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Sommaire Editorial ......................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 3 Des relations ambiguës entre coercition et libération .................................................................................................................................................................................................................................... 4 Des désirs d’autonomie aux fantasmes de l’interdit ........................................................................................................................................................................................................................................ 8 Insécurité sociale et surgissement sécuritaire ................................................................................................................................................................................................................................................... 12 Technologie, insécurité et liberté...................................................................................................................................................................................................................................................................................... 16 Tolérance pour toutes les idées, intolérance pour tout acte inhumain....................................................................................................................................................................................... 18 On peut tout dire, on ne peut pas tout faire .......................................................................................................................................................................................................................................................... 22 Myopie tenace ..................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 25 L’école de l’interdit.......................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 28 Que reste-t-il de la libération sexuelle chez les jeunes ? ......................................................................................................................................................................................................................... 32 Le théâtre : révélateur des tabous et lieu d’action citoyenne............................................................................................................................................................................................................. 37 Transgression....................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 40

Bruxelles Laïque est reconnue comme association d’éducation permanente et bénéficie du soutien du Ministère de la Communauté française, Direction Générale de la Culture et de la Communication, Service de l’Education permanente. Bruxelles Laïque asbl Avenue de Stalingrad, 18-20 - 1000 Bruxelles Tél. : 02/289 69 00 Fax : 02/502 98 73 E-mail : bruxelles.laique@laicite.be http://www.bxllaique.be/

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EDITOrial L’interdiction : à consommer avec modération. ors du Festival des Libertés 2008, nous aurons le plaisir de vous accueillir, du 16 au 26 octobre, dans un nouveau cadre et ce, encore et toujours, pour affirmer l’engagement citoyen et la réflexion laïque au travers de concerts, débats, films, expositions, performances et arts de la scène. Après quatre années de succès au Pathé Palace, l’aventure prend de l’ampleur et se poursuit au centre culturel Flagey et au théâtre Marni. Deux adresses ixelloises pour une programmation qui, cette année, déploie une offre élargie, en particulier, à des découvertes théâtrales inédites en Belgique.

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Le thème de cette édition 2008 concerne la question du recours à l’interdiction pour gérer le “vivre ensemble” et les libertés. Entre deux anniversaires – la déclaration des Droits de l’Homme de 1948 et mai 68 – la focale sera aussi tournée vers l’articulation entre interdits et droits humains. Ce sera pour nous l’occasion de rappeler que de nombreux laïques ont lutté, parfois au péril de leur liberté ou de leur vie, pour la disparition des interdits d’origine totalitaire ou religieuse, et que ce combat est loin d’être terminé sur la planète. Il n’est pas question aujourd’hui de refuser toute forme d’interdit et de verser dans une caricature de l’anarchie ou de l’esprit soixantehuitard. Certains interdits sont légitimes lorsqu’ils structurent l’individu ou le groupe et garantissent le progrès des droits humains. Ils font en général l’unanimité. Il n’est donc pas interdit d’interdire… mais tout dépend d’où vient l’interdiction, quel est son but et comment elle est sanctionnée. Mais trop souvent, le recours à l’interdit n’est là que pour pallier des défaillances ou démissions sociales. Il permet de régler de manière expéditive des difficultés sociales, politiques ou culturelles en évitant le débat et la recherche de solutions plus positives ou plus pédagogiques. Il participe aussi à la politique de la peur que nous avons déjà analysée à maintes reprises. Dans ce numéro de Bruxelles Laïque Echos, nous vous proposons une série d’articles qui pourront vous donner une idée des fondements, implications et ambivalences de l’interdit dans des domaines aussi variés que la liberté d’expression, les politiques sécuritaires et d’immigration, la participation citoyenne, l’éducation, la sexualité ou les relations de genre. L’usage de l’interdit au sein de ces différents aspects mérite d’être interrogé et discuté eu égard aux valeurs laïques et aux libertés dont le festival se veut le tremplin. De quoi vous donner envie d’approfondir la question lors de ces onze jours de programmation éclectique et multidisciplinaire. Heureusement, il n’est pas interdit de rêver… Ariane HASSID Présidente

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Des relations ambiguës entre coercition et libération “Il est interdit d’interdire” proclama la déferlante de mai 68 au nom d’un vaste mouvement de contestation de l’ordre établi et de remise en question de la société de consommation spectaculaire. Ces refus furent en outre et surtout animés par un flot d’affirmations. Le bouillonnement mijotait une dynamique de libération sans bornes, d’émancipation permanente, de désirs débridés, d’audaces insouciantes et irrévérencieuses, d’ouverture au tout venant et à l’impossible, de fête infinie et de jouissance sans limites, d’imagination au pouvoir et de créativité dans tous les champs du possible. Quarante ans plus tard, qu’en est-il des interdits et des libertés dans nos sociétés ? Le processus d’émancipation se poursuit-il ou régresse-t-il ? La créativité a-t-elle conquis plus de terrains ou été récupérée ? La fête est-elle finie et toutes les portes refermées ? Les interdits et tabous ont-ils disparu ou refont-ils surface en force ? Sont-ils devenus obsolètes, ringards ou plus sournois et dangereux que précédemment ?

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e bilan mitigé de 68 est notoire depuis longtemps. Tous les espoirs que ce printemps a fait bourgeonner sont vite retombés. Dès l’été qui l’a suivi, l’effervescence avait été dispersée (ou disparue en vacances) et la défaite de l’insurrection fut décrétée. La révolution a cependant eu lieu, sans prise de pouvoir ni renversement brutal du vieux monde mais de manière diffuse et différée. Nous jouissons encore d’une partie des acquis de ce vaste mouvement de transformation des mœurs et des rapports sociaux (dans une moindre mesure). Néanmoins, la levée de tous les interdits ne fut pas sans écueils ou conséquences néfastes. Certaines revendications portées par le mouvement ont été récupérées par la plasticité du “système” dans un sens contraire à l’émancipation qu’elles visaient ; d’autres ont été discréditées et leurs partisans réduits en miettes par les réaménagements du pouvoir et du management1. Les contrecoups ou effets secondaires non désirés de l’abolition des tabous et autres entraves à l’épanouissement individuel charrièrent une remise en question croissante de la “révolution”.

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Actuellement, les discours et les politiques de Nicolas Sarkozy – bien que jouant sur de multiples tableaux – incarnent probablement l’emblème de cette remise en cause : personnalisation du pouvoir quasi monarchique, volonté de liquider “une bonne fois pour toutes” l’héritage de 68, affirmation décomplexée de valeurs réactionnaires et d’un retour de l’ordre social et moral d’avant les “événements”, tout en jouant la carte de la modernité et du progrès… Ce couplage ambigu du progrès et de la réaction atteste, d’une part, de la

portée nuancée du bouleversement initié par le 22 mars (disqualifiant tout jugement tranché), d’autre part de la complexité de la situation actuelle et de l’évolution ambiguë du rapport interdits/libertés. Cette dernière mérite un rapide aperçu historique brossé à grands traits. Le vieux monde est derrière toi ? A l’origine, l’interdit de l’inceste, en obligeant les humains à sortir de leur famille ou clan, engendra la culture et la civilisation. Lévi-Strauss, dans Les structures élémentaires de la parenté, y décèle le passage anthropogène de la Nature à la Culture. L’interdit du meurtre entraîna une relative pacification de l’humanité et lui permit de prendre des distances avec l’animalité. Selon les théories psychanalytiques et anthropologiques, ces interdits obligèrent également les hommes à pratiquer la négociation (des biens, des femmes). Plus récemment, l’interdiction de l’esclavage ou du travail des enfants a permis aux droits humains de progresser. L’interdit remplit donc, de tout temps, des fonctions positives, structurantes et humanisantes. Contester toute forme d’interdit n’a pas beaucoup de sens. A l’aube de la civilisation, les chasseurs cueilleurs s’organisaient en tribus et clans ; le poids, les prescriptions et proscriptions de la communauté pesaient sur chacun de ses membres qui n’avaient pas grand-chose à y dire. C’était encore le cas au Moyen-âge où la force gérait une bonne partie des rapports sociaux et le pouvoir des seigneurs ne rencontrait d’autres bornes que celles de leur fief. Le Saint Empire a généralisé à toute l’Europe les

interdits, obligations et pouvoirs inquisitoriaux de l’Eglise2... Pas à pas, les pressions de la collectivité, de la tradition et des pouvoirs extravagants se sont effrités ou rationalisés pour aboutir à l’Etat moderne. L’évolution de la société occidentale a ainsi été marquée par une progressive assomption de l’individu, pacification des mœurs et démocratisation du pouvoir faisant primer la prévention sur la répression ou l’incitation sur l’interdiction. Ce processus de libéralisation ne s’est pas développé sans entraîner une intériorisation des normes et interdits. Jusqu’à l’épisode de mai 68 qui, tout en exprimant un moment de crise et de saturation de cette progression par une forte rébellion contre le conformisme, a porté au pinacle l’émancipation individuelle et la volonté d’abolir tous les interdits. Aujourd’hui, on semble assister au sein même de la démocratie libérale et parallèlement au perfectionnement des modalités insidieuses et positives du pouvoir, à un retour de ses modalités “négatives”, recourant à la force et à l’interdiction ainsi qu’à l’apparition de nouveaux interdits, ostensibles ou insidieux. L’origine, les motivations, les visées et les usages de ces interdits nous posent question. Élections, piège à cons… L’interdit est structurant, tant pour l’individu que pour la société, lorsqu’il est fondé et légitime. Un individu ou un groupe respectera un interdit, acceptera donc de limiter sa liberté pour mieux la garantir, s’il en comprend et approuve la raison d’être. Il s’agit alors de savoir d’où vient cette légitimité : qui décrète l’inter-

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dit ? Selon la théorie (ou le mythe) du contrat social qui fonde nos démocraties, la loi et les interdictions sont l’expression de la volonté générale. Est-ce encore le cas ? Les interdits actuels correspondentils aux mœurs et volontés de la majorité (pensons à la question des drogues) ? Nous pouvons douter de la légitimité de ces interdits nouveaux ou réaffirmés dans un contexte de régression démocratique (primauté de l’exécutif sur le législatif, désengagement citoyen, inféodation du politique à des instances internationales ou des puissances privées,…) et de diversification de la population sans que tous aient la même voix au chapitre et que de plus en plus d’indésirables se voient “frappés d’interdit”. D’autant que bien souvent le recours à l’interdiction n’est qu’une façon expéditive de régler (ou éliminer) un problème ou une question complexe et délicate, par impuissance, incompétence, paresse ou abdication. L’usage trop rapide et trop facile de l’interdiction nous paraît alors à l’antipode de l’exercice difficile et patient de la démocratie, et de la démarche laïque. Dire “tu ne peux pas”, c’est non seulement infantiliser, limiter la liberté et nier l’autonomie3 de l’autre mais surtout refuser la négociation et la recherche commune d’issues positives. Par ailleurs, en raison de l’intrication actuelle entre interdiction et incitation, la légitimation d’un interdit qui semble faire l’unanimité peut relever d’un processus de conditionnement (politique, médiatique, technique, publicitaire, charismatique ou scientifique : l’imparable parole des experts…) capable de susciter le consensus sans authentique débat démocratique.

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Les remparts de la peur La première raison d’être d’un interdit est de protéger d’un danger, pour soi ou pour autrui. Ici aussi, il s’agit de savoir qui définit le danger : qui définit ce qu’est le danger et qui décrète qu’une chose est dangereuse ? La fixation des interdits peut dès lors incarner un révélateur significatif des lieux de pouvoir influents, des rapports de force et de l’ordre moral, social et culturel qui règnent dans une société donnée (qu’on songe à l’interdiction de la masturbation en Europe au XVIIIe siècle et aujourd’hui dans certains Etats islamiques ; ou à l’interdiction actuelle de fumer dans les lieux publics ou de porter le voile dans la plupart des écoles bruxelloises). À l’heure de l’inflation sécuritaire et des “politiques de la peur”4, la propagation d’inquiétudes diffuses et l’exacerbation – voire la création – de certaines menaces (terrorisme, migration, pédophilie, alarmisme écologique,…) favorise l’instauration de nouvelles interdictions et d’une société toujours plus surveillante. Nous semblons vivre dans ce que le sociologue Ulrich Beck appelle la “société du risque” : les politiques publiques se définissent de plus en plus en termes de “gestion de risques”. Et cette gestion s’effectue autant par la promulgation d’interdictions que par le perfectionnement des méthodes de “contrôle”5 et de surveillance toujours plus discrètes et automatiques telles que la vidéosurveillance, la technologie des puces électroniques (RFID) ou le système d’ultrasons “mosquito”6. Ces systèmes de surveillance (et les discours sécuritaires, paniquants, qui les accompagnent)

permettent autant de repérer ceux qui ne respectent pas les interdictions que d’inciter chacun à les respecter et à s’autosurveiller. On retrouve ici l’ambiguïté de la situation contemporaine dans laquelle s’entremêlent des pratiques, discours et techniques insidieuses de conditionnement ancrés dans la valorisation de la liberté individuelle (“despotisme doux”) et un retour en force de l’affirmation souveraine des pouvoirs régaliens, de la coercition et de l’interdiction (sécurisation de l’Etat). Soyons réalistes… En deçà de la légitimité et des implications démocratiques de la gestion par l’interdit, se pose la question de son efficacité. Les faibles résultats et les effets contreproductifs générés par les systèmes de prohibition ont beau être patents et régulièrement soulignés, la recette reste au goût du jour7. D’une part, le fait d’interdire, par exemple, la consommation d’alcool dans les années trente ou le franchissement des frontières pour les ressortissants du Sud aujourd’hui n’a jamais empêché les gens de boire ou de migrer. D’autre part, plus l’interdiction est stricte et la répression sévère, plus elles favorisent le développement d’une “industrie du crime” qu’on prétend combattre (réseau maffieux de la contrebande d’alcool ou de la traite des êtres humains) et plus les comportements prohibés se pratiquent dans des conditions précaires, dangereuses et nuisibles (alcool frelaté ou migrants morts aux larges des côtes méditerranéennes). L’abolition de l’esclavagisme n’a nullement endigué le développement de nouvelles formes d’asservissement et les


lois réprimant le racisme ou la censure médiatique des partis extrémistes semblent faire le jeu de la gangrène fasciste. Exigeons l’impossible Il s’agirait alors de réfléchir à des modalités de structuration collective et individuelle plus positives. Tout en sachant que l’incitation ne s’avère pas toujours très efficace non plus (cf. campagne de prévention du tabagisme), nie l’autonomie des personnes et biaise le débat démocratique. C’est du côté de la pédagogie interactive, de la négociation, de l’autonomisation, de la construction d’une réelle communauté politique et de l’autogestion que devrait, selon moi, s’orienter la recherche. Tout cela exige plus d’efforts et de temps que la répression, ne donne pas des résultats aussi directs mais probablement plus durables et prometteurs. Il importe aussi d’intervenir davantage au niveau des causes profondes d’un phénomène que de ses conséquences superficielles ou symptômes.

1 Voir à ce propos la convaincante (mais volumineuse) analyse d’Eve Chiapello et Luc Boltanski : Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. 2 Il n’est pas inintéressant de noter que tous les dictionnaires réfèrent la première définition de l’interdit au droit canon et à sa signification ecclésiastique. Dictionnaire de l’Académie française : “INTERDIT n. m. XIVe siècle, intredit. Emprunté du latin interdictum, “interdiction, défense”. 1. DROIT CANON. Sentence ecclésiastique qui prive d'un certain nombre de biens spirituels, et défend notamment à un prêtre de célébrer ou de recevoir les sacrements, ou qui, naguère, prohibait l'exercice du culte dans un lieu, une localité. […]” 3 Une des significations judiciaires de l’interdiction désigne le régime d’incapacité et de mise sous tutelle auquel peut être soumis un majeur reconnu dément. 4 Cf. Bruxelles Laïque Echos, n°55 : “Résister à la panique sociale”, 4ème trimestre 2006 5 Au sens, proposé par Deleuze et Foucault, de contrôle insidieux et invisible ou encore de “conduite des conduites” humaines sans recours à la coercition. 6 Voir la campagne de Territoires de la Mémoire/CAL Liège, “Les jeunes ne sont ni des parasites ni des nuisibles pour notre société !” : http://trianglerouge.be/mosquito/signature.php?lang=fr 7 Cf. Bruxelles Laïque Echos, n°60 : “Avaler la pilule de la prohibition ?”, 1er trimestre 2008.

