle-ci incluant le pouvoir de la raison. Par ailleurs, poursuit Stirner, la liberté est sans effet si elle est dépourvue d’un avoir effectif ; c’est pourquoi, enlever à tous la propriété, comme veulent le faire les communistes, c’est priver tous les hommes de l’exercice réel de leur liberté. Les théoriciens “classiques” de l’anarchisme (Michel Bakounine, 1814-1876, Pierre Kropotkine, 1842-1921, Élisée Reclus, 1830-1905, l’anarcho-syndicaliste Errico Malatesta, 1853-1932, etc.) ajoutent aux mouvements sociaux du XIXe siècle la valeur individualiste, en fondant leur analyse sur le concept de domination2. Il est essentiel de distinguer les concepts souvent confondus de “pouvoir” et de “domination”. Le pouvoir est un terme ambigu qui signifie, positivement, la capacité de faire quelque chose, et, négativement, la structure sociale hiérarchique, tandis que la domination signifie le pouvoir d’imposer à d’autres sa volonté à l’aide d’instruments coercitifs. Il est donc clair que les anarchistes ne sont pas “contre le pouvoir” en général mais contre
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les seules structures de contrôle social, et contre tous les types de domination. Permettre à un individu, à une classe ou à une bureaucratie de commander aux autres hommes entraîne inévitablement que ce pouvoir s’exercera au détriment des commandés, soit pour l’intérêt propre des dominants, soit au nom d’un “intérêt général” qui aura été défini une fois pour toutes en nivelant les expressions particulières. Nécessairement donc, l’individu sera opprimé. L’oppression économique n’est pas la seule à devoir être combattue, car, même dans un contexte d’abondance ou de haut niveau matériel pour tous, il est insupportable d’être privé de la dignité de décider par soi-même. En effet, en dépouillant les individus de la maîtrise de leur propre vie, de l’expression concrète de leur volonté et de leurs choix, de la participation aux décisions concernant les règles collectives à respecter, on les prive de ce qui fait leur humanité même, on en fait des bestiaux. Le système politique représentatif, à cet égard, ne se distingue des autres légitimations du pouvoir (force, hérédité, etc.) que par une infime nuance, puisque le suffrage accorde aux élus des mandats non impératifs et non révocables, et permet la professionnalisation de la classe dirigeante. La nécessité de l’organisation collective est ancrée dans l’histoire concrète du mouvement social : l’anarchisme est né dans le même milieu que les autres formes de socialisme ou de communisme, dans le milieu des ouvriers, des artisans et des paysans subissant le joug d’une classe dominante à laquelle revenait le fruit de leur travail. Il n’y a donc pas eu besoin
d’une décision d’agir collectivement plutôt qu’individuellement : d’emblée le mouvement révolutionnaire était social. Mais, en raison des principes fondateurs selon lesquels l’individu est la fin de toute émancipation et tout individu est également apte à prendre les décisions qui le concernent, les théoriciens et militants anarchistes, tout en se reconnaissant comme une minorité plus conscientisée, ont toujours évité de prendre le rôle de chefs. Concrètement, le modèle de l’organisation tant politique qu’économique est la constitution d’assemblées locales, établies autour d’une production, d’un habitat, d’une activité culturelle, etc., qui se fédèrent progressivement en fonction des besoins d’une entente à plus grande échelle. La première étape est l’œuvre de tous ceux qui se sentent concernés par une même problématique, sans aucune exclusion d’origine ou de sexe ; la seconde étape consiste en l’envoi de délégués des assemblées vers une assemblée plus large, suivant la règle suivante : pas de délégation permanente, mandat précis, remise de comptes à l’assemblée d’origine. Ainsi la fédération ne devient jamais une structure stable ou une institution : elle est mouvante, ponctuelle, dictée par un désir ou un besoin précis. La décision collective est issue de la confrontation des arguments et de l’évaluation du résultat le meilleur pour tous. Elle s’atteint de préférence par l’unanimité mais, si une minorité de membres reste non convaincue du bon résultat de la décision, elle peut “s’abstenir amicalement”, autrement dit ne pas s’opposer à sa réalisation mais ne pas non plus y prendre part. Le refus de l’État, on le voit, n’est pas une
position de principe mais découle des principes, car l’État n’est jamais qu’une collectivisation non choisie, non contrôlée, qui substitue aux individus une généralité abstraite. Concernant la propriété des moyens de production, différentes propositions ont coexisté au sein du mouvement, depuis le mutuellisme proudhonien (propriété autonome familiale avec un fort réseau d’entraide mutuelle) jusqu’au communisme intégral (toute propriété est commune, le travail se fait en commun et la jouissance des produits est libre), en passant par le collectivisme (idem mais chacun reçoit les produits proportionnellement au travail fourni)3. C’est à chaque communauté locale de décider ce qui lui convient le mieux, pourvu qu’il n’y ait aucune exploitation du travail de quiconque. Depuis le milieu du XXe siècle, la conscience écologique a poussé les anarchistes à réfléchir davantage au sens du travail, à la réduction des nuisances de la production, et en général à la diminution de son importance par rapport aux autres activités humaines plus épanouissantes. Les propositions pionnières à cet égard, notamment sous la forme de l’écologie sociale de Murray Bookchin, constituent l’une des pistes principales du renouvellement actuel de la théorie sociale anarchiste4. En outre, le souci de l’expression individuelle, de l’émancipation des esprits et de l’ouverture à toutes les créativités, pourvu qu’elles soient sans domination, a contribué à nouer des liens étroits entre les milieux anarchistes et certains mouve-
ments artistiques subversifs ou de contreculture5.
Évolution et révolution Le modèle de société commande la conception de la révolution : une révolution est nécessaire, au sens d’un changement radical d’organisation de la société, mais pour éviter toute réapparition d’un pouvoir dominateur en raison des violences de la guerre civile, il faut que la majorité de la population soit d’abord mûre pour la révolution. Autrement dit, celle-ci doit être précédée d’une longue évolution, au cours de laquelle on formera progressivement les individus à être capables de penser et d’agir par eux-mêmes. Lorsqu’ils seront une majorité, ils s’empareront des moyens de production pour les gérer euxmêmes, et s’affranchiront du pouvoir politique en place pour construire leur propre organisation politique6. Tout ceci n’a pas manqué de susciter le soupçon d’angélisme. Quelle nature attribue-t-on aux hommes pour les croire capables de se passer du plaisir de commander ou d’accaparer, capables de respecter par eux-mêmes un minimum de règles, capables de vouloir ce qui garantit la liberté et l’égalité de tous ? Justement, les anarchistes attribuent le moins possible à la nature, le plus possible à la culture. Certains anarchistes sont plutôt déterministes, comme Kropotkine qui pense que la collectivité humaine est fondée sur un instinct d’entraide, d’autres accordent un rôle prépondérant à la liberté de choix et à la volonté, comme Malatesta. Mais, quelle que soit leur position “ontologique” (quant à savoir si l’action humaine est libre ou
déterminée), tous pensent qu’il est essentiel d’agir sur l’éducation et l’environnement social pour former des individus anarchistes, en supprimant les structures qui stimulent la concurrence, l’exploitation, les privilèges, et en promouvant les styles de vie qui stimulent l’entraide, la collaboration, la répartition équitable des richesses. Les anarchistes ont particulièrement réfléchi sur la transmission de ces valeurs par l’éducation et ont tout au long de leur histoire expérimenté leurs thèses dans des communautés éducatives ou des lieux d’instruction pour tous, en vue de développer à la fois l’éthique, les connaissances rationnelles et la capacité de jugement argumenté7. Depuis les dernières années du XXe siècle s’est développé un “post-anarchisme”, inspiré des valeurs du post-modernisme, qui rejette le projet global et révolutionnaire de l’anarchisme dit “classique”. Il propose de remplacer celui-ci par une “déconstruction” des pouvoirs qui se cachent dans toutes les relations intersubjectives et par la réalisation d’un “style de vie” anarchiste ici et maintenant, dans les marges de la société dominante. Ce courant s’exprime surtout dans le mouvement des squats, dans les luttes pour la défense des minorités exclues ou opprimées, contre les frontières et contre toutes les “-phobies”. Aucune de ces luttes partielles ne constitue un engagement nouveau par rapport au militantisme anarchiste déjà existant, mais ce qui caractérise ce nouveau courant, c’est que ces luttes partielles ne font plus partie d’un objectif principal qui est de remplacer le système actuel par un autre projet global de société.
