le bon, le fou et le troublant

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Sommaire Editorial (Ariane Hassid) ............................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 3 La résistance de l’ornithorynque (Christophe Adam) ...................................................................................................................................................................................................................................... 4 Normalisation et rébellion (Florence Dufaux) .......................................................................................................................................................................................................................................................... 7 Le vaste champ de la santé mentale (Micheline Roelandt) .................................................................................................................................................................................................................... 12 Biopolitique : généralisation de la médicalisation psychotrope dans la société (Florence Dufaux)............................................................................................................... 16 Jeu de loi : à la case “expertise”, tirez une carte “chance” (Stéphanie De Maere) ........................................................................................................................................................ 19 Les internés en prison : “déchets” de notre société (Florence Dufaux et Juliette Béghin) .................................................................................................................................... 22 Maladie mentale, contexte socioculturel et réalités économiques en Afrique (Ababacar Ndaw) .................................................................................................................... 26 Le no man’s land de l’interculturel (Alain Vanoeteren)................................................................................................................................................................................................................................. 28 L’expérience italienne de psychiatrie démocratique (Mario Colucci) ........................................................................................................................................................................................... 33 Savoirs et institutions en invention (Yves-Luc Conreur) ............................................................................................................................................................................................................................ 38 La Traversière, alternative ou complémentarité (Lillo Canta et Ariane Hassid) .................................................................................................................................................................. 42 La maladie : un terrain subversif ? (Cedric Tolley).......................................................................................................................................................................................................................................... 45 TÉMOIGNAGE : Alice au pays du sommeil ............................................................................................................................................................................................................................................................. 50 Le “art & marges musée” : une autre approche de la santé mentale (Carine Fol) .......................................................................................................................................................... 52 PORTAIL (Mario Friso) ................................................................................................................................................................................................................................................................................................................. 56

Avec le soutien de la Communauté française. Bruxelles Laïque Echos est membre de l'Association des Revues Scientifiques et Culturelles - A.R.S.C. ( http://www.arsc.be/) Bruxelles Laïque asbl Avenue de Stalingrad, 18-20 - 1000 Bruxelles Tél. : 02/289 69 00 • Fax : 02/502 98 73 E-mail : bruxelles.laique@laicite.be • http://www.bxllaique.be/

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EDITOrial otre dernière édition du Festival des Libertés interrogeait les tendances à l’uniformisation de la société et à la normalisation des modes de vie. Un important débat y analysait ces tendances dans le champ de la santé mentale. En effet, depuis ses premiers balbutiements la psychiatrie s’est appliquée à définir le normal et le pathologique. Bien que depuis lors différentes écoles, plus nuancées, moins binaires, se soient développées, le manuel de référence principal de définition des troubles mentaux ne cesse aujourd’hui de qualifier des nouveaux comportements comme pathologiques.

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Ces troubles sont assimilés à une anormalité, voire stigmatisés comme une déviance ou un désordre, qu’il convient de ramener à la normale et à l’ordre. Une certaine pratique de la psychiatrie ou de la psychologie joue donc bien un rôle de normalisation des façons de vivre en société, quand ce n’est pas de moralisation des choix de vie ou d’homogénéisation culturelle. Défenseurs d’une conception de vie basée sur l’autonomie, le respect des différences et le refus des injonctions dogmatiques ou normatives, nous nous devions d’investir davantage le champ de la santé mentale. D’autant plus que la prise en charge des personnes dites malades s’effectue trop souvent dans un esprit paternaliste ou de mise sous tutelle peu propice à leur autonomisation. Vous découvrirez dans les pages qui suivent une autre raison majeure d’implication de Bruxelles Laïque dans ce domaine. Nombre de personnes considérées comme malades mentales ou qui font appel à des services de santé mentale sont avant tout des personnes précarisées et désaffiliées. Les états de crise que traversent les individus seraient en quelque sorte le miroir de la crise que connaît notre société. Et la médicalisation des difficultés exprimées constituerait alors une manière de gérer la question sociale en évitant d’affronter les vrais problèmes de notre société et de remettre en cause ses grandes orientations politiques et économiques. Une fois de plus, on se contente de traiter tant bien que mal les symptômes sans prendre le malaise à la racine… Fidèle à notre esprit constructif, nous avons voulu aller plus loin. C’est pourquoi une bonne partie de ce dossier de Bruxelles Laïque Echos invite à réfléchir à d’autres rapports à la “folie” et à d’autres réponses aux moments de crise que chacun de nous peut traverser un jour ou l’autre. Nous prolongeons ici notre travail entamé lors de notre grand colloque, du 19 janvier dernier, sur les alternatives à l’enfermement, entre autre psychiatrique. Nous poursuivons aussi, plus globalement, nos démarches invitant à sortir de la peur de l’autre, de l’inconnu, du différent, de l’imprévu. Comme pour la plupart des thématiques que nous abordons, vous verrez que la question de la santé mentale s’emboîte dans d’autres comme des poupées russes car tout est dans tout. Traiter autrement la question de la santé mentale implique d’autres rapports sociaux, d’autres réponses politiques à la question sociale, une remise en cause de certains impératifs économiques, de nos modèles culturels et de nos façons de vivre et de vivre ensemble… Bref, voici encore un vaste chantier, mais nous l’abordons avec enthousiasme, esprit critique et volonté d’œuvrer pour une société plus épanouissante. Ariane HASSID Présidente

