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Sommaire Editorial (A. Hassid) ........................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 3 Histoire de la laïcité (entretien avec Hervé Hasquin) ....................................................................................................................................................................................................................................... 4 L’histoire professionnelle et le grand public : y a-t-il un décrochage ? (Kenneth Bertrams)................................................................................................................................. 10 L’histoire par plaisir. Questions à la lueur de la lecture de Marc Bloch (Cedric Tolley) .............................................................................................................................................. 14 Histoire et mémoire : entre confrontation et complémentarité (Mario Friso) ....................................................................................................................................................................... 18 Les politiques mémorielles (Alexis Martinet) ........................................................................................................................................................................................................................................................ 21 La mémoire des vaincus (Thomas Lambrechts) ............................................................................................................................................................................................................................................... 26 L’Espagne, la mémoire et l’exil (Mariejo Sanchez Benito)...................................................................................................................................................................................................................... 30 Du combat pour l’historicité à la revendication des indépendances (Ababacar Ndaw) ............................................................................................................................................ 36 Le tragique destin de Patrice Lumumba ou le malentendu fondateur (Colette Braeckman) ............................................................................................................................... 39 Hommage à Patrice Lumumba. La Belgique doit reconnaître ses responsabilités historiques ! (Pauline Imbach)........................................................................ 42 Cinquantenaire des (in)dépendances africaines : un inventaire critique (André Yinda).............................................................................................................................................. 45 “Les naissances d’État sont toujours des césariennes” (Mathieu Bietlot) ............................................................................................................................................................................. 50 LIVRE-EXAMEN : Enseignement de l'histoire et diversité culturelle. Nos ancêtres ne sont pas les Gaulois (Sophie Léonard)......................................... 56 PORTAIL : (Mario Friso) .............................................................................................................................................................................................................................................................................................................. 58 AGENDA : échos laïques de vos activités bruxelloises .............................................................................................................................................................................................................................. 60
Avec le soutien de la Communauté française. Bruxelles Laïque Echos est membre de l'Association des Revues Scientifiques et Culturelles - A.R.S.C. ( http://www.arsc.be/) Bruxelles Laïque asbl Avenue de Stalingrad, 18-20 - 1000 Bruxelles Tél. : 02/289 69 00 • Fax : 02/502 98 73 E-mail : bruxelles.laique@laicite.be • http://www.bxllaique.be/
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epuis la Modernité, et depuis plus longtemps pour les précurseurs de la libre pensée, nous savons que le monde n’est plus le reflet de la Providence divine mais le fruit de l’histoire faite, au jour le jour, par les hommes et les femmes. Nous faisons l’histoire et elle nous façonne en retour. Il importe donc de la connaître. Pour en tirer les leçons et, selon la célèbre citation de Marx, ne pas être “condamné à la revivre”. Savoir d’où l’on vient permet de mieux s’orienter vers où l’on va.
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Au-delà de l’ancrage et de l’action historiques de chaque individu, l’histoire constitue un patrimoine commun. Elle fait partie des fondements et références de toute collectivité. Elle influe donc sur la manière dont une société se conçoit, se construit et évolue. Bien que la démarche des historiens se soit substituée à l’explication mythologique du monde, cette mise en forme de notre passé commun n’est pas exempte de mythes. Ces mythes sont fondateurs, fédérateurs, mobilisateurs et générateurs de sens pour une civilisation, une nation ou un groupe. L’histoire de la laïcité, par laquelle nous ouvrirons notre dossier, n’y échappe pas. Mais, derrière leur fonction sociale, les mythes invitent les libres-exaministes que nous sommes à les interroger, voire à les démystifier. Pourquoi encensent-ils telle partie de l’histoire plutôt que telle autre ? Que cachent-ils ? Dans quelle mesure figent-ils ou naturalisentils une certaine vision de l’histoire ? Ne relèvent-ils pas davantage de la mémoire collective ou officielle que de la science de l’histoire ? L’histoire est en effet considérée comme la plus scientifique des sciences humaines. Cependant, elle n’est jamais écrite d’une manière parfaitement neutre et impartiale. Elle est traversée d’enjeux de pouvoir et teintée d’idéologie. Il importe alors de se demander qui l’écrit, qui l’enseigne ou la diffuse et ce qui préside au choix de ses objets de recherche. L’histoire que nous apprenons à l’école s’avère être principalement celle des vainqueurs puisqu’elle est écrite par eux. Que serait-elle si on l’envisageait également par le regard des vaincus ou des minoritaires ? Qu’en est-il des histoires dissidentes ou des transmissions orales ? Comment réhabiliter la mémoire des sans voix, des oubliés de l’histoire, pour leur reconnaître une place dans notre patrimoine collectif et notre vision du monde ? Telles sont les nombreuses et profondes questions abordées par les auteurs qui ont pris part à ce numéro de Bruxelles Laïque Echos. Les réponses proposées sont diverses. Certains articles se prolongent ou se répondent. Ils proposent parfois des points de vue différents et composent un réel dossier contradictoire. Marque de fabrique de notre culture laïque du débat. Signe de vitalité libreexaministe. En hommage au cinquantenaire des indépendances africaines, nous avons accordé une place non négligeable à l’Afrique, trop longtemps déniée par l’histoire occidentale. A ce sujet, comme dans l’ensemble du dossier, l’interrogation du passé se veut résolument tournée vers le présent et l’avenir. Le rapport de l’histoire ou de la mémoire au temps présent est une des questions qui soulèvent le plus de controverses. Mais c’est, pour nous en tout cas, l’enjeu décisif. Chacune des thématiques que nous vous proposons visent avant tout à participer, modestement, à la construction d’un monde plus juste. C’est avec plaisir que je vous y invite.
Ariane HASSID Présidente
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Source image batiment : © www.irismonument.be www.irismonument.be, site de l'Inventaire du Patrimoine architectural de la Région de Bruxelles-Capital
En dépit d’une certaine familiarité, l’histoire de la laïcité, de ses idées, de ses combats et de ses avancées reste malgré tout assez méconnue dans notre pays. Dans un contexte où la laïcité est redevenue un enjeu central de nombreux débats, son histoire est, comme d’autres, souvent victime de réinterprétations partielles ou d’anachronismes trompeurs, en particulier en Belgique francophone, où l’on a parfois du mal à prendre ses distances avec une laïcité d’ “exception française”.
ui d’autre qu’Hervé Hasquin est plus qualifié pour aborder les spécificités du contexte belge dans l’émergence et la concrétisation de la laïcité en Belgique et sur le rôle de pointe, souvent ignoré, qu’a joué notre pays en Europe. C’est certainement sous son impulsion que la Belgique a par ailleurs précédé la France dans l’étude universitaire de la laïcité, notamment avec la création en 1987 du Centre interdisciplinaire d'Etude des Religions et de la Laïcité qu’il présida durant près de 20 ans et auquel il offrit un rayonnement de dimension internationale. L’ouvrage collectif qu’il dirigea et auquel il contribua grandement L’Histoire de la laïcité en Belgique reste une référence sur la question et fut réédité à plusieurs reprises. Il témoigne, avant l’heure, de la diversité des laïcités, à l’instar de la Déclaration Universelle sur la laïcité au XXIème siècle dont il eut l’honneur de présider la présentation officielle au Sénat français à l’occasion du centenaire de la loi de 1905.
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Voici ce qu’il nous a exposé : Il n’est pas simple de s’entendre sur les mots et sur la signification qu’il faut leur donner. Or s’il y a bien un domaine où la confusion règne de façon absolue, c’est celui de la laïcité. On utilise tous le même vocabulaire mais en lui donnant souvent des significations différentes. Par exemple, la laïcité en France n’est pas la laïcité en Belgique mais on utilise les mêmes mots avec des portées et une histoire différentes. Cela entretient un fameux brouillard et beaucoup de nos concitoyens belges ne s’en rendent même pas compte. Les manifestes pour la laïcité que je lis aujourd’hui font souvent référence à une laïcité à la française. C’est d’autant plus amusant qu’en France, de plus en plus de laïques s’interrogent actuellement sur la réalité ou la nécessité de ce qu’on appelle “l’exception française”. Il faut donc être prudent et bien préciser que le contexte belge n’est pas le contexte français,
même si les mots de laïcité sont apparus en même temps dans nos deux pays vers 1850-1860. La laïcité, qu’est-ce que c’était au départ ? C’était l’affirmation d’une volonté de l’indépendance du temporel par rapport au spirituel. En cela, ce n’était que le prolongement, certes avec des accents particuliers et peut-être plus fermes, de toute une évolution des rapports EtatEglise. Celle-ci s’est déroulée en Europe occidentale, à partir du XVIe siècle surtout, par un phénomène de préparation inconscient qui va déboucher sur ce que l’on appellera la philosophie des Lumières. Une volonté de faire échapper l’Homme aux théologies, et le temporel à la volonté d’hégémonie et d’interventionnisme du Vatican. Vont alors s’affronter, de plus en plus, d’une part, ce qu’on va appeler les libres penseurs, mais que je préfère appeler les adeptes de la pensée libre – ce qui n’est pas du tout la même chose –, et d’autre part les ultramontains, ceux qui se ralliaient à l’orthodoxie romaine.
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Emergence et radicalisation de deux pôles Dans ce contexte-là, deux pôles sont apparus : l’Université Libre de Bruxelles et l’Université Catholique de Louvain. Je rappelle souvent, même à l’ULB – car on a oublié et on commet souvent des aberrations et des anachronismes en projetant dans le passé les problématiques d’aujourd’hui –, que l’Université Libre de Bruxelles, jusqu’en 1860-1870, fut d’abord une université majoritairement spiritualiste : la plupart de ses enseignants étaient croyants, beaucoup étaient encore pratiquants et il y a eu quelques recteurs de l’ULB qui jusqu’aux environs de 1870 allaient au bras de madame le dimanche au service dominical à Sainte Gudule ! Le matérialisme va émerger de plus en plus car, d’un côté, il y a les découvertes scientifiques et, de l’autre, un contexte politique très spécifique à la Belgique : l’existence d’un “parti Eglise” ou, en tous cas, un parti catholique qui assume les revendications de l’Eglise, avec en son sein des députés et des sénateurs qui veulent défendre la Constitution belge mais qui sont, parfois, gênés aux entournures – c’est un euphémisme – face à des prises de position extrêmement radicales de Rome. Le texte le plus célèbre du XIXe siècle, qui fera un tort considérable à l’Eglise catholique, c’est évidemment l’encyclique Quanta Cura de décembre 1864 qui condamnait le libéralisme, le socialisme, la libre pensée, la liberté de presse, la liberté de conscience… mais aussi ce qui pouvait apparaître comme des “errements”, c’est à dire des découvertes scientifiques en opposition avec la Genèse.
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Je rappelle que nous sommes en 1864 et que le livre de Darwin est paru en 1859. Sa première traduction française paraît en 1862-1863 sous la plume de Clémence Royer, une militante philosophique, féministe dont les idées révolutionnaires sur le divorce, sur la liberté du couple, sur la liberté des femmes en général ne sont évidemment pas bien reçues à cette époque. C’est à travers sa traduction et sa préface où elle reproche à Darwin de ne pas tirer toutes les conséquences de ses découvertes scientifiques que l’ouvrage va se faire connaître très largement en Belgique, en France, en Suisse. C’est une apologie du matérialisme qui réduit à néant la Genèse. Il y a donc une incompatibilité fondamentale entre ce type de sciences d’une part et la foi d’autre part, ce qui explique toute une série de condamnations qui apparaissent dans l’encyclique Quanta Cura. Il faut également resituer ce climat de lutte politique, de radicalisation de Rome dans un contexte plus général, notamment le risorgimento en Italie, le processus d’unification italienne qui procède aussi d’une éradication progressive de la puissance politique et économique de la papauté. Par ailleurs, parmi ceux qui mènent le combat, vous avez des gens qui, comme Garibaldi, étaient francs maçons. Tout cela apporte de l’eau au moulin. Il va y avoir une condamnation de tous les mouvements de pensée libre. Convaincue d’un grand complot international visant à l’éliminer, l’Eglise va se radicaliser, notamment sous Grégoire IX. En 1870, le premier concile de Vatican va affirmer le dogme de l’infaillibilité pontificale.
La Belgique à la pointe du combat pour la laïcité Dans ce contexte de société très cléricale – la radicalisation de l’Eglise, un parti catholique puissant qui s’aligne sur beaucoup de ses positions, l’Université de Louvain qui se veut le parangon de l’orthodoxie catholique dans notre pays –, le pôle de l’ULB s’est développé et la maçonnerie va à son tour se radicaliser et sortir de son rôle, puisque tout devient lutte politique à tous les échelons. On oublie souvent que chez nous, les sociétés de libre pensée sont nées dans les années 1850, avant la France, dans un climat où il n’était pas possible de se faire enterrer civilement : les cortèges étaient lapidés, les cercueils retournés, les familles injuriées… Cela va durer près de trente ans. Les premières sociétés de libre pensée auront avant tout pour objectif de provoquer ou forcer le respect de la liberté de conscience sur un point très concret : les funérailles civiles. Ces éléments vont jouer un grand rôle. Le débat sur l’enseignement au XIXe siècle est également fondamental pour comprendre le rôle pris par les défenseurs du temporel. En 1862, fut créée la Ligue de l’Enseignement : c’est une grande date de l’histoire de la laïcité en Belgique. On oublie souvent que c’est par imitation de ce qui s’est passé en Belgique que va se créer deux ans plus tard la Ligue de l’Enseignement en France. Notre pays a une antériorité considérable dans l’émergence d’un certain nombre de principes parmi lesquels
la généralisation d’un enseignement primaire, obligatoire et gratuit, noyau dur de l’idéologie laïque. La Belgique sera à la pointe du combat plus que ne l’était la France où, entre 1850 et 1870, le régime de Napoléon III y est une forme de dictature militaire assez conservatrice. Quand Clémence Royer publie à Bruxelles, toujours dans les années 1863-1864, l’un ou l’autre roman sulfureux à travers lequel elle développe sa philosophie de l’existence, notamment en tant que femme, la Belgique est considérée comme un des pays les plus démocratiques au monde où règne une grande liberté de presse, de diffusion, de circulation des informations. Le livre de Clémence Royer est interdit en France. La Belgique, à cet égard, joue un rôle important et les conflits politiques belges vont être un détonateur. Il va y avoir un clivage dans notre pays où, c’est une chose qu’on oublie souvent, jusqu’au moment de la signature du pacte scolaire conclu en 1958 et adopté au Parlement en 1959, les notions de droite et de gauche sont très différentes d’aujourd’hui. Jusqu’au début des années 1960, la droite, c’est le parti catholique. Face à la droite, il y a ce qu’on appelle les gauches : la gauche libérale et la gauche socialiste. Le clivage gauchedroite est un clivage qui s’ordonne autour de la question philosophique des rapports Etat-Eglise, de l’indépendance ou non du pouvoir civil et du pouvoir temporel par rapport au pouvoir spirituel. C’est dans ce contexte-là que va émerger une laïcité en Belgique. A titre personnel, je ne vois donc pas la nécessité de se battre pour inscrire un principe de laïcité dans
la Constitution belge. Ca ne fera pas plaisir à certains mais, pour moi, ces revendications relèvent du jardin d’enfants. Lorsque l’on connaît bien la Constitution belge et sa pratique, dès 1831, on voit – et la Constitution n’a jamais du être changée sur ce point –, un système élégant et souple d’indépendance réciproque de l’Etat et de l’Eglise. La Belgique a été une exception à cet égard, tout pays de tradition catholique qu’il soit. Rappelons une chose importante : la Belgique est le seul pays à n’avoir jamais signé de Concordat avec Rome. Cela montre l’originalité de notre système. Enjeux et défis contemporains On évoque toujours le problème du financement des cultes, cela me dérange. J’ai participé activement avec Roger Lallemand aux débats sur la modification de l’article de la Constitution permettant ce qu’on appelait la reconnaissance de la laïcité. Je vous avouerai, je le dis et je l’ai toujours dit, avoir eu des sentiments partagés sur la question. D’un côté, j’étais excédé, comme d’autres, de constater l’iniquité et un déséquilibre absolument colossal dans la répartition de la masse financière. Et c’est pour combattre cette iniquité que, personnellement, je me suis battu pendant des semaines en commission et à la tribune du Parlement pour faire avancer cette proposition de loi. Mais, d’un autre côté, lorsque j’ai présenté ma façon de voir à la tribune du Sénat, j’ai insisté sur le fait qu’il y avait peut- être un danger : c’était sans doute une étape nécessaire d’établissement d’une certaine égalité mais l’idéal serait tout de même qu’on mette fin à un système de finance-
ment des cultes. Bien que je ne me faisais pas d’illusion : à partir du moment où on goûte à un certain type de financement, on y prend goût et on n’a pas tellement envie d’y renoncer. C’est ce qui se passe pour le moment au Centre d’Action Laïque. C’est une situation absolument schizophrénique à mes yeux. Je lis toujours avec intérêt les explications emberlificotées dans lesquelles on se lance. On peut assumer en disant : “c’est comme cela et on ne peut plus s’en passer” mais qu’on cesse alors de nous bassiner les oreilles avec la volonté d’affirmer un Etat laïque et d’en venir à une laïcité à la française car c’est de la foutaise ! C’est parfaitement contradictoire et antinomique ! Cela me fait penser à l’attitude de l’Eglise catholique qui au XIXe siècle faisait la différence entre la thèse et l’hypothèse. Il y a l’idéal et il y a la réalité. Il faut dire qu’aujourd’hui, la laïcité, même si elle s’en défend, se trouve dans ce cas de figure. Cela interpelle très fort les Français qui ne comprennent pas. Ceux qui veulent en venir à une situation à la française pure et dure connaissent pourtant mal la situation française. Ils ignorent souvent que dans la loi de séparation de 1905, l’Etat est devenu propriétaire de tous les édifices religieux avec les charges liées à leur entretien. Dans la perspective du centenaire de la loi, des économistes, des historiens, des juristes français se sont livrés à des estimations et certains en arrivent à se demander si le système de financement belge n’est pas plus intéressant. En outre, le système français est très inégalitaire car la loi de 1905 avantage les cultes anciens. Comment reprocher alors aux fidèles de
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cultes nouveaux d’avoir, par exemple, des financements venant de l’extérieur pour construire des mosquées et d’autres temples alors qu’il n’y a pas d’aides de la République mais que tous les autres en ont bénéficié ? Comment rétablir une forme d’égalité ? La loi de 1905 n’a pas mis fin non plus à certaines lois datant des années 1850-1860, comme la loi Falloux, qui permettent à l’Etat de financer des écoles privées. C’est pour vous montrer qu’il ne faut pas avoir une vision binaire des choses. Il y a des exceptions partout. Il y a beaucoup plus d’accommodements qu’on ne le pense. Concernant les notions de laïcité politique et philosophique, il y avait une claire confusion jusqu’à il y a peu. Le distinguo entre les deux, à mon avis, est quelque chose qui date de ces dix dernières années. Il a surtout été mis en avant par des croyants qui se disent laïques mais qui ont tout de même des comptes à régler avec la laïcité organisée quand elle est jugée excessive dans certains propos ou certaines propositions. Je crois que le distinguo entre les deux types de laïcité est d’abord venu de ces milieux-là. Il faut dire que la distinction mérite d’être faite ! En France, il n’existe pas de définition juridique de la laïcité mais c’est un concept juridique, un concept abstrait d’organisation de l’Etat. Chez nous, la laïcité a d’abord été un mouvement philosophique parti de l’ULB, des loges, des milieux agnostiques ou athées qui a évolué vers une laïcité politique. Il y a eu une interaction permanente entre les deux. Certains propos, parfois par trop arrogants, émis par des personnalités du CAL ont donné une image d’intolérance, vraie ou fausse,
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mais, qui a amené un certain nombre de gens à distinguer la laïcité politique, principe d’organisation de l’Etat, de la laïcité philosophique. Certains ouvrages récents mettent en avant cette interrogation : si la laïcité politique se confond avec la laïcité philosophique, quelle place reste-t-il pour ceux ne se réclamant pas de cette place philosophique ? Le risque est d’avoir un Etat intolérant ! Selon moi, il est clair que ce sont des gens qui n’appartiennent pas à la laïcité philosophique mais qui se disent laïques qui ont argumenté de la façon la plus nette, et certainement précocement, sur le distinguo qu’il importait de faire. Bien qu’il y ait eu dans le monde laïque des gens comme Van Raemdonck ou d’autres qui l’ont fait également. Tout cela montre simplement qu’il y a un clivage, qui n’est pas récent et qui est même très ancien, qui fait que, selon que vous soyez athée ou agnostique ou déiste ou autre, votre conception de la laïcité n’est pas la même. Cela a toujours été le cas. La maçonnerie a failli exploser au XIXe siècle lorsqu’elle a été confrontée à ces deux tendances. Cette ambiguïté a toujours existé et elle existera toujours. Le débat se complexifie aussi avec l’arrivée de nouvelles religions. L’avantage de l’Occident, c’est que la laïcité a pu y naître, paradoxalement, grâce au christianisme. Pourquoi ? Parce que même si c’est ambigu et que ce ne fut jamais qu’imparfait, c’est tout de même dans le christianisme qu’apparaît le distinguo entre le temporel et le spirituel. Il y avait un concept qui n’existe pas dans l’islam et peut-être pas dans d’autres religions : cela interpelle toutes nos sociétés qui ont
été conçues sur la base de la séparation parce qu’il y avait une culture qui l’y préparait. Cela fait partie, pour moi, du noyau dur des valeurs que nous devons absolument défendre. L’expérience a tout de même prouvé que c’est parce que nous avons progressivement inventé et perfectionné en Occident un certain nombre de valeurs ou de concepts de ce typelà que l’on a organisé le vivre ensemble. Les accommodements raisonnables ne peuvent pas remettre en cause ce genre de choses.
