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Sommaire Edito (Ariane Hassid).............................................................................................................................................................................................................................................................................................................3 L’émotion ou l’être en mouvement (Ricardo Léonard).................................................................................................................................................................................................................4 Des contrats délibérés aux contraintes intériorisées (Mathieu Bietlot)..................................................................................................................................................................7 L’instrumentalisation médiatique des émotions: une menace pour l’esprit critique? (Pierre Le Coz)........................................................................... 11 Audiovisuel : le pouvoir d’influence de la télévision (Jean-Jacques Jespers)............................................................................................................................................. 14 Leçons de Cologne (Irène Kaufer).................................................................................................................................................................................................................................................................... 18 L’exception ne peut pas faire la règle (Anne Löwenthal)....................................................................................................................................................................................................... 21 Je ne pense plus et puis j’oublie (Paul Hermant)............................................................................................................................................................................................................................ 24 Quand l’émotion nous submerge... au propre comme au figuré (Najar Lahouari)................................................................................................................................. 26 Livre examen : Notre mal vient de plus loin (Sophie Léonard)........................................................................................................................................................................................ 29 L’émocratie n’existe pas! Ou l’OCAM et la com’… (John Pitseys)............................................................................................................................................................................. 31 Enjeux et pratiques de la dissidence émotionnelle (Citizen X)....................................................................................................................................................................................... 35 Une autre critique de la raison pure (Cedric Tolley)..................................................................................................................................................................................................................... 39 Un pari contre la peur et la désespérance (Interview de Bernard Devos par Juliette Béghin)................................................................................................ 43

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EDITOrial

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tymologiquement, l’émocratie signifie le pouvoir de l’émotion. Au travers de ce néologisme, nous nous inquiétons de la manière dont nos gouvernements tendent toujours plus l’oreille aux émotions populaires et instrumentalisent celles-ci pour asseoir leur pouvoir ou contourner les procédures démocratiques. Ces émotions, généralement suscitées par un fait divers, sont souvent négatives : la peur, le ressentiment, le désir de vengeance. Ceux qui nous gouvernent y répondent la plupart du temps dans la précipitation en adoptant des mesures qui ne font l’objet d’aucun débat démocratique alors que bien souvent elles touchent aux fondements de l’État de droit. Ce thème ne paraîtra pas inédit à nos lecteurs fidèles. Si nous y revenons aujourd’hui, c’est parce qu’il y a une certaine constance dans nos préoccupations démocratiques et aussi parce que l’actualité nous rattrape. La question mérite dès lors d’être approfondie et nuancée. Il faut savoir que les décisions prises sous le coup de l’émotion et dans la précipitation sont rarement avisées, que la peur, la tristesse, l’angoisse… perturbent le discernement. Elles devraient émaner d’un réel débat démocratique, humaniste et avec une intelligence émotionnelle “juste” car notre conscience humaine est émotionnelle avant d’être rationnelle. Le problème est que notre culture “moderne” a peu intégré le QE (quotient émotionnel) dans notre société pour mettre le QI sur un piédestal. C’est pourquoi, nous réagissons en “analphabéte de l’émotion” (Daniel Goleman). L’intelligence émotionnelle, véritable fonction cognitive s’apprend essentiellement sur le terrain… dont s’éloigne trop vite la plupart de nos politiciens ! C’est l’émotion qui nous motive, qui, bien canalisée, nous fait avancer. C’est un moteur de vie, plus que la raison (nous retrouvons d’ailleurs dans émotion et motivation la racine “moteur”). Montaigne reconnaissait déjà l’importance de l’émotionnel lorsqu’il écrivait qu’ “un enfant n’est pas un vase qu’on remplit, mais un feu qu’on allume”. La vie n’est que mouvement et les émotions positives – l’enthousiasme, la joie, le plaisir, etc. – sont des moteurs indispensables à l’action voire, à la transformation sociale positive. L’émotion peut aussi provoquer la compassion et déclencher des élans de solidarité et de générosité – telle l’affect suscitée par cette photo d’un enfant échoué sur une plage méditerranéenne qui a fait le tour du monde fin de l’été dernier. Balayer toutes les émotions d’un revers de main expose à de gros “retours de manivelle”. Des émotions n’ayant pu être entendues finissent parfois par s’exprimer d’une manière explosive et totalement incontrôlable. Ainsi le tout à la raison n’est pas sans danger car il ferait de nous des êtres froids et insensibles. L’humanisme peut d’ailleurs aussi être mis à mal par les excès de la raison instrumentale, commerciale ou électorale. Les émotions font donc partie de l’humain et le caractérisent autant que sa raison. L’humanisme laïque doit également les prendre en compte, les décrypter afin de ne pas les subir mais d’en faire bon usage. Comme nous y invitent Prigogine et le Dr Michel Debelle avec son “émostress”, il nous faut profiter des énergies libérées par le chaos, qui a un pouvoir organisateur… mais sans être mis KO. Nous sommes des êtres complexes vivant dans un monde complexe au sein duquel nous devons naviguer en cherchant un juste équilibre entre notre raison et nos sentiments, entre nos principes et la réalité. Cela ne sera possible que grâce à notre capacité de réflexion et de libre examen. J’espère que ce dossier contribuera à aiguiser la vôtre ! Ariane HASSID Présidente

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Par Ricardo LÉONARD

coordinateur de projets Bruxelles Laïque

L’ÉMOTION où l’être en mouvement

À la frontière de la parole, les émotions se révèlent difficiles à analyser. Victimes de polysémie, leurs expressions sont souvent perçues négativement tandis qu’il sera socialement plus acceptable de “rester maître de ses émotions”. De nombreuses contributions dans divers champs de la psychologie (clinique, cognitive, etc.) ou de la psychanalyse sont encore en cours en vue d’éclaircir les notions d’émotions, de sentiments, d’affects et leurs articulations. Nous tenterons brièvement de dégager les conditions de leurs manifestations et nous nous interrogerons sur leurs fonctions, leurs effets et leurs prédominances éventuelles dans notre vie quotidienne. 4

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chématiquement, à partir d’une situation ou d’un événement, nous sommes amenés à éprouver des sensations, des affects plaisants ou déplaisants. Un sentiment subjectif s’en dégage et nous conduit à exprimer une émotion. Ainsi, l’état affectif positif ou négatif que nous ressentons, révélera une émotion qui nous est singulière et extraite de notre expérience. Il semble qu’il faille déjà distinguer ce qui relève de ce que nous ressentons et de ce que nous sommes capables d’exprimer en termes d’émotions. Entre les deux, un traitement et une évaluation de ce qui se vit passe par le prisme de notre expérience. Certains s’accordent à catégoriser les émotions en “émotions de base”1 : joie, tristesse, peur, colère, mépris, dégoût et surprise. A partir de cette base, un lexique non exhaustif vient s’y greffer. Ces émotions sont considérées comme un processus adaptatif utile à notre survie qui nous prépare à l’action et nous pousse parfois à devoir “agir sous le coup de l’émotion”. Prenons l’exemple de “ la peur” qui peut nous préparer à fuir. Ces émotions de bases sont universelles quant à leurs expressions faciales que nous pouvons aisément décoder. Notre corps est un vecteur de notre état émotionnel et vient communiquer, signifier au regard des autres un type de comportements précis : le timbre et l’intonation de notre voix, pâlir ou rougir, transpirer, notre posture générale… Ce qui nous intéresse à ce stade, c’est qu’à partir d’une telle communication, l’émotion prend tout son sens au point que nous sommes capables

de l’identifier et de la “substantiver”. C’est en ce sens que les émotions sont à la frontière de la parole ou encore se situent à l’intersection entre l’expression du corps et du langage. Nous sommes d’ailleurs parfois invités ou encouragés selon, à “laisser parler nos émotions”. Les émotions font ainsi lien avec notre rapport au monde externe et interne. Elles informent également sur notre façon d’appréhender ces mondes ou encore comment nous les comprenons, comment nous y réagissons et participons. Et c’est dès le plus jeune âge que notre entourage vient donner sens à ce que nous percevons, ressentons et expérimentons. La traduction par le langage est essentielle car l’espace de parole ainsi créé est un espace où l’Autre peut venir exister et construire son identité. Nos émotions sont un des nombreux substrats de notre identité en même temps qu’elles nous confèrent un sentiment d’appartenir à un groupe plus vaste qui les partage à l’identique et où nous sommes reconnus comme individus à part entière. Dès lors, le rôle de la parole est prépondérant. Et c’est peut-être cet espace de parole qui est aujourd’hui en faillite ou plutôt notre incapacité à créer des espaces où chacun puisse se raconter, parler et partager sur ce qu’il ressent et comprend du monde mais aussi comment souhaite-t-il s’y projeter ou même le réinventer.

Les émotions dans l’espace virtuel – Je “like” et je “tweet”, donc j’existe ! Bombardés par un flux incessant d’informations, les réseaux sociaux créés depuis

une dizaine d’année ont déployé des espaces de communication et d’échange pour y réagir. Nous en avons déduit que pour exister dans ces espaces, il fallait à tout prix exposer au plus grand nombre possible ce que nous pensons ou plutôt nos réactions. Ce flux qui ne cesse de croître nous entraîne dans l’effondrement de la pensée ou du moins de l’analyse de ce qui y est exhibé. Certains réseaux permettent de limiter les réactions à leur plus simple expression. Le “j’aime” de Facebook donne dans notre civilisation du “clic” l’occasion pour l’individu d’exprimer instantanément son état émotionnel et temporairement de se sentir exister et appartenir à une grande communauté d’“aimant” par réaction en chaîne. Ce règne de l’immédiateté et de l’instantanéité s’exportent dans tous les espaces et nous contraint comme pour Tweeter2 à illustrer et à réduire nos réactions à 140 caractères. Jouer sur ces limites représente d’énormes avantages. Devancez l’exercice de l’analyse critique de l’individu et il passera plus rapidement à autre chose… au “j’aime” et au “retweet” suivant. Les annonceurs liés étroitement à ces réseaux détiennent une quantité d’informations liées aux préférences des utilisateurs pour les guider sur leurs futurs choix de consommation. Les émotions sont pour eux comme un levier dans les prises de décision. Accéder à la sphère émotionnelle de l’individu pour passer la porte de l’anticipation de ses choix est comme avoir découvert le graal de l’influence. Les émotions sont devenues une ressource financière dans l’espace virtuel du “big data” et se vendent

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à prix d’or auprès des publicitaires et des opérateurs du commerce en ligne. La logique d’immédiateté et le sentiment d’urgence qu’induisent ces réseaux réduisent dans le même temps les espaces de débats jusqu’à les faire disparaître. Il n’y a plus lieu de remettre en question ce qui existe à travers un “j’aime” qui réduit dans le même temps à une lecture binaire ce qui se déroule sous nos yeux.

Les émotions dans l’espace public Ces derniers années et plus récemment encore, l’espace public a été le théâtre de différents drames qui ont provoqué des sentiments d’effroi, de stupeur et une vague d’émotion sans précédent. Aux lendemains des attentats du 11 septembre à New York, le journal Le Monde intitulait son éditorial : “Nous sommes tous Américains” (2001, J-M Colombani). L’effondrement des deux tours avait suscité un élan de patriotisme sans précédent. En janvier 2015, le slogan “Je suis Charlie” créé dans le pas des attentats visant la rédaction de Charlie Hebdo exprimait entre autre un sentiment d’appartenance. Le slogan est rapidement devenu un symbole de reconnaissance mutuelle et de rassemblement. Suite aux derniers attentats de novembre 2015 à Paris de nombreux rassemblements ont eu lieu à travers le monde. Mais si les émotions nous rassemblent, elles peuvent également ouvrir le champ à des décisions qui peuvent venir à leur tour bouleverser notre vie quotidienne ou du moins questionner les droits des citoyens. Le Patriot Act a été adopté seulement 44 jours après les attentats du 11 septembre

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2001. La loi relative au renseignement a été examinée en mars 20153, soit un peu plus de deux mois après l’attentat de Charlie Hebdo à Paris et plus de deux mois après les attentats de novembre de la même année, le gouvernement français vient d’inscrire dans la constitution l’état d’urgence4. Coulés dans la constitution, ces mesures prises dans l’urgence pourront adopter un caractère permanent. Quelles que soient les bonnes et les mauvaises raisons de ces nouvelles lois, elles auront fait l’économie de réels débats et d’échanges.

Matsumoto, D., & Ekman, P. “Basic emotions”. In D. Sander and K.R. Scherer (Eds.). Oxford Companion to Emotion and the Affective Sciences. Oxford University Press, 2009. cité dans http://cms.unige.ch/fapse/EmotionLab/pdf/Coppin%20&%20Sander%20(2010).pdf. 2 Le réseau Twitter projette d’augmenter à 10 000 caractères l’espace de réaction. Quant à Facebook, l’entreprise teste déjà un projet d’extension de la gamme de réactions par des “émojis” plus variés. 3 La loi a été promulguée en juillet 2015. 4 L’état d’urgence prévoit l’application de mesures exceptionnelles en termes de renseignement, de perquisitions, de contrôle du contenu des médias, de manifestation et de rassemblement public, etc. 1

L’expression des émotions est donc l’occasion d’évaluer notre rapport au monde et notre compréhension tant du monde externe que de notre monde intérieur. En somme, elles nous procurent le sentiment d’exister. A l’intersection du monde des affects et de la parole, les émotions détiennent cette faculté de nous rassembler et, dans le même temps, de nous rendre unique. Et pourtant, sous peine d’y être complètement assujettis, l’expérience qu’elles nous invitent à partager doit pleinement s’intégrer à d’autres espaces. Sans quoi, elles deviendraient l’unique mode de gestion et d’organisation de nos échanges tout en étant le moyen de contrôler nos choix et nos décisions. Dès lors, il est vital de cultiver des espaces où la parole de chacun puisse exister et être reconnue au-delà de la simple expression des émotions.

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Par Mathieu BIETLOT Bruxelles Laïque Echos

Des contrats délibérés aux contraintes intériorisées

A première vue, nous pourrions penser que les émotions ont peu à voir avec la politique et la démocratie. Les émotions, les émois, les sentiments, les états d’âme renvoient d’abord à la psychologie individuelle, au subjectivisme, au sentimentalisme voire à un spiritualisme psychologiste. La politique consiste précisément à s’élever de l’individuel au collectif et des états d’âmes à l’action délibérée. 7

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e psychologisme nombriliste s’avère en outre peu conciliable avec l’intérêt général, quand il ne lui est pas néfaste. Les émotions et les ressentis étant avant tout personnels, subjectifs, il est difficile de s’entendre à leur propos et de trancher quand ils s’opposent. En quoi mon ressenti serait-il plus pertinent que le tien ? Les sentiments, comme les goûts et les couleurs, ne se discutent pas… Certes, pas au sens où nous ne pouvons pas en parler : nous ne parlons presque que de ça. Mais au sens d’une discussion raisonnée, structurée, dont on peut tirer des conclusions valables pour tous.

C’est pourquoi, la Modernité, les Lumières, le contrat social1, le libre examen se sont fondés sur la mise à distance ou la maîtrise des émotions comme de tout ce qui est irrationnel ou transcendant au profit d’une réflexion et d’une discussion éclairées par la raison et l’intérêt (général, dans le meilleur des cas). Tout comme l’humanité a dominé la nature pour assurer le progrès de la société, l’humain a dominé sa nature instinctuelle et affective pour développer sa raison et son humanisme. Ces fondements de la Modernité demeurent théoriques. Ils ont probablement permis de faire évoluer les pratiques politiques et les discussions démocratiques. Ils ont sans doute servi, et servent toujours, de garde-fous ou d’idées régulatrices. Mais les affects et les émois n’ont jamais complètement déserté l’arène politique. Qu’on évoque seulement les débats passionnés qui ont embrasé l’Assemblée nationale française aux lendemains de 1789. La ferveur révolutionnaire ou la

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haine des opposants, les jalousies ou les pulsions de vengeance l’emportaient régulièrement sur l’échange d’arguments et la délibération raisonnée… Aujourd’hui, dans le contexte postmoderne de néolibéralisme sécuritaire qui est le nôtre, les émotions sont, clairement si pas officiellement, devenues de subtils et efficaces instruments de gouvernance politique et, plus encore, économique.