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Par Christophe ADAM*

*Psychologue au Service provincial de santé mentale de Dinant Maître de conférences à la faculté de droit et de criminologie de l’ULB

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ette courte histoire permet de poser un problème complexe de sémiologie. Dans Kant et l’ornithorynque, Umberto Eco envisage la façon dont nous réagissons souvent par approximation devant un phénomène inconnu. Suite à cette expérience inattendue, Marco Polo semble faire un choix : “[…] plutôt que de segmenter encore le contenu en ajoutant un nouvel animal à l’univers des vivants, il corrige la description en vigueur des licornes, qui, si elles existent, sont donc telles qu’il les a vues et non que la légende le raconte. Il modifie l’intention et laisse l’extension en suspens”1. Mais, se demande Eco de manière fondamentale : que se serait-il passé si le célèbre explorateur avait vu pour la première fois un ornithorynque ? L’animal est pour le moins étrange dans la mesure où il semble avoir été conçu, dit l’auteur, “pour défier toute classification, qu’elle soit scientifique ou populaire”2. Si ce n’était pas une illusion des sens, voire une créature des enfers, il se serait très certainement demandé si c’était un castor, un canard, un poisson, ou si c’était un animal volant ou terrestre. Les premiers colons australiens nommèrent d’ailleurs la bête Watermole eu égard à sa ressemblance avec la taupe. Seulement, cette taupe d’eau avait un bec… ce n’était donc pas une taupe… Cette satanée bête a donc rendu fous les classificateurs et conduit à la désorganisation des classements. Tel un pied de nez à la rigueur, grâce à cette taupe qui n’en est pas une, les savants n’ont plus su sur quel pied danser.

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Par ce bref exemple dont je serais bien incapable de tirer toute la densité qu’Eco lui prête, je puis néanmoins formuler le problème de l’ornithorynque comme défi à la

classification, curieux animal lui opposant une résistance bienvenue face à l’idéologie naturaliste du rangement des bizarreries terrestres. Si on a depuis longtemps classé les “fous” comme on a répertorié les espèces animales et végétales, on s’est bien moins préoccupé de la folie des classifications, de leur excès s’attestant dans cette logique d’extension du nombre de troubles mentaux comme en témoigne le processus de révision du célèbre Manuel statistique et diagnostique, mieux connu sous l’abréviation DSM que d’aucuns considèrent comme la “Bible” de la psychiatrie moderne. Certes, le catalogue naturaliste est sans commune mesure avec le procédé néopositiviste actuel, dont l’indigence descriptive et systématique est navrante. On aurait d’ailleurs tort de considérer que le manuel reste une entreprise naturaliste. Qu’il suffise pour s’en convaincre de fréquenter les mines descriptives et l’art de la nomenclature d’un Buffon ou d’un Linné. Devant l’étrangeté et la nouveauté empiriques, plusieurs solutions s’offrent au classificateur affolé, par trop pressé d’ajouter sa pierre à l’édifice : 1° il peut fabriquer une nouvelle classe qu’il ajoutera aux classes existantes ou à certains regroupements pertinents de celles-ci ; 2° il peut rejeter l’unité empirique observée parce qu’elle n’entre pas dans le moule de la classification préexistante et ainsi la reléguer au rang des monstruosités et des chimères, ce qui limitera l’ampleur de l’extension ; enfin, 3° il peut “négocier” l’entrée de la nouvelle observation en recoupant des classes existantes pour créer une classe hybride. Notons cependant pour cette dernière option qu’elle combine d’une certaine manière la correction de l’intention et de