Propos recueillis par Sophie LÉONARD et Mathieu BIETLOT Bruxelles Laïque Echos
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Qui aujourd’hui, historiens professionnels mis à part, est capable de pointer les tendances récentes de l’historiographie suscitées par la recherche scientifique ? Qui, dans le flot incessant de nouvelles publications à prétention historique, se sent suffisamment armé pour faire la part des choses entre la production académique (prétendument) “sérieuse” et les récits (prétendument) racoleurs ? A contrario, la production estampillée “académique” est-elle un gage de qualité et/ou d’intérêt ? Enfin, comment le savoir historique circule-t-il ? Entre les communautés expertes, les profanes, les amateurs et les lecteurs ? Y a-t-il une place pour la vulgarisation de qualité, la simplification sans simplisme ? A qui appartient l’écriture de l’histoire ? artons de deux constats, communément admis mais difficilement vérifiables. Premièrement, le goût de l’histoire (passé humain) est largement répandu. Quelles que soient les motivations (quêtes de savoir ou d’identité, renforcement communautaire, loisir, etc.), on ne compte plus les marques d’intérêt pour le passé, tous supports et moyens d’expression confondus – livres, revues, productions audiovisuelles, commémorations. Offre abondante pour une demande insatiable ; il faut des réponses, il faut légitimer, il faut se détendre. Deuxièmement, l’histoire, c’est-à-dire ici la science historique permettant de connaître le passé humain, est “en crise”. Il ne s’agit pas seulement d’une crise épistémologique1 ; il s’agit, bien plutôt, d’une crise de vulgarisation, comprise dans le sens d’un usage social ou public de l’histoire. Elle se manifeste par un triple problème de réception, de compétition et de contestation.
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La panne de transmission La recherche historique apparaît, à tort ou à raison, comme privée de moyens d’expression pour toucher un large public. À l’instar d’autres disciplines des sciences
humaines, l’histoire telle que l’écrivent les historiens experts et/ou professionnels peine à trouver une audience en dehors des amphithéâtres universitaires ou de quelques émissions télévisuelles ou radiophoniques diffusées en dernière partie de soirée sur des chaînes souvent taxées d’élitistes (Arte, France-Culture et, dans une moindre mesure déjà, la Première en Belgique). Bien évidemment, tous les historiens ne sont pas concernés par ce souci de réception : certains se moquent éperdument de la portée de leurs travaux par-delà la communauté scientifique, d’autres, déjà moins nombreux, sont des stars médiatiques à la science infuse, naturellement diffusée. Il n’empêche, le sentiment de coupure est de mise. À des historiens qui, il y a quelques années, reprochaient à Alain Destexhe de provoquer un débat sur les “grandes tragédies du XXe siècle” en arguant que tout avait déjà été dit et écrit, le sénateur répliqua que “personne n’a lu ces livres”. Lucide ou polémique, le constat n’en a pas moins suscité des remous dans l’assemblée. Les motifs du problème sont évidement multiples et je n’en retiendrai que quelques-uns : la professionnalisation accrue des historiens universitaires (avec leurs codes, leurs priorités,
leur hyperspécialisation), la tendance persistante à l’individualisation de la recherche scientifique dans les sciences humaines, la diffusion restreinte des travaux au sein de communautés savantes (où l’on retrouve l’étymologie de l’universitas) seules habilitées à (in)valider la qualité du travail fourni. Contrairement à une idée reçue, l’internationalisation des moyens de communication et l’apparition des supports d’expression issues des technologies de l’information n’ont pas réduit l’atomisation des communautés savantes, elles ont bien plutôt contribué à renforcer leur émiettement. D’un autre côté, il n’est pas faux de souligner, du côté de la “réception”, les risques de réduction ou de caricature de résultats de recherche. Michel Foucault décryptait les mécanismes de ce glissement en “toboggan” de la pensée médiatisée dans une interview en 1983 : “un discours un peu élaboré, au lieu d’être relayé par un travail supplémentaire, qui, en écho, en critique [les fondements], le perfectionne, le rend plus difficile, l’affine, voit au contraire l’écho se faire par en bas ; et, petit à petit, de bouquin en article, d’article en papier pour les journaux, et de journaux en télévision, on en arrive à résumer un livre, un travail, un problème par des slogans.”2
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L’histoire, quoi qu’on en pense, n’échappe pas à ce phénomène de déformation, plus particulièrement pour les cas, très nombreux, où l’image véhiculée par l’inconscient collectif précède la connaissance issue de la recherche. Au grand marché de l’histoire Ce sentiment est d’ailleurs exacerbé par l’impression d’une compétition à laquelle doivent faire face les historiens “patentés”. Aux côtés des traditionnels journalistes, documentaristes et autres historiens “amateurs” du genre, d’autres “intrus” sont venus s’ajouter à la liste pour tailler des croupières aux experts. Romanciers et cinéastes, dramaturges et dessinateurs se sont adroitement intercalés dans la brèche de la transmission entre historiens professionnels et grand public. Certes, le phénomène est loin d’être neuf ; il serait même davantage un retour à la “Tradition”, à l’histoire comme fille du récit, aux mythes fondateurs. Il n’en demeure pas moins que le registre de la “fiction” a irrémédiablement chassé la science historique du monopole qu’elle exerçait – ou prétendait exercer – sur la production certifiée du passé. Si la vérité et la rationalité demeurent les repères naturels de la connaissance historique, elles n’incarnent plus les bornes d’accès à la représentation du passé. Le distinguo théorique entre la représentation du passé, d’une part, sa compréhension, de l’autre, n’a plus cours sur le plan des pratiques. Et le brouillage des frontières s’est accentué des deux côtés. Dans un roman récent qui revient sur l’assassinat de Reinhard Heydrich, le chef de la Gestapo, par des agents secrets tchécoslovaques en 1942, le quatrième de couverture précise : “Tous les faits relatés sont authen-
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tiques. Mais derrière les préparatifs de l’attentat, une autre guerre se fait jour, celle que livre la fiction romanesque à la vérité historique. L’auteur, emporté par son sujet, doit résister à la tentation de romancer”3. Pour forcer une intelligibilité compromise, l’historien, de son côté, n’hésite pas à succomber à cette tentation. Ainsi en est-il du médiéviste Patrick Boucheron qui a voulu raconter de manière vraisemblable la rencontre entre Machiavel et Léonard de Vinci qui eut lieu en 1502. De cette rencontre, “nous ne pouvons rien en dire, du moins si l’on tient ferme sur les scrupules de l’historien qui ne s’avance qu’à pied sec, franchissant les cours d’eau à gué en prenant appui sur des textes comme le promeneur sur des cailloux”4. La fiction, en d’autres termes, est devenue un mode d’accès à la vérité historique à la fois commode et séduisant. Il n’en fallait pas plus pour que l’historien professionnel se sente sous pression. La “demande sociale” et le renouvellement de l’historiographie Parallèlement à la pression de l’offre, l’historien doit faire face à la pression de la demande et plus précisément ce qu’on appelle par convention la “demande sociale”. Depuis la structuration des disciplines scientifiques dans la seconde moitié du XIXe siècle, qui a accompagné la construction des Etats-nations, l’histoire a rempli une fonction d’éducation civique. Ce n’est pas pour rien que l’historien français Charles Seignobos prononce en 1903 au Musée Pédagogique de Paris une conférence qu’il intitule “L’enseignement de l’histoire comme instrument d’éducation politique”. L’école historiographique des Annales [voir encadré] restera finalement fidèle à ce prescrit laïque
et républicain ; elle portera davantage la charge sur la méthode – cibler les “forces profondes” et non les événements – que sur ce patrimoine commun. Le basculement a lieu à partir des années 1970 où, sous le coup d’un faisceau de causes, la “vague mémorielle” innerve la logique historiographique d’une écume identitaire et commémorative. Même si beaucoup de choses ont été dites récemment sur le “devoir de mémoire”, le rapport antagoniste entre histoire et mémoire et l’opposition farouche de la plupart des historiens vis-à-vis des “lois mémorielles”, la portée historiographique de cette transformation de fond n’a pas encore été analysée dans toutes ses variantes. Certaines tendances, émergées dans le sillage de ces mutations culturelles ou dans leur marge, sont parmi les plus prometteuses du moment [voir encadrés]. Il n’empêche, ce mouvement traduit un climat de suspicion à l’égard d’une historiographie “officielle”, ethnocentriste ou “des vainqueurs”. Avec un peu de recul, quand on admet à la fois l’enracinement social des questions historiques mais aussi leur historicité, il convient d’y voir avant tout l’expression des transformations de nos sociétés : le multiculturalisme, le relativisme culturel et l’effacement de l’impérialisme européen. Implicitement au moins, la “demande sociale” finit par déteindre sur les historiens professionnels à travers les questions qu’ils portent à leur agenda. On le sait depuis Benedetto Croce, toute histoire est nécessairement “histoire contemporaine”. Certes, il faut être à l’écoute. Toutefois, il n’est pas faux de dire que “la pertinence sociale ne fonde pas la pertinence scientifique mais elle peut l’accompagner heureusement”5. Autrement dit, l’enjeu pour les historiens est de pratiquer une conversion en deux étapes
ou à deux niveaux consécutifs : du social vers le scientifique suivi du trajet inverse. Un beau défi en perspective.
Kenneth BERTRAMS Université libre de Bruxelles / F.R.S.-FNRS 1 Sur ces questions, voir Gérard Noiriel, Sur la “crise” de l’histoire, Paris, Belin, 1996. 2 Michel Foucault, “Structuralisme et poststructuralisme” (Entretien avec G. Raulet, 1983), in Dits et écrits, Paris, Gallimard (“Bibliothèque des sciences humaines”), vol. IV, 1994, p. 456 3 Laurent Binet, HHhH, Paris, Fayard, 2009. 4 Patrick Boucheron, Léonard et Machiavel, Paris, Verdier, 2008, p. 11. 5 Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil (“Points”), 1996, p. 89.
Vers une histoire « globale » du travail
L’anthropologie historique de “la Nouvelle Histoire” Les années 1970-1980 marquent l’apparition de plusieurs courants qui donnent la parole aux “oubliés”. L’histoire du quotidien (Alltagsgeschichte) en Allemagne et la microstoria en Italie délaissent les grands personnages et l’histoire politique pour les situations banales et la culture « populaire ». Dans le monde francophone, le courant le plus célèbre, également le plus lu est celui de l’anthropologie historique et « la Nouvelle Histoire ». Titre d’un ouvrage collectif paru en 1974, il suffit de l’ouvrir : “histoire des marginaux”, des pauvres, des femmes, des hérétiques ; “histoire des mentalités”, c’est-àdire des croyances, de la mort ou des peurs. L’ordinaire et les minorités sont devenus prioritaires. Cette histoire, qui pose des questions plutôt que d’aligner des noms et des dates, se réclame de Marc Bloch et Lucien Febvre, fondateurs en 1929 de la revue des Annales. Histoire. Sciences sociales, mais aussi des folkloristes, de Claude Lévi-Strauss et de Fernand Braudel, promoteur de la vie matérielle et de la longue durée. Pour le lecteur d’aujourd’hui, Jean-Pierre Vernant ou Paul Veyne (pour l’Antiquité), Jacques Le Goff ou Jean-Claude Schmitt (pour le Moyen Âge), Arlette Farge ou Alain Corbin (pour l’époque moderne) sont les fabricants de cette façon plus démocratique d’écrire l’histoire. Mais l’ouverture aux “autres” va-t-elle de pair avec une popularisation de l’intérêt pour l’histoire ? Il semble que oui. Best-seller inégalé à ce jour, Montaillou, village occitan (1975) d’Emmanuel Le Roy Ladurie explore l’univers villageois et paysan du XIIIe siècle, ses rêves et ses querelles. Constat en demi-teinte toutefois. Car force est de constater qu’aux mythes et aux routines des petites gens, les passionnés préfèrent souvent les grands récits pleins de génies et d’exploits.
Au début des années 1990, l’histoire du travail vit une crise profonde. La résurgence des années 1960 inspirée par la “history from below” de E.P. Thompson, Gil BARTHOLEYNS la restructuration économique des Musée du Quai Branly / Université libre de Bruxelles années 1970 et la rapide diminution de la classe ouvrière industrielle mettent en question les bases de la discipline, jusqu’à pousser la communauté académique occidentale à en décréter la fin. Depuis lors, l’intérêt pour l’histoire du travail a connu une croissance lente mais solide, qui est allée de pair avec une façon plus intégratrice et démocratique d’étudier les travailleurs. Ce regain d’intérêt, qui puise son origine dans les pays du Sud, a déplacé la focale de la recherche, de la classe ouvrière traditionnelle vers d’autres sujets, méthodes et perspectives visant non seulement à “provincialiser l’Europe” mais aussi à mieux saisir l’expérience de chaque travailleur en “repensant” l’histoire et la notion de classe ouvrière, pour reprendre deux titres à succès de Dipesh Chakrabarty. Il s’agit d’un changement qui veut dépasser les dichotomies implicites dans la vieille vision eurocentriste du travail (l’Ouest et le reste, le rural et l’urbain, l’usine et l’atelier, l’employeur et l’employé, le travail et la famille…). Au delà de la figure classique du travailleur masculin salarié, employé à l’usine et syndicalisé, le courant actuel montre une plus grande considération des formes multiples et changeantes de la main-d’œuvre (esclaves, femmes, migrants, saisonniers, intérimaires, travailleurs informels…) ainsi que de ses solidarités et identités. Sans nier l’importance du rôle des Etats, cette nouvelle historiographie du travail s’ouvre ainsi vers une compréhension globale de la multiplicité et de la mobilité des relations, localisations et temporalités qui constituent les formes du travail. Flavia CUMOLI University of Oxford / Université libre de Bruxelles / F.R.S.-FNRS
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Marc Bloch, né à Lyon en 1886, est un historien français qui a marqué durablement les études d’histoire médiévale. Initiateur des méthodes comparatives en histoire et de l’approche multidisciplinaire, il offre à sa discipline un arsenal méthodologique qui marque un tournant de l’histoire scientifique. Ainsi, il invite notamment ses pairs à ne délaisser aucune source de connaissance, ce qu’il exemplifiera dans Les Caractères originaux de l'histoire rurale française, publié en 1931, en utilisant au profit de la recherche historique, des compétences aussi variées que celles de l’agronomie, de la linguistique ou de la démographie. Il fonde l’Ecole des Annales avec Lucien Febvre, par l’initiation en 1929 de la revue Annales. Histoire. Sciences sociales, connue encore aujourd’hui sous le nom d’Annales. Résistant durant la seconde guerre mondiale, il sera arrêté par la Gestapo en mars 1944, torturé et finalement assassiné avec d’autres le 16 juin 1944. Il laisse derrière lui un manuscrit inachevé qui fut publié en 1949 sous le titre Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien1. Je me réfère à l’édition publiée en 1993, annotée par Etienne Bloch, fils de Marc Bloch, et préfacée par Jacques Le Goff, illustre continuateur et critique de l’œuvre de Marc Bloch.
e texte qui suit vient d’une réflexion qui porte sur quelques questions teintées d’un chouïa de suspicion : à quoi et à qui sert l’histoire ? Qui l’écrit ? Comment estelle écrite et dans quel but ? Comment est-elle transmise et à quel dessein ? Si Bloch n’y répond pas directement, il offre cependant des pistes pour que l’écriture de l’histoire puisse se faire sans souffrir du scepticisme ironique qui teinte ces questions.
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Notons, à toutes fins utiles, et pour une bonne compréhension de l’approche de Bloch, que, selon lui, l’objet de l’histoire n’est pas le passé mais les hommes, les “hommes dans le temps”.