Mathieu BIETLOT Coordinateur sociopolitique

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Des désirs d’autonomie aux fantasmes de l’interdit A la simple évocation des termes autonomie et interdit, on sent vite le poids du sens qu’ils portent. Très certainement, ils ne sont pas innocents. Ils véhiculent un lourd univers sémantique plongeant dans les temps de l’histoire tout en comportant une étonnante contemporanéité. ’autonomie tout d’abord. Cette vocation à penser, agir ou vivre libéré de toutes autorités supérieures par l’esprit, l’influence ou la force. Elle fait penser à la fois à ces jeunes adultes tout juste sortis du cercle familial cherchant leur voie scolaire ou professionnelle, comme à ces grands-parents octogénaires dont le désir le plus fort est de ne pas quitter leur domicile. En ces jours d’été 2008, l’autonomie fait aussi son grand retour médiatique par la voie guerrière qui l’a souvent popularisée aux XIXe et XXe siècles. Sans scrupu-

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les, le grand frère russe continue à jouer la carte sanglante de l’autonomie pour rappeler le Caucase dans son giron. L’autonomie enfin, dans l’histoire des idées, rappelle sans aucun doute le basculement survenu avec la Renaissance, quand les esprits aspiraient à gagner en indépendance face au dogme religieux structurant, dominant et avilissant. Depuis, il est certain que l’autonomie de la raison individuelle héritée des Lumières n’a pu perdurer jusqu’à nos jours sans quelques mutations.

L’interdit ensuite ; selon le dictionnaire Le Robert, et contrairement au terme précédant, il n’est pas de racine grecque mais latine. Il a été popularisé par les autorités religieuses qui, dès le XVe siècle, l’ont utilisé pour exprimer leur sentence face aux écarts au dogme. Si, avec le temps, la législation et la justice des hommes ont pris le pas sur celles des dieux, dire ce qui est de l’ordre du non autorisé est toujours un élément structurant de la vie sociale. Comme hier, aujourd’hui la société est faite de règles. Ce qui a bougé est la


manière de les édicter, autrement dit, leur laïcisation par le biais du politique. On sent dès lors que se situe là une partie de l’enjeu démocratique. Cela étant, cette rationalisation de l’interdit ne doit pas laisser croire que le jugement moral ait disparu. Il demeure. Il peuple le conscient ou l’inconscient de nos sociétés capitalistes avancées, avec une densité variable selon les univers anthropologiques ou sociaux. Des éléments bien mis en valeur par les sciences sociales qui se chargent d’observer les sommes de colonisation du monde réel par les interdits. Les écrits de Michel Foucault sur la sexualité représentent sans aucun doute un des esprits les plus fertiles sur la question dans le champ francophone1. Au total, si ces deux mondes semblent contradictoires sur beaucoup d’aspects, c’est entre désirs et fantasmes, dans la complémentarité de leur capacité à illustrer les vibrations du monde contemporain, que nous les envisageons. Par désir d’autonomie, il faut comprendre l’aboutissement de la rationalisation de la société et des individus. Observations issues du constat sociologique établi, dès le début du XXe siècle par Max Weber au travers de la notion de : “désenchantement du monde”2. Cet état correspond à un recul des croyances religieuses comme mode d’explication des phénomènes. Depuis, sociologues comme philosophes l’ont nourri dans le contexte sociétal du capitalisme avancé où la : “raréfaction systématique des ressources de sens”3 voit des populations de moins en moins enclines à soutenir et à adhérer aux grands discours potentiellement aliénants.

A cet égard, Mai 68 en a été l’une des expressions. C’est donc la notion même de communauté de pensée et d’être qui est remise en cause. Elle correspond à la difficulté de faire se réunir des individus autour d’un topos métaphysique de caractère religieux, national ou idéologique. On pourrait dès lors en déduire que le partage des interdits n’émanant pas d’une autorité humaine – nous pourrions aussi dire de nature politique – soit significativement remis en cause. Cependant, cette analyse est minorée quand, dans le même temps, nous constatons un désintérêt pour le politique, ou le mode de gestion des affaires de la cité et de la communauté. L’ensemble des sociétés démocratiques libérales voient leurs citoyens se désintéresser de la chose publique. Ce que certains comprennent comme les effets les plus déstructurants de l’individualisme ou, plus généralement, du postmodernisme. Ainsi, le système de la démocratie représentative semble atteindre ses limites avec, par exemple, un taux de participation aux élections tendanciellement déclinant, à l’image de l’implication dans les partis politiques ou les structures de représentation sociale et professionnelle. D’un point de vue politologique, autrement dit, de ce qui renvoie à l’étude du pouvoir, il ressort que le lien entre autonomie et interdit s’illustre principalement par l’attaque du second par le premier. Deux principaux effets sont repérables. D’une part, la remise en cause de la démocratie représentative pour la part de délégation de pouvoir, donc de dessaisissement de

l’autonomie, qu’elle représente. Et, d’autre part, mais non sans liens, la perte de souveraineté ou d’autorité des institutions en charge de la définition ou de la gestion de l’intérêt collectif – le déclin de l’institution sur laquelle a travaillé le sociologue François Dubet4 –. A leur niveau, ces effets prennent à contre-pied ou interdisent l’autonomie de penser et d’agir du citoyen ; in fine, elle brime sa liberté. Il peut se retrouver face à une décision publique qui va à l’encontre de sa pensée raisonnable, de son intérêt ou de ses valeurs. Il s’agit là d’une critique classique faite au libéralisme politique envisagé dans un cadre démocratique. Si dans les sociétés européennes, le débat autour de l’avenir de la démocratie ne s’est jamais éteint, le monde de la pensée francophone, et en particulier française, en paraît particulièrement friand depuis la fin des années quatre-vingt dix. Après s’être présenté comme le seul horizon possible au sortir de la Guerre froide – au travers

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des écrits de Francis Fukuyama5 –, la démocratie libérale et sa conception dogmatique de l’autonomie citoyenne subit aujourd’hui de fermes critiques6. Telles celles de l’un de ces intellectuels contempteurs, Marcel Gauchet, avançant que : “c’est la poussée ininterrompue et généralisée des droits individuels qui déstabilisent l’édifice (…) la sacralisation des libertés des membres de la dite collectivité a pour effet de vider ce pouvoir de sa substance (…) Dans les années 2000, (…) le problème, c’est le triomphe des droits individuels et l’éclipse des collectifs, qu’il s’agisse des masses, des classes ou des nations”7. Trop d’autonomie et d’individualité garanties par une sacralisation des droits individuels et humains tueraient donc la démocratie. Cela par l’impossibilité même de l’arrivée au compromis8 et la remise en cause du degré nécessaire d’autorité pour le respect des règles édictées. La résistance s’organise pour sauver l’interdit et ses autorités. Il semble que les pensées conservatrices, qui affectionnent à le manier, s’appliquent à les convoquer de nouveau en profitant d’un Etat social évanescent. En clair, l’interdit refait surface au fur et à mesure du retour d’un contrôle social plus serré rendu nécessaire par un Etat social qui retire son étreinte maternelle sur la société. L’autorité doit donc feinter, contourner et esquiver ces désirs d’autonomie par le recours aux interdits invisibles, non contraignants et plus souples ; car il est difficile de retirer des degrés d’autonomie ou de liberté à celles et ceux qui ont pu y goûter.

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Dans la perspective de Michel Foucault qui parlait des sociétés de surveillance et de punition au début de l’époque moderne9, il semble qu’aujourd’hui nous puissions parler d’une société du contrôle. Un contrôle du social qui se fait de plus en plus par l’intermédiaire des technologies dont les dispositifs sont avantageusement inodores, incolores et indolores. Ce d’autant que par les “Peurs sur les villes”10 propagées par trois décennies de lente mais efficace sécuritisation des discours, aidée par un contexte international alarmant quasi paranoïaque, nombre d’auteurs ont conclu à l’entrée de notre société dans une : “frénésie sécuritaire”11, où l’autorité paternelle et ses interdits régénérés entendent régner et fantasmer en paix. Finalement, nous semblons aboutir sur un certain “penal welfarism” décrit par les criminologues David Garland12 ou Loïc Wacquant13, et repris par le sociologue Philippe Robert sous l’idée d’un : “Etat social de sécurité”14. Une “nouvelle culture du contrôle”15 s’impose et, par son intermédiaire, l’Etat et ses entités essaient de reprendre cours sur la communauté politique dont ils se sentent ou se voient départis. Par conséquent, il est tentant d’affirmer que se propagent des : “pratiques de plus en plus illibérales d’Etats dits libéraux”16 affectionnant la perspective ascendante des interdits, et questionnant de facto les désirs d’autonomie ou de liberté des individus. Plus pragmatiquement, l’affaiblissement des organisations ou des recours légaux défendant traditionnellement cette autonomie et cette liberté d’esprit devrait effrayer les citoyens17. Victimes du

discours ambiant, comme du désintérêt pour le corps politique en général, il paraît souhaitable que ces dernières trouvent les moyens de se renouveler en pénétrant de nouveau le corps social et en regagnant en légitimité. Ce d’autant qu’il y a un danger éprouvé de voir d’autres acteurs profiter de ces reculades. En particulier d’autres autorités qui, sans vouloir forcément participer à ce renforcement du contrôle social et de la limitation de l’autonomie par le renforcement des interdits, profitent de manière opportuniste de cette disqualification sociétale de la lutte pour la défense des libertés civiles. Des cas ont été observés en région bruxelloise où le relatif renouveau démocratique que représentent les mouvements de la société civile – par ce qu’il est communément compris comme étant de la participation –, peut être entravé de manière inquiétante par une classe politique frileuse défendant ses privilèges de professionnels de la politique supportée par quelques administrateurs trop peu autonomes. Certains s’accrochent aux branches, usant de leur pouvoir de potentat local en s’obstinant à vouloir tout contrôler. Ainsi, il a été observé à regret qu’ils n’hésitent pas à user de l’interdit et des forces de sécurité publique, face à certaines initiatives d’autonomisation de la sphère sociale, où individus, citoyens et institutions s’allient pour façonner la communauté sociale telle qu’ils la pensent ou la rêvent18. Cette autonomie qui a marqué les intentions profondément modernes des héritiers des Lumières paraît donc des plus fragiles aujourd’hui, ce d’autant que


certaines sociétés en passe de devenir parmi les premières puissances mondiales – nous pensons ici à la Chine ou à la Russie –, la brime inlassablement. Questionnée ici par les désirs d’interdit et d’autorité perdue, elle est presque inexistante là-bas au nom d’un ordre idéologique et d’une conception de la communauté considérée comme gouvernable par la réprimande et l’asservissement de l’être. Bertrand WERT Chercheur en sciences sociales au CIR

Voir son Histoire de la sexualité en trois volumes paru chez Gallimard entre 1976 et 1984. WEBER Max, Le savant et le politique, Paris, éd. La Découverte (coll. “Sciences humaines et sociales”), 2003, 210 p. 3 HABERMAS Jürgen, Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, Paris, éd. Payot (coll. “Critique de la politique”), 1978, p.135. 4 DUBET François, Le déclin de l’institution, Paris, éd. Seuil (coll. “L’épreuve des faits”), 2002, 422 p. 5 FUKUYAMA Francis, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, éd. Flammarion (coll. “Champs”), 1992, 450 p. 6 Se référer au quotidien français Libération, du 16.02.2008, d’Eric Aeschimann, “Les droits de l’homme paralysent la démocratie. Pour Marcel Gauchet, la sacralisation des libertés nuit à la collectivité”. Auteur de Les religions et la violence avec Lemaire Jacques et Suzanne Charles (1998) 7 Ibidem. 8 Voir l’article de Marcel Gauchet, “Les droits de l’homme ne sont pas une politique”, repris dans sa publication : La condition politique, Paris, éd. Gallimard (coll. “Tel”), 2005, pp.1-26. 9 FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, Paris, 1975, éd. Gallimard (coll. “Tel”), 360 p. 10 FERRET Jérôme et MOUHANNA Christian, Peurs sur les villes, Paris, éd. PUF (coll. “Sciences sociales et sociétés”), 2005, 229 p. 11 MUCCHIELLI Laurent (dir.), La frénésie sécuritaire. Retour à l’ordre et nouveau contrôle social, Paris, 2008, éd. La Découverte (coll. “Sur le vif”), 138 p. ; voir aussi MARY Philippe, Insécurité et pénalisation du social, Bruxelles, éd. Labor (coll. “Quartier libre”), 2003, 94 p. 12 GARLAND David, The Culture of Control. Crime and Social Order in Contemporary Society, Chicago, éd. University of Chicago Press, 2001, 297 p. 13 WACQUANT Loïc, Parias urbains. Ghetto – Banlieues – Etat, Paris, éd. La Découverte, 2006, 332 p. 14 ROBERT Philippe, “Une généalogie de l’insécurité contemporaine”, dans, Esprit, n°290, décembre 2002, pp.35-70. 15 GARLAND David, “De nouveaux défis pour les sciences sociales de la déviance et de son contrôle. Adaptations politiques et culturelles des sociétés à forte criminalité”, dans, Déviance et Société, 2007, vol. XXXI, n°4, pp.387-403. 16 BIGO Didier, “Globalized (in)security : the Field and the Ban-opticon”, dans, BIGO Didier et TSOUKALA Anastassia (ed.), Illiberal Practices of Liberal Regimes - the (in)Security Games, Paris, ed. L’Harmattan, 2006, pp.5-49. 17 Nous pensons aux organismes de défenses des droits civils et de la dignité humaine : Ligue des droits de l’homme, institutions de promotion d’une pensée libre, ou encore dans le cas français, la Commission Nationale d’Informatique et des Libertés qui fête ses trente ans en 2008 et dont les avis sont de plus en plus régulièrement ignorés ; voir Le Monde, du 24.07.2008, MANDRAUD Isabelle, “Edvige, Cristina, Ardoise : la difficile mobilisation contre les fichiers de police”. Ou bien encore l’article de MANACH Jean-Marc, du 16.07.2008, “A qui profite la CNIL ? (Edvige, Cristina, la DST, les RG, et caetera)”, disponible sur le site du projet de recherche Liberty and Security mené dans le cadre du 6e programme cadre de recherche et de développement de la Commission européenne : http://www.libertysecurity.org/article2174.html 18 Nous pensons ici aux initiatives portées par la plate-forme citoyenne et experte “Eau Water Zone” qui travaille dans le domaine du développement urbain durable ; voir : www.eauwaterzone.be. Et nous nous permettons de renvoyer à notre article non publié : Bertrand Wert, 19 juin 2008, “Les dérives des règlements généraux de police : réflexions sur l’entrave à la liberté d’expression du Bourgmestre d’Ixelles”. 1 2

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Insécurité sociale et surgissement sécuritaire [extraits] Dans “Insécurité sociale et surgissement sécuritaire”, le sociologue Loïc Wacquant nous livre une analyse prospective de ce qu’est en train de devenir le système judiciaire, pénal et carcéral des pays d’Europe. Pour ce faire, il observe le paysage carcéral des EtatsUnis d’Amérique et propose une analyse politique en fonction des voies dans lesquelles s’engagent ceux qui font notre politique économique néolibérale : la criminalisation de la pauvreté. De cet article déjà publié en cinq langues, nous vous proposons ici quelques extraits, avec l’aimable autorisation de l’auteur.