L’exploitation du désir La pensée économique libérale repose elle aussi sur un mythe fondateur issu des Lumières : l’homo œconomicus. Sur le marché, l’individu se comporte de manière parfaitement rationnelle et ne suit que son intérêt propre. Il analyse froidement la situation, calcule et détermine ses choix et ses actions selon le principe de l’utilité et de la rentabilité, c’est-dire d’une utilisation optimale de ses ressources en vue d’un profit maximal. Nulle place ici pour l’irrationnel et les décisions prises sous le coup de l’émotion. Nous ne dirons pas, nulle place pour les affects puisque l’utilitarisme se définit par la maximisation de l’intérêt mais aussi du plaisir personnel. Celui-ci est recherché et atteint rationnellement, par calcul. Le mythe de l’homo œconomicus perd cependant tout crédit dès qu’on mesure le nombre d’incitants que le système économique doit déployer afin que les agents produisent et consomment les marchandises qui le font tourner et fructifier. Ce n’est pas pour rien que la plupart des sociétés commerciales réservent une part

considérable de leur budget à leur département de communication ou sous-traitent celle-ci à des agences publicitaires qui font florès. Les dépenses publicitaires mondiales dépassent les 500 milliards de dollars annuels et le secteur observe un taux de croissance annuelle de 6,5% même en période de récession. Si la finalité de la publicité consiste à promouvoir la vente d’un produit, donc à maximiser le chiffre d’affaire de l’entreprise, ses moyens ont depuis longtemps abandonné la valorisation argumentée des qualités du produit au profit d’un art de générer et de manipuler des émotions afin d’agir sur les besoins ou désirs du consommateur. Il n’est plus question de convaincre par la raison mais de séduire, de distiller du rêve, de fomenter et formater des imaginaires, d’influencer le subconscient, de créer des identifications, de choquer ou de faire rire… A cette fin, des créatifs, des psychologues, des psychanalystes, des sociologues, des numérologues… sont recrutés à tour de bras et érigés sur un piédestal. C’est d’ailleurs aujourd’hui dans le domaine de la publicité commerciale que se concentrent les plus gros budgets de recherche en psychologie et que se réalisent les expériences les plus pointues en psychologie comportementale et cognitiviste. Contrairement à l’esclavage ou au servage, le salariat et son contrat de travail reposent aussi sur le mythe de l’homo œconomicus. Personne n’est contraint par la force à entrer dans la danse. L’employé signe librement le contrat et s’y retrouve comme l’employeur puisqu’il en va de leurs intérêts respectifs : le patron a besoin de main d’œuvre et le travailleur a besoin d’un salaire. Le leurre de ce

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contrat a été dénoncé à maintes reprises : les contractants sont loin d’être égaux. Au tout début du salariat, le travailleur ne s’engageait pas par choix rationnel mais sous l’emprise d’un affect : la peur de la misère. Cette crainte n’a pas suffi à faire travailler les ouvriers comme la maximisation du profit l’exigeait. Ils ne produisaient pas assez, ne s’impliquaient pas suffisamment, désobéissaient, sabotaient, se révoltaient, soulignant par là qu’il n’était pas toujours dans leur intérêt de travailler. De la discipline et des contremaîtres ont donc dû s’imposer dans les ateliers. Mais ces méthodes dissonaient avec l’idéologie libérale, il a donc fallu en élaborer de plus insidieuses. Le capitalisme a toujours fait preuve d’une grande plasticité et malléabilité pour parvenir à sa fin qui demeure la recherche infinie de profit. Il a été capable de perfectionner ses moyens d’assujettir les employés à son service, tant sur le plan des techniques de contrôle qu’a entre autres décortiquées Foucault, que sur celui des motifs éthiques et affectifs de dévouement à l’entreprise. Max Weber a mis en exergue le rôle de l’éthique protestante et de l’idéologie méritocratique qui en découle pour stimuler l’accumulation du capital au XIXe siècle. C’est ce qu’il a appelé l’esprit du capitalisme. Eve Chiapello et Luc Boltanski ont prolongé sa démarche en montrant qu’avec les transformations, à la fois des moyens de production et des mœurs dominantes, un deuxième esprit du capitalisme puis un troisième se sont avérés nécessaires pour motiver les troupes à s’impliquer dans la guerre économique2. Le premier esprit s’ancrait, aux origines, dans la religion protestante ; le second,

à l’époque du fordisme, dans la religion du progrès ; et le troisième, à l’ère de la production immatérielle, dans la religion du développement personnel. Notons que les “matières premières” du capitalisme immatériel sont l’information et les émotions qu’il extrait, transforme et manipule, fait circuler et fructifier. C’est ainsi que le management le plus en pointe aujourd’hui se veut participatif et émotionnel. Il entend mobiliser toutes les ressources des travailleurs, tant affectives et créatives qu’intellectuelles et techniques, et les motiver en leur promettant l’épanouissement personnel dans le labeur. Le bon chef n’est plus celui qui donne des ordres précis et justifiés mais celui qui caresse le subordonné dans le sens du poil, tient compte de sa météo émotive et valorise tous ses potentiels pour l’amener à réaliser le travail attendu en se réalisant lui-même. Les services de gestion des ressources humaines se composent désormais de psychologues, de coach, de philosophes, de réenchanteurs, de numérologues, de graphologues, d’experts de l’Analyse transactionnelle et de la Programmation neurolinguistique. Il s’agit là de techniques destinées à programmer l’autre ou à interférer dans son logiciel afin de lui faire faire ce que nous voulons qu’il fasse en lui faisant croire que c’est lui qui en a envie. Spinoza en avait déjà saisi l’enjeu dans son Traité politique : “Il faut conduire les hommes de façon telle qu’ils aient le sentiment, non pas d’être conduits, mais de vivre selon leur complexion et leur libre décret”. Et Frédéric Lordon, qui s’y réfère, a théorisé cette production néolibérale des enrôlés : “Des sujets joyeux, qui d’eux-mêmes s’activent au service du

désir-maître du capital, dont le projet est bien, et en tous les sens du terme, de les faire marcher : c’est cet idéal que certaines entreprises parviennent maintenant à réaliser, et cela quand bien même le capitalisme néolibéral par ailleurs maltraite d’autres parties du salariat à des degrés qui font immanquablement revenir en mémoire la sauvagerie de ses origines.”3

L’aliénation de la peur Sur la scène politique, nous observons aussi les prétendants au pouvoir tenter de mobiliser des affects positifs. Dans la course aux élections, les candidats cherchent moins à convaincre par des arguments et la cohérence d’un programme qu’à séduire à travers une belle photo, un message simpliste d’espoir, une identification à un parcours personnel… Le registre le plus rentable de l’émocratie se situe cependant du côté des affects négatifs : la peur, la vengeance, le rejet… C’est en voguant et rebondissant sur ce type de sentiments au sein de la population que les gouvernements réussissent à recouvrer un peu de crédit et une apparence de consistance. D’abord, parce que la focalisation sur certains phénomènes qui inquiètent la population – telle que la délinquance, le terrorisme ou l’immigration – permet de détourner l’attention d’autres graves questions de société telles que la création d’emplois, le contrôle du marché, l’obsolescence de l’école ou la disparition des énergies fossiles. Autant de domaines dans lesquels l’impuissance ou l’inertie des responsables politiques est criante.

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Ensuite, parce pour répondre à ces inquiétudes, il est aisé d’apporter des réponses fermes, visibles et immédiates telles que les caméras de surveillance, les militaires dans la rue ou les centres fermés. Autant de signaux forts qui rassurent à court terme les angoisses ou la colère de la population mais qui ne résolvent rien à long terme et, souvent, enveniment la situation et décuplent ou déplacent le phénomène craint par l’opinion publique. Traiter ces questions à la racine et de manière durable, comme celles qu’occulte l’émocratie, demande une vision d’avenir, des réformes en profondeur, la remise en question de certains pouvoirs ou privilèges, une transformation des structures sociales et des mentalités. Tout cela exige beaucoup d’audace, de temps et de pédagogie. Or avec l’émocratie, nous baignons en plein règne de l’immédiateté, de la facilité, de l’évidence aveuglante et des effets d’annonce. Enfin, parce que le climat de panique permet aux mesures spectaculaires comme aux réformes sécuritaires de s’imposer avec l’assentiment général. Une tendance à l’unanimisme s’installe tant dans la population et les médias qu’au sein du parlement. Le gouvernement peut alors avancer sans s’encombrer de longs débats ni des négociations entre opposition et majorité. A travers ces réformes, le gouvernement crée des brèches dans l’État de droit et élargit les prérogatives de l’Exécutif. Autant de dérogations justifiées par la gravité et l’urgence de la situation mais qui resteront coulées dans le marbre une fois l’émotion publique retombée ou passée à autre chose. On se demandera si tout cela est vraiment

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nouveau. N’était-ce pas pour répondre à la peur de la guerre de chacun contre tous que les citoyens “décidaient” d’établir un contrat social par lequel ils cédaient une partie de leur puissance et de leur liberté à l’État en échange de la sécurité que celui-ci leur garantissait (notamment par la crainte qu’il inspirait à tous) ? Ce Léviathan tout puissant s’est cependant progressivement transformé en État de droit puis en État social éloignant la peur toujours plus loin à l’horizon : la peur de la violence interindividuelle, la peur de l’arbitraire étatique, la peur des lendemains. Aujourd’hui toutes ces peurs refont surface. Selon Giorgio Agamben, l’État de sécurité, qui se substitue à l’État de droit au nom de l’état d’urgence inscrit dans la durée, sape tous les fondements et toutes les procédures qui avaient permis aux citoyens de vivre plus ou moins paisiblement durant les trente glorieuses. Alors que dans le modèle de Hobbes, “l’Etat est ce qui vient justement mettre fin à la peur. Dans l’Etat de sécurité, ce schéma se renverse : l’Etat se fonde durablement sur la peur et doit, à tout prix, l’entretenir, car il tire d’elle sa fonction essentielle et sa légitimité”4.

Mais ce ne sont pas ceux qui dominent le monde actuel… Et quand ils affleurent, ils peinent souvent à se traduire en action, à s’inscrire dans la durée et à se propager au sein de la population. Il faudrait y travailler mais c’est une autre histoire. Quoique, nous y reviendrons, si le contrat relève de calcul rationnel, il répond à et repose sur l’affect de la peur. Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1904-1905. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard (‘Essais”), Paris, 1999 3 Frédéric Lordon, La société des affects. Pour un structuralisme des passions, Seuil, 2013, p. 251. 4 Giorgio Agamben, “De l’État de droit à l’État de sécurité”, Le Monde, 23 décembre 2015. 1

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C’est pourquoi toutes les réponses sécuritaires se révèlent profondément ambiguës : elles inquiètent autant la population qu’elles ne la rassurent ; elles l’inquiètent en la rassurant et pour la rassurer. La peur est un affect dangereux qui fait primer le fantasme sur la réalité, se nourrit de ses remparts et s’emballe dans des spirales infernales. Il est évidement d’autres affects plus porteurs en politique : ceux qui déclenchent l’indignation, la compassion, la solidarité.

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Par Pierre LE COZ

philosophe, Aix-Marseille Université (UMR n°7268 ADES/AMU/EFS/CNRS)

L’instrumentalisation médiatique des émotions :

une menace pour l’esprit critique ? Les cordes sensibles des hommes de notre temps ne cessent de vibrer au rythme haletant d’hyperstimulations sonores et visuelles. Leur regard est capté par de grands et de petits écrans, tactiles et numériques, qui ont envahi leur environnement. Branchée, câblée, connectée, la nouvelle génération vit de réactivité et d’interactions électroniques. Cette nouvelle donne contraint les médias traditionnels à se mobiliser pour apporter la réplique au virtuel et aux réseaux sociaux. Mais quand l’ “actu” remplace l’actualité, l’information du public se confond avec la consommation d’émotion. Cette exaltation de la sensibilité qui court-circuite la rationalité peut avoir des conséquences politiques fâcheuses lorsqu’elle se traduit par un affairement législatif et quelques basses manœuvres démagogiques…

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L’avènement du mufle affectif Un chiffre nous donnera un aperçu de l’ampleur du phénomène contemporain de captation émotionnelle : en France, au cours des dix dernières années, selon une enquête de l’INA, les faits divers ont augmenté de 73% dans les journaux télévisés. Nous sommes abreuvés de témoignages pathétiques et d’histoires angoissantes qui jouent sur le registre de la délectation morose et du voyeurisme. C’est le règne des “passions tristes” (Spinoza). L’image de l’homme véhiculée par les médias est celle d’un homme vulnérable et dépressif, avide de lynchages collectifs et de sensations morbides. Cette débauche affective incite à adhérer plutôt qu’à réfléchir. En témoigne l’affaire fameuse de la “déchéance de nationalité” qui a défrayé la chronique en France au cours du mois de janvier 2016. Une mesure spectaculaire censée créer l’illusion d’une action énergique et qui, à l’arrivée, n’entraînera rien moins que la modification de la Constitution ! Chacun s’accorde à penser qu’objectivement son impact sera dérisoire voire nul dans la lutte contre le terrorisme. Les enquêtes d’opinion montrent une bonne adhésion populaire à cette décision démagogique, confirmant que nous assistons à l’avènement d’un homme émotionnel, nerveux et impulsif, excité par tout et par rien, dépourvu de sens critique, un mufle affectif qui croit seulement à la vérité de ce qu’il ressent.

La déontologie journalistique en cause La stimulation médiatique des émotions comporte des enjeux éthiques et déonto-

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logiques majeurs. D’une part, en effet, elle instrumentalise la vie privée en utilisant une victime expiatoire qu’elle livre à la vindicte populaire. Omniprésente dans les medias lors de l’année écoulée, l’affaire “Vincent Lambert”, du nom de ce jeune homme en état végétatif, porte témoignage d’une indifférence médiatique au respect de la dignité des personnes et de la banalisation de la transgression du droit à la décence et à l’intimité. Les patients atteints de troubles psychiatriques sont une autre cible de prédilection pour assouvir la soif d’émotions morbides. Cette majoration du critère affectif constitue, d’autre part, un coût d’opportunité qui se traduit par une relégation à l’arrière-plan d’informations plus importantes mais qui nécessiteraient un effort intellectuel d’élaboration. Elle introduit de sérieux biais de recrutement dans la sélection d’informations qui ne sont plus uniquement hiérarchisées en fonction de leur importance réelle mais aussi, et de plus en plus souvent, en fonction de leur charge émotionnelle. Les informations les plus sensationnelles sombrent dans l’oubli à mesure que la chaleur de l’émotion se dégrade dans la tiédeur du sentiment. Après un pic d’intensité, une affaire s’éclipse pour éviter la saturation du public.

