Bruxelles_Laique_Echos_2007_01

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Sommaire Editorial ......................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 3 Entreprise de déconstruction.................................................................................................................................................................................................................................................................................................. 5 Charnière ou chantier de l’histoire ..................................................................................................................................................................................................................................................................................... 9 Retour au XIXe siècle... ................................................................................................................................................................................................................................................................................................................ 13 La passion du travail ..................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 17 HUMEURS : non à la double peine ................................................................................................................................................................................................................................................................................. 19 LIVRE-EXAMEN : l’improbable emploi ........................................................................................................................................................................................................................................................................ 21 Activation : lutter contre les chômeurs plutôt que s’attaquer au chômage ........................................................................................................................................................................... 22 EN MOUVEMENT : la Boutique d’Emploi.................................................................................................................................................................................................................................................................. 26 De quelques conscéquences politiques de l’émergence d’un précariat .................................................................................................................................................................................. 30 La décroissance : moins de biens plus de liens ................................................................................................................................................................................................................................................ 34 La vie à plein temps ....................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 38 PORTAIL : “la cloche dit : prière ! Et l’enclume : travail !”......................................................................................................................................................................................................................... 42 AGENDA : échos laïques de vos activités bruxelloises .............................................................................................................................................................................................................................. 44

Bruxelles Laïque est reconnue comme association d’éducation permanente et bénéficie du soutien du Ministère de la Communauté française, Direction Générale de la Culture et de la Communication, Service de l’Education permanente. Bruxelles Laïque asbl Avenue de Stalingrad, 18-20 - 1000 Bruxelles Tél. : 02/289 69 00 Fax : 02/502 98 73 E-mail : bruxelles.laique@laicite.be http://www.bxllaique.be/

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epuis un quart de siècle, à Bruxelles Laïque, nous soutenons les individus précarisés dans leurs démarches pour retrouver une place dans la société et pouvoir vivre dans la dignité. Nous nous soucions aussi bien de l’émancipation de chacun vers plus d’autonomie que de la consolidation du lien social vers plus de solidarité. En effet, notre Boutique d’Emploi participe activement à lutter contre l’exclusion, les inégalités, la dévalorisation et la culpabilité qui frappent les personnes sans emploi. Le premier objectif de cet accompagnement, ou plus précisément de ce partenariat, consiste à faciliter la recherche et l’obtention d’un travail. Celui-ci, en effet, reste le premier lieu de socialisation et d’appartenance collective, le principal vecteur de reconnaissance et de valorisation individuelle, dans notre société qui lui octroie une importance capitale voire “vitale”. Tout notre régime de sécurité sociale s’est également édifié autour du système salarial. Pourtant, nos analyses politiques et sociales constatent depuis quelques temps les difficultés ou insuffisances de ce système de solidarité. Pourtant, l’expérience de la Boutique d’Emploi nous apprend que les attentes de notre public se situent bien en-deçà mais aussi au-delà de la sphère professionnelle : les usagers de la Bou-tique d’Emploi nous font part de leur besoin de parler, de leurs malaises psychologiques, de leurs problèmes familiaux et de leurs difficultés financières. Pourtant, l’objectif une fois atteint, le contrat de travail enfin signé, rien n’est acquis durablement, puisque l’emploi, souvent précaire, ne préserve plus de la vulnérabilité, et tout n’est pas résolu puisque le travail ne garantit plus forcément l’épanouissement individuel et l’appartenance sociale. Nous nous posons donc des questions sur le sens et la pertinence de notre démarche d’aide à l’emploi, nonobstant ses succès appréciés.

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epuis un peu plus d’un quart de siècle, la crise économique et le chômage monopolisent tous les discours et programmes politiques. Présenté comme un cancer qui ravage nos sociétés et déprave les individus, le chômage serait le mal social extrême de l’époque. Les politiques de résorption du chômage, menées par nos gouvernements, toutes formations con-fondues, semblent s’empêtrer dans des impasses peu questionnées. Constatant l’échec des précédentes, des nouvelles mesures sont adoptées, toujours plus complexes et contraignantes, au nom des mêmes principes réaffirmés : il faut responsabiliser les chômeurs pour les rendre autonomes et relancer la croissance de l’économie pour créer des emplois. Ces principes sont perpétués comme des dogmes quand bien même ils nous mènent à l’antipode de leur prétention : une croissance atteinte au détriment de l’emploi ou des

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conditions de travail et une culpabilisation aliénante de ceux qui n’y ont pas accès… Le travail génère alors autant de stress pour ceux qui souffrent de son absence et de la stigmatisation qu’elle provoque que pour ceux qui subissent ses conditions dégradées et la pression qu’exercent l’exigence de compétitivité ou la crainte du licenciement. Animés par notre attachement au libre examen, ce sont ces principes dominants, et l’ensemble des vérités ou vertus associées au travail, que nous souhaitons interroger ici. Dans quelle mesure une bonne part des malaises et impasses actuels ne résulte-t-elle pas d’une inadéquation entre une conception du travail héritée de la révolution industrielle et les évolutions technologiques, économiques et sociales plus récentes ? La question est vaste. Nous ne pourrons pas en explorer toutes les dimensions. Nous privilégierons le prisme de la socialisation. Quelle socialisation le travail favorise-t-il encore aujourd’hui ? Qu’en est-il des possibilités de socialisation en dehors du travail ? Avec ou sans travail, la morale doloriste ou culpabilisante n’a jamais été l’affaire des laïques. A l’intérieur ou à l’extérieur du monde du travail, notre projet demeure celui d’une société progressant vers toujours plus de dignité et d’épanouissement, de plaisir et de liberté, d’émancipation et d’implication citoyenne. Ariane HASSID Présidente

Naomi KLEIN “Dans cette course au profit, beaucoup sont passés maîtres dans l'art de bafouer les droits de l'homme : l'esclavage moderne existe”

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Entreprise de

déconstruction

Origine et généralisation de l’idée moderne de travail 1 Le travail, tel qu’il est reconnu et carte de visite – et de faire l’apprentissage pas celui de l’enfantement, mélange de promu par notre société, y occupe une place centrale et y joue un rôle déterminant. Tout d’abord, il constitue le principal moyen d’acquisition des revenus, c’est-àdire de satisfaction des besoins “vitaux”, et, plus loin, l’assurance d’être prémuni contre tous les aléas de l’existence. Ensuite, la sociabilité faisant partie intégrante des besoins et de la condition humaine, le travail permet de trouver sa place dans la société, de se voir conférer une utilité reconnue par la collectivité, d’entrer en relation avec les autres – à la fois parce que nous les rencontrons sur le lieu de travail et parce que notre profession constitue bien souvent notre première

de la vie sociale, d’assimiler ses codes de conduite, de s’y intégrer et d’y acquérir notre “valeur”. En façonnant le lien et favorisant l’intégration sociale, ce n’est pas seulement la formation de la personnalité mais aussi la constitution des identités collectives qui se jouent dans l’espace professionnel. Enfin, le travail incarne le processus par lequel l’individu se réalise et s’épanouit, lutte contre les contraintes naturelles et devient ce qu’il est. Instance de la production de soi, manifestation de la liberté créatrice de l’homme, le travail constituerait le caractère anthropogène par excellence : l’essence humaine. Le premier travail n’est-il

douleur et de création ? L’évidence de certaines conceptions se fait parfois aveuglante. Elles ne nous paraissent “naturelles” que parce qu’elles ne sont plus interrogées. Les impasses où s’empêtrent, depuis un quart de siècle, les politiques de résorption du chômage ne devraient-elles pas inciter les libres penseurs à soumettre le concept de travail à un examen critique et historique, ou “généalogique” ? Un tel détour pourrait nous amener à comprendre que la situation actuelle, qui nous paraît inéluctable, ne tombe pas du ciel mais résulte d’un processus historique, c’est-à-dire d’évolutions politiques,

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économiques, sociales et culturelles, de rapports de forces, de sédimentations de pratiques et de visions du monde. Et découvrir alors qu’il aurait pu en être autrement et par là qu’il pourra encore en être autrement.

Généalogie et logique indigène Ce que nous entendons généralement par “travail” et qui structure nos sociétés se révèle, à l’examen, désigner une invention relativement récente, apparue avec la modernité et répandue par l’industrialisation de l’économie et du monde. Dès lors que nous prenons un peu de recul, l’histoire et l’anthropologie attestent que “notre” travail est loin de constituer un invariant de la nature humaine ou de la civilisation, qu’il peut occuper des places et endosser des significations très différentes. Les sociétés dites “primitives” découpent tout autrement que nous les dimensions du travail : les besoins “naturels” y étant limités, le temps et les efforts consacrés à leur satisfaction sont minimes ; les surplus ne font l’objet d’aucune accumulation ou thésaurisation ; le gain individuel n’y motive pas l’activité de production, l’individu même n’y existe pas en tant que tel ; certes des efforts y sont déployés mais en pure perte, à des fins de rituels et de parades sociales, animés par le bâton de la contrainte tribale plutôt que par la carotte de la rémunération matérielle ; la redistribution procède d’une logique sociale sacrée et non économique. Le travail, en tant que tel, n’y existe pas, ne fait pas partie des catégories sociales.

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L’antiquité hellénique a, elle, “belle” et bien, médité sur le sens du travail mais celui-ci se situe aux antipodes de celui que nous avons assimilé. Les activités humaines n’y étaient valorisées qu’en raison de leur ressemblance avec la perfection divine, éternelle et immobile. Au sommet de la hiérarchie sociale, trônait l’activité contemplative (la theoria, science mathématique ou philosophique), suivie de l’action éthique et de l’action politique qui, toutes trois, possèdent leur fin en ellemême et s’exerce davantage par l’âme ou la raison que le corps. C’est précisément parce qu’elles relèvent de la liberté, de l’autonomie et, pourrions-nous dire, de la gratuité qu’elles étaient célébrées. A l’opposé, tout ce qui est soumis à la nécessité, ne possède pas sa propre finalité autonome et appartient à l’animalité, était méprisé par les Grecs. Pour tous les philosophes qui, contrairement aux peuples tribaux, ont pensé et articulé rationnellement les activités de production, celles-ci sont reléguées au rang des tâches dégradantes, ne sont jamais valorisées ou investies d’un rôle décisif dans l’organisation sociale ou individuelle. Travailler pour se nourrir ou gagner de l’argent rabaissait l’homme à l’animalité et s’opposait à l’exercice de sa citoyenneté. Loin d’être un vecteur de socialisation, le travail, signe de servilité, incarnait une instance d’exclusion. L’homme se découvrait comme animal rationnel et politique : ce n’était donc qu’en exerçant sa raison et sa citoyenneté qu’il pouvait réaliser son essence, affirmer et valoriser son identité, s’épanouir et se lier à ses semblables. Une telle organisation sociale et politique ne fut possible – on le sait – qu’au prix de l’esclavage (en ce compris celui des femmes

confinées dans la sphère privée, sphère de la nécessité économique2) et des conquêtes commerciales de la Méditerranée. Ajoutons encore que les multiples tâches et métiers des esclaves étaient pensées sur l’agora selon les catégories de la philosophie ou de la physique mais jamais unifiées sous la notion de travail. Un tel concept n’avait vraiment aucun droit de cité dans la démocratie athénienne.

La réflexion grecque fonde néanmoins notre civilisation et nous pouvons attribuer à Aristote la paternité première de notre conception du travail (issue d’une démarche théorique, contemplative, nullement mise en application à l’époque3). Si nous poursuivons notre remontée aux origines de la civilisation occidentale (qui a aujourd’hui colonisé l’entièreté de la planète), nous observons dans l’Empire Romain une reprise parfaitement conforme du modèle et de l’entreprise grecs que les expéditions impériales exporteront à toute l’Europe et propageront jusqu’à la fin du Moyen-Âge. Cicéron, par exemple, oppose aux activités libérales exercées pour elles-mêmes (réservées aux hommes libres), les activités serviles effectuées sous la dépendance (reléguées aux escla-


ves). Ce n’était point la division entre vassaux contraints au travail et suzerains vivant du travail de ceux-ci qui structurait les rapports sociaux mais, à l’inverse, les rapports de domination fondés sur le rang, le sang ou la violence qui distribuaient l’obligation ou la dispense de labeur. Il était impensable pour les dominés de voir dans le travail l’origine de leur exploitation et de rédiger un manifeste pour faire des forces productives le levier du renversement social et de leur émancipation… La troisième grande racine de notre “civilisation”, le christianisme qui se répandit parallèlement à l’Empire Romain, commença par confirmer la supériorité de l’âme sur le corps et le mépris du travail vécu comme une punition et une malédiction frappant le premier des pécheurs, Adam. A l’instar des Grecs, le modèle de référence, l’action divine était toute contemplative et spirituelle : c’est par la parole que tout fut créé. De même, le croyant ne gagnera pas son salut par l’effort laborieux mais par l’ascèse, la foi et la prière ; il ne sera soumis à la torture du travail qu’à mesure de ses péchés. L’étymologie du mot “travail” remonte d’ailleurs à cette époque : du latin trepalium ou tripalium qui était un instrument de torture à trois pieux. La première définition du terme mentionnée par Le petit Robert le confirme : “Etat de celui qui souffre, qui est tourmenté ; activité pénible”. Vers la fin du Moyen Âge, c’est au sein du christianisme4 qu’une lente conversion du rapport au travail s’est opérée dont nous nous appliquons encore aujourd’hui à récolter les fruits de plus en plus rares ou

avariés. Un tel retournement philosophique venait accompagner des nécessités pratiques internes à l’Eglise – l’établissement de normes de vie et d’une discipline monacales – et, au dehors, des reconfigurations politiques, des transformations sociales et des impératifs économiques : l’explosion des rivalités domaniales et la formation des Etats-nations, l’ascension de la classe des artisans, l’essor des grands marchands, le développement des échanges et l’expansion commerciale jusqu’au triomphe du mercantilisme. En un mot, la crise du féodalisme et l’émergence de la Renaissance. Tout en conservant l’éternelle morale doloriste, une relecture de La Bible décela dans la Genèse le premier acte de travail et les humains furent enjoints à imiter le grand artisan. La paresse et l’oisiveté furent érigées au rang de péchés capitaux.

La dissolution des liens traditionnels La rupture des liens vassaux et de toutes les allégeances médiévales constitua de surcroît une masse de sujets, libres des contraintes physiques du servage, mais soumis à la nécessité et donc prêts à vendre leur force de travail. L’émergence de ces forces vives a été, elle aussi, pensée non par les pères de l’Eglise mais par les chantres de la modernité ; la philosophie et la société s’étant, entre-temps, sécularisées. Avec la Réforme5 d’abord, avec Descartes, Hume ou Leibnitz ensui-te, les créatures de Dieu cédèrent la place aux sujets pensants, libres et distincts du monde naturel. Depuis la fin du géocentrisme, la nature n’est plus vue comme le

reflet du créateur mais comme une table écrite en langue mathématique (Galilée), perméable à l’esprit (Descartes) et modifiable en vue de l’utilité des hommes (Bacon). Les moyens de transformation et d’aménagement de la nature sont alors la science et le travail. En même temps que les principes de connaissance sacrés, s’écroula l’ordre traditionnel. Les communautés naturelles cédèrent donc la place au contrat social qui fonde la société sur la volonté humaine. Il restait à trouver de nouveaux principes pour organiser les rapports entre ces volontés individuelles.