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Les expériences anarchistes dans l’histoire Outre de nombreuses créations de communautés réalisant une organisation anarchiste à petite échelle, parfois sur une longue durée, il y a eu quelques tentatives d’instaurer une société anarchiste à l’échelle d’un pays ou d’une région. La Commune de Paris (1871) est le premier exemple du refus d’un État centralisateur et de l’institution d’une auto-organisation économique et politique ; si tous les communards ne se disaient pas anarchistes et si de nombreux aspects organisationnels ne l’étaient pas, l’inspiration et les principes en étaient fortement marqués et ont depuis servi de référence au mouvement. Une forte composante anarchiste imprègne aussi le tout début de la révolution soviétique (d’octobre 1917 au printemps 1918), avec la revendication de “tout le pouvoir aux Soviets”, c’està-dire aux assemblées locales, libres et auto-gestionnaires qui se formèrent spontanément dans les usines et les quartiers (le premier fut fondé en 1905 par des anarchistes à Saint-Pétersbourg). En Ukraine, la population, en majeure partie paysanne, mit spontanément en commun les terres confisquées aux grands propriétaires. L’auto-organisation y survécut jusqu’en 1921, quand l’armée anarchiste, commandée par Nestor Makhno, fut écrasée par l’Armée rouge8. Mais l’expérience de la plus grande ampleur eut lieu durant la guerre civile espagnole, entre 1936 et 1939, surtout en Catalogne et en Aragon. Le syndicat anarchiste CNT, qui depuis plusieurs décennies avait préparé sa très large base
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à l’auto-organisation, prit en mains à la fois le combat contre les franquistes et la révolution sociale, économique et culturelle. Les terres, les usines, les services publics furent collectivisés ; l’émancipation par rapport à l’Église, au patriarcat, à la tyrannie des traditions fut menée à un point jamais égalé depuis9. La puissance d’armement de l’armée fasciste et le sabotage contre-révolutionnaire des staliniens mit fin à cette brève période de liberté et empêcha d’en éprouver la solidité sur le long terme. Depuis, nous attendons la prochaine occasion d’un soulèvement de masse pour la réinventer. William Godwin (1756-1836) en est un précurseur faisant le lien avec la philosophie des Lumières : son ouvrage principal, De la justice politique (1793) prône déjà une société sans gouvernement ni propriété privée, fondée sur la reconnaissance de l’identité universelle des besoins, fonctionnant grâce au jugement individuel de chacun et par le travail en commun de tous. 2 Michel Bakounine, L’Empire knouto-germanique et la révolution sociale, Paris, Stock, 1895 ; Errico Malatesta, L’anarchie, Montréal, Lux, 2012 (1891) ; Alexander Berkman, Qu’est-ce que l’anarchisme ? L’Échappée, 2005 (1929) ; Emma Goldman, Vivre ma vie. Une anarchiste au temps des révolutions, L’Échappée, 2014 (1931). Hormis ces deux derniers titres, tous les classiques de l’anarchisme cités en notes sont disponibles sur Wikisource.. 3 Pierre-Joseph Proudhon, Théorie de la propriété, ParisMontréal, L’Harmattan, 1997 (1866) ; Pierre Kropotkine, La conquête du pain, Paris, Tresse et Stock, 1892. 4 Murray Bookchin, Au-delà de la rareté : l’anarchisme dans une société d’abondance. Montréal, Écosociété, 2016. Voir aussi le site www.ecologiesociale.ch. 5 On trouvera une multitude d’exemples dans l’Abécédaire anarchiste d’urgence de I. Dario Alvarez et J. M. Roca, L’Atinoir, 2017. 6 Élisée Reclus, L’évolution, la révolution et l’idéal anarchique, Paris, Stock, 1898. 7 Par exemple : Francisco Ferrer, L’école moderne, Bxl laïque, 2010 (1909) ; Sébastien Faure, Écrits pédagogiques, éd. du Monde libertaire, 1992. 8 Voline, La Révolution inconnue 1917-1921, Paris, 1947. 9 George Orwell, Hommage à la Catalogne, 10/18, 2000 ; Burnett Bolloten, La Guerre d’Espagne. Révolution et contre-révolution (1934-1939), Agone, 2014. Voir aussi le film documentaire en ligne Vivre l’utopie (Espagne 1936). 1
Pascal CHABOT
Philosophe, auteur de Global Burn out (P.U.F., 2013), L’âge des transition (P.U.F., 2015) et Exister, résister (P.U.F., 2017))
Penser
le système
Le terme “système” a ceci de particulier qu’il est à la fois très chargé et disputé sur le plan politique et idéologique,
et à la fois flou, vague et imprécis. Les antisystèmes et ses défenseurs s’opposent de façon virulente, mais tous deux, pour peu qu’on leur pose la question, peinent à définir la notion. Le système, est-ce le technocapitalisme, la
social-démocratie,
l’ordre
établi,
les
choses comme elles vont ? Est-ce un mode d’organisation pragmatique, une construction idéologique ? Ou tout cela simultanément ?
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evant tant de flou, on pourrait être tenté de proscrire l’emploi de la notion, ou du moins de la cantonner à une utilisation plus neutre comme celle des systémiciens qui disent qu’il y a système dès que des éléments nouent entre eux des relations continues. Ce serait une sorte de “nettoyage de la situation verbale”, comme dit Valéry, qui pour y voir clair interdirait les termes imprécis. Mais l’imprécision, le vague et le flou font partie de la vie. Nous n’existons pas en pleine lumière, mais sommes aussi obscurs, traversés de zone d’ombre. S’il fallait congédier tous les termes vagues et polysémiques, le langage se réduirait à une fraction de ce qu’il est. Il paraît donc plus intéressant, devant un mot comme celui-là, de chercher à construire une réflexion qui s’alimente des tensions qui traversent ce champ sémantique pour en révéler les caractéristiques. C’est ce que l’on aimerait tenter ici. Les antisystèmes comme leurs contradicteurs ont en commun d’appeler par ce nom “système” à la fois un état de fait (une organisation qui existe, une situation dans laquelle ils vivent), et une logique sousjacente qui détermine les évolutions de cet état de fait. Le “système” est donc d’une part ce qui est, et d’autre part le mode d’évolution de ce qui est. La polysémie vient de là. En parlant de système, on parle à la fois d’être et de devenir, d’une structure stable et d’une dynamique qui modifie cette structure et la fait évoluer. Ces deux dimensions sont, chacune, intéressantes, mais elles gagnent à être distinguées. Il y a d’une part le système lui-même, et d’autre part des forces qui le traversent. Les confondre est ruineux, parce qu’ils ne
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sont pas de même nature. Les différencier, par contre, permet de voir plus clair. De façon très matérialiste et descriptive, on pourrait dire qu’un système, dans beaucoup de modes d’existence contemporains, se caractérise par la présence de vitres, de sièges et d’écran. Exister dans le système, c’est bien souvent être face à un écran, pour communiquer, travailler ou se divertir, assis derrière une vitre qui protège tout en ouvrant sur le dehors. Cette description du système est plus empiriste qu’idéologique. Vitres, chaises, écrans, voilà les éléments qui structurent la vie de bien des humains. A y regarder de près, toutefois, ces réalités matérielles traduisent des valeurs. La vitre protège, mais elle isole aussi du dehors et de la nature : elle crée une bulle, un intérieur artificiel où règne la régulation thermique plutôt que la météo. Les sièges proposent des places et des rôles aux personnes, mais ils sont en nombre limité, créant une lutte des places, une concurrence pour tenter d’avoir un emploi et un rôle. Les écrans qui accaparent les consciences et permettent aux esprits de se promener dans l’immense dédale virtuel du Net, fascinent par leur prodigalité, mais aliènent par leurs incessantes requêtes. Chaque fois, donc, des réalités matérielles qui traduisent le système proposent des valeurs qui permettent de vivre dignement. Mais chaque fois aussi, ces valeurs sont trahies ou absentes. On ne peut parler du système qu’en parlant simultanément des stress qui le fragilisent. Ces stress, pourtant, ne viennent pas du système lui-même, et c’est pourquoi il est tellement fatiguant d’entendre l’incessante ritournelle du “C’est le système ! C’est sa
faute !”. La notion de “faute”, d’abord, est ici inadéquate ; elle a en plus ce travers de faire porter toute la responsabilité d’un devenir sur la structure vitre-chaise-écran, ce qui n’a pas de sens. Il faut plutôt tourner ailleurs le regard, vers les forces qui déterminent les évolutions contemporaines. Des forces tout à la fois techniques, politiques, psychiques, économiques et globales : des “ultraforces”, comme on peut les appeler, qui traversent les systèmes et les font muter profondément. La numérisation est une de ces ultraforces : elle métamorphose les façons de vivre et de penser à une vitesse fulgurante. Partout où elle passe, elle crée un clivage entre un ancien monde, pré-numérique, et un contemporain hyper-connecté, parfois fascinant et prometteur, d’autres fois terrifiant et destructeur, mais toujours impérieux. La financiarisation, qui lui est souvent liée, est une autre de ces ultraforces, qui elle aussi traverse les systèmes. Elle clive de même le monde, distinguant des territoires qu’elle a conquis et soumis à ses logiques, et des zones encore récalcitrantes, qui savent cependant que le temps est compté avant qu’elles soient à leur tour financiarisés, avec toute la violence que cela engendre, et tous les nouveaux possibles que cela offre. La poussée démographique globale est encore une de ces ultraforces, sur laquelle se greffe un universel désir d’embourgeoisement alimenté par la publicité qui remplace systématiquement l’ancienne contemplation de la nature par une consommation polluante, anesthésiante et censément gratifiante. Or, face à une force, l’attitude politique classique est de se demander comment entrer en relation avec elle, pour la tem-
pérer, la réguler, la contrôler, l’asservir, y résister. Mais le problème contemporain est que les ultraforces, du fait de leur puissance mondialisée, n’offrent pas de prise. Il n’y a pas rapport de force avec une ultraforce, mais plutôt antirapport. Déjà lorsqu’un citoyen tente une négociation avec une grande compagnie de services, il s’aperçoit qu’il ne parvient à faire bouger aucune ligne, face à un personnel qui pour toute réponse dit : “c’est ainsi”. L’antirapport de force est un deuil de la politique : il semble condamner les humains à l’impuissance, dans une sorte d’acceptation fataliste d’un nouveau destin. Il faut toutefois sortir de cette impuissance et apprendre à résister, ce qui demande de l’imagination, et réclame d’aller plus loin dans l’analyse. Si l’on en reste en effet à ces deux seules instances que sont le système vitre-chaise-écran et les ultraforces, l’on ne sort pas du destin, mais l’on se contente d’assister impuissant à une dialectique de la surenchère entre un système protecteur mais fragilisé, et des ultraforces qui accentuent le déboussolement par le rythme des mutations qu’elles imposent. La tentation populiste – et celle de tous les extrêmes – est alors de répudier complètement et le système et les ultraforces, les confondant et amalgamant tout “ce qui se passe” à une vaste conspiration. Ces approches ne distinguent plus ni vitre, ni écran, ni place pour les humains, ni valeurs traduites par ces dispositifs, ni fragilité de ces valeurs, ni bouleversement des structures, mais un vaste “système” qu’elles promettent de détruire le lendemain des élections. C’est un peu court. Il semble plus intéressant de réfléchir plus lentement, de chercher plus de discer-
nement et, après avoir perçu que, laissés à eux seuls, le système et les ultraforces ne pouvaient qu’exister sur le mode de la surenchère, se demander d’où peut venir le changement. Que veut dire résister ? Ce sont les individus et les collectifs d’individus qui sont les grands oubliés de la gigantomachie contemporaine entre le système et les ultraforces. Tantôt sommés de s’asseoir derrière un écran et une vitre, tantôt clivés par des ultraforces, ils semblent avoir perdu les rennes de leur destin. Mais ce n’est pourtant pas ce dont la réalité témoigne. Partout où s’organisent des transitions écologiques, démocratiques, énergétiques, architecturales, mobilitaires et expérimentales, partout où se font jour des prises de conscience par la contemplation du monde, par l’éducation et la culture, et partout où se mettent en place des manières concrètes de faire exister le changement, règne le soi. Cette dimension est fondamentale. Ce n’est pas l’individu existant dans le système, ni celui clivé par les forces, c’est celui qui médite sur ce qui dépend de lui, sur son rapport à l’équilibre, sur les modes de coexistence (en lui et hors de lui) de toutes ces manières d’être toujours non finito. C’est celui qui comprend, en regardant la nature ou l’enfance, ce qu’est la “croissance”, et qui perçoit, en démontant une chaudière, ce qu’est la “culture technique”, et à partir de ces expériences prend une place concrète dans la dialectique autrement abstraite entre des forces qui le dépassaient. Si c’est le soi qui importe, c’est qu’il est source de toute perception et de toute signification. Et il est aussi le lieu de son propre dépassement vers cet autre soi, cet hors-de-soi, autrui, les autres.