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Une voie européenne vers l’Etat pénal ? Parcourir l’archipel carcéral états-unien, c’est voyager aux “extrêmes limites de la civilisation européenne”, selon le mot de Tocqueville. C’est aussi découvrir les contours possibles, voire probables, du futur paysage de la police, de la justice et de la prison dans les pays d’Europe et d’Amérique du Sud qui se sont engagés sur la voie de la “libération” de l’économie. Les Etats-Unis sont une sorte d’alambic historique qui permet d’observer en grandeur nature les conséquences sociales, politiques et culturelles de l’avènement de la pénalité néolibérale dans une société soumise à la forme marchande et à l’individualisme moralisant. Les Etats-Unis sont aussi devenus les premiers exportateurs mondiaux de “théories”, slogans et mesures sécuritaires. Vivien Stern souligne qu’“une influence majeure sur la politique pénale en Grande-Bretagne et dans les autres pays européens a été la politique suivie par les Etats-Unis”, influence à laquelle elle attribue 1° le “renversement complet du consensus prévalent dans le monde développé durant l’après-guerre et exprimé par les conventions des Nations Unies”, selon lequel “la privation de liberté doit être utilisée de façon restrictive”, et 2° le discrédit qui pèse aujourd’hui partout sur l’idéal de “la réhabilitation et de la réintégration sociale du contrevenant”1. L’alignement ou la convergence des politiques pénales ne passent jamais par la réplication à l’identique. Dans les pays d’Europe à tradition étatique forte, la nouvelle politique de la misère n’implique pas

une duplication servile du patron étatsunien. L’enracinement profond de l’Etat social dans l’armature du champ bureaucratique autant que dans les structures mentales nationales, la moindre prégnance de l’idéologie individualiste et utilitariste qui sous-tend la sacralisation du marché, et l’absence de césure ethnoraciale font que les pays continentaux ne sont guère susceptibles de passer rapidement au “tout pénal”. Ils doivent se frayer chacun leur propre chemin vers le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, conformément à leur histoire nationale, à leurs configurations sociales et à leurs traditions politiques et bureaucratiques propres. Pour schématiser, on peut caractériser provisoirement la “voie européenne” (avec des variantes française, italienne, hollandaise, etc.) vers l’Etat pénal qui se dessine à tâtons sous nos yeux par une double accentuation conjointe de la régulation sociale et pénale des catégories marginales.

les condamnations au pénal. Qui peut dire, aujourd’hui, où et quand s’arrêtera le gonflement des effectifs des maisons d’arrêt et de peine qui s’observe dans presque tous les pays d’Europe ? Le cas des Pays-Bas, qui sont passés d’une approche dite humaniste à une philosophie pénale de type managérial, et du rang de bon dernier de la classe au rang de leader en incarcération parmi les pays de l’Union Européenne à quinze, est aussi instructif qu’il est inquiétant. La pénalisation de la précarité comme production de réalité De même que l’émergence d’un nouveau gouvernement de l’insécurité sociale diffusée par la révolution néolibérale ne

Reste à savoir si cette voie européenne vers le libéral-paternalisme (où les services sociaux prennent une part active à ce processus de criminalisation) est une véritable alternative à la pénalisation à l’américaine ou si elle constitue simplement une étape intermédiaire ou un détour débouchant à terme sur une hyperinflation carcérale pérenne (comme l’Espagne et le Portugal en ont fait l’expérience). Si l’on sature les quartiers de relégation de policiers sans y améliorer réellement les chances de vie et d’emploi, si l’on multiplie les partenariats entre la justice et les autres services de l’Etat, on est assuré d’augmenter la probabilité de détection d’activités délictuelles et donc les arrestations et

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marque pas un retour historique vers une configuration organisationnelle familière, mais représente une véritable novation politique, de même le déploiement de l’Etat pénal ne peut se comprendre sous la rubrique étroite de la répression. En vérité, le trope répressif est un ingrédient majeur du brouillard discursif qui enveloppe et obscurcit le bouleversement des moyens, des fins et des justifications de l’autorité publique au tournant du siècle. Les militants de gauche qui dénoncent la “machine à punir” des deux côtés de l’Atlantique confondent l’emballage et le contenu. Aveuglés par les feux médiatiques, ils ne voient pas que la lutte contre la criminalité n’est qu’un prétexte commode et une plate-forme propice au redécoupage du périmètre de responsabilité de l’Etat qui s’opère simultanément sur les fronts économique, social et pénal. Pour réaliser que la montée de l’appareil punitif dans les sociétés avancées relève moins d’une “guerre au crime” que du façonnage de l’État, il faut et il suffit de rompre avec la vision de l’histoire inspirée par la théorie du complot, qui l’attribue à un plan délibérément mis en œuvre par des dominants omniscients et omnipotents, qui tirent profit de l’accroissement, de l’amplitude et de l’intensité du châtiment pénal et des programmes de supervision ciblés sur les rebuts urbains de la dérégulation. Il faut, avec Pierre Bourdieu, récuser le “fonctionnalisme du pire” qui fait de tout développement historique l’œuvre d’un stratège perspicace, ou le produit mécanique et quasi-miraculeux d’un appareil abstrait de domination et d’exploitation qui se “reproduirait” dans tous les cas de figure. Non seulement une

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telle vision confond la convergence objective d’un entrelacs de politiques publiques disparates, avec les intentions subjectives des managers de l’État. Elle ne tient pas non plus compte de l’avertissement de Foucault nous invitant à abandonner “l’hypothèse répressive” afin de traiter le pouvoir comme une force féconde qui recompose le paysage même qu’elle parcourt2. L’avènement du “libéral-paternalisme” doit se concevoir aussi, comme le suggérait naguère Karl Marx, sous la catégorie générative de production : “Le criminel produit une impression tantôt morale, tantôt tragique, et il ‘rend service’ en réveillant les sentiments moraux et esthétiques du public. Il produit non seulement les manuels de loi pénale et la loi pénale elle-même, et donc les législateurs, mais aussi l’art, la littérature, et le théâtre dramatique. Le criminel rompt avec la monotonie et la sécurité de la vie bourgeoise. Ainsi il la protège de la stagnation et il suscite cette tension constante, cette mobilité de l’esprit sans lequel le stimulus de la compétition lui-même s’émousserait”3. La transition de la gestion sociale au traitement pénal des désordres induits par la fragmentation du salariat est de fait éminemment productrice. Productrice de nouvelles catégories de perception et d’action publique d’abord. En écho distordu à la prétendue découverte des “underclass areas” aux États-Unis, l’Europe de la fin du vingtième siècle a vu l’invention du “quartier sensible” en France, du “sink estate” au Royaume-Uni, du “Problemquartier” en Allemagne, du “krottenwijck” aux Pays-Bas, et ainsi de

suite, autant d’euphémismes bureaucratiques désignant les bas-fonds de la ville mis en jachère économique et sociale par l’Etat, et pour cette raison même soumis à un encadrement policier renforcé et à une pénétration accrue de l’institution carcérale. Il en va de même de la notion bureaucratique de “violences urbaines”, forgée en France par le Ministère de l’Intérieur pour amalgamer des actes déviants de nature et de motivations disparates afin de favoriser une approche punitive des problèmes sociaux qui affligent les quartiers populaires en les dépolitisant. De nouveaux types sociaux sont un autre produit dérivé du nouveau régime d’insécurité sociale : l’irruption des “super-prédateurs” aux Etats-Unis, des “feral youth” et autres “yobs” au Royaume-Uni, ou des “sauvageons” en France, a justifié la réouverture ou l’extension des centres fermés pour jeunes délinquants, alors que toutes les études existantes déplorent leur extrême nocivité. A ceux-ci s’ajoutent la rénovation de figures classiques tel que le “récidiviste professionnel”, dernier avatar pseudo-savant de l’uomo delinquente de Cesare Lombroso en 1884, dont on recherche désormais par “profilage” les caractéristiques psychophysiologiques et anthropométriques distinctives, alimentant l’essor d’une véritable industrie bureaucratico-juridique d’“l’évaluation des risques” encourus par la remise en liberté de catégories de détenus. Car la politique de pénalisation de la précarité est également porteuse de nouveaux savoirs sur la ville et ses troubles que diffusent une gamme inédite d’“experts” et, dans leur sillage, les


journalistes, responsables administratifs, cadres associatifs et élus penchés au chevet des “quartiers sensibles”. Ces savoirs sont mis en forme et en orbite par des institutions hybrides, situées à l’intersection des champs bureaucratique, universitaire et médiatique, qui singent la recherche pour apporter une caution d’apparence scientifique à la mise sous coupe policière et pénale des quartiers déshérités. Ainsi, en France, l’Institut de Hautes Etudes de la Sécurité Intérieure, organisme créé en 1989 et “placé sous l’autorité directe du Ministre de l’Intérieur” afin de promouvoir une “pensée raisonnable de la sécurité intérieure”, qui irrigue l’Hexagone des dernières nouveautés du “crime control” importées d’Amérique du Nord. Il est assisté dans cette tâche par l’Institut de criminologie de Paris, officine de propagande sécuritaire qui présente cette caractéristique remarquable de ne compter aucun criminologue parmi ses membres. On n’en finirait pas de recenser les agents et les dispositifs qui contribuent, chacun à leur niveau, au travail collectif de construction matérielle et symbolique de l’Etat pénal désormais chargé de (re)prendre en main les populations poussées dans les failles et les fossés de l’espace urbain. Sous prétexte d’efficience bureaucratique, s’instaure une justice différentielle selon l’origine de classe et le lieu de résidence. Bref, la pénalisation de la précarité crée de la réalité, et une réalité taillée sur mesure pour légitimer l’extension des prérogatives de l’Etat-pénitence selon le principe de la prophétie auto-réalisante.

Il n’est plus possible, pour qui veut percer le destin des fractions précarisées de la classe ouvrière dans ses rapports avec l’Etat, de se contenter d’étudier les programmes de l’aide sociale. Il faut prolonger et compléter la sociologie des politiques traditionnelles du “bien-être” collectif par celle des politiques pénales. Dès lors, l’étude de l’emprisonnement cesse de relever de la seule province spécialisée des criminologues et des pénologues pour devenir un chapitre essentiel de la sociologie de l’Etat et de la stratification sociale, et plus spécifiquement de la (dé)composition du prolétariat urbain à l’ère du néolibéralisme ascendant. De fait, la cristallisation d’un régime politique libéral-paternaliste, qui pratique le “laisserfaire et laisser-passer” en haut de la structure des classes, au niveau des mécanismes de production des inégalités, et le paternalisme punitif en bas, au niveau de leurs implications sociales et spatiales, exige d’abandonner la définition traditionnelle du “social”, produit d’un sens commun politique et savant dépassé par la réalité historique. Elle demande que l’on adopte une approche expansive embrassant d’un seul tenant l’ensemble des actions par lesquelles l’Etat entend modeler, classer et contrôler les populations (jugées) déviantes, dépendantes et dangereuses sises sur son territoire.

mêmes qui exigent un Etat minimal afin de “libérer” les “forces vives”» du marché et de soumettre les plus dépourvus à l’aiguillon de la compétition n’hésitent pas à ériger un Etat maximal pour assurer la “sécurité” au quotidien, c’est que la misère de l’Etat social sur fond de dérégulation suscite et nécessite la grandeur de l’Etat pénal. Et que ce lien causal et fonctionnel entre les deux secteurs du champ bureaucratique est d’autant plus fort que l’Etat se déleste plus complètement de toute responsabilité économique et tolère à la fois un haut niveau de pauvreté et un fort écartement de l’échelle des inégalités. Loïc WACQUANT

1 Vivien Stern, “Mass Incarceration : ‘A Sin Against the Future’ ?”, in European Journal of Criminal Policy and Research, 3, octobre 1996, p. 14. 2 Michel Foucault, Two Lectures (1976), in Power / Knowledge : Selected Interviews and Other Writings, 1972-1977, (dir.) New York, Colin Gordon, Pantheon, 1980, p. 97. 3 Karl Marx, Le Capital, Livre IV : Théories de la plus-value, Paris, Editions Sociales, [1877] 1976, tome 1, pp. 226.

Relier politique sociale et politique pénale dénoue ce qui pouvait apparaître comme une contradiction doctrinale, ou, à tout le moins, une antinomie pratique du néolibéralisme, entre l’amenuisement de la puissance publique sur le versant économique et son accroissement sur celui du maintien de l’ordre public et moral. Si les

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TECHNOLOGIE, INSÉCURITÉ ET

LIBERTÉ Le projet CHALLENGE Liberty & Security est un programme de recherche, financé par le 6ème PCRD de la Commission européenne, qui regroupe plus d’une centaine de chercheurs. Il a étudié, quatre années durant, tant d’un point de vue conceptuel qu’empirique, les transformations de l’espace européen de liberté et de sécurité pour aboutir à une évaluation précise et responsable des règles et des pratiques de sécurité au sein de l’Europe élargie. Particulièrement attentif à l’impact de ces pratiques sur les libertés civiles, les droits de l’Homme et la cohésion sociale, le projet analyse les pratiques illibérales des régimes libéraux et remet en question leurs justifications fondées sur l’urgence et la nécessité1. © photo by Kevin Connors

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1 Son site (www.libertysecurity.org) propose un observatoire des transformations de la sécurité et de la liberté en Europe avec une base de données entièrement accessible : documents universitaires, documents officiels, documents associatifs, bibliographies, lettre d'information, recherche par mots clefs, dossiers thématiques.


a technologie et le contrôle social sont, certes, deux univers intrinsèquement liés depuis au moins le XIXe siècle, mais force est de constater qu’au cours des dernières décennies le monde de la sécurité s’appuie de plus en plus lourdement sur les avancées technologiques, en particulier les bases de données informatiques qui permettent de faire voyager à grande vitesse les informations et ont des capacités de stockage considérables, et les logiciels de profilages qui créent des catégories statistiques de populations permettant de regrouper des individus connus et inconnus dont on pense qu’ils agissent de la même manière. S’y ajoutent depuis peu les identifiants biométriques, visant non seulement à authentifier une personne, mais aussi à lui assigner une identité qu’elle ne peut nier et qui est inscrite dans son corps, bien que celle-ci ne soit pas forcément celle dans laquelle elle accepte de se reconnaître. Depuis le 11 Septembre 2001 et les peurs associées à une liberté non contrôlée des voyages touristiques ou des migrations, on a vu se mettre en place une politique de suspicion et de procédures d’exception engendrant une remise en cause de certains droits fondamentaux, ainsi que de la présomption d’innocence

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au nom de la prévention et de la protection face à un scénario du pire. Cela a été le cas pour les entrées sur le territoire des Etats qui exigent de plus en plus de formalités et ont allongé les listes de ressortissants soumis à visas ou à interrogations particulières en interconnectant à l’échelle transnationale certaines informations. Mais cette suspicion touche aussi la vie quotidienne lorsque l’on imagine un ennemi infiltré, et qu’au nom de la protection d’un collectif, s’est imposée dans plusieurs pays l’idée de l’interconnexion de bases de données concernant les questions de police, les questions des étrangers, et les questions d’impôts et d’accès aux bénéfices sociaux. Même les enfants dans les cantines scolaires peuvent y être soumis au nom de la lutte contre la fraude. Les entreprises privées et les banques participent à ce maillage social qui transforme la personne humaine en un nœud dans un réseau d’informations échangées par des administrations aux buts très divers. Ce “branchement” de la surveillance policière et de renseignement sur les multiples bases où volontairement la population a donné une partie de ses caractéristiques change le sens global des interconnexions et restreint les

possibilités de protéger ses données personnelles. Il n’y a plus de réelle limitation à l’usage qui est fait de l’information, à la durée de son stockage et surtout à la légitimité de faire de telles recherches. Il n’y plus de réelle possibilité de vérifier la pertinence de cette information. L’accumulation de renseignements fragmentaires ne peut être envisagée comme la base d’un savoir fiable, au nom duquel les agents de sécurité peuvent prévoir les futurs actes d’une personne donnée, et, le cas échéant, la mettre sous contrôle, voire la punir avant même qu’elle n’ait commis une infraction quelconque. La vision dite préventive est souvent une vision “astrologique” proclamant connaître les futurs probables comme dans le Minority Report de Philip K Dick.