La solution du travail Sans nous prononcer sur la distribution des rôles entre la poule et l’œuf, nous pouvons observer que l’industrialisation et l’accumulation capitaliste n’auraient pas été possibles sans la substitution du calcul comptable et de la rationalité économique à l’ordre et aux valeurs traditionnelles. Et c’est clairement cette science économique naissante du XVIIIe siècle, couplée à la physique newtonienne, qui inventa la notion univoque de travail telle que nous l’avons définie à l’orée de cet article. Affranchi des préceptes condamnant la cupidité et l’usure, Adam Smith entreprit de définir les lois qui déterminent l’accroissement des richesses et découvrit dans le travail à la fois une puissance génératrice de valeur et une substance homogène et infiniment divisible. Mesuré en temps, il permet tous les calculs comptables. En tant qu’unité de mesure de choses incommensurables, le travail facilite et objective les échanges. Il se révèle en outre détachable des marchandises qu’il produit ou mesure, de sorte que ceux qui

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n’ont rien à échanger peuvent vendre leur force de travail à ceux qui possèdent beaucoup. Il devint donc une marchandise comme les autres et donna, par là, forme au salariat qui s’ébauchait alors en réponse aux besoins de main-d’œuvre de l’industrie florissante. Locke vit dans ce nouveau concept des vertus émancipatrices : en tant que manifestation de la liberté individuelle, le travail pourrait régir les rapports sociaux indépendamment de toute hiérarchie traditionnelle ou arbitraire. La nouvelle science économique s’érigea alors en principe d’organisation et de régulation sociale : la manufacture d’épingles décrite par Smith fut prise pour métaphore et modèle de la société. Ainsi naquît le travail. Ainsi gagna-t-il sa place centrale au cœur de l’organisation sociale et de la vie des individus. Ainsi se substitua-t-il à une multitude de tâches, jadis disparates. Ainsi, phagocytera-t-il par la suite un éventail toujours plus étendu d’activités humaines. Nous nous sommes focalisés ici sur les changements des visions du monde et de l’homme qui ont accompagné – rendu possible – la révolution industrielle et le

développement du salariat. Nous n’oublions pas pour autant que l’histoire ne marche point sur sa tête et que sans les évolutions démographiques, économiques, technologiques et sociales6 que ces idées escortèrent, nous n’en serions pas arrivés là… Cette histoire se poursuivra par le développement du mouvement ouvrier qui assimilera complètement la conception moderne du travail sans en accepter les conditions de mise en œuvre, éprouvant dans sa chair le décalage profond entre les vertus associées au travail et les vices du labeur tel qu’il se vit et se vide de sa substance au jour le jour. Il y puisera un potentiel de libération : c’est en tant que producteurs de la valeur ajoutée et réunis par une même condition d’exploitation que les prolétaires s’organiseront pour se réapproprier leur travail et créer une société fondée sur le travail épanouissant pour tous… Il va sans dire que les révolutions communistes d’un côté, les réformes sociales-démocrates de l’autre, ont profondément ancré le travail au cœur de l’organisation sociale. Avec la mise en place de l’Etat social qui s’en suivit, le salariat est devenu la clé de la redistribu-

tion des risques et de l’institutionnalisation de la solidarité7. Point de convergence de l’économie et de la philosophie politique, cette invention du travail rallia les traditions chrétiennes, humanistes, libérales et marxistes8. Elle s’est propagée planétairement, sa rationalité s’est ramifiée aux confins du monde vécu, jusqu’à s’universaliser et se naturaliser, en oubliant son contexte d’émergence ; effaçant par là sa contingence. Cet oubli de l’origine de nos conceptions gît probablement à la source de bon nombre de difficultés et d’impasses contemporaines. Mathieu BIETLOT Coordinateur sociopolitique

1 Ces propos sont extraits (et contractés) de mon article “A l’ère du trépas du Tripalium. Métamorphoses sociales” (Les Temps Modernes, n°600, juillet-août-septembre 1998, pp. 57-104), lui-même inspiré, pour ce qui est repris ici, des ouvrages suivants : André Gorz, Métamorphoses du travail : Quête du sens, Paris, éd. Galilée, 1988 ; Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Paris, éd. Aubier, 1995. 2 Etymologiquement, oikos-nomos signifie la régie de la maison. 3 Bon nombre des inventions techniques qui seront mises en œuvre par la révolution technologique de l’époque industrielle étaient déjà présentes, en puissance, dans les recherches des savants grecs mais vu leur désintérêt pour le travail et la production, nul n’envisagea de les développer concrètement. 4 Et sa récupération de la philosophie aristotélicienne par Saint Thomas D’Aquin. 5 Nous ne nous étendrons pas ici sur le rôle notoire de l’éthique protestante dans l’origine du capitalisme (Weber) : l’individu accède au premier rôle, chargé d’interpréter par son libre arbitre les Ecritures, et manifeste son élection à la grâce divine par ses œuvres : “à leurs fruits, vous les reconnaîtrez”. Conception qui se retrouvera dans l’immense synthèse de l’histoire et de la pensée humaines mise en mouvement par Hegel : l’intériorité spirituelle ne se mesure qu’à son extériorisation, le faire révèle l’être et connaître signifie agir. Marx contribuera ensuite à la propagation de ces principes. 6 D’autres contributions du présent dossier évoquent ces évolutions. 7 Nous avons indiqué dans un numéro précédent que l’insécurité sociale croissante n’était pas sans signaler que le travail et le salariat ne sont plus tout à fait en mesure de tenir leurs promesses. (Olivia Welke “L’insécurité sociale », in Bruxelles Laïque Echos, n°55, 4ème trimestre 2006, pp. 13-15) 8 Pourtant la conception (grecque) de la liberté ne commençant qu’au-delà du règne de la nécessité fut réaffirmée par Marx et l’on peut aussi lire dans son œuvre une volonté de se libérer par le travail d’abord, pour ensuite se libérer du travail.

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Charnière chantier de l’histoire

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Changement et continuité dans l’évolution du travail L’histoire du travail “met en scène” les transformations du travail qui sont indissociables de ses représentations. Les acteurs de cette histoire ne sont pas seulement les travailleurs, les employeurs et l’État, mais également les structures sociales qui produisent et transforment ces acteurs et les historiens et socio-

Une machine à inclusion Sans doute, si l’on se réfère aux emplois

logues qui les mettent en forme. Comprendre la vie de travail c’est compren- que l’on supprime, ou aux personnes qui dre en même temps que celle-ci se déroule dans un monde peuplé de significations qui lui sont extérieures ; c’est comprendre que son histoire est mêlée à l’histoire de l’industrie, du capital, des techniques, de l’organisation et de l’éducation.

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ujourd’hui le thème de la “fin de la centralité du travail” semble recueillir de nombreux suffrages. Le travail serait “en mutation”, “une valeur en voie de disparition”. Mais de quelle “centralité” et de quelle “valeur” s’agit-il ? Par rapport à quoi la mutation se mesure-t-elle ? Nous ne pouvons percevoir ce qui a changé dans le travail que par rapport à ce qu’il était dans le passé et tout dépend de l’étalon de référence.

n’y ont pas accès, pourra-t-on parler de la perte de la centralité du travail. L’emploi procure cependant toujours non seulement un revenu mais aussi un statut social. On peut se trouver écarté du travail par la maladie ou le chômage ou encore, bénéficier d’une retraite. Par les revenus de remplacement que procure l’emploi, par la pension de retraite et les soins de santé auxquels il donne droit, le travail constitue néanmoins, plus que jamais, une sorte de ticket d’entrée à la société. Il tend d’ailleurs à subordonner toute l’existence des individus et à les transformer à son rythme. Il oriente la formation, la résidence, la façon d’être de chacun, le destin des enfants, ou encore les flux migratoires.

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Cette fonction inclusive du travail demeure prédominante et si l’on se préoccupe actuellement de plus en plus des phénomènes d’exclusion, il importe de savoir à quelle aune on se réfère. Au début de l’industrialisation, les travailleurs représentaient une masse flottante d’ouvriers, recrutés dans les campagnes ou à l’étranger, appauvris par les bas salaires, décimés par le chômage, les accidents de travail et les maladies professionnelles. Le travail signifiait paupérisme : le fait de devenir pauvre, massivement et collectivement, ne résultait donc pas de l’oisiveté, mais du travail en usine. Le chômage, dont le volume variait avec la conjoncture, constituait un risque inhérent à la condition ouvrière. Sous l’impulsion des luttes syndicales, avec le développement des assurances sociales et de la négociation collective, le salaire changera progressivement de sens. Il s’obtiendra certes par l’occupation d’un emploi, mais il se rapportera aux différents cycles de la vie. Par le salaire devenu social, en particulier par la distinction entre “le salaire direct” versé au travailleur et “le salaire indirect” formé par les prélèvements sociaux, une partie substantielle des revenus des salariés sera détachée du travailleur particulier et sera redistribuée. Dans cette perspective, le salaire n’est plus “un prix” défini par le marché, mais un barème collectivement négocié. On peut désigner cette évolution en termes de “démarchandisation” du travail dans la mesure où la formation des salaires et la sécurité sociale échappent aux mécanismes du marché. Le travail n’est désormais plus un facteur d’exclusion mais d’intégration sociale. Alors que le niveau de consommation des salariés augmentait, ils

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accédaient également – certes avec des tensions, des conflits et des luttes – à une stabilisation sociale relative, en rupture avec la précarité antérieure du salariat. La santé, la retraite, le chômage, l’éducation s’inscriront dans ce processus de socialisation. Un emploi ne procurera donc plus seulement un revenu, mais aussi des droits sociaux. La montée et la persistance du chômage indiqueraient-elles aujourd’hui que le travail perd sa centralité, qu’il “s’émiette”, que ses fonctions et valeurs sont “en mutation” ? Ces thèses ne me paraissent pas des plus convaincantes. Comment, dès lors, distinguer le changement de la permanence dans le travail ? On s’accorde pour dire que notre époque est celle de la fin du taylorisme et du fordisme. Aurait-on dit la même chose si l’on n’avait pas pris pour référence du travail dans les “trente glorieuses” l’automobile et les fabrications métalliques mais la chimie ou la pétrochimie, les soins de santé ou l’enseignement, la distribution ou encore – le plus ignoré de tous – le travail domestique ?

Des ouvriers sans classe Si le taylorisme-fordisme constitue dans les représentations courantes l’archétype d’une forme de production et de consommation qui a accompagné la dernière phase de l’industrialisation, le travail artisanal constitue, sur une bien plus longue période, le prisme à travers lequel sont envisagées explicitement ou implicitement les représentations dominantes que nous nous faisons du travail. L’unité supposée “naturelle” du travail est alors opposée à

ses formes parcellisées, émiettées, fragmentées et en conséquence dégradées. Dès lors que la référence du travail sera prise dans sa forme artisanale, et celle de l’ouvrier et de sa classe dans les grandes concentrations industrielles, les historiens comme les sociologues ne pourront que regretter l’unité perdue du travail, diront leurs adieux au prolétariat et pourront célébrer la fin du travail. Ils ne percevront en conséquence rien ni des transformations du travail ni de la condition des ouvriers1. La notion de classe ouvrière suppose que les travailleurs de diverses professions et régions ressentent entre eux, par delà les cloisonnements de métier, d’entreprise, de secteur, de statut, d’âge, de sexe, d’origine régionale ou nationale, etc., une communauté de destin et d’objectif. L’exploitation a été, dans ce cadre de référence, l’expérience dans laquelle s’est constitué le rapport inégal des classes, réglé par le capital, et la formation d’une conscience de classe. Dans un rapport de force qui s’est construit à travers l’histoire de l’industrialisation, le mouvement ouvrier a porté les revendications du travail, à travers ses diverses composantes, politiques, syndicales et associatives, politiquement et idéologiquement diverses voire opposées. Depuis le milieu des années 1970, dans un rapport de force dégradé par la montée du chômage d’abord et par les transformations géopolitiques découlant de l’effondrement du bloc de l’Est ensuite, on n’a pas assisté à la “perte de la centralité du travail”, ni à la disparition de la condition ouvrière, et encore moins à celle des


ouvriers. Mais, sans doute, pour reprendre les termes de Karine Clément, à la “désubjectivation de la classe ouvrière”2. Placée dans l’incapacité de faire prévaloir ses revendications, éprouvant des difficultés de plus en plus grandes pour s’organiser, celle-ci ne se reconnaît plus ellemême. Les ouvriers vivent dans un monde organisé par les catégories des autres classes, dans un monde peuplé de significations qui lui sont étrangères. Si bien que si les ouvriers restent nombreux, si la condition ouvrière caractérise toujours la vie quotidienne de fractions importantes de la population, la classe ouvrière paraît par contre singulièrement absente. Celleci en effet, ne se constitue pas spontanément, comme par miracle dans le travail, mais seulement en se donnant la capacité de représenter les revendications du travail dans les antagonismes politiques. Le mot “ouvrier”, désormais connoté péjorativement, sera remplacé par “opérateur”, alors que la classe ouvrière sera rayée du vocabulaire. Enfin, les conditions de travail ne seront plus perçues à travers la grille de “l’exploitation”, mais des “organisations qualifiantes” et parfois de la “souffrance au travail”3. Cette évolution est liée à la détérioration récente des conditions de travail. L’accroissement du chômage a permis de présenter les salariés comme des privilégiés. Ceux-ci, trop heureux d’occuper un emploi, n’avaient guère de raison, affirmait-on, de se plaindre de leurs conditions de travail, et encore moins d’exiger de meilleurs salaires face à la détresse de ceux qui étaient précisément privés d’emploi. À l’inverse, la précarité des

statuts, les mauvaises conditions de travail et la faiblesse de leur rémunération servaient à culpabiliser les chômeurs toujours suspectés d’abuser d’indemnisations perçues sans même travailler, de manière à leur faire supporter la fragilisation de leur statut et les faibles niveaux d’indemnisation ; à les amener, par la suite, à accepter un emploi quelles qu’en soient les conditions. En d’autres termes, pour reprendre le raisonnement de Christophe Dejours, la souffrance des chômeurs a contribué à augmenter celle des salariés, alors que la souffrance des salariés alimentait à son tour celle des chômeurs. La détérioration des conditions de travail qu’on observe depuis vingt-cinq ans – attestée depuis 1990 par les enquêtes de la Fondation de Dublin pour l’amélioration des conditions de vie et de travail : augmentation des charges physiques et psychiques au travail, augmentation du stress, de la violence, des maladies musculo-squeletiques et des dépressions dans le milieu professionnel – n’est cependant que relative. Sur le long terme, la tendance est clairement à l’amélioration. En aucun cas, les conditions actuelles du travail, et encore moins, leur formulation en termes de pénibilité, ne peuvent être comparées à la situation qui prévalait au début du siècle passé où c'était le destin des mineurs de voir leurs poumons se transformer en pierre, des couvreurs de tomber du haut des toits, et des enfants d’avoir leurs membres broyés dans des métiers à tisser…

Psychologie du personnel

La souffrance au travail ne résulte pas de la centralité du travail mais tout au contraire du déni dont il est l’objet et de la destruction des identités sociales qui s’en suit. Le harcèlement au travail, qu’il soit sexuel ou “moral”, est bien sûr un phénomène ancien. Ce qui est nouveau, c’est l’ampleur qu’il a prise au cours des dernières années en raison des nouvelles formes d’organisation du travail et des formes actuelles de l’évaluation des salariés dans les pratiques managériales. Si bien que le “management par la peur” a contribué à durcir la domination au travail. La psychologisation des relations de travail, comme en témoigne l’engouement suscité par le livre de Marie-France Hirigoyen, a permis de nommer le “harcèlement moral” et a mis à l’avant plan celui subi par les salariés4. Mais en même temps, en attribuant le phénomène aux caractéristiques du harceleur pervers et narcissique d’une part, et du harcelé ramené au statut de victime d’autre part, les conditions sociales et organisationnelles qui favorisent le harcèlement et rendent justement possibles les comportements des harceleurs