On ne fera pas table rase de ce qui est. On ne recommence jamais à zéro, sur une feuille vierge, comme des discours trop faciles qui fantasment une révolution sur des modèles anciens, veulent le faire croire. Les systèmes, les ultraforces et les soi font partie intégrante du réel contemporain, si perplexe et diffracté par les perceptions de huit milliards d’humains. Organiser entre ces pôles une convergence viable socialement, culturellement et environnementalement, est un idéal de la raison, inaccessible bien sûr, mais mobilisateur. Ce n’est qu’en reconnaissant ce qui dépend de nous que cet idéal de la raison pourra continuer à prendre consistance. Pascal Chabot dialoguera avec un autre philosophe, Lambros Coulabaritsis, autour de la définition des systèmes, de leur emprise et de la manière d’interagir avec eux, lors du débat Sous les systèmes, le soi et la liberté, le 23 octobre au Festival des Libertés.
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Mathieu BIETLOT Bruxelles Laïque Échos
Dans le ventre de la bête dissection du système
La confusion des antisystèmes s’alimente d’une définition souvent floue du système et d’une stigmatisation négative de celui-ci. Le concept de système n’a pourtant rien de péjoratif. Il mérite d’être réfléchi dans toute sa complexité et sa nécessité, ses usages et ses mirages, sa portée et ses protections, ses ramifications et ses machinations, ses détournements et ses retournements. 28 ECHOS
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Qu’est-ce qu’un système ? Étymologiquement, le terme vient du grec et signifie “organisation, ensemble” dérivé du verbe “mettre en rapport, instituer, établir”. D’après les dictionnaires, un système c’est d’abord une construction de l’esprit, un ensemble abstrait dont les éléments forment un tout cohérent, ordonné ou coordonné par des lois : une théorie, une doctrine, un système mathématique, linguistique ou philosophique. Ensuite, c’est un ensemble complexe d’éléments naturels de même espèce ou de même fonction interconnectés : le système solaire, nerveux ou digestif. En s’ancrant dans la réalité sociale, le système désigne un ensemble de pratiques et d’institutions organisées en fonction d’un but : un système politique, économique, social, scolaire, monétaire, judiciaire… avec nombres de variantes de chacun d’entre eux. Enfin, le système s’entend comme ensemble de principes ou de techniques mis en application en vue d’un résultat : un système d’exploitation informatique, un système d’alarme, d’éclairage ou de navigation, un système de débrouille, un système de vie. Il est à chaque fois question d’un ensemble organisé, structuré, dont les parties sont en interactions fonctionnelles et dont l’agencement produit un effet différent de leurs actions respectives. Ils sont en général échafaudés de manière à se perpétuer nonobstant une défaillance ou opposition d’un des éléments qui les composent. Ils ont une tendance au retour à l’équilibre en cas de perturbation et à la néguentropie, c’est-à-dire à la réduction du désordre et à l’organisation croissante. Avec Lambros Couloubaritsis, on peut distinguer les systèmes compliqués
(par exemple un engrenage) et les systèmes complexes (par exemple un organisme). Les premiers sont composés d’éléments en relations les uns avec les autres. Plus ses composantes sont nombreuses, plus le système sera compliqué mais il ne sera pas complexe en ce sens que son fonctionnement demeure linéaire et prévisible. Il se perpétue de manière mécanique et figée. Dans un système complexe, les éléments sont en interactions de manière non linéaire et selon des règles locales. Ce système se caractérise par sa plasticité, il est capable d’adaptation et laisse place aux émergences1. Pour cerner un système, quel qu’il soit, il convient de déterminer sa fonction ou finalité, la nature de ses éléments constitutifs, leurs relations ou leurs interactions, sa frontière ou son critère d’appartenance et ses interactions avec son environnement. Avoir l’esprit de système revient à comprendre la réalité, l’actualité, les situations de façon globale, en soulignant ou débroussaillant les interactions et les interdépendances, en mettant à jour la complexité du monde et des questions. Cette approche systémique nous parait nécessaire pour dépasser les limites ou impasses de la tendance actuelle aux compartimentages, aux segmentations et aux spécialisations ainsi qu’à la pensée binaire. Il faut cependant veiller à ne pas verser dans le sens péjoratif de l’esprit de système qui consiste à vouloir faire prévaloir la conformité à un système abstrait sur une juste appréciation du réel, à plaquer une structure trop théorique sur la réalité en ignorant ses méandres et imprévus. Ce à quoi nous nous appliquons dans cet article comme dans la plupart des analyses de Bruxelles Laïque.
À partir de ces définitions, nous pouvons mieux comprendre le glissement sémantique qui mène à ne plus parler d’un système mais du système et à en faire le mauvais objet. “Le » système est conçu, presque toujours péjorativement, comme l’armature économique, politique, sociale, morale et idéologique d’une société à un moment donné et perçu comme rigide et contraignant. Il est pérenne et domine les individus, il s’agit donc de s’en émanciper mais il finit toujours par récupérer ceux qui essaient d’y échapper. Dès lors qu’il contraint l’individu, le système, c’est toujours les autres (et l’on comprend mieux tous ces candidats qui blâment ce système qui les empêche de régner). Dès lors qu’un système fonctionne comme une machine où tout est relié et perdure indépendamment de l’action dissidente d’une de ses composantes, quand on passe d’un système à “le » système, on glisse de l’idée de machine à celle de machination et l’on imagine vite un grand complot. Et selon qu’on envisage cette armature sociétale comme un système compliqué ou comme un système complexe, on accordera ou non ses droits à la liberté humaine et ses chances au changement social…
Le système n’est pas le problème Il y a donc quantité de systèmes, on en trouve un peu partout. Négligeant les systèmes électriques ou vasculaires, nous nous intéresserons ici aux systèmes qui concernent les libertés, les droits fondamentaux, les solidarités, la laïcité, le vivre ensemble et la démocratie. Les systèmes ne sont pas forcément les ennemis de l’homme et de la liberté.
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Certes, il existe nombre de systèmes de domination tels que l’esclavagisme, l’impérialisme, le colonialisme ou le patriarcat. Ceux-ci s’imposent et écrasent des individus à travers l’entrelacement et le renforcement de pratiques et d’institutions qui forment un système en ce sens qu’il se reproduit indépendamment de la volonté individuelle de ceux qui y participent. De ces systèmes, il s’agit évidemment de s’émanciper lorsqu’on en est victime et de les contester lorsqu’on les constate voire les cautionne malgré nous. Une vigilance est nécessaire pour ne pas les reproduire implicitement. S’émanciper ou ne pas entretenir à notre insu un système de domination renvoie à la question de l’autonomie. Celle-ci consiste à oser développer ses propres normes, à ne pas subir des ordres imposés par l’extérieur et qui ne font pas sens pour soi, à ne pas être emprisonné dans des systèmes qui décident pour soi ou façonnent les jugements et conditionnent les comportements. L’exercice devient de plus en plus difficile face au monde complexe qui est le nôtre et aux puissances de conditionnement qui s’y déploient. Tout système de domination n’est cependant pas néfaste à l’humanisme et à l’émancipation. Des techniques et systèmes de domination des forces de la nature ont permis de grands progrès à l’humanité (même si aujourd’hui elle doit reprendre le contrôle sur ces systèmes qui se retournent contre elle). Le contrat social, l’État de droit et ensuite l’État social ont été conçus comme des systèmes de domination, l’un de la guerre civile et de la violence interindividuelle, l’autre de la loi de la jungle du marché et de la lutte des classes, pour assurer la paix civile et sociale. Différents systèmes, de la discipline
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franc-maçonne à la méditation zen, aident l’individu à travailler sur lui-même et dominer ses pulsions ou ses passions. La sécurité sociale offre un bel exemple de système qui passe par la domination ou régulation de certaines forces sauvages pour mettre en place un système de protection au même titre que les systèmes claniques, familiaux, syndicaux, etc. Le système, dans ce cas, est un filet au service de l’individu puisqu’il le met à l’abri des mauvaises conjonctures et lui permet de rebondir suite à des difficultés. Ces filets sont à renforcer en cette période où les puissances du marché et l’idéologie individualiste les détricotent sans vergogne. Ils sont également à retisser sur de nouvelles trames plus en phase avec les données du XXIe siècle2. Ici aussi la nuance est de rigueur : tout système de protection n’est pas bon en soi. Ils peuvent se rigidifier et se recroqueviller sur eux-mêmes en niant l’humanité ou les droits de ceux qui n’en font pas partie. L’excès de protection, maternelle par exemple, peut aller jusqu’à l’étouffement de l’individu. Les systèmes de protection et de surveillance des sociétés sécuritaires se déploient et se ramifient au détriment de la liberté, des droits fondamentaux et de la vie privée des citoyens… Les systèmes d’exploitation ont mauvaise réputation auprès des humanistes et des progressistes. On pense évidemment au système capitaliste qui spolie la force de travail des humains et épuise les ressources naturelles. Il les exploite, c’est-à-dire qu’il en tire profit. Et son tort majeur consiste à ne se focaliser que sur son profit, sans le partager, sans se soucier du respect ou de l’avenir de ce qu’il exploite, ni même de la pérennité de
son propre fonctionnement. Ce système, qui se radicalise à folle allure, doit être corrigé, transformé, renversé ou remplacé dans le mesure où il se révèle génocidaire et suicidaire. Mais tout système d’exploitation ne partage pas les mêmes défauts ni ne charrie les mêmes dangers. Exploiter signifie tirer profit, faire valoir, utiliser avantageusement, développer les potentiels. Ce que fait un agriculteur avec sa terre ou un enseignant avec son élève, ou encore Windows ou Linux avec les ordinateurs. Les systèmes d’organisation sont sans doute les plus répandus. Ils se retrouvent partout, de l’État à l’entreprise en passant par les collectifs militants et les tournois sportifs. Ils permettent à un ensemble de personnes – mais aussi d’idées ou de machines – de s’agencer, de fonctionner ensemble, de régler leurs interactions pour atteindre un but commun. On les évaluera selon leur objectif, la cohérence des moyens déployés pour l’atteindre ainsi que leur coût, et surtout leur fonctionnalité.