Une légitimité2 pour l’histoire ? Bloch invite à considérer que l’épistémologie de l’histoire ne relève pas seulement de questions scientifiques mais aussi d’une question de civisme et de morale. Pour lui, l’historien scientifique porte une responsabilité importante dont il a à rendre compte et qui le contraint à mener des analyses sérieuses et valides. “Notre civilisation3 tout entière est intéressée4 à l’histoire” dit-il. On ne saurait trop prendre au sérieux cette mise en garde. Car l’écriture de l’histoire est aussi un outil de pouvoir, un pouvoir de définition des choses, le pouvoir de dire ce qui est important et de passer sous silence ce qu’il n’est pas convenu qu’il le soit. Un
pouvoir de donner un sens particulier aux événements et au cours de notre société. Si la mémoire, pour Bloch, est la principale matière de l’histoire, l’histoire, écrite et transmise, est, en définitive, ce qui restera de la mémoire collective explicite de la civilisation. On peut légitimement se poser la question de savoir pour qui et pour quels desseins, tel ou tel aspect de l’histoire, tel ou tel point de vue à propos d’éléments de l’histoire, sont désignés comme importants, dignes ou non de mémoire. Il s’agit ici d’interroger le pouvoir de définition des choses et d’identifier ses acteurs. Des sociologues et des philosophes proposent des moyens
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pour désamorcer, ou à tout le moins dénoncer, les enjeux et les intentions du pouvoir. Ici n’est pas notre propos car Bloch, qui ne se cache pas d’une certaine volonté programmatique lorsqu’il écrit Apologie, propose une attitude en amont de la recherche historique, une attitude propre à dégager l’histoire scientifique des contingences du pouvoir. Cette attitude tient en deux lignes de force. La première est la motivation de l’historien. L’histoire est “distrayante”, dit-il. Il invite à constater que la recherche historique est stimulée par “le simple goût” et par la curiosité. Cette dimension n’est pas originale mais, ainsi affirmé, le plaisir, la “jouissance esthétique propre” à l’histoire comme moteurs de la recherche placent le chercheur en position de se laisser porter par quelque-chose d’étranger aux enjeux de pouvoir mais d’intrinsèque au métier d’historien. L’autre ligne de force est l’objectif primaire, pourrait-on dire, de l’histoire : il s’agit de comprendre. Certes, Bloch conçoit “qu’une science nous paraîtra toujours avoir quelque chose d’incomplet si elle ne doit pas, tôt ou tard, nous aider à mieux vivre”. Mais il place l’effort de compréhension et d’accumulation de connaissances en position de fondement initial de l’entreprise historique. “Ce serait infliger à l’humanité une étrange mutilation que de lui refuser le droit de chercher, en dehors de tout souci de bien-être, l’apaisement de ses faims intellectuelles”, dit-il. En cela, il consacre simplement l’importance de la recherche fondamentale en histoire. Une recherche qui n’est commandée par autre chose que le désir de compréhension, l’histoire pour le plaisir de l’histoire, sans hiérarchie entre les objets de la recherche historique ou les périodes de l’histoire, autant susceptibles,
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aux yeux de Bloch, d’apporter un point de vue sur la marche de la civilisation et de parfaire l’humaine compréhension. Si la légitimité de l’histoire peut tenir en cette proposition que “notre civilisation tout entière” y est “intéressée”, Bloch confirme, en quelque sorte, cette légitimité en érigeant l’histoire en science neutralisée5, libre et responsable. Et une validation ? Maintenant que Bloch a momentanément résolu la question de l’utilité de l’histoire et de sa légitimité, il propose de s’attaquer à ce qui fait d’elle une science valide propre à renseigner effectivement sur les événements et les inerties de la civilisation, et de mettre au monde un récit aussi juste et véridique que possible. A cette fin, il convoque quelques principes méthodologiques qui manquent aux recherches historiques passées et qui seront actualisés notamment par l’Ecole des Annales. Retenons l’observation, l’interdisciplinarité, l'entraide, la critique et l’analyse. Il n’est malheureusement pas possible ici de détailler chacun de ces aspects, ni même d’en brosser un tableau succinct, tant la pensée et les propositions de Bloch sont complexes et mobilisent des univers de connaissances et d'appréhensions de la connaissance variés et hétérogènes. Je passerai sur la critique historique, sans doute le plus connu des principes développés par Bloch et sur l’analyse historique dont la finesse ne m’est pas accessible. Quelques éléments cependant. A propos de l’observation historique, il récuse l’idée selon laquelle les faits histori-
ques ne sont plus observables dans le présent. Pour Bloch, les données historiques prennent leur source première dans les traces que l’histoire a laissées dans le présent. Par traces, il entend autant les objets arrivés jusqu’à nous que les récits, les témoignages et les conséquences de l’histoire sur l’état actuel de la civilisation. Selon Bloch, tout ce que l’homme touche se transforme en témoignage historique, s’observe au présent, s’analyse au moyen du recoupement d’informations et d’une reconstruction logique et analytique de l’histoire, comme un archéologue recompose l’aspect complet d’une amphore alors qu’il ne dispose pas de tous ses fragments. Ainsi, la démarche historique de Bloch rapporte le passé à partir du présent et, comme nous l’avons vu plus haut, informe sur le présent à partir du passé. A lire Bloch, l’observation historique ne peut être passive. Il ne suffit pas de savoir lire un parchemin, il faut savoir comment le solliciter et quel type d’information il est susceptible de révéler. Ceci suppose un niveau d’érudition qui permet de travailler, certes de manière inductive, mais aussi à partir d’hypothèses, au moins implicites, fondées sur une culture pointue de la discipline. Rares sont ceux qui “peuvent se vanter d’être également bien préparés à lire et critiquer une charte médiévale, à interpréter correctement les noms de lieux (qui sont, avant tout, des faits de langage), à dater sans erreur les vestiges de l’habitat préhistorique, celte, gallo-romain ; à analyser les associations végétales d’un pré, d’un guéret, d’une lande. Sans tout cela pourtant, comment prétendre décrire l’histoire de l’occupation du sol ?” constate Bloch. Et il appelle à un travail interdisciplinaire indis-
pensable tant les outils à mobiliser pour comprendre “les hommes dans le temps” sont variés. Conséquemment et en regard d’un objectif général d’accroissement et d’affinement de la connaissance historique, Bloch exhorte ses pairs et les scientifiques en général à quitter les postures individualistes et concurrentielles pour mettre les informations en commun dans une perspective d’entraide. “Notre civilisation aura accompli un immense progrès le jour où la dissimulation, érigée en méthode d’action et presque en bourgeoise vertu, cédera la place au goût du renseignement : c’est-àdire nécessairement des échanges de renseignements.” “Isolé, aucun d’eux [les historiens et spécialistes] ne comprendra jamais rien qu’à demi, fût-ce à son propre champ d’études ; et la seule histoire véritable, qui ne peut se faire que par entr’aide, est l’histoire universelle.”6 Cet avertissement que nous adresse Marc Bloch reste d’une grande actualité. Lorsqu’Isabelle Stengers7 dénonce les “nouvelles enclosures” (c’est-à-dire la privatisation des biens et des espaces communs) et valide le travail militant des informaticiens, qu’elle dit “commoners”, qui ont réussi à rendre à tous un bien universel : la connaissance informatique par le biais des logiciels gratuits et de l’accès libre à tous les aspects du langage informatique qui permettent à qui veut s’y intéresser de participer à l’entreprise collective de fabrication informatique ; elle pose le constat que faisait Bloch dans les années 1940 et observe que certains ont pris en main de répondre à son avertissement. Pour Bloch, la transmission des connaissances historiques relève d’une nécessité, disons, “démocratique”. C’est ainsi qu’en début de son manuscrit il indiquait : “Je n’imagine pas, pour un
écrivain, de plus belle louange que de savoir parler, du même ton, aux doctes et aux écoliers”. Il estime, en effet, que l’histoire scientifique est un bien commun qu’il faut s’efforcer de rendre également disponible à chacun tant par sa méthode que par la somme de sa connaissance accumulée et affinée par les apports de tous. Un enthousiasme contredit ? Marignan ? Quinze cent quinze !8 Pourtant, l’histoire officielle – qu’elle soit (comme c’est parfois le cas) gravée dans le marbre de la loi9 ou coulée dans le bronze des manuels scolaires, fruit d’une approche sommaire et réductrice d’une histoire dont les contours sont arrêtés par des logiques de pouvoir et de propagande et dont l’enseignement ne prévoit pas de se faire à propos de la critique ou de la méthode – n’offre aucune matière propre à éclairer le gouvernement des hommes et la prise en charge des affaires publiques à la lueur de ce que façonne notre civilisation. Pour cela, encore aujourd’hui, les écrits de Marc Bloch qui ont donné lieu au livre postume, plus qu’une apologie pour l’histoire, sont une ode à l’intelligence humaine, à l’érudition, à la pugnacité et à la minutie d’un travail d’historien simplement désintéressé. En cela, Apologie pour l’histoire est un outil utile pour la subversion d’un pouvoir qui s’exerce par l’incitation à la paresse et à la facilité d’une analyse sommaire soumise au rythme singulier de la production et du profit.
1 Version électronique de la seconde édition (1952) disponible à l’adresse : http://classiques.uqac.ca/classiques/bloch_marc/apologie_histoire/apologie_histoire.html 2 Dans le contexte de l’occupation nazie où Bloch rédige ce manuscrit, la question de la légitimité de l’histoire scientifique et même de sa survie, pense-t-il, se pose de façon cuisante. Dans sa préface, Jacques Le Goff souligne adroitement que si le pessimisme de l’époque permet de douter de cette survie, elle n’entache pas l’optimisme de Bloch pour l’humanité et l’avenir. 3 Sommairement, par “civilisation”, Bloch entend ce qu’il nous faudrait appeler conjointement société et culture. 4 Notons que Bloch écrit dans les années 1940 avec une culture langagière d’époque. Lorsqu’il dit que notre civilisation tout entière est intéressée par l’histoire, il signifie que l’histoire telle qu’elle est écrite et transmise participe à la détermination du “vivre ensemble” dans notre société. 5 L’idée de neutralité pourrait abondamment être débattue. De la neutralité axiologique défendue par Max Weber aux expériences du savoir situé, la notion reste discutée et discutable. Disons que dans l’idée de Bloch, située à son époque, il s’agit de libérer l’histoire de ce qui pourrait la contraindre et lui imposer des impératifs extérieurs à une démarche scientifique d’acquisition de connaissances. 6 Notons avec intérêt que Bloch adopte le point de vue de Kropotkine (dans L’entraide, 1902) sur la coopération comme moteur de l’évolution, contre le point de vue de Darwin qui y préfère la notion de concurrence. 7 Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, La Découverte, Paris, 2009. 8 Qui, à l’école, a entendu parler des guerres d’Italie ? 9 Voir à ce sujet l’article d’Alexis Martinet pp. 21-25.
Cedric TOLLEY Bruxelles Laïque Echo
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Peinture de César Manrique - Lanzarote ECHOS N°69
Histoire et mémoire sont deux notions communément employées comme si elles étaient des synonymes. La mémoire pouvant être perçue comme la célébration d’un morceau d’histoire et l’histoire comme le fondement scientifique de l’exercice de la mémoire, les relations complexes entretenues par ces deux mots favorisent sans doute une confusion de sens. La frontière qui sépare ces deux notions existe pourtant. Comme l’a dit Pierre Nora dans son célèbre triptyque de référence Les lieux de mémoire1 : “…loin d’être synonymes, tout les oppose…”. Des mémoires multiples Le mot mémoire est ici entendu dans un sens plus large et plus riche que la simple représentation du passé acquise, conservée et restituée, sous une forme mentale. “Elle est un patrimoine mental, un ensemble de souvenirs qui nourrissent les représentations, assurent la cohésion des individus dans un groupe ou dans une société et peuvent inspirer leurs actions présentes.”2 Cette expression nouvelle de la mémoire est caractérisée par son lien consubstantiel avec le présent au point d’alimenter régulièrement nos différents vecteurs informationnels. Les douloureux débats français sur la période de Vichy ou la torture en Algérie, ou encore sur les différents aspects de la période coloniale belge au Congo, donnent lieu à un authentique télescopage entre la mémoire et l’actualité, dans lequel les médias, les politiques et la justice prennent souvent le pas sur les historiens, relégués au rang d’experts parfois convoqués. L’inscription dans l’actualité tend à l’emporter sur le regard de l’historien qui passe alors au second plan.
La prétention de la mémoire à investir le champ d’exploration réservé traditionnellement à l’investigation historiographique a suscité une véritable contestation dans le chef des praticiens de la discipline universitaire. Pour Stéphane Courtois3, l'histoire combat la mémoire car celle-ci n'est que l'expression des “valeurs et de la vie d'un groupe social [...], qui défend ses intérêts et se préoccupe peu des faits”. Pierre Nora, inquiet par l’émergence de la mémoire, appelle à une vigilance constante : “La mémoire est toujours suspecte à l'histoire, dont la mission vraie est de la détruire et de la refouler”4. Inscrite dans le présent, cette mémoire est le patrimoine des groupes vivants. Dès lors comme l’a dit le sociologue Halbwachs, “il y’a autant de mémoires que de groupes”5. La mémoire est donc par nature plurielle. L’évolution des modes de commémoration est également significative de ce point de vue : la commémoration traditionnelle supposait un ordre et une hiérarchie qui partaient des sommets de l’Etat. Actuellement la commémoration
émane plutôt de groupes de solidarité et tend à déserter le national pour s’enraciner dans le local. En outre, la mémoire est également, par nature, affective, sélective et faillible : elle a tendance à ne retenir que ce qui la conforte. Cela peut déboucher sur un affrontement de mémoires antagonistes. Enfin, la mémoire isole un évènement de son contexte ; elle cherche à le tirer de l’oubli pour lui-même et non pour l’insérer dans un récit cohérent et exhaustif ; ceci s’explique parce que la mémoire est affective, tandis que l’histoire se veut rationalisante. L’histoire : Une procédure de vérité ? Ces mémoires éclatées, sélectives et souvent contraires ne peuvent être synonymes d’histoire. L’histoire se veut avant tout une procédure de vérité. Comme l'a écrit Pierre Nora, l'histoire est une “reconstruction problématique et incomplète de ce qui n'est plus”. Reconstruction par un sujet (l'historien) d'un objet (le fait historique). L'histoire est donc un mixte
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indissoluble de sujet et d’objet. Cela pose le problème de la subjectivité de l'historien. Mais, à défaut d’avoir la certitude de pouvoir l’atteindre, l’histoire prétend toujours avoir pour norme la vérité. Certes le fait historique est construction, mais cela ne veut pas dire automatiquement subjectivisme : il y a bien une réalité du vécu des hommes dans le passé. Il y a donc une objectivité du passé humain que l'on ne peut travestir sans perdre la qualité même d'historien.
Réhabiliter la mémoire En effet, il n’est pas simple de se retrouver face à la pluralité des chemins sinueux empruntés par la mémoire, dans ces interstices que constituent les relations complexes tissées entre mémoire, histoire et politique. Néanmoins, le schéma classique des oppositions binaires et sommaires entre mémoire – teintée d’obscurantisme – et histoire – irradiée des lumières de la raison – semble aujourd’hui révéler ses limites.
“Alors que la mémoire installe souvent le souvenir dans le sacré, l'histoire, procédure de vérité et discours critique, l'en débusque. Alors que la mémoire se pose délibérément en un absolu, l'histoire se situe dans le relatif. Alors que la mémoire est démultipliée, déchirée entre les groupes, l'histoire appartient à tous et à personne”.6
Si la méfiance des historiens reste vive à l’égard de la mémoire – l’histoire consistant à se libérer en quelque sorte de la mémoire – et surtout de l’omniprésent “devoir de mémoire” promu au rang d’impératif catégorique, la mémoire est finalement devenue un objet d’histoire, d’une grande fécondité pour cette discipline.
En ce sens la mémoire est suspecte à l'histoire, ce qui ne veut pas dire qu'elle l'ignore.
Comme nous l’avons vu, Pierre Nora opposait en 1984 très nettement mémoire et histoire. Aujourd’hui, il devient difficile
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de séparer à ce point l’histoire de la mémoire. Les historiens travaillent aussi avec la mémoire, la nôtre comme celle des autres, et il est par conséquent bon d’entendre les mémoires pour mieux les recueillir, les analyser rigoureusement et alimenter l’histoire que ces mémoires rappellent.
Mario FRISO Bruxelles Laïque Echos
1 Pierre Nora (éd.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard. 3 tomes : t. 1 La République (1984), t. 2 La Nation (1986), t. 3 Les France (1992). 2 Laurent Wirth, “Histoire et mémoire”, in Bulletin de Liaison des Professeurs d'Histoire-Géographie de l'Académie de Reims. N°26, 2002. 3 Stéphane Courtois, “Archives du communisme : mort d'une mémoire, naissance d'une histoire”, in Le Débat, n° 77, 1993. 4 Pierre Nora, Ibidem. 5 Madeleine Grawitz, “Maurice Halbwachs”, in Méthodes des sciences sociales, éd. Dalloz, 2000. 6 Laurent Wirth. Ibidem.
“Qui contrôle le passé, contrôle le futur ; qui contrôle le présent, contrôle le passé” G.Orwell, 1984
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La question des lois mémorielles concerne tant la démarche épistémologique de recherche de la vérité historique que celle du rôle de l’État, du partage de responsabilités entre le Parlement et l’historien, du rôle de la loi et de l’accès de tous au savoir objectif du passé et par là même, la démocratie et l’Etat de droit.
les troubles précédents”. Il s’agissait alors d'imposer, par le pouvoir, un oubli collectif de l'histoire dans un but de pacification. La suite des événements nous enseigna l'efficacité de ce type de méthode, tant du point de vue de la pacification que de l'oubli de la mémoire.
le champ historique et mémoriel reste inévitable et parfois nécessaire : notamment lorsqu’elle garantit la liberté de la recherche historique et de sa diffusion, protège la conservation de ses archives, traite ses sources officielles au regard de la protection de la vie privée...
istoire, mémoire et politique entretiennent une relation noueuse de type “meilleurs ennemis”. Suivant les époques et les régimes, leur relation est plus ou moins étroite, plus ou moins conflictuelle. Tantôt l’histoire est réécrite ou instrumentalisée aux fins de renforcer l’assise du pouvoir en place, tantôt elle représente une arme de la résistance populaire.1
Si l'instrumentalisation de l'histoire est particulièrement patente dans le cadre des régimes totalitaires, qui en usent et en abusent suivant leur logique de domination de la population (c'est le cas notamment de l'URSS qui pendant la Deuxième Guerre mondiale a repris à son compte des symboles historiques et patriotiques russes, voire même tsaristes), elle est également présente dans des régimes dits “libres” qui s'appuient par exemple sur des “héros” de leur histoire pour accompagner un message politique (Vercingétorix sous Napoléon, Guy Môquet pour Sarkozy…).2
Le passé nous apprend cependant qu’il faut redoubler de vigilance lorsque l’Etat, par l’intervention du législateur et/ou du juge, se prévaut d’un droit exclusif à traiter certains pans de notre passé, d’organiser la censure du travail historique ou d’encadrer celui-ci. C’est un trait des régimes totalitaires que de s’arroger le droit de tordre l’histoire à leur avantage et d’exercer un contrôle sur ceux dont c’est le métier (ou non) d’établir la vérité historique.
Dès l’Antiquité, Pétrarque s’intéresse à cette relation : “Qu'est-ce que l'histoire si ce n'est la louange de Rome ?”, questionne-t-il... Par l'Édit de Nantes, Henri IV interdit à tous ses sujets, “de quelque état ou qualités qu'ils soient, de renouveler la mémoire depuis mars 1585 ainsi que tous
L’histoire est à la fois “ciment de l’unité d’un peuple et germe de discorde nourrissant divergences et dissentiments”3 ; les pouvoirs publics ne peuvent dès lors se désintéresser totalement de son écriture et de sa transmission. Dans nos démocraties modernes, l’intervention politique sur
Politique mémorielle : “Ensemble des interventions des acteurs publics visant à produire et à imposer une mémoire publique officielle à la société à la faveur du monopole d’instruments d’action publique” (M. Johann, Gouverner les mémoires. Les politiques mémorielles en France, Presses Universitaires de France, 2010, 207 p.)
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Depuis une trentaine d'années, des lois dites “mémorielles” ont (re)vu le jour dans certains pays européens. Nous allons essayer de discuter ici leur légitimité au sein d'une société démocratique ainsi que leur efficacité en confrontant l’argumentation des partisans à celle des opposants à la loi belge du 23 mars 1995 tendant à réprimer la négation, la minimisation, la justification ou l'approbation du génocide
commis par le régime national-socialiste allemand pendant la seconde guerre mondiale. Selon les travaux préparatoires, les objectifs de cette législation sont les suivants : faire face à une forme virulente de racisme, protéger la “mémoire des victimes” et “écarter tous les éléments qui pourraient […] favoriser la reproduction [de tels crimes]”.4 S’il est flagrant que la négation de la Shoah constitue une forme insidieuse et dangereuse d'antisémitisme, il faut se demander – comme face à toute loi d'interdiction – quel impact stratégique une telle loi aurait sur la population et si cet impact justifierait la mise au ban de certains de nos piliers démocratiques. D'aucuns perçoivent, au vu de la nature innommable du crime, de sa négation et de la nécessité du “plus jamais ça”, que cette question sort de la controverse normale et nécessaire en matière de liberté historique ou d'expression. Désavouer cette loi serait admettre ouvertement que ces faits, qui ont une origine raciste évidente, ne soient pas de l’ordre du condamnable et que l’antisémitisme dans ses réalités actuelles soit de l’ordre de l’acceptable. Nous constatons ici une particularité controversée de l'approche européenne en matière de droits et libertés, mise en exergue par l'article 17 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, qui se résumerait ainsi : “pas de liberté pour les ennemis de la liberté”.