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pervers, et des harcelés victimes, se trouvent occultées, ou tout au moins reléguées à l’arrière plan. L’effet de disciplinarisation du chômage a permis de délégitimer le travail. La voie pour diminuer la place du travail dans la sphère publique s’est trouvée en conséquence largement ouverte. Les rapports de domination au travail ne sont plus lus dès lors en termes d’exploitation mais de rapports interpersonnels, renvoyant chacun à son intériorité. Les ressorts psychologiques du harcèlement deviennent essentiels dans cette perspective, dans cette entreprise idéologique d’individualisation des rapports sociaux. Mais réduite aux relations individuelles, la dénonciation du harcèlement peut tout aussi bien se retourner en son contraire. Victimes et bourreaux peuvent alors devenir tour à tour interchangeables. Avec le tournant des années ’70-80, sous l’effet du chômage massif, des discours de “crise” et d’une campagne idéologique basée sur la dénonciation des dépenses publiques, c’est aussi la fonction de protection sociale du travail qui a été ébranlée. Avec cette offensive contre les cotisations sociales, désignées désormais comme des “charges”, c’est le rôle redistributeur de l’État qui se trouvera atteint. La valorisation du marché s’accompagnera de politiques de privatisation qui toucheront également la sécurité sociale. La libéralisation de l’économie entraînera une double inégalité des revenus. D’une part, alors que de 1948 à 1980 les revenus du travail avaient connu une croissance plus forte que les revenus du capital, la tendance s’inverse et les salaires dimi-

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nuent. D’autre part, au sein même des revenus du travail, les écarts entre hauts et bas salaires se creusent. Globalement, à l’opposé de la stabilisation qui caractérisait la période précédente, celle-ci entraîne la précarisation du salariat. Le salaire n’étant plus pensé du point de vue de la productivité et du pouvoir d’achat mais de la compétitivité, les pouvoirs publics, soucieux d’offrir aux investisseurs une main d’œuvre bien formée et à moindre coût, sont conduits à déstabiliser l’emploi et à démanteler les protections sociales de manière à tenter de “remarchandiser” le travail. Peut-être sommes-nous donc à un basculement mais il convient de ne pas perdre de mémoire l’histoire longue du travail. Les cinquante dernières années se révèlent des années charnières entre les réformes qui avaient contribué à stabiliser le travail et des contre-réformes qui conduisent à le précariser. Mais dans la mesure même où le travail exige désormais des travailleurs plus de connaissances et d’imagination, ceux-ci disposent aussi de plus de ressources pour remettre en avant les exigences du travail. Mateo ALALUF Professeur de sociologie du travail ULB

Voir à ce sujet l’ouvrage remarquable de Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière : enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard, 1999. 2 Karine Clément, Les ouvriers russes, Paris, Syllepse, 2000. 3 On peut se référer à ce sujet à Christophe Dejours, Souffrance en France, Paris, Le seuil, 1998. 4 Marie-France Hirigoyen, Le harcèlement moral. La violence perverse au quotidien, Paris, Syros, 1998. 1


PETITE HISTOIRE DE LA SOCIALISATION DU TRAVAIL

RETOUR AU XIX SIÈCLE... E

“La meilleure façon pour les classes dominantes d’avoir la paix sociale est de convaincre le peuple de son impuissance” (Maurice Barrès)

Le contexte

L

a grande mutation capitaliste des années quatre-vingt a vu s’instaurer une double inversion. L’emploi à durée indéterminée s’est largement transformé en durée déterminée. Par contre, le chômage à vie s’est imposé alors que préalablement, cette assurance avait un caractère momentané. Paradoxe s’il en est : dans notre société où la classe politique et le patronat pleurnichent quotidiennement sur le déséquilibre entre actifs et non actifs (en clair : il y a trop de vieux), où l’on apeure délibérément la population quant au devenir des pensions et du reste de la sécurité sociale, où l’ONEM étale dans ses statistiques le manque d’infirmièr(e)s, d’ingénieurs, d’enseignants scientifiques et de tous les métiers de la construction, on doit logi-

quement ramener à roupie de sansonnet toutes les politiques de l’emploi menées depuis un quart de siècle dans bon nombre des pays de l’UE, à commencer par le nôtre. A titre indicatif, la Ville de La Louvière compte quelque 78 000 âmes. Le chômage moyen y est de 26 % comme dans bien d’autres sous-régions wallonnes, françaises, anglaises… et communes bruxelloises. A La Louvière, plus de 24 % des moins de 25 ans sont sans emploi. Entre 25 et 35 ans, ils sont 17 %. Notre société “oublie” donc le potentiel que représentent 40 % des plus jeunes travailleurs. Le néolibéralisme a donc fait explosé les effectifs de “l’armée de réserve” qu’évoquait Marx. Il la consolide encore par l’importation massive “d’esclaves” polonais, roumains, baltes, africains et autres, concentrés dans l’Horeca et le secteur de

la construction tout en exportant vers les pays à bas salaires tout ce qui est délocalisable dans les activités manufacturières et de services. Bref : fin du compromis keynésien qui a sauvé de la déroute, après 1929, un capitalisme qui psalmodiait, avant cette crise, les thèses libérales classiques. Il y revient aujourd’hui. Avec le New Deal, on régulait l’économie capitaliste en crise par le volume de l’emploi, par l’initiative publique industrielle et tertiaire. Avant 1980, on fonctionne sur un consensus implicite entre l’Etat, le patronat industriel et les syndicats. Le premier veut sa part fiscale sur les profits dégagés par les entreprises pour financer des politiques sociales, de formation et d’équipement. Le second veut garder la plus grosse part des profits possible pour des investissements d’extension et de diversification. Le troisième détient le

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rapport de force, vu le contexte international, pour accroître la part du gâteau réservée aux travailleurs. Qui paye ? Les actionnaires qui devront se contenter pendant trois décennies de maigres dividendes. Mais cette “perte” sera compensée, à long terme, par la montée en puissance des valeurs boursières des titres anciennement acquis. Vers1980, c’est l’inversion de la tendance. Le monétarisme des “Chicago boys” veut casser l’inflation, réduire les dépenses publiques et relancer le rendement des placements financiers. Les grandes entreprises se ruent sur les profits spéculatifs au détriment des dépenses en recherche et développement. On invente le capitalisme populaire, les clubs de boursicoteurs espérant compenser leurs pertes salariales par des produits financiers. On mobilise les fonds pour les OPA et les concentrations capitalistiques au détriment du potentiel productif. Les Etats sont priés de revoir l’impôt des sociétés à la baisse tout comme les cotisations patronales. Quant aux syndicats, la montée en puissance de “l’armée de réserve” et l’intégration sociale-démocrate aux dogmes de l’économie de marché les mettent complètement sur la défensive. On parle de maintien des droits acquis. Point !

Socialisation et développement industriel Tout le Moyen-Âge connaît un fondement agraire. Dans les campagnes qui occu-

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pent l’essentiel de la force de travail, l’activité est parcellisée. Les villes, peu importantes démographiquement parlant, recèlent l’essentiel du travail artisanal et des premiers réseaux bancaires. Une première socialisation du travail naît de la structuration des Métiers sous l’égide de ce qui deviendra la bourgeoise, laquelle s’organise et entre souvent en conflit avec l’ordre féodal. Il faudra attendre les prémices de la Renaissance, les nouvelles inventions, les découvertes géographiques pour connaître le développement du commerce international, des activités portuaires, le poids plus fort des villes dans les économies nationales avec peu à peu l’émergence des manufactures, d’un patronat industriel et commercial. Le travail se diversifie, la division de celui-ci s’opère. Dans la France qui est l’Etat le plus peuplé d’Europe, les premières grandes opérations spéculatives émergent, ainsi que les sociétés par actions comme le fut la Compagnie de Indes créée, sous la régence, par l’écossais John Law et qui finit dans la débâcle. Bref, aux bourgeoisies industrielles et commerciales vint s’adjoindre la fraction financière, les banques. Les avancées scientifiques et technologiques consolident les effectifs et le poids économique bourgeois. Augmente parallèlement le nombre d’ouvriers et d’artisans indépendants. Mais politiquement, le “Tiers Etat” sera dominé par les propriétaires des nouveaux moyens de production. Une première phase de socialisation du travail voit peu de structurations au sein de ce qui deviendra le prolétariat.

D’ailleurs, les révolutions anglaise et française seront dominées par les bourgeoisies et leurs intérêts propres. La première révolution industrielle (charbon, machine à vapeur, acier) reste à la base d’une énorme migration des campagnes vers les villes. Le phénomène est particulièrement vécu en Angleterre avec les pôles industriels “champignons” comme Liverpool et Manchester. L’émergence des industries extractives lourdes, de la métallurgie, du chemin de fer, des bateaux à vapeur, transforme une large part du paysannat en travailleurs peu qualifiés dans les mines, le textile, les

Maurice Barrès


manutentions portuaires, la construction, les infrastructures ferroviaires, le creusement des voies navigables… Tout au long de XIXe siècle, et au travers de la seconde révolution industrielle (électricité, moteur à explosion, pétrochimie), le processus de socialisation du travail s’amplifiera. Enlevant leurs compétences aux artisans de l’industrie, la mécanisation de la production jointe au Taylorisme, multiplieront les emplois peu qualifiés, poussant encore à la division du travail. A la fin du XIXe siècle puis tout au long du siècle passé, le processus de socialisation viendra peu à peu à bout des derniers secteurs restés “indépendants” du grand capital. Le travail à domicile des couturières, celui des armuriers liégeois se poursuivra dans les usines textiles de Binche ou à la FN. Le monde du commerce de détail sera laminé par l’essor de la grande distribution. La mécanisation de l’agriculture, dans le cas belge, ramènera le nombre de paysans d’un demi million environ dans l’après deuxième guerre mondiale aux 80 000 d’aujourd’hui, avec une production plus forte. Subsistent les secteurs de la construction et de l’Horeca et encore, vu l’émergence de puissantes chaînes hôtelières et de celles de la restauration, l’indépendance de ce secteur est à nuancer.

Les services publics Conséquence du Keynésianisme, l’entrée en lice de l’Etat dans la sphère économique a vu se multiplier les entreprises et les services publics. Les filles du paysan du Lot sont caissières, infirmières ou employées des postes à Cahors. Ses fils

sont instituteurs, employés de la SNCF, de L’EDF ou fonctionnaires communaux. Le service public a sa part dans la socialisation du travail. L’importance de ses effectifs en témoigne. Bref, une large majorité de la population active entre dans le moule des statuts, des barèmes, des hiérarchies, des conventions collectives sectorielles ou des législations nationales.

Vers un reflux actuel ? Après avoir amené cette large majorité à participer dans le secteur privé ou dans le public à un vaste travail collectif, interdépendant, d’organisation de l’activité économique de la société développée, voici que, néolibéralisme aidant, le patronat redécouvre les bienfaits du travail individuel. Cultivant le mythe de la réalisation personnelle, il promeut à nouveau le travail à domicile. Ce n’est pas tout à fait le retour à la textilière de Binche certes ! Mais l’ordinateur succède à la machine à coudre. Le programme informatique se substitue au “patron” pour la découpe. Et les mètres carrés de tissus venant du maître tailleur sont remplacés par une masse de données à traiter dans des délais impartis et communiqués par Internet. Pis ! Si les périodes de chômage profond ont émaillé l’histoire des deux derniers siècles, notamment lors des récessions de l’après 1870 et de celle de 1929 lors des périodes de difficultés du cycle de Kondratiev1, jamais elles ne détinrent sur toute une vie de travailleur (à quelques pourcents près de la population active). Aujourd’hui l’exclusion devient un statut quasi définitif. On pourrait penser que le

patronat cherche ainsi à reconstituer son “armée de réserve”. Rien n’est moins certain. L’exclusion de longue durée, vu la vitesse des évolutions techniques, vu la précarité de l’enseignement à construire une “tête bien faite”, ne laisse pas augurer un retour dans la sphère productive. D’ailleurs, par le biais des délocalisations et de l’importation de mains-d’œuvre qualifiées, ce besoin de réinsérer socialement ne se fait guère sentir. La grande entreprise réinvente, après les avoir largement éliminés, l’indépendant, le petit collectif d’individus de la PME, le cadre seul créant sa toute petite entreprise (TPI). En Belgique, le nombre de ces sous-traitants a littéralement flambé au registre des bilans d’entreprises déposés à la Centrale des bilans de la Banque Nationale. Placées entre le marteau de ses endettements bancaires et l’enclume des prix que lui concède la grande entreprise cliente et souvent monopoliste, les voici, PME comme TPI, ramenées au statut de producteur individuel, tel notre armurier liégeois. Mise en gérance des officines bancaires, des supérettes, des garages etc., revoici l’exclusion du processus du travail collectif. Idem chez le grand entrepreneur de la construction qui réduit son rôle à un bureau d’étude, un autre d’architectes, quelques juristes et analystes financiers pour ses placements. Le reste est soustraité. Autre avantage de saucissonner la grande entreprise privée voire publique : l’application des règlements de sécurité et d’hygiène et la validité des statistiques

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d’accidents du travail s’étiolent. Aux soustraitants, les tâches lourdes et dangereuses opérées au sein même de la grande entreprise. Les accidents ne la concernent plus ! Et nul besoin d’évoquer longuement les autres neutralisations syndicales dans les domaines salariaux, le contrôle du travail au noir, le respect de conventions collectives sectorielles, l’embauche, le contrôle des heures supplémentaires, le paiement des cotisations sociales. 49 travailleurs et moins : pas de syndicat et pas de syndiqués !

Et le politique ? Parlant des élus politiques, Jaurès disait : “Et ces mêmes hommes, compétents par le suffrage universel pour les grandes affaires communales et nationales, sont dans l’ordre industriel de simples instruments. Souverains ici, machines là. C’est une contradiction intenable et qui ne durera pas longtemps.” Jaurès a raison et tort à la fois. La contradiction est devenue intenable et caduque pendant les “trente glorieuses”. Mais elle est redevenue tenable aujourd’hui. Le désengagement ministériel dans la politique industrielle et de services dont découle la socialisation du travail est indéniable. Hormis l’octroi d’aides publiques, fiscales, sociales diverses, sans contrôles d’efficacité pour l’emploi, c’est le règne de la non intervention dans l’entreprise. Il suffit de relire les déclarations des présidents régionaux wallons et bruxellois. Ils

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semblent méconnaître les conquêtes politiques et syndicales des deux derniers siècles, elles, fondées sur la solidarité et les convergences revendicatives des travailleurs socialisés.

Quelles pistes alternatives ?

“indépendants”) est un fait. Mais comment refonder une conscience de classe pour 80 % de la population ?

Pierre BEAUVOIS Animateur d’Espace citoyen (formations syndicales)

10 % d’exclus du travail à vie en Europe, c’est un vrai gâchis de la valeur d’usage de cette force de travail face aux immenses besoins non rencontrés. Resocialiser ces capacités, c’est peut-être s’inspirer des initiatives prises en 1848 par le gouvernement socialiste qui créa les Ateliers nationaux et y accueillit les chômeurs. Pourquoi pas une initiative publique de même nature tout en remettant sur le métier le rôle de la fonction publique, accompagnée d’une réforme fiscale visant les produits financiers des grands groupes, les super dividendes, les stock options, etc. ? Pourquoi ne pas légiférer sur l’extension des droits syndicaux dans toutes les entreprises et sur une réforme de la sécurité sociale introduisant un pilier supplémentaire : celui du droit pour le chômeur à une formation continuée, rémunérée et donnant accès à l’emploi. Pourquoi pas des droits nouveaux pour les travailleurs quant à leur possibilité d’intervenir dans les choix de gestions, d’avoir ainsi une attitude préventive plutôt que défensive ? Bref, faire entrer la démocratie dans l’entreprise publique et privée. Enfin, l’extension du prolétariat à de nouvelles couches sociales (dont les nouveaux

Jean Jaurès

1 Les cycles économiques de Kondratiev portent sur des périodes de cinquante ans environ. Les 25 premières années correspondent à une phase de croissance, de productivité, de nouveaux biens d’équipement et de consommation jusqu’à sa saturation. Les 25 suivantes concernent l’essoufflement puis les difficultés sociales, les restructurations,... La phase de croissance vient de la transposition dans l’économie de nouvelles grappes de technologies (charbon, acier, ferroviaire vers 1820 ; électricité, moteur à explosion, carbochimie vers 1870 etc..).