Crises et dysfonctionnements des systèmes Force est de constater que nombres des systèmes qui ont structuré nos existences et notre vie collective depuis quelques décennies se détraquent aujourd’hui. Qu’il s’agisse de la sécurité sociale dont nous avons parlé, du système scolaire, médiatique ou démocratique : ils sont loin de remplir leurs objectifs premiers, ne sont plus adaptés au cours du monde et dysfonctionnent au point d’être discrédités ou désertés par une foule croissante de gens. On pourrait ajouter à cette liste les systèmes économique et financier qui déraillent hors de la réalité, se décon-
nectent des besoins de la population et ne sont plus aptes à gérer la production et la distribution des richesses. Ils engendrent, outre de l’exploitation abusive, des effets de domination bien plus poussés et pervers que les systèmes de domination évoqués plus haut. À vrai dire, ces systèmes ne dysfonctionnement pas de tous les points de vue. Pour les financiers, les multinationales ou les géants du web, tout tourne rond et toujours plus vite. Ils tirent d’immenses bénéfices de ce qui nous paraît des ratés et des crises, qu’ils entretiennent et accentuent. Ils sont une minorité mais leurs pouvoirs et profits ne semblent pas près d’être remis en cause. Du point de vue de la majorité, il paraît impératif de réformer ou révolutionner ces différents systèmes en crise. La plupart des réponses politiques ponctuelles à ces défaillances ne font que les aggraver. Les instances démocratiques se révèlent chaque jour un peu plus impuissantes – par manque de volonté, d’audace ou de marges de manœuvres – à apporter des réponses structurelles et durables aux impasses du présent, autrement dit à transformer de fond en comble les systèmes qui dysfonctionnent et maltraitent l’humanité ou la planète. Ne leur faisant plus confiance, des initiatives citoyennes et des mouvements sociaux foisonnent de toute part pour proposer ou expérimenter des alternatives à ces systèmes défaillants. Ces alternatives développent chacune des microsystèmes d’entraide, d’échange, de production, de distribution, de monnaie, etc. Dans cette prolifération, il y a à boire et à manger. Elles méritent d’être confrontées quant à leur pertinence, leur portée, leurs motivations, leur idéologie, leur accessibilité et leurs para-
doxes. Toute alternative n’est pas vertueuse en soi. Il y a un tri à établir pour ne pas verser dans une idée de système alternatif ou d’initiative citoyenne aussi fourre-tout que le concept d’antisystème3. Sciemment ou non, certaines d’entre elles ne servent qu’à donner bonne conscience, à faire diversion, à agrémenter les systèmes dont elles se démarquent et donc à les pérenniser. Surtout, ces initiatives sont dispersées, isolées, minoritaires (parfois confidentielles, affinitaires ou élitistes). Elles ne font pas système. Or les multiples crises, auxquelles nous avons affaire, s’articulent les unes aux autres, se renforcent mutuellement et composent le diagnostic d’une crise systémique et mondiale qui ne se contentera pas de solutions ou de résolutions locales. L’ensemble des dysfonctionnements font désormais système… Un système entretenu par son inertie, consolidé par sa complexité et défendu bec et ongles par la minorité à qui il rapporte. Les alternatives se développent jusqu’ici essentiellement dans les marges de la société ou des îlots privilégiés. Elles ne paraissent pas en mesure d’apporter des réponses pour tous, d’intérêt général, aux systèmes défaillants. Elles ne s’organisent pas à la même échelle que les systèmes auxquels elles souhaitent apporter une issue. Elles ne sont pas en rapport de forces suffisant pour engendrer des changements globaux. La question du rapport de forces est fondamentale pour ces alternatives sous peine de n’être que des emplâtres sur une jambe de bois ou des ornements dont le système dominant s’accommode très bien et dont il saura tirer profit. Fondamentale mais compliquée dès lors que faire rapport
de forces nécessite de sortir des marges, de prendre de l’ampleur, de gagner le soutien populaire, de s’organiser et s’instituer souvent en passant par les lieux et les médias du pouvoir. Dans cette perspective, ces micro- et poly- systèmes gagneraient-ils à s’articuler davantage les uns aux autres, jusqu’à former un système global alternatif ? Des tentatives de mise en réseau d’une multitude d’initiatives sont en cours, des essais de synthèse théorique ou programmatique s’opèrent également4. Mais ces démarches peinent à dépasser le stade de la collection ou de l’inventaire pour former un réel système alternatif global, cohérent, organisé et fonctionnel où leur agencement produirait un résultat supérieur à chacune de leur contribution. Lambros Couloubaritsis, La philosophie face à la question de la complexité. Le défi majeur du 21e siècle, éd. Ousia, 2014, tome I, pp. 49-52. 2 Cf. “Le politique et la sociale : divorce ou enterrement ?”, Bruxelles Laïque Échos, n°96, pp.41-45 3 Cf. “De l’impotence d’être antisystème”, pp. 4-7 de ce même numéro. 4 Par exemple, Edgar Morin, La voie : pour l’avenir de l’humanité, Fayard, 2011.
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Pour approfondir la réflexion sur les systèmes et la manière d’intervenir dans leurs fonctionnements, rien de tel que le dialogue philosophique qui se tiendra entre Lambros Couloubaritsis et Pascal Chabot, le 23 octobre au Festival des Libertés : Sous les systèmes, le soi et la liberté.
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Karen BAHR CABALLERO
Consultante en matière de coopération au développement et experte en genre
Violence de genre dans les Institutions ?
Une réflexion nécessaire En 2005, nous avons mené une étude pour le PNUD avec le but de cartographier les actions développées par les ONGs et l’État hondurien en matière d’éradication de la violence de genre au Honduras. Nous avons pu constater que bien que les programmes et projets spécifiques étaient – et restent encore – insuffisants, l’insistance acharnée des organisations de femmes avait réussi à rendre visible la violence de genre et à pousser l’État hondurien dans des actions soutenues et à consacrer des ressources pour lutter contre ce fléau. 32 ECHOS
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ependant, nos premiers entretiens avaient aussi montré que la plupart des actions privilégiaient la violence au sein du couple au détriment d’autres formes de violence touchant également les jeunes femmes et les fillettes, et atteignant déjà des niveaux alarmants1. À l’époque, nous avions formulé l’hypothèse selon laquelle ces autres formes de violence s’articulaient aussi autour du système de genre et étaient ancrées d’une part dans des institutions informelles (dans la communauté, dans l’espace public, et liées aux actions des gangs – les maras – et du crime organisé), et d’autre part, dans des institutions formelles (violences de genre tolérées ou perpétrées par l’État).
du triste tableau qui dépeint la situation dans l’un des pays les plus violents du monde. Dans ce contexte, la violence à l’égard des femmes (des filles et des jeunes femmes) est devenue un phénomène répandu, systématique et multiforme2. Selon le Rapporteur spécial sur la violence à l’égard des femmes : entre 2005 et 2013, le nombre de meurtres violents de femmes a augmenté de 263,4%3 tandis que les organisations féministes ont déclaré une “alerte rouge” face à l’augmentation des féminicides, l’impunité quasi absolue des crimes et le manque de volonté politique pour enquêter les crimes haineux contre les femmes et traduire en justice les responsables.
Aujourd’hui, la violence au Honduras a été exacerbée par l’extrême pauvreté, les inégalités criantes, et le caractère autoritaire et répressif du modèle d’accumulation extractive. L’insécurité citoyenne s’est accrue sous le régime mis en place après le coup d’État de 2009, alors que dans le même temps, sous prétexte de crise économique, les institutions publiques supposées fournir une réponse à la violence ont été affaiblies. L’État se voit ainsi dans l’incapacité de mettre en œuvre des stratégies appropriées pour éradiquer la violence de genre ainsi que de garantir le respect des droits humains de la population en général ; notamment les droits des populations en condition de vulnérabilité comme les femmes (adultes, adolescentes, enfants). La corruption généralisée, la collusion entre les élites politico-économiques et le crime organisé, et la radicalisation des gangs suite à l’application de politiques de “mano dura”, sont les derniers éléments
Malheureusement, les hypothèses que nous avions formulées en 2005 ont été vérifiées. La violence faite aux femmes dans le cadre des institutions formelles et informelles est notamment visible dans le contexte de la crise migratoire qui touche le Honduras ainsi que d’autres pays du Triangle du nord de l’Amérique centrale4. En effet, selon l’agence des Nations Unies pour les réfugiés, parmi les femmes migrantes interrogées en 2015 par cet organisme, deux tiers signalent les menaces directes et les attaques des membres de gangs parmi les raisons qui les ont obligées à quitter leur domicile5. Alors que l’administration étasunienne multiplie les mesures visant à réduire le flux de migrants de la région ; un nombre croissant de femmes et de filles fuient le Salvador, le Guatemala et le Honduras en direction des États-Unis pour échapper aux attaques de gangs et groupes criminels. Des adolescentes et des fillettes
abandonnent leurs études et leurs foyers pour échapper au recrutement forcé dans les maras, à l’exploitation à des fins de prostitution, aux enlèvements, au harcèlement chronique et au viol6. Pour aggraver les choses, l’administration Trump accélère l’expulsion de Honduriens – la possibilité d’être expulsé est beaucoup plus importante pour les Honduriens que pour les ressortissants d’autres pays de la région7 – et met fin à des programmes tel que le programme Parole, créé par l’administration précédente pour fournir le statut de réfugié aux enfants migrants non accompagnés. Le tout se conjugue pour prendre en étau une population vulnérabilisée et désemparée, et aggraver ce que certaines organisations dénoncent comme une crise humanitaire négligée8. Notre étude de 2005 suggérait que les femmes et les jeunes filles étaient également susceptibles de subir la violence au sein même des entités publiques qui sont censées les protéger et les défendre. Malgré l’absence de nouvelles études depuis, l’évidence empirique semble confirmer également cette hypothèse : le cas de la mort de 40 filles guatémaltèques brûlées dans un foyer pour enfants alors qu’elles tentaient de fuir les maltraitances, l’exploitation sexuelle et les agressions, semble confirmer qu’elles sont valables pour toute la région9. Néanmoins, au cours des dernières années, quelques études ont commencé à remédier au manque de connaissances sur la relation entre la violence de genre et l’insécurité, et plusieurs organisations internationales ont pu s’en saisir pour
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exhorter l’État hondurien à mettre en œuvre des politiques publiques intégrales afin de garantir pleinement la sécurité et le respect des droits humains des femmes. Malgré cela, les efforts restent insuffisants face à l’ampleur du problème. Le cas du Honduras confirme les limites d’une approche de la violence de genre basée uniquement sur les relations interpersonnelles. Le caractère régional des phénomènes décrits, indique que, loin d’un cas isolé, nous sommes face à une tendance confirmée. Il devient donc indispensable de reconnaître la violence à l’égard des femmes au sein des institutions – formelles et informelles – comme un problème qui se distingue de la violence domestique et – en général – de réviser les cadres théoriques et conceptuels qui ont servi jusqu’à maintenant pour appréhender le concept de violence. Cette approche permettrait par la suite de mieux comprendre d’autres manifestations de la violence de genre, comme celles subies par les membres des communautés LGTBI qui nous appelle, quant à elle, à réviser les concepts binaires qui encore aujourd’hui limitent notre compréhension du genre.