Comment renouer avec l’évènement ? Sommes-nous encore capables de discriminer entre l’accessoire et l’essentiel dans cette nuit où toutes les vaches sont grises ? Nous en sommes arrivés à un point tel qu’il nous faut des situations hors-normes pour retrouver le sens réel

de l’évènement. En janvier comme en novembre 2015, les attentats de Paris valaient, à l’évidence, la couverture médiatique qui leur a été accordée. Face à des images d’une grande cruauté, il est naturel de ressentir des émotions comme l’effroi, la tristesse ou la colère. Nous nous rendons compte que les émotions nous sont nécessaires pour redécouvrir les valeurs auxquelles nous sommes attachés. Les réactions massives de soutien aux victimes et la mobilisation internationale témoignent de la vigueur avec laquelle des émotions telles que l’indignation, le respect ou la compassion sont capables de réveiller notre attachement aux valeurs universelles qui rendent possible la vie en société. Pour un temps, nous retrouvons l’émotion perdue, dans son authenticité, son pouvoir de nous révéler nos valeurs. Encore faut-il que le temps de l’émotion sache céder le pas à celui de la réflexion. On serait, par exemple, en droit de s’attendre à plus de réserve de la part d’un journal comme Le Monde qui publia le portrait des victimes de l’attentat du 13 novembre, au nom d’un “journalisme d’empathie”. Ce “mémorial” brouille les frontières entre journalisme d’investigation et journalisme de proximité, tout en interrogeant la “mission” que s’octroie le journaliste dans notre société. La seule faculté requise pour être un bon citoyen serait-elle devenue la capacité à entrer en empathie avec des drames individuels ?

Le sens de l’humanisme Malheureusement les drames nationaux n’ont pas la vertu de réguler le cours ordinaire des émotions. Une fois passé

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l’évènement tragique, le charivari reprend de plus belle et réactualise la question de fond : quelle est l’idée de l’homme que nous voulons promouvoir ? Selon une tradition humaniste héritée de la Renaissance, l’épanouissement des virtualités humaines doit en passer par l’usage du raisonnement, par la fréquentation d’œuvres culturelles et la formation du jugement. Le rapport au réel doit être symbolisé, médiatisé par les arts et lettres. Kant nous rapporte que les philosophes des Lumières avaient pour devise : “Aie le courage de te servir de ton propre entendement !”. Pour la philosophie humaniste, vivre, c’est développer des possibilités intérieures, ce qui nécessite de faire droit aux exigences de la pensée, prendre ses distances avec nos multiples écrans, s’affranchir du pou-

voir de captation des images et des apparences. L’émotion est nécessaire car elle est un appel à la réflexion, elle en constitue l’amorce. Mais lorsque des émotions se succèdent sans que nous ayons eu le temps de comprendre ce que nous éprouvons, elles perdent leur signification et s’apparentent plutôt à des secousses bestiales. Une émotion a du sens lorsqu’elle peut être objectivée, reprise dans une démarche réflexive, une méditation rétrospective.

conscience des émotions qui sont à l’origine de nos jugements de valeur, éclairer les ressorts du pouvoir médiatique et politique qui jouent sur l’addiction émotionnelle, la délectation morbide et l’indulgence coupable. Il ne s’agit pas de moins mais de mieux ressentir. Il en va des émotions comme des hommes : c’est leur diversité qui fait leur richesse. Pour contrer les émotions médiatiques, binaires, et factices, il nous faut élargir notre palette d’expression émotionnelle, en allant chercher, dans les lettres et les arts, les moyens de ré-enchanter la sensibilité.

La solution n’est donc pas de soumettre nos émotions désordonnées à la froide rationalité mais d’apprendre à les reconnaître et les décrypter. Il nous faut prendre

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Par Jean-Jacques JESPERS

professeur en sciences de l’information et de la communication à l’ULB

Audiovisuel : le pouvoir d’influence de la télévision

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La télévision, en Belgique francophone, domine l’ensemble des moyens de diffusion de masse. 96,8 % des ménages possèdent un téléviseur, 40 % en possèdent deux ou plus et un adulte consacre en moyenne 3h50 par jour – soit la moitié de son temps de loisir – à regarder la télévision. Plus de 90 % de la population de plus de quinze ans regarde la télévision au moins dix minutes par jour. Le tirage des quotidiens imprimés stagne voire régresse, et deux citoyens sur trois reconnaissent s’informer exclusivement grâce à la télévision. 14 ECHOS

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n raison de son succès, les méthodes et les formes de la télévision influencent celles des autres médias. La presse quotidienne, par exemple, subit les effets de la “tabloïdisation” qui se caractérise par des titres accrocheurs, des photos de grand format et en grand nombre, une multiplication des interviews qui se substituent aux analyses émanant de la rédaction et un contenu rédactionnel ouvrant davantage d’espace aux “faits divers”, à la vie privée des personnes publiques (rubriques “people”) et à des récits émotionnels : ce sont là des traits empruntés à la télévision. L’influence dominante de la télévision se manifeste également dans les secteurs du sport ou du spectacle. Toute notre consommation culturelle subit les effets de la domination de la télévision. Cette influence se fait sentir jusque dans l’école. Tous les enseignants constatent que la télécommande a modifié le comportement en classe : l’élève, dont le regard a été façonné par la consommation de télévision, recherche des séquences de plus en plus courtes et rejette tout sentiment de lassitude.

La TV influence la vie politique La télévision a un impact déterminant sur l’exercice du pouvoir. C’est la télévision qui sélectionne, en fin de compte, les acteurs du jeu politique : ne sont “populaires”, donc considérés comme leaders ou voués à le devenir, que les mandataires qui apparaissent régulièrement à l’écran (voir le baromètre de La Libre Belgique). La télégénie, le charisme sont

aujourd’hui des qualités essentielles pour les détenteurs du pouvoir. Les différentes sortes de dirigeants entretiennent avec la télévision des rapports irrationnels d’amour/haine : ils aspirent à y apparaître le plus souvent possible, mais redoutent d’y donner une mauvaise image d’euxmêmes. De même, on remarque que les partis font appel à des stars du petit écran ou à des personnalités qui doivent leur notoriété à la télévision (des sportifs, par exemple) pour figurer sur leurs listes de candidats. La télévision constitue également la première source de l’agenda-setting (mise à l’agenda) de la vie publique. Les sujets sur lesquels elle met l’accent deviennent des thèmes de débats parlementaires, de campagne électorale ou de communication politique. Dans l’espoir de conquérir davantage de visibilité télévisuelle, les mandataires adaptent la forme et le contenu de leurs décisions ou de leur discours à l’évolution d’une opinion publique puissamment influencée par le petit écran, moins dans ses convictions que dans ses préoccupations. C’est une sorte de cercle vicieux : le discours politique s’aligne sur les résultats des sondages d’opinion, et ces résultats eux-mêmes évoluent en fonction de la fréquence de certains thèmes dans les médias, principalement à la télévision. Exemples : “Entre le 7 janvier et le 5 mai 2002, la télévision française, toutes chaînes confondues, a consacré 18 766 sujets aux crimes, petits et grands, aux jets de pierre et aux vols de voiture, aux braquages et aux interventions policières, soit une moyenne de 987 sujets par semaine et une crois-

sance de 126 % de ces matières, et cela alors que les crimes et délits n’ont nullement progressé durant cette période”2. Selon l’indice UBM3, le thème largement dominant, dans les médias français, de mars 2001 à mars 2002, a été l’insécurité, loin devant le chômage ou les retraites. En mars 2002, l’insécurité atteignait un sommet : un indice UBM de 3 700, contre 530 pour le chômage. À la suite de ce véritable matraquage, Jacques Chirac a fait de l’insécurité son leitmotiv de campagne électorale et d’autres candidats lui ont emboîté le pas. Le 21 avril, le candidat d’extrême droite Jean-Marie Le Pen franchissait l’étape du premier tour en recueillant 17,5 % des suffrages exprimés. Plusieurs personnalités ont, à cette occasion, accusé les médias d’avoir “fait le lit de l’extrême droite”. On notera qu’entre les deux tours de l’élection présidentielle, l’indice UBM de l’insécurité a diminué de 67 % sur les chaînes françaises de télévision. Une étude du politologue Stefaan Walgrave, de l’Université d’Anvers, a mis en lumière la manière dont les médias flamands influencent la popularité, donc le score électoral, du Vlaams Blok–Vlaams Belang : ce parti dispose en général d’une couverture médiatique moins abondante que les autres partis flamands, en tout cas très inférieure proportionnellement à sa représentativité électorale ; les journalistes abordent ses représentants de manière généralement peu favorable, et leurs interviews sont plus agressives que celles des autres leaders. Mais le choix des sujets mis en évidence par les médias flamands correspond aux thèmes dominants des campagnes du VB : l’immigration, la violence, l’antipolitisme et le nationalisme fla-

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mand. Il y a donc une relation (de cause à effet ?) entre les deux.

Représentations collectives L’“effet de loupe” de la couverture télévisuelle sur certains aspects, plus spectaculaires, de la réalité sociale n’influence pas seulement la décision politique. Il a également des effets notables sur la perception qu’a la société d’elle-même. La métaphore caricaturale du monde diffusée par la télévision prend, aux yeux d’un public individualisé, passif et sédentaire, la place du monde réel. Ainsi, par exemple, notre époque est perçue par beaucoup comme nettement plus violente qu’elle ne l’est en réalité. Aux États-Unis, la couverture médiatique des crimes de sang et de la violence domestique a augmenté de 700 % en dix ans, alors que la criminalité diminuait de 20 % dans le même temps. Un autre effet, concomitant, de la télévision sur la vie publique est de donner une dimension émotionnelle aux enjeux de la société. Les problèmes, les conflits sont représentés, dans la télévision de relation, par les réactions émotionnelles des acteurs et non par un exposé analysant les enjeux et le contexte. Cette “émocratie” médiatique installe une confusion croissante entre espace public et espace privé : la vie privée et les avis personnels “sur tout et sur rien” des mandataires ou des dirigeants prennent au moins autant de place que l’exposé impartial de leur action publique, car celle-ci est moins aisément représentable dans les médias que ceux-là. D’autre part, de simples citoyens sont érigés en hérauts

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populaires en raison d’événements purement privés, mais largement popularisés par la télévision. Pour reprendre le terme de Régis Debray, la vidéosphère consacre la prééminence croissante – dans le discours social – de l’affectif/individuel sur le rationnel/relationnel. Exemple : les parents des jeunes filles séquestrées en 1996 par Marc Dutroux et ses complices sont passés de la position de victimes d’un sinistre “fait divers” à celle de porte-parole – au demeurant éloquents et dignes – de la “société civile”. Si personne, pas même les représentants élus de la Nation, ne leur a contesté ce rôle et n’a dénoncé cette usurpation de représentativité démocratique, c’est parce que la publicité donnée à leur calvaire personnel par la télévision et la compassion suscitée par cette publicité (ainsi que leur télégénie naturelle) leur ont conféré auprès du public une légitimité supérieure à celle du suffrage universel. En privilégiant la résonance émotionnelle de l’information au détriment de l’explication des enjeux et de la description du fonctionnement des institutions, en installant la confusion entre espace public et espace privé et en “grossissant” certains aspects spectaculaires de la réalité, la télévision influence la perception de la démocratie par les citoyens, voire leur comportement politique. Laurence Hauttekeete, de l’Université de Gand, a constaté que les grands consommateurs de télévision semblent plus indifférents voire hostiles envers les institutions politiques. Selon la sociologue gantoise, “plus les gens font confiance au journal télévisé pour leur information, plus leur aversion pour la politique, leur frustration et leur cynisme deviennent grands. Cela serait notamment dû au caractère

négatif, anti-institutionnel et conflictuel des sujets télévisés”4. Si l’on en croit une étude française5, la vision du journal télévisé de 20 heures serait, pour une majorité de Français, vécue comme “une souffrance”. Dans le même sens, une étude du sociologue Marc Hooghe, de la VUB, fait émerger une corrélation entre le sentiment d’insécurité et trois attitudes : une consommation abondante de télévision, la préférence pour les chaînes commerciales et le fait de privilégier les programmes de divertissement, principalement les fictions. Ce type de consommation télévisuelle “s’apparente aux attitudes individualistes, à l’ethnocentrisme, au sentiment d’insécurité et d’impuissance politique”. L’intérêt exclusif pour les programmes de divertissement serait ainsi une sorte de fuite du réel, “le reflet d’une négation du monde extérieur, [...] perçu comme un environnement étrange et menaçant”6, sentiment qui pousserait notamment un certain nombre de personnes à voter pour des partis extrémistes. Le repli identitaire, la sédentarité, l’isolement, la négation du monde extérieur, la montée de l’anxiété, la perception émotionnelle des enjeux, la méfiance envers les institutions, la stigmatisation des différences, tous ces traits préoccupants de la société occidentale du début du XXIe siècle ne sont sans doute pas attribuables exclusivement à l’influence qu’exerce la télévision sur les représentations collectives. Mais elle y a, sans aucun doute, puissamment contribué. Non pas pour des motifs idéologiques, ou sous les ordres d’une conspiration occulte, mais par l’effet induit d’une politique de programmes et de contenus exclusivement fondée sur

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le rassemblement de l’auditoire maximum. Dans la poursuite de cet objectif économique (la plus grande part de marché possible), la télévision a mobilisé des stratégies redoutables : homogénéisation, émotion, identification, fusion. Ces stratégies ont modifié, chez de nombreuses personnes, la perception de la réalité. Le résultat n’était pas sciemment souhaité par les stratèges du marketing médiatique. Mais, d’une certaine façon, il les arrange. Pareil état d’esprit serait en effet favorable à l’éclatement du lien social. Or, cet éclatement est la condition même du triomphe total de l’idéologie du marché. Honoré de Balzac écrivait déjà : “Pour empêcher les peuples de raisonner, il faut leur imposer des sentiments.”

Conclusion Aujourd’hui, cette pensée consensuelle favorise le populisme politique en “bros-

sant le public dans le sens du poil”. Un public de plus en plus confiné dans son univers intime. Privé d’information utile par la politique des chaînes de télévision et abreuvé de divertissement, y compris dans l’information. L’information de masse à l’usage du citoyen, c’est fini. La véritable information, ce sera pour l’élite. L’information de masse a pour but de divertir, de faire oublier la dureté de la vie et de faire consommer (cf. la célèbre phrase de Patrick Le Lay). Le “fait divers” l’emporte dans l’information parce que : 1° c’est consensuel, ça rassemble, parce que ça facilite l’identification (“ça arrive à des gens comme nous”) ; 2° ça ne demande aucune connaissance préalable, c’est immédiatement consommable ; 3° ça suscite des émotions ; 4° c’est bon marché et ça peut être fait en peu de temps ; 5° ça ne demande pas de main-d’œuvre qualifiée, ni de longue préparation, ni de bibliothèque de documentation. L’évolu-

tion de l’information est donc aussi liée à la restructuration générale de l’économie et à une politique de rendement maximal du capital investi, favorisée par l’industrialisation et la commercialisation croissante du secteur des médias. Extrait d’un article publié en juillet 2012 sur le site http://www. revue-democratie.be/index.php/culture/9-culture/46-audiovisuel-le-pouvoir-dinfluence-de-la-television 2 Chronique radiophonique “Pensée multiple” de Hugues Le Paige, La Première, 30 mai 2002. 3 Unité de bruit médiatique, indice composite qui intègre la surface consacrée par un média à un sujet et le nombre de personnes de plus de quinze ans susceptibles d’avoir été exposées à cette information. La mesure de l’UBM est effectuée quotidiennement par TNS Secodip sur plus de 80 médias imprimés, radiophoniques et télévisuels français.. 4 Laurence Hauttekeete, citée dans Olivier Mouton : “La lutte des journaux de qualité”, La Libre Belgique, 29 avril 2002, p. 21. 5 Étude “Insécurité, l’image et le réel” de l’Observatoire du débat public (ODP). 6 Le Soir, 3 mai 2002, p. 18. 1

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Par Irène KAUFER

blogueuse féministe et membre de l’ASBL Garance

LEÇONs DE

COLOGNE

s re le t n o c ents lutte m a e l n “évé erne c s n ur le e o l o c , p s i , e u cole é ce q emm ’ f vain d t n x u s e u o a t t a i c a s Pour t un cher faite r n e o s h r e nc nyc reste O ” viole . e e n r pi olog core n de C e t... le e e r pi r. illeu e m le 18 ECHOS

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eprenons les faits, pour les générations futures : la nuit du Nouvel An, dans et devant la gare de Cologne, un grand nombre de femmes ont été agressées avec insultes, attouchements, vols de portables. Plus de 1000 plaintes ont été enregistrées, dont près de la moitié pour violences à caractère sexuel.