l’extension. Une alternative se laisse aussi découvrir pour qui n’est pas obsédé par la découverte de nouveaux troubles : revoir l’édifice d’ensemble, le faire tomber pour mieux repenser son architecture et les logiques qui la soutiennent. La classification psychiatrique moderne est un peu comme un meuble Ikea monté dans la précipitation : à la fin du montage, il reste quelques pièces en trop qu’on n’a pas su où placer mais le meuble tient quand même, de manière boiteuse certes mais qu’importe, tant qu’il tient ! Lorsqu’on examine les classes du DSM, en particulier les “paraphilies” – soit les “manières d’aimer à côté” – répertoriant les bizarreries du comportement sexuel, on voit qu’elles répondent toujours à une logique d’extension. De manière plus générale, cela a été fort bien montré par Christopher Lane qui déclare ainsi qu’ “en vingt-six ans seulement, le nombre total de troubles mentaux qu’une population ordinaire est susceptible de présenter a presque doublé”3. Cela étant, le constat d’extension générale (le nombre total de classes diagnostiques) ou spécifique (selon les troubles spécifiquement désignés), doit être relativisé par la soustraction de certaines entités car, si certaines classes apparaissent, d’autres disparaissent, comme c’est le cas de l’homosexualité non pas pour des raisons scientifiques mais politiques. Du point de vue desdites “paraphilies”, la seule présence de la classe “pathologie non spécifiée” témoigne de l’attente des classificateurs et de l’affût pour toute nouvelle entité pathologique intégrable à la classification existante ; dans une certaine mesure on pourrait les dire “en instance” de spécification. Ces cases presque vides ou remplies

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du bric-à-brac des curiosités sexuelles, en attente de matière pour les remplir ou d’une consistance autorisant la création d’une nouvelle classe, sont bien connues dans le domaine des classifications. Concernant les cases “vides”4, on les trouve notamment dans le célèbre tableau périodique des éléments de Mendeleïev en chimie où, au contraire des cases du DSM, elles sont bien spécifiées car même si l’élément n’est pas nommé, c’est la théorie qui fonde sa prévision dans la mesure où elles répondent à des critères de classification définis et cohérents. Or nous savons que les concepteurs du DSM le prétendent a-théorique, ce qui est, à mes yeux, une fiction scientiste. La case vide “pathologie non spécifiée” ne participe pas d’une logique de classification explicitement définie, d’une patho-logique si l’on veut, attestant d’une logique du pathos au fondement de la variation des formes observées dont elle relèverait, mais d’une entreprise de juxtaposition. En 1963 déjà, sur base de l’analyse des tendances de la fin du XVIIIe siècle, Michel Foucault se faisait visionnaire des effets d’entraînement exponentiel de la révision des classifications médicales. Si le savoir médical des classifications – qu’il nomme la médecine des classes – était enfermé dans un espace clos et exhaustif, la totalisation du champ de l’expérience empirique – ainsi que la conception, la pensée ou le regard qui la configure – change de style : “Le thème de l’encyclopédie fait place à celui d’une information constante et constamment révisée, où il s’agit plutôt de totaliser les événements et leur détermination que de clore le savoir en une forme systématique”5. Il ne croyait pas si bien dire dans la mesure où, entre le DSM I et le futur DSM V (prévu pour 2013), près de soixante

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années se seront écoulées, voyant la naissance de centaines de nouvelles maladies… Les concepteurs s’arrêteront-ils un jour en si bon chemin ? Celui d’une toujours plus grande psychiatrisation de la vie privée transformant notamment notre tristesse ordinaire en trouble dépressif6. Nous sommes en 2005, dans un grand hôpital psychiatrique de Paris. Un autre Marco, du nom de Decorpeliadia déambule dans les couloirs. L’air hagard, l’homme promène un squelette coiffé d’un chapeau de femme ; le célèbre manuel est coincé entre ses phalanges. Le squelette est lourd d’un savoir psychiatrique creux, cet “Oscar” lui rappelant malgré tout un récent joyeux voyage au Mexique où la mort est fêtée. Pour la plupart, Marco est un schizo, un F 20 selon le langage émacié du DSM. Dans un petit livre jaune intitulé Schizomètre7, les Fiches de survie en milieu psychiatrique et le Journal de l’été 2005 de Marco ont été minutieusement consignés par quelques généreux membres du personnel soignant de l’hôpital psychiatrique où il fut hospitalisé. Ils ont d’ailleurs décidé de publier l’ouvrage pour garder trace de l’expérience singulière de Marco, après qu’il ait mis fin à ses jours. Dans son journal, avec génie, il élabore des correspondances entre les codes diagnostiques du DSM et ceux du catalogue de surgelés Picard®. Le vaginisme (52.5) se voit ainsi corrélé au sauté de veau (52.5), le transvestisme (65.1) aux poireaux émincés à la crème (65.1). Mais laissons la parole à Marco : “une période délicieuse, je crois que c’était en 2003, avait été lors de ma relation hospitalière avec le Docteur S. Il me cotait 40.1 et 65.8. Je me tapais des 40.1 : ‘potage lyonnais, potiron, pommes de terre, emmenthal’ que j’adore et en plus, tenezvous bien, des 65.8 : ‘4 pavés de bœuf