La

passion

DU TRAVAIL Il y a une croyance liée à l’emploi qui l’impose dans les esprits comme une condition première pour vivre, s’épanouir, se sentir libre, autonome et en sécurité dans une société matérialiste et marchande, marquée de toute évidence par un déficit de spiritualité, et où malheureusement, le sens social se perd aussi.

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Cette croyance, nourrie de qui pèse sur le libre examen et le libre sociale, une crise d’identité et de valeurs, valeurs judéo-chrétiennes et néolibérales, légitimée par un contexte de vie où les rapports sociaux et culturels ne cessent de se restreindre tandis qu’y triomphent l’individualisme et le dogme du consumérisme, survalorise l’emploi et l’installe dans les esprits et les mentalités comme le moteur principal des préoccupations individuelles. Etre capable de garder son emploi, quand on en possède un, ou d’en trouver quand on n’en possède pas, sont pour beaucoup la seule réalité qui compte, étant persuadés que sans emploi, on n’existe pas, on ne compte pas aux yeux des autres. Ainsi, les salariés sont donc enclins à endurer l’emploi comme un martyr, parfois au détriment de leur santé mentale et de leur équilibre psychique, tandis que les chômeurs, qui souffrent de son absence en viennent à déprimer. Plus qu’une activité économique, l’emploi est une forme de conditionnement moral et social, qui crée de la souffrance et de la culpabilisation. Un déterminisme majeur

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arbitre des personnes, parce qu’elles n’ont pas le choix de l’éviter.

pourvoyeuse de mal-être, de souffrance morale et psychologique.

La souffrance que génère l’emploi, peut par ailleurs être violente et tragique, à l’exemple des cas de suicide de trois salariés de Renault Guyancourt, dont deux sur les lieux mêmes de travail. Ce qui semble à la fois significatif et symbolique du rapport ambigu à l’emploi et de son surdimensionnement dans les existences. Sinon comment expliquer de tels actes ?

Tout cela est sans doute vrai, mais la cause n’est-elle pas dans l’exigence impérieuse d’avoir un emploi pour exister et avoir du sens, et qui en fait véritablement une drogue sociale dont on peut mourir par overdose ou par manque, que l’on soit travailleur ou chômeur ?

Les syndicats dénoncent le climat anxiogène et les ravages moraux qui règnent dans un milieu impitoyable où les individus ne sont plus mis en lien, mais en concurrence, au nom du rendement et de la compétitivité. Les salariés, affirment les experts, médecins, sociologues et psychanalystes, sont victimes du dynamisme du travail et n’arrivent plus à s’adapter à son évolution et à ses exigences sans cesse croissantes. Il existerait dans les milieux de l’emploi, à l’instar des autres domaines de la vie

Ababacar NDAW Formateur


HUMEURS

Non

à la

double peine !

Ah merci les filles, vraiment ! Vive l’égalité… Depuis qu’on a le droit de travailler comme les mecs, – enfin en théorie, mais ce n’est pas ici le sujet –, elles sont belles, nos journées… Moi, je vous le dis en toute franchise : il y en a marre de jouer les superwomen !

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Q

ui a dit que les femmes étaient le sexe faible ? Celui-là devait tout ignorer du spécimen particulièrement endurant et hautement polyvalent que sont les femmes. Il n’y a qu’à voir de quelle manière les conjointes et les mères assurent aujourd’hui ce qu’on appelle “la double journée” qui, entre travail domestique et travail professionnel, les astreint à une activité intense laissant peu de répit. Certes, ces messieurs mettent de plus en plus la main à la pâte, mais, les études le montrent, le chemin reste long pour arriver à une répartition équilibrée des tâches ménagères et davantage encore en ce qui concerne l’éducation des enfants. Tout en s’échinant à essayer de concilier temps familial et professionnel, les femmes aspirent aujourd’hui légitimement à l’épanouissement personnel et à des moments de temps libre. Visée oh combien laborieuse, quand le plus souvent nous sommes tiraillées entre nos différents rôles, si nous ne passons pas nos journées à éprouver de la culpabilité… En effet, comment ne pas se sentir un parent indigne lorsque l’on dépose son marmot à la crèche avec de la fièvre parce qu’on a épuisé les quatre jours de congés annuels octroyés pour ces circonstances ? Comment ne pas avoir l’impression d’être un collègue indisponible lorsque l’on doit quitter chaque jour le bureau à dix-sept heures précises même lorsque la réunion en cours est importante ? Entre les heures de travail et la présence attendue, sinon obligée, à la maison, les moments pour flâner, se ressourcer, souffler, se délasser,… sont du registre de l’exceptionnel. Comme il est tout aussi

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souvent malaisé de trouver une place dans son emploi du temps pour un engagement militant quelconque. Et là encore, comment, pour celles qui font ce choix, ne pas se sentir coupables de consacrer une partie de leur temps, déjà rare, à lutter pour un monde meilleur au détriment de l’éducation de leurs enfants ? Mais évitons d’emblée toute méprise, ceci n’est pas un plaidoyer destiné à renvoyer les femmes au foyer, ni à culpabiliser les hommes au sein desquels, notamment parmi ceux qui assurent une garde alternée, ces doléances sont aussi de plus en plus formulées. L’intention de ce petit coup de gueule est d’attirer l’attention de tous, et des responsables politiques en particulier, sur le fait que la société gagnerait à reconnaître le rôle spécifique et l’apport de celles – et de ceux ! – qui souhaitent s’occuper de leurs enfants, cette reconnaissance impliquant a fortiori une politique proactive pour leur donner les moyens d’assumer pleinement ce choix. Ainsi, les cabinets de pédo-psy bondés de gosses que les parents n’ont plus le temps d’écouter désempliraient-ils peutêtre… Les arrêts-maladie pour raison de surmenage seraient sans doute moins courants… Les enfants nourris au sein maternel seraient moins sujets aux allergies et aux maladies… Et la liste est longue des avantages – et économies, puisque c’est toujours le nerf de la guerre ! – que pourrait retirer la société à mieux reconnaître le rôle parental et à permettre une articulation plus harmonieuse de celui-ci avec les autres domaines de la vie. Mais au regard de la tendance actuelle à vouloir criminaliser les parents en

difficulté, il est fort à craindre que le chemin de cette reconnaissance sera encore semé d’embûches.

Sophie LÉONARD Déléguée à la communication sociopolitique


LIVRE-EXAMEN

L’improbable emploi Jean Verly • Editions Labor • Bruxelles 2002 • 95 pages

L

es nouvelles formes d’emploi dites “atypiques”, généralement désignées sous le vocable, emploi à temps partiel, emploi à durée déterminée ou emploi indépendant sont, selon Jean Verly, porteuses de précarité et potentiellement d’exclusion. Sans compter qu’elles contribuent à instaurer une situation intermédiaire entre l’emploi, le chômage et l’inactivité. Ainsi, malgré un meilleur statut pour la protection sociale en Europe, la précarité dont sont porteuses ces nouvelles formes d’emploi, explique que les pays présentant le pourcentage le plus élevé d’emplois dits “atypiques” sont paradoxalement ceux où la pauvreté liée à l’emploi est la plus grande. En effet, lorsqu’il correspond à un niveau de revenus faible, ce qui semble être le cas pour de plus en plus de travailleurs, l’emploi peut aussi mener à la pauvreté, qui n’est plus ici

uniquement justifiée par son absence. Corollairement à ces constats, Jean Verly fait observer que l’apparition sur la scène sociale du phénomène de working poor (le travail qui rend pauvre) génère deux formes d’insécurité. Une insécurité sociale liée au risque de pauvreté et une insécurité civile qui se manifeste sous la forme de comportements prohibés causés par l’insuffisance de revenus. La deuxième nourrissant le sentiment d’insécurité tout en restreignant les liens de solidarité collective. Et pourtant, en matière de politique européenne, la part des dépenses sociales dans les budgets publics a augmenté au cours de ces trente dernières années, la reconnaissance du droit à un minimum de moyens d’existence est quasi universelle, la participation à l’emploi, parce qu’elle est un moyen d’intégration sociale,

est devenue une norme dominante. Néanmoins, cette volonté d’une économie plus sociale est rendue secondaire par l’élargissement de l’espace économique qui a accentué la pression de la concurrence et la recherche de compétitivité, au détriment de la sécurité de l’emploi et du bien-être de tous. L’improbable emploi de Jean Verly, projette un éclairage instructif sur les paradoxes du modèle européen de l’emploi et sur les stratégies mises en œuvre par les pouvoirs politiques et les institutions économiques pour créer de l’emploi et lutter contre le chômage. Ababacar NDAW Responsable formation

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Activation :

lutter contre les chômeurs plutôt que s’attaquer au chômage

Image tiré du site : http://www.local.attac.org/paris19/article.php3?id_article=152

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Le citoyen pourrait s’étonner que les attaques actuelles contre le droit au chô-

comme en Allemagne) sont en effet les

Un vocabulaire pas innocent

contexte où les mots sont tout sauf anodins, le vocabulaire utilisé pour “définir” cette disponibilité dite active. L’ACR, c’est, dans le désordre : • emploi : chose rare, en tout cas en nombre insuffisant pour tous (ce qui a fait dire aux syndicats “c’est l’emploi qui est indisponible, pas les chômeurs” – slogan de la CSC) ; • recherche : activité de la plupart des chômeurs jusqu’à ce qu’ils se découragent devant les refus ou pire et plus souvent le silence ; • activation : c’est-à-dire “si vous ne vous conformez pas au modèle, on va vous botter les fesses” ; • comportement : sans doute le mot le plus terrible. Il ne suffit pas de chercher du boulot, même s’il n’y en a pas, encore faut-il avoir le “bon” comportement. On voit directement à quel point cela est moralisant et normatif, mais, paradoxalement, sans que la norme soit définie. Le critère des “efforts suffisants” étant évidemment éminemment subjectif et, dans les faits, livre le chômeur à l’arbitraire du contrôleur (lui-même rebaptisé, dans cette guerre des mots, “facilitateur”).

promoteurs de ces réformes.

E

Deux modèles

mage et contre les chômeurs eux-mêmes soient souvent l’œuvre de gouvernements de “gauche” ou de coalitions où cette “gauche” est présente. Bien plus, les plans de contrôle accru émanent bien souvent de ministres dits socialistes, comme en Belgique où elle a été l’initiative du ministre Vandenbroucke du SP.a (ce qui signifie parti socialiste autrement, ce qui est un euphémisme). Que l’on prenne la Stratégie Européenne pour l’Emploi (SEE), la stratégie de Lisbonne (dans laquelle le PSE – Parti Socialiste Européen – a joué un rôle moteur) ou les politiques de mise en place dans chaque pays de l’Etat Social Actif (ESA), nombre de gouvernements dits de gauche (comprenant un parti social-démocrate et même parfois un parti écologique

n Belgique, le nom qu’a pris après quelques péripéties ce contrôle renforcé des chômeurs est “l’activation du comportement de recherche d’emploi (ACR)”, rebaptisé “chasse aux chômeurs” par ses opposants. La condition de disponibilité sur le marché de l’emploi ne se vérifie plus seulement sur le critère de l’obligation d’accepter un emploi convenable ou une formation (disponibilité dite passive), mais aussi sur les efforts de recherche d’emploi accomplis et prouvés (disponibilité dite active). Il est intéressant de décortiquer, dans un

En gros, ce type de politique a deux visages en Europe, s’inspirant soit du modèle anglo-saxon soit du scandinave. Nous n’avons pas la place ici pour entrer dans le détail de la comparaison. Nous nous contenterons de citer Anne Daguerre : “Les politiques dites “d’activation” visent à remettre les “exclus” au travail. Les mesures de workfare reposent sur le principe de la carotte et du bâton. Côté carotte, les bénéficiaires de l’aide sociale se voient

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octroyer des incitations financières sous forme de crédit d’impôt en cas de retour sur le marché de l’emploi. Côté bâton, un système progressif de diminution puis de suppression des prestations sanctionne les récalcitrants refusant les emplois proposés. Ce système est dominant dans les pays anglo-saxons, notamment aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Dans le reste de l’Europe, les politiques d’activation seraient plutôt fondées sur une logique d’incitation et d’accompagnement des personnes permettant un retour en douceur sur le marché de l’emploi. Les experts opposent volontiers un modèle de workfare anglo-saxon sans pitié à une politique européenne d’activation à visage humain, dominante dans les pays scandinaves. Pourtant, à y regarder de plus près, les frontières entre les deux sont beaucoup plus floues qu’il n’y paraît. A l’image des pays anglo-saxons, les pays scandinaves durcissent les dispositifs de retour à l’emploi en ciblant les populations les plus vulnérables, celles qui ont le moins de chances de se défendre faute de bénéficier de l’appui des syndicats […].”1

Néolibéral ? Des distinctions peu évidentes en tout cas et qui ne résistent pas le plus souvent à une analyse minutieuse et moins encore à l’épreuve du terrain. En outre, comme souvent, il n’y a pas de modèle “pur” et l’on voit toujours que les politiques appliquées puisent leur inspiration à plusieurs sources. Au risque d’être dénaturées et même d’être en contradiction flagrante avec le paradigme originel. Au point que nombreux sont ceux qui taxent l’ESA de véhicule du néolibéralisme. La revue Politiques de décembre 2004 titrait ainsi (certes avec un

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point d’interrogation à la clé) un entretien avec Pierre Reman : “L’Etat Social Actif, avatar du néolibéralisme ?” (pp. 22-23) Dans cette interview, le directeur de la FOPES disait logiquement que “répondre oui […] serait le signe d’une méconnaissance de ce qui caractérise un modèle libéral de sécurité sociale. Celui-ci suppose un Etat social minimal”. Mais justement, le néolibéralisme est-il classiquement libéral ? N’assiste-t-on pas, tant dans le modèle anglo-saxon que scandinave, à une prétention d’intervention forte de l’Etat, mise paradoxalement au bénéfice de la sacro-sainte loi du marché ? L’ESA envisage le social en termes de responsabilités individuelles, avec un “déplacement des responsabilités des employeurs vers l’Etat et de l’Etat vers les individus”2. Loïc Wacquant parle, lui, de la montée en puissance de l’Etat pénitence en lieu et place de l’Etat providence : “la nouvelle société libérale-paternaliste est libérale en haut envers les entreprises, paternaliste et punitive en bas, envers ceux qui subissent le chômage, la précarisation de l’emploi et la diminution de la protection sociale”3. Dans son interview à Politiques, Pierre Reman invitait à la nuance : “identifier une version progressiste de l’ESA et une version conservatrice est tout à fait sensé. […] S’il est conséquent (…) en termes de financement, de responsabilité collective des plus nantis et de lutte radicale contre le chômage, pourquoi ne pas en faire un levier de changement ? Par contre, s’il limite ses ambitions à la seule égalité des chances et au contrôle social des plus défavorisés, il faut le dénoncer”.