Le ‘viol brutal’... et les autres

Les agresseurs ont été très vite désignés comme étant “d’origine nord-africaine”. Par quel transfert ces “Nord-Africains” se sont transformés en “réfugiés syriens et irakiens”, voilà déjà une première énigme. Dont la solution est simple, en fait, car on était en pleine contestation de la politique d’accueil de réfugiés d’Angela Merkel, et l’occasion était trop belle, pas seulement à l’extrême-droite, de se trouver un argument de poids : cet accueil mettrait en péril “nos” femmes et leurs droits, qui ne sont jamais autant brandis par certains que quand ils peuvent servir de carburant au racisme.

Ainsi, on a pu voir dans un JT de la RTBF la journaliste Esmeralda Labye entourée d’hommes mimant des actes sexuels ou lui chuchotant des insanités à l’oreille – dans un allemand parfait et puant la bière à un mètre, ce qui semble exclure la piste “islamiste”. Après le direct, les choses ont encore dégénéré1. Plainte a été déposée. Ce n’est pas la seule : durant le carnaval de Cologne, début février, le nombre de plaintes pour violences sexuelles a été multiplié par quatre2, signe que les langues se délient. On sait que les femmes hésitent à dénoncer les faits : il y a parfois de la honte (oui, de la part des victimes), la crainte de ne pas être prises au sérieux, mais aussi un certain fatalisme, l’idée que “cela ne sert à rien”. Il est vrai qu’au détour d’un article3, on apprend que dans cette Allemagne tellement indignée par les événements de Cologne, jusqu’ici les agressions sexuelles n’étaient guère punissables : le viol n’est reconnu que dans des cas très strictement délimités, quand la victime peut prouver qu’elle s’est défendue (un “non” ne suffit pas) ; quant à la main baladeuse, même sous la jupe, il n’est tout simplement pas prévu de la sanctionner. De nouveaux projets de loi, plus sévères, ont été déposés depuis.

Quelques semaines plus tard, la réalité reprend ses droits : sur une cinquantaine d’agresseurs identifiés, on a retrouvé quelques Syriens et Irakiens – et autant d’Allemands... – les autres étant principalement algériens et marocains. Les antiracistes auraient cependant tort de s’en réjouir, comme on le lit ici où là : troquer la haine du réfugié de pays en guerre contre celle de migrants du Maghreb ne peut “soulager” que si l’on défend l’idée d’une “sélection” entre “bons” et “mauvais” migrants, entre celles et ceux qu’il nous faut protéger et les autres, à renvoyer dans leur misère...

Mais revenons-en à la dénonciation des violences contre les femmes pour défendre un tout autre agenda. Depuis Cologne, il y a eu d’autres événements, hélas d’une certaine banalité et qui seraient probablement passés inaperçus des médias sans cette funeste nuit du Nouvel An.

En Belgique, où la législation est plus stricte, on a tout de même entendu des magistrats faire la différence entre le “viol brutal” (vous savez, l’inconnu qui guette sa proie au coin d’un bois...) et les “petits viols entre amis” qui seraient finalement moins graves, par exemple parce que l’agresseur n’aurait “pas compris les signaux venant de la victime”, comme dans la désormais célèbre affaire de Gand4. Or il faut rappeler ces quelques chiffres : il y a en Belgique 10 plaintes par jour pour viol, et le Moniteur de Sécurité de la Police fédérale estime lui-même que seuls 10% des faits sont rapportés. Dans trois cas sur quatre, la victime connaissait son agresseur : membre de la famille, voisin, ami. Sur l’ensemble de ces (déjà rares) plaintes, seules 4% mènent à des condamnations5. A noter aussi ce chiffre terrible : une enquête récente recense 28 000 femmes victimes de violences ces 12 derniers mois en Wallonie6. Voilà qui en dit long sur le souci de protection de la sécurité des femmes, dès lors qu’il ne s’agit plus de pointer les migrants...

Ne pas choisir entre féminisme et antiracisme ! Contrairement à ce que certains ont prétendu, les féministes ne sont pas restées sans réaction après les agressions de Cologne. Elles ont réfléchi, elles ont débattu, elles ont dénoncé. Certaines sont tombées dans le panneau du grand complot islamiste, comme la féministe historique Alice Schwartzer, que La Libre n’a pas hésité à mettre en Une7 (pour qu’une féministe ait une telle place dans la grande

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presse, il faut évidemment qu’elle parle de l’islam, comme si c’était le seul problème des femmes allemandes). D’autres (souvent parmi les jeunes, ce qui est plutôt encourageant) se sont insurgées contre cette instrumentalisation des femmes pour justifier des positions racistes8. En Belgique, la secrétaire d’Etat bruxelloise Bianca Debaets s’est laissée aller à déclarer que “Certains jeunes d’origine maghrébine perçoivent les femmes comme du gibier en liberté”, phrase aussitôt mise en exergue dans la presse9. Mais d’autres, comme l’asbl Garance10 rappellent que les agressions sexuelles se passent en tous lieux et dans tous les milieux, tandis que la militante féministe Amelie Mangelschots propose dans un article percutant11, d’appliquer à l’ensemble des hommes, en commençant par “les nôtres”, le cours de “respect de la femme” suggéré par Theo Francken à l’intention des migrants.

Un malaise persiste pourtant : c’est comme s’il fallait choisir entre “défense des réfugiés” et “dénonciation des violences envers les femmes”. D’un côté, pour ne pas stigmatiser les migrants, les femmes sont priées de ne “pas exagérer” la gravité des actes subis (on lit ainsi parfois qu’à Cologne, il n’y aurait eu “que” 450 agressions sexuelles sur 1000 plaintes). A l’inverse, si l’on refuse de sacrifier la liberté des femmes, il faudrait “oser nommer les choses”, dont (au choix ou en cumul) un échec du multiculturalisme, la frustration sexuelle au sein de l’islam, ou encore le danger de frontières ouvertes.

mentalisation à des fins racistes. L’interprétation est classique : lorsqu’un étranger agresse une femme dans la rue, ou frappe sa compagne, c’est une question de “culture” ; quand c’est un Européen, il s’agit d’un acte individuel, d’un problème psychologique. Rappelons donc que tous ces agresseurs ont un point en commun : ce sont des hommes. Et si on peut parler d’un problème de “culture”, c’est celui d’une certaine culture de la virilité, et c’est celle-là qu’il nous faut remettre en cause, ailleurs comme chez nous, parmi “les nôtres” comme parmi “les autres”, ensemble.

Apparemment, pour défendre les un/e/s, il faudrait sacrifier les autres. C’est un piège qu’il faut absolument éviter, en insistant sur ceci : ce qui s’est passé à Cologne est et reste grave – aussi bien les agressions commises que leur instru-

La Libre Belgique, 4 février 2016 : Esmeralda Labye victime de gestes obscènes lors d’un duplex à Cologne: “Cette scène m’a choquée” La Libre Belgique, 5 février 2016 : Cologne: 22 plaintes pour motifs sexuels signalées pour le 1er jour du carnaval (au total, il y en a eu plus de 60). 3 http://www.slate.fr/story/112615/scandale-cologne-allemagne-durcir-droit . 4 Un présentateur radio a bénéficié d’une suspension de prononcé, bien que la réalité du viol ait été reconnue par l’accusé comme par le juge. Mais il aurait “mal interprété les signaux de la victime”, qui lui a pourtant dit non à plusieurs reprises. 5 Chiffres cités par Amnesty, dans sa campagne 2014. 6 La Libre Belgique, 5 février 2016. 7 La Libre Belgique, 6 février 2016 : “A Cologne, les islamistes nous ont déclaré la guerre”. 8 Comme le collectif Ausnahmlos, http://ausnahmslos.org/ : Against sexualised violence and racism. Always. Anywhere. 9 Carte blanche dans La Libre Belgique, 8 janvier 2016. 10 www.garance.be/news 11 De Morgen, 7 janvier 2016. 1 2

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Par Anne LÖWENTHAL chroniqueuse et bloggeuse

L’exception ne peut pas faire la règle Depuis quelques années, certaines décisions politiques, voire carrément des réformes, sont motivées par l’opinion publique. Ou plutôt par l’émotion publique, à savoir les réactions populaires les plus virulentes, celles qui font la Une de certains (de plus en plus nombreux) de nos médias. En Belgique, les échéances électorales, particulièrement nombreuses, ne sont évidemment pas étrangères au phénomène. Le niveau de compétence de nos décideurs probablement pas non plus…

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es exemples sont nombreux et j’en choisirai deux : le cas des Afghans du Béguinage et celui de Michelle Martin.

Il y a quelques années, des Afghans ont investi l’église du Béguinage à Bruxelles pour y mener un combat politique de très longue haleine : obtenir l’asile en Belgique. C’est Maggie De Block, alors secrétaire d’État à l’asile et à la pauvreté, qui était chargée du dossier. Sa politique, très dure, était défendue par son gouvernement, un gouvernement mené par Elio Di Rupo, un socialiste. Parmi les actions menées par les Afghans et leurs soutiens, il y avait celle qui consistait à ne jamais laisser les membres du gouvernement tranquilles. Partout où ils allaient, ils nous trouvaient. C’est ainsi que j’ai pu à plusieurs reprises croiser des ministres dont plusieurs, dont le Premier, nous ont dit “Soyez patients, nous soutenons Maggie De Block pour faire barrage à la N-VA”. Le résultat ? Une victoire écrasante de la N-VA en Flandre et un gouvernement composé notamment, y compris au secrétariat à l’asile, de membres de la N-VA, qui prend désormais les mesures que l’on sait : fermeture des frontières, appels à ne pas se montrer solidaire, consignes de délation au personnel de la SNCB, renforcement des dispositifs policiers et militaires, multiplication des contrôles, alertes de niveaux 3 et 4… En l’été 2012, Michelle Martin, ex-épouse de Marc Dutroux, obtenait une libération conditionnelle. Ce n’était pas la première fois qu’elle la demandait et elle lui avait chaque fois été refusée parce que, notam-

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ment, elle n’avait nulle part où aller. Et pour cause : certains médias se repaissaient de ses moindres faits et gestes et toutes les hypothèses envisagées pour sa sortie de prison étaient immédiatement révélées dans les journaux, ce qui anéantissait tout espoir d’ordre public. Quand enfin une libération conditionnelle fut possible, elle fut autorisée. La chose fit grand bruit, un bruit largement relayé, voire accentué, par les médias et les réseaux sociaux. Quelques manifestants se pressèrent à Malonne, où Martin était accueillie et une manifestation réunit 4000 personnes à Bruxelles. C’est cette émotion populaire qui motiva, contre l’avis d’à peu près tous les professionnels du secteur, une réforme des conditions de libération conditionnelles, qui furent durcies. Le “cas Martin”, au-delà de l’horreur qu’elle représentait, ne pouvait pourtant en aucun cas nous faire reculer. On ne peut pas, parce qu’on considère une affaire plus grave qu’une autre (aidés en cela par les médias), faire un bond en arrière. Si Martin avait bénéficié d’une libération conditionnelle, c’est parce qu’un jour, à l’issue d’un procès d’assises, un jury populaire en avait ainsi décidé en toute connaissance de cause : il n’a pas imposé à Martin une réclusion à perpétuité assortie d’une mise à disposition du gouvernement. Il l’a condamnée à trente ans de réclusion, sachant très bien qu’elle pourrait demander une libération conditionnelle anticipée. Au-delà de l’horreur, bien réelle de ce qu’a fait Michelle Martin, au-delà de la colère,

compréhensible, que suscite son éventuelle libération conditionnelle chez certains, il faut absolument prendre de la distance. Considérer la problématique dans son ensemble. La libération conditionnelle est une possibilité offerte à des gens qui, condamnés à des peines de prison, peuvent envisager une sortie anticipée, moyennant certaines conditions, comme son nom l’indique. Et ça, c’est fondamental. Outre le fait qu’à titre personnel je ne pense pas que, dans ses conditions actuelles, la prison fasse du bien à qui que ce soit (sauf à y garder tout le monde ad vitam), il est fondamental de se souvenir que tout prisonnier est un être humain. Aussi monstrueux soit-il, il reste un être humain. Capable du pire et du meilleur. Et que si en effet certains prisonniers nous inspirent plus d’horreur que d’autres, la prison est dans la grande majorité des cas, un passage. Dire à quelqu’un qui entre en prison qu’il aura, au terme d’une partie de sa peine, la possibilité de montrer son amendement, c’est lui dire “Tu as merdé, tu peux changer”. Ou mieux : “Tu peux fonctionner autrement, nous pensons que tu en es capable”. Et ce travail, même s’il est certes plus que grand temps de l’encourager au sein même des prisons, est possible pour un certain nombre de condamnés. On peut décider que non. On peut décider qu’une personne qui est condamnée à trente ans doit purger trente ans. On peut lui dire qu’il(elle) n’est pas dans notre catégorie d’humains. Qu’elle n’est pas

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humaine. Qu’elle ne vient de nulle part, que rien ne l’a menée là et que rien ne pourra la rattraper. Qu’on ne croit pas en elle. Mais ce raisonnement est très dangereux. Et un peu facile. Ranger des gens dans des catégories, c’est commode. Mais ça ne fera avancer ni eux, ni l’humanité. C’est d’ailleurs à mon sens ce qu’on fait en maintenant nos prisons dans cet état catastrophique et leurs prisonniers dans un système plus abrutissant qu’autre chose. Ces deux exemples nous montrent aujourd’hui de manière très violente l’effet de décisions politiques motivées par l’émotion : non seulement elles ne servent pas ce qu’elles prétendent servir, mais en plus le pari qu’elles prétendent relever n’est pas gagné. En matière d’asile, notre pays ne gère à peu près rien et les politiques qu’il mène flirtent chaque jour davantage avec l’extrême droite, voire l’assument carrément. Quant aux peines de prison et à leurs effets, rien n’a changé et il est désormais admis par tous que les

prisons sont des lieux criminogènes, ne fut-ce qu’en matière de radicalisation. Pourtant, aujourd’hui plus encore qu’hier, nos dirigeants continuent sur cette désolante lancée. Nos frontières se ferment, nos politiques d’asile se durcissent, nos médias se nourrissent pour beaucoup presque exclusivement de la haine qu’ils attisent, nous abreuvant de “sondages” soumis à leurs seuls lectorats “et encore, à leurs très rares lecteurs qui y répondent” pour conclure que “les Belges” se sont prononcés.

bien revenir si on continue à s’inspirer d’une bruyante émotion nourrie par des exceptions. C’est d’ailleurs déjà le cas pour certaines : désormais, nos frontières se ferment et les réfugiés sont devenus des “illégaux” dans la majorité des discours politiques. Ceux qui bénéficient de droits durement acquis sont suspects d’en profiter et les prisonniers restent plus longtemps dans nos prisons, pourtant reconnues criminogènes et sans qu’aucune nouvelle mesure de prévention n’y ait été instaurée.