dans le filet !’ ! Le top ! […]”8. Marco a certes pris le savoir classificatoire de la psychiatrie à son propre jeu délirant mais a aussi tenté désespérément de se réapproprier des diagnostics qui lui échappaient. Entre calcifications et “glace-ifications”, il n’y a plus qu’un langage des classifications débarrassé de son épaisseur sémantique. Dans sa logique rigoureuse, drôlement corrélative, Marco montre qu’il est possible de se nourrir de catégories indigestes et surgelées, figées dans la glace, rappelant la froideur des diagnostics qui, grâce à lui et à son ironie, peuvent faire chaudement rire. C’est ce qui restera de comique de son tragique destin, nous encourageant à avancer dans l’élaboration d’une théorie critique du DSM. Cette avancée doit néanmoins se montrer très prudente lorsqu’on sait que les critiques radicales adressées au diagnostic psychiatrique l’ont transformé en problème exclusivement technique, lestant la pensée du poids des conceptions théoriques.

1 Umberto Eco, Kant et l’ornithorynque, traduit de l’italien par Julien Gayrard, Paris, Grasset, 1999, p. 82. 2 Ibidem. 3 Christopher Lane, Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions, Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Boisivon, Paris, Flammarion, 2009, p. 66. 4 Si elles sont empiriquement vides, elles sont a contrario théoriquement pleines. 5 Michel Foucault, Naissance de la clinique, PUF (“Quadrige”), 1997 [1963], p. 28. 6 Jérôme C. Wakefield et Allan W. Horwitz, Tristesse ou dépression ? Comment la psychiatrie a médicalisé nos tristesses, Traduit de l’anglais par Françoise Parot, Wavre, Mardaga, 2010. 7 Marco Decorpeliada, Schizomètre : petit manuel de survie en milieu psychiatrique, Paris, Epel, 2010. 8 Ibidem.


Par Florence DUFAUX*

*Travailleuse sociale, sociologue et criminologue

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'émission radio Passe-Muraille2 est allée à la rencontre de personnes ayant connu un parcours psychiatrique (passage en institutions, sevrages, crises, etc.). Nous reprenons ici certaines de leurs paroles, plus spécifiquement sur le dispositif de l'hôpital psychiatrique et ses effets disciplinaire et stigmatisant. Pour chacun de ces êtres humains, “l'hôpital a un sens”, nous dit Gilles. Pour Louis, l'institution est bénéfique : “Pourquoi ? A cause du personnel ? Non ! Parce qu'on ne se sent pas seul dans ... euh ... ce qu'on est en train de subir”. Lorsqu'“on” parle de subir, il s'agit non seulement de souffrance psychique mais aussi du “rouleau compresseur” des savoirs et pratiques hérités des aliénistes.

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la folie, des gens traumatisés”. Il nous explique aussi la manière dont ce diagnostic, fruit d'une science “molle”, savoir sur l'âme, trouve sa propre justification objective et impartiale, et donc non susceptible d'être remise en question, de par ses processus internes de validation : “il y a le registre d'information [c'est le dossier personnel du patient] dans lequel sont consignées les données qui corroborent et confirment le diagnostic et la médication qui s'en suit. Il s'agit d'une accréditation de leur savoir et d'une supériorité de celui-ci sur mon vécu”.

Dans ce cadre, le diagnostic occupe un rôle central. Si les premières classifications psychiatriques de Pinel se bornaient à distinguer les curables (pour lesquels il fallait envisager un traitement moral en asile) des incurables (pour lesquels on ne pouvait rien), les nosographies se sont, depuis lors, de plus en plus affinées.

La classification des maladies mentales s'est diversifiée et étendue, non sans l'aide des savantes études des industries pharmaceutiques. Si, au début du XXe siècle, lobotomie 3 et électrochocs se superposent au “traitement moral” des “fous”, suite aux dérives et aux doutes quant aux résultats de ces remèdes, la pharmacologie prend son essor dans les années 1950 et plus précisément en 1952, avec la découverte des neuroleptiques. 1952, c'est aussi l'année du premier Diagnostic and Statistical Manual (DSM).