Le “un peu de tout” belgobelge Dénoncer, c’est ce qu’a fait la plate-forme “Stop chasse aux chomeurs” dès l’analyse du projet Vandenbroucke, début 2004. Toutes les dérives constatées depuis sur le terrain étaient en germe dans ce plan, quelles qu’aient été les intentions affichées précédemment par celui qui était alors ministre des affaires sociales : “envisager non seulement la rhétorique commode au sujet des responsabilités morales des pauvres et des faibles mais aussi une rhétorique plus malaisée concernant les obligations sociales des riches et des puissants”4. Mais, comme le disait Pierre Reman, “les moyens n’ont pas été à la mesure de l’ambition affichée”. Il serait toutefois malhonnête d’englober modèles anglo-saxon et scandinave dans la même critique. Mais il ne suffit pas non plus de dire comme on l’entend même dans la bouche de brillants universitaires (tel Pierre Pestieau) “cela a fonctionné au Danemark. Pourquoi pas chez nous ?” (Le Vif L’express, 27/5/2005). Remarquons d’ailleurs que la référence scandinave s’estompe progressivement et que c’est le Danemark qui est montré en exemple, au point que l’on parle de miracle danois. Mais, lorsque l’on prétend suivre un modèle, il y a de l’imposture à invoquer des comparaisons biaisées et de la trahison à occulter des pans entiers du référent dont on se réclame. Frank Vandenbroucke, grand artisan de l’ESA en Belgique, a incontestablement puisé son inspiration dans le modèle anglo-saxon, ayant profité


d’un séjour universitaire en GrandeBretagne (à Oxford) pour faire oublier certains errements du “socialisme à l’ancienne”. D’ailleurs, la réforme du minimex sous le gouvernement arc-en-ciel et déjà promue par les socialistes flamands (via Vande Lanotte) a bien montré que l’activation portait essentiellement, voire exclusivement, sur la mise au travail. L’activation des chômeurs allait-elle être envisagée différemment ? Voyons ce qu’en dit Jean Faniel : “Lorsque, le 6 février 2004, F. Vandenbroucke annonce un accord avec les interlocuteurs sociaux, il explique que, selon lui, le dispositif finalement adopté s’inspire du “modèle scandinave : en échange d’un droit individuel d’accompagnement beaucoup plus strict, le chômeur aura l’obligation d’accepter une formation et un contrôle”. La conclusion d’un accord de coopération avec les entités fédérées, responsables de l’accompagnement des chômeurs, est prévue. Mais le texte fédéral, rebaptisé “contrôle de la disponibilité des chômeurs”, ne prévoit aucune mesure d’accompagnement des sans-emploi et se cantonne à la dimension coercitive qu’illustre son titre.”5 L’accompagnement a été présenté comme le volet positif du plan, visant d’une part à aider réellement les chômeurs (via une activation à la scandinave), d’autre part à les protéger des sanctions de l’ONEM (qui s’axe surtout sur la mise à l’emploi, à l’anglo-saxonne). Dans les faits, c’est une pression tous azimuts qui loin de l’aider, enfonce le chômeur. Car le modèle danois/scandinave n’a été mobilisé qu’à des fins d’apaisement social, sans volonté/capacité réelle de l’appliquer et en sachant en outre que cette part de la mis-

sion incombant principalement aux régions, il serait aisé de dire a posteriori que ce sont celles-ci qui ont failli et n’ont pas assumé leur part du boulot. C’est à cette lumière-là qu’il faut comprendre les revendications flamandes de régionalisation du marché du travail que l’acceptation de l’ACR par les francophones était censée justement éviter ! Tout est-il rose pour autant au Danemark ? Malheureusement non. Non seulement l’ESA, comme toute idéologie, comporte sa part de tache aveugle mais, en outre, le système subit un travail de sape venant de l’Europe, de l’OCDE et d’un virage interne à droite. La tache aveugle, c’est une société dans le contrôle constant, qui exerce une pression énorme sur les individus (les pays nordiques sont dans le peloton de tête des taux de suicide en Europe) et très peu ouverte. Ainsi, par exemple, la politique d’immigration est très restrictive.

Conclusion Dès le début, la plate-forme “Stop chasse aux chomeurs” a épinglé le risque de précarisation non seulement des droits des chômeurs mais aussi des droits et rémunérations de tous les travailleurs. Comme nous l’avons vu, l’ESA en Belgique n’est appliqué que dans ses dimensions coercitives et de remise en cause des droits sociaux. Nous ne pensons pas qu’il s’agisse de “distraction” de nos gouvernants mais bien d’une démission face à leur mission de progrès social au profit d’une économie néolibérale impitoyable. Comme l’écrivait Christian Valenduc : “L’ESA pourrait être la concrétisation d’un authentique idéal de solidarité […] s’il allait

plus loin que l’égalité des chances théoriques pour assurer à chacun effectivement les mêmes possibilités d’insertion […] [quand on] confronte cet idéal avec les dynamiques de mise en place de l’ESA […] il faut bien constater qu’on est loin du compte : la façon dont l’ESA s’est développé ne correspond pas à cette formulation idéale et le résultat final est un dangereux déplacement de l’équilibre entre les droits et les devoirs.”6 Trois ans après ce constat, c’est sur le terrain que les allocataires sociaux vivent les effets de cette trahison et de cette détérioration de leurs droits… La présentation du système de contrôle et de nombreux témoignages et analyses sont disponibles sur le site www.stopchasseauxchomeurs.be. Yves MARTENS animateur du Collectif Solidarité Contre l’Exclusion (www.asbl-csce.be) et porte-parole de la plate-forme “Stop chasse aux chomeurs”

1 Anne Daguerre, “Du “workfare” américain aux politiques européennes de retour au travail. Emplois forcés pour les bénéficiaires de l’aide sociale”, Le Monde Diplomatique, Paris, juin 2005. 2 Selma Bellal et Stephen Bouquin, “Vers une redéfinition des logiques de droits collectifs incarnées par le travail et son statut : les droits à l’emploi et les droits sociaux à l’épreuve de l’Etat Social Actif”, L’année sociale 2000, Bruxelles, de Boeck Université, 2001 3 Loïc Wacquant, Les Prisons de la misère, Éditions Raisons d’Agir, 1999. 4 Franck Vandenbroucke, L’Etat Social Actif : une ambition européenne, Exposé Den Uyl, 1999. 5 Jean Faniel, “Réactions syndicales et associatives face au “contrôle de la disponibilité des chômeurs””, L’année sociale 2004, Bruxelles, de Boeck Université, 2005, pp. 133-148. 6 Christian Valenduc “Les nouveaux enjeux de la protection sociale”, La Revue Nouvelle, Décembre 2000.

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EN MOUVEMENT

La Boutique d’Emploi en quelques chiffres pour l’année 2006 3000 passages à la table emploi 655 personnes inscrites à la BE dont 584 pour une recherche d’emploi 40% de femmes et 60% d’hommes 78% des personnes ont entre 25 et 45 ans, 11% entre 18 et 24 ans et 11% plus de 46 ans 54% des personnes sont qualifiées ou hautement qualifiées (CESS et universitaire) et 19% ont fait leurs études à l’étranger 19% des personnes sont sans revenus, 54% sont au chômage et 16% au CPAS

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La Boutique d’Emploi ou l’insertion socioprofessionnelle comme nouveau lieu de socialisation Ces dernières années, la précarité touche de plus en plus la sphère du travail. Pressions sur les salariés, délocalisations, contrats précaires, carrières fragmentées, triomphe de l’intérim,… Il est loin le temps des trente glorieuses où l’accès à un travail rémunéré garantissait non seulement la sécurité d’existence, mais ouvrait aussi la voie royale de la socialisation, où l’emploi conférait une utilité sociale et permettait aux individus de se rencontrer, se reconnaître et se valoriser. A contrario, on constate que le chômage et la précarité grandissants transforment de plus en plus les lieux d’insertion socioprofessionnelle en nouveaux espaces de reconnaissance de l’individu et de (re)création de lien social. L’évolution des services offerts par la Boutique d’Emploi (BE), créée en 1980 au sein de notre association, illustre ce phénomène. Plongée dans l’univers du chercheur d’emploi à travers les différents services qui s’y sont développés.

La Recherche Active d’Emploi (RAE)

L

a RAE vise l’autonomie de la recherche d’emploi et se déroule de façon individuelle ou en groupe. Elle peut se dérouler en sessions de trois ou cinq semaines. Mais quelle que soit la formule choisie, le bilan de compétences en est une étape

incontournable. En effet, la perte de confiance qu’amène l’inoccupation professionnelle et la pression induite par la course à l’emploi n’incitent pas les chercheurs d’emploi à faire d’emblée le point sur les qualifications acquises dans leur parcours. Prendre le temps de faire ce bilan rend pourtant la recherche d’emploi plus efficace. Après la RAE, un suivi est assuré pendant 5 semaines. Par la suite, les participants ont la possibilité d’utiliser la Table Emploi (voir plus loin).

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Les ateliers de RAE s’organisant sur 30h par semaine, les différentes sessions sont calquées sur les horaires de bureaux. Par conséquent, les animateurs ont parfois des difficultés à garder les participants jusqu’au bout du processus. “Ils ont peur de rater une opportunité de travail alors que parfois ils sont inoccupés depuis deux ans. Si une agence d’intérim les appelle pendant la RAE, ils l’interrompent. On essaie de les faire sortir de l’urgence”, raconte Okuli Pilipili, qui anime la RAE. L’hétérogénéité des demandeurs fait que des femmes longtemps restées au foyer côtoieront par exemple des jeunes à la recherche d’un premier emploi et des chômeurs de longue durée. Des niveaux de qualifications très variables peuvent être représentés. Pourtant, les participants ont tous en commun de ne pas (ou plus) savoir “comment s’y prendre”. Mais l’avantage du travail en groupe est de dynamiser la recherche et de mobiliser les participants : “Ils se rendent compte qu’ils ne sont pas les seuls dans leur galère. Cela inquiète mais permet aussi de mieux comprendre la réalité économique et de relativiser. Les autres participants aident à la prise de conscience mutuelle et favorisent la déculpabilisation”. Indépendamment des objectifs initiaux, la RAE en groupe est donc aussi un moyen de renouer le lien social.

L’Insertion Socioprofessionnelle (ISP) L’ISP est adaptée à la situation de chaque demandeur qui bénéficie d’un suivi individuel et qui a accès à la Table Emploi. Loin de se cantonner à la recherche d’emploi,

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ses conseillers accompagnent les bénéficiaires dans différentes démarches en fonction de difficultés à résoudre avant d’accéder à l’emploi. Celles-ci peuvent, par exemple, être relatives à un aspect de leur statut. Bien que majoritairement en règle, certains demandeurs sont sans papiers. Dans ce cas, il s’agit d’abord, dans la mesure du possible, de les aider à régulariser leur situation. Parallèlement, on les oriente vers des formations de base, (cours de français, de néerlandais, de calcul,...) d’une durée de quatre mois à un an, permettant ensuite d’envisager une formation qualifiante (par ailleurs pas toujours accessible à des sans-papiers). Quand la personne a régularisé une partie de sa situation, elle revient pour la rédaction d’un CV et de lettres de motivation préalables à la recherche d’emploi proprement dite qui peut alors effectivement débuter. Les personnes peuvent aussi cumuler plusieurs “difficultés” (selon les pouvoirs subsidiants) : étrangers, difficultés avec le français, illettrés, ex-femmes au foyer, surendettés, âgés, chômeurs de longue durée, sous-qualifiés… Qualifiés ou non, les bénéficiaires demandent trop souvent à faire des travaux de nettoyage alors que ce secteur est pratiquement saturé. “Notre rôle est alors de leur donner les informations nécessaires (conditions de travail, contrat, barème salarial) afin d’éviter la surexploitation fréquente dans ce secteur”, explique Patricia Barber, psychologue pour l’ISP. “Les gens bradent leurs compétences par désespoir mais n’ont pas toujours conscience de ce qu’ils savent faire. Souvent, ils peuvent faire ici le même travail qu’ils avaient dans leur

pays d’origine mais ils n’y songent même pas”. Lorsque le suivi se fait sur de longues périodes, un lien de confiance s’installe. Les conseillers sont alors sollicités pour accompagner d’autres démarches administratives et cela même après une remise au travail.

La Table Emploi (TE) La Table Emploi met à disposition du public l’infrastructure et le matériel nécessaires à la recherche d’emploi : accès au téléphone et à Internet, journaux, offres d’emploi quotidiennes de l’Orbem et informations liées aux formations, papier, enveloppes et timbres, etc. La TE est ouverte à tous les inscrits et réunit les publics de la RAE et de l’ISP. Elle est animée par les permanents qui veillent à la qualité de l’accueil. Souvent, le public y est régulier et revient après une période d’occupation professionnelle. Certains restent isolés, il faut aller vers eux afin de vérifier qu’ils sont dans une démarche efficace. Cela évite les dérapages, peu fréquents mais tout de même latents. D’autres habitués se sentent chez eux et affirment fortement leur identité. Fréquenter la Boutique d’emploi permet ainsi à de nombreuses personnes de retrouver un sentiment d’existence. “Le danger est que cela devienne le seul endroit où ils se sentent reconnus. Il ne faut pas se noyer dans la recherche d’emploi. Il faut savoir prendre du recul car le découragement peut arriver assez vite”, explique Ricardo Léonard, psychologue et coordinateur de la BE. La Table Emploi est aussi un lieu de mixité culturelle où des gens issus d’origines ou de milieux pro-


fessionnels très divers, ayant parfois comme seul point commun l’inoccupation professionnelle, se rencontrent et s’entraident.

notre vie. Les gens ne vivent pas seulement à travers la recherche d’emploi”, raconte Ricardo Léonard. Par exemple, la perte d’emploi peut raviver d’autres problèmes liés à d’autres types de pertes (décès, divorce…). Face aux difficultés

lers et les animateurs de la Boutique d’Emploi peuvent prendre le temps d’écouter et d’orienter leurs publics. D’une façon générale, les intervenants de la BE visent le bien-être des personnes qui s’y adressent, tentent de les sortir de l’urgence, de les revaloriser et de leur faire redécouvrir leurs potentialités. Ils insistent aussi sur la nécessité de rendre les publics acteurs et pas tributaires de différents services. Vu les impasses ou faibles débouchés actuels du marché de l’emploi, il importe pour la Boutique d’Emploi d’encourager les gens à ne plus subir mais à retrouver leur dignité et à recréer euxmêmes du lien social. Ainsi ce projet participe à l’objectif global que s’est fixé Bruxelles Laïque, à savoir permettre à chacun de vivre dans la dignité et garantir à tous une émancipation acquise en toute autonomie au sein de notre société.

Les autres accompagnements

psychologiques des demandeurs d’emploi (de l’auto-dévalorisation jusqu’à la dépression), un soutien moral se révèlera utile à une prise de conscience d’obstacles adjacents. “Il s’agit ensuite d’y apporter un sens et puis d’entrevoir de nouvelles pistes de réflexion et de changement”. Avec l’expérience, les psychologues de l’équipe accordent le temps nécessaire et ne délimitent pas trop vite la problématique des gens qui franchissent la porte de la BE.

Olivia WELKE Déléguée à la communication sociopolitique

Au-delà de la recherche d’emploi, il existe souvent des difficultés connexes. Avec le temps et l’expérience, les travailleurs de la Boutique d’Emploi ont compris la nécessité d’ouvrir l’éventail de leurs compétences. Le développement d’autres types de services tels que la médiation de dettes, un service juridique ou un service de soutien moral a permis d’agir sur des questions qui ne sont pas directement liées à l’emploi et d’atteindre une cohérence générale. Concernant le soutien psychologique, “tout est imbriqué, connecté. Un espace fragilisé touchera les autres sphères de

Contrairement à d’autres structures où les entretiens sont expédiés très rapidement, où les travailleurs eux-mêmes subissent une pression en terme de résultats et assument finalement bien plus un rôle de contrôleur que de facilitateur, les conseil-

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De quelques conséquences

Si la précarité trouve sans le moindre

politiques

assez rapidement installée comme

de l'émergence

de nombreuses personnes, ses

d'un précariat

carité du revenu impliquera celle du

doute la partie la plus significative de ses causes dans une dégradation de la situation de l'emploi, elle s'est

condition de vie1 à part entière pour

effets étant alors cumulatifs : la pré-

logement, laquelle aura des conséquences sur la vie affective, etc. Les implications de cette situation de fait sont nombreuses, mais deux d’entre elles sont de première importance.