Pour d'autres partisans de la loi, l'objectif de celle-ci n’est pas d’essayer d'instaurer une vérité officielle, d’État, ni d’empêcher quelque travail d’historien que ce soit (depuis quinze ans aucun travail sérieux d’historien n’aurait d'ailleurs été entravé) mais bien de permettre de condamner efficacement l'incitation à la haine, les propos, les écrits et les actes racistes, antisémites et xénophobes. Alors que pour certains opposants à ce type de législation : “une démocratie ne peut combattre les négationnistes en leur refusant les droits individuels. En interdisant l’expression libre des opinions, les lois mémorielles confondent droit et morale. Même si l’opinion est imbécile et si ceux qui les expriment sont misérables, elle ne peut être réprimée par la loi, à moins qu’il ne s’agisse, non pas d’histoire mais d’incitation à la haine raciale. Reconnaître la liberté d’expression et d’opinion qui vont à son encontre est sans doute la faiblesse de la démocratie. Mais c’est parce que ces libertés sont à son fondement qu’elle ne peut transiger avec elles.”5
“Les lois ne veillent pas à la vérité des opinions, mais à la sécurité et à l'intégrité des biens de chacun et de l'État. Et l'on ne doit certes pas s'en plaindre. On se conduirait vraiment fort bien à l'égard de la vérité si on lui permettait quelque jour de se défendre elle-même.” (John Locke Lettre sur la tolérance)
Quant au rôle de la sanction, “il ne saurait être de contraindre les citoyens à faire la preuve de leur vertu. La loi n'a pas à brider la liberté de penser, d'écrire et de parler, elle n'a pas à normaliser les comportements, mais à sanctionner le dommage causé à autrui, quand celui-ci fait l'objet d'une plainte. Un code juridique, dans une nation libre, n'est pas un traité de morale. Le drame est que notre société se rue sur cette pente avec une hargne de précaution entretenue par sa peur du risque et du conflit.”6 Le droit comparé nous révèle deux manières d'aborder la question : la manière européenne et, à son opposé, celle des Etats-Unis ou plus largement, des pays du Common Law. La Cour suprême américaine ne considérerait jamais cette limitation à la liberté d’expression comme recevable au regard du Premier Amendement. Les deux théories se basent en fait sur la même crainte : celle de la “pente glissante”. Pour faire simple, les Européens redoutent que si l’on accepte les propos négationnistes et, de fait, racistes, il n’y ait qu’un petit pas à franchir pour en arriver aux comportements racistes ou antisémites. Une fois le premier pas entamé, un emballement nous ferait inéluctablement dévaler une pente propice à l’accroissement des comportements antisémites. “De la libération de la parole antisémite aux actes, le chemin serait court et direct”. Au contraire, les Américains craignent que la criminalisation du négationnisme ne place les juges sur une pente liberticide : “des propos racistes au discours raciste
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articulé, de ce dernier au discours “traduit” de la Nouvelle Droite, puis au négationnisme, on passerait progressivement à des propos de moins en moins brutaux”. Il y aurait deux étapes à cette pente glissante. D’abord une multiplication des projets et propositions de loi relatives aux génocides “reconnus ou reconnaissables”, ensuite, une extension de la pénalisation du génocide à d'autres types de crimes (crimes contre l'humanité, crimes de guerre...).7 Une telle crainte n’est pas purement théorique. Il suffit de lever la tête vers nos voisins français pour se rendre compte de la dynamique déclenchée par la loi Gayssot de 1990. Celle-ci entraina la loi relative à la reconnaissance du génocide arménien du 29 janvier 2001, ensuite la loi “Taubira” du 21 mai 2001 qualifiant l’esclavage transatlantique de crime contre l’humanité et enfin, la loi “Mekachera” du 23 février 2005, insistant sur l’enseignement du “rôle positif” de la colonisation française (abrogée en 2006). “Tout en ayant des objets et des objectifs très différents, ces lois s’inscrivent toutes dans une quête de reconnaissance légale pour des enjeux mémoriels, dont l’aboutissement logique et revendiqué est la pénalisation de la négation du fait ainsi commémoré”.8 En Belgique, plusieurs propositions de loi émanant de ministres ou parlementaires concernent un élargissement de la loi de 1995 à d'autres génocides, voire à tous les génocides et crimes contre l'humanité reconnus comme tels...9. Les sujets sur lesquels il serait interdit de mener des recherches ou de s’exprimer se
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multiplieraient alors indéfiniment. Dérive on ne peut plus inquiétante au regard des libertés fondamentales et de notre démocratie. D'un point de vue plus stratégique, certains auteurs considèrent que cette loi ferait double emploi et serait de fait inutile : “L’offense constituée par les propos négationnistes ne réside pas tant dans le contenu des affirmations et négations, que dans la volonté diffamatoire et d’incitation à la haine raciale. Les outils spécifiques réprimant la calomnie, la diffamation et les discours de haine raciale existent et ils ont été appliqués aux propos négationnistes bien avant le vote de la loi du 23 mars 1995. L’arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles du 8 novembre 1991, condamnant Olivier Mathieu, est éloquent à cet égard et peut être élargi à l’ensemble des propos négationnistes : “Un amalgame d’idées, qui relève davantage du discours politique que de la recherche scientifique et qui a pour seul but de présenter la communauté juive comme participant à une gigantesque escroquerie relève de la loi antiracisme”.10 En outre, Faurisson et consorts jouent sur le tableau du droit supérieur de l’Homme de science à la révision des idées reçues, “prenant la posture de nouveaux Galilée à qui la pensée “officielle” interdirait de poursuivre leur libre recherche scientifique”. Un charme envoutant risque d’être exercé par ces conspirationnistes persuadés (de bonne foi ou non) qu’une vérité intolérable est délibérément niée par les “dominants du monde”.
D’où le danger qu’implique la criminalisation d’un tel discours : “renforcer dans le peuple la conviction que l’on veut à toute force cacher quelque chose, puisqu’il est interdit qu’on le dise, en ayant recours à l’arsenal du droit pénal. Par ailleurs, nul ne niera l’influence délétère que pourrait exercer une telle “littérature” sur une opinion publique peu éclairée et amnésique, ainsi que chez les enfants et adolescents, qui seraient séduits par les simplifications de la théorie du complot”.11 L’historien renommé, Pierre Vidal-Naquet a, quant à lui, “toujours été absolument contre cette loi, avec d’ailleurs la grande majorité des historiens. Elle risque de nous ramener aux vérités d’État et de transformer des zéros intellectuels en martyrs. L’expérience soviétique a montré où menaient les vérités d’État”12. Il ne défendait pas seulement le principe de la liberté de la recherche historique. Il exprimait aussi sa confiance dans la capacité des intellectuels à travailler pour la vérité et, ce faisant, à convaincre leurs contemporains. La loi de 1995 est stratégiquement nécessaire, selon l’autre courant : pour eux, afin que le débat d’idées soit ouvert et que la vérité apparaisse au grand jour par le biais des lumières, il faut que l’éducation de la population soit assurée. Or l’éducation relative à ce type de questions est souvent négligée voire inexistante. Une personne peu instruite devrait par elle-même faire le tri entre toutes les théories vaseuses – et parfois plus attractives que celles de la vérité – présentes sur le média de prédilection : Internet.
En guise de conclusion, je me contenterai de laisser ouvertes certaines questions : sur quelle pente glissante préférerionsnous nous positionner ? Accepterionsnous l’idée de voir nos principes fondamentaux se détricoter petit à petit ? Préférerions-nous supporter les lectures malodorantes de pseudo-chercheurs incultes ? De telles lectures seraient-elles réellement plus fréquentes si les lois mémorielles n’existaient pas (aux Etats-Unis par exemple) ? Serions-nous capables de prendre en charge, comme il se doit, l’éducation et la culture afin que toutes ces questions ne se posent plus ? Devrions-nous laisser la liberté aux ennemis de la liberté ?
Alexis MARTINET Bruxelles Laïque Echos
1 Pour la différence entre mémoire et histoire, voir l’article de Mario Friso pp. 18-20. 2 Voir Wikipedia, entrée “lois mémorielles”. 3 René Rémond, “L’Histoire et la Loi”, in Études, 2006/6 Tome 404, pp. 763-773. 4 Documents parlementaires, Sénat, session 1991-1992, n° 557/1. 5 Mateo Alaluf, “Lois mémorielles”, in Politique, rubrique “Le dictionnaire du prêt-à-penser”, n°47, décembre 2006. 6 Alain-Gérard Slama, “Historiens, causez toujours !”, Le Figaro, 22 mai 2006. 7 Guy Haarscher, “Liberté d’expression, blasphème, racisme : essai d’analyse philosophique et comparée”, in Julie Allard, Guy Haarscher, Ludovic Hennebel et Gregory Lewkowicz, Juger les droits de l’homme, Europe et Etats-Unis face à face, Bruxelles, Bruylant, 2008, pp. 139-223. 8 Pieter Lagrou, “Sanctionner pénalement les négationnistes ?”,in Politique, n°47, décembre 2006. 9 Document parlementaire, Sénat, session 2005-2006, n° 3-1685/1, Proposition de loi tendant à réprimer la négation, la minimalisation, la justification ou l'approbation d'un crime de génocide ou d'un crime contre l'humanité. 10 Peter Lagrou, op. cit. 11 Guy Haarscher, op. cit. 12 Pierre Vidal-Naquet, L’histoire est mon combat, Albin Michel, Paris 2006.
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Peinture la “conquista” de Diego Rivera
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L’Espagne de Zapatero tente de réhabiliter les victimes du franquisme dans une logique de réconciliation nationale. La loi pour la mémoire historique, adoptée en 2007, permet enfin aux familles d'entreprendre des recherches pour retrouver les corps enfouis dans les nombreuses fosses communes franquistes. Mais les déboires récents du juge Baltasar Garzon nous montrent à quel point la loi d'amnistie de 1977 empêche un réel travail de mémoire. Cette noble entreprise et les débats qu’elle suscite en Espagne nous rappellent que l’histoire officielle est un enjeu politique et que d’une manière générale elle est écrite par les vainqueurs. Aujourd’hui pourtant, il est question de ne pas omettre les victimes du régime précédent dans l’histoire officielle de la nation1. Cependant, si on parle bien des victimes, on parle trop peu souvent de vaincus.
r des vaincus, il y en eut dans l'histoire espagnole. Ce furent notamment ceux et celles qui se retrouvèrent serrés dans l’étau des grandes puissances. Coincés entre le fascisme espagnol, soutenu par l’Italie de Mussolini et l’Allemagne d’Hitler, les socio-démocrates, abandonnés par les Français (qui signeront même des accords de bon voisinage avec le Général Franco avant la fin de la guerre) et les Anglais, et le parti communiste espagnol, pion sur l’échiquier géostratégique stalinien. Vaincus parmi les vaincus ce sont aussi les nombreux Espagnols d’obédiences anarchiste ou trotskyste mais aussi tous les fantassins moins politisés aux origines diverses, prêts à donner leur vie pour la république, qui se retrouvèrent trahis par leur camp (en 1937, le gouvernement républicain ordonne l’écrasement des anarchistes et des marxistes non-staliniens à Barcelone) et donc vaincus par la république avant d’être victimes du franquisme.
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On dira alors que les victimes seront celles et ceux qui furent persécutés durant la période franquiste. Mais, là aussi, il s'agira souvent de manière directe ou indirecte d'opposants au régime (et de leurs familles). Ce sont donc aussi des vaincus. La mort de Franco a-t-elle transformé les vaincus en vainqueurs ? En tout cas, la république espagnole est morte en 1939. Comme pour le Chili, la mort du dictateur et la transition démocratique n’ont pas restauré la structure antérieure de ces Etats. En effet, ceux-ci conservent une grande part des “acquis” de la dictature, qu’il s’agisse de la structure économique ou de la disparition physique des opposants, entendus comme une force politique à même de faire vivre une alternative. On pourrait facilement ajouter aux cas chiliens et espagnols de nombreux autres cas de mémoires nationales sujettes à des enjeux comparables. Si la mémoire des vaincus a toujours été un travail pénible pour l'historien, la
nouveauté résiderait dans l'omniprésence de la figure de la victime doublée d'une “mode” de la commémoration. Des vaincus aux victimes, l’économie d’une réflexion critique La figure du vaincu est plus dure à saisir mais aussi beaucoup plus riche, puisqu'elle s'inscrit forcément dans une histoire plus mouvementée. Elle rappelle les luttes menées, invite à une certaine tradition, à un héritage, contrairement à la figure de la victime. “Les victimes font l'objet de compassion mais ne sont généralement pas perçues comme des sujets de l'histoire. Essentiellement perverses, elles jouent un rôle d'écran sur lequel nous projetons notre humanitarisme”2. Pour l’historien Enzo Traverso3, le fait que la mémoire des vaincus s'éclipse au profit de celle des victimes serait un trait caractéristique de notre époque. La
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découverte massive des victimes durant le “siècle de génocides” aboutit à une situation ou, depuis une vingtaine d'années, les vaincus ont été oubliés. R. Traverso a consacré une grande partie de son travail à l'étude de la mémoire de la Shoah, domaine où s'opère particulièrement cet “éclipsement” de la mémoire des vaincus au “profit” des victimes. Il ne s'agit pas pour lui de nier les victimes mais de déplorer que “l'obsession actuelle de la mémoire se traduit dans une politique de commémoration séparée de toute réflexion critique sur le présent. On n'a jamais tant commémoré la Shoah mais on se garde bien de la penser dans le présent.”
considérer que la mémoire est quelque chose de figé, qui n’évolue pas dans le temps et selon les contextes. Pour Habermas, histoire et mémoire sont en interaction constante et s’imbriquent dans un usage public de l’histoire.4 Il propose de ne pas dissocier “une mémoire solidaire de l’irréparable d’avec une attitude réflexive et critique” des traditions constitutives de l’identité. Voilà qui arme la conscience civique de cette dose de vigilance à l’endroit de la “tyrannie des entreprises de mémoires et d’oublis” dont le XXe siècle a été l’objet.
Nous touchons là à la manière dont est conçue et pensée l’histoire, notamment la place qu’y tient la mémoire. Autant il serait vain de croire que l’histoire se nourrit exclusivement de documents et d’archives, autant il serait tout aussi erroné de
Pour Traverso comme pour un nombre croissant d’auteurs, cette réflexion sur le lien entre histoire et mémoire et, en particulier, sur la mémoire des vaincus s’inspire de l’œuvre de Walter Benjamin. Pour ces auteurs, historiens, ethnologues,
The Jewish museum of Berlin
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Tenir compte de la mémoire des vaincus, c’est penser l’histoire autrement
sociologues, anthropologues, “il importe non seulement de comprendre en quoi la lecture benjaminienne des phénomènes historiques présente une alternative aux conceptions actuelles de l’historicité, mais aussi comment elle permet de mettre en perspective et de renouveler nos pratiques historiographiques”5. Walter Benjamin est un auteur allemand du XXe siècle, connu pour ses critiques artistiques et littéraires. Ce n’est qu’après sa mort – fuyant la persécution nazie, il se suicide en 1940 – que certains trouveront en lui un philosophe en marge du marxisme, qui a côtoyé l’école de Francfort et Hannah Arendt, et a notamment écrit en français un texte sur le concept d’histoire. Pour Benjamin, l’historien est amené à faire preuve d’empathie avec son objet pour se plonger dans une époque. Or les documents dont il dispose sont le plus souvent héritiers du camp des vainqueurs. Cette identification au vainqueur est insidieuse car “ceux qui règnent à un moment donné sont les héritiers de tous les vainqueurs du passé. L’identification au vainqueur bénéficie donc toujours aux maîtres du moment.6” “La tradition des opprimés nous enseigne que l’“état d’exception” [par exemple, aujourd’hui, l’arsenal juridique anti-terroriste] dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l’histoire qui rende compte de cette situation. Nous découvrirons alors que notre tâche consiste à instaurer le véritable état d’exception ; et nous consoliderons ainsi notre position dans la lutte contre le fascisme. Celui-ci garde au contraire toutes ses chances, face à des adversaires
qui s’opposent à lui au nom du progrès, compris comme une norme historique. S’effarer que les événements que nous vivons soient “encore” possibles au XXe siècle, c’est marquer un étonnement qui n’a rien de philosophique. Un tel étonnement ne mène à aucune connaissance, si ce n’est à comprendre que la conception de l’histoire d’où il découle n’est pas tenable”7. Benjamin pense et agit dans un contexte où la lutte contre le fascisme est un enjeu quotidien et palpable, le procès qu’il fait aux adversaires du fascisme (libéraux, socio-démocrates voire staliniens) est nourri par la manifestation de leur impuissance à s’opposer efficacement à la montée en puissance des fascismes européens. Walter Benjamin nourrit une critique générale de l’idéologie du progrès. Cette critique, il l’applique également au concept d’histoire. Il critique une conception erronée de l’histoire qui serait le fondement théorique déterminant la pensée de ces adversaires impuissants du fascisme. A cette conception de l’histoire, Benjamin oppose une réflexion où “l’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé d’ “à-présent””8. C'est-à-dire que le passé se pense toujours à partir du présent et que ce présent subjectif n’est jamais neutre ou vide. “L’historicisme se contente d’établir un lien causal entre divers moments de l’histoire. Mais aucune réalité de fait ne devient, par sa simple qualité de cause, un
fait historique. Elle devient telle, à titre posthume, sous l’action d’événements qui peuvent être séparés d’elle par des millénaires. L’historien qui part de là cesse d’égrener la suite des événements comme un chapelet. Il saisit la constellation que sa propre époque forme avec telle époque antérieure. Il fonde ainsi un concept du présent comme “à-présent”, dans lequel se sont figés des éclats du temps messianique9”. Selon Benjamin, l’historien (matérialiste) devrait laisser à d’autres le loisir de se “dépenser dans le bordel de l’historicisme avec la putain “Il était une fois””. Pour rester maître de ses forces : “assez viril pour faire éclater le continuum de l’histoire”. Le continuum de l’histoire est ici à comprendre comme la tradition des oppresseurs par opposition au discontinuum de la tradition des oppressés. Cette dernière invite à reconstruire une histoire à partir des fragments de luttes éteintes, de la constellation d’existences et de faits, invisibles et inaudibles, qu’il s’agirait de rendre à la lumière de l’a-présent. Privilégier la tradition des sans noms à celles des “grands hommes” et des “grands peuples”. Cette invitation à construire une science du discontinuum constitue le testament de Walter Benjamin, une invitation à laquelle on a trop peu souvent répondu. La tendance de l’époque à commémorer exclusivement les victimes s’inscrit dans cet historicisme que dénonçait Walter Benjamin. Il est probablement le dernier intellectuel à avoir écrit sur cette question sans avoir connaissance de la Shoah. Mais Traverso qui, au contraire, a concentré ses travaux sur le génocide hitlérien,
nous renvoie à ce même constat : l’usage public de l’histoire, tant qu’il est borné à la commémoration des victimes, semble incapable de lutter efficacement contre les dangers propres à l’a-présent. Pour revenir au débat espagnol, on imagine toute la puissance d’une lecture benjaminienne de l’histoire. L’entreprise d’exhumation des vaincus de la république viendrait rompre le continuum, et ouvrir des perspectives actuellement impensable, que ce soit dans le débat espagnol ou dans bien d’autres contextes mémoriels. Thomas LAMBRECHTS Bruxelles Laïque Echos Voir l’article de Mariejo Sanchez Benito, pp. 30-34. Entretien avec Enzo Traverso réalisé par Philippe Mangeot & Sacha Zilberfarb, in revue Vacarme, n°21, automne 2002. 3 Maître de conférences à l’Université de Picardie et chargé de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales. Il est spécialiste de la philosophie juive allemande, du nazisme, de l’antisémitisme et des deux guerres mondiales. Ses travaux actuels semblent témoigner d'une réelle prise de distance avec ses premiers engagements (operaisme : courant marxiste italien) bien qu'il affirme qu'ils ont formé sa subjectivité. 4 Jurgen Habermas, De l'usage public de l'histoire, Paris, Cerf, 1988. 5 Cahiers d'anthropologie sociale, n°4 : “Walter Benjamin, La tradition des vaincus” ; dir. Philippe Simay, Paris, L’Herne, 2007, 103 pages. 6 Walter Benjamin, “Sur le concept d’histoire”. Ce texte, publié par l’Institut de recherches sociales après la mort de Benjamin (Los Angeles, 1942), a été rédigé dans les premiers mois de 1940. Il reprend et développe des idées autour desquelles la réflexion de l’auteur tournait depuis plusieurs années. Une version française, due à Benjamin lui-même, figure dans le volume des Écrits français (Paris, Gallimard, 1991, p. 331 sqq.). 7 Ibidem. 8 Ibidem. 9 Ibidem. Nous n’aborderons pas ici la conception benjaminienne du temps messianique. Mais il convient tout de même de préciser que l’auteur est influencé par la mystique juive avant sa rencontre avec le marxisme. Messie peut être ici entendu comme ce qui vient rompre le continuum de l’histoire. 1 2
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Lorsqu’enfant je me rendais à la première heure de cours “espagnol” le samedi matin et que je recevais mon manuel d’histoire, la première chose que je faisais, comme d’autres enfants, consistait à arracher la dernière page, celle où figurait le portrait du dictateur Franco. Je ne saurais dire ce qui nous poussait vraiment à cet acte symbolique, peut-être simplement l’envie d’être aussi héroïque que nos parents. La première fois que je suis allée en Espagne j’avais 9 ans, c’était en 1973, l’adoucissement du fin de règne dictatorial nous ouvrait la possibilité de voyager chez nous sans trop de risque, de découvrir nos familles, la ville de nos parents, de voir en vrai le tricorne franquiste et le taureau mis à mort. ous étions des fils de vaincus, des fils de survivants d’une dictature féroce, dont nous avions des images qui là-bas ne se voyaient pas. J’ai vu, enfant, “Mourir à Madrid”, j’ai célébré la mort de Carrero Blanco, j’ai suivi le procès de Burgos ; et pourtant lorsque Franco mourut, j’avais 11 ans. Le drapeau espagnol était pour moi tricolore. Nos parents manifestaient, récoltaient des fonds pour l’Espagne, passaient clandestinement des armes et des tracts, accueillaient de nouveaux vaincus ; nous, nous déchirions la dernière page de notre manuel d’histoire. Parallèlement à cette histoire de l’exil, se jouait l’histoire tragique de la dictature en Espagne : la faim, la répression, le silence, la lutte clandestine. L’annonce de la mort de Franco le 20 novembre 1975 fut suivie d’une semaine de liesse populaire dans les communautés espagnoles de l’exil, d’une semaine de deuil national en Espagne.