Ils proposent et nos candidats politiques, qui font davantage de la communication que de la politique, disposent. Sans se souvenir jamais que ce qui résonne ne raisonne pas forcément. Et que si on décide de faire de la politique, c’est pour élever le débat. Pour le bien de la société, qui a ainsi pu se débarrasser de la peine de mort, d’une bonne part de violence, de nombreuses discriminations et injustices sociales. Autant de choses qui pourraient

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Par Paul HERMANT

JE NE PENSE PLUS ET PUIS J’OUBLIE chroniqueur, Acteur des Temps Présents

Par-dessus les linéaires de yaourts minceur et de fromages pasteurisés, il y a cette phrase, un slogan placardé là et qui domine les chalands. Cette phrase, qui entend convaincre que tout ce qui se déroule en dehors de l’univers aseptisé des rayonnages crémiers n’est que balivernes et billevesées, proclame avec une remarquable économie de mots :

“Toute l’année, cap sur la facilité”

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ous sommes en février 2016. L’état d’urgence se prolonge et se proroge dans l’Etat, la jungle s’étend dans Calais et, dans le Calaisis, on fait le coup de poing en bande dans des ratonnades, mais la consommation nous invite à profiter de l’occurence d’une année qui naît pour renouveler le pacte de facilité passé depuis longtemps il est vrai avec les micro-ondes, les plats préparés ou les appareils de self scanning, soit toutes ces choses qui enlèvent du travail aux gens ou le travail des gens, c’est selon. Je ramène ce slogan de France. De la France que l’on aime ou que l’on quitte et de ses gouvernements où on démissionne ou on ferme sa gueule. De la France qui trouve qu’expliquer c’est déjà excuser. Je ramène cela de la France et de cette côte d’Opale d’où décolla un jour Blériot pour l’Angleterre et où s’entasse aujourd’hui une armée déjà morte et pourtant jamais vaincue et où l’on explique qu’“Eux, ils touchent 80 euros par jour, mais que pour nos sdf français on ne fait rien” et où l’on trouve que ce que l’on vient d’entendre est, de fait, parfaitement inexcusable. Et où l’on se dit qu’il n’est pas douteux que le grand gamin boutonneux qui vient de proposer au public cette forte analyse a mis, de fait, le cap sur la facilité et qu’il aura certainement de quoi pagayer pour toute l’année. Et c’est ainsi, tandis que l’on pense à écrire cette chronique sur l’émocratie que l’on a promise au retour, que l’on se demande si, dans la panoplie des dissolvants démocratiques aujourd’hui disponibles, on ne rangerait pas à côté de l’émocratie quelque

chose qui serait tout aussi efficace et tout autant corrosif et que l’on appelerait l’omicratie. L’émocratie étant la démocratie de et par l’émotion, l’omicratie serait alors la démocratie de et par l’omission et elle qualifierait le fait de gouverner grâce à ce que le peuple oublie ou à ce dont il ne souhaite pas se rappeler ou à être gouverné grâce à ce à quoi l’on se prépare déjà à ne pas se souvenir. L’omission cependant n’est pas l’oubli. L’omission consiste à choisir parmi les oublis possibles. L’omission choisit par omission.

une compétence facultative et subsidiaire. En cela, elle permet que toutes les licences soient prises avec la justesse des faits et, partant, parce que cela va souvent ensemble, avec la justice des hommes. Au retour, tandis que l’on se met au travail, l’on apprend qu’une des dispositions prises dans le cadre du plan fédéral de lutte contre le terrorisme – le placement de caméras de surveillance sur les autoroutes afin d’y suivre (?) les déplacements des djiahdistes (!?!) – servira également à poursuivre les automobilistes en excès de vitesse. On avait apparemment omis de le préciser.

Ainsi le slogan “Toute l’année, cap sur la facilité” appartient-il sans conteste au genre omicratique : il invite en effet à omettre par avance les choses ou les événements qui entreraient en contradiction ou en controverse avec les intérêts que requièrent le sentiment d’immédiat et la résolution rapide des besoins ou des désirs. Et il en va de même pour la phrase : “Eux, ils touchent 80 euros par jour, mais pour nos sdf français on ne fait rien”, remarquable omission des contextes, remarquable entreprise confusionniste, remarquable poison distillé à celles et ceux dont on retournerait vainement les poches pour y trouver 80 euros et remarquable cadeau enfin offert à ceux qui se sont toujours souciés du sort des sans-abri comme de colin tampon et qui y trouvent maintenant matière à fierté et patriotisme. C’est ainsi que la démocratie de et par l’omission autorise et légitime de délier les causes de leurs conséquences et considère la faculté de discernement comme

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Par Najar LAHOUARI

secrétaire général adjoint des Métallos Wallonie Bruxelles (FGTB)

Quand l’émotion nous submerge… au propre comme au figuré ! Il y a des moments dans l’histoire des peuples où la tension est tellement forte, l’insécurité tellement présente, où l’on est tellement dépassé par la violence de certains faits que nous sommes prêts à mettre notre sort dans les mains de nos gouvernants avec comme seule et unique demande : protégez-nous ! Et nous quémandons cette protection en espérant que la réaction sera à la hauteur de l’agression subie. Les politiques appelant à une réaction forte de toute la société donnant de fait, à l’avance, un blanc-seing à nos autorités. Nous commettons une grosse erreur !

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our un gouvernement à forte tendance de droite, cela représente une authentique aubaine afin de donner un coup d’accélérateur à des mesures qui, sous des dehors censés protéger le quidam, vont surtout aider à mettre en place une mainmise du pouvoir sur tout qui voudrait remettre en cause les politiques menées. L’union sacrée qui s’installe, dans ces moments de crise sécuritaire, entre les différentes majorités et les oppositions amène une certaine anesthésie des mentalités, et toute velléité de remise en cause de certaines mesures sera interprétée comme une acceptation des atrocités qui ont eu lieu, ce qui est une idée incohérente et irrationnelle. Irrationnelle comme la peur qui s’est installée suite aux attentats de fin 2015 et qui est compréhensible car attisée, à coups de scoops et autres interviews, par des médias qui ont tout intérêt à prolonger cette période difficile ainsi que le ressenti dans la population. Ce ressenti, à terme, fera vendre beaucoup de papiers et autres chroniques de l’horreur. Par contre, les cabinets ministériels et les armées de conseillers du gouvernement, eux, gardent un sang-froid à toute épreuve, car, ils voient dans la situation une occasion de porter plus haut leurs revendications politiques. Stratégie, quand tu nous tiens… Il est tentant de profiter de ces instants dramatiques et fortement émotionnels pour, au-delà de légiférer sur des sujets qui touchent bien entendu les évènements qui

ont eu lieu afin de mettre en place les règles et lois qui vont éviter que de tels actes ne se reproduisent, essayer de réduire les droits fondamentaux des individus ainsi que les libertés d’expression qui sont l’essence même d’une société développée. Ils arriveront à nous faire accepter l’idée de réduire les moyens d’expression de la population en nous faisant croire que nous n’avons aucun besoin de nous exprimer puisque nous sommes protégés et vivons donc dans un monde parfait où il n’y a rien à redire. Une loi ne devrait jamais être votée sous l’émotion, au contraire, elle doit faire l’objet d’une étude et analyse faite en toute sérénité afin d’en encadrer toutes les facettes et toutes les applications. Il faut savoir que, pour les gouvernements, la seule menace qui est susceptible de les faire vaciller reste les grands mouvements de masse de la population qui refusent les mesures proposées et certaines orientations qui leurs apparaissent trop pénibles. A ce titre, les syndicats restent parmi les seuls à pouvoir mobiliser une ”masse critique” de citoyens en tant que contre-pouvoir et de ce fait influer sur des décisions qui iraient à l’encontre des intérêts de la collectivité. Intégrer, dans les modalités et les critères qui sont cachés dans ces textes de loi interminables, des termes destinés à faire basculer dans l’illégalité les moyens de mobilisations des syndicats comme les rassemblements sans la permission des autorités, les grèves ou les actions

de manifestation spontanées, apparait comme une occasion à ne pas rater pour le gouvernement afin de s’assurer une tranquillité future et permettre la poursuite d’une législature sans inconvénients. L’idée est de faire en sorte qu’une manifestation de militants syndicaux ou une action de blocage d’une artère urbaine soient perçues comme autant de menaces pour l’Etat et, de ce fait, soient réprimées par la force si nécessaire. Ce que l’on oublie, c’est que les militants syndicaux sont des citoyens comme les autres et sont loin d’être des terroristes assoiffés de sang. Au contraire d’être une menace pour l’Etat, ils sont les seuls et vrais défenseurs de cet Etat et de ses valeurs que certains voudraient abolir sur l’autel d’un libéralisme effréné qui n’a jamais amené la moindre avancée sociale dans nos pays. Il fut un temps ou des personnes qui descendaient dans la rue pour contrer une pensée unique destructrice et y opposer une résistance toute citoyenne étaient considérées comme des héros ! Que se passerait-il si les syndicats n’avaient plus la possibilité de mobiliser en masse ? – Se lever de manière individuelle contre une machine étatique sera une menace pour l’État : illégal ! – Se rassembler avec d’autres pour contester sera une menace pour l’Etat : illégal ! – Remettre en cause la politique étrangère du gouvernement sera une menace pour l’Etat : illégal !

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Les syndicats ne sont que l’émanation de la population et vouloir museler cette population en l’empêchant de se signaler va, de facto, faire régresser l’intérêt général et le bien-être de tous. Mais force est de constater que ces notions ne sont pas la préoccupation de tout le monde ! L’histoire nous apprend que, dans les pays ou les syndicats sont présents et où ils peuvent influer sur les débats, ces pays arrivent à une meilleure qualité de vie et à un meilleur sentiment de sécurité qui est bénéfique pour la société. Au contraire, là où les revendications des forces vives sont ignorées ou empêchées, il en ressort un appauvrissement collectif. Aujourd’hui, des plans de dé-radicalisation sont mis en place et quand on se penche pour voir de quoi se composent ces réponses sociétales, on se rend compte qu’il s’agit uniquement d’une débauche de moyens policiers et de forces d’inter-

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vention, sans aucun investissement dans le tissu social, le seul capable de générer un bien vivre. Cela aura l’effet contraire que celui escompté en instaurant un climat d’Etat policier, une certaine méfiance et un malaise permanent. Dans certains pays, la cellule de dé-radicalisation existante s’occupe non seulement des djihadistes islamistes et autres, d’activistes d’extrême droite mais aussi de militants d’extrême gauche… Cherchez l’erreur ! Vouloir trop de social et mettre l’individu au centre des préoccupations relèveraient apparemment du terrorisme. Afin d’éviter des dérives dictées par l’émotion, il est primordial, dans ces moments de crise et d’insécurité, d’être présents et attentifs aux décisions prises par nos gouvernements afin de tirer la sonnette d’alarme quand ils iront trop loin. Pour ne pas se retrouver submergés par des lois

dont nous n’avons pas cerné toutes les nuances et les modalités car nous étions sous l’effet de l’émotion, exercer son droit de regard et de jugement reste la seule réponse. La peur est mauvaise conseillère, c’est bien connu. Il importe, pour finir, de rappeler que des lois sont avant tout des projets de société et qu’elles doivent faire l’objet d’un cheminement dans les mentalités, d’une analyse technique et détaillée, d’un débat contradictoire dans les instances. Ce n’est qu’à l’issue d’un tel processus qu’elles pourront devenir des mesures acceptées par tous.

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LIVRE EXAMEN Par Sophie LEONARD Bruxelles Laïque Echos

NOTRE MAL

VIENT DE PLUS LOIN Penser les tueries du 13 novembre ALAIN BADIOU, ÉDITIONS FAYARD, JANVIER 2016, 63 P.

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enser l’impensable pour sortir du cercle sans fin des atrocités meurtrières, telle est la visée du dernier essai1 d’Alain Badiou qui tente d’aller à contre-courant d’une pensée va-t’en guerre opposant barbares et civilisés. Tout en reconnaissant la légitimité de l’affect et du traumatisme provoqués par ce qu’il nomme les “meurtres de masse” du 13 novembre, Alain Badiou rappelle en préalable de son analyse les principaux risques d’une domination émotionnelle sans partage : le fait “d’autoriser l’Etat à prendre des mesures inutiles et inacceptables”, celui de renforcer les pulsions identitaires et les logiques vengeresses et, enfin, le risque de créer, dans un effet démesuré, ce qui est attendu des meurtriers, c’est-à-dire une “sorte de sujet obscur” où n’aurait plus de place la raison, à fortiori la raison politique. Contre cette défaite de la pensée, le philosophe nous invite à “traiter ce meurtre de masse comme un des nombreux symptômes actuels d’une maladie grave du monde contemporain”. A contre-courant d’une vision où le monde serait divisé entre barbares et civilisés, et tout en rappelant qu’en termes d’atrocités l’Occident a fait et continue de commettre sa part, Alain Badiou nous propose d’élargir la focale au système structurel qui triomphe aujourd’hui sur notre planète, à savoir un capitalisme mondialisé, qui a laissé des Etats affaiblis et où sont apparues de nouvelles “pratiques impériales”. Même si l’on peut avoir du mal à accrocher avec la nostalgie communiste qui

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transparaît au fil des pages, il ne reste que la démonstration d’Alain Badiou ouvre des pistes de réflexion qui méritent à tout le moins d’être examinées. En analysant les effets de ce capitalisme mondialisé sur les populations qu’il catégorise en termes de classes et de répartition des richesses2, Alain Badiou met le focus sur la subjectivité de deux groupes : d’une part, la classe moyenne, – les 40% de la population qui se partagent 14% des ressources mondiales –, et d’autre part, la grande masse des démunis et de ceux qui ne comptent pour rien. Outre son arrogance historique, la classe moyenne, largement occidentale, actuellement précarisée et menacée de paupérisation, serait aujourd’hui largement caractérisée par la peur, celle d’“’être renvoyée, identifiée, à l’immense masse des démunis”. Et derrière le discours sur les valeurs et la défense du mode de vie occidental, tout “l’art des gouvernements démocratiques”, acteurs de plus en plus impuissants du capitalisme mondialisé, consisterait dès lors à “diriger cette peur qui anime leur base idéologique et électorale, non pas contre eux, mais contre tels ou tels représentants de la masse démunie (…) : les ouvriers de provenance étrangère, leurs enfants, les réfugiés, les habitants des sombres cités, les musulmans fanatiques.”

pas le contenu réel de la chose”, “une islamisation terminale plutôt qu’inaugurale” et de rappeler que “les religions, comme d’autres idéologies, y compris hélas révolutionnaires, ont toujours pu se combiner avec les pratiques mafieuses”. Pour Badiou, la subjectivité nihiliste qui alimente le fascisme contemporain est avant tout le revers d’un désir d’Occident frustré, elle est interne à la structure du capitalisme mondialisé, système prédateur et destructeur qui laisse la moitié de l’humanité sur le côté. Et d’insister sur le fait que c’est l’absence d’un nouvel horizon politique émancipateur qui nourrit le fascisme contemporain et le gangstérisme criminel à l’œuvre. Mais sur la manière de recréer ce nouvel horizon, Badiou, au contraire d’autres penseurs de sa génération, comme Edgar Morin pour ne citer que lui, nous laisse certainement sur notre faim. Transcription d’une conférence donnée au théâtre de la Commune d’Aubervilliers le 23 novembre 2015. 1% de la population mondiale possède 46% des ressources disponibles, 10% possèdent 86% des ressources disponibles, 50% ne possèdent rien.