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L a p r é c a r i t é entraîne tout une interrogation pertinente sur un plan d'abord pour les personnes concernées une situation d'anomie : la terrible solitude de l'individu “libre” dans la société libérale, le fait, plus globalement, de vivre dans une situation d'incertitude généralisée – solitude et incertitude parfois, mais c'est loin d'être la règle, compensées par la création de réseaux de solidarité interpersonnelle – caractérisent probablement la condition d'une part suffisamment significative des membres de notre société pour qu'il soit justifié de parler d'un précariat, terme qui renvoie à l'idée d'une nouvelle forme de domination propre aux conditions de production contemporaines. On évitera cependant d'opposer la figure de précariat à celle du salariat, les deux catégories se recouvrant largement. Ensuite, et c'est peut-être encore plus déterminant, s'opère dans le processus de précarisation une mutation du rapport au travail qu'on peut sans doute décrire comme l'émergence au sein de ce précariat de l'idée qu'une vie sans travail est possible2. Cette proposition, qui relève de l'évidence sur le plan individuel pour tous les exclus du monde du travail, commence également à devenir

collectif à mesure que se poursuit l'automatisation de nombreuses formes du labeur humain. Il n'est cependant pas nécessaire de plaider la fin du travail à la manière de Jeremy Rifkin3 pour constater que la précarité qui les frappe n'est pas sans conséquence sur les aspirations des individus. Le travail en effet demeure non seulement mal réparti – créant de fait des zones hors travail dont les habitants doivent bien vivre ou survivre, c'est-à-dire inventer de nouvelles formes de vie – mais est aussi de plus en plus perçu par ceux qui le font comme absurde, inutile voire nuisible à soi-même, aux autres ou à l'environnement. Cette dualisation rappelle qu'il n'y a pas ici de décentrement comme d'aucuns ont pu le penser, il ne s'agit pas d'une disparition sur la pointe des pieds du travail : bien au contraire, le travail reste ce qu'il a toujours été depuis (au moins) le début de l'ère industrielle, une contingence terrible sur les corps et (de plus en plus également) sur les esprits ; contingence dont il est permis de penser que la violence a depuis 10 ou 15 ans cessé de décroître comme en témoignent, de plus en plus nombreux, ces observateurs de première ligne que sont les médecins et autres inspecteurs du travail4. Au-delà de cette violence qui n'a rien de neuf, le travail reste également une figure dominante dans le champ symbolique, stigmatisante, qui tente de s'imposer à tous, à commencer par ceux qui lui échappent, volontairement ou pas. Il résulte d'abord de tout cela quelque chose comme une désorganisation

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générale, une démultiplication des perspectives qui obscurcit la lecture des événements, lecture que les paradoxes qui foisonnent viennent encore compliquer. À la différence du mouvement ouvrier historique, un mouvement de masse de précaires semble bien difficile à concevoir. L'éclatement des situations individuelles, l'absence du lieu commun qu'était l'usine pour le prolétariat fordiste, entre autres choses, font qu'il est très difficile mais aussi sans doute surtout peu efficace de chercher à représenter les précaires. De plus, faute d'un horizon revendicatif et organisationnel simple à dégager comme pouvait l'être dans le cadre du rapport salarial fordiste le paradigme du conflit de classe, aujourd'hui bien lointain à discerner sous l'architecture sociale complexe dans laquelle s'inscrit généralement le travail précaire (sous-traitance, intérim, contrats informels,...), les conflits horizontaux se multiplient, mettant aux prises des précaires entre eux, faisant perdre leur sens à bon nombre de tentatives d'organisation collective des précaires. L'irruption de la précarité constitue donc un recul historique majeur dans le rapport de force entre travail et capital. L'organisation des précaires, leur mobilisation, selon des formes qui restent largement à créer, doit donc être considérée comme une priorité par quiconque désire initier un changement social, car c'est là que se trouve le principal potentiel latent de contestation aujourd'hui. Se pose dès lors la question des mesures qu'il convient de préconiser pour répondre à la précarité, c'est-à-dire endiguer les processus de précarisation qui touchent les personnes mais aussi tenir compte, on l'a dit,

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d'éventuels nouveaux modes de vie qui ont pu se développer dans les espaces laissés béants par le ressac de l'Etat-providence. Sur ce plan, deux écoles se font très manifestement face. D'une part, marxistes5 et, sur un mode mineur, sociaux-démocrates s'accordent pour privilégier l'emploi, conçu d'abord comme une instance sociale incluante ; l'arme majeure, sans doute incontournable, d'une telle politique étant le partage du temps de travail à un niveau ambitieux6. D'autre part, on trouve des écologistes, des “négristes”7 ou des figures comme André Gorz pour préconiser une approche fort divergente centrée sur l'idée d'un revenu garanti, inconditionnel et supérieur au seuil de pauvreté, selon des formes très variées8. En l'état actuel des choses, l'opposition des deux écoles est frontale, tourne parfois à l'invective. On peut néanmoins se demander s'il est possible de dépasser cette opposition. Il s'agit là d'une interrogation d'autant plus nécessaire que la situation présente est celle d'un blocage de la situation politique pour ces deux approches – largement dû pour les uns comme pour les autres au manque de “troupes” disponibles, les premiers s’épuisant à maintenir vivante une base syndicale tandis que les seconds percent peu hors des quelques cercles intellectuels et militants assez pointus. Ils ont pourtant une série de choses en commun. Dans tous les cas, l'enjeu est central de constituer un contre-pouvoir susceptible de faire pièce aux menées de plus en plus violentes du capitalisme.

Cela plaide pour la conjonction des forces. C'est ce que tente par exemple de faire une auteure comme Evelyne Perrin9 qui tout en conservant la “perspective à long terme” du “revenu universel déconnecté de l'emploi et sans aucune contre-partie” voit dans cet objectif une revendication prématurée et plaide en conséquence pour une approche progressive basée sur la revendication d'une “sécurité sociale professionnelle” particulièrement extensive. De manière plus générale, il semble que d'une part les mouvements de précaires ont tout intérêt à se rallier vigoureusement à l'objectif de la réduction du temps de travail (RTT) tandis qu'il est urgent que les syndicats prennent en compte dans leur canevas de pensée la nécessité d'une série d'adaptations des structures de protection sociale aux situations de travail intermittent, trop nombreuses et diverses pour les détailler ici10. Un second élément du consensus à créer concerne l'Union européenne, dont l'importance et la nécessité est plus grande que jamais. L'une comme l'autre des approches paradigmatiques ici exposées (la RTT et le revenu garanti) impliquent en effet pour les États qui les adopteront le cas échéant un sérieux “déficit de compétitivité” (selon la pensée économique en vigueur) dans la situation de libre échange international débridé qui prévaut actuellement. Il convient par conséquent d'instaurer au niveau supranational – et dans un avenir suffisamment proche, seule l'UE est à même de jouer ce rôle – un protectionnisme sélectif, par lequel on puisse moduler le degré de “liberté” des échanges et le taux des taxes de douane en fonction de


critères sociaux (ainsi qu'environnementaux). Il s'agit d'une condition de faisabilité de chacun de ces deux projets. Les processus de précarisation qui sont à l'œuvre affectent gravement la vie de dizaines de millions de personnes. Ils appellent des réponses urgentes, lesquelles ne seront possibles que moyennant un renversement de la conjoncture sociale et politique, renversement auquel une possible organisation sociale des précaires contribuerait. À plus long terme, l'évolution sociale à laquelle nous assistons nous rappelle que le travail tend historiquement à disparaître et qu'il importe par conséquent d'encadrer ce processus en luttant contre la violence du travail résiduel tout d'abord et en imaginant ensuite de nouveaux modes de redistribution de la richesse.

François SCHREUER Membre du collectif flexblues Robert Castel, “Et maintenant le 'précariat'...”, in Le Monde, samedi 29 avril 2006. Voir le film de Pierre Carles, “Attention Danger Travail”. Laquelle est une hypothèse à trop long terme pour être prise en compte dans l'urgence actuelle. À moins qu'il ne s'agisse d’une perspective strictement occidentale, c'est-à-dire néo-colonialiste car rejetant de facto la sphère de la production matérielle hors des frontières d'une Europe ou d'un premier monde sacralisés. 4 Voir le film de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil, “Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient frappés”, les écrits d'un Gérard Filoche ou le récent dossier de la revue Alternatives économiques “Quand le travail fait mal”, février 2007, pp. 56-66. Noter aussi l'existence aujourd'hui révolue du blog “Le carnet d'un inspecteur du travail” de la plume de l'anonyme Bereno, censuré en silence, il y a quelques mois, par son ministère (français). 5 Michel Husson, “Droit à l’emploi et RTT ou fin du travail et revenu universel ?” in Cahiers de critique communiste : “Travail, critique du travail”, émancipation . Ed. Syllepse. 6 Pierre Larrouturou, Pour la semaine de quatre jours, Paris, La Découverte, 1999. 7 Adeptes des théories de Antonio Negri au sujet de la domination de L’Empire et de la résistance des multitudes humaines. 8 “Revenu garanti : questions ouvertes”, in Multitudes n° 27, hiver 2007. 9 “Lire Revenu d'existence universel ou sécurité sociale professionnelle”, in Contretemps 18, février 2007, pp. 131-137 ou, plus généralement, son livre Chômeurs et précaires au coeur de la question sociale, Paris, La dispute, 2004. 10 Mais on trouvera un bon exemple sectoriel, quoique discutable dans certaines de ses conclusions, dans le récent Livre noir des journalistes indépendants, coordonné par Jean-François Dumont aux éditions Luc Pire, notamment dans son huitième chapitre. La proposition d'un “Contre-modèle” d'assurance chômage par la Coordination des Intermittents et Précaires d'Îlede-France (CIP-IDF) constitue également un cas particulièrement intéressant d'une réflexion visant à adapter les structures de la sécurité sociale aux nouvelles conditions de vie et de travail dans un secteur particulier. 1 2 3

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Moins de biens

plus de liens

La décroissance vue par les “objecteurs de croissance ” Bien qu’encore quasi inexistante dans les programmes des partis politiques, la notion de décroissance semble petit à petit émerger et trouver une place dans l’arène des idées. Néanmoins, pour la plupart d’entre nous, la notion de décroissance demeure un concept flou ou ambigu. Le terme est utilisé par un éventail de personnes poursuivant

parfois

des

intérêts

divergents et entretenant de la sorte une confusion autour de cette notion.

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Fondamentalement, les tenants de la décroissance s’attaquent à la déconstruction du concept économique de “croissance”, ainsi qu’à ses corollaires consuméristes et productivistes. S’il est entendu, quand on parle de croissance, qu’il s’agit de croissance économique et non de croissance de la délinquance ou des cancers, il en va de même pour la décroissance. Celle-ci doit être entendue en tant que décroissance du Produit intérieur brut (PIB). Erigé universellement comme l’aboutissement naturel des différentes politiques économiques, le concept de croissance transcende aujourd’hui les clivages politiques traditionnels pour s’ancrer dans les diverses rhétoriques partisanes1. Dès lors, dans un environnement où la “croissance” jouit d’un statut quasi absolu, au point d’être perçue comme un dogme, s’y attaquer relève d’une démarche critique intéressante qui, indépendamment de notre adhésion ou non à cette idée, nous amène à reconsidérer certains fondamentaux de notre organisation économique, et plus globalement de vie.

“A-théisme” et “a-croissance” Pour être précis et rigoureux, à l’instar de l’“a-théisme” il faudrait parler d’une “acroissance”, dans le sens d’une “rupture avec une religion, un culte, une croyance, une foi qui nous imprègne tous2”. Selon cette vision, l’homme moderne est for-

maté par cet imaginaire du “toujours plus”, de l’accumulation illimitée, de cette mécanique qui semblait vertueuse et qui désormais apparaît infernale par ses effets destructeurs sur l’humanité et la planète. Face à l’idéologie de croissance, la décroissance cherche en premier lieu à rétablir l’esprit critique. Elle ne se définit pas en tant que contre-idéologie mais apporte des propositions pour engager une diminution de la consommation des plus riches “dans une volonté de partage et de sobriété3”. Si la décroissance invite à la déconstruction de l’idéologie de croissance, elle encourage à croire en l’homme, c’est-àdire à croire que c’est sa conscience et sa capacité à exercer son libre arbitre puis sa capacité à les transformer en actions qui le définit. La décroissance ne semble donc envisageable que dans le cadre d’un système reposant sur une autre logique, sur une refonte de nos valeurs et concepts, appelant à une “décolonisation de notre imaginaire4” capable de remplacer celui de la société de consommation et du “toujours plus”. Par conséquent, pour les objecteurs de croissance, il devient nécessaire de réinventer une société à échelle humaine qui retrouve le sens de la mesure et de la limite imposée parce qu’“une croissance infinie est incompatible avec un monde fini”5. En pointant l’impossibilité d’une croissance illimitée sur une planète aux ressources naturelles limitées, les partisans de la décroissance rappellent la nécessité de diminuer la consommation et

la production des pays riches afin de réduire leur empreinte écologique jusqu’à un niveau soutenable pour la planète. Les objecteurs de croissance remettent dès lors logiquement en cause un certain nombre de présupposés économiques.

Rompre avec le productivisme et le consumérisme Les théories néoclassiques mesurent la “productivité” en unités monétaires ou en nombre d’objets produits par heure travaillée. Or, pour les décroissants, aucune de ces mesures ne dit si cet argent ou ces biens et services sont utiles à la société. Cette critique rejoint la critique de l’indicateur PIB. Davantage de biens et services, marchands ou non, n’est pas synonyme de plus de richesse. Pour les objecteurs de croissance, accroître la capacité des sociétés à produire ces biens et ces services conduit à la dégradation de ces sociétés, et c’est d’ailleurs ce que disent des indicateurs alternatifs comme le BIP 406. Cependant, si la décroissance met en garde face aux impasses environnementales générées par la croissance économique, elle ne limite pas son analyse à la description de la crise écologique et de ses conséquences. Elle s’intéresse aux causes en amont. Davantage que la croissance économique, elle dénonce l’idéologie de croissance – celle d’un monde sans limite –, une idéologie perçue comme déstructurante humainement et socialement. Dès lors, la décroissance veut s’appuyer sur des modèles économiques réintégrant

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les paramètres physiques dans ses raisonnements, ce qui n’est pas le cas actuellement. Sur le plan sociétal, elle prône une moindre dépendance des personnes par rapport à l'argent parce qu'elles consommeraient moins, seraient plus autonomes, partageraient plus de biens, se rendraient service gratuitement. La décroissance considère que la société de consommation réduit chacun de nous à la seule fonction d’agent économique dont le bonheur se mesure à l’aune de l’augmentation du produit national brut. “En affirmant notre statut d’être humain multidimensionnel, la décroissance milite pour la joie de vivre à l’opposé du vide de sens que propose l’idéologie de croissance7”. Ce système va également de pair avec une remise en cause de la publicité et des médias. La publicité pousse l’individu à consommer toujours plus et promeut de la sorte un mode de vie qui n’est pas viable. Si la population mondiale consommait dans les mêmes proportions que la population belge, il faudrait 3.8 planètes8 pour satisfaire cette demande. Mais il est illusoire d’appeler à une consommation responsable si d’un autre côté la publicité incite à faire l’inverse à travers des médias en état de dépendance par rapport au pouvoir économique.

Décroissance et travail Pour concevoir la société de décroissance sereine et y accéder, il faudrait littéralement sortir de l’économie. Cela signifie remettre en cause sa domination sur le

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reste de la vie, en théorie et en pratique, mais surtout dans nos têtes. “L’histoire de la pensée économique est surtout l’histoire de la construction de l’économique comme pratique et comme pensée, autrement dit la construction de l’économie et de l’économie politique9”. Dès lors, selon cette acception du terme “économie”, “d’emblée l’économie fait problème, elle n’est pas là comme ça, naturellement, que ce soit comme domaine ou comme logique de comportement, autrement dit il n’y a pas de substance ou d’essence de l’économie10”, et donc l’économie n’existe pas en tout temps et en tout lieu. Cette vision réfute dès lors par exemple la conception selon laquelle il est un fait naturel, commun à toutes les sociétés, que le travail crée de la valeur11. Pour les tenants de la décroissance, l’économie de croissance sert avant tout l’économie des multinationales. Un modèle productiviste cherche à produire toujours plus de marchandises avec toujours moins de personnes et conduit inexorablement au chômage de masse. La décroissance entend rompre avec cette logique pour promouvoir une économie à taille humaine riche en emplois de qualité. Dès lors, si la décroissance se positionne logiquement contre l’ “économie de marché” entendue comme le capitalisme, elle est en revanche pour une “économie des marchés” comprise comme l’artisanat indépendant, la paysannerie, les coopératives, etc., reposant sur une économie à taille humaine et maîtrisée, laissant une place à la concurrence12.