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Karen Bähr Caballero, Violencia contra las mujeres y Seguridad en Honduras. Un estudio exploratorio. PNUD. Tegucigalpa, 2005. 2 OHCHR, 2014,” Special Rapporteur on violence against women finalizes country mission to Honduras and calls for urgent action to address the culture of impunity for crimes against women and girls” in http://www.ohchr.org/EN/ NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=14833 (consulté en Juillet 2017). 3 Ibidem. 4 La manifestation la plus terrible de cette crise migratoire est celle des enfants migrants : selon les sources officielles aux EUA, entre 2011 et 2017, au moins 178 825 enfants voyageant seuls en provenance de El Salvador, du Honduras, et du Guatemala ont été arrêtés par la police des frontières de ce pays. Un tiers de ces enfants sont des filles. 5 UNHCR, 2015, Women on the Run. First hand accounts of refugees fleeing El Salvador, Guatemala, Honduras, and Mexico. In http://www.unhcr.org/5630f24c6.html (consulté en juillet 2017) 6 Nina Lakhani, “‘It’s a Crime to be young and pretty’: girls flee predatory Central American Gangs”, The Guardian, 2016. 7 Cecilia Menjívar, Juliana E. Morris, Néstor P. Rodríguez, “The ripple effects of deportations in Honduras”, in Migration Studies, mnx037, https://doi.org/10.1093/migration/ mnx037 2017 Oxford University Press. 8 Forced to Flee Central American Northern Triangle. A neglected Humanitarian Crisis, MSF, 2017. 9 Angeline Montoya, “On suppose que le foyer pour enfants était une plaque tournante d’un réseau de prostitution”, Le Monde, 15 mars 2017. 10 Voir par exemple : Violencia contra las mujeres y Misoginia. Una relación indisoluble. Un estudio sobre la misoginia en los espacios físicos públicos, CDM, 2011; Violencia y Seguridad Ciudadana. Una mirada desde la perspectiva de Género, PNUD, 2015. 1
Ces violences seront décryptées lors du débat L’institution violente du patriarcat, le 26 octobre au Festival des Libertés, avec l’auteure, Marie-Hélène Lahaye et Irène Zelinger.
Comité pour l’annulation des dettes illégitimes (CADTM)
Fonds vautours et système financier prédateur
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Ayant pris son élan durant les années ’70, la spéculation financière internationale se déploie aujourd’hui comme un système bien huilé. Comme tout système, il tend à se image : http://fromtone.com/vulture-funds/
perpétuer et se propager. Celui-ci est particulièrement vorace et capable de retomber sur ses pieds, de trouver dans ses crises et les déséquilibres qu’il provoque des opportunités de se relancer et de générer de nouveaux bénéfices au détriment de la santé des finances publiques et du bien-être des populations. L’endettement en est un rouage décisif. Les fonds vautours l’ont bien compris… E C H OS N ° 9 8
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Les fonds vautours sont des sociétés privées qui rachètent des dettes publiques d’États insolvables à des prix bradés, refusent délibérément de participer aux restructurations de dettes et engagent des procédures judiciaires contre ces États dans l’objectif d’obtenir le paiement de la valeur d’origine de la dette majorée d’intérêts, de pénalités et d’éventuels frais de justice. Les profits qu’ils engrangent sont exorbitants puisqu’ils représentent en moyenne 300% à 2000% de leurs “investissements”. Le 12 juillet 2015, le Parlement fédéral belge a voté à l’unanimité la loi “relative à la lutte contre les activités des fonds vautours”. Cette loi marque un pas très important contre la spéculation financière indécente en ce qu’elle limite la possibilité pour les créanciers spéculateurs de demander devant la justice belge le paiement de montants manifestement disproportionnés par rapport à ce qu’ils ont payé.
Les liens entre les fonds vautours et les autres acteurs de la finance 1) Les fonds vautours : des acteurs extrêmes en apparence isolés...
vautours tendront par essence à racheter des obligations souveraines d’un État en grande difficulté financière. Or, une grande difficulté financière ne se traduit pas uniquement par des jeux d’écritures sur des comptes et des bilans, celle-ci est consubstantielle à une crise économique impactant directement la vie de la population. Ces difficultés économiques sont au centre d’une stratégie consciente et méticuleusement organisée. D’abord, les fonds vautours doivent démontrer leur détermination, démontrer qu’il est hors de question de trouver un accord qui tendrait à partager les pertes. Dans ce rapport de force, ils doivent être prêts à avoir un comportement dont ils savent pertinemment qu’il pourra bloquer une sortie de crise dans la mesure où ils refuseront de participer à un accord collectif qui impliquerait des pertes. Il importe de souligner ici qu’à la différence des autres acteurs, que ce soient les autres créanciers ou l’État, qui essaient de limiter leurs pertes, les fonds vautour défendent un intérêt d’enrichissement.
L’action des fonds vautours est fondée sur une dynamique immorale, et ce, à de nombreux titres.
L’acharnement des fonds vautour à recouvrer leurs créances n’a rien de légitime dans la mesure où ils se sont consciemment et stratégiquement mis dans la situation de créanciers à risque... risque qu’ils n’acceptent pas.
En premier lieu, dès lors qu’ils cherchent à racheter des obligations souveraines sur le marché secondaire à des prix très inférieurs à leur valeur faciale (ce qui crée la “disproportion manifeste” à laquelle la loi belge de 2015 fait référence), les fonds
Ensuite, la stratégie se fonde sur le fait que les autres acteurs auront un comportement plus raisonnable vis-à-vis de ce qu’on pourrait appeler le bien commun. Les fonds vautours comptent en réalité sur le fait qu’ils sont précisément
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les acteurs les plus immoraux, ceux qui seront capables d’aller au bout, de harceler l’État, d’affaiblir sa position jusqu’à ce qu’il cède, en pariant que les autres créanciers ne le feront pas. Car, en effet, la force de leur stratégie réside dans le fait qu’elle est isolée. Si les autres créanciers reprenaient cette stratégie à leur compte, l’État serait par essence incapable de payer. 2) ... mais connectés à la finance “classique” Une caractéristique importante des fonds vautours est qu’ils sont très majoritairement basés dans les paradis fiscaux comme les Îles Vierges britanniques (Donegal), les Îles Caïmans (Dart Management, Kensington international et NML Capital qui sont deux filiales du même groupe Elliott) ou encore l’État américain du Delaware (FG Hemisphere). Cette localisation leur permet notamment de cacher l’identité de leurs actionnaires. On arrive là à un point fondamental : les fonds vautours ne sont pas juste une excroissance malsaine causée par la rapacité de quelques spéculateurs, ils viennent bien souvent faire le sale boulot que d’autres créanciers, comme les grandes banques, ne peuvent pas se permettre de faire au grand jour, pour des raisons de publicité. Constatons aussi que certains fonds comme FG Hemisphere ont même été créés par deux anciens consultants de Morgan Stanley et Lehman Brothers. La proximité entre les banques et les
fonds vautours a aussi été constatée au moment des discussions relatives à la loi belge contre les fonds vautours de 2015 lorsque le lobby des fonds vautours a tenté d’organiser une contreoffensive. Celle-ci fut dirigée notamment par l’Institute of International Finance, avec le concours de la Febelfin (lobby des banques belges) et l’appui d’un avis de la Banque nationale de Belgique (BNB) qui se range derrière les arguments des fonds vautours2. Fort heureusement, les parlementaires ont résisté à cette pression et ont voté en faveur de la loi contre les fonds vautours le 12 juillet 2015. Notons enfin qu’au moins deux fonds vautours sont membres de l’ISDA (International Swaps and Derivatives Association3, en français Association Internationale des Swaps et Dérivés), une sorte de Club de la finance internationale qui, officiellement, œuvre à plus de transparence et de régulation du secteur financier, en particulier sur les produits dérivés qui sont à l’origine de la crise de 2007-2008. L’ISDA a son siège à New-York et des bureaux dans plusieurs autres villes telles que Bruxelles4 à quelques mètres seulement du Parlement européen (lobbying oblige !). Elle regroupe à la fois des banques privées, des banques publiques régionales, des compagnies d’assurances, des entreprises transnationales, des fonds d’investissements dont plusieurs fonds vautours... On y trouve, en effet, les fonds Elliott et Aurelius. Elliott a même été au cœur des décisions de l’IDSA concernant l’Argentine et l’activation des CDS (Credit Default Swaps5) alors que Elliott était en plein litige avec ce pays. Un conflit d’intérêt parfait en somme !