Didier BIGO Elspeth GUILD Anastassia TSOUKALA

Pour ouvrir le débat et poursuivre la réflexion, Didier Bigo, Elspeth Guild et Anastassia Tsoukala seront présents au Festival des Libertés en compagnie de David Dalla Vecchia (General Manager de la société RFIDEA : Engineering & Applications in electronic traceability). “Nos vies sous surveillance”, un débat animé par Régis De Rath (RTBF) le mardi 21/10 au Flagey-Studio 1 à 20h45

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Tolérance pour toutes les idées intolérance pour tout acte inhumain [Raoul Vaneigem est un écrivain et philosophe belge. Il a participé activement à l’Internationale situationniste au cours des années ’60 et est auteur de nombreux ouvrages, notamment “Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations” (1967), “Le mouvement du libre-esprit” (1986) ou encore “Rien n'est sacré, tout peut se dire” (2003) qui exprime une réflexion approfondie concernant la liberté d’expression. Son dernier ouvrage, “Entre le deuil du monde et la joie de vivre” (2008) intéresse particulièrement le thème de notre festival cette année : mémoires collectives et personnelles tournées entre autres vers les idées de 68, les interdits, la subversion et l’insurrection. Nous sommes très honorés de pouvoir vous présenter sa contribution à Bruxelles Laïque Échos.]

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ous avons trop longtemps entretenu l’ambiguïté dénoncée par le propos de Manon Philippon : “Liberté, que de crimes on commet en ton nom !” Désormais, nous le savons, il faut cesser de confondre liberté de vie et liberté marchande.

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Le seul moyen d’y atteindre, c’est d’accorder une licence absolue à l’humain et de n’en permettre aucune aux pratiques inhumaines. Le droit d’oser tout dire, tout écrire, tout penser, voir et entendre procède d’un décret préalable : il n’existe ni droit ni liberté de tuer, de tourmenter, de maltraiter, d’opprimer, de contraindre, d’affamer, d’exploiter. La prétendue liberté de prédation, propagée par le culte du profit, est un non-sens qu’il nous appartient d’éradiquer en privilégiant sans cesse l’humanisation de l’homme. Bien que l’évolution des mœurs révoque peu à peu les comportements haineux et méprisants du passé (que l’on songe à la xénophobie et au sexisme inhérents au patriarcat), une politique, corrompue par l’affairisme et le clientélisme, prend prétexte de leurs résurgences occasionnelles pour les monter en épingle et raviver ainsi l’intérêt des mises en scène populistes. On ranime pour les besoins du spectacle les idées périmées de fierté nationale, on rejoue le psychodrame de la colonisation en oubliant que l’exploitation des masses est planétaire ; on en est, comme le rappelle Mohammed Harbi, à “reconduire les servitudes séculaires propres à un passé révolu.” Dans leur dérive délatrice, les militants de l’antiracisme, du féminisme, du gauchisme, des Droits de l’Homme rameutent les résurgences de l’archaïsme pour accroître leur pouvoir et prêter à leurs

factions une efficacité que les progrès de la sensibilité humaine sont mieux à même d’assurer que leurs anathèmes démagogiques. L’idéal de justice tourne au juridisme et rentabilise la condamnation des propos inconvenants, qu’ils soient odieux ou anodins. Critiquer la religion juive, voire la politique du gouvernement israélien, est assimilé à de l’antisémitisme. S’insurger contre le totalitarisme musulman passe pour du racisme. Ceux qui dénoncent le sexisme et la ségrégation des femmes, recommandés par l’islam, sont accusés de xénophobie. Il n’est pas jusqu’au christianisme en déroute - celui-là même qui applaudissait au mot de Claudel “La tolérance, il y a des maisons pour ça” - qui n’ose parler d’intolérance à son égard quand on dénonce la subornation d’enfants que constituent la catéchisation et l’enrôlement évangélique. Laisseronsnous l’obscurantisme œcuménique, qui tolère l’égorgement et la lapidation islamiques, réinventer le crime de blasphème et renouer avec les pratiques inquisitoriales ? Libre à quiconque, s’érigeant en messie, prophète, pape, imam, pope, rabbin, pasteur et autre gourou, de crier au blasphème, à l’anathème, à l’apostasie, dès l’instant que l’on persifle son dogme, sa croyance, sa foi, mais qu’il ne s’avise pas de susciter une interdiction judiciaire à l’encontre des opinions qu’il désapprouve ni d’en vouloir interrompre la diffusion en menaçant leur auteur selon des méthodes d’Inquisition, de Charia ou de mafia, que la simple humanité révoque à jamais. Le blasphème est le résidu d’un despotisme religieux, hier encore tout puissant. Dans une société laïque, il n’a guère plus de sens que n’en revêtirait aujourd’hui l’attouchement des écrouelles

par quelque descendant des rois de France. Au reste, comment parler de blasphème quand l’incroyance triomphe et que la foi est dévorée par le consumérisme, le culte de l’argent, le clientélisme et les malversations affairistes ? Autant ressusciter le crime de lèse-majesté alors que chefs d’Etat, rois et présidents ne sont plus que des commis voyageurs au service des consortiums internationaux. La religion relève d’une transaction personnelle entre celui qui la pratique et la créature extra-terrestre, à laquelle il a choisi de confier sa destinée. Il est inadmissible qu’elle assujettisse les peuples par le biais d’une institution ecclésiale ou étatique, qui exige de s’incliner devant elle. La liberté de croire et de pratiquer des rites ne peut se confondre avec le pouvoir arbitraire de les imposer à ceux qui ne la partagent pas. Si la tolérance prescrit de tolérer toutes les opinions, y compris les plus répugnantes, les plus absurdes, les plus haineuses, elle ne recommande pas pour autant de ne pas les combattre. Laisser la liberté de paroles au fascisme va de pair avec la volonté d’en extirper les racines. Tolérer toutes les idées n’est pas les cautionner. Tout dire n’est pas tout accepter. Permettre la libre expression des opinions antidémocratiques, xénophobes, racistes, révisionnistes, sanguinaires n’implique ni de rencontrer leurs protagonistes, ni de dialoguer avec eux, ni de leur accorder par la polémique la reconnaissance qu’ils espèrent. Combattre de telles idées répond aux exigences d’une conscience sensible, soucieuse de les éradiquer partout. Loin d’améliorer les mœurs, frapper de sanction juridique une opinion inacceptable ne fait que

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conforter cette hypocrisie qui dissimule la misère sous le mercantilisme humanitaire. On a vu un militantisme des Droits de l’Homme légiférer sur le voile, symbole de servitude de la femme, en proposant, au nom de la laïcité qui prémunit l’Etat contre le totalitarisme des religions, tantôt sa liberté, tantôt son interdiction. Bel exemple d’une intellectualité qui s’écartèle en

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s’éloignant de la réalité vécue. Car ce mode de querelles cache les vrais problèmes sous une abstraction qui feint de les résoudre. Le véritable combat consiste à intervenir partout en faveur de l’émancipation de la femme, de ne pas tolérer qu’elle soit battue, cloîtrée, violée maritalement, soumise à la ségrégation, traitée en être inférieur, empêchée de mener son exis-

tence en toute liberté. A quoi bon mettre en cause la misogynie des religions catholique, protestante, musulmane, juive si l’on se cantonne dans les recommandations éthiques et les spéculations polémiques ? Pour saper les assises de l’aliénation, il faut partir de la base, de l’existence quotidienne, de cette volonté de bonheur individuel qui a besoin, pour se conforter, du


bonheur de tous. Le seul critère, c’est le comportement humain. Quand la barbarie cherche prétexte à se déchaîner, le moindre mot suffit. Or, il n’en est aucun, si incendiaire qu’il se veuille, que l’embrasement de la vie ne finisse par dévorer. Ce qui tue, ce ne sont pas les mots, c’est l’usage qu’en impose un système économique qui traite l’homme comme une marchandise et dénature la force de vie en la transformant en force de travail. Les mots de la vie jouent. Ceux qui les font travailler à leur profit sont les premiers à vitupérer, à interdire leurs écarts et inconvenances, au nom de la vertu offensée. Nous sommes aujourd’hui confrontés à d’aberrantes confusions que nous n’éviterons pas sans tracer une frontière nette entre dénonciation et ingérence humanitaire. La dénonciation n’est pas un but en soi. Méprisable quand elle obéit à la vengeance, au ressentiment, au règlement de compte, à la frustration, au défoulement, elle se justifie lorsque, prenant la défense de la vie, elle manifeste la volonté de fustiger les atteintes à la condition humaine, avec la résolution d’y mettre fin. Rien de plus légitime que de pointer du doigt les responsables de meurtres, de massacres, de guerres, de misère, de paupérisation. Encore faut-il se garder de deux embûches. L’une participe des ordinaires manipulations du pouvoir. Crier haro sur une poignée de responsables politiques afin d’en épargner d’autres n’est que la partie visible du piège, qui consiste à anathématiser des marionnettes pour détourner l’attention des mécanismes qui les actionnent. Que nous importe le châtiment d’un massacreur s’il n’est pas mis en demeure de corriger ou d’atténuer les souffrances

qu’il a causées. A ceux-là qui ont agi par goût du pouvoir et de l’argent, comment ôterez-vous le pouvoir de nuire si ce n’est en les dépouillant de leurs biens, pour les investir dans la reconstruction de ce qu’ils ont détruit ? L’autre menace tient à la dérive des bonnes intentions, lorsque l’engagement sincère laisse place à la revendication hargneuse. Le discours abstrait, la rhétorique du symbole, l’expression d’une pensée séparée de la vie font la part belle à la méprise, au malentendu et à l’exploitation populiste des émotions. Entre interdire une opinion nauséabonde et condamner un trait malséant, caricatural, humoristique, le pas est vite franchi. L’esprit de délation séduit aisément celui qui se trompe d’intolérance et de combat. Pendant que la femme est rabaissée, l’enfant maltraité, l’homme réduit à survivre comme un chien, les parangons d’un humanisme de parade débattent d’idées mortes, de symboles, de colifichets. Généraliser le principe d’aide à personne en danger n’est pas seulement de nature à éradiquer l’esprit de délation et cette victimisation, qui rentabilise le sacrifice et change les martyrs en bourreaux. Il suppose aussi une solidarité collective fondée sur la volonté d’améliorer la vie en balayant les entreprises qui la dégradent. Le comportement l'emporte sur le discours. Les gestes de la vie priment sur les mots, quels qu'ils soient, et c’est ainsi qu’ils éveillent également la parole capable de les propager. La part humaine de l'homme ne progressera qu'en découvrant sa conscience et le langage qui, tout à la fois, l'exprime et la communique.

Les protestations d'humanisme dissimulent souvent un comportement inhumain, et il arrive aussi que certains préjugés archaïques ne contrarient pas, chez qui en témoigne, une sollicitude, une aménité, une générosité spontanées. Dans la mesure où l'attitude contredit le propos, l'art consiste à privilégier l'humain en sorte que, soulignant les distorsions du corps et de la pensée séparée, la conscience d'une volonté de vivre universelle finisse par l'emporter. La liberté de vivre humainement ne souffre aucune limite. Autorisez toutes les opinions, nous saurons reconnaître les nôtres, nous apprendrons à annuler la force attractive des nuisances, à empêcher que la corruption du profit et du pouvoir persiste à gangrener les mentalités, nous les combattrons par la seule critique qui les puisse éradiquer : en pensant par nous-mêmes, en cessant de nous mettre en dépendance, en découvrant au gré de nos désirs quelle existence nous voulons mener, en créant des situations qui rendent impossible l’empire de l’inhumanité.

Raoul VANEIGEM

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ON PEUT TOUT DIRE, ON NE PEUT PAS 1 TOUT FAIRE … Peut-on dire tout ce qu’on veut, exprimer n’importe quelle opinion, n’importe quelle idée ? Oui : la liberté d’expression est une liberté fondamentale et inconditionnelle. La limiter, c’est empiéter sur un des droits essentiels en démocratie. Et en même temps, non : le respect des individus et le vivre ensemble imposent des restrictions légitimes à l’expression de ce que l’on peut dire. omment résoudre cette contradiction ? Mais d’abord, le faut-il ? La vitalité de la démocratie ne tient-elle pas précisément dans cette “dialectique” irréductible entre le fait, d’une part, de tolérer des opinions qui peuvent paraître choquantes, et le fait, d’autre part, de refuser qu’on exerce la moindre violence à l’égard d’autrui ? N’est-ce pas la même logique démocratique qui nous amène, par exemple, à défendre le droit de caricaturer Dieu, le Christ ou le Prophète, et à refuser qu’on tienne un discours de haine ou d’injure à l’égard d’un croyant de quelque religion que ce soit ? En démocratie, il faut à la fois de l’audace, de l’insolence, de l’esprit

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critique, et du respect, de la reconnaissance, de la civilité ; à la fois la liberté de tenir des propos “qui blessent, qui choquent et qui inquiètent” et l’exigence de s’exprimer de façon “politiquement correcte”2. Cette dialectique, la démocratie s’en nourrit, et donc il ne faut pas chercher à la masquer. Il faut “faire avec”. On active souvent un critère, qui est celui de la différence entre les propos contre les individus, qui pourraient faire l’objet de restrictions légales, et les propos contre les idées, qui eux devraient rester totalement libres.

Mais cette distinction entre individus et idées n’est pas pertinente. D’abord parce que respecter un individu, c’est aussi respecter le monde d’objets, de représentations et d’attaches affectives qui font sa personnalité singulière. C’est la base même de la civilité. Et d’un autre côté, la loi nous permet malgré tout d’être irrespectueux envers les individus. Paradoxe : je ne peux pas nier ou minimiser la Shoah (je dois respecter une “idée”, qui est en l’occurrence un jugement de réalité), mais je peux traiter mon pire ennemi d’imbécile ou de salopard. En outre, il existe des notions essentielles pour tout Etat et toute société, comme le respect de l’ordre


public, les bonnes mœurs ou la sécurité nationale (notions certes très problématiques en démocratie) qui entraînent des limitations légitimes à la liberté d’expression, mais dont les titulaires ne sont pas les individus. En fait, si ce critère individus/idées n’est pas très efficace, c’est parce qu’il repose sur une conception naïve de la parole où l’on distingue les types de paroles selon leurs référents (“ce dont on parle” : si ce sont des individus, il y a des limites ; si ce sont des idées, il n’y a pas de limites). Je propose une autre distinction : celle entre deux dimensions de la parole, du langage (quel que soit son référent) : la dimension “sens” (sémantique) et la dimension “action” (pragmatique). En priant les spécialistes de m’excuser, je vais manier quelques concepts de linguistique avec la délicatesse d’un ours. La dimension sémantique d’une parole, c’est la parole en tant qu’elle produit du sens, de la signification : c’est son contenu en information (ce que je dis à propos du monde) : par exemple “le Président a ouvert la séance”, “la salle est en feu”, ou “Bruxelles Laïque est une vénérable institution”. La dimension pragmatique du langage, par contre, c’est la parole en tant qu’elle est un acte, c’est-à-dire en tant qu’elle change l’état des choses, en fonction des circonstances et des conditions de son énonciation. Quand le Président dit “la séance est ouverte”, il fait quelque chose en parlant : il a effectivement ouvert la séance (parce qu’il est autorisé à le faire).