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L’islam… On y vient. Ou plutôt Badiou refuse d’y venir, considérant que la religion n’est pas une grille de lecture pertinente pour comprendre le nihilisme mortifère à l’origine des meurtres de masse du 15 novembre, le philosophe n’y voyant qu’un “vêtement”, “une forme de subjectivation,

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Par John PITSEYS

Centre de recherche et d’information sociopolitique (CRISP)

L’émocratie n’existe pas ! Ou l’OCAM et la com’… Les émotions sont une part importante de la vie publique. Elles peuvent aussi en accompagner les dérives. Ce qu’on appelle ici l’émocratie désignerait une manière de faire de la politique guidée par la volonté de manipuler les émotions de l’opinion publique, ou au contraire de s’y adapter à des fins stratégiques. Ainsi que l’indique sa racine étymologique, s’agit-il forcément d’une nouvelle forme de gouvernement ? Ou d’un risque naturel, inhérent à toute communication collective, dont il ne faut ni s’étonner ni se désespérer ?

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renons un exemple récent. Les mesures prises suite aux attentats de Paris du 13 novembre 2015 ont suscité diverses questions quant à la communication du gouvernement fédéral belge et de l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (OCAM) : l’alerte était-elle justifiée ? Les mesures prises n’ont-elles pas contribué à créer un climat anxiogène, peu propice à un débat serein sur les causes des attentats et les moyens d’y faire face ? Ces questions sont d’autant plus dérangeantes que l’OCAM, organe indépendant réglé par la loi, pourrait avoir un intérêt propre à influencer le débat afin de justifier ses fonctions. Le gouvernement fédéral, ou du moins certains de ses membres, pourrait quant à lui trouver un intérêt politique à alimenter le terrain sécuritaire, et il dispose à ces fins d’un certain nombre d’outils (accès aux médias, usage de la puissance publique…). Bien qu’ils ne puissent être écartés, ces facteurs ne sont peut-être pas déterminants. Sans se montrer naïf sur les intérêts politiques en jeu, on doit constater que le basculement dans l’irrationnel de certains éléments du débat sécuritaire ne découle pas forcément d’un plan machiavélique de manipulation ou de récupération politique : il se nourrit très bien lui-même. Si l’émocratie peut présenter une dimension idéologique ou stratégique, la distorsion des émotions politiques est également due à une tension mise en évidence depuis longtemps déjà en théorie de la communication politique.

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Clarté et complexité de l’information Quelle est cette tension ? Dans une communauté démocratique, la décision politique doit être justifiée de manière à la fois objectivable et compréhensible. Les énoncés explicatifs, comme les plans scientifiques ou les données statistiques, doivent être à la fois clairs et correctement rendus. Visant quant à eux à exposer les raisons d’une décision, les énoncés justificatifs doivent à la fois être compris par tous et rendre compte de l’entièreté de l’argument1. Dans les deux cas, la communication publique doit donc opérer de constants compromis entre l’accessibilité de l’énoncé, d’une part, et sa sophistication, de l’autre. Imaginons ainsi que les acteurs impliqués dans la mise en œuvre des décisions sécuritaires rendent publique l’information pertinente de manière aussi exhaustive et détaillée que possible : la publication de cette information rendrait-elle pour autant les tenants et aboutissants de ces décisions plus accessibles ? Il est permis d’en douter. Tout d’abord, la profusion et la complexité de l’information peuvent compliquer sa compréhension et son interprétation. Les acteurs en quête d’information ne peuvent accéder à celle-ci que s’ils sont déjà conscients de son existence, de sa teneur et du lieu où elle se trouve. Ce faisant, l’apparente neutralité de l’information peut paradoxalement renforcer son opacité aux yeux des citoyens : elle submerge ceux-ci sous une masse de données indistinctes, au point que sa mise à disposition peut

même servir à noyer l’information que l’autorité publique ne souhaite pas divulguer2. Dans ce cadre, les citoyens ne disposent bien sûr pas tous des mêmes ressources pour comprendre l’information. Si celle-ci ne fait pas l’objet d’un travail d’explication, la technicité de l’information décourage la volonté de comprendre. Elle nourrit même les situations d’inégalité entre les acteurs, la publicité tendant à favoriser l’action de ceux qui sont mieux placés pour influencer effectivement le processus de décision3 : les demandes d’accès aux documents officiels proviennent en grande partie des acteurs les plus formés, et les mieux organisés de la société civile, à savoir les entreprises, cabinets d’avocats ou organisations non gouvernementales. De plus, la transparence “brute” peut en réalité favoriser certains biais. Ainsi, des études menées par des psychologues et sociologues ont montré que même en présence d’informations claires et objectives, les individus sont sujets à des distorsions cognitives les menant à privilégier certaines informations plutôt que d’autres, et à produire des décisions différentes de celles qui correspondent davantage à leurs préférences réelles4. Comme le montre Timothy Wilson, la publication de l’ensemble des facteurs d’une décision tend à valoriser les informations dont la compréhension semble la plus accessible ou dont l’importance apparaît particulièrement saillante5. Les acteurs accordent une importance disproportionnée aux éléments de décision les plus frappants, au détriment d’autres éléments qu’il auraient sinon eu tendance à privilégier : ainsi accorderont-ils plus d’attention à des informations relatives à des risques

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importants et sur lesquels ils ont l’impression d’avoir peu de contrôle (accidents chimiques ou catastrophes aériennes, par exemple), qu’à des informations relatives à des risques sur lesquels ils ont l’impression d’avoir une plus grande maîtrise (comme fumer ou conduire à grande vitesse)6 ; de même, ils tendront à écarter des informations lorsqu’elles comprennent des réactions émotives extrêmes ou des conséquences très négatives7 ; ou encore, ils accorderont davantage d’importance à une perte d’intérêt donnée qu’à un gain de la même importance, et cela quelle que soit l’échelle du gain ou de la perte8.

Vouloir manipuler est-il nécessaire ? À cet égard, il est bien sûr possible pour l’autorité publique de manipuler les biais cognitifs et décisionnels des acteurs en divulguant une information, certes objective, mais qui survalorise d’elle-même certains éléments plutôt que d’autres. Mais à vrai dire, le plus objectif des rapports de l’OCAM influence déjà en soi les conditions de réception et d’interprétation de l’information. Ainsi, le rapport menant à recommander le relèvement du niveau d’alerte met de lui-même l’accent sur les caractéristiques évoquées plus haut : il insiste sur des éléments à l’importance saillante (un attentat), faisant peser un risque important, sur lequel le citoyen a une maîtrise assez faible… Ces réactions peuvent aller dans des directions multiples. Elles peuvent mener à un sentiment d’inquiétude un peu prostrée, à une fixation sur les éléments ou causes purement sécuritaires de la menace, mais aussi à des réflexes d’évitement et de négation du

danger – “cela ne peut tout de même pas nous arriver à nous ! Ce dimanche, je sors dans la rue Neuve !” Dans tous les cas, la transmission d’une information brute ne favorise pas forcément une réaction réfléchie. Enfin, le rêve d’une transparence “brute” de l’information est simplement illusoire. Quelle que soit la forme qu’elle prenne, la diffusion de l’information passe par des codes plus ou moins formels de langage. Il n’y a jamais de correspondance exacte entre la signification que l’autorité publique veut donner à l’information et la signification que le grand public lui donne. Les mots, les canaux de communication – memoranda, réunions publiques, messages électroniques, communications officielles – et le cadre conceptuel utilisés par l’OCAM colorent inévitablement son message : le mode d’interaction choisi affecte le contenu du message, ses insistances, l’accent posé sur son caractère factuel ou explicatif, explicatif ou normatif, personnel ou symbolique9. Dès lors, pourquoi ne pas tourner le dos au mirage d’une information pure et objective, et ne pas chercher plutôt à la rendre la plus facile d’accès, la plus compréhensible, la plus pertinente possible ? Le principe de publicité requerrait avant tout de produire une information accessible et utilisable. Dans ce cadre, la présentation d’une information politique transparente s’inscrit forcément dans une démarche d’interprétation, mais aussi de sélection du message. Le décodage de l’information est en même temps un codage : déplier et exposer un fait ou un argument revient toujours à le présenter en fonction

d’un certain point de vue et à l’aide de formes de langage déterminées. Or l’information politique est souvent produite par les divers détenteurs de la puissance publique, à savoir les institutions et acteurs que l’accès à cette information doit précisément permettre de contrôler. Dès lors, la communication du message laisse inévitablement planer la suspicion : ne vise-t-elle pas à manipuler l’opinion publique, ou du moins à présenter une version arrangeante de la réalité ? Le fait que l’information soit issue de l’autorité publique ne lève pas les doutes sur son objectivité, au contraire. En outre, l’émetteur de l’information est souvent lui-même incapable de percevoir pleinement les causes de son action. Comme le montrent certaines expériences, cet émetteur ne parvient généralement pas à mettre à plat l’ensemble des motifs qui le poussent à agir10. Il ne parvient pas davantage à identifier les circonstances extérieures – contraintes de temps ou conditions pratiques de l’interaction – influençant ces motifs. Enfin, il éprouve des difficultés à faire la différence entre ses motifs, ces circonstances extérieures, et les raisons qu’il donne de son action. De manière générale, tant l’émission que la réception du message sont influencées par le contexte dans lequel elles prennent place, ainsi que par les opinions, perceptions et préjugés du récepteur. L’information est donc illisible sans décodage mais le décodage transforme l’information d’origine. En ce sens, même la transparence – ou du moins son apparence – peut devenir une arme de manipulation politique. La communication de l’OCAM et du gouvernement n’a donc pas besoin d’être

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manipulatoire pour contribuer à un climat anxiogène. Davantage même que le secret total, le maintien d’un secret partiel tend à favoriser la défiance du citoyen. La diffusion d’une information complexe tend quant à elle à susciter un sentiment d’impuissance. Et la mise en scène d’un danger saillant favorise pour sa part des réflexes mêlés – et parfois contradictoires – de peur, d’évitement et de résignation. Bref, à l’insu même de leur émetteur, les stratégies de diffusion de l’information produisent presque inévitablement des effets politiques. Cela signifie-t-il que nous sommes condamnés à réagir comme des poulets

sans tête aux évènements politiques, ou à déléguer l’exercice des responsabilités à des représentants plus experts ou plus rationnels ? Non, au contraire. S’il n’y a pas de délibération démocratique utile sans information publique, il n’y a pas d’information publique utile sans qu’elle soit traitée et discutée de manière contradictoire et collective. Cette exigence nécessite avant tout des lieux de discussion et de responsabilité publique communs aux différentes communautés linguistiques et culturelles du pays, une médiation vivace de la société civile, une presse et des médias de masse de qualité et disposant des moyens d’exercer leur fonction de contre-pouvoir.

L’émocratie n’est pas le signe de la bêtise des citoyens ou de la veulerie des représentants politiques. Elle n’est ni une pathologie inévitable de la démocratie ni un mode de gouvernement à part entière, mais plutôt le symptôme d’un dysfonctionnement des institutions organisant et libérant à la fois la délibération publique.

C. Bertran, “Political Justification, Theoretical Complexity and Democratic Community”, Ethics, vol. 10, 1997, p. 566-568. M. Pasquier, J.-P. Villeneuve, “Transparence et accès à l’information : typologie des comportements organisationnels des administrations publiques visant à limiter l’accès à l’information”, working paper de l’IDHEAP n° 2, 2005, p. 23-24. 3 J. Elster, “Deliberation and Constitution Making”, in J. Elster (éd.), Deliberative Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 116-117. 4 J. March, H.A. Simon, Organizations, New York, Wiley, 1958. 5 T. Wilson, Strangers to Ourselves : Discovering the Adaptative Unconscious, Cambridge, Harvard University Press, 2002. 6 B. Fischoff, “Heuristics and Biases in Application”, in T. GILOVITCH, D. GRIFFIN, D. KAHNEMAN (éd.), The Psychology of Judgement : Heuristics and Biases, Cambridge, Cambridge University Press, 2002. 7 Y. Rottenstreich, C. Hsee, “Money, Kisses and Electric Shocks: On the Affective Psychology of Risks”, Psycholigical Science, vol. 3, n° 12, 2001, p. 185-188 ; C. Hsee, R. Hastie, “Decision and experience: Why don’t we choose what makes us happy?”, Trends in Cognitive Sciences, vol. 1, n° 10, 2006, p. 31-37. 8 A. Tversky, D. Kahnemann, “Loss Aversion in Riskless Choice: A Reference-Dependent Model”, The Quarterly Journal of Economics, n° 106, 1991, p. 1039-1061.d 9 1H. Innis, The Bias of Communication, Toronto, University of Toronto Press, 1991. 10 R.C. Nisbett, T.D. Wilson, “Telling more than we know: Verbal reports on mental process”, Psychological Review, vol. 3, n° 84, 1977, p. 231-259 ; R. McCoun, “Psychological Constraints on Transparency in Legal and Government Decision Making”, Swiss Political Science Review, vol. 12, n° 3, 2006, p. 123-133. 1 2

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Par Citizen X

Enjeux et pratiques de la émotionnelle Faire dissidence, se séparer, choisir un autre chemin à travers les maquis émotionnels, faire sécession d’avec les émotions dominantes et majoritaires : la dissidence émotionnelle est une dissidence intérieure, une retraite vers les hautes vallées. Vous avancez dans le brouillard des émotions collectives, comme à travers des nappes de gaz toxique. Vous traversez les imaginaires pollués, mais vous ne ressentez pas l’intoxication psychique qui stagne sur les villes, vous êtes vigilants, vous êtes immunisés, plus ou moins. Vous n’éprouvez pas les indignations sélectives et programmées, ni les enthousiasmes majoritaires qui occupent les territoires de votre existence. Vous persistez à choisir vousmêmes vos amis et vos ennemis. Vous tenez bon, vous évitez la contamination de la peur, du mépris et de la haine. Vous attendez l’aube. Vous avez pris vos responsabilités et fait vos propres choix. Vous avez choisi la dissidence, par fidélité à votre intelligence et à votre désir de beauté et de justice. Hommage à vous ! Hommage à nous, à nos amis, à nos réseaux, à nos troupes dispersées ! Hommage aussi à nos familles, à nos sanctuaires, à nos communautés résilientes ! Nous traverserons la nuit du monde comme nous l’avons fait depuis toujours, sur un chemin qui a du cœur. 35 E C H OS

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ais sans cesse plus nombreux sont les dispositifs déployés autour de nous, dans le monde extérieur, afin de manipuler nos imaginaires et nos sensibilités, nos émotions et notre représentation globale de la “réalité”. Le contrôle émotionnel des populations est plus profond, plus viscéral et donc plus efficace qu’un simple contrôle idéologique. Les idées en effet peuvent n’être que des idées, des abstractions identifiables que l’on peut déconstruire. Mais, par besoin de cohérence subjective et comme “naturellement”, les populations adoptent progressivement les répertoires d’idées et de croyances qui valident et justifient les émotions qu’elles éprouvent. Seules résistent, dans une prudente semi-clandestinité, les minorités de dissidents émotionnels, partisans dissimulant leurs sentiments et transgressant les systèmes. Le formatage des émotions est le ciment de la construction sociale de la réalité. C’est donc leur affranchissement émotionnel qui permet aux dissidents de ne pas s’identifier à cette “réalité” dont ils ne savent que trop bien qu’elle est une vaste prison, une zone occupée dans laquelle ils ont appris à survivre. Voler sous les radars, au raz du quotidien, contourner les check-points, éviter les multiples pièges, pratiquer le paradoxe, maintenir ouverts les passages : ce sont autant de pratiques des dissidents. En vérité ce sont des savoirs-être. La programmation émotionnelle s’inscrit dans le système nerveux, le corps exprime alors des émotions programmées culturellement. Cette programmation pro-