Pour les “objecteurs de croissance”, la relance par la consommation et donc par la croissance étant exclue, une réduction féroce du temps de travail imposé est une condition nécessaire pour assurer à tous un emploi satisfaisant dans l’horizon d’une réduction des deux tiers de notre consommation de ressources naturelles. Partant du constat qu’au cours de ces deux derniers siècles, les gains de productivité ont été multipliés par trente, le temps de travail officiel a été diminué par deux, tandis que l’emploi salarié, lui, a été augmenté de 1.75, les objecteurs de croissance considèrent qu’il serait temps de transformer les gains de productivité en une diminution du temps de travail convertible en une augmentation de l’emploi. En 1981 déjà, Jacques Ellul, l’un des premiers penseurs d’une société de décroissance, fixait comme objectif pour le travail pas plus de deux heures par jour13. Cependant, le mouvement de la décroissance ne veut pas se contenter d’une simple réduction du temps de travail qui ne changerait pas la logique productiviste. Les objecteurs de croissance considèrent la relocalisation de l’économie comme un objectif majeur devant permettre la réduction de la consommation et de la production des pays riches. Produire et consommer localement en privilégiant les échanges humains et de nouveaux rapports de production. “Il n’y a pas d’autre moyen que de relocaliser l’économie, revenir à une économie de face à face, de rapports humains et de responsabilité politique, afin de construire une alternative au productivisme du capitalisme salarial14.”


Cette démarche s’accompagne naturellement d’un questionnement sur la place du travail salarié dans nos sociétés et sa finalité. Le premier enjeu du travail est sa finalité et la reconnaissance sociale qu’il apporte et qui ne se traduit pas uniquement par des revenus. Enfermés dans une logique productiviste, la tendance actuelle consiste à promouvoir une augmentation d’un travail aliénant visant à produire et à consommer davantage – “Travailler plus pour gagner plus”. Une logique entretenue par la création mécanique de nouveaux besoins, sans aucune considération environnementale. La décroissance suppose une toute autre organisation dans laquelle le loisir est valorisé à la place du travail, où les relations sociales priment sur la production et la consommation de produits jetables, inutiles voire nuisibles. Redonner au travail sa vraie place, celle d’abord d’une nécessité, celle où chacun doit contribuer, en fonction de ses capacités, à la production de produits matériels ou de services utiles, parce que nous sommes tous et toutes inter-dépendants. Et cela dans des conditions d’emplois respectueuses de la personne humaine. Mais c’est aussi un temps qui ne doit pas non plus envahir toute la vie. Cette décroissance du temps consacré à la production et à la consommation de biens matériels doit permettre d’accroître le temps consacré aux dimensions relationnelles de l’existence, au renforcement des solidarités, à la culture, à la connaissance, aux jeux, à la contemplation de la beauté du monde naturel15.

Cinéma : Après “Danger travail”,

“Plus lentement, plus profondément, avec plus de saveur” : voilà l’“érotisme de vie” que les “objecteurs de croissance” veulent opposer à la folie du “toujours plus vite, toujours plus souvent, toujours plus loin”.

sortie annoncée du nouveau film de Pierre Carles “Volem rien foutre al païs” traitant d’expériences collectives d’émancipation du salariat.

Le pari de la décroissance Concept fédérateur dépassant les clivages politiques traditionnels, capable de regrouper des tendances très différentes, la décroissance est donc une pensée alternative qui englobe une dimension philosophique, politique, environnementale et sociale que cette introduction sommaire ne prétend pas couvrir exhaustivement. Comme toute pensée émergente, elle fait aussi naturellement l’objet de critiques : slogan plutôt que concept ; vision élitiste de riches ; dérive malthusianiste ; conception plus morale que politique et plus culpabilisante que constructive ; mouvement immature… Quoi qu’il en soit, le mot d’ordre de la décroissance a le mérite de constituer une rupture par rapport au courant de pensée dominant et de réintroduire la question écologique dans le débat public tout en la dépassant, pour ouvrir sur des préoccupations qui mettent en jeu le devenir même de notre société et qui interpellent la capacité des individus à développer une pensée critique. Mario FRISO Délégué aux relations publiques

Karl Marx était clairement productiviste. Il visait un accroissement continuel de la production et de la consommation. En outre, selon les objecteurs de croissance, il n’a pas pensé les limites des ressources naturelles. 2 Lire à ce sujet Serge Latouche, “Rompre avec la religion du ‘toujours plus’”, Le soir, 19 février 2007, p. 14. 3 Cahiers de l’Institut d’Etudes Economiques et Sociales pour la Décroissance Soutenable (IEESDS), N°1, 2006, p. 13. 4 Serge Latouche, Survivre au développement : De la décolonisation de l’imaginaire économique à la construction d’une société alternative, Paris, Mille et une nuits, 2004. 5 Citation de Nicolas Georgescu, père de la bio économie. 6 Le “Baromètre des inégalités et de la pauvreté” (BIP) est construit sur base de plus de 60 séries statistiques concernant les différents champs concernés par les inégalités et la pauvreté : travail, revenus, logement, éducation, santé, justice... (http://www.bip40.org/fr/ ) 7 Cahiers de l’IEESDS, 2006, N°1, p. 12. 8 Respire ASBL, http://www.respire-asbl.be/ 9 Serge Latouche, L’invention de l’économie, Albin Michel, 2005, p.8. 10 Clément Homs, ““Sortir de l’économie” ça veut dire quoi ? La décroissance racontée et expliquée aux enfants.”, (2006). (http://www.decroissance.info/) 11 Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise, Pour une nouvelle critique de la valeur, éd. Denoêl, tiré de l’article déjà cité de Clément Homs, ““ Sortir de l’économie” ça veut dire quoi ? La décroissance racontée et expliquée aux enfants.” 12 Cahiers de l’IEESDS, N°1, 2006, p.12. 13 Serge Latouche, “Absurdité du productivisme et des gaspillages. Pour une société de décroissance”, Le monde diplomatique, Novembre 2003. 14 Jean Zin, “Pour un plein emploi de la vie” (2003) http://transversel.apinc.org/spip/article.php3?id_article=273 15 Joel Chenais, “La décroissance matérielle afin de réduire l’emprunte écologique ? Inéluctable !” (2006) (http://lesverts.fr/article.php3?id_article=1406) 1

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La vie

à plein temps

L'espace-temps politique et poétique libéré par le travail Il n’y a plus de travail pour tout le monde à plein temps. Les emplois épanouissant se font rares. Faut-il seulement s’en plaindre ? Ne pourrait-on jouer à “qui perd gagne”, faire feu de tout bois mort et explorer d’autres pistes ouvertes par ces perspectives peu réjouissantes ? Peut-être y a-t-il aussi lieu ici de reposer la question de la communauté, du bien commun, de la jouissance, diraient hédonistes et psychanalystes réunis, de déplacer le lieu de sa mise en scène et en société.

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La modernisation : une navette à double volet Si le travail a été glorifié par la révolution industrielle, un autre mouvement parallèle a paradoxalement accompagné ce culte. Les mêmes processus qui ont permis la généralisation du travail se sont appliqués à tout faire pour l’amener à disparaître. En effet, au fur et à mesure qu’elle intégrait des populations toujours plus larges (rurales, coloniales,…) à sa dynamique, l’industrialisation s’ingéniait, par souci de rentabilité, à substituer au travail humain la force des machines – une force qui, contrairement aux ouvriers, ne connaît ni fatigue ni défaillance, ne prend pas de congés, ne se plaint ni se syndique jamais. Chacune des révolutions technologiques a remplacé par des machines et déplacé vers le suivant la quasi-totalité des employés du secteur d’activités auquel elle correspondait : la révolution du charbon, de la machine à vapeur et de l’acier a vidé le secteur primaire au profit du secondaire, la révolution de l’électricité, du moteur à explosion et de la pétrochimie a saturé de technologie le secteur secondaire pour développer de nouveaux marchés dans le secteur tertiaire. Nous sommes aujourd’hui à l’heure de la troisième révolution technologique – de l’électronique, de l’ordinateur et de l’information – et les innovations en cours augurent d’une substitution toujours plus intense et plus étendue des ordinateurs aux travailleurs du secteur tertiaire qu’on croyait typiquement humain1. En effet, des ordinateurs sont déjà et seront de plus en plus employés comme téléphonistes, caissières, banquiers, bibliothécaires, secrétaires,… Les autoroutes de l’information relè-

gueront bientôt la poste et les commis aux oubliettes. Le four à micro-ondes et la cuisine sous vide font concurrence aux restaurants. Des opérations chirurgicales sont assistées par des automates. Des robots en arrivent désormais à concevoir d’autres robots… Même le secteur culturel n’est pas épargné, non seulement parce que nous pouvons commander et télécharger par Internet disques, films et livres mais de surcroît parce que des synthétiseurs commencent à composer de la musique tout seul, des romans de gare sont désormais rédigés par des programmes informatiques, le morphing permet de réaliser des films sans acteurs,…2 Reste à savoir si, à ce stade, nous pouvons encore parler de culture ? Les domaines de l’invention, de la pensée et de l’art demeurent des espaces absolument rétifs à l’automatisation. Mais rétifs aussi, pour les mêmes raisons, à la professionnalisation et à la rationalité économique. A dessein d’accroître la rentabilité, les révolutions technologiques ont été complétées par des réorganisations du travail. Le fordisme visait à intégrer et fidéliser l’ensemble de la population dans le processus de production et de consommation : la chaîne de montage permettait à tout le monde, à la fois, d’y travailler et de pouvoir acheter ses produits. L’industrie automobile servant d’étalon, nous sommes passés, avec la troisième révolution, au “toyotisme” ou production à flux tendus. Ces nouveaux procédés de management sapent le rôle intégrateur du travail : segmentation, flexibilité fonctionnelle ou numérique, précarisation, sous-traitance, sélectivité,…

Nouvelles technologies et néo-management convergent donc pour infirmer le dogme selon lequel le chômage se résorbera grâce à la compétitivité accrue et la croissance du PIB. A l’inverse, l’augmentation de la productivité s’obtient par la substitution de machine au travail humain et le remplacement des employés stables par de la main d’œuvre précaire, flexible, sous-traitée voire non déclarée. Ce n’est donc pas la productivité qu’il faut relancer : elle n’a jamais été aussi efficace, elle permet désormais de produire plus qu’il n’en faut pour subvenir aux besoins de toute l’humanité. La crise se situe ailleurs. Quelque part du côté de la redistribution des biens et des places ; du côté aussi de la redistribution des rôles et des fonctions attribués au travail, à la machine et à l’humain. N’est-il pas temps de dépasser la contradiction d’une modernité qui, à l’avant scène, sacralise le travail par ses rituels sociaux, tout en le sacrifiant, en coulisse, sur l’autel de la technologie et de la rentabilité ? Le travail est devenu un mythe de plus en plus déconnecté de sa réalité. A nous de le démystifier.

Une utopie mobilisatrice Au lieu de déplorer cette situation, ne pourrait-on pas nous en réjouir, en tirer (et partager) profit pour évoluer vers une nouvelle organisation sociale. Il n’y a plus de travail pour tout le monde et le travail ne permet plus l’épanouissement et la socialisation : et bien, travaillons moins et cherchons l’épanouissement et la socialisation dans le temps libéré par l’absence de travail. Maintenant que la technologie offre des ressources infinies, il est temps de ressourcer le sens.

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Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de décréter la disparition du travail ou de célébrer sa mort mais d’organiser sa répartition et sa réduction décisive, tant au niveau du temps que de l’importance que nous lui accordons. La réduction massive du temps de travail pourrait constituer une revendication, un nouveau projet fédérateur tant pour les travailleurs et leurs syndicats que pour les chômeurs, les précaires et tous ceux qui ne se retrouvent plus dans la perte de sens qu’entraîne notre société marchande centrée sur le travail. Je me réfère, par exemple, aux propositions d’André Gorz dans ses Métamorphoses du travail : dans le souci de répartir les économies de travail et les gains qu’elle engendre, la réduction devrait être régie par des principes de justice plutôt que par la rationalité économique ; elle serait progressive par paliers, égale pour tous, générale, désynchronisée et sans perte de revenu3. La première révolution industrielle s’est accompagnée d’une réduction de la semaine de travail de 80 à 60 heures, avec la seconde révolution nous sommes passé de 60 à 40 heures. Il est donc légitime de réclamer, à l’ère de la troisième révolution technologique, la semaine de 20 heures. Pour optimiser l’utilisation des infrastructures et mieux répartir le travail, ces vingt heures hebdomadaires gagneraient à être étalées sur l’échelle d’une année (on réduirait alors l’année de travail de 1600 à 800 heures). La répartition serait concertée en fonction des contraintes techniques et des désirs et besoins de chacun : un tel travaillerait 4 heures par jours durant toute l’année, un autre 8 heures pendant six mois, un troisième ne presterait que le week-end à raison de 10 heures par jour...

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Une telle réduction désynchronisée permet la réalisation et la mise en route de projets hors du travail. L’objectif est à la fois que chacun travaille moins en vue d’épanouir ses potentialités dans le temps libre et de diversifier les qualifications de chacun, indispensables à une répartition du travail. On rétorquera que certaines tâches hyper qualifiées ou postes à responsabilités exigent une implication permanente et des heures supplémentaires non comptées. Or, justement, partager ces tâches et étendre le temps libre ne peut que susciter plus de créativité. Travailler moins, c’est travailler autrement et surtout travailler mieux ! C’est augmenter la motivation et diminuer le stress ou l’absentéisme. Laissons André Gorz synthétiser les enjeux de son projet : “Le lieu de travail et l’emploi peuvent alors cesser d’être les seuls espaces de socialisation et les seules sources d’identité sociale ; le domaine du hors-travail peut cesser d’être le domaine du privé et de la consommation. De nouveaux rapports de coopération, de communication, d’échange peuvent être tissés dans le temps disponible et ouvrir un nouvel espace sociétal et culturel, fait d’activités autonomes, aux fins librement choisies. Un nouveau rapport, inversé, entre temps de travail et temps disponible tend alors à s’établir : les activités autonomes peuvent devenir prépondérantes par rapport à la vie de travail, la sphère de la liberté par rapport à celle de la nécessité. Le temps de la vie n’a plus à être géré en fonction du temps de travail ; c’est le travail qui doit trouver sa place, subordonnée, dans un projet de vie4.”