Et si je dis : “Bruxelles Laïque est une vénérable institution”, c’est peut-être que je cherche à provoquer un certain effet (séduire l’assistance, ou me moquer d’elle). Dire, c’est agir : faire rire, persuader, mettre en colère, troubler, faire peur – par exemple si je crie “au feu !” dans une salle bondée… Partant de cette grossière distinction, on voit vite que, dans un Etat de droit où règne la liberté d’expression, le législateur et le juge ne s’occupent que de la dimension “action” (pragmatique) – c’est-à-dire des paroles non pas en tant qu’elles disent quelque chose à propos du réel, mais en tant qu’elles provoquent des effets dans la société (certains individus ou le groupe tout entier). Si je crie “au feu !” dans une salle bondée, je ne serai pas condamné pour avoir dit un mensonge, mais parce que j’ai mis en danger autrui. De façon tout à fait analogue, la jurisprudence de la Cour Constitutionnelle précise clairement que les opinions ne peuvent être appréhendées par le droit qu’en vertu de leurs conséquences potentielles pour les citoyens ou pour la société, “sans que l’on puisse exclusivement tenir compte de leur contenu in se” (en l’occurrence, le juge devra identifier les destinataires potentiels d’un journal satyrique pour déterminer la responsabilité des auteurs d’un écrit)3. On ne saurait mieux désigner la dimension pragmatique comme la seule à évaluer juridiquement. Et ce principe d’analyse “pragmatique” est explicite dans la jurisprudence de la Cour Suprême des USA sur le fameux “1er Amendement”, souvent présenté comme une garantie absolue de s’exprimer, alors qu’il protège de moins en moins les

paroles et les écrits à mesure qu’ils se confondent avec des actes. Tout le monde comprend intuitivement qu’un Etat démocratique n’a pas du tout à s’occuper de la dimension sémantique des paroles (sous cet angle, la liberté d’expression est absolue), mais que, par contre, il est fondé à s’occuper de la dimension pragmatique des paroles (sous cet angle, la liberté d’expression est limitée). Faisons un pas de plus : c’est en vertu de la même logique que l’Etat doit s’abstenir de juger du contenu d’un propos mais intervenir sur ses effets (potentiels ou réels). Il n’y a pas contradiction mais complémentarité entre les deux attitudes d’abstention et d’intervention dans chacune des dimensions du langage. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si toutes les limitations légales à l’expression d’une parole concernent la dimension pragmatique : la calomnie et la diffamation, l’injure publique, l’incitation à la discrimination ou à la haine, l’atteinte à l’ordre public, la moralité, la sécurité, et aussi le secret professionnel, la publicité mensongère, le harcèlement moral, la protection des enfants, etc. C’est le cas aussi des nouvelles législations anti-discrimination du 10 mai 2007, qui n’apportent aucune limitation à la liberté d’expression en tant que telle, et ne s’attaquent qu’à des comportements (traitement inégal, incitation à la discrimination et à la haine, etc.). La loi contre le négationnisme illustre parfaitement ce distinguo. Car, s’il y a bien une loi qui incrimine une parole en tant

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qu’elle est une “idée”, c’est bien la loi visant la répression du négationnisme. Cette loi a de nombreux opposants, qui précisément soutiennent que l’Etat n’a pas à statuer sur l’histoire, dire ce qui est “réel” ou non, comme si c’était la dimension sémantique qui était ici en jeu. Mais ils ont tort : la loi ne demande pas au juge de se prononcer par rapport à la réalité ou à l’histoire (sémantique), mais par rapport à l’attitude du négationniste (pragmatique). De même (pour reprendre mon exemple favori) que crier “au feu” dans une salle bondée n’est pas puni comme mensonge, mais comme une action dangereuse, de même nier la Shoah n’est pas incriminé en tant qu’expression d’une opinion mensongère, mais en tant qu’acte de langage susceptible de produire des effets indésirables – en l’occurrence : de l’antisémitisme. Et puisqu’il y a aujourd’hui en Belgique des gens très nuisibles qui, pour des raisons politiques, nient le génocide arménien ou le génocide tutsi, je pense à titre personnel qu’il faut étendre la loi de 95 aux formes de négation de ces deux crimes contre l’humanité. Mais en prohibant le négationnisme sous toutes ses formes, l’Etat n’a jamais empêché aucun historien de travailler, d’exprimer toutes les thèses et tous les chiffres sur la Shoah, avec les instruments même les plus rigoureux de la critique historique. La vigilance de l’Etat en matière d’opinion est donc en proportion de la teneur en “action”, si l’on peut dire, des propos que l’on tient. Par exemple, je peux blasphémer, apostropher ou même injurier un curé, mais je ne peux pas le faire pendant un office. On voit aussi, à travers la jurisprudence sur l’incitation à la haine raciale,

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que dans la plupart des condamnations, les paroles ont été accompagnées de gestes, de menaces (c’est-à-dire que la teneur pragmatique était forte). Et les autorités ne traiteront peut-être pas de la même manière un même propos tenu lors d’une conférence universitaire ou d’un spectacle comique ou lors d’une manifestation : la dimension “action”, les effets qu’on a cherché à produire ne seront pas les mêmes, et c’est ce qui fera la différence. Casuistique ? Non : pragmatique. C’est également le critère pragmatique qui rend ridicule l’idée de faire interdire le Coran sous prétexte qu’il comporte des appels à la haine raciale (ce qui est incontestable du point de vue du contenu – comme c’est le cas aussi dans la Bible ou la Marseillaise), comme a été ridicule la polémique autour des “caricatures danoises”, qui étaient totalement inoffensives d’un point de vue pragmatique, et qui n’ont été l’objet d’une polémique mondiale qu’à la suite d’une campagne de propagande islamiste orchestrée hors d’Europe, de longues semaines après leur publication… En conclusion, c’est donc la même logique de pluralité de la pensée qui doit nous pousser à défendre un droit inconditionnel à la liberté d’expression, et en même temps à exercer la plus grande vigilance sur les conditions de son exercice. Car, répétons-le, il faut à la fois que des paroles audacieuses, novatrices, insolentes soient possibles, et en même temps que personne ne soit victime de haine ou d’injure grave. Il faut à la fois un maximum de liberté “sémantique” et un maximum de sécurité “pragmatique”, car l’une est la condition de l’autre : nous ne sommes

vraiment respectés et reconnus qu’à partir du moment où nous pouvons nous exprimer en toute liberté dans l’espace public, mais à l’inverse nous ne sommes libres de parler que parce que nous sommes respectés et reconnus par les autres … Edouard DELRUELLE Directeur francophone, Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme

1 Texte extrait du Rapport 2007 Discrimination/Diversité du “Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme”. 2 Il est de bon ton aujourd’hui de se moquer du politiquement correct. Il est même devenu très “politiquement correct” de railler le “politiquement correct”». Au contraire, je trouve légitime et positif pour le vivre-ensemble de faire attention aux mots que l’on emploie, de déjouer les stéréotypes et les clichés. S’exprimer librement, c’est aussi s’exprimer en étant soi-même libéré de la rhétorique dominante, si vite homophobe, machiste ou xénophobe, qui traverse encore notre langage de tous les jours. 3 Tribunal de 1ère Instance, Affaire UBU, 20 déc.2005

Les textes d’Edouard Delruelle et Raoul Vaneigem évoquent deux points de vue sur les limites de la liberté d’expression. Il s’agit ici d’une introduction au débat qu’animeront Edouard Delruelle et Jean Bricmont (physicien et auteurs de nombreux articles politiques) au Festival des Libertés le mercredi 22/10 au Flagey-Studio 1 à 20h30. Des extraits du livre de Raoul Vaneigem seront lus par un comédien pour ponctuer le débat.


Après une villégiature forcée dans un centre fermé en Belgique, un jeune homme de 19 ans se retrouve aujourd’hui séparé de sa famille, ses amis et ses repères dans un pays qu’il ne connait plus depuis -déjà !de nombreuses années. Une fois de plus, sans états d’âme, notre Office des Étrangers a broyé des vies humaines. Un banal contrôle d’identité et des vies qui basculent. D’étudiant inscrit régulièrement, un adolescent passe au statut de sans-papiers dans son propre pays d’origine.

Myopie

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othman Salazar après Angelica, Tabitha, et sans doute tant d’autres anonymes… Autant d’aberrations qui démontrent l’inanité et le caractère inhumain de notre “gestion” des phénomènes migratoires. En l’espèce, on pourrait ainsi s’indigner du fait que, au mépris des instruments internationaux qui protègent l’unité familiale, nos autorités organisent sans vergogne la dislocation d’une famille qui vit en Belgique depuis dix ans. On pourrait aussi s’interroger sur le fait que ceux-là même qui réclament de la fermeté dans les procédures d’expulsion d’étrangers en séjour illégal quémandent, dans le même temps, l’ouverture d’une douteuse immigration de travail (si cette immigration de travail devait un jour se concrétiser, pourquoi diable renvoyer par la force un garçon tel que Rothman Salazar ?). Enfin, on pourrait également compatir face à la schizophrénie qui doit assaillir les jeunes gens en Belgique dans la même situation que Rothman Salazar, à la fois étudiants régulièrement inscrits et êtres humains niés sur le plan du séjour…

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Mais cette situation de détresse humaine nous renvoie avant tout à la lancinante question des responsabilités politiques. A ce qui devrait faire leur grandeur. Oser essayer de construire plutôt que se satisfaire de réponses émotionnelles et à courte vue. Dans son mémorandum rédigé en vue des élections législatives du 13 juin 2007, la Ligue des droits de l’Homme rappelait qu’en Belgique, comme dans la plupart des autres pays d’Europe, on considère depuis longtemps, s’agissant des politiques migratoires, que “la meilleure politi-

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que, c’est de ne pas avoir de politique”1. Et, la Ligue d’insister alors sur le fait qu’elle “juge inacceptable, à l’heure où les biens, les capitaux, les communications, les informations circulent à une vitesse effrénée et avec une facilité déconcertante, que la liberté de circuler des êtres humains reste, elle, l’exception, qui confirme cyniquement la règle. La fermeture des frontières dans un monde en mouvement et dans un monde très inégalitaire n’est ni souhaitable ni praticable. Elle reste pourtant, depuis plus de trente ans, l’axe d’inspiration principal des politiques migratoires en Belgique et en Europe occidentale. La Ligue des droits de l’Homme considère qu’il est urgent d’ouvrir le chantier des nouvelles voies d’immigration professionnelle, formative, familiale, humanitaire, culturelle, climatique et d’oser un vrai débat à ce sujet. Ce débat devra avoir lieu, audacieusement, ouvertement et sans tabou, sous la prochaine législature”. Ce débat, on l’attend toujours. En Belgique comme en Europe. Cette dernière a eu beau s’étendre depuis quelques années, prouvant de la sorte que beaucoup de fantasmes polluaient nos capacités d’analyse, la liberté de circulation proclamée par la déclaration dont nous fêtons le 60ème anniversaire le 10 décembre reste un leurre pour ceux qui ne font pas partis du club élu. L’harmonisation de nos politiques européennes s’organise sous l’angle sécuritaire et, pour ce qui concerne le respect des droits humains, se fait dramatiquement par le bas.

Des propositions audacieuses ont pourtant déjà été faites pour esquisser d’autres polituques migratoires et on peut, à cet égard, penser au plaidoyer effectué par des personnalités comme Jean-Yves Carlier pour la suppression des visas de court séjour. Les orientations retenues s’en éloignent malheureusement. Ainsi, l’adoption récente de la fameuse directive “retour” en témoigne à suffisance. Au sein de l'Union européenne, tous les Etats membres détiennent des étrangers dans des centres fermés. Les conditions et durées de détention sont variables, mais le fait est identique : les Etats européens considèrent désormais comme “normal” d'enfermer des personnes qui n'ont pas commis de crimes, dans l'unique but de les expulser du territoire. Ces détentions se font généralement sans prendre en compte la situation particulière de chaque personne : on y trouve des enfants, des demandeurs d'asile ou des personnes gravement malades. Selon la directive, il sera possible de détenir un étranger pour une période de 18 mois. Lorsqu'on voit que dans la plupart des Etats européens, l'expulsion effective d'un individu se joue lors des premières semaines, une telle durée de détention, totalement disproportionnée, s'apparente à une “punition” de l'étranger. En choisissant cette durée de détention, c'est sur les plus mauvaises pratiques des Etats membres de l'Union européenne que l'on se calque. A l’issue du vote, Souhayr Belhassen, présidente de la FIDH a dénoncé un texte “qui porte un coup à l’universalité des droits humains, l’année du 60ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de


l’Homme. En adoptant ce texte, le législateur européen nous laisse entendre que les migrants ne sont pas des êtres humains comme tous les autres, dotés de droits et à l’égard desquels les Etats ont des obligations. Ils sont déshumanisés.” Les mêmes mots que la Cour européenne des droits de l’Homme qui, il y a près de deux ans, condamnait sévèrement la Belgique pour son “manque flagrant d'humanité” envers une petite Congolaise de cinq ans, retenue pendant deux mois au centre fermé 127 bis, avant d'être expulsée, toute seule, vers Kinshasa. Mais surtout, devons-nous accepter que l’on réduise les tentatives d’une définition d’une politique migratoire, à quelque niveau que ce soit, à ses seuls aspects carcéraux et de contrôle ? Et pourtant, malgré tant d’énergie déployée et tant d’écarts par rapport aux droits fondamentaux, la politique de l’Europe forteresse ne fonctionne donc pas. Nous poussant à des rafistolages sans fin. Comment percevoir en effet les politiques de régularisation autrement ? Que ce soit en Belgique comme dans le reste de l’Europe ? Juste des tentatives alambiquées de réparer vaille que vaille les dégâts causés par ces chimères sécuritaires… Chez nous, alors que bien des associations réclament depuis des années une procédure permanente de régularisation basée sur des critères objectifs inscrits dans la loi2 ainsi qu’une régularisation ponctuelle afin de remettre les compteurs à zéro, on doit supporter le spectacle désolant de partis qui ergotent sans cesse,

snobant sans états d’âme une détresse humaine qui va jusqu’à mettre des vies en danger. Pour rappel, il était convenu, dans l’accord gouvernemental du mois de mars dernier, de régulariser les personnes sanspapiers sur la base de longues procédures, d’une promesse d’embauche ou encore en fonction de leur ancrage local en Belgique. Malgré ces promesses, notre gouvernement a été incapable de concrétiser cet accord a minima, sans pour autant que cet échec ne suscite les ultimatums, ukases ou démissions auxquels nos querelles communautaires nous ont, elles, tant habitué. En attendant, des personnes continuent à vivre dans la crainte et l’exploitation, à être détenues en centres fermés, à être expulsées quotidiennement. En attendant, Rothman Salazar, dont on imagine mal qu’il n’entrerait pas dans les critères de régularisation esquissés par l’accord gouvernemental, cherche des papiers en Equateur. N’en déplaise à certains responsables politiques, les migrations ont toujours existé, existent et existeront toujours. Les nier, les instrumentaliser à son seul profit en niant nos propres valeurs ne reviendra jamais qu’à jouer la politique de l’autruche. Et à violer les droits humains de personnes déjà vulnérables. En revanche, reconnaître et encadrer légalement la liberté de circulation consacrée par l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, lui donner tout son sens en arrêtant de stigmatiser l’étranger voyageur pourrait, à terme, offrir de nouvelles perspectives solidaires mais,

surtout, immédiatement, nous permettre de rester fidèles à nos engagements internationaux.

Benoît VAN DER MEERSCHEN Président de la Ligue des Droits de l’Homme 1 S. LAACHER, Après Sangatte… nouvelles immigrations nouveaux enjeux, Paris, La Dispute, 2002, p. 91. 2 L’enjeu est de faire sortir les décisions de la seule compétence du ministre de l’Intérieur - décisions dont l’arbitraire et l’opacité sont dénoncés de longue date – pour les confier à un organisme indépendant.