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Le débat sur la mémoire historique, qui anime la société espagnole depuis quelques années, réveille ce passé ; le
mythe des “deux Espagne”, la rouge et la noire, refait surface, après que le pays ait été érigé en modèle de transition pacifique de la dictature vers la démocratie. C’était sans compter que “les vaincus ont toujours une mémoire”1. Le pacte de la Moncloa, signé en 1977, amnistia les bourreaux et leurs victimes sans pour autant affecter le dispositif juridique et l’appareil administratif afin d’assurer la continuité du fonctionnement de l’Etat. En d’autres termes, le compromis démocratique espagnol repose sur une loi d’amnistie qui libère symboliquement l’ensemble de la population de son passé mais qui maintient en place, et en toute impunité, les cadres administratifs et judiciaires de la dictature franquiste. L’accession même de Juan Carlos sur le trône d’Espagne, mettant en marche le processus d’élaboration d’une monarchie constitutionnelle, constitue un acte de “continuité” du système franquiste, non seulement car il accède au trône par la volonté de Franco qui l’avait désigné à sa
succession mais aussi parce qu’il enterre définitivement le gouvernement républicain de front populaire démocratiquement élu en 1936. Enfin, le troisième pilier du pouvoir franquiste, échappant à la souveraineté de l’Etat, reste intact : l’Eglise catholique espagnole, alliée incontestable de la dictature, échappe complètement à un quelconque compromis avec la jeune démocratie espagnole. Le “trou noir” dans l’histoire Si les antifranquistes durent “avaler” la monarchie, certains considèrent que ce pacte frustra aussi les héritiers du franquisme, également condamnés au silence, n’ayant plus qu’ “un trou noir” historique à transmettre à leurs enfants2. Sur les bancs des exilés espagnols, cette période est une période d’attente et d’espoir. Leur histoire espagnole est entre parenthèse, la restauration de la démocratie réactive le mythe du retour, la fin probable de leur combat. Cependant,
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seuls les cadres des organisations politiques retournent en Espagne reconstruire les appareils et préparer les premières élections démocratiques. L’histoire d’Espagne est rentrée au pays. Les centres culturels espagnols, foyers de la lutte antifranquiste, continuent à vivre de leur communauté. Des centres régionaux commencent à fleurir : galiciens, asturiens, basques, andalous… Je me souviens de la tentative de coup d’Etat de Tejero, le 23 février 1981 : en l’espace de quelques dizaines de minutes le centre Federico Garcia Lorca de Bruxelles s’est rempli d’Espagnols. Ces hommes et ces femmes, dont certains parmi les plus âgés organisaient déjà leur retour, avaient le visage sombre, celui qu’ils avaient les jours de deuil pendant la dictature. Après quelques informations sur ce qui se passait dans les Cortès, l’ordre du jour redevint organisationnel, l’Espagne risquait d’avoir à nouveau besoin d’eux. La tentative de Tejero est considérée comme un moment important du processus de démocratisation du pays, particulièrement parce que, d’une certaine manière, il mit définitivement fin au mythe des “deux Espagne” ; Tejero n’a pas été suivi, ni par le roi, ni par l’armée (ou très faiblement), ni par la droite héritière du franquisme, ni par l’Eglise catholique. D’une certaine manière on peut considérer que l’Espagne se mit à croire qu’un système politique démocratique pouvait perdurer. L’événement est également important parce qu’il permettra la première “défranquisation” dans l’Etat, au sein de l’armée.
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Pour autant, les années ’80, fortement marquées par la violence en Espagne (terrorisme et antiterrorisme) à laquelle s’ajoute la priorité mise à l’entrée de l’Espagne dans la société européenne – via le Marché commun et l’OTAN –, n’ont pas permis, malgré la victoire des socialistes en 1982, la résurgence du combat pour la mémoire sur la scène publique, même si de part et d’autre le processus était en route. L’Association pour la Récupération de la Mémoire Historique (ARHM) rapporte que les premières ouvertures de fosses communes remontent au début des années ‘70, avant même la fin de la dictature, à l’initiative d’individus et de collectivités locales. En 1986, 14 militaires, membres de l’Union démocratique militaire (organisation clandestine au sein de l’armée espagnole) sont amnistiés. En mars 1987, le pape Jean-Paul II procède aux cinq premières béatifications de “martyrs”, tués par les républicains durant la guerre civile (ces béatifications s’élèvent à 977 en 2007, faisant de l’Espagne le pays comptant le plus grand nombre de saints au monde). La mémoire en exil : les enjeux des deux Espagne Les deux Espagne ne se croisent pas dans la communauté en exil, elles cohabitent et tentent chacune de fédérer les immigrés autour de leurs valeurs et de leurs combats. Les “hogares” (foyers) espagnols organisés par les missions catholiques offrent un service social efficace et encadrent les enfants dans des activités parascolaires ; ils accueillent les communiants et offrent des cours de “civilités” aux jeunes femmes au foyer. Dès le
début des années ‘60, et en raison de l’importante diffusion des journaux antifranquistes, dont El Mundo Obrero du Parti communiste espagnol est le plus vendu, l’ambassade d’Espagne crée le journal Cartas de Espana qui relate la vie culturelle de la communauté espagnole dans l’immigration3. L’objectif affiché de ces initiatives est d’encadrer les Espagnols hors d’Espagne afin de transmettre les valeurs supérieures de la nation. Côté antifranquiste, l’intégration à la société belge apparaît rapidement indispensable et d’une certaine manière naturelle. Il s’agit de construire la solidarité antifranquiste avec ses pairs nationaux, de lutter pour la défense de ses droits de travailleurs, de scolariser ses enfants. La FGTB se voit investie par ces travailleurs difficiles à “discipliner” aux principes des luttes sociales en Belgique. Principalement andalous et asturiens, ils arrivaient en très grand nombre des mines asturiennes, où les communistes avaient créé un syndicat clandestin – les commissions ouvrières –, et se trouvaient désormais au milieu de luttes où les grèves étaient annoncées d’un préavis, où l’ouvrier négociait avec le patron, bref où tout semblait se jouer hors de la lutte des classes. Leur capacité de mobilisation, extrêmement rapide et efficace, apprise dans l’exigence de la clandestinité en dictature, fut cependant enrichissante pour le syndicalisme belge4. Parallèlement à la lutte antifranquiste donc, la défense des droits sociaux, le combat antiraciste, la scolarisation des enfants et le droit de vote des immigrés constituèrent progressivement l’identité collective de la communauté espagnole en exil. Au début des
années ‘70, furent créés les premiers cours intégrés de langue espagnole à l’initiative d’associations de parents espagnols. C’est à Saint-Gilles que verront le jour les premières classes, d’abord dispensées par des enseignants issus de l’immigration, ensuite, en vertu d’un accord avec les autorités diplomatiques, par des enseignants directement envoyés d’Espagne ; la sauvegarde des valeurs de la nation ! Les centres culturels créés par les immigrés, les “peñas” (club) obreras, les centres Garcia Lorca, servent à la fois de plate-forme de l’action antifranquiste et à la fois de lieu d’encadrement des immigrés et de leurs enfants, pour des cours de rattrapage, de théâtre, de danse, mais aussi de fête le 8 mars, le 1er mai, le 14 avril5… Consolidation du travail de mémoire dans un contexte conflictuel L’arrivée au pouvoir, en 1996, de la droite héritière du franquisme, le Parti Populaire (PP), marque incontestablement une réactivation de la logique des “deux Espagne” et la résurgence dans l’espace public du combat pour la récupération de la mémoire historique. Si le processus mémoriel de réhabilitation des symboles républicains se poursuit, la tentative de réforme de l’enseignement secondaire menée par le gouvernement PP activera le travail d’histoire et de récupération du passé. En effet, au nom de la nécessaire connaissance de l’histoire commune de l’Espagne, le gouvernement de droite tente de réintroduire l’enseignement de la grande Espagne, unie, où le castillan
réapparait comme la langue commune. Dans ce contexte, au début du XXIe siècle, on asiste à un foisonnement important de travaux d’historiens et de filmographies sur la période de la guerre d’Espagne et de la dictature franquiste. Parmi les quelques 5000 enfants républicains accueillis en Belgique pendant la guerre d’Espagne, après être passés par les camps de concentration du sud de la France, certains commencent à témoigner de leur passé. Ces réfugiés, non reconnus comme enfants espagnols, ont vécu leurs histoires entièrement hors d’Espagne et pourtant ils gardent un souvenir intact de cette période qu’à la fin des années ‘90 ils se mettent à raconter. Des documents, des témoignages sont recueillis patiemment parmi ces “vieux enfants de rouge”, un premier livre paraît en 19946, une association d’enfants de la guerre est créée en 2000. La lutte antifranquiste a repris, cette fois-ci au nom du devoir de mémoire, de la nécessité de raconter ce qui fut pour rendre justice à ses victimes et pour que plus jamais cela ne soit possible. Le mouvement de récupération de la mémoire Le mouvement de récupération de la mémoire, amorcé par les descendants des vaincus de la guerre civile, ne peut plus s’arrêter, d’autant que le travail sur l’histoire rejoint aujourd’hui l’action de la Justice à travers l’instruction menée par le juge Garzon depuis 2008 pour la réouverture des fosses communes et l’identification des victimes qui y reposent. L’actuel gouvernement socialiste, porteur de mesures incontestablement nécessaires à
la modernisation de l’Espagne et notamment à la laïcisation de la société, a choisi de mener ce combat au prix d’un silence – voire d’une relative ambiguïté – sur la question de la récupération de la mémoire historique. Le droit international, les instances politiques européennes et internationales, les mouvements des droits de l’Homme, semblent être désormais les seuls moyens d’arriver à ce que le passé sorte de l’ombre et que le compromis historique signé en 1977 trouve à se finaliser. Le mouvement amorcé, que la vieille justice espagnole a sans doute, ce 14 mai 2010, pour la dernière fois tenté d’empêcher en suspendant le juge Garzon, constitue pourtant la raison d’être même de l’Histoire, celle qui permet aux individus et aux collectivités humaines de continuer d’exister en raison de sa capacité à donner du sens à ce qui fut et donc à ce qui est. Il répond à un besoin de justice élémentaire qui implique inévitablement la condamnation, non pas des personnes – comme le craignent les bourreaux d’hier –, mais du régime qui organisa ces crimes ; qu’il soit universellement reconnu coupable de génocide et de crime contre l’humanité. Il est aussi politique par la remise en cause, non pas du compromis historique de 1977, mais de ses limites. Les mouvements pour la restitution de la mémoire dénoncent l’assimilation faite entre le système actuel de monarchie constitutionnelle et l’avènement de la démocratie espagnole au XXe siècle, la mise sur le même pied d’égalité des républicains et
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des putchistes nationalistes où chacun serait responsable à parts égales de la barbarie passée, au point que le gouvernement socialiste actuel fait défiler côte à côte un ancien militaire nationaliste et un ancien milicien républicain. Il est identitaire et, en ce sens, donne sa pleine dimension à la mémoire, individuelle et collective. Qu’il s’agisse du Centre pour la mémoire et l’avenir, créé par la Ligue des Droits de l’Homme de Rabat, qui réclame les corps des milliers de Marocains, adultes et enfants, enrôlés de force dans l’armée franquiste et des quelques 800 miliciens volontaires, afin d’“extirper le stéréotype du “moro salvaje” [maure sauvage]…”7 ou qu’il s’agisse du combat des centaines de milliers de descendants républicains qui, dans le monde, revendiquent (et viennent d’obtenir) la nationalité espagnole. Il est le combat de la dignité lorsqu’il réhabilite l’immigré qui n’a pas fui l’Espagne et ne l’a jamais trahie. La dignité aussi de leurs enfants et petits enfants qui se construisent une identité multiple dans la lignée des vaincus d’hier qui n’ont jamais cessé de croire à la victoire et qui n’ont jamais cessé de lutter pour y parvenir. Ils en sont les témoins privilégiés, les héritiers de ses mémoires individuelles et collectives, et, désormais, dans et hors l’Espagne, les auteurs des narrations en cours.
Mariejo SANCHEZ BENITO Enseignante
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1 Enzo Traverso, interview dans Vacarme, n°21, automne 2002, www.vacarme.org. 2 Tribune de Jordi Gracia dans El Pais du 21 février 2007. 3 Anne Morelli (éd.), Histoire des étrangers et de l’immigration en Belgique de la préhistoire à nos jours, Edition Vie Ouvrière (“EVO histoire”), 1992. 4 Mariejo Sanchez Benito, Histoire du parti communiste espagnol en Belgique sous le franquisme, mémoire de fin d’étude, ULB, Faculté de Sciences Politiques, octobre 1987. 5 Date anniversaire de la proclamation de la République espagnole en 1931. 6 Emilia Labajos et Fernando Vitoria, Los ninos. Histoire d’enfants de la guerre civile espagnole réfugiés en Belgique (1936-1939), Edition Vie Ouvrière, 1994. 7 Interview de Abdeslam Buteyeb (Président du Centre pour la mémoire et l’avenir), El Mundo, 20 octobre 2008.
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Droit à l’Histoire, identité culturelle et souveraineté politique Le droit à l’Histoire et à l’initiative historique fut longtemps refusé aux Africains. Malgré les travaux d’historiens africanistes comme Léo Frobenius1 ou Maurice Delafosse2 et plus tard le relais pris par des historiens africains comme Joseph Ki-Zerbo3 ou Cheikh Anta Diop4, formés dans les universités occidentales, la vision idéologique et culturelle imposée au grand nombre, était celle d’une Afrique anhistorique et d’un Africain immobile face à l’histoire. La prédominance des critères historiographiques d’une Europe chrétienne et impérialiste dans la conception de l’histoire (nationale et universelle) ont ainsi, pendant des siècles, empêché une étude scientifique et objective du passé de l’Afrique et, par voie de conséquence, déformé la vision de son histoire, de ses hommes et de leurs cultures. Victime de simplifications erronées, de postulats dogmatiques fondés sur l’existence de l’écriture, comme première source de l’histoire, l’Afrique passait pour un continent sousdeveloppé, peuplé de primitifs incapables d’être des agents d’histoire. L’homme africain et, par extension, les sociétés orales africaines étaient délibérément enfermés au premier âge de l’humanité, exclus de Dieu, de l’Histoire, de la Civilisation, de la Raison, de la Science et du Progrès. Si on reconnaissait l’Iliade et l’Odyssée d’Homère (oubliant leur origine orale) comme une référence légitime pour étudier et comprendre la Grèce antique, en revanche, on dénuait de toute valeur
scientifique et de toute considération sérieuse les traditions orales africaines qui, on le sait, renferment et capitalisent toutes les productions socioculturelles conçues par les civilisations de l’oralité. Elles constituent de ce fait un musée vivant, une mémoire dynamique qui fournit la trame des évènements qui ont marqué ou influencé leurs évolutions. Elles furent pourtant écartées au bénéfice de sources extérieures à l’Afrique. On considérait qu’elles étaient suspectes, parce que fonctionelles, autrement dit parce qu’elles remplissaient un rôle social. Comme s’il en allait autrement des écrits ! Suspectes aussi de reposer uniquement sur l’épopée, c'est-à-dire une réinterprétation mythique du passé. De ne pas être fiables d’un point de vue chronologique et historique, et là encore, comme si les documents écrits, sous une apparence objective, ne pouvaient pas travestir la réalité historique selon le point de vue défendu par l’historien et les intérêts qui peuvent le commander ! On écartait donc, par ignorance, cécité volontaire et mépris culturel conjugués, toute idée selon laquelle la fonction historique et sociale des traditions orales pouvait être équivalente à celle des écrits d’archives dans les civilisations et les sociétés d’écriture. On niait qu’elles visent, tout comme les écrits, à enraciner la société dans une histoire et une perspective d’évolution historique. Il a fallu la fin de la seconde guerre mondiale pour assister à des changements de mentalités dans les points de vues, les approches et la conceptualisation de l’histoire. On passe ainsi d’ “une histoire chronique” à “une histoire sciences
sociale” et puis progressivement d’un concept d’“histoire nationale” à celui d’“une histoire en lien avec l’évolution et l’histoire du monde et de l’ensemble des peuples du monde”. Ce processus de changement et d’orientation dans la perspective historique européenne, renforcé par les apports reconnus d’historiens africains et africanistes, mais aussi d’ailleurs, allait donner naissance à une nouvelle historiographie de l’histoire du monde dont l’Europe n’est plus désormais le centre ni le point de départ. Nations nègres et Cultures, publié en 1955, par Cheikh Anta Diop, allait dans ce contexte marquer le début d’un processus de prise de conscience politique et d’une renaissance culturelle qui allait conduire à la revendication des Indépendances. Cheikh Anta Diop a mis en lumière, dans la conscience des Africains et aux yeux du monde, l’existence de l’unité culturelle de l’Afrique, d’États structurés, de royaumes prestigieux et de civilisations qui ont donné naissance à l’Egypte pharaonique, et par conséquence dont les influences peuvent être étendues au-delà du Bassin méditerranéen. Cette prise de conscience fut capitale dans les déterminismes qui allaient fonder la revendication politique des Indépendances. De ce point de vue, l’évolution de l’historiographie africaine est inséparable des luttes nationales liées à la conquête de l’identité culturelle et de la souveraineté politique. De la conscience historique à la maîtrise de l’histoire Les Africains se sont donc battus pour reconquérir leur droit à l’histoire et faire
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reconnaître leur histoire. Mais qu’ont-ils fait de ce droit reconquis, quels enseignements en ont-ils tirés et comment l’ont-ils mis en perspective ? De quelle manière se sont-ils référés à leur passé pour construire leur avenir, soixante ans après les Indépendances ? Au lendemain des Indépendances, c'està-dire à partir de 1960, les nouveaux États africains ont certes entrepris, à des degrés divers, des actions nationales de réhabilitation de l’histoire et des traditions orales pour construire l’identité et l’unité nationales. La référence au passé inspire toujours le discours politique et permet de mobiliser les populations, sauf que le modèle d’État est calqué sur l’Occident, la langue officielle dans de nombreux cas reste le français ou l’anglais ; sauf que l’espace social est cahotique et l’unité nationale précaire ou rompue. Mis à part les grands ensembles comme l’OUA (Organisation de l’Unité Africaine), dont le modèle et la cohérence font référence à l’unité ancienne de l’Afrique, ou la naissance de mouvements politicoculturels comme la Négritude, le Panafricanisme ou le Rastafarisme, qui ont permis aux Africains et à l’homme noir en général de prendre concience de son identité et de sa valeur humaine, l’Afrique, contrairement à son passé, n’a pas globalement réussi à construire des États solides, des nations et des peuples unis par la culture et l’histoire. L’histoire africaine a certes repris sa place dans la société africaine et pris celle qui lui revient de droit dans l’histoire universelle. Par ailleurs, les africains ont acquis une conscience historique qui les réconcilie avec l’essence de
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leur être et de leur passé mais sont-ils pour autant maîtres de leur histoire ? Et comment peuvent-ils l’être quand ils ne sont pas maîtres de leur destin, ne peuvent ni contrôler ni défendre leur espace culturel et économique ? Cinquante ans après les Indépendances africaines, l’Afrique et les Africains souffrent toujours de retard économique et de sous-développement social ; ce qui leur vaut encore, aux yeux du monde, condescendance et mépris culturel. Le mythe de l’immobilisme et de la reproduction cyclique, construit sur les Africains et, plus généralement, sur les peuples et nations affectés d’un passé issu de civilisations orales, reste présent dans le modelage des perceptions et la définition du rapport culturel et social. L’exemple le plus emblématique de l’obstination et de la persistance de ces visions figées trouve son achèvement dans le discours que prononça le Président français N. Sarkozy en juillet 2007 à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. “Le drame de l’Afrique, déclara-t-il devant un parterre de dignitaires locaux, d’ambassadeurs, d’universitaires et d’étudiants, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. Le paysan africain, qui, depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles […] Dans cet univers où la nature commande tout, […] L’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble écrit d’avance !…”5.