Récréation, création et action Tout ceci entraînera forcément une réorganisation globale de notre société et nécessitera un apprentissage du temps libre. Il nous faudra beaucoup d’imagination pour mettre ces idées en œuvre mais nous en aurons le temps. L’universalisation et la “naturalisation” du travail moderne nous ont amené à confondre le travail et les fonctions dont il est le support. En relativisant son importance, nous pourrions enfin distinguer le travail de ses fonctions : nous apprendrions qu’il n’est pas en soi porteur de ces fonctions et pourrions leur créer d’autres supports. Nous redécouvririons que l’humain ne se réalise pas seulement par le travail. Dans une conférence, de facture phénoménologique, Hannah Ardent distinguait trois dimensions de la vie active : le travail, l’œuvre et l’action. Par le travail nous produisons les nécessités vitales qui assurent la subsistance du corps. C’est une tâche indéfiniment répétitive perpétuant le cycle de la production et de la consommation des biens éphémères. L’œuvre de nos mains, contrairement au travail de nos corps, fabrique les objets d’usage, durables et autonomes. Arendt range l’œuvre d’art dans une sous-catégorie particulière des objets fabriqués dont elle se démarque par son “inutilité”. Enfin, l’action constitue, pour la philosophe comme pour ses ancêtres grecs, l’activité par laquelle l’homme s’élève à son essence d’“animal politique”. Elle n’est conditionnée ni par la nécessité ni par le manque. Couplée à la parole,


l’action permet à l’homme de dire qui il est et d’apprendre à vivre avec ses semblables5. Pour ma part, il me semble plus pertinent d’annexer la fabrication au registre du travail et de faire de l’œuvre d’art ou de la démarche créative une catégorie à part entière. A partir de cette typologie, nous pouvons dessiner les grandes lignes d’une société de travail réduit. Celui-ci confié aux machines pour une grande part et mieux réparti entre tous pour la part restante, nous pourrions alors nous déployer davantage dans les sphères de l’œuvre et de l’action. Nous pourrions en faire les supports de toutes les fonctions que la modernité a associées au travail. Le temps libre ne serait pas un temps vide mais un espace de créativité, de “récréativité” et d’interaction. Du côté de l’œuvre, une multitude d’activités autonomes, personnelles ou collectives, pourraient permettre aux individus de se réaliser et de se rencontrer : art, sport, musique, écriture, formation continue, voyage, cuisine, rêverie, etc. Les tâches domestiques pourraient être mieux partagées et réinvesties de sens. La procréation et l’éducation des enfants sont évidemment une œuvre à part entière. Du côté de l’action, nous pourrions réhabiliter le modèle de la démocratie athénienne – ses esclaves étant remplacés par des machines. Tous les citoyens, affranchis des besoins et des corvées, pourraient enfin s’impliquer dans la politique, au sens noble de gestion des affaires de la cité. Ils pourraient aussi réfléchir ensemble aux choix de production, en impliquant tous les points de vue : que voulons nous produire, dans quelles conditions, avec

quelles conséquences écologiques et sociales ? L’action trouvera aussi ses ramifications dans de multiples engagements associatifs – ceux-ci désormais moins destinés à panser les plaies de l’exclusion sociale qu’à penser toujours plus créativement le vivre ensemble – qui dynamiseront et enrichiront le tissu social. Une série d’activités (de soin, de surveillance,…), actuellement professionnalisées en dépit de leur incompatibilité avec la logique marchande, pourraient être prises en charge sur un mode coopératif. Ces coopératives ouvriraient, entre les sphères privée et publique, un espace de socialisation et de souveraineté commune où les individus détermineraient ensemble leurs besoins communs et les moyens de les satisfaire.

“Il faut être absolument moderne” (Rimbaud) Avec un tel projet, il n’est pas question de refuser la modernité, de vouloir revenir à la terre ou à l’âge de pierre mais de pousser plus loin la modernité, de “moderniser ses présupposés”. La modernité a été décisivement libératrice par rapport à l’esclavage antique et aux dominations féodales (tant idéologiques que physiques). L’avènement du travail et du progrès a permis d’élever le niveau et la qualité de vie de la majorité. Poussons la libération plus loin. Notre liberté et notre volonté doivent s’emparer du potentiel de libération que contient le processus de modernisation. C’est une autre société qui se dégage de cet idéal où les activités non économiques (culturelles, sociales, intellectuelles, conviviales, créatives,...)

seraient autonomes et prépondérantes. Cette autre société représente, aux yeux d’André Gorz, le seul “sens” émancipateur possible de l’évolution actuelle car “si les économies de temps de travail ne servent pas à libérer du temps et si le temps libéré n’est pas celui du “libre épanouissement des individualités”, alors ces économies de temps de travail sont totalement dépourvues de sens. [...] la question est de savoir comment aller dans le seul sens qui s’offre à nous, si sens il doit y avoir6.”

Mathieu BIETLOT Coordinateur sociopolitique

1 Les autres secteurs n’en continuent pas moins leur course à la technologie : robotisation de l’agriculture, restructurations continues de l’industrie automobile, de la sidérurgie,… Certes, la suppression des emplois dans ces secteurs en Europe s’accompagne souvent de délocalisations qui offrent un nouvel avenir aux activités de transformation dans le Tiers Monde mais les lois de la mondialisation, de la compétitivité et de la rentabilité amèneront également ces économies à substituer progressivement la technologie au labeur humain. D’ores et déjà, les implantations d’industries dans ces pays se révèlent incapables d’en absorber la démographie galopante. 2 Pour un inventaire détaillé et richement documenté des potentiels de la technologie dans les différents secteurs d’activité, voir Jeremy Rifkin, La fin du travail, trad. de l’américain par P. Rouve, Paris, La Découverte, 1996 3 GORZ, André. Métamorphoses du travail : Quête du sens, éd. Galilée, 1988, pp. 223-262. Dans ses ouvrages ultérieurs, notamment Misères du présent. Richesse du possible (Galilée, 1997), Gorz optera pour l’idée d’allocation universelle. Nous persistons à préférer la première proposition. Les critiques qu’il adressait, en 1988, à l’allocation universelle nous paraissant toujours pertinentes : celle-ci maintiendra et renforcera la dualisation de la société, légitimée dès lors par une allocation de charité remplaçant la solidarité réelle ; en outre, elle privera ceux qui ne travaillent pas d’identité sociale et de citoyenneté puisque le travail restera le vecteur principal de socialisation. 4 André Gorz, op. cit., p. 119. 5 Hannah Arendt, “Travail, œuvre, action”, (traduit par D. Lories), Etudes Phénoménologiques, I, n°2, 1985, pp. 3-26. 6 André Gorz, op. cit., p. 225.

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PORTAIL Travail labeur, travail libérateur, avilissant, socialisant, épanouissant ou aliénant, productif, associatif… Quelle que soit la manière dont on l’envisage, le travail reste une notion incontournable de notre organisation sociale. Les sites qui suivent traduisent une diversité d’approches souvent porteuses de projets de société bien distincts.

“La cloche dit : Prière ! Et l'enclume : Travail !” Victor Hugo 42 E C H O S N ° 5 6


http://www.decroissance.info/ “Celui qui croit qu’une croissance infinie est compatible avec un monde fini, est un fou ou un économiste” résument souvent les décroissants… Site dédié à la décroissance et à la simplicité volontaire, décroissance info constitue une introduction solide et souple d’utilisation. La rubrique “Découvrir” (‘Foire aux questions’, ‘Brèves’, ‘Témoignages’) offre un aperçu bref mais précis des différentes positions défendues par les objecteurs de croissance, tandis qu’un approfondissement de chaque thème est possible grâce à la rubrique “S’informer”. Le site est très dynamique et propose une plate-forme interactive permettant de discuter (Forum, Article) et d’agir “en faveur d’un meilleur équilibre entre l’homme et la nature”. A visiter également le site du parti politique français de la décroissance (http://www.partipourladecroissance.net) ainsi que le site des casseurs de pub (http://www.casseursdepub.org/), créateur du journal “La décroissance”, accessible via ce site. Bonnes visites et joyeuse décroissance ! http://www.stopchasseauxchomeurs.be Suite aux plans de “contrôle renforcé des chômeurs” annoncé par le gouvernement Verhofstadt-Onkelinx en 2004, de nombreux acteurs sociopolitiques et citoyens se sont mobilisés contre ce qui a été rebaptisé la “chasse aux chômeurs” en créant une plate-forme regroupant des dizaines d’associations, de collectifs, de syndicats et de partis politiques. Le rejet de ce plan se base sur une analyse dénonçant le fait qu’on fasse porter la res-

ponsabilité du chômage aux chômeurs. Son véritable but serait en fait de faire baisser l’ensemble des salaires et des conditions de travail. Toutes les informations utiles sont accessibles sur ce site. http://www.emploi.belgique.be/home.aspx Le site du Service public fédéral Emploi, Travail et Concertation sociale (ex Ministère fédéral de l’Emploi et du Travail) a fait peau neuve et présente une toute nouvelle structure qui devrait stimuler votre avidité d’informations utiles et “officielles”. Recherche par mot clé (‘Guide de A à Z’), informations détaillées sur les sujets couverts par le SPF (10 thèmes), moteur de recherche, statistiques… Autant d’éléments qui font de ce site un outil d’information et de travail efficace. Convient aussi parfaitement pour animer vos soirées entre amis… Au boulot ! http://www.marxists.org/francais/ lafargue/index.htm “Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis des siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l'épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture. Au lieu de réagir contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes, les moralistes, ont sacro-sanctifié le travail. Hommes aveugles et bornés, ils ont voulu être plus sages que leur Dieu ; hommes faibles et

méprisables, ils ont voulu réhabiliter ce que leur Dieu avait maudit. Moi, qui ne professe [point] d’être chrétien, économe et moral, j’en appelle de leur jugement à celui de leur Dieu ; des prédications de leur morale religieuse, économique, libre penseuse, aux épouvantables conséquences du travail dans la société capitaliste.” Pour ceux qui veulent se délecter de l’ouvrage culte de Paul Lafargue, Le droit à la paresse (1880), le site marxist.org offre toute l’œuvre de Popol en un seul clik. Bonne lecture ! http://marredutravail.free.fr/ Ce site au titre explicite se chargera de nous rappeler toutes les abominations d’une société bercée par le discours productiviste ambiant et le retour à une sacralisation du travail. Marredutravail.fr s’ouvre sur un extrait audio du film “Danger travail” mettant en scène le sociologue Loïc Wacquant en pleine diatribe face à notre incapacité de penser l’actualité de vie en dehors de la forme salariale. Le ton est donné. Le site à l’interface relativement simple mais néanmoins dynamique offre de nombreuses rubriques dignes d’intérêt : fichiers audios et vidéos mêlant humour et ressources académiques, une grande quantité de textes et de références bibliographiques, la possibilité d’achat de films thématiques… A noter son pendant anglophone http://www.whywork.org/ Attention : site à absolument éviter le lundi matin sous peine d’absence injustifiée au travail.

M@rio FRISO

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AGENDA

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Le Conseil de l'Education Per-manente de l'Université Libre de Bruxelles (CEPULB) propose une série de cycle de conférences les lundis de 16h30 à 18h30, les mardis de 14h à 16h et les jeudis de 15h à 17h. Dates et thèmes pour les conférences du lundi de 16h30 à 18h30 (auditoire Chavanne) : Cycle 7 : Ethique et sciences de la vie. Le 16/04/2007, Transplantations d'organes et religions par Paul Kinnaert, docteur en médecine, professeur émérite à l'ULB. Cycle 8 : Histoire Le 23/04/2007, Archives et démocratie par Didier Devriese, historien, directeur du service des archives de l'ULB. Le 30/04/2007, La reine Elisabeth et la promotion des échanges culturels avec le monde communiste par Anne Morelli, historienne, professeur à l'ULB. Dates et thèmes pour les conférences du mardi de 14h à 16h (auditoire Chavanne) : Cycle 8 : Canada Le 17/04/2007, Histoire de l'immigration belge au Canada par Serge Jaumain, historien, professeur à l'ULB. Le 24/04/2007, L'art rupestre amérindien dans la région des Grands Lacs par Serge Lemaître, archéologue aux Musées royaux d'art et d'histoire de Bruxelles.

Dates et thèmes pour les conférences du jeudi de 15h à 17h (auditoire Guillissen):

Les Amis de la Morale Laïque d'Evere propose deux manifestations

Cycle 7 : Justice Le 29/03/2007, La conscience du juge par Jean de Codt, docteur en droit, conseiller à la cour de cassation Cycle 8 : Bruxelles Le 19/04/2007, Réalités sociales à Bruxelles par Myriam De Spiegelaere, docteur en médecine et en santé publique, directrice de l'Observatoire de la santé et du social de la Région de Bruxelles-Capitale. Le 26/04/2007, 150 ans d'architecture scolaire à Bruxelles par Françoise Jurionde Waha, historienne de l'art et archéologie, Fondation Pégase.

PAF : gratuit pour les membres en règle de cotisation et 5 € pour les non membres. Renseignements : CEPULB CP160/12 Av. F.D Roosevelt 50 (Square groupe G, bâtiment U, porte C, niveau 4 local UC4.240) à 1050 Bruxelles. Tél 02 650 24 26 (ouvert tous les jours ouvrables de 9h30 à 12h) site Internet : www.ulb.ac.be/cepulb, courriel : cepulb@ulb.ac.be

L'exposition Passeurs de frontières, témoignage sur la mémoire militante à travers la mise en avant de 80 personnages qui se sont engagés pour des causes diverses, une exposition de Bruxelles Laïque. Date : du vendredi 4 mai 2007 ( vernissage à 20h ) au dimanche 13 mai 2007. Lieu : maison communale d'Evere, salle Delahaut, Square Moedemakers 10 à 1140 Evere. P.A.F : gratuit Renseignements : Cécile Thiriaux 0495/ 48 96 34 Un débat L'école à l'épreuve du voile qui suit la sortie du livre de Nadia Geerts qui sera l'invitée d'honneur de la soirée. Date : mardi 17 avril 2007 à 20h Lieu : centre culturel, rue de Paris 108 à 1140 Evere P.A.F : gratuit Renseignements : amlevere@belgacom.net

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Calendrier des Fêtes de la Jeunesse Laïque (cérémonies et spectacles)

Les Amis de la Morale Laïque de Ganshgoren propose deux conférences (suivies du verre de l'amitié)

Samedi 5/5/2007 Lieux : Auderghem, Berchem Sainte Agathe, Etterbeek, Ixelles, Schaerbeek, Watermael Boisfort. Horaire : 10h Lieux : Bruxelles-Ville, Jette, Woluwé Saint Pierre. Horaire : 14h.

Le port de Bruxelles par Charles Huygbrens Date et heure : mardi 24/4/ 2007 à 19h45 Lieu : Centre Culturel de Ganshoren, place Guido Gezelle “La Villa” à Ganshoren. P.A.F : gratuit

Dimanche 6/5/2007 Lieux : Drogenbos, Evere, Forest, Ganshoren, Koekelberg, Kraainem, Linkebeek, Rhode Saint Genèse, SaintGilles, Saint-Josse, Wemmel, Wezembeek, Woluwé Saint Lambert. Horaire : 10h Lieux : Anderlecht, Molenbeek Saint Jean, Uccle Horaire : 14h P.A.F : gratuit. Organisateur : Comité Organisateur de la Fête de la Jeunesse Laïque de l'agglomération bruxelloise. Adresse de l'organisateur : Auditorium Jacques Brel- Campus du CERIA, avenue Gryson 1 à 1070 Bruxelles.

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Le port du voile par Madame Nachawati Date et heure : mardi 8/5/2007 à 19h45 Lieu : Centre Culturel de Ganshoren, place Guido Gezelle “La Villa” à Ganshoren. P.A.F : gratuit Renseignements : AML de Ganshoren 24/03 av. J-S Bach à 1083 Ganshoren (Madame Renée Leduc), Tél : 0477/79 96 49 courriel : fb047424@skynet.be


Conseil d’Administration

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Fabrice VAN REYMENANT

Mathieu BIETLOT Mario FRISO Paola HIDALGO Sophie LEONARD Ababacar N’DAW Olivia WELKE

GRAPHISME Cédric BENTZ & Jérôme BAUDET EDITEUR RESPONSABLE Ariane HASSID, Présidente de Bruxelles Laïque, 18-20 Av. de Stalingrad - 1000 Bruxelles ABONNEMENTS La revue est envoyée gratuitement aux membres de Bruxelles Laïque. Bruxelles Laïque vous propose une formule d’abonnement de soutien pour un montant minimum de 7€ par an à verser au compte : 068-2258764-49. Les articles signés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.

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