Benoît Van Der Meerschen participera, lors du Festival des Libertés, à un débat contradictoire sur les politiques d’immigration : Circulations interdites avec Marie Arena (Ministre de l’Intégration sociale, des Grandes Villes et des Pensions), Freddy Roosemont (directeur général de l’Office des étrangers) et Emmanuel Terray (anthropologue et auteur de “Le travail des étrangers en situation irrégulière ou la délocalisation sur place”). Il s’agit de réfléchir à une politique d’immigration, adaptée à la situation mondiale actuelle, qui permettrait aux personnes d’arriver régulièrement sur le territoire et d’éviter les drames que nous connaissons aujourd’hui.

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L’école

de l’interdit Partant du constat que l’école produit aujourd’hui des élèves complexés, Charlotte Nordmann mène une réflexion critique sur l’école inspirée des travaux de Jacques Rancière et de Pierre Bourdieu. Au cœur de cette réflexion, la relation entre maître et élève et la crise de l’autorité, mais aussi la fonction et le fonctionnement même de l’école.

n nous dit1 que le règne du caprice et du divertissement s’est insinué jusque dans l’école, ce lieu où l’autorité semble la plus naturelle, la plus légitime, parce que fondée sur une inégalité apparemment incontestable et imposée pour le seul bien des intéressés. On nous dit que l’autorité du maître a été ruinée, que la supériorité de son âge et de son savoir n’est plus reconnue, que son utilité même est contestée. Et l’on accuse tantôt l’extension des principes de la démocratie hors de leur champ d’application naturel, tantôt le déve-

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loppement d’un désastreux relativisme, qui s’expliquerait à la fois par le « culte » contemporain de l’individu et par la généralisation du modèle de la consommation à l’ensemble des rapports sociaux. On évoque tout cela pêle-mêle ou successivement, pour conclure que l’école serait désormais dans l’incapacité de remplir sa fonction de transmission d’un patrimoine culturel. Le plus frappant dans ces discours est leur force de conviction – pour ceux qui les prononcent comme pour ceux qui les enten-

dent –, au regard de leur peu de fondement. Sans entreprendre de rendre raison de cette puissance, contentons-nous de remarquer que ces discours ont pour effet de nous masquer l’omniprésence de relations d’autorité à l’école. Dès lors, le problème est-il vraiment de restaurer l’autorité du maître et la majesté de l’école, ou plutôt de critiquer les formes de l’autorité à l’école ? L’enjeu est d’autant plus grand que, loin d’avoir été sapé, le modèle de l’autorité pédagogique tend plutôt à essaimer, à s’étendre à l’ensemble de la société, notamment à travers


l’idée que la politique relève essentiellement de la gestion, qu’elle n’est finalement qu’une affaire de compétence. Toute l’institution scolaire marche à l’autorité : c’est le moteur essentiel de la relation entre les élèves et le professeur. C’est ce qui explique que tout accroc à l’obéissance due au professeur apparaisse comme une mise en danger de l’édifice tout entier. On pourrait penser que c’en est bien fini de l’école caserne dénoncée en son temps par Fernand Oury et Jacques Pain, mais il faudrait plutôt s’interroger sur ses mutations : certes, on peut aujourd’hui faire savoir qu’on porte un string ou un piercing à l’école, certes les déclarations d’affection mutuelle y sont (généralement) tolérées – ce qui était effectivement inconcevable dans les années 1960, mais les préoccupations concernant tant la “montée des communautarismes” que la “délinquance” et l’“incivilité” ont permis la multiplication des règles et des contrôles, et des dispositifs destinés à les imposer – à quoi s’ajoutent les nouvelles possibilités permises par le développement des moyens technologiques. Le seuil de violence toléré à l’école, notamment primaire, est aujourd’hui singulièrement bas, la nouveauté résidant évidemment en cela que la réaction aux transgressions des règles de “civilité” ne fait plus intervenir seulement l’autorité de l’institution scolaire, mais également l’autorité de la police, de l’institution judiciaire, voire de la psychiatrie. Sans même s’aventurer dans la question du règlement des transgressions, il est remarquable que la relation pédagogique soit d’abord et avant tout une relation de contrainte. Ceux qui dénoncent le fait que

l’école se soit soumise au règne du ludique et du divertissement à la carte se laissent aveugler par quelques miroitements à la surface de l’eau : si l’on se préoccupe, par des moyens d’ailleurs problématiques, d’“intéresser” les élèves, l’activité à l’école relève pour ainsi dire toujours de l’obligation. À l’école, la contrainte est omniprésente, il n’est quasi rien qu’on ne fasse sous la menace. Les absences sont punies, comme le fait de ne pas rendre un devoir, de ne pas s’y être assez appliqué, ou de ne pas rendre un bon devoir ; on doit aussi écouter le professeur, ne pas faire autre chose, sous peine de sanctions disciplinaires. Les contrôles, les conseils de classe, qui font peser la menace d’un redoublement dès le début de l’année, rythment l’année scolaire. Le peu d’efficacité de la masse considérable d’injonctions dont les élèves sont assaillis n’entame pas la constance avec laquelle elles sont invariablement proférées. Et la diffusion du modèle du “contrat” à l’école n’a fait que compliquer un peu plus les choses, marquant la volonté de faire intérioriser la contrainte par l’élève, de sorte que son indiscipline est jugée d’autant plus scandaleuse et appelant des conclusions définitives – “Il a fait son choix. On ne peut plus rien pour lui.” – tandis que l’élève luimême est poussé à s’estimer seul responsable de la situation – “J’ai déconné.” Qu’il doive y avoir une part de contrainte dans l’éducation, ce n’est pas ce que nous contestons. Mais ce qui est particulièrement frappant dans l’école, c’est que la contrainte est partout. On pourrait en effet imaginer qu’au sein de l’école des espaces, des domaines d’activité, pourraient être délimités où les élèves choisiraient de s’appliquer à telle ou telle chose, de leur

propre initiative, sans recevoir pour cela de sanction extérieure. Mais de même que “tout travail mérite salaire”, toute activité mérite, à l’école, une évaluation. L’absence de tels espaces constitue un obstacle majeur au développement de l’autonomie des élèves. En ne leur faisant jamais confiance pour s’intéresser à des choses importantes, pour s’appliquer à des réalisations dignes d’intérêt, c’est comme si on leur disait qu’il est impossible qu’ils puissent s’intéresser à rien d’intéressant. Si ton désir se porte naturellement vers quelque chose, c’est qu’elle ne doit pas avoir grande valeur. Bien sûr, des enfants, des adolescents ne peuvent être des juges avertis du bon et du bien : on peut légitimement arguer qu’il y a bien des choses dont ils n’ont pas l’expérience, ou dont ils n’ont qu’une expérience limitée, et que sur cette base ils rejettent, qui sont pourtant des choses importantes. Bien des choses de valeur ne se laissent pas appréhender immédiatement, et peuvent nécessiter un travail pénible avant de devenir gratifiantes. Mais dire cela et exclure tout à fait le désir de l’élève, son plaisir, comme boussole de son éducation, c’est tout autre chose. Certes, le discours pédagogique actuel prétend accorder une place déterminante à ce désir, mais, dans les faits, la marge de liberté laissée à l’élève est extrêmement limitée. Le problème se pose également à propos de l’obligation d’assiduité : dans le cadre de la scolarité obligatoire, ne pourrait-on remplacer, autant que possible, dès que l’âge notamment le permet, l’impératif d’assiduité par l’impératif de résultats ? Ainsi laisserait-

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on à chacun la possibilité d’apprendre à sa manière, en lui fournissant les outils pour cela et en se donnant pour tâche de lui apprendre à s’en servir. La confusion la plus complète règne à l’école quant à savoir si son but premier est de discipliner les élèves ou de leur permettre d’apprendre quelque chose. À travers son fonctionnement, l’école affirme que le désir de l’élève est tout à fait irrelevant, “impertinent”, qu’il n’a pas son mot à dire dans l’affaire, qu’il n’a pas voix au chapitre, sinon de façon marginale. Or cela fait peser un doute de taille sur la valeur de ce qu’on étudie à l’école. De deux choses l’une : soit on présuppose que ce qu’on apprend ne peut motiver le désir, l’intérêt, par soi-même, soit on sous-entend que c’est l’élève qui, par nature, n’est pas capable d’en discerner l’intérêt. Mais quelle sorte d’enseignement est-ce, qui suppose que son auditeur n’est pas capable, n’est pas digne de l’entendre ? Telle qu’elle fonctionne, l’école encourage une véritable “infantilisation”, parce qu’elle a pour but d’imposer la soumission inconditionnelle à des principes et à des normes extérieurs, dont la validité n’est jamais remise en question. Chez les élèves les plus performants dans le système, cela peut atteindre des proportions étonnantes : à force de travailler parce qu’“il le faut”, sans savoir pourquoi, sinon parce qu’on les assure que c’est la voie obligée pour “réussir”, ils en viennent à n’être plus capables de produire que sous la pression d’une exigence immédiate, ils en sont réduits à ne plus s’estimer capables de juger par euxmêmes de la valeur de leur travail, à ne se reconnaître de valeur qu’autant qu’on leur

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en reconnaît, à douter constamment de leur valeur parce que leur supériorité vis-à-vis des autres peut être mise en doute. Travaillant “sous la contrainte”, les élèves en viennent à ne plus se poser la question de leur intérêt personnel. Ils ne vont jamais plus loin que là où le professeur les amène, que là où il les a contraints à venir. Ils apprennent leurs cours, ils travaillent assez pour s’assurer d’avoir la moyenne, ou une bonne note, et c’est tout. À force de s’appliquer à appréhender des objets qui ne font pas sens, en eux-mêmes ou pour ceux qui les examinent, les professeurs et les élèves en viennent trop souvent à renoncer à chercher le sens de ce qu’ils étudient. Soit la contrainte seule subsiste, économique ou émotionnelle, soit c’est la routine qui a pris le pas : l’élève modèle est celui qui ne discrimine pas, qui “mange de tout”, qui étudie tout ce qu’on lui donne à étudier, qui fait ce qu’on lui demande de faire, le mieux possible, pour qui le seul enjeu est d’être jugé au mieux, de recevoir l’approbation des professeurs.

ment ils posent, les polémiques qu’ils suscitent. On doit enseigner d’abord, nous diton, les éléments les plus simples, et puisqu’il s’agit d’inculquer à chacun une identité stable, il faut que ces éléments soient certains, incontestables. Il n’est donc “évidemment” pas possible d’introduire les élèves aux savoirs tels qu’ils sont élaborés aujourd’hui, puisque ces savoirs sont par définition inachevés, en cours d’élaboration, susceptibles d’être remis en question.

Cet idéal n’est-il pas celui d’une absence totale d’autonomie – si du moins l’on entend par “autonomie” la capacité à se donner sa propre loi, et non la propension à accepter docilement celle qu’on vous impose ? La question du sens des savoirs enseignés est par là même évacuée : ceux-ci sont imposés sans que la nécessité de discuter de leur intérêt n’apparaisse, ni au professeur, ni aux élèves2. Ils se présentent sous une forme dogmatique, sans qu’on sache comment ils se sont constitués, sur quoi ils reposent, ni les problèmes qu’éventuelle-

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Or c’est moins le relativisme qui menace les élèves, que la croyance en une séparation stricte entre savoirs (objectifs) et opinions (subjectives) : à la première catégorie appartiendraient les mathématiques, la phy-


sique et, plus généralement, les “sciences dures”, mais aussi parfois l’histoire, la géographie, voire la sociologie, la psychologie ou encore l’économie ; à la seconde, “tout le reste” : tout ce qui relève des sentiments, des opinions qu’on peut avoir sur tel ou tel sujet qui suscite la controverse. Cette vision dualiste contribue à décourager toute mise en question de ses propres opinions, toute interrogation sur leurs fondements. Elle présuppose qu’il y a entre le monde de l’“opinion” et des savoirs non académiques et le monde des sciences de l’histoire et de la société une rupture épistémologique, ce qui est pour le moins discutable. Elle peut induire une acceptation acritique de ce qui est perçu comme un savoir incontestable ; elle nourrit le respect pour les “experts”, à l’heure où cette figure est l’un des moyens les plus actifs de la négation de la politique et de son assimilation à une pure et simple “gestion”, aussi “rationnelle” que possible. Dans ce contexte, la mise en évidence du travail de construction polémique des “savoirs” serait salutaire3. L’évacuation des débats, et par conséquent des enjeux du discours, aboutit à l’oubli pur et simple de son sens, ou plutôt à la réduction du discours à l’idéologie. La position qu’exclut ce mode de discours, c’est la position critique. C’est un discours fermé, qui prétend donner des cadres mais tend à interdire en fait son propre dépassement, un discours dont l’objectif est de paraître le plus complet possible, lorsqu’il devrait – pour constituer un véritable apprentissage intellectuel – faire au moins soupçonner combien il est insuffisant et provisoire. Hors du temps, soustrait à la critique, toujours déjà légitimé, un tel discours est incapable de susciter l’intérêt, puisqu’il n’est possible

ni de le mettre en question ni de le justifier, puisqu’il n’y a donc aucun enjeu à le tenir. Ainsi, des savoirs et des pratiques susceptibles d’encourager une attitude critique sont vidés de leur sens et se voient strictement subordonnés aux impératifs de normalisation et de classement des individus. Ainsi ce qui devrait induire une augmentation de la puissance d’agir devient au contraire un facteur d’impuissance. Ce n’est pas sans raison que les rapports d’autorité qui règnent à l’école sont si rarement remis en question. Ils sont en effet protégés de toute critique par la croyance selon laquelle l’institution scolaire n’aurait pour fin que le “bien” des élèves, et serait le lieu d’une diffusion universelle de savoirs et de compétences. Or, ce n’est qu’à partir du moment où l’on reconnaît que l’école est, tout autant, une instance de classement et de hiérarchisation, qu’elle joue un rôle central dans la légitimation de l’ordre social, que l’on peut commencer à s’interroger sur l’ambiguïté de ce qui s’y joue. Ce n’est que sur ce fond que l’on peut comprendre pourquoi son autorité peut être contestée pratiquement par ceux qu’elle n’“élimine” plus, ou bien moins qu’auparavant, mais qu’elle continue à classer et à reléguer. Ce n’est qu’à partir de là que l’on peut voir à quel point l’école peut être une école de soumission à ce qui est – de sorte qu’il faudrait plutôt s’inquiéter du peu de contestation qu’elle suscite.

1 Je dis “on” pour aller vite : la rumeur a des porteurs assez divers, des “républicains” déclarés aux “anti-libéraux”, de ceux qui assument leur virage droitier à ceux qui pensent que la gauche a oublié le peuple au profit des “communautés”. 2 Pour qu’il soit possible de contester ouvertement l’intérêt des savoirs dispensés, d’aller au-delà de l’attitude qui consiste à “n’en penser pas moins”, c’est-à-dire à faire la sourde oreille aux propos du professeur, sans pour autant s’y opposer frontalement, il faut au moins “avoir Dieu avec soi”, il faut pouvoir invoquer la religion : seule autorité estimée de taille à s’opposer à celle de l’institution ! 3 On peut faire l’hypothèse que la popularité du thème du “complot” (“Tout ce que nous disent les savants, c’est des histoires. On nous cache des choses. Ils ne nous disent pas tout.”) n’est pas sans lien avec le fait que ne sont jamais mis en avant les processus d’élaboration des savoirs, de sorte que ces “savoirs” sont reçus comme des dogmes imposés d’autorité, par ceux qui détiennent le pouvoir d’énoncer ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas.