Au-delà du déni d’histoire et de l’arrogance culturelle qui les caractérisent, ces propos reflètent cruellement les convictions, les croyances et les sentiments qu’inspirent les réalités africaines d’aujourd’hui et le fait sans doute que les Africains, loin de montrer qu’ils sont désormais maîtres de leur histoire, continuent impuissamment à la subir sans pouvoir réellement la transformer6. Ababacar NDAW Bruxelles Laïque Echos 1 Leo Viktor Frobenius (1873-1933) était un ethnologue et archéologue allemand, célèbre par ses travaux sur l’Afrique. 2 Maurice Delafosse (1870-1926) administrateur colonial français, africaniste, ethnologue, linguiste, enseignant et essayiste. 3 Joseph Ki-Zerbo (1922-2006) est un historien et homme politique burkinabé, auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire de l’Afrique. 4 Cheikh Anta Diop (1923-1986) est un historien et anthropologue sénégalais. Il a mis l'accent sur l'apport de l'Afrique et en particulier de l'Afrique noire à la culture et à la civilisation mondiales. 5 Cité dans Adame Ba Konaré (éd.), Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy, La Découverte, 2008. 6 Outre les auteurs cités en note, cet article s’inspire de : Histoire générale de l’Afrique, Unesco, Paris, 1980.
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Les décennies ont passé mais, à mesure que l’on redécouvre les événements de l’année 1960, la rage demeure intacte, car la tragédie n’était pas inéluctable. Elle n’a été possible qu’à cause de la courte vue des acteurs belges, de leur manque de compréhension de l’histoire en marche et surtout de leur manque d’empathie pour les acteurs congolais, de quel que bord qu’ils aient été. u’on en juge : lorsqu’il déboule sur la scène, vers le milieu des années ‘50, Patrice Lumumba est avant tout un autodidacte. Le jeune préposé à la poste de Kisangani est avide d’apprendre, de se cultiver, d’élargir son espace dans la société. Pour cela, ce jeune homme qui n’a pas fréquenté longtemps l’enseignement formel, qui n’est pas issu de la petite bourgeoisie cooptée par les Blancs, consent de très lourds sacrifices, il travaille jour et nuit, dévore les livres, la vie, la politique. Il grandit à vue d’œil, se forme, élabore de mieux en mieux ses discours et surtout il précise ses aspirations. De personnelles (une meilleure reconnaissance sociale, un salaire qui lui permette de vivre dignement) ses ambitions s’étendent très vite au niveau national. Mais qui, parmi les Belges, remarque que cet “évolué” (terme hideux s’il en est) évolue de manière remarquable ? Suivant les critères de l’époque, on ne voit en lui qu’un agitateur, un démagogue, un extrémiste, ce qui dans le jargon de l’époque mène tout droit au soupçon de communisme… En fait, Lumumba ne s’est jamais rendu à Moscou et ce n’est qu’après son séjour à Accra, en 1958, qu’apparaît réellement un idéal panafricain et que le futur Premier Ministre inscrit son combat congolais dans une perspective continentale…
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Le dialogue, la prise en compte des qualités de cette personnalité hors du commun, avide de connaissance et de reconnaissance, auraient peut-être permis non pas de retarder le train de l’histoire mais de le maintenir sur les rails. Car Lumumba, contrairement à ce qui fut dit à l’époque, était tout sauf hostile aux Belges, aux Occidentaux. A l’origine, il se rattachait plutôt à la famille laïque et libérale et avait salué comme un progrès l’arrivée d’Auguste Buisseret au ministère des Colonies. Mais il fut poussé à la radicalisation par les peines de prison, la marginalisation et, surtout, la promotion, à ses côtés, d’autres personnages intellectuellement plus limités et surtout beaucoup plus vénaux, ceux que l’on appelait à l’époque les “modérés”, les fameux universitaires du groupe de Binza qui allaient si longtemps accompagner la dictature et lui donner une crédibilité intellectuelle… La Belgique de l’époque était incapable de comprendre la personnalité de Lumumba (on se demande d’ailleurs si, aujourd’hui encore, elle ne commettrait pas les mêmes erreurs) et elle ne fut guère aidée par la presse de l’époque. A l’exception d’intellectuels d’exception, comme Jules Gérard Libois ou Jean Van Lierde, les fondateurs du CRISP, qui n’étaient guère en prise sur le grand public,
les journalistes de l’époque présentaient des leaders congolais une image simpliste, teintée d’un racisme de bon aloi : un préjugé qui ne disait pas son nom mais imprégnait tous leurs écrits. Et Lumumba fut diabolisé, comme allaient l’être après lui tant de leaders africains ayant commis l’imprudence de s’opposer aux Occidentaux ; les derniers en date étant Sankara, Laurent Désiré Kabila, Mugabe, Gbagbo en Côte d’Ivoire… Lorsque l’on arrive au 30 juin 60, la messe est dite : Lumumba certes est Premier Ministre mais la dualité du pouvoir a été organisée de main de maître, prévue dans la nouvelle Constitution, la rivalité avec Kasa-Vubu est bien orchestrée, la complicité de Moïse Tshombe déjà acquise, tandis que, dans l’ombre, Mobutu discrètement recruté par le colonel Marlière puis par Larry Devlin, l’agent de la CIA, attend son heure… Il est d’usage d’affirmer que c’est le discours prononcé par Lumumba en présence du roi Baudouin, interprété comme un “affront au roi”, qui mit le feu aux poudres et précipita la disgrâce de l’imprudent tribun. Avec le recul, la réalité semble bien différente. Bien avant le 30 juin, les Belges avaient tout fait pour circonscrire
Lumumba, l’isoler de ses pairs, le rendre vulnérable sur le plan économique, le discréditer dans la presse et l’opinion. Ils le présentaient comme “incontrôlable” voire caractériel, extrémiste sinon communiste, tout simplement parce que ce Congolaislà… le pouvoir colonial n’avait jamais pu le contrôler. Il avait des amis, comme Jean Van Lierde, Maryse Hockers et les membres de Présence africaine, mais pas de mentors : cet “évolué” pouvait penser tout seul, formuler lui-même les ambitions qu’il forgeait pour le peuple qui l’avait élu… Son discours certes fut encouragé par Jean Van Lierde : lorsque le militant belge prit connaissance du discours royal, tellement frileux, paternaliste et discrètement méprisant, il s’exclama “Patrice, tu ne vas tout de même pas laisser dire cela sans réagir ?” Il est probable cependant que Lumumba aurait de toutes façons pris la parole. Premier Ministre élu, incarnant la majorité démocratique et l’aspiration à l’indépendance, sa priorité était de s’adresser à ses compatriotes, de marquer leurs esprits par des propos confirmant que le changement avait bien eu lieu, qu’une page était désormais tournée. Obama fit-il autre chose lors de son discours d’investiture et, plus tard, dans son fameux discours de Philadelphie ? Il s’adressa à tous les Américains mais aux plus humiliés d’entre eux, les Afro-Américains, il signifia que les temps avaient changé. L’histoire est ainsi ponctuée de telles prises de parole qui marquent des avancées majeures dans l’histoire de l’humanité, des propos qui sont peut être occultés ensuite par le sang et la violence, mais qui demeurent marqués dans les consciences. Patrice
Lumumba pouvait-il se taire en ce moment précis, s’abstenir, pour ne pas vexer le susceptible et intraitable Baudouin, de prononcer ces paroles fondatrices d’une ère nouvelle ? La réponse est non, évidemment, même si la suite était, elle aussi, écrite, prévisible. D’ailleurs les observateurs de l’époque, pour une fois, ne s’y sont pas trompés : ils ont compris que l’essentiel avait été dit, que le discours dit de “réparation” prononcé par Lumumba l’après midi même et qui se voulait une main tendue aux Belges, était à la fois dicté par la sincérité et par les circonstances… La suite des événements, à la fois logique et imprévisible, se déroulera comme une tragédie grecque : l’armée, socle du nouvel Etat, se mutine, les fonctionnaires belges, assurés qu’il sont de pouvoir être réintégrés en Belgique, fuient massivement le Congo, ce qui provoque l’effondrement de l’administration tandis que l’armée belge intervient, sans qu’ait été demandé l’accord des nouvelles autorités dont Bruxelles ne semble pas reconnaître l’autorité de fait… Faut-il s’étonner de la sécession du Katanga, de la “mise en congé” de la classe politique décrétée par Mobutu, de la destitution réciproque de Lumumba et de Kasa-Vubu ? A peine… Tout se passe comme si les pièces du fragile échiquier tombaient les unes après les autres et, au bout du compte, l’assassinat de Lumumba, le 17 janvier 1961, apparaît comme l’épilogue d’une tragédie longtemps annoncée, un drame dans lequel des Belges, sur le devant de la scène ou dans les coulisses, étaient présents à chaque acte. Quarante ans plus tard, une commission d’enquête parlementaire s’est penchée sur
les responsabilités belges dans la mort de Lumumba et elle a conclu avec prudence, sans aller au fond des choses et surtout sans aborder le thème de la réparation. Non seulement la veuve de Lumumba et ses enfants ne reçurent jamais l’aide matérielle prévue mais la Belgique, donneuse de leçons et chiche marâtre, ne s’est jamais interrogée sur le fond des choses, c'est-àdire ses responsabilités dans le dérapage initial de la jeune démocratie congolaise. Un dérapage qui allait plonger le pays dans un demi siècle de marasme, confirmant l’exclamation célèbre du général Janssens : “Sire, ils vous l’ont cochonné…”, étant toujours bien entendu que les acteurs de l’échec furent exclusivement Congolais… Cependant l’histoire se nourrit de paradoxes : alors que tous les acteurs belges sont passés à la trappe de l’histoire, que Mobutu est devenu l’archétype du dictateur corrompu, c’est Lumumba – le misérable menotté des geôles coloniales, le prisonnier du camp Thysville entouré d’un double cordon de soldats, le torturé, à moitié mourant, jeté de l’avion à Elizabethville, le cadavre dissout dans l’acide – qui aura les honneurs du souvenir. C’est sa mémoire souffrante, toujours effacée et trahie, toujours renaissante, qui sera le socle de l’identité congolaise, le ciment de cette unité nationale sur laquelle en 1960 nul n’aurait osé parier… Colette BRAECKMAN Journaliste Auteur de Vers la deuxième indépendance du Congo, Le Cri – Afriques éditions, 2009, 272 pages.
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Archives articles/images sur le site http://le-rappel-du-congo-belge.rmc.fr/
Le 17 janvier 1961, Patrice Lumumba était assassiné. Sa mémoire doit rester vivante, son combat reste une source d’inspiration dans les luttes émancipatrices de l’Afrique. Dans les années ‘60, des mouvements indépendantistes secouent l’Afrique. Le Congo connaît alors la montée en puissance d’un tel mouvement mené par Patrice Lumumba. La détermination des peuples à se libérer du joug colonial et le spectre des luttes indépendantistes poussent la Belgique, sous le règne de Baudouin, à concéder l’indépendance politique en 1960. Mais le gouvernement belge cherche à garder la mainmise économique afin d’y préserver ses intérêts violemment acquis par Léopold II, propriétaire du Congo de 1885 à 1908 avant que ce pays ne revienne à l’Etat belge.
n mai 1960, Lumumba remporte les élections avec le Mouvement National Congolais. Le 23 juin, il devient Premier ministre, soit chef du gouvernement. En septembre, le Président (sans pouvoir dans un régime parlementaire) Joseph Kasa-Vubu révoque Lumumba et les ministres nationalistes. Le Parlement, acquis à la cause de Lumumba, révoque Kasa-Vubu. Joseph Désiré Mobutu, avec l’aide de l’ambassade des USA, des officiers belges et onusiens, fait arrêter Lumumba et l’assigne à résidence. Fin novembre, Lumumba s’échappe de la capitale pour gagner Stanleyville. Il est arrêté et transféré au camp militaire de Thysville. Le 17 janvier 1961, Lumumba et ses camarades sont conduits à Elisabethville et livrés aux autorités locales. Ils sont humiliés et fusillés le soir même. Dans les jours qui suivent, plusieurs partisans de Lumumba sont exécutés.
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La Belgique a une part de responsabilité dans ce sanglant épisode de l’histoire. “La violation de la démocratie congolaise prend forme avec la mise en prison de Lumumba (…) Ce sont bien des conseils belges, des directives belges et finalement des mains belges qui ont tué Lumumba”1. Cette responsabilité n’est pas retenue lors de la Commission d’enquête parlementaire belge mise en place 40 ans après les faits. Comme le rappelle le ministre des Affaires étrangères, Louis Michel, lors du débat sur les recommandations de la commission : “La commission souligne également l’implication d’instances gouvernementales belges lors du transfert de Lumumba au Katanga, sans que l’idée de l’exécuter ou de le faire exécuter n’ait dans ce cadre été préméditée (…) Le gouvernement déplore le fait que le traitement de cette
question par le Gouvernement de l’époque ait relevé un manque de considération pour l’intégrité physique de Lumumba”2. Cependant, il existe des documents qui ne laissent pas de doutes sur les responsabilités belges dans cet assassinat. Le comte Harold d’Aspremont Lynden, ministre belge des Affaires africaines et proche de Baudouin, écrivait le 6 octobre 1960 que “l’objectif principal à poursuivre dans l’intérêt du Congo, du Katanga et de la Belgique est évidemment l’élimination définitive de Lumumba”. Pour la commission d’enquête, il faut entendre l’élimination politique et non physique de Lumumba. Pour Ludo De Witte, sociologue et historien, ce sont bien les Belges, avec l’aide de la CIA, qui ont dirigé toute l’opération du transfert de Lumumba au Katanga, jusqu’à sa disparition et celle de son corps.
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Au-delà de la question des responsabilités, son assassinat pose la question de l’ingérence politique des pays occidentaux en Afrique et de la poursuite du projet colonial quant à la mainmise sur les ressources naturelles. Lumumba prônait une indépendance claire et rappelait que ce sont les luttes qui ont conduit à la liberté. “Nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier que c’est par la lutte [que l’indépendance] a été conquise, une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang. (…) Nous en sommes fiers jusqu’au plus profond de nous-mêmes, car ce fut une lutte noble et juste, une lutte indispensable pour mettre fin à l’humiliant esclavage, qui nous était imposé par la force.”3 En assassinant le leader panafricain, “on ne s’est pas contenté d’éliminer physiquement Lumumba : on a voulu empêcher que sa vie et son travail deviennent une source d’inspiration pour les peuples africains ; on a voulu effacer à tout prix son projet nationaliste visant à mettre en place un Etat-nation unifié et une économie servant les besoins du peuple. Pour que jamais ne renaisse un nouveau Lumumba, il fallait à tout prix que ses idées et sa lutte contre la domination coloniale et néocoloniale soient effacées de la mémoire collective.”4 Pour le gouvernement belge, le danger du projet indépendantiste de Lumumba résidait dans l’affirmation de la souverai-
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neté politique et économique et donc la mise en péril des intérêts économiques belges. Son assassinat est “un exemple ahurissant de ce dont les classes dominantes occidentales sont capables dès qu’elles se sentent touchées dans leurs intérêts fondamentaux.”5 Le Collectif Mémoires Coloniales réclame que les archives concernant ce dossier soient largement accessibles. Le Collectif s’indigne de l’attitude tergiversante face à la question des responsabilités belges dans cet assassinat. Il est temps que la Belgique reconnaisse clairement ses responsabilités historiques vis-à-vis du Congo. Le collectif réclame que la Belgique présente ses excuses au peuple congolais et que soit érigé un monument public en mémoire de Lumumba.