3) La place des fonds vautours dans le système financier international6 L’expansion des fonds vautours s’est faite en parallèle à celle du système financier international durant ces trois dernières décennies. Jusque dans les années 1970, la plupart des pays en développement passaient par les prêts multilatéraux ou bilatéraux avec des gouvernements ou de grandes banques lorsqu’ils avaient besoin de financements. Le nombre limité de créanciers utilisant des contrats types limitait la possibilité de litige. La dérégulation des flux financiers internationaux a ensuite considérablement modifié l’éventail des possibilités de financements pour les États. Au lieu de se financer grâce aux prêts d’une grande banque internationale, les États ont commencé à émettre des titres pouvant être achetés par des milliers d’investisseurs. C’est ainsi que les relations grandissantes entre États et marchés financiers mondialisés ont ouvert la porte aux actions des fonds vautours. Les fonds vautours ont dès lors été en mesure de s’attaquer aux pays connaissant des difficultés financières. Leurs actions se sont multipliées au même rythme que les émissions des titres de la dette souveraine. Pour illustrer ce propos, prenons une enquête récente sur les agissements de ces fonds. Celle-ci montre que sur l’ensemble des contentieux judiciaires concernant les dettes souveraines depuis 1970, 42,5% ont eu lieu pendant les années 1990 et 45,8% dans les années 2000. Par ailleurs, cette enquête souligne également la concen-
tration de leurs opérations et de leurs cibles : 52% des litiges sur la dette ont été portés par les fonds vautours, en majorité devant les juridictions étasuniennes (dans 85% des cas), contre des pays d’Amérique latine (à 65,8%) et d’Afrique (à 22,5%)7. L’augmentation du nombre de ces procès a été possible en raison des changements dans la législation aux États-Unis protégeant les États débiteurs à partir de 1976. La première étape a été l’adoption de l’US Immunities Sovereign Act. Dans le cadre de cette nouvelle disposition légale, l’immunité souveraine des États ne s’applique plus automatiquement aux emprunts extérieurs8. S’en est suivie dans les années ’80, marquées par une profonde crise de la dette, une série d’importantes victoires juridiques de banques et de fonds spéculatifs contre des pays d’Amérique latine, créant ainsi un précédent dangereux contre les États débiteurs. Citons entre autres les affaires Allied contre le Costa Rica en 1982, Weltover contre l’Argentine en 1992 et CIBC contre la Banque centrale du Brésil en 19999. Dans chacun de ces litiges, les tribunaux étasuniens ont refusé le droit pour les États de faire valoir leur immunité souveraine afin de se protéger de l’action des fonds vautours. Un nouveau coup a ensuite été porté dans l’affaire Elliott contre le Pérou avec la remise en cause de la doctrine dite “Champerty”10. Cette doctrine juridique interdisait d’acheter une dette avec l’intention d’attaquer en justice le débiteur, considérant qu’il s’agit là d’une violation du principe de bonne
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foi. Après avoir été sévèrement mise à mal par plusieurs décisions de justice, la doctrine Champerty a été éliminée en 2004, quand un tribunal new-yorkais a jugé qu’elle n’était plus applicable pour les dettes supérieures à 500.000 dollars. Pris dans leur ensemble, toutes ces décisions de justice, auxquelles il faut ajouter la récente affaire opposant le fonds vautour NML Capital à l’Argentine, indiquent très clairement que les tribunaux étasuniens trancheront à l’avenir en faveur des fonds vautours. La situation est très critique vu que les obligations souveraines régies par les droits new-yorkais et britannique représentaient fin octobre 2016 respectivement 53% et 45% du stock total d’obligations souveraines au niveau international11.
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Article inédit à paraître fin octobre dans Les Autres Voix de la Planète, la revue du CADTM 2 L’avis négatif de la BNB et la lettre de lobbying de l’Institute of international finance sont reproduits dans le rapport parlementaire complet sur la loi, consultable ici : http://www. dekamer.be/FLWB/PDF/54/1057/54K1057003.pdf 3 Site officiel de l’ISDA : www2.isda.org 4 38/40 Square de Meeûs, 1000 Brussels 5 Le CDS est un produit financier dérivé qui n’est soumis à aucun contrôle public. Le désastre de la compagnie nord-américaine d’assurance AIG en août 2008 et la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008 sont directement liés au marché des CDS. Le CDS a été créé par la banque JPMorgan dans la première moitié des années 1990 en pleine période de déréglementation. Normalement, il devrait permettre au détenteur d’une créance de se faire indemniser par le vendeur du CDS au cas où l’émetteur d’une obligation (l’emprunteur) fait défaut, que ce soit un pouvoir public ou une entreprise privée. Le conditionnel est de rigueur pour deux raisons principales. Premièrement, l’acheteur peut utiliser un CDS pour se protéger d’un risque de non remboursement d’une obligation qu’il n’a pas. Cela revient à prendre une assurance contre le risque d’incendie de la maison d’un voisin en espérant que celle-ci parte en flammes afin de pouvoir toucher la prime. De plus, le CDS est un outil de spéculation. Par exemple, en 2010-2011, des banques et d’autres sociétés financières ont acheté des CDS pour se protéger du risque d’une suspension de paiement de la dette qui aurait pu être décrétée par la Grèce. Elles souhaitaient que la Grèce fasse effectivement défaut afin d’être indemnisées. Le 1er novembre 2012, les autorités de l’Union européenne ont fini par interdire la vente ou l’achat de CDS concernant des dettes des États de l’UE qui ne sont pas en possession du candidat acheteur du CDS. Mais cette interdiction ne concerne qu’une fraction minime du marché des CDS : environ 5 à 7 %. 6 Cf. Daniel Munevar, Vulture Funds in the Context of a Globalized Financial System, 2017, disponible sur le site du CADTM. 7 J. Schumacher, C. Trebesch & H. Enderlein, “Sove reign Defaults in Court: The Rise of Creditor Litigation 1976-2010”, SSRN Electronic Journal, 2012 http://doi. org/10.2139/ssrn.2189997 8 UNCTAD, Sovereign Debt Restructurings: Lessons learned from legislative steps taken by certain countries and other appropriate action to reduce the vulnerability of sovereigns to holdout creditors, 2016. 9 J. Schumacher, C. Trebesch & H. Enderlein, ibidem. 10 ELLIOTT ASSOCIATES, L.P. v. THE REPUBLIC OF PERU) | 961 F.Supp. 83, 1997. 11 IMF, Second progress report on inclusion of enhanced contractual provisions in international sovereign bond contracts, 2017 (cf. www.imf.org). 1
Pour approfondir le fonctionnement du système financier, rendez-vous à la conférence de table d’Aline Farès, Poker des banques, le 28 octobre au Festival des Libertés. Et pour revenir sur le combat pour l’abolition des dettes en Afrique, et en particulier au Burkina Fasso, le débat Dettes illégitimes et mobilisations intègres aura lieu le 20 octobre, en partenariat avec le CADTM.
Joanne CLOTUCHE
Rédactrice en chef ajointe de Politique, revue de débats
L’allocation universelle L’allocation universelle fait partie de ces sujets qui transcendent le clivage gauche-droite. Lors d’une soirée du collectif Le ressort1, nous avons abordé cette thématique. Une analyse détaillée est ressortie de ce débat. Après avoir synthétisé le propos, nous donnerons un avis personnel sur la proposition. Qu’elle porte le nom de revenu de base, de revenu inconditionnel, de salaire à vie, cette proposition suscite discussion. Bien sûr, les dénominations variées impliquent des réalités diverses, mais derrière chaque terme, trois principes : inconditionnalité du droit à ce revenu, délier revenu et emploi et attribution d’une somme à chaque personne.