L’école, dans ses rapports à l’interdit et à l’autorité, est au rendezvous au Foyer 1 du Flagey, le dimanche 19 octobre, à 20h00 dans le cadre d’un forum réunissant penseurs et acteurs de l’école. Des points de vue dissidents à l’heure où la tendance est à restaurer l’autorité du maître. Avec : Charlotte Nordmann (professeur de philosophie en lycée et auteure de La Fabrique de l'impuissance 2. L'école, entre domination et émancipation). Benoit Toussaint (collectif Pédagogie Nomade). Charles Pepinster (membre du Groupe belge d’éducation nouvelle).

Charlotte NORDMANN

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s 68 è r p a s n a 40

Que reste-t-il de

la libération sexuelle

chez les jeunes ? Y a-t-il bel et bien un recul sur le plan des représentations, des discours et des comportements en matière sexuelle depuis la fameuse “libération” (post)soixante-huitarde ? C’est en effet un leitmotiv que l’on entend régulièrement dans la bouche de féministes de la première heure, qui s’inquiètent de la résurgence au sein de la jeunesse de modèles rétrogrades qu’elles pensaient révolus.

© photo by Dave - morguefile.com

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Et cela sous deux formes paradoxales. D’une part, le retour en force d’idées puritaines. D’autre part et symétriquement, une banalisation du sexe sous sa forme la plus crue, essentiellement par la “culture” clip de type MTV et l’explosion des sites pornos. S’il y a beaucoup de vrai dans ce constat, tout est une affaire de perspective, la vision d’un recul généralisé en la matière tient en partie du “trompe-l’œil”». Et ce, à trois niveaux. Tout d’abord, à travers une surestimation de la profondeur de la révolution sexuelle que 68 a engendrée, il faut garder à l’esprit que celle-ci n’a vraiment touché qu’une “minorité agissante”. Je ne suis pas sûr qu’en temps réel, au sein de la France et de la Belgique “profondes”, le mode de vie a été profondément bouleversé. Ce n’est qu’au fil des deux décennies suivantes que les changements ont progressivement fait leur chemin à l’échelle de l’ensemble de la société. Sous cet angle, les comportements des jeunes actuels ne sont donc sans doute pas si “retardataires” que certains se plaisent à le penser. Surestimation, mais aussi souvent idéalisation. Car s’il est important de rappeler et défendre - les acquis de l’émancipation des mœurs, plus particulièrement en matière sexuelle, il faut aussi faire la part des choses et un bilan sérieux de ces progrès, mais aussi des excès, certes inévitables et compréhensibles, que cette explosion a provoqués. Je me souviens à ce propos d’un com-

mentaire de Marco Abramowicz, figure de proue du “68 belge” et dans sa foulée fondateur d’ “Aimer à l’ULB”, interpellé lors d’un débat sur le miroir aux alouettes que cette libération avait pu signifier concrètement pour pas mal de femmes. Il avait répondu avec beaucoup d’honnêteté qu’effectivement, la “moitié du ciel” avait été souvent la victime collatérale de ce qui, trop souvent, avait été une curée des mâles vers le sexe débridé, sans complexe mais aussi sans égards pour leurs partenaires… Même si, par ailleurs, ce mouvement avait malgré tout constitué une forme de libération par rapport à la chape de plomb du “modèle” bourgeois, hypocrite et puritain, largement dominant jusque-là. Années 80 : le retour du balancier Par ailleurs, un autre aspect à prendre en compte est le fait que les années 80 n’ont pas seulement constitué un tournant radical vers la droite en terme de modèle économique et politique, mais aussi idéologique et culturel. Ce fut l’amorce du “contremai 68”, l’affirmation de ce qu’on a appelé “la majorité morale”, le “backlash” antiféministe et le retour aux “valeurs établies”» : travail et famille, sinon patrie. Ajoutez-y le spectre du Sida, véritable bénédiction pour tous les pères-la-pudeur et vous aurez tous les ingrédients pour un brusque coup d’arrêt à la dimension progressiste de la révolution des mœurs initiée par les jeunes des années 60/70. Quoi d’étonnant, dès lors, que les générations suivantes, grandissant dans ce climat de réaction, se soient, au moins en termes de représentations, repliées sur la

triade conformiste et exclusive “mariage, fidélité, enfants” ? Banalisation et marchandisation du sexe Qui plus est, le moindre paradoxe n’est pas que, en dépit de cette offensive moralisatrice, parallèlement, tout au long des décennies 80 et 90, la banalisation du sexe s’est poursuivie à une échelle sans précédent à travers l’ensemble des médias. Une tendance lourde, témoignant de ce que les effets de la libération des mœurs étaient trop puissants pour pouvoir être sérieusement menacés par la réaction rigoriste qui l’avait suivie. Mais qui reflète surtout la marchandisation et la réification maximum du corps, surtout féminin, à des fins purement commerciales. Ajoutez-y que, sur le plan formel, au-delà de son apparence “libérée”, cette débauche d’images audacieuses comporte une dimension foncièrement conservatrice, quant aux rôles assignés à chaque sexe sur le plan des relations amoureuses. Une autre caractéristique relevée sur le terrain, confirme le changement de “climat” qui pèse depuis un quart de siècle : l’influence prégnante du modèle idéologique “compétitif” dominant, tant chez les garçons que chez les filles, sous la forme d’une exigence croissante de “performance”, y compris dans le domaine affectif et surtout sexuel. L’“infaillibilité” est présentée comme la norme dans les feuilletons télé affligeants de conformisme qui constituent une

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bonne part de leurs références. Chez les plan socio-économique, professionnel ou “mecs” soucieux de leur “virilité” : la prise du partage des tâches domestiques, celdu viagra par des jeunes gens parfois très les-ci ne sont manifestement plus prêtes à accepter, y comjeunes est un des pris de leurs constats alar“mecs”, ce que mants faits par LA CONTORSIONNISTE certains travailleurs d’A.M.O1.

Une des jeunes fréquentant régulièrement l’accueil A.M.O, se plaint un jour d’être comNéanmoins, il est plètement courbaturée. Comme la jeune fille vrai que pour semble à peine pouvoir bouger, les travailleuceux qui ont ses sociales l’interrogent sur la cause de participé au mou- cette infirmité passagère. Celle-ci leur explivement émanci- que alors qu’elle est une “bête de sexe”, et pateur de 68, on qu’elle a passé une nuit mémorable avec son ne peut qu’être copain. frappé par la vision que les Surprises des séquelles de cette “partie fine”, nouvelles géné- les éducatrices s’enquièrent de ce qui a bien rations ont du pu se passer pour que la jeune fille soit à ce mouvement de point endolorie. Elle leur répond qu’elle sait libération des adopter les positions les plus acrobatiques, et femmes. Et plus que son copain l’a “retournée dans tous les particulièrement sens”, en s’inspirant des films pornos qu’ils en ce qui regardent régulièrement ensemble.

leurs mères ou leurs grandsmères toléraient bon gré mal gré. Petit écran, mon beau miroir…

Sous l’angle « symbolique » des représentations et des attitudes en vigueur en matière de sexe, et plus généralement de genre, on a bel et bien l’impression d’un solide retour en arrière. Voire d’un concerne une nouvelle manière “Et tu aimes ça ? Tu y prends du plaisir ?”, lui échec complet d’envisager les demandent les éducatrices. “Ben non, j’suis par rapport à ce de la relations amou- frigide”, rétorque notre bête de sexe, poursui- rejet vant : “mais je ne l’ai jamais avoué à mon “femme objet”, reuses. C’est d’autant copain, je lui dis toujours que c’était génial”. qui était pourtant une des revendiplus frappant cations phares du que, nonobstant cette image négative du féminisme, certai- mouvement des femmes des années 70. nes de ses conquêtes demeurent envers Cela se marque de manière évidente sous et contre tout vivaces, comme une “sédi- l’angle des codes vestimentaires : ultramentation” du mouvement des femmes, sexy et “aguichant” pour les filles, chez pas mal de jeunes filles d’au- “conquérant” et macho pour les mecs… jourd’hui, même si c’est le plus souvent “à l’insu de leur plein gré”, car elles ignorent Une constante qui revient dans leurs tout des combats qui ont arraché ce qui témoignages est l’aspect capital de la leur semble de l’ordre de l’évidence. Sur le “beauté”, à savoir la conformité aux

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“canons” de leurs idoles. Et ce, tant chez les garçons que les filles. Aussi dominants soient ces “modèles”, on peut sérieusement se demander si les jeunes, les filles d’abord, mais aussi les garçons, se retrouvent dans cette espèce de jeu de rôles imposé qu’ils adoptent par défaut. La tendance ne serait plus à une recherche mutuelle de plaisir, mais à la reproduction d’une “image de plaisir”. La faute à l’islam ? Un élément très souvent mis en cause dans ce soi-disant recul dont feraient preuve les nouvelles générations, est l’influence de la “culture musulmane”, qui prédominerait chez de nombreux jeunes, filles comme garçons, et s’opposerait aux “avancées” de nos sociétés au cours des trente dernières années. Si je réfute ce type d’analyse et d’ “explication” unilatérale et ethnicisante, très proche de la détestable théorie du “choc des civilisations”, il est toutefois incontestable qu’une dimension (“multi”) culturelle entre ici en jeu. Une illustration parmi d’autres de ce “décalage” est, chez les filles comme chez les garçons d’origine immigrée (et pas exclusivement musulmane, soulignonsle), le rejet plus ou moins prononcé de l’homosexualité. Mais, là encore, c’est faire preuve d’amnésie par rapport à ce qui était encore la norme “chez nous” aussi, il y a à peine une génération, et plus particulièrement au sein de la classe ouvrière, traditionnellement imprégnée de “valeurs” phallocra-


tes exaltant la force physique et tous les attributs de la “virilité”. Pour d’évidentes raisons de place, je me contenterai de trois commentaires sur cet aspect “socio-culturel” : Image Copyright 2005© by Makan Emadi. All Rights Reserved

mental de la société occidentale, notamment envers les femmes. Et, au risque de faire hurler certain(e)s, je pose la question : peut-on entièrement leur donner tort, face à cette débauche d’images – et, pour une partie des jeunes, d’attitudes, d’abord vestimentaires – de plus en plus gratuitement provocantes ? Tant qu’à parler émancipation de la femme, sommes-nous si sûrs que nos sociétés soient un modèle en la matière ? •Ensuite, réduire cette question sous un angle purement “culturaliste” est bien commode. C’est faire l’impasse sur la dimension éminemment sociale des réactions de certains de ces jeunes. Et d’abord d’une partie des garçons des quartiers populaires, dont la “posture” souvent ultra-machiste s’explique essentiellement par leur vécu d’échecs et de rejet : le slameur Abd El Malik a superbement décrit cette dérive “viriliste” dans sa chanson “Les Autres”.

• D’abord, s’il est vrai que beaucoup de jeunes filles musulmanes se conforment à divers prescrits, notamment sous l’angle vestimentaire, mais plus globalement relatifs à la chasteté, à la pudeur… c’est certes en partie par tradition et éducation, par respect envers (certains diront “sous la pression de”) leurs parents et la « communauté”, à commencer par le quartier, ou pour se prémunir du harcèlement des garçons. Mais aussi, souvent, par réaction spontanée envers ce qui leur apparaît comme “l’impudeur” et l’irrespect fonda-

Daniel Welzer-Lang, spécialiste des questions de violence masculine, qui définit ces postures comme “des stratégies de défense collective face à la peur du chômage, du racisme, à l’état de non-droit, à la souffrance de ne pas avoir accès à un statut social positif”. Lecture confirmée par le sociologue Thomas Sauvadet : “Le capital guerrier symbolise dans ce contexte le mode de hiérarchisation le plus opérationnel. Sur fond de crise socio-économique et d’organisation délinquante, un capitalisme sauvage s’enkyste”. Ces auteurs relèvent entre autres que

chez ces jeunes “mecs”, la sexualité se décline selon le célèbre couple “maman/putain” - ici aussi, un grand “classique”, assez universel, y compris dans notre civilisation “des Lumières”. • Enfin, si l’on peut certes regretter et vouloir combattre ce repli plus ou moins “identitaire” (encore qu’ici, il s’agit d’une identité de substitut, “bricolée” avec les moyens du bord, et sans grande relation avec la culture musulmane d’origine), autre chose est de stigmatiser ces jeunes, sous prétexte qu’ils n’adoptent pas “nos valeurs égalitaires”. Attitude qui revient à une injonction paradoxale et paternaliste, du type : “libère-toi, deviens autonome, je l’exige ! C’est pour ton bien.” Outre que je doute fortement de l’efficacité de cette “pédagogie”, cela me semble une démarche assimilationniste assez pernicieuse. Et une manière très confortable pour notre société de se dédouaner des multiples formes d’oppression et de discrimination qu’elle continue quotidiennement à exercer, notamment envers les femmes, mais aussi envers ces mêmes jeunes défavorisés… En guise de conclusion : voyons plutôt le chemin parcouru Pour faire un bilan de l’évolution des mœurs et de la sexualité chez les jeunes depuis 68, il faudrait bien plus que ce modeste “point de vue”, et avant tout comparer ce qui est comparable. De mon expérience de terrain, certes limitée, je retire la conviction que les jeunes sont globalement plus libres que ne

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l’étaient la majorité de leurs prédécesseurs il y a 30 ans ou même 40, au plus fort de la “libération sexuelle”. Et que cela vaut aussi pour les filles, y compris celles issues de l’immigration, particulièrement “arabo-musulmane” (même si cela ne se fait pas toujours sans mal ni sans conflit), lesquelles me paraissent jouir pour la plupart d’une beaucoup plus grande autonomie que leurs mères. Car en l’occurrence, c’est cela l’étalon de mesure, et non pas le mode de vie des femmes occidentales - et bourgeoises des années 70 ! Alors qu’elles sont issues de pays qui n’ont pas connu la vague de fond féministe et la fulgurante libéralisation des mœurs qui a balayé l’Europe, on voudrait que ces populations accomplissent le même chemin que nous en l’espace d’une génération. Un peu d’humilité et de sens de la mesure : si l’on prend 1789 comme indice de référence, il nous a fallu plus d’un siècle et demi pour conquérir ces acquis sur le plan sexuel et affectif, qui datent tout au plus d’une bonne trentaine d’années ! Sans faire d’angélisme, je pense que l’“impatience” montrée par certain(e)s face à ce qui leur paraît de l’immobilisme, voire une régression, les empêche sans doute de voir les vrais progrès à l’œuvre de façon discrète (notamment l’émergence d’un courant de féministes musulmanes). Denis DESBONNET 1

Association en milieu ouvert

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Nous vous proposons d’approfondir cette question lors d’une table ronde intitulée “Liberté, Sexualité, Accessibilité”, dans le cadre de la soirée thématique “NO SEX”, du Festival des Libertés, organisée en partenariat avec Handiplus asbl et La Fédération Laïque de Centres de Planning Familial. Rendez-vous au Studio1 du Flagey, le samedi 18 octobre à 20h00. Avec : Chris Paulis (Docteur en anthropologie, ULg), Fabienne Bloc (animatrice en vie affective et sexuelle au Planning d’Auderghem, le CAFRA), José Camarena (coordinateur de Handiplus asbl). Table ronde précédée de deux courts métrages : “L’homme de compagnie” France – 2002 – 12’ – VO (français) Attablé à une terrasse, un jeune homme handicapé moteur regarde les jolies filles passer en écoutant de la musique. Une jeune femme est attirée par son regard. Une histoire de désir et d’attirance mutuelle, par-delà la “normalité”. “La joie” France – 1996 – 7’ – VO (français) Un jeune en chaise roulante qui a beaucoup de succès aux cartes et avec les filles, tente l’expérience ultime qui le confronte à son handicap.