Pauline IMBACH6 Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde
1 Ludo De Witte, L’assassinat de Lumumba, éd. Karthala, 2000 2 http://www.diplomatie.be/nl/press/h... 3 Extrait du discours de Lumumba 30 juin 1960. 4 Ludo De Witte, op. cit. 5 Ibidem. 6 Article écrit par Pauline Imbach pour le Collectif Mémoires Coloniales, composé d‘associations et d’individus - CADTM, Congo Forum, Oasis N’Djili, … Pour plus d’informations : www.cadtm.org et www.oasisndjili.be
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Le principal acquis de l’accession des pays africains à l’indépendance n’est pas, à mon sens, l’acquisition du droit pour chaque peuple à disposer de lui-même. Certes, l’autodétermination, concept promu à l’aube du XXe siècle par Woodrow Wilson, au lendemain de la fin de la 1ère guerre mondiale, dans le droit fil de l’héritage kantien, est au fondement des luttes anti-coloniales.1 Mais il n’en est que le fondement théorique, ou plus exactement la motivation philosophique. Dans les faits, au cours de l’exercice effectif du pouvoir, le produit de l’indépendance ne s’est pas tout à fait inscrit dans le prolongement de cette belle trajectoire philosophique. n effet, l’autodétermination comme projet politique, dont l’indépendance constitua une forme d’aboutissement, relève d’un mythe au regard de ce qui s’est passé après la proclamation des indépendances. Ce mythe a pourtant contribué à structurer le processus de décolonisation et par la suite les politiques publiques des nouveaux Etats africains, justifiant ainsi, dans la plupart des cas, des décennies d’autocratie, de ploutocratie, de barbarie et, aujourd’hui, de pseudo-démocratie. Au nom de la toute nouvelle et déjà sacrée souveraineté nationale, acquise au prix du sang des leaders nationalistes, de la compromission des valets du pouvoir néocolonial, de la balkanisation de plusieurs entités ethniques homogènes, du sacrifice du destin continental sur l’autel de la guerre froide, la naissance de nouvelles nations constituait la promesse d’une suite différente. Moins douloureuse que la séquence précédente, la suite était au contraire porteuse d’espoir et de rêves. En réalité, au lieu de cela, l’Etat en tant que forme politique séparée de la nation s’est acharné à fonder et à accroitre son propre pouvoir, dévoyant ainsi la mission qui lui était
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dévolue : construire une nouvelle nation, autrement dit une communauté autonome de citoyens, libres et maîtres de leur destin commun, habités par l’idée que chacun doit être préparé à se prendre en charge soi-même tout au long de sa vie, indépendamment aussi bien de la structure de l’Etat en tant que telle que du système international. Le fruit de cette promesse non tenue est une sorte de catégorie politique bâtarde qui n’a nulle part donné naissance à de véritables nations. Il renvoie au contraire à des associations humaines curieuses et asservies, des multitudes écartelées par une double dépendance : vis-à-vis du pouvoir d’Etat d’un côté et vis-à-vis du système international de l’autre. S’il faut en faire le bilan aujourd’hui, c’est bien à proprement parler le bilan d’une bâtardise qu’il s’agit de dresser et il n’est possible de le faire qu’à l’aune de l’analyse de cette double dépendance dont les générations actuelles sont, malgré elles, héritières et solidaires. Pouvoir d’Etat et dépendance Le pouvoir d’Etat s’est construit en Afrique contre les gens, contre l’idée
fondamentale selon laquelle la légitimité d’une autorité procède de l’adhésion de la communauté des citoyens. Certes, le problème de l’existence d’une communauté s’est posée à l’origine. Quelle valeur accordée à un agrégat de petites entités ethniques n’ayant, dans bien des cas, rien d’autre en commun que l’érection arbitraire d’un pouvoir et des frontières ? En étant réaliste, d’inspiration machiavélienne, je n’ai aucune difficulté à reconnaitre que, au départ, la construction des communautés nationales a dû être une marche forcée en Afrique. Cet effort était nécessaire mais aurait dû rester provisoire. En le rendant permanent, en s’en servant comme alibi pour se légitimer durablement, les pouvoirs d’Etat africains ont transformé un moyen en finalité. Sans but, sorti de sa trajectoire initiale, le pouvoir d’Etat était voué aux errements politiques dont l’Afrique continue à être le sinistre théâtre de nos jours. A la lecture des écrits et témoignages divers, notamment les biographies, les mémoires et autres documents historiques sur les premières années de l’indépendance, l’impression qui se dégage est
que les premiers acteurs des constructions nationales des Etats africains se comportaient, pour le plus grand nombre, en conquérant du pouvoir d’Etat et se montraient accessoirement attentifs au souci de créer une véritable communauté de citoyens2. L’appétit grisant du pouvoir ainsi que ses avantages matériels et symboliques ont malheureusement pris le pas sur l’idéal des nations à inventer. Il y avait surtout, et c’est vraiment le plus important, un raisonnement politique qui portait cette démarche : la création d’une nation passant par la mise sur pied d’un Etat stable, il était nécessaire de consolider le pouvoir sur lequel celui-ci reposait. Il est évident que ce raisonnement n’est pas absurde. Le problème est que la plupart des dirigeants sont restés bloqués au premier niveau de ce raisonnement. C’est l’erreur communément partagée par nombre de leaders africains, y compris parmi les plus crédibles comme Nasser, Kenyatta, Bourguiba, etc. A partir de cette analyse, on ne peut plus être surpris de constater aujourd’hui jusqu’à quel point les générations entières d’Africains ont intériorisé l’idée que rien d’essentiel ne dépend d’eux-mêmes. S’il y a quelque chose de décisif à faire, c’est toujours la responsabilité des autres, de l’Etat, des partenaires étrangers, et jamais de soi. Qui n’a pas été frappé, en sillonnant les ruelles de Kinshasa, de Bamako ou de Lagos ou même au détour d’une simple escale dans un aéroport africain, par le fatalisme, la résignation, l’absence de détermination des Africains par rapport à la prise en main du destin de leur pays ? N’est-il pas assez étonnant de constater que cet état d’esprit perdure au sein des
pays qui se proclament souverains depuis des dizaines d’années ? Par contraste, au moment même où il n’y avait pas de liberté ni de droits pour les indigènes, des jeunes africains faisaient preuve de ce sens de la responsabilité qui fait cruellement défaut aujourd’hui. Qui n’a pas été impressionné par la jeunesse et surtout la noblesse du sentiment d’être maître de son destin qui animait les vrais héros des indépendances africaines comme Patrice Lumumba, Ruben Um Nyobé, Amilcar Cabral, Ahmed Ben Bella et, plus tard, Thomas Sankara ? L’Etat par sa logique égocentrée s’est acharné à effacer ce sentiment pour asseoir son autorité. Le fruit de cet effacement est constitutif de la fabrication de citoyens ectoplasmes, passifs, des individus extrêmement sensibles à la futilité, que l’on peut gouverner facilement avec “du pain et des jeux”. Mis à part quelques individualités menant une vie quotidienne héroïque sur place, ne pouvant atteindre une masse critique nécessaire pour produire une remise en cause de cet ordre des choses, la plupart des individus ont été dépouillés de détermination, de courage, de tout sens des responsabilités dont a besoin un pays pour se prendre en main, se construire, produire des richesses et faire vivre la communauté de manière heureuse. En réalité, croyant affaiblir le peuple pour s’imposer, l’Etat s’est affaibli lui-même et ne se maintient qu’à travers une série d’artifices et d’instruments de coercition ou de diversion sans lien avec la logique propre au politique, autrement dit sans efficacité ni réelle légitimité. Il peut, à ce titre, s’avérer très intéressant de produire des statistiques sur l’impact du sentiment
de l’irresponsabilité des citoyens africains dans la bataille pour le développement de leurs pays. A ceux qui focalisent la réflexion sur les solutions aux problèmes africains autour des investissements et de l’aide internationale, il faut répondre : “rendez d’abord la confiance aux citoyens !”.3 Dépendances internationales Il est vrai que l’aide internationale est en elle-même le fruit d’une histoire intimement liée à la manière dont la décolonisation a été menée et gérée par la communauté internationale. L’idée de l’aide n’a en soi aucun sens dans la logique propre des relations internationales si ce n’est dans des situations d’urgence ou de catastrophe humanitaire ; à moins de considérer que le Continent africain est un continent sinistré depuis la fin de la colonisation. Il y a en effet une forme de culpabilité insidieusement assumée derrière l’idée que l’on se fait en Occident de la raison d’être de l’Aide publique au développement. Après avoir exploité, brimé et saccagé avec la colonisation, il fallait assister ou, à tout le moins, donner l’impression de vouloir aider les nations victimes de la violence coloniale à se relever. Le problème est que cette formulation sophistiquée de la culpabilité coloniale présuppose et induit des coûts moraux et politiques qu’il est difficile de prendre en charge sans aller jusqu’au bout, à savoir régler la façon dont chaque ancienne puissance coloniale gère son passé colonial et assume son passif mémoriel. Quoi qu’il en soit, même si cette aide demeure marginale et fragmentaire, le
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plus important est de considérer qu’elle a pour fonction de prolonger une hypocrisie structurelle, celle qui empêche la mémoire d’examiner librement et radicalement ce qui était en jeu au moment de l’accession des pays africains à la souveraineté internationale. En effet, l’autodétermination des pays africains a une valeur plus symbolique qu’autre chose en matière de politique internationale pour au moins deux raisons. D’abord, il n’a échappé à personne que si les pouvoirs d’Etats ont réussi à se constituer et à s’installer durablement sans lien authentique avec leurs nations, c’est bien grâce au soutien des anciennes puissances coloniales. Ce soutien s’est manifesté très tôt dans les moments les plus critiques avec notamment la France derrière Ahidjo contre la résistance upéciste au Cameroun, la France poussant Houphouet Boigny et Senghor à faire exploser l’embryon panafricain qu’était la fédération du Mali, la Belgique éliminant Lumumba pour faire place à une oligarchie docile, etc. Cette mise sous-tutelle s’est prolongée et progressivement remodelée de façon à cibler essentiellement la sécurité, les finances et la diplomatie. Elle est toujours en vigueur bien que les instruments de contrôle se soient relativement distendus : la monnaie, le Franc CFA, est toujours sous contrôle ; les accords de défense et la coopération militaire résistent au temps et à toutes les ruptures annoncées – les rodomontades de Sarkozy dans un sens et de Wade dans l’autre n’y changent pas grand-chose – ; la discipline du vote africain obéit à des
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structures multilatérales toujours essentiellement reliée à la configuration néocoloniale. Ensuite, et c’est le plus important, dans la réflexion politique courante, il est rare que l’on prenne au sérieux l’idée que les pays africains indépendants sont des acteurs internationaux à part entière pour des raisons tout à fait objectives. En suivant une interprétation fidèle à l’école réaliste des théories des relations internationales, l’indépendance africaine est une agréable fiction. Pourquoi ? Parce qu’elle masque une réalité plus pernicieuse : l’acquisition des indépendances n’avait pas pour but de rendre aux nations soumises leur souveraineté, leurs droits, leurs territoires et biens spoliés. Elle avait pour but de modifier la perception de l’opinion internationale sur ce qui apparaissait comme un scandale. La domination inique, directe, ouverte, brutale et coûteuse des colonies était devenue insoutenable et en flagrante contradiction avec les leçons tirées des deux guerres mondiales. C’est donc sur la forme que les anciennes puissances coloniales ont cédé. Cette cession n’a en rien modifié la structure des rapports de force antérieurs. En effet, sur le fond, personne n’est dupe. Comme le souligne Robert Jackson, un théoricien néoréaliste américain des relations internationales, depuis l’origine, il est clair qu’il n’y a pas de vrais Etats en Afrique comme un peu partout dans l’ancien Tiers-monde. Ce sont des “quasi-states”, des entités politiques auxquelles l’on a accordé le statut formel d’Etats, autrement dit qui existent par procuration, en ce sens qu’ils n’ont pas tous les attributs
classiques d’un Etat. Ils n’en ont ni les moyens ni la volonté, encore moins le projet. Ces “quasi-states” n’existent que par la volonté complaisante des membres de la communauté internationale, en vertu du fait que celle-ci les reconnaît comme tels.4 Par-delà ce déclassement théorique, fautt-il prendre au sérieux cette idée que les pays africains ne sont pas de vrais Etats capables de prendre activement part à la vie internationale depuis un demi-siècle ? La question mérite d’être posée au regard des structures de dépendances qui ont perduré des décennies après l’indépendance, au regard précisément du comportement moutonnier des Etats africains sur la scène internationale pendant la guerre froide et après, au regard de l’insignifiance de la contribution africaine dans la résolution des crises internationales majeures, au regard de la marginalisation des pays africains dans les recompositions internationales en cours dans le monde. Quelle part l’Afrique est-elle en train de prendre dans le rééquilibrage qui est en train de s’opérer aujourd’hui en faveur des nouvelles puissances émergentes comme la Chine, l’Inde et le Brésil ? C’est peut-être la part du mimétisme. Les Etats africains ont tendance à reproduire le même schéma de dépendance : solliciter et accepter sans condition ni capacité d’évaluation l’aide des nouvelles puissances, en particulier de la Chine. Avec cette configuration des relations, les conditions semblent réunies pour la projection d’une mise sous-tutelle chinoise à moyen terme. Il est naïf de croire que l’intérêt chinois se réduit à l’approvisionnement des ressources énergétiques et à l’ouverture des
voies du commerce pour ses nombreux ressortissants issus des campagnes. Il s’agit d’une stratégie impériale. L’accroissement des intérêts chinois et du niveau de l’endettement de certains pays africains à l’égard de la Chine pourrait déboucher, si l’on n’y prend garde, sur une relation néocoloniale d’un nouveau genre. Certains en sont déjà à s’interroger : entre l’impérialisme européen et chinois, où est le moindre mal ?5 Ce type d’interrogation est en soi significatif de la banalisation de l’idée de dépendance lorsqu’il s’agit de l’Afrique après bien de décennies de souveraineté internationale. Peut-être qu’à l’occasion de la célébration du centenaire des indépendances africaines, ce sera le tour de faire le bilan de la domination chinoise et de la comparer, comme on le fait aujourd’hui, à la domination européenne qui aura précédé.
1 Cf. Margaret Macmillan, Les artisans de la paix. Comment Lloyd George, Clémenceau et Wilson ont redessiné la carte du monde, Paris, J.-C. Lattès, 2006 et Charles Zorgbibe, Wilson, un croisé à la Maison blanche, Paris, Les Presses de sciences po, 1998. 2 Lire par exemple William Close, Médecin de Mobutu. Vingt ans au Congo parmi les puissants et les misérables, Bruxelles, Ed. Le roseau vert, 2007. 3 Lire par exemple Dembisa Moyo, L'aide fatale. Les ravages d'une aide inutile et de nouvelles solutions pour l'Afrique, Paris, C.-C. Lattès, 2009 ainsi que la critique qu’en fait Jean-Michel Sévérino de l’AFD, “L’aide au développement n’est pas toujours néfaste aux pays africains”, Le Monde, 17.11.2009, p. 22. 4 Robert Jackson, Quasi-states : sovereignty, international relations, and the Third World, Cambridge, Cambridge University Press, 1990. 5 Lire à ce propos Michel Beuret et Serge Michel, Chinafrique : Pékin à la conquête du continent noir (avec les photographies de Paolo Woods), Paris, Grasset & Fasquelle, 2008.
André YINDA Philosophe et chercheur politique - ULB
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Le modèle de l’État-nation, en tant qu’unité d’un territoire, d’une population et d’un pouvoir souverain, est apparu dans l’histoire aux XVIIe (l’État) et XVIIIe (la Nation) siècles suite à une série de bouleversements et reconfigurations, parmi lesquels des impératifs économiques (expansion commerciale, essor du mercantilisme requérant un espace économique homogène et une fiscalité unifiée), des avancées scientifiques (chemin de fer, cartographie, statistique), des reconfigurations politiques, militaires et administratives (crises, rivalités et ébranlements des structures féodales, perte d’influence du pape et de l’empereur), des enjeux symboliques (conflits entre le pouvoir temporel et spirituel) et des nouvelles doctrines politiques issues des Lumières (droit naturel, État de droit, contrat social). Ces évolutions ont conduit à la territorialisation, la laïcisation et la nationalisation de la souveraineté politique. Par nationalisation, nous entendons le principe démocratique selon lequel le pouvoir du gouvernement émane de la nation. Nationaliser tout le monde Petit à petit, ce modèle a supplanté tous les précédents et s’est généralisé dans toutes les contrées. C’est que son efficacité repose sur deux principes fondamentaux : l’exclusivité à l’intérieur de ses frontières – il doit être la seule ou principale autorité reconnue par les habitants du territoire – et l’universalité à l’extérieur – l’entièreté de la planète doit être constituée d’États qui se reconnaissent les uns les autres comme légitimes. Au niveau de l’universalité, le modèle de l’État-nation, issu de l’Europe, voire même de la France révolutionnaire, s’est progressivement généralisé à toute la planète via, d’abord les guerres napoléo-
niennes et le Congrès de Vienne qui consacra la défaite de Napoléon mais la victoire du modèle et le découpage de l’Europe en États-nations ; ensuite via les colonisations et décolonisations, les deux guerres mondiales qui engendrèrent la Société Des Nations et l’Organisation des Nations Unies.
des populations, ainsi que par des voies affectives ou symboliques qui ont dû susciter voire inculquer et entretenir le sentiment d’appartenance nationale et l’identité commune par-delà tout ce qui sépare les individus (appartenances familiales ou claniques, inégalités sociales et économiques,…).