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es propositions d’allocation universelle sont le fruit d’une histoire et d’un contexte socioéconomique particulier. Nous pouvons remonter aux sociétés de bienfaisance répandues au XIXe siècle ou aux premiers systèmes de caisse d’entraide entre travailleurs pour apercevoir les bases de cette idée. La robotisation et la digitalisation de l’économie sont également des éléments qui influent sur l’émergence de la revendication. Les débats autour du PIB et les demandes de développement d’indicateurs alternatifs capables de montrer d’autres formes de création de richesse sont aussi des exemples de débat qui impactent la réflexion sur l’allocation universelle. Si nous ajoutons l’arrivée de l’État social actif et sa responsabilisation individuelle, il n’est guère étonnant que la proposition trouve écho dans de nombreux milieux. La conditionnalité accrue des aides et des droits sociaux par un contrôle systématique et poussif des bénéficiaires, accompagnée d’une réduction permanente des moyens de la sécurité sociale provoquant un délitement du filet de protection engendrent une remise en cause de la sécurité sociale et une volonté de proposer “autre chose”. Sur base de ces informations, l’allocation universelle apparait pour certains comme inéluctable. “Quiconque s’opposerait à cette mutation se verrait dès lors considéré comme rétrograde, en particulier celles et ceux qui voudraient perpétuer l’actuel système de sécurité sociale (ou ce qu’il en reste). Au nom des récentes avancées technologiques, par exemple, il serait devenu impossible de trouver encore une perti-
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nence à ce système. Bref, l’engouement pour l’allocation universelle pourrait bien contribuer à précipiter le démantèlement en cours de la sécurité sociale.”2 Face aux craintes de ne plus être protégé par le système social, face aussi à la mauvaise image de ce système, l’allocation universelle peut sembler un eldorado plus que séduisant. Elle a une image plus jeune, ancrée dans une société plus individualiste. Mais “avant d’embrasser un nouveau modèle présenté tantôt comme la panacée, tantôt comme la fin de l’Histoire, observons soigneusement à quoi ce modèle demande de renoncer… et ce qu’il propose en échange”.3 1. Quelle que soit la dimension innovante de la proposition, elle ne sort pas du rapport entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. Elle se positionne peut-être différemment, mais elle n’en sort pas. 2. Poser la question du revenu implique aussi de poser la question des droits. Avoir un revenu donne accès à une série de droits qui changent en fonction de la nature du revenu. Si une personne reçoit un revenu lié à un emploi qu’elle occupe, ce revenu lui ouvre la porte à des droits spécifiques en matière de chômage, de pensions… mais aussi une place spécifique dans certaines structures, y compris syndicales. 3. L’allocation universelle remet-elle en cause l’homo economicus ? Evidemment, cet objectif n’est pas une priorité
d’une partie des adeptes de cette proposition. Mais, pour celles et ceux qui y voient un pied de nez au capitalisme, plusieurs éléments tendent à interroger la pertinence de la réflexion. Citons, par exemple, que l’attribution d’une somme d’argent ne permettra pas de répondre à tous les défis de la pauvreté, l’aspect financier n’étant qu’une des causes de la pauvreté. Autre exemple, la proposition repose toujours sur l’octroi d’argent à dépenser, on reste alors sur une dimension consumériste. On pourra envisager une réflexion sur l’octroi d’un droit de tirage en matière de services publics (eau, énergie, transport, logement…), tout en s’interrogeant sur les risques de standardisation. 4. L’allocation universelle donnerait à chacun un montant. Une forme d’égalité formelle s’établirait, mais celle-ci ne tient compte que d’une lecture économique de l’égalité. Le temps libéré, par exemple, ne se vit pas de la même manière pour chaque personne. A côté du capital économique des individus, il y a le capital social et le capital culturel et ceux-ci impactent également grandement la vie. 5. La soutenabilité du modèle mérite évidemment des questions. Les aspects économiques (montant de l’allocation, provenance, coûts…) suscitent de longs débats. Des propositions existent mais le sujet n’est pas toujours compréhensible, même s’il est essentiel. En plus de ces aspects, il est important de réfléchir aux implications concrètes comme le maintien de services publics de base, et encore plus quand les tâches prévues
sont considérées comme pénibles, lourdes voire parfois dévalorisantes : qui sera encore éboueur ? Qui acceptera de travailler de nuit comme infirmière ou auxiliaire de vie si l’emploi n’est pas nécessaire ? En fait, toute réflexion sur l’allocation universelle bute sur ce vieux dilemme : comment articuler l’égalité et la solidarité avec la liberté ? C’est passionnant, mais il n’est pas étonnant que cela suscite autant de débats. Néanmoins, la plupart de ces débats néglige deux aspects essentiels de cette proposition : la place du travail et de l’emploi et les conséquences sociales, humaines, sociologiques et anthropologiques. L’allocation universelle, qu’on adhère à l’idée ou non, met le curseur sur l’emploi et sur le rôle que ce dernier joue dans les processus de réussite et de reconnaissance sociales. Bien plus que la réduction collective du temps de travail ou que tout autre proposition, elle est en mesure d’amener ce débat sur la place publique car elle interroge sur le lien entre revenu et
emploi. Si nous n’avons pas besoin d’avoir un emploi pour avoir un revenu, pourquoi travailler ? Que puis-je faire de ma force de travail ? Quelle place puis-je avoir dans la société si le statut professionnel n’est plus une référence ? Ces questions sont loin d’être anodines et l’allocation universelle est une opportunité incroyable d’aborder ces sujets. Cependant, la réponse à ces questions varie grandement en fonction du capital économique, mais aussi social et culturel des personnes interrogées. L’impact de l’allocation universelle sur la population pourrait être révolutionnaire, mais de quelle manière ? Si chacun possède de quoi vivre correctement, avoir de l’argent pourrait ne plus être une valeur-étalon. Sera-t-elle remplacée et, si oui, par quoi ? La culture ? L’éducation ? La beauté ? La force ? Une fois de plus, ces interrogations méritent une attention forte au risque de remplacer uniquement la nature de la possession et de voir les exclus aujourd’hui rester les exclus de demain, ils auront juste plus d’argent.
Assumons ce débat et poussons la réflexion au maximum, en-dehors des cercles économiques et intellectuels. Profitons de l’occasion pour parler de la place de l’emploi, y compris avec ceux qui n’en ont pas. Et tentons d’imaginer, ensemble, ce que serait demain si l’allocation universelle était mise en place, à grande échelle. Le Ressort entend fournir un cadre propice à la réflexion et à l’action en dépassant les barrières partisanes, historiques et linguistiques qui morcèlent de manière quasi systématique l’aile progressiste de notre société. Permettre aux gens de se rencontrer, structurer des rapports aléatoires et sporadiques, faire tomber des murs pour construire des ponts et percer le matelas des hypocrisies quotidiennes. 2 Collectif Le ressort, “L’allocation universelle : entre révolution et nostalgie”, 2017, analyse Barricade. www.barricade.be 3 Ibidem 1
Les questions esquissées par cet article feront l’objet du débat Fin du travail versus fin de l’emploi, le 27 octobre au Festival des Libertés, avec Bernard Friot et Valérie Lootvoet.
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Jacques MORIAU
Sociologue, Conseil Bruxellois de Coordination Sociopolitique
Huile ou grain de sable ?
Que fait l’associatif aux rouages du système ? Historiquement, une part importante du secteur associatif s’est constitué sur base de revendications et de mobilisations militantes. Aux débuts des années ’70, apparaissent des préoccupations nouvelles qui donnent naissance à un ensemble d’acteurs collectifs résolus à apporter des solutions pratiques mais aussi à bousculer les équilibres socioéconomiques et sociopolitiques dans le sens d’une plus large participation populaire et d’une plus grande justice sociale1. L’accueil des migrants, l’alphabétisation, l’éducation permanente sont autant de secteurs qui se structurent à ce moment. Une seconde vague de formalisation des revendications portées par des mouvements issus de la “société civile” aboutira, dans les années qui suivent, à la création d’autres structures comme les plannings familiaux, les services de santé mentale, l’aide aux toxicomanes, les maisons médicales, etc.
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L’ensemble de ce mouvement peut être vu comme un succès en termes d’action sociale et politique : des problèmes touchant les franges les plus démunies ou opprimées de la société (femmes, migrants, pauvres) sont portés sur la place publique, des opinions minoritaires sont reconnues, des services sont offerts, des financements sont alloués ; bref, il est apporté des correctifs important au fonctionnement de la société de l’époque. Il faut remarquer que ces progrès adviennent au moment même où le modèle de l’État providence entre en crise. Les bases du contrat social de la société salariale, le plein emploi et une redistribution des richesses acceptables par la majorité de la population, sont de moins en moins assurées. Cette relation, ouverte à la critique voire à la contestation, entre l’État et un secteur associatif néanmoins subsidié ne se retrouvera plus. Dans un contexte de croissance économique ralentie et de progression explosive du chômage, l’État se concentre, depuis les années ’90, sur un rôle d’activateur en faveur des “productifs” et de contrôleur des “surnuméraires”2. La mise en place de l’État social actif, que l’on pourrait aussi nommer social-sécuritaire ou néo-libéral, coïncide avec la professionnalisation du mouvement associatif et son institutionnalisation. La majorité des associations s’est engagée dans une relation d’allégeance au politique, devenant les auxiliaires des pouvoirs publics pour les missions qu’elles avaient elles-mêmes contribué à définir mais aussi dans un rôle de prise en charge de la relégation et de gestion de la désinsertion.
Entre militance et institutionnalisation : les rapports ambigus de l’associatif et de l’État Dès les années ’70 pourtant, les critiques avaient fusé à propos de la place que le mouvement associatif acceptait d’occuper. La lecture du numéro de la revue Esprit consacré au travail social en 1972 nous rappelle que la généralisation de celui-ci pouvait déjà être analysée comme un “pseudocolonialisme, [dans lequel] les travailleurs sociaux répéteraient les Services des Affaires Indigènes ; il s’agirait cette fois de civiliser et de pacifier ces groupes marginaux, si semblables aux inquiétantes tribus de l’ancien empire.3” Une tension, quasi constitutive de l’identité du secteur, a, il est vrai, toujours existé entre une vision du travail associatif comme entreprise de normalisation des marginalités sous couvert d’aide et la perception d’un rôle plus émancipateur et contestataire qui fait de l’associatif le défenseur et le soutien des déshérités et des exploités, leur support pour accroître leur pouvoir d’agir et reprendre la main sur leur destin. Selon le point de vue, le mouvement associatif serait ainsi l’huile qui fait tourner les rouages du système plus efficacement ou le grain de sable qui tente d’enrayer son fonctionnement. Une critique plus fondamentale, portée par Jacques Donzelot4, invite à complexifier cette opposition, trop binaire, dans les termes des rapports qui se tissent entre le social, le politique et l’économique et qui marquent la nature du contrat social tout entier. Selon Donzelot, le modèle de
l’État social repose sur un compromis qui exclut le politique de la sphère économique comme de la sphère sociale. Les questions qui relèvent de celles-ci n’ont pas à être traitées “politiquement” mais uniquement en termes techniques. Ce compromis est conforté par des corps intermédiaires qui sont garants des intérêts de la population ; les syndicats pour la question du travail, les travailleurs sociaux pour ce qui relève de la question sociale. De ce point de vue, le mouvement associatif n’oscille pas entre confrontation et participation au système que l’État représente, il en fait partie à part entière en permettant que l’architecture globale des rapports sociaux ne soit remise en cause au nom des inégalités et des injustices. Plein– emploi, redistribution conséquente de la plus-value, attention aux plus défavorisés et aux minorités et encadrement régulé des volontés populaires de changement vont de pair.