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duit une normativité profonde, des goûts et des dégoûts, des indignations partagées, des engouements, des modes, des “coups de cœur”, des sympathies et des enthousiasmes collectifs, autant d’émotions qui nous rendent “normaux” selon la programmation de nos appartenances socio-culturelles. La programmation émotionnelle est donc sous-jacente aux conditionnements idéologiques, elle leur sert de fondations. Nous pouvons dire qu’un conditionnement idéologique est réussi lorsqu’il est bien implanté dans la dimension émotionnelle. L’aboutissement de ce type de programmation est son inscription très profonde, directement dans le fonctionnement métabolique. Dès lors la programmation induira des expériences émotionnelles éprouvées physiquement, dans et par le corps, ressenties comme une “nature” par ceux qui les éprouvent. Attractions et répulsions, révoltes et nausées, distribution des haines viscérales et des tendresses indulgentes constituent des structures identitaires qui garantissent les appartenances à des groupes qui ont reçu les mêmes programmations. C’est aujourd’hui un des enjeux principaux des politiques de programmation et de standardisation mondialisées des subjectivités humaines. Les significations socialement partagées flottent comme des nénuphars à la surface des bassins émotionnels, elles reposent sur l’état émotionnel des populations. Ce sont ces configurations affectives qui donnent une évidence et une légitimité aux significations. Ou bien les leur retirent : lorsqu’une signification n’est plus soutenue, étayée par la dimension émotionnelle, elle devient caduque,

elle perd de sa réalité, de sa signifiance. Jusqu’à ne plus rien signifier du tout. La dignité des êtres humains, celle de l’humanité en nous, par exemple : lorsque leurs bourreaux les humilient et les déshumanisent, l’humanité des victimes n’a plus de signification. Les victimes sont réduites à des nuisances qu’il faut éliminer, des nuisances avec lesquelles il n’y a plus d’émotions humaines partagées. Mais réciproquement, comment pourrions-nous reconnaître une humanité et éprouver de la compassion envers ceux qui nous traitent sans humanité, ceux qui sont habitués à ce que nous soyons humiliés, discriminés, enfermés ou massacrés, ceux qui profitent de la destruction de notre monde humain ? En niant et en détruisant notre humanité, ils renoncent à la leur et nous mettent en situation de légitime défense. Pourtant nous ne voulons pas devenir comme eux. Nous parlons ici de l’âme, de la subjectivité, de ce qui est vivant et agit derrière les façades sociales et les institutions, de ce qui éprouve et ressent. Non pas les tourments névrotiques individuels liés à la frustration sexuelle, par exemple, et qui donnent du travail aux psychothérapeutes vers lesquels affluent de malheureuses créatures angoissées par l’échec éventuel de leur vie. Nous parlons de la dimension collective cachée, de l’intériorité de la culture, du lieu de conscience intime de la résistance politique (ou de la capitulation) devant les formatages de la peur, de la haine ou du narcissisme consumériste. Nous constatons autour de nous une sorte de “retour du refoulé” dans les mondes culturels européens. Longtemps refoulée

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par la mémoire du génocide des Juifs et manipulée par la normativité et l’hypocrite bienveillance des discours officiels, l’animosité envers les autres (les étrangers, les immigrés, les musulmans, les réfugiés), finit par prendre forme dans une sensibilité politique xénophobe et nationaliste. Retour du refoulé ethnocentrique et raciste : qui avait toujours été là, comme nombre de jeunes “allochtones”, tombés aux mains des forces de polices “démocratiques”, en savent quelque chose. Il était là, mais plus ou moins caché, minimisé, invisible aux yeux de ceux qui n’en étaient pas les cibles. Maintenant il relève la tête, ce refoulé de la bêtise et de la haine, cet orgueil qui veut se prendre pour une nouvelle fierté. Maintenant il va pouvoir s’exprimer librement et prendre enfin sa revanche, il osera dénoncer le “politiquement correct”, le “multiculturalisme”, les “traîtres à l’Europe”. Outre une crise sociale majeure et une politique de démantèlement généralisé des acquis sociaux, il aura fallu, pour inaugurer ce retour de la haine, qu’Anders Breivik réveille les vieux démons engourdis de l’Europe, en leur sacrifiant, sur une île près d’Oslo, septante neuf vies humaines. Il en fut de même lorsqu’en 1995 Yitzhak Rabin fut assassiné par le fanatique Yigal Amir, ouvrant la voie au national-racisme décomplexé qui depuis détermine la politique de l’Etat Juif.

De manière générale, hors certains spécialistes, nous ne prenons pas assez au sérieux la puissance de la dimension symbolique, laquelle constitue en quelque sorte la salle des commandes de la manipulation et du contrôle politique (ou commercial) des émotions. Par contraste, les tueurs du Bataclan, et la communication de Daech de manière générale, surinvestissent systématiquement la dimension symbolique, jusqu’à en faire une boue ignoble. La peur engendrée par les démons est une modalité basique de la manipulation émotionnelle. Les démons se nourrissent du sang des victimes qui leur sont sacrifiées. Ils sortent de leur torpeur et grandissent, ils deviennent puissants et redoutables, ils réclament toujours plus de sang et de victimes. Ils finissent ainsi par entraîner le monde des humains dans une spirale chaotique de catastrophes et de destructions. Au nom de leur sécurité, les citoyens sont dépouillés de leurs droits acquis et de leurs libertés fondamentales.

Le sacrifice humain produit de très puissantes décharges émotionnelles, c’est un procédé de manipulation des émotions très archaïque, mais qui pénètre les territoires symboliques les plus profonds afin d’agir sur les forces psychiques fondamentales.

La modernité a fait semblant de croire que ces puissances anciennes étaient révolues, détrônées par le règne de la Raison, scientifique, économique ou technicienne. Alors que ces puissances nous sont constitutives anthropologiquement. Nous devons au contraire apprendre à

De vastes gisements de peur et d’agressivité subsistent dans les groupes humains à l’état latent, comme des potentialités que la magie adéquate pourra mobiliser afin de les jeter dans la guerre. On ne joue pas impunément avec la dimension symbolique. Au grand n’importe quoi finit par répondre la terreur. Et la terreur renforce la domination.

les connaître, avec respect et prudence, afin d’avoir une emprise sur elles. Mieux qu’on ne le fait pour l’énergie atomique, qui fait fonctionner l’électro-ménager à partir de ses cuves fissurées. Si nous nous contentons de déclarer obsolètes les puissances symboliques et de les refouler en tant qu’archaïsmes, alors elles se répandent inconsciemment dans les subjectivités. Manipulées par les publicitaires et d’autres apprentis-sorciers du nihilisme, ce sont elles bientôt qui nous manipulent collectivement, de l’intérieur. Avant de sortir au grand jour et d’entraîner les peuples dans les délires et les cauchemars collectifs. C’est ici que le choix de la dissidence émotionnelle prend toute son importance. C’est ce choix radical, avec les pratiques de résistance qu’il implique, qui nous permet en effet de résister, et de tenir position lorsque les forces ténébreuses se répandent dans le corps social et tentent de nous saisir par les sentiments, par le besoin de sécurité, d’appartenance ou de reconnaissance sociale, par la crainte d’être isolés, marginalisés ou exclus. Ken O’Keefe est un soldat américain dissident, un compagnon et un frère d’armes pour d’autres dissidents de l’Amérique et de l’Occident, tels Assange, Mannings, Citizen Four (Snowden) et bien d’autres inconnus. Nous pouvons écouter et regarder le témoignage de Ken O’Keefe sur l’Internet. Ken a pris ses responsabilités et choisi de dénoncer l’injustice dans ce qui était jusqu’alors son propre camp. Il a rejoint nos rangs à présent, comme certains anciens de Tsahal, et il témoigne de ce qu’il a vu en Irak. Comment il a vu grandir chez les soldats américains, la haine et le mépris raciste envers la population

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irakienne. Ces jeunes soldats sont issus des milieux populaires et peu éduqués, leur “boulot” consistait à occuper le pays, à imposer par la force leur domination aux Irakiens. Leur position émotionnelle d’occupants les conduisait “naturellement” à éprouver du mépris et à déshumaniser la population. C’est le même phénomène qui a été constaté chez les soldats de Tsahal vis à vis des Palestiniens, parmi bien d’autres exemples. Dans de tels contextes, la haine et le mépris sont évidemment réciproques, la peur mutuelle est leur berceau. Ce qui a consterné Ken O’Keefe, c’est de voir comment ses collègues, les soldats américains, en venaient facilement à considérer l’ensemble de la population, hommes, femmes, enfants,

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vieillards, familles entières, comme une espèce méprisable, sous humaine, que l’on pouvait tuer ou torturer sans état d’âme, ainsi que l’ont révélé les documents sur la prison d’Abu Ghraïb. Contrairement à ce que romantisme et psychologisme nombriliste ont répandu comme croyance en Occident, les émotions ne sont pas nécessairement la source de l’authenticité. Elles sont le plus souvent, au contraire, des modalités d’aliénation. Ce que nous ressentons, et les émotions collectives en particulier, sont une production secondaire qui nécessite une grande vigilance critique. Il faut pour cela que nous soyons présents dans la dimension émotionnelle de nos subjecti-

vités, que nous développions ensemble notre propre culture des émotions. Nous ne sommes pas seulement le résultat de diverses formes de conditionnement et de manipulation culturelle de notre affectivité. C’est parce que nous sommes fidèles au Libre Esprit qui vit en nous et qui ouvre des brèches critiques dans la mise en scène carcérale du monde. Pour nous évader de l’hypnose des écrans et maintenir ouvert notre propre regard, nous assumons le chemin de la dissidence émotionnelle, nous nous retirons vers les sources secrètes, les grottes primordiales et les repaires inexpugnables. Et nous écoutons la musique qui vient du cœur des étoiles.

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Par Cedric TOLLEY Bruxelles Laïque Echos

UNE AUTRE

CRITIQUE DE LA RAISON PURE

Dans ce numéro de Bruxelles Laïque Echos, nous commentons et argumentons notamment l’idée selon laquelle la gouvernance par l’émotion et l’activation des émotions du peuple, par une activité politique et médiatique autour de faits-divers et d’événements qui peuvent être générateurs de traumatisme, sont critiquables en ceci qu’elles amènent à prendre des décisions pour toutes et tous qui ne sont pas suffisamment fondées sur la réflexion, l’analyse et la raison. Nous critiquons le caractère anxiogène de cette pratique politico-médiatique et le caractère inapproprié des dispositions, notamment légales, qu’elle rend possible. Le présent article entend descendre d’un étage, pour repartir des émotions, leur accorder l’inévitable humanité dont elles relèvent et envisager d’autres manières de les considérer et de s’appuyer sur elles. Et ceci au départ d’un élément de l’étude menée par le sociologue Robert Linhart lorsqu’il était établi à l’usine Citroën de Choisy (Paris) et dont il rend compte dans son ouvrage : L’établi, Éditions de Minuit, 1978. 39 E C H OS

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obert Linhart est un intellectuel, un militant maoïste, qui décide, dans la foulée des révoltes de 1968, d’aller “s’établir” dans la classe ouvrière en se faisant embaucher comme ouvrier spécialisé chez Citroën. La volonté des établis est de rompre avec leurs présupposés de la bourgeoisie et de diffuser des idées et pratiques révolutionnaires dans la classe ouvrière. Le témoignage qu’il rapporte dans son ouvrage montre à quel point la première de ces volontés a été rencontrée et la seconde beaucoup moins. Extrait :

“Devant le petit texte imprimé de la note, un attroupement se forme, à la pause. Murmures. Certains se font traduire. De l’étonnement, du désarroi. “Encore !” disent les visages et les gestes. “A compter du lundi 17 février 1969, l’horaire de travail sera porté à dix heures, la fin de la journée étant fixée à 17h45. L’embauche reste fixée à 7h et la durée du repas de midi à 45 minutes. La moitié des 45 minutes de travail supplémentaire par jour sera retenue à titre de remboursement des avances consenties au personnel aux mois de mai et juin 1968. On lit et relit comme s’il y avait une clause secrète. Ce n’est pourtant pas difficile à comprendre. Ils ont décidé que nous travaillerions à nouveau dix heures par jour, parce que ça les arrange, et que là-dessus nous fournirions vingt minutes de travail officiellement gratuit : toujours ça de pris en plus du reste !

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Et si ça ne vous plaît pas : la porte. […] Maintenant, rédiger le texte. Pourquoi nous refusons la récupération. Les explications fusent. On peut parler de la fatigue des journées de dix heures. Ceux qui ont une heure de transport aller et une heure retour n’ont plus aucune vie en dehors de l’usine. La fatigue multiplie les accidents. Chaque changement d’horaire est l’occasion d’augmenter les cadences. Pourquoi ne pas en profiter pour rappeler les revendications particulières? La qualification des peintres, des soudeurs. Parler aussi des locaux insalubres. Et le racisme des chefs ? Et la rémunération des heures supplémentaires ? Holà ! Ce n’est plus un tract qu’on va rédiger, c’est un roman... Primo encore [Primo est un ouvrier sicilien] : “Ma c’est pas la peine de raconter toutes ces histoires. Si le patron veut nous faire travailler à nouveau dix heures avec vingt minutes gratuites, c’est pour nous humilier. Ils veulent montrer que les grandes grèves, c’est bien fini, et que Citroën fait ce qu’il veut. C’est une attaque contre notre dignité. Qu’est-ce qu’on est ? Des chiens ? “fais-ci, fais-ça, et ferme ta gueule !” Ça ne marche pas ! Nous allons leur montrer qu’ils ne peuvent pas nous traiter comme ça. C’est une question d’honneur. Ça tout le monde peut le comprendre, non ? Il n’y a qu’à dire ça, ça suffit !” Le contenu du tract est trouvé. Je rédige brièvement, sur le coin de la table, ce que Primo vient de dire d’un trait. Lecture. On change deux ou trois mots, version finale : tout le monde approuve. Le tract sera traduit en arabe, en espagnol, en portugais,

en yougoslave. J’ai l’idée, fugitive, que ces mots sonnent très fort dans toutes les langues : “insulte”, “fierté”, “honneur”...” (pp. 78-79, 89-90) L’intellectuel et militant établi entendait participer à l’agitation sociale, fort de son analyse des rapports de classes et de dominations, fort de son point de vue sur les intérêts objectifs de la classe ouvrière. Bref, dans une démarche hypothético-déductive ancrée dans une logique dialectique marxiste un peu éthérée. Tout au long de son témoignage, mais plus précisément dans l’extrait précité, Linhart donne à voir que cette approche semble inopérante. Primo, le travailleur sicilien, résume cette observation faite par le sociologue : le blabla théorique et les considérations terre-à-terre sur les cadences et les rémunérations ne touchent pas les cœurs, ils sont insuffisants. Les travailleurs sont humiliés, blessés dans leur dignité et c’est cette réalité-là qui suscitera qu’ils réagissent. Nous avons affaire ici, dans un autre registre, au phénomène mis au jour par Franck Lepage et ses acolytes qui réinventent les notions de savoirs froids et de savoirs chauds, qu’en matière d’éducation populaire, ils actualisent dans la pratique des conférences gesticulées. À propos des savoir froids, ils disent : “L’université publie d’excellentes analyses politiques, sociologiques, sur tous les sujets dont nous avons besoin… Boltanski et Bourdieu sur la culture du capitalisme, Castels sur le social, Eme et Wuhl sur l’insertion, Dubet sur l’école, Donzelot