L’exclusivité, quant à elle, a dû s’imposer à l’intérieur d’un État issu de seigneuries féodales au sein desquelles les individus ne se sentaient pas appartenir à la même nation. Elle s’est construite et consolidée par un processus de double homogénéisation du territoire et de la population. Cette homogénéisation s’effectua par le développement d’une administration centralisée et par des techniques de contrôle
La production de la nation s’apparente en fait à une reproduction continuelle, à un “plébiscite de tous les jours”, selon la formule de Renan. La dimension symbolique, la mise en avant de représentations communes, joue un rôle essentiel dans la construction et la conservation du sentiment national. De nombreuses pratiques nationales y sont destinées : les cérémonies officielles et grandes liturgies
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politiques (fête nationale, “Joyeuse Entrée”,…) ; les monuments à la gloire de la patrie ou de ses grands hommes et de ceux qui sont morts pour elle ; le service militaire et la mobilisation générale lors des guerres ; les institutions judiciaires ornementées de symboles nationaux ; l’Église qui a troqué sa rivalité avec l’État contre une complémentarité ; le sport, haut lieu du chauvinisme ; les organes de presse nationaux ; les institutions culturelles et la valorisation d’une littérature nationale ; l’édification d’une langue nationale ; et, enfin, l’institution scolaire. Dès les cours “d’histoire-géo” en primaire, les États sont présentés aux futurs citoyens comme les unités élémentaires de l’exploration de la surface du globe et les sujets du récit diachronique de l’humanité. L’histoire joue, aux yeux de Renan, un rôle primordial dans ce “plébiscite de tous les jours”. Il s’agit moins, précise-t-il, de l’histoire réelle que de sa reconstruction et réinterprétation permanentes en vue d’imposer la vision d’un passé magnifiant la nation et dans lequel tous les citoyens puissent se reconnaître. Une histoire belge ? Notre pays, la Belgique, illustre de manière éloquente ce caractère construit, artificiel, de l’État et de la nation. D’abord parce qu’elle a été créée très tardivement. Avant 1830, le petit bout de terre qui constitue actuellement la Belgique fût ballotté d’une domination à l’autre au fil des conflits séculaires qui déchirèrent l’Europe. Ses frontières et régimes politiques fluctuèrent sans cesse. Leurs délimitations de 1830
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résultèrent d’arrangements entre grandes puissances européennes pour pacifier leurs rivalités. Ensuite, parce que moins qu’ailleurs encore, une population belge homogène, une nation, n’a jamais existé et n’existe toujours pas. Ce qu’on appelle aujourd’hui le Belge a été tour à tour Rubané, Celte, Gaulois, Franc, Germain, Néerlandais, Espagnol, Autrichien, Français, Hollandais,… Il est aujourd’hui Flamand, Wallon, Bruxellois, Germanophone ou d’origine immigrée. Vu ces circonstances, le jeune État belge a dû mobiliser, de manière intensifiée et accélérée, les procédés déployés par ses voisins pour asseoir l’autorité de l’État et inculquer le sentiment d’appartenance nationale : les cérémonies, l’enseignement, le folklore, les mythes fondateurs, l’histoire officielle… Pirenne est considéré comme le “pape” de l’histoire patriotique encensant les héros de la nation et soulignant avec démesure les heures de gloire de l’unité nationale, repoussant toutes dimensions ou recherches historiques susceptibles d’ébranler “la croyance subjective en une communauté d’origine de tous les Belges”1. On connaît la chanson : la révolution belge fut déclenchée par l’émeute du 25 août 1830 suite à une représentation de La muette de Portici. Cet opéra sentimental et patriotique poussa la foule à descendre dans la rue en criant des slogans patriotiques. Elle prit possession de l’hôtel de ville et instaura un gouvernement provisoire. La révolution fut nationale, francophone et catholique, contre les exactions du pouvoir néerlandais et protestant de Guillaume d’Orange. Ce
mythe se retrouve encore aujourd’hui dans l’iconographie officielle et les manuels scolaires : le chahut à l’opéra et les portraits de Charlier, le révolutionnaire à la jambe de bois, y occupent la première place. Tout le monde y est bien habillé, propre et souriant ; l’accent est mis sur la stabilité et le caractère figé des révolutionnaires ; la révolte ne vise que les Hollandais. Une lecture plus critique de l’histoire relativise considérablement ce mythe de la révolution nationale. Elle révèle tout d’abord que la naissance de la Belgique s’inscrit dans des processus internationaux qui la dépassent. D’une part, l’origine de l’insurrection belge participa clairement à un mouvement révolutionnaire d’ampleur européenne, initié par les ouvriers parisiens et propagé jusqu’en Pologne. D’autre part, la résolution de ce conflit social dépendit, en Belgique, de l’intervention et du bon vouloir des puissances avoisinantes, de la tentative de la diplomatie européenne de contenir les mouvements prolétariens qui agitaient l’Europe des années 1830. Le rôle des grandes nations fut prépondérant dans la longue recherche du premier Roi des Belges qui leur fut importé de l’extérieur suite à la conférence de Londres dont le souci principal était l’équilibre européen. “L’État belge est né d’un compromis entre puissances, ne possède rien qui lui soit propre, ni langue, ni culture, ni histoire, ni littérature, ni identité de mœurs…”2 Les événements vus d’en bas Lorsque, à Paris, la révolte ouvrière, déclenchée le 27 juillet 1830 par des
typographes et imprimeurs, rendit le peuple maître de la ville en deux jours à peine, la nouvelle provoqua en Belgique un enthousiasme populaire indescriptible et l’on entendit, pour la première fois sous le régime hollandais, la Marseillaise ponctuée de cris en faveur de la France et de la liberté. Les ouvriers et paysans belges y virent un exemple d’espoir susceptible de les sortir de leur misère croissante, alimentée par la politique industrielle et fiscale hollandaise. Tel ne fut pas le point de vue de la bourgeoisie car, dans leur ensemble, ces entrepreneurs et commerçants étaient favorables au gouvernement de Guillaume d’Orange qui s’appliquait à moderniser l’infrastructure économique et leur procurait un vaste et prometteur marché via ses voies maritimes et ses colonies. La bourgeoisie nourrissait bien quelques griefs d’ordres religieux et politiques mais ne souhaitait en aucun cas un changement de régime ou une séparation des provinces belges d’avec les Pays-Bas. L’aristocratie, quant à elle, se montrait légèrement hostile au régime hollandais en raison de son calvinisme actif et des intérêts qu’elle avait dans l’économie rurale mais pas au point de vouloir son renversement. Afin de faire entendre leurs revendications, nobles et bourgeois avaient, depuis 1828, mis fin à leurs querelles intestines pour former l’“Union sacrée”, catholique et libérale. Celle-ci vit dans le chahut populaire venu de France un auxiliaire ou un épouvantail qu’elle brandit pour effrayer le gouvernement et se faire entendre. Alors qu’à Paris tout s’était déroulé en quelques jours, dans les provinces du sud
des Pays-Bas, l’agitation populaire enfla tout au long du mois d’août 1830. Le vingt-deux, des placards annonçaient “la révolution” pour le vingt-cinq. Le vingtquatre, la foule descendit dans les rues, bardée de cocardes républicaines, se dirigea vers le parc royal en canardant, sur son passage, les vitres des hôtels particuliers où les bourgeois s’étaient barricadés, le siège du National (journal pro-gouvernemental) et quelques fabriques. Le chahut de La muette de Portici animé surtout par de jeunes intellectuels ne fut qu’une anecdote au cœur d’une révolte qui tonnait déjà avant et tout aux alentours. Au son de la Marseillaise, le mouvement n’avait rien de national : “il ne s’agit pas alors de créer une patrie belge, mais bien de se dresser contre la misère, le pain cher, le machinisme expropriateur et les responsables de cette situation : le gouvernement et la bourgeoisie.”3 La bourgeoisie, loin de participer à cette émeute, s’en sentit menacée. Les généraux hollandais ne daignant pas répondre à ses demandes d’intervention, elle organisa des comités de sûreté et une garde bourgeoise de deux mille hommes ralliés autour du fanion brabançon suivi très vite du drapeau noir jaune rouge4. Le peuple en révolte, lui, accourait des quatre coins de la Wallonie vers Bruxelles et prit plusieurs fois d’assaut l’hôtel de ville jusqu’à désarmer la bourgeoisie, le 20 septembre. Les quelques bourgeois qui ne s’enfuirent pas en France supplièrent les Hollandais de leur venir en aide par la force. Guillaume d’Orange prit d’abord des mesures qui surexcitèrent les esprits au lieu de les calmer. Acculée par la gronde
populaire, la bourgeoisie lui proposa une séparation entre les provinces méridionales et septentrionales avec chacune leur gouvernement, chapeauté par la dynastie régnante. Il se contenta de limoger Van Mannen, son ministre le plus impopulaire, ce qui n’eut aucune répercussion. Il envoya finalement ses troupes sur Bruxelles. Pendant ce temps-là, Rogier annonça au peuple la création d’un gouvernement provisoire composé de démocrates dont De Potter (philosophe belge exilé à Paris, banni pour cause de militantisme républicain, qui portait une part des revendications populaires) mais le peuple ne l’entendit pas, tout occupé qu’il était à se préparer contre l’offensive hollandaise. Les ouvriers s’organisèrent et firent face aux dix mille soldats hollandais qui entrèrent dans Bruxelles le 23 septembre. Le peuple belge prit vite le dessus sur cette armée5. Voyant la victoire “belge” en bonne voie, les chefs démocrates exilés reprirent confiance et regagnèrent la ville pour détourner le triomphe des ouvriers vers une révolution nationaliste. Pendant que le peuple se battait sur les barricades, Rogier forma le Gouvernement provisoire. Les Hollandais, minés par le désarroi et la désertion, abandonnèrent leur position au cours de la nuit du 26 au 27. De Potter fut intégré au gouvernement mais sa position minoritaire ne lui permit pas de faire entendre ses revendications. La révolution populaire fut ainsi confisquée. “Très rapidement, en six mois à peine, l’Etat naissant franchit alors les étapes qui vont asseoir sa légitimité” 6. L’indépendance de la Belgique fut
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proclamée le 4 octobre 1830 et fut suivie de la préparation d’un Congrès national qui devait “manifester surtout la volonté des classes inférieures”. Pourtant, l’arrêté du gouvernement relatif à la composition du Congrès conserva les bases de l’ancien système censitaire. Seuls 30 000 des 46 000 électeurs prévus par le système censitaire (sur quatre millions d’habitants) ont voté. L’unique représentant du peuple, De Potter, reconnaissant ses erreurs et la manipulation dont il fut l’objet, se retira du Congrès. A partir de décembre, s’entama le travail de rédaction de la Constitution qui aboutit le 7 février 1831 au texte le plus libéral du monde pour l’époque mais où ne subsistait plus aucune trace des revendications républicaines. “Quant aux couches populaires par qui la rupture s’était faite, elles furent tout simplement exclues de l’exercice des droits politiques : par les catholiques en raison de l’idéologie paternaliste qui était la leur, par les libéraux sous prétexte des craintes qu’ils avaient de voir les catholiques l’emporter par le vote d’un électorat étendu.”7 Parallèlement à l’élaboration de la charte fondamentale, on partit en quête d’un premier roi des Belges, Léopold 1er, qui prêta serment le 21 juillet 1831. C’est cette date, et non les moments forts de l’insurrection, qui fut retenue pour la fête nationale. Les agissements des rois successifs constituèrent les sujets principaux de l’histoire belge écrite par Pirenne. Encore aujourd’hui, l’opinion majoritaire voit dans le roi le symbole premier et seul garant de l’unité de la nation. Mathieu BIETLOT Bruxelles Laïque Echos
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1 Anne Morelli (éd.), Histoire des étrangers et de l’immigration en Belgique de la préhistoire à nos jours, Bruxelles, éd. Vie Ouvrière/CBAI, 1992, p. 4. 2 René Swennen, cité par José Fontaine, “Un pavé dans la mare des mythes belges”, introduction au livre de Maurice Bologne cité ci-dessous, p. 25. 3 Maurice Bologne, L’insurrection prolétarienne de 1830 en Belgique, éd. Aden, Bruxelles, 2005, p. 63. Cet ouvrage constitue la référence principale du récit des événements vus d’en bas. 4 Ce drapeau de la République des États Belgiques Unis de 1789-1790 ne signifiait rien pour personne, tout le monde l’avait oublié, mais il visait justement à “créer la confusion dans les esprits” car arborer le drapeau hollandais eût montré trop explicitement l’allégeance au régime et provoqué un redoublement de colère populaire (cf. ibidem, pp. 68-69). 5 Du moins à Bruxelles, Liège et Louvain ; à Bruges, Gand et Anvers ce sont les orangistes qui l’emportèrent. 6 Patrick Hullebroeck, “La politique générale d’immigration et la législation sur les étrangers”, in Morelli Anne, op. cit., p. 120. 7 Robert Devleeshouwer, “La Révolution belge de 1830”, Critique politique, n°9, juillet 1981, p. 155.
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LIVRE-EXAMEN
Enseignement de l'histoire et diversité culturelle
Nos ancêtres ne sont pas les Gaulois [François Durpaire • CNDP, Hachette Éducation • Paris, 2002 • 159 pages]
Agrégé d’histoire, François Durpaire1 a enseigné pendant dix ans l’histoire-géographie dans un lycée de Seine-Saint-Denis. Cette expérience lui fit prendre conscience de la nécessité d’“adapter l’enseignement de l’histoire aux Français d’aujourd’hui”. En 2002, suite à la loi Taubira2 , il publie Nos ancêtres ne sont pas les Gaulois. Enseignement de l’histoire et diversité culturelle. Si l’ouvrage part de l’histoire de la communauté noire en France, il invite néanmoins à une réflexion plus large sur les enjeux de l’enseignement de l’histoire dans un contexte de société multiculturelle. “Intégrer l’histoire des groupes minoritaires à l’histoire nationale est l’une des clés pour intégrer les groupes minoritaires à la nation. (…) L’histoire enseignée à l’école doit être l’histoire de tous”.3 Tel est le point de départ de l’auteur concernant les enjeux de l’histoire au niveau scolaire. Si l’histoire veut faire sens pour tous, permettre la transmission de valeurs communes et participer à l’intégration citoyenne, elle doit se reconstruire à
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chaque génération en intégrant l’histoire de ceux qui composent la communauté nationale. “Il est absurde de dire à un jeune Antillais que son ancêtre était un esclavagiste sous prétexte que son pays – la France – était une puissance négrière. (…) Comprendre que l’on peut être Français et Antillais, Français et Africain, Français et Maghrébin est l’enjeu principal de cette nouvelle approche. Si la France ne prend pas en compte cette diversité
culturelle dans la transmission de son passé, elle risque de se détacher de la majeure partie de ses enfants.”4 Au risque alors de les voir “se réfugier dans un passé mythique, adhérer, sans esprit critique, à un passé glorifié et sans fondement scientifique.”5 A côté d’enjeux identitaires et civiques, François Durpaire évoque aussi des enjeux liés à la lutte contre le racisme et les préjugés.
Si l’enseignant interroge évidemment le contenu des programmes scolaires, euxmêmes dépendants des recherches universitaires (chapitre 2 et 3), il insiste également sur la nécessité, dans une réelle démarche interculturelle, de revoir les pédagogies en œuvre (chapitre 4). Pour ce faire et en s’appuyant sur des expériences concrètes, le pédagogue met en avant quelques principes importants parmi lesquels : mettre en place une pédagogie différenciée, davantage centrée sur l’élève ; éviter les présentations conflictuelles en favorisant des approches qui permettent à l’élève d’adopter le regard de l’autre ; ne pas folkloriser les cultures ; se préserver d’une présentation partisane ou morale. Si la reconnaissance de la diversité ethnoculturelle semble plus avancée chez nous que dans une République française ayant du mal à se défaire de la représentation d’un “citoyen abstrait”, il faut bien constater qu’ici aussi l’enseignement de l’histoire de l’immigration, pour ne parler que d’elle, reste le plus souvent au stade des bonnes intentions. Un livre salutaire donc pour en rappeler les enjeux essentiels et donner aux enseignants des pistes concrètes pour sa mise en œuvre.
jour de la culture métissée de demain. Dans cet esprit, l’histoire est un creuset, un lieu de mémoire et de communion ; la communauté se crée et se consolide dans la conscience d’avoir une histoire en commun et dans la volonté de partager le même destin.”6 Sophie LÉONARD Bruxelles Laïque Echos
1 En 2010, François Durpaire est l'initiateur et le coordinateur éditorial de l'Appel pour une République multiculturelle et postraciale, coécrit avec Lilian Thuram, Rokhaya Diallo, Marc Cheb Sun et Pascal Blanchard (Groupe SOS, Paris, 2010). Pour davantage d’informations sur l’auteur www.durpaire.com. 2 Loi française du 21 mai 2001 concernant la reconnaissance des traites et des esclavages comme crime contre l'humanité. Cette loi prévoit notamment en son article 2 “l'insertion de ces faits historiques dans les programmes scolaires et le développement des recherches scientifiques s'y rapportant”. 3 François Durpaire, Nos ancêtres ne sont pas les Gaulois, op. cit. p. 41. 4 Ibidem, p. 44. 5 Ibidem, p. 42. 6 Ibidem, p. 155.
Dans sa conclusion, François Durpaire plaide pour que l’école du XXIe siècle soit “l’école du respect” : “une école réunissant les élèves non sous le mode de l’uniformisation mais sous celui du dialogue entre les différences ; une école permettant aux élèves de réfléchir à une culture universelle sans avoir à renoncer à leur identité propre ; une école leur faisant découvrir qu’ils sont créateurs au jour le
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Tisserands de l’histoire, à vos marques, car c’est ici que l’histoire commence. Sachez que, petite ou grande, l’histoire se fait et se défait tel un pagne moulant les rondeurs sublimées d’une réalité souvent transfigurée. Et, comme aurait pu le dire le sage Hegel, l’histoire est comme une longue journée, il faut attendre la tombée de la nuit pour l’éclairer rétrospectivement. Ne soyez donc pas pressés de l’achever. Ci-dessous, quelques sites qui vont permettront de planer au-dessus de l’histoire, telle la chouette de Minerve qui prend son envol au crépuscule. 58
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http://www.passion-histoire.net/
http://www.thucydide.com/
Passionné d’histoire, ce forum monumental de discussion est pour toi.
Site d’initiation et d’approfondissement historiques, né de la volonté d’historiens de relier l’actualité à l’histoire, Thucydide.com se donne pour vocation d’aider un large public à mieux saisir et comprendre les faits qui bercent la vie quotidienne de chacun. La démarche globale du site vise essentiellement à améliorer la qualité de ce qui est le fondement de notre Démocratie : l'information et le savoir accessibles et compréhensibles pour tous.
Passion-Histoire.net se veut un point de rencontre pour tous ceux que rapproche un commun intérêt pour l’histoire et, plus généralement, pour le savoir sous toutes ses formes, avec une volonté affirmée d'ouverture aux histoires et aux civilisations non occidentales. Du simple curieux à l’historien professionnel, de l’étudiant à l’amateur éclairé, de l’élève au professeur, l’objectif est que chacun puisse trouver sa place et son compte au sein de cette communauté virtuelle. Très bien modéré, ce site est à recommander.
A lire, particulièrement, le dossier sur “les laïcités dans le monde”. http://classiques.uqac.ca/classiques/in dex.php
http://www.herodote.net/ Herodote.net est un site dédié à toute l'Histoire, des origines à nos jours. Conçu par des historiens, le site offre une interactivité sophistiquée. Alimenté par plusieurs milliers d'articles et de nombreux documents multimédia de qualité, Herodote.net constitue un excellent complément à son voisin du haut.
Plus de 2000 ouvrages téléchargeables gratuitement grâce cette bibliothèque numérique unique dans la francophonie. Histoire mais aussi sociologie, anthropologie, économie, économie politique, science politique, philosophie sociale et politique sont autant de disciplines présentes sur ce site précieux. Tous les titres disponibles à partir des
différentes collections de la bibliothèque sont téléchargeables aux formats Word (.doc ou .rtf) et Adobe (.pdf) http://www.histoire-en-questions.fr/ Outre l’intérêt académique évident que présente Histoire-en-question.fr, une dimension clairement ludique renforce l’intérêt de ce site. Plus de 6000 questions, souvent pointues, sont réunies dans différents quizz qui ne finiront pas d’amuser les passionnés d’histoire. http://www.histoirealacarte.com/ Le site Histoire à la carte.com vous propose de constituer progressivement votre propre atlas historique multimédia, personnel ou familial, en téléchargeant sur votre ordinateur tout ou partie des cartes animées mises régulièrement en ligne. Une grande diversité de thématiques est ici représentée avec rigueur et précision. Attention, certaines cartes sont payantes… M@rio FRISO Bruxelles Laïque Echos
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LAÏCITÉ BERCHEM propose : Un spectacle De l’autre côté de la rive par Musta Largo suivi d’un buffet. Date : vendredi 8 octobre 2010 à 19h30. Lieu : Centre Culturel de l’ancienne église, place de l’Église 15 à 1082 Bruxelles. P.A.F : encore à déterminer. Renseignements : 02 465 09 14 ou www.laiciteberchem.be
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L’ASSOCIATION DES AMIS DE LA MORALE LAÏQUE D’IXELLES propose : Cycle de conférences “Verse et controverse” : cycle de réflexions sur l’Education avec la vision des films Le cercle des poètes disparus et Le tableau noir. Date : mercredi 4 août 2010, vendredi 6 août 2010 et mercredi 11 août à 20h. Lieu : 210 Chaussée de Boendael 1050 Bruxelles. P.A.F : gratuit. Renseignements : flammeflorin@belgacom.net
Ciné club : projection de The Reader, suivie d’un débat. Date : dimanche 26 septembre 2010 à 20h Lieu : 210 Chaussée de Boondael 1050 Bruxelles. P.A.F : gratuit Renseignements : flammeflorin@belgacom.net
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L’ATELIER DES MOTS PRÉSENTE : Les mots en vacances Stages d'écriture : 5, 6, 7 juillet : Initiation à l’écriture d’une fiction 12, 13, 14 juillet : Ecriture d’une nouvelle 21, 22, 23 juillet : Libérer sa créativité par l’écriture, le dessin, le mouvement, le collage, la musique 26, 27, 28 juillet : Jeux d’écriture et développement personnel 4, 5, 6 août : Initiation au récit de vie 11, 12, 13 août : Ecriture d’une auto-fiction 16, 17, 18 août : Libérer sa créativité par l’écriture, le dessin, le mouvement, le collage, la musique 23, 24, 25 août : Jeux d’écriture et développement personnel Lieu : Bruxelles et Rixensart Horaire : de 10 à 18h Repas : pique-nique sur place Age : à partir de 15 ans P.A.F : 150 euros/3 jours ; 60 euros/jour Informations et inscriptions : Tél.:+32 2 537 83 82 - Site : www.latelierdesmots.be Siège social : 4 square Baron Bouvier 1060 Bruxelles Animation et formation : De 1975 à 2001, Patricia Le Hardÿ a été enseignante et journaliste (Le Vif l’Express, Le Soir, Gaël, Paris-Match…). Depuis, elle s’est formée à l’animation d’ateliers d’écriture créative, autobiographique et littéraire ainsi qu’aux Pratiques Narratives et à la Médiation Orientée vers les Talents et les Solutions.
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Conseil d’Administration
Direction Comité de rédaction
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