La question vive du politique Au moment où le remplacement du compromis social-démocrate de l’État social par le compromis social-sécuritaire de l’État néo-libéral est consommé, la question de la participation du mouvement associatif à ce dernier se (re)pose de manière criante. On peut passer sur la critique facile qui consisterait à reprocher aux associations de s’accommoder de l’augmentation constante des problèmes sociaux et de servir uniquement à gérer la misère et les inégalités générées par notre système de production et de (non)-redistribution (et qui oublie par ailleurs le soutien réel apporté
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aux personnes). La modification des relations entre les pouvoirs publics et le secteur associatif dans le sens d’une réduction de son autonomie, notamment via la mise en concurrence par la technique de la généralisation de l’appel à projet5, fait jouer à plein les contraintes liées à la professionnalisation des services et minore leur capacité à peser sur le type de solutions à mettre en œuvre. C’est précisément ce manque de pouvoir d’influence politique qu’il faut interroger. Quelles sont les marges de manœuvre de l’associatif aujourd’hui ? Quels sont encore les bénéfices et les avancées, pour luimême et pour la part la plus défavorisée de la population ? Que retire le secteur associatif de sa participation au “système” ? L’époque, c’est visible à bien des occasions, est marquée par la disjonction de plus en plus flagrante entre les sphères du social, de l’économique et du politique. L’économique ne répond qu’à ses logiques propres, celles de l’accumulation du profit. Le “social”, comme catégorie d’action, n’est plus en mesure ni de jouer son rôle de régulation entre l’économique et le politique, ni d’amortir les conséquences de l’extension infinie de la société de marché. Les organes politiques de représentation sont de moins en moins connectés aux désirs de la population et en mesure de garantir un bien commun. Dans le “compromis” néo-libéral, la contribution du secteur associatif à la régulation des marges du système n’est plus compensée par un transfert des fruits de l’activité économique à la plus grande part de la population, ni par une inclusion de ses intérêts dans les prises de décision.
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De ces constats, le mouvement associatif doit tirer la force d’inventer et de mettre en place un rapport renouvelé à l’État, puisqu’il est illusoire aujourd’hui de vouloir agir sur les (dés)équilibres socioéconomiques. Refaire du social une question intrinsèquement politique, qui nous engage quant à la question de la définition du bien commun et des moyens d’y parvenir, semble une voie de sortie incontournable pour échapper au marasme ambiant. Vaillancourt et Laville l’écrivait déjà en 1998 : “la nouvelle question sociale amène à remettre en cause la séparation de la société civile et de l’État6”. Encore faut-il savoir comment faire. Peutêtre faut-il ici aussi retourner au texte de Donzelot qui proposait à l’époque trois axes d’action politique au travail social pour s’allier à la population dont on lui a donné la charge : dénonciation de toute injonction de renoncement à la déontologie professionnelle, “collaboration avec les formes nouvelles de lutte populaire”, “participation à la lutte idéologique contre toutes les formes de ségrégation des couches sociales auxquelles elles ont affaire”. Ce programme d’action, insuffisant en luimême, peut être le début d’une inflexion ou d’un retour à certains principes d’action, comme celui du travail communautaire qui préfère à l’atomisation et à la normalisation par la réhabilitation, l’attention et le soutien aux ressources de la population. Le développement de l’économie sociale et solidaire, contre l’accumulation effrénée du profit, est également une autre façon de rebattre les cartes entre économie, social et politique. Quelles que soient les voies empruntées, il nous semble cependant indispensable
qu’elles partagent comme horizon commun l’augmentation du pouvoir d’agir des démunis, l’égalité effective des droits et une redistribution des ressources plus équitable. Jacques Moriau, “Les quatre étapes de la gestion publique du secteur associatif à Bruxelles (1945-2015)”, Bruxelles Laïque Echos, n°96, janvier 2017, pp. 8-11. 2 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995. 3 Paul Virilio, “Le jugement premier”, Esprit, avril-mai 1972, n° 4-5, p. 642. 4 Jacques Donzelot, “Travail social et lutte politique”, Esprit, avril-mai 1972, n° 4-5, pp. 654-673. 5 Jacques Moriau, “L’appel à projet : une nouvelle manière de réduire l’action associative ?”, Bruxelles Informations Sociales, décembre 2016, n°174, pp. 3-7. 6 Yves Vaillancourt et Jean-Louis Laville, “Les rapports entre associations et État : un enjeu politique”, Revue du MAUSS, 1998, vol. 11, n°1, p. 127. 1
Lors du débat intitulé Société tu m’auras pas…, le 23 octobre au Festival des Libertés, Jacques Moriau, Gwenaël Breës et Christine Mahy tenteront de comprendre les logiques qui amènent des contre-pouvoirs à s’institutionnaliser et à se normaliser, et les manières d’y résister.
d E b at s d u f e s t i va l d e s l i b e r t E s VENDREDI 20 OCTOBRE
LUNDI 23 OCTOBRE
Filmer l’autre : de la pratique à l’éthique Masterclass animée par Muriel Andrin, avec Benjamin D’Aoust, Tülin Ozdemir et Jorge Leon. Les documentaristes ont, de tout temps, filmé d’autres êtres humains, les révélant dans leur singularité. Quelle éthique derrière ce regard et ce cadre posés ?
Sous les systèmes, le soi et la liberté Dialogue philosophique entre Pascal Chabot et Lambros Couloubaritsis On se méfie des systèmes quand ils déterminent et oppriment. Mais si on les analyse à partir des interactions qui les constituent, on restitue une place à la liberté, au soi et aux émergences…
Dettes illégitimes et mobilisations intègres Avec Rasmane Zinaba, Rémi Villain et Morgane Wirtz, en partenariat avec le CADTM. Sur fond d’évènements politiques burkinabés, que peut-on dire des revendications africaines relatives au système pervers de la dette qui enlise le Sud depuis près d’un siècle ?
Société, tu m’auras pas… Avec Jacques Moriau, Gwenaël Breës et Christine Mahy. Face à tout système dominant, émergent des mouvements dissidents. En s’institutionnalisant, que devient leur portée transformatrice, leur fonction de contre-pouvoir ou leur indépendance ?
SAMEDI 21 OCTOBRE Stop TTIP & CETA, la lutte continue ? Les prochains combats, les contre et les pour… Assemblée ouverte, en présence d’organisations et de mouvements qui ont porté la lutte en Belgique et invitent à construire les prochaines étapes de ce combat, du local au global. DIMANCHE 22 OCTOBRE Ni dieu ni maître ! Avec Annick Stevens, Tancrède Ramonet et Roger Noël (dit Babar). L’anarchisme est un concept élastique, dont le noyau est le rejet de toute domination. Offre-t-il des perspectives pour l’avenir ? La coopération : une nécessité, un chemin Forum autour de Damien Drossart, Quentin Crespel, Mario Heukemes. Barbara Garbarczyk et Bruno Frère. En partenariat avec Rencontres des continents, Quinoa asbl, SAWB. Comment la coopération et l’émergence de nouvelles formes d’organisation et de gouvernance peuvent-elles constituer un levier puissant du changement sociétal ?
Quelle démocratie pour l’humanité ? Avec Riccardo Petrella et Patrick Viveret. En partenariat avec Dialogues en humanité. Alors que la nécessité d’un changement systémique s’impose, comment réinventer la démocratie pour relever les défis du XXIe siècle ? MARDI 24 OCTOBRE Les syndicats dans l’alternative Avec Laurence Blésin, Olivier Bonfond, Daniel Tanuro, Angela Sciacchitano et Ludovic Voet. En partenariat avec Formation éducation culture, Rencontre des continents, Quinoa et Econosphères Face aux crises sociétales et écologiques, des mouvements sociaux décident de « faire société » autrement. Où se situe le mouvement syndical vis-à-vis d’eux et quels changements peut-il amener ?
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MERCREDI 25 OCTOBRE
VENDREDI 27/10
Écoles pour tous ? Avec Oumayma Bennani, Julie Docq-Gadisseur et Aouatef Chahed. En partenariat avec l’Agence Alter dans le cadre de Bruxitizen. L’école a pour mission d’assurer à tous les mêmes chances d’émancipation sociale. Le système belge tient-il ces promesses ? Qu’en est-il notamment du dispositif DASPA pour les mineurs étrangers ?
Fin du travail versus fin de l’emploi Avec Bernard Friot et Valérie Lootvoet. En partenariat avec GRESEA. Le divorce entre l’emploi, le travail et le revenu semble se consommer. Au-delà d’un “pour ou contre le revenu universel”, quelle justice sociale dans une économie qui soumet le travail à une mutation intense ?
Responsabilité et réparation post-coloniales Workshop international avec Nathaniel Coleman, Aja Monet, Guno Jones, Ramata Dieng, Monique Mbeka Phoba, LouisGeorges Tin, Sandew Hira, Simone Zeefuik, Mireille Fanon-Mendès France, Christophe Marchand, Marie Dasylva. En partenariat avec Café Congo, Warrior Poets, Bamko. Réfléchir à une Europe plus responsable face à son passé et examiner les effets de l’impérialisme européen ainsi que les possibilités de réparation en vue de sociétés plus inclusives. JEUDI 26 OCTOBRE L’institution violente du patriarcat Avec Karen Bähr, Marie-Hélène Lahaye et Irène Zelinger. Le patriarcat traverse les institutions malgré la volonté politique d’éliminer certaines des violences qu’il engendre. Comment opère-t-il dans les relations de soin et d’aide ? Comment en sortir ? Lanceurs d’alerte : le prix à payer Avec Antoine Deltour, William Bourdon et David Leloup. En partenariat avec la Ligue des droits de l’Homme. Les lanceurs d’alerte paient un coût élevé au service de l’intérêt général qu’ils défendent. Quelles initiatives pour s’emparer efficacement de ces précieuses révélations et protéger leurs auteurs ?
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Terrorisme : le retour du nihilisme ? Conférence d’Olivier Roy. Figure incontournable du débat public sur l’islam dans le monde contemporain, Olivier Roy aborde les itinéraires radicalisés actuels comme une forme de nihilisme. SAMEDI 28/10 Les médias : renforts ou critiques des systèmes ? Avec Alex GD, Martine Vandemeulebroucke, Julien Winkel et Médor. Partenariat : Mag-Ximize et Médor. Les médias s’étoffent et l’information devient de plus en plus éclectique. S’inscrivent-ils toujours dans une démarche critique vis-à-vis des systèmes en place ou sont-ils leurs meilleurs alliés ? Les canaris post-modernes ? Avec Patrick Mesters, Jérôme Lemaire et Manoë Jacquet. Que dit le burn out de la société tout entière ? Quels rapports au monde ces “grands brûlés” entretiennent-ils ? Représenteraient-ils une forme de santé dans une société malade du “trop” ? La soupe populiste Avec Edouard Delruelle, Jérôme Jamin et Olivier Starquit. En partenariat avec FEC et PAC. Pratiqué de gauche comme de droite, le populisme est-il le piège facile de l’époque, le terme utile pour disqualifier toute critique du système dominant ou le mal nécessaire pour défendre les intérêts du peuple ?
Conseil d’Administration Direction Comité de rédaction
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