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sur la Ville… comment se fait-il que ces savoirs ne servent à rien dans la mobilisation et l’action collective ?” Et des savoirs chauds : “Un récit personnel, des anecdotes autobiographiques, qui illustrent et rendent “véridiques” les analyses. Le pouvoir de l’anecdote est réel. [...] ce que j’ai compris moi-même. Mes réflexions.” et “savoirs “illégitimes”, savoirs populaires, savoirs politiques, savoirs de l’expérience… savoirs utiles pour de l’action collective…” Enfin, des conférences gesticulées : “On pourrait définir la conférence gesticulée comme la rencontre entre des savoirs chauds et des savoirs froids. Cela ne donne pas un savoir tiède, cela donne un orage !” Il ne s’agit donc pas de substituer la raison à l’émotion mais, au contraire, d’enraciner l’analyse et la construction politique dans l’expérience et l’émotion qui, comme le montre Linhart, sont elles-mêmes fondées dans l’identité et la dignité. Et c’est ici que l’éducation populaire, mais aussi les organisations syndicales et politiques, privées de mythe mobilisateur (l’avènement d’un monde meilleur), ne parviennent plus à rassembler le peuple autour de la cause de la défense des intérêts des travailleurs. Sans doute parce qu’elles négligent que le moteur de leur rassemblement et de leurs luttes des XIXe et XXe siècles, n’était pas seulement fondé dans l’appréhension d’intérêts de classe, mais aussi sur l’identité construite à partir d’une expérience sensible, intimement partagée à l’occasion du travail, dans la sueur, marquée dans les corps. Lorsque les patrons ou l’État s’en prenaient aux intérêts du peuple, ils bles-

saient, du même trait, la dignité et l’identité d’un corps social dans lequel les travailleurs se reconnaissaient. L’appareil politico-médiatique, qui n’a attendu ni Lepage ni Linhart pour s’approprier ces réalités, surfe constamment sur l’émotion et l’atteinte à l’identité pour motiver des soi-disant solutions qui, elles, font allégrement l’économie de toute analyse et de toute réflexion portée vers l’amélioration des conditions de vie et la réduction de la violence faite aux personnes. De Dutroux au renforcement des mesures privatives de liberté, d’un attentat à l’érection de lois liberticides et de mesures d’urgence, du “radicalisme” au dévoiement de l’éducation populaire vers des politiques “parentalistes”, du retard des trains à l’imposition du service minimum en temps de grève... “Je suis chemise” est une affaire politico-médiatique qui nous renseigne sur un aspect plus avancé encore de ce processus. Des travailleurs blessés, qui vivent une violence indicible face à la politique du personnel menée par la compagnie Air France (burn-out, dépressions, suicides, humiliations, renonciation aux droits sociaux, baisse des salaires...), devant le mutisme et le mépris de leurs directeurs, bousculent le DRH et s’en prennent à sa chemise. Déferlante médiatique, tollé général dans la classe politique et dirigeante, dénonciation d’un lynchage, comparaison à une lapidation, appel à la punition… mais peu de mots pour dire le désarroi de ces travailleurs que l’entreprise autant que l’État et les syndicats avaient laissés dans le néant économique, politique et professionnel. On lance la vague

émotionnelle qui lèche les consciences et rompt toute possibilité de solidarité à l’égard de ces travailleurs, alter ego pourtant de tous les autres.

Partir de ce qui “ne peut être que senti” Nous aurions cependant tort, dans la critique que nous faisons du procédé qui consiste à instrumentaliser les émotions de manière opportuniste, de simplement vouloir écarter les affects et la blessure, pour se centrer seulement sur la pure raison et l’analyse froide. Pour fonder la raison, non sur l’idée qu’elle se fait d’elle-même, mais sur l’expérience sensible dont tous ont à cœur d’être solidairement dépositaires, Linhart nous a montré qu’il y a lieu de procéder plus finement. Prendre collectivement soin de nos émotions, considérer une commune dignité et, sur ces bases, construire une réflexion sur des intérêts de classe qui transcendent les particularismes, et qui permettent que soient faits les choix politiques démocratiques qui en découlent. Des fractions du peuple, abandonnées dans cette entreprise par les appareils politiques, institutionnels, syndicaux et associatifs, trouvent alors des façons d’accéder à ces dispositions, des façons considérées comme inconvenantes au regard des principes démocratiques que nous défendons et voulons universels. Il en va ainsi de bien des volontés antisystèmes, dont les dernières actualités montrent les conséquences : replis identitaires en tous genres, racisme, fondamentalismes religieux etc.

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Et il y a des responsables de ce délitement social, des replis et de cette sorte d’incapacité à penser politiquement. Des entrepreneurs de morale œuvrant au triomphe d’une l’idéologie individualiste privée de la notion de solidarité, ont travaillé avec constance et opiniâtreté à la disparition de la notion de classes sociales. Et, partant, de la conscience et de l’identité de classe qu’elle permettait. Les conséquences sont actuellement cruellement visibles : des groupes d’intérêts peuvent avec une certaine facilité imposer les dispositions légales et politiques qui les intéressent en s’appuyant sur un passage immédiat de l’émotion populaire attisée et globalisée par le truchement médiatique, à la

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mise en œuvre de politiques qui sortent du champ du bien commun. Et ce, au mépris de la cohésion sociale que permettait la conscience d’une commune dignité. Pour finir, notons que parallèlement aux réflexions de Linhart, Gilles Deleuze a lui aussi contribuer à éclairer ces questions et nous invite à considérer que les émotions ne sont pas une entorse à la démarche rationnelle, elles en sont le socle et la matière vivante.

peut être Socrate, le temple ou le démon. Il peut être saisi sous des tonalités affectives diverses, admiration, amour, haine, douleur. Mais, dans son premier caractère et sous n’importe quelle tonalité, il ne peut être que senti.”1 Gilles Deleuze, Différence et répétition, 1968, Paris, PUF, p. 182

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“Il y a dans le monde quelque chose qui force à penser. Ce quelque chose est l’objet d’une rencontre fondamentale et non d’une récognition. Ce qui est rencontré, ce

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Interview de Bernard DEVOS Délégué général aux droits de l’enfant

par Juliette BÉGHIN Bruxelles Laïque Echos

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Pari peur désespérance contre la et la

Bernard Devos, en tant que Délégué général aux droits de l’enfant (DGDE), a pour mission générale de veiller à la sauvegarde des droits et des intérêts des enfants. A ce titre, il est particulièrement sollicité lors de périodes troublées comme ce fut le cas à la suite des attentats de novembre et des mesures prises par notre gouvernement. Il occupe également une position centrale pour nous transmettre ses constats et analyses quant à l’impact de l’état d’urgence sur les jeunes et quant aux enjeux plus larges qui découlent du climat de peur et de l’ambiance sécuritaire actuels notamment en ce qui concerne les enjeux liés au modèle démocratique.

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our le DGDE, de manière générale, le modèle démocratique actuel ne correspond plus aux attentes des jeunes qui visent une forme de démocratie beaucoup plus participative. Or, les situations d’urgence, rappelle-t-il “dérogent au principe même de la démocratie représentative. Donc, c’est évident que le principe de la participation dans la démocratie est gommé deux fois plus dans des situations d’urgence et de crise parce que là on ne demande même pas à la limite l’avis des parlementaires, au nom de l’intérêt public et sur base d’un mandat décisionnel donné au gouvernement. Donc c’est doublement difficile pour les jeunes parce que c’est contre les principes de la démocratie et c’est contre les principes d’une démocratie qui n’existe pas mais qu’ils espèrent”. De surcroit, il est indéniable que l’état d’urgence bafoue les droits essentiels. Or, fort de son expérience, le DGDE constate que les droits des enfants et des plus jeunes sont à la base très compliqués à revendiquer : “quand les droits de l’Homme sont respectés, ce n’est pas pour autant que les droits des enfants le sont. Quand les droits de l’Homme ne le sont pas, les droits de l’enfant ne le sont pas non plus. Les droits de l’enfant c’est une partie des droits de l’Homme. C’est une partie spécifique compliquée à faire valoir”.

De la stigmatisation à la désespérance Le climat sécuritaire actuel renforce la stigmatisation de certains jeunes et donc leur ségrégation avec des potentiels effets contreproductifs. La jeunesse reste consi-

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dérée comme un utile bouc émissaire. En témoigne, la mise en évidence systématique du fait que les auteurs des attentats sont des “jeunes” et de surcroit des “jeunes désœuvrés, des “fouteurs de merde”, qui vivent dans les quartiers populaires, qui n’ont jamais été à l’école ou très peu, qui ont commis des larcins, etc. On charge. Le problème c’est que, dans cette image-là, il y a pas mal de jeunes qui peuvent se reconnaitre. Le stigmate est tellement fort que la seule manière pour s’en sortir c’est de le revêtir”. Ce type de désignation stigmatisante a pourtant déjà été dénoncé lorsqu’il s’opérait et s’opère toujours à l’égard des jeunes issus de l’immigration. Ce sont les multiples identités qui sont compliquées : “quand tu es jeune – c’est déjà une identité réductrice compliquée à vivre, issu de l’immigration, que tu habites dans un quartier dit populaire, tu additionnes des identités réductrices. Or, si on fige les jeunes dans des identités réductrices qui se cumulent et qui sont toutes relativement “négatives”, on condamne les jeunes à revêtir ces différentes identités pour devenir des bombes humaines”. Pour Bernard Devos, la vraie question c’est la différence entre “désespoir” et “désespérance” : le désespoir c’est “je ne vois pas d’issue”, “je ne sais pas où aller” ; la désespérance c’est “j’ai tout essayé, j’ai interpellé tout le monde, j’ai tout fait et je suis toujours au même niveau”. “Ce sont des jeunes qui vont se battre pour avoir un boulot, une formation de qualité, pour essayer de faire reconnaitre qu’ils ne sont pas “que” musulman, pas “que” jeune, pas “qu’issu de l’immigration” et qui ne sont pas reconnus là-dedans”. Et c’est la désespérance qui accueille la radicalisation.

Les mesures sécuritaires actuelles ne font que renforcer l’apartheid qui est déjà très présent dans les grandes villes ou dans les villes de moyenne importance dans lesquelles il y a un multiculturalisme important : “on voit bien que c’est une sur-radicalisation qu’entraine ces mesures sécuritaires, plutôt qu’aller à l’encontre de la radicalisation et de permettre à des jeunes d’exprimer leurs difficultés, leurs mécontentements éventuels sous des formes différentes. Au contraire c’est une surenchère. Tout le monde le dit mais ça n’a pas l’air de percuter. Ce qui se passe aujourd’hui, ce n’est pas une radicalisation de l’Islam mais c’est bien clairement l’islamisation du radicalisme. Le radicalisme, il était là, il était latent. Il prenait d’autres formes mais il était là. Il est grossissant et les mesures sécuritaires, j’en suis persuadé, ne vont pas l’éliminer. Si bien que quand on a annoncé le premier train de mesures sécuritaires, j’ai demandé qu’on ait le courage d’investir à la même hauteur dans des politiques de prévention, de mises à l’emploi, de prises de parole pour les jeunes, etc. pour arriver à compenser puisque cela fait des dégâts terribles”.

Révolutionner la prévention A la question du rôle préventif du secteur institutionnel et associatif consacré aux jeunes, le DGDE salue les efforts d’une série d’acteurs de qualité qu’il compare toutefois “au mec qui est complètement paralysé et à qui on donne deux béquilles”. Beaucoup sont, semble-t-il, également contaminé par un certain désespoir, voir atteint par la désespérance. Les acteurs de terrain peuvent développer l’estime de soi, la confiance en soi des jeunes, mais

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ils ne peuvent pas la créer : “cela doit venir d’une aisance dans la vie qui est liée à ton milieu d’origine, aux opportunités de réussite sociale, à la qualité de ton enseignement, de ton environnement”. Or, pour reprendre le thème de l’école, elle est terriblement inégalitaire en Belgique. Cela s’illustre déjà simplement en comparant la gestion des événements selon les écoles : “en principe, la première responsabilité de l’école c’est de permettre aux élèves de déposer les émotions dans un cadre régulier et sécurisant. Cela vaut pour toute difficulté rencontrée par les élèves (exemple : harcèlement à l’école)”. En d’autres termes, “avant de débattre, il faut dialoguer”. Ce type de cadre ainsi que les offres de solidarités, d’engagements citoyens, de participation, etc. sont de moins en moins présentés à mesure qu’on descend dans “l’échelle de réussite scolaire (étant entendu que l’enseignement général est le top et puis le technique et professionnel). Dans les écoles d’enseignement général, on aura a cœur (suite à certains événements ou de manière générale dans les cours de moral ou de français) d’aborder des sujets d’actualité qui sont des sujets à débats et qui sont des sujets “qui font sens” (autant pour les adultes que pour les ados). Si tu vas en technique et professionnel, la prétention c’est de former de la main d’œuvre compétente pour l’entreprise. Et tout ce côté humain, humaniste, il est oublié, gommé”. De ce fait, “on accepte de propager des logiques d’apartheid en matière d’éducation. C’est notamment pour cela que j’encourage fortement non pas une évolution du système scolaire mais une véritable révolution”. Pour l’instant, le DGDE s’est

engagé dans le processus “du pacte d’excellence” en espérant que cela aboutisse “à un grand bing bang car aujourd’hui ce n’est plus possible. Une école d’une si piètre qualité est le germe d’une société terriblement inégalitaire. On ne peut pas accepter cela”. Il s’est également engagé à initier et soutenir une initiative visant à proposer un modèle (malléable, perfectible) d’école pour tous reposant sur une série de principes dont celui d’une pédagogie institutionnelle (cf. www.ecoledetous.be). Quant à la question plus précise des mesures récentes de fermeture des écoles pour raisons de sécurité, il déplore qu’elles semblent se pérenniser dans certaines écoles pour en devenir des règles organisationnelles. Ce type d’école “bunker”, “donne une image éloignée de la vraie vie. C’est vraiment l’inverse de ce qu’on imagine. Nous on imagine une école qui soit intégrée dans la vie des jeunes. Un lieu de vie pour tout le monde. On imagine des idées qui donnent le goût de la vie et pas faire de l’école un lieu froid, monolithique qui ne correspond plus à la réalité. Alors que toute l’évolution de la société va vers la diversité, vers plus de fantaisie et de créativité”.

personnelle, beaucoup de gens vont révéler leur insécurité par rapport aux incertitudes liées à leur avenir socioéconomique. La vraie insécurité, c’est l’insécurité d’existence. Et par rapport à ça, on n’arrive pas à travailler dans le bon sens. Dans mes rapports, il y aura toujours un chapitre sur la pauvreté des enfants. Les 40 % de pauvreté des enfants, pour certains c’est un problème économique lié, par exemple, au marché de l’emploi…”. En attendant “les Etats peuvent faire des choix avec les moyens dont on dispose : soit renflouer les banques, faire la guerre en Syrie ou réinvestir dans des services sociaux de base accessibles à tout le monde ; renforcer la petite enfance dans les crèches ; organiser des écoles égalitaires et équitables ; donner la gratuité d’accès aux activités de loisirs, culturelles et de sport”. Pour le DGDE, il s’agit aussi pour la société civile se sortir de ses tanières (“les colloques, les symposiums, les grandes conférences où tout le monde connait tout le monde et s’auto congratule et se partage les chiffres sur la pauvreté, c’est limité”) et de mobiliser la masse critique pour participer à la lutte contre la pauvreté et pour faire bouger les politiques.

Pour conclure nous avons interrogé le DGDE sur le fossé entre les moyens importants déployés pour la sécurité et la non volonté politique d’endiguer la pauvreté des enfants (au moment où on apprend qu’en Belgique 30 % des enfants vivent dans la pauvreté et 40 % à Bruxelles) : “Dans un premier temps, certaines personnes vont répondre qu’elles se sentent en sécurité par la présence renforcée des policiers et des militaires. Mais quand tu abordes vraiment la question de la sécurité

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