Le théâtre : révélateur des tabous et lieu d’action citoyenne Une expérience de mixité hommes-femmes dans une commune bruxelloise Génaro Pitisci, metteur en scène et directeur artistique du Brocoli Théâtre, nous présente Missing comme étant le fruit du travail de la population de Saint-Josse. Le projet qui a abouti à cette pièce est né il y a deux ans, lorsque la Commune demande à cette troupe de proposer une expérience de théâtre-action à ses habitants. Ce fut le début d’une aventure humainement riche et métissée, comme la vie de ses quartiers !

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ne exigence marquera le projet dès le début : la non-mixité est interdite ! La politique communale, dans le cadre de la Politique des Grandes Villes, exige que le projet soit porté par les deux sexes. “Tu sais, je ne pense pas que tu vas y arriver… c’est impossible !” l’a-t-on averti. Le défi était lancé et Génaro a proposé d’aborder précisément cette question dans la pièce. “Nous avons voulu inscrire cette impossibilité de mixité dans le projet, en faire le thème principal”, nous confie-t-il.

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Ainsi, une fois la thématique définie, l’équipe du Brocoli théâtre s’est mise à l’ouvrage. La première étape a consisté en la formation d’un groupe d’habitants désireux de participer au projet. “Nous avons pris notre bâton de pèlerin et sommes partis à la rencontre des associations de la commune. Beaucoup d’entre elles étaient engagées dans des actions d’alphabétisation et d’apprentissage du français. Il fallait à chaque fois traduire le projet en plusieurs langues et présenter les étapes qui allaient suivre”. Pour contourner la difficulté liée à la mixité et ainsi permettre aux hommes et femmes qui n’auraient pas participé à un groupe mixte de s’exprimer, le démarrage du projet a aménagé deux groupes de parole, un pour les hommes, l’autre pour les femmes. Leur travail a duré trois mois et était consacré à des discussions sur les relations de genre aujourd’hui à SaintJosse. Des thèmes comme la virginité y ont été abordés et ce sont les femmes les plus jeunes qui ont éprouvé le plus de difficultés à libérer la parole à ce sujet. Cela a étonné Génaro “on touchait là à

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des tabous, c’était passionné et passionnant, parfois, au sein des groupes, et d’une fois à l’autre, on regrettait ses propos, mais c’était très riche.” Suite à cette première étape, le travail avec un groupe mixte a pu démarrer. “Nous avons entamé cette étape sur les bases du travail des groupes de parole, mais avec la difficulté que comportait la participation des habitants. Certains cachaient à leur famille qu’ils participaient à l’atelier, alors qu’on avait beaucoup de plaisir à découvrir le jeu théâtral.” C’est ainsi qu’un deuxième tabou a été dévoilé : “La redécouverte, par les adultes, de quelque chose qu’ils ne sont plus censés faire : jouer !” © photo : Mathilde Troussard

Accompagnés de l’animateur, Mehdi Beduin, les participants se sont permis de “mettre en jeu la vie pour essayer de mieux la comprendre, car le jeu théâtral est une sorte de prétexte pour permettre aux adultes de jouer”. Le but de cette étape était de faire découvrir certaines techniques, mais aussi, de faire émerger des expériences et des événements de la vie quotidienne qui, dans le cadre des rapports entre les hommes et les femmes,

étaient inacceptables pour eux. Cela visait à ébaucher l’histoire, de manière participative. “Mais, nous confie Génaro, la fidélisation était très difficile ! Plus on avançait dans la découverte du jeu, dans la construction de l’histoire, plus on perdait des participants car on s’approchait du moment fatidique de montrer l’œuvre.” Pour beaucoup de participants, le théâtre est un monde inconnu et parler en public fait très peur. C’est la découverte d’un nouveau tabou : “Pour certains habitants – parfois des voisins de longue date du Théâtre Le Public –, le lieu semble interdit. Ils ont peur de ne pas y être à leur place et certains d’entre eux y ont pénétré pour la première fois”. La culture serait-elle interdite à certains ? C’est, en tout cas, un sentiment difficilement avoué. “Heureusement, nous nous sommes retrouvés en bout de course, avec Hamid et Meryem, un homme et une femme. Il est marocain et elle est turque. Ils étaient prêts à continuer avec le projet et avaient participé depuis le début, à toutes les étapes.” Ouf ! Tout le monde respire ! La mixité n’est pas impossible… Seulement un peu difficile ! Cela nous mène à l’étape suivante : celle de l’écriture de la pièce. “Je devais rassembler les expériences ammenées par tous ces gens au cours des derniers mois et en faire un texte. Je me suis dit que l’aventure avait été tellement difficile, tellement chaotique et dangereuse qu’elle ressemblait beaucoup à la vraie vie, dans ce sens qu’elle ne tenait qu’à un fil !”, se


rappelle Génaro. Il décide donc de proposer à Hamid et à Meryem un spectacle qui soit “une mise en abîme de l’expérience elle-même”. C’est ainsi que le début du spectacle est tracé : un homme et une femme racontent comment leur quartier évolue, mais veulent rénover aussi les mentalités. Ils s’en vont proposer aux autorités un projet de théâtre-action… et c’est le début de l’histoire. La pièce raconte l’aventure qu’ils ont vécue, les mises en garde par rapport à la difficulté de travailler conjointement avec les deux sexes, la vérité de ces propos, les étapes du travail et l’énorme difficulté à garder ses compagnons de route. Mais un “accident” arrive… la rupture est proche et Meryem et Hamid vont devoir dévoiler leurs motivations personnelles, partager avec le public une partie de leur intimité pour pouvoir sauver la mise. “Au moment où les acteurs semblent se préparer à raconter la défaite de leur projet, le théâtre arrive enfin !”. Et il arrive en fanfare car c’est le chœur des habitants de Saint-Josse qui se joint aux acteurs pour représenter tous ceux qui sont partis. Leur parole permet de comprendre pourquoi le théâtre a été perçu comme quelque chose de dangereux. On découvre que cette expérience met en danger la stabilité de leur environnement “parce que le théâtre est une sorte de péché. Il permet de faire la différence entre ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas et parfois les gens ont été longtemps habitués à ne pas mettre en cause un certain discours sur la réalité. Jouer et faire la différence entre la

réalité et la fiction est potentiellement trop éclairant”, explique Génaro. Plus spécifiquement sur les tabous qui touchent aux relations hommes-femmes et qui ont été abordées lors des discussions et au sein du jeu théâtral, Génaro relève une sorte d’accord tacite : tout doit être fait pour garder la paix dans le ménage et dans la communauté. “Celles qui osent confronter leur mari en public, même si elles ont une forme de reconnaissance pour leur courage, sont cataloguées comme étant ‘un peu folles.” Le projet a permis d’en parler. “Les propos n’ont pas choqué. La démarche n’était pas remise en question non plus ; simplement, il ne faut pas montrer son soutien explicitement. Le chœur exprime tout cela et demande aux acteurs de continuer à raconter l’histoire de cette femme disparue qu’ils ont inventée ensemble.” Nous sommes arrivés à la fiction, à la délicate question du désir féminin et à sa place dans nos sociétés, à l’histoire d’une femme qui a été “emportée par un tsunami intérieur et qui déraille”.

toujours pas de place pour les désirs, mais aussi d’une société où la mixité est toujours possible, même si elle est difficile.

Propos recueillis par Paola HIDALGO Communication socio-politique

La pièce “Missing” sera jouée au Studio 1 de Flagey, le samedi 18 octobre, à 18h30 dans le cadre du Festival des Libertés. UNE CRÉATION DU BROCOLI THÉÂTRE ET DES HABITANTS DE ST-JOSSE / MISE EN SCÈNE : GENNARO PITISCI & MEDHI BEDUIN / AVEC : MERYEM ABALI EROL & ABDHELHAMID RAHALI SIHA ET LE CHOEUR D’HABITANTS DE ST-JOSSE

Missing est le miroir d’une réalité un peu tragique : “celle de citoyens qui veulent changer les choses, qui se rendent compte des blocages qui empêchent le changement désiré, mais qui découvrent le théâtre comme moyen d’en parler”. Tragédie de la femme, garante assignée de la stabilité sociale. Tragédie des hommes, qui se retrouvent écrasés par le fardeau de leurs rôles et responsabilités et par l’exigence d’être craints pour être respectés. Tragédie d’une société qui n’a

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Transgression C

’est en référence et en hommage à Georges Bataille que nous esquisserons, sans trop de prétention et avec un peu d’hétérodoxie, l’intime relation entre interdit et transgression.

s’imposèrent les humains. En définitive, c’est la peur de la mort qui fonde et oblige à respecter aussi bien le travail et ses contraintes que les interdits fondamentaux.

Toute l’œuvre et la vie de Bataille se placent sous le signe de l’excès, du dépassement des limites, de la transgression et de la quête d’une expérience souveraine1. Bataille s’est pourtant toujours tenu à l’écart des mouvements libertaires qui voulaient en finir avec les inepties des religions, morales, tabous et interdits. Dans la préface qu’il rédige pour Madame Edwarda : “Je tiens d’abord à préciser à quel point sont vaines ces affirmations banales, selon lesquelles l’interdit sexuel est un préjugé dont il est temps de se défaire.”

Parce que ces interdits participent au sens que l’homme a besoin de donner à sa mort, et gisent à l’origine de la “possibilité humaine”, il est insensé de vouloir les abolir. Mais surtout, pour l’auteur de L’impossible, si les limites venaient à manquer, s’évanouirait la possibilité souveraine de s’y mesurer et d’en faire l’expérience. Si rien n’était empêché, tout serait possible de manière égale sans que rien n’ai plus sens ni valeur. Ou encore, lever tous les interdits enlèverait la possibilité de la transgression.

Bien que le thème habite toute l’œuvre, nous résumerons ici le raisonnement développé dans L’érotisme (repris en “10/18” n°221/222) dont la première partie s’intitule “L’interdit et la transgression”. Bataille s’est passionné pour le seuil anthropogène. D’après les rares reliques retrouvées – des peintures, des sépultures et des outils – il postule que “…l’homme se dégagea de l’animalité première. Il en sortit en travaillant, en comprenant qu’il mourait et en glissant de la sexualité sans honte à la sexualité honteuse, dont l’érotisme découla.” (p. 35) Travail, mort et érotisme sont aussi à l’origine des premiers règlements, restrictions et interdits que

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Or, c’est dans l’expérience limite, l’excès et la transgression que Bataille voit la souveraineté de l’homme, sa plus grande liberté et son plaisir le plus intense ou infernal. Les expériences souveraines explorées par Bataille – l’érotisme, le rire, l’extase (sans dieu), l’écriture – visent à sortir de nos limites humaines, aller audelà de nous-même et de notre peur de la mort. “La limite n’est donnée que pour être excédée.” (p. 159) D’où sa célèbre définition de l’érotisme qui “est l’approbation de la vie jusque dans la mort” (p.15). Il importe donc que la transgression “lève l’interdit sans le supprimer”. Tout l’art de l’expérience souveraine repose sur un jeu de balance, appliqué à maintenir en

tension une duplicité “conciliant ce dont le principe est inconciliable, le respect de la loi et sa violation, l’interdit et la transgression” (p. 41). Car la transgression ne signifie pas ni ne souhaite revenir à une liberté première (animale) d’avant l’interdit ou à un monde sans limite ; elle ouvre un accès à l’au-delà des limites tout en préservant ces limites. D’ailleurs, cette contradiction fait système. “Il n’est pas d’interdit qui ne puisse être transgressé. Souvent la transgression est admise, souvent même elle est prescrite.” (p. 70) Par exemple, l’interdit du meurtre ne s’est nulle part opposé à la guerre, il est même proféré dans les Te Deum des défilés militaires. “La transgression organisée forme avec l’interdit un ensemble qui définit la vie sociale.” (p. 72) Il n’empêche. Cette relation étroite et ambiguë entre interdit et transgression ne permet pas de cautionner toutes les interdictions qui prolifèrent. Le raisonnement de Bataille est intimement lié à la mort et aux interdits fondamentaux qui s’y rapportent, structurent et rendent possible l’humain, jusqu’à sa possibilité ultime qu’est l’expérience souveraine. La drogue, par exemple, n’a pas besoin d’être interdite et de passer par la transgression pour donner accès à l’au-delà des limites, à la transe et à l’excès… Mathieu BIETLOT 1 La souveraineté de Bataille vise un état extrême de liberté, affranchi de toutes les servitudes de la vie et de la morale.


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CONCOURS A l’occasion de l’arrivée en Belgique de la pièce événement “Le jour où Nina Simone a cessé de chanter” de Darina Al Joundi, Bruxelles Laïque en collaboration avec le Théâtre 140 vous invitent à assister à la Première. Les 10 premières personnes qui nous enverront un courriel [bruxelles.laique@laicite.be] avec la mention “Concours Nina Simone” recevront 2 places gratuites ! Le mardi 25 novembre 2008 / 20h30 (dates complètes : du mardi 25 au vendredi 28 novembre) Un texte de Darina Al Joundi et Mohamed Kacimi Mise en scène d’Alain Timar

Réservations : 02/733 97 08 (les jours ouvrables de 12 h à 18 h)

Enfant de toutes les guerres du Liban, Darina Al Joundi a brûlé son enfance et sa jeunesse à Beyrouth, ville de tous les excès qui abuse de la mort comme de l'amour. Ville aussi de toutes les illusions, derrière ses façades réelles de liberté, de révolte, de fêtes et de beuveries, se cache une société conservatrice à l'affût du moindre écart de chaque individu. Beyrouth est une ville de l'exhibition où l'on ne survit que si l'on se dérobe au regard des autres. Darina a traversé, à son corps défendant, les nuits de Beyrouth, elle a vécu de près et dans sa propre chair l'exclusion dont peut faire preuve cette société conservatrice et féodale qui n'hésite pas à exclure et à bannir quiconque enfreint l'espace du religieux. Surtout quand la liberté est prise par une femme, sachant que la femme reste une langue étrangère dans le monde arabe. Au Liban, on peut s'affranchir de tout sauf de Dieu. Darina Al Joundi a fait cette expérience des limites. Elle en ressort, brûlée mais libre, avec ce texte de feu et de folie.

Ce que la presse en dit : Le Monde / Brigitte Salino “Cette femme est là parce qu’elle a vraiment quelque chose à dire. C’est sa vie qu’elle vient raconter, une vie à la liberté démente. Son récit a coulé d’elle comme un fleuve en crue. L’écrivain Mohamed Kacimi l’a aidé à contenir ses mots, rythmés par une chanson de Nina Simone, “Sinnerman”. Une chanson obsédante comme le désir de vie d’une femme, Darina Al-Joundi.” Le Soir / Catherine Makereel “(...) Bien plus qu’un récit incandescent, ce seul en scène est une leçon de résistance pour toutes les femmes d’Orient et d’Occident aspirant à plus de liberté sexuelle, amoureuse, sociale ou religieuse. Coup de coeur de la presse au dernier Festival d’Avignon, cette pièce a la sang chaud, à l’image de son actrice libanaise, ses yeux de braise, son caractère éruptif et sa robe rouge vif. (...) Prenant parfois le détour de l’humour, Darina al Joundi évite tout pathos, rappelant immanquablement le Persepolis de Marjane Satrapi, par ses thèmes et sa subtile insolence. En un mot : Bravo!”

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© photo : Ange Esposito D.R.


Ariane HASSID, Présidente

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Mathieu BIETLOT Mario FRISO Paola HIDALGO Thomas LAMBRECHTS Sophie LEONARD Alexis MARTINET Ababacar N’DAW Cedric TOLLEY Olivia WELKE

GRAPHISME Cédric BENTZ & Jérôme BAUDET EDITEUR RESPONSABLE Ariane HASSID, Présidente de Bruxelles Laïque, 18-20 Av. de Stalingrad - 1000 Bruxelles ABONNEMENTS La revue est envoyée gratuitement aux membres de Bruxelles Laïque. Bruxelles Laïque vous propose une formule d’abonnement de soutien pour un montant minimum de 7€ par an à verser au compte : 068-2258764-49. Les articles signés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.

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