“Moi, je suis MD, ce n'est pas Military Delice, c'est maniaco-dépressif, cyclothymique, euh, bipolaire, euh voilà. Toutes sortes de termes qui désignent quoi ? [...] Oui, j'ai des troubles de l'humeur : bah, tout le monde en a ! Donc moi, je suis maniaco-dépressif Honoris Causa”. Une manière de détourner le stigmate du diagnostic est d'en faire une fierté, un titre honorifique. Louis ajoutera d'ailleurs “Moi, je suis un peu un proactif de la folie mais il y a aussi des victimes de

Qui dit diagnostic dit traitement et, dans le cadre d'une psychiatrie neurobiologique dominante, cela entraîne une inévitable médicalisation – dont on sait par ailleurs qu'elle est particulièrement forte en institution. “Le médicament, c'est la boîte noire [de l’hôpital], là, on est vu, on est fait comme des rats”, “c'est aussi symptomatique des décisions qui sont prises à notre égard et dont on ne sait rien des coulisses”. En retour, le médicament “qui assure une tranquillité institutionnelle par

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un traitement chimique assommant pour le sujet” vient renforcer le diagnostic. Au delà de la surmédicalisation, qui entraîne elle-même des effets secondaires et des comportements “pathologiques” accréditant “l'anormalité” de la personne, c'est l'ensemble d'un processus qui est déployé : une science présentée comme exacte et validée par ses propres protocoles de confirmation est mise au service de patients, sous couvert de leur bien et pour leurs soins, à coup de médicaments dont on sait peu de chose. Les patients, parce qu’à vrai dire la psychiatrie n'est pas une science exacte (si tant est qu'il en existe) et parce que ses traitements sont sujets à caution, deviennent cobayes du “savoir sur l'âme”. Au-delà de ces constats, Gilles et Louis nous parlent aussi de la vie, au jour le jour, à l'hôpital. “Les règles sont tranchées, exagérées, comme dans un grand internat. Sauf qu'ici, il s'agit d'adultes. Je ne comprends pas pourquoi la sexualité est formellement interdite.” “Il y a le temps. Il y a l'horaire : on mange à telle heure, on regarde la TV à telle heure, on se lève à telle heure. Et puis, il y a l'espace : là où l'on peut aller et là où l'on ne peut pas aller. Bref, il y a des espacestemps qui sont autorisés et d'autres qui ne le sont pas. Le “grand jeu” consiste à s'y faufiler afin que chacun essaie d'y trouver un maximum de liberté et c'est à cela qu'on joue, toute la journée”. Louis identifie finement les pratiques disciplinaires de l'institution psychiatrique et ses brèches. “Il y a aussi la hiérarchie sociale à l'intérieur : le psychiatrique, le sanitaire, le psychologique, l'ordre infirmier, et fina-


Le savoir collectif et le talent communautaire d'équilibriste-funambuliste semblent être quelques-uns des outils contre l'implacable solitude de l'institution qui confine les individus dans des catégories qui divisent et isolent, avec les effets pathogènes d'un multiple enfermement “volontaire”, tel que Gilles en témoigne. “J'ai besoin de liberté. Une fois à l'intérieur [...], tu te sens emprisonné.” “Lors de la première sortie, après quatre mois, tu te révoltes : j'ai tout pris en même temps (coke, alcool, ...) et la nuit même, je suis retourné à la clinique. Et on recommence le même traitement, avec isolation. Cela ne peut qu'entraîner la rechute. On vous isole dans un monde et, après, on vous lâche dans un monde dans lequel vous n'avez pas vécu pendant six mois. Vous avez vécu dans une bulle – une vraie bulle – et vous vous retrouvez sur la rue. Je n'avais pas d'argent, je n'avais pas d'appart', je n'avais rien. Donc tu te retrouves ... avec ton copain : c'est ta bouteille.”

Le confinement est-il thérapeutique ? Qu'en est-il de l'effet de concentration de personnes aux divers parcours et souffrances vivant en collectivité ? Le retour brutal à “la vie réelle”, le fait de sortir du cocon, renvoie au même isolement qui existe intra-muros, s'il n'y a pas de solidarité entre patients ou entre citoyens. Si Gilles tient à se présenter comme “acteur plutôt que victime” et à être considéré par lui-même et autrui comme “citoyen et non comme malade”, Louis, pour sa part, revendique sa folie comme savoir sur son propre vécu mais aussi comme véritable pouvoir sociétal. “La folie a une force terrible. [...] C'est vrai que certains fous, pour les appeler comme cela, ont une force de levier inouïe pour faire péter autour d'eux jusqu'à des villages complets. [...] Je suis revenu à l'hôpital parce que, socialement parlant, ce que j'étais en train de proposer, d'avancer, de suggérer, de confronter, d'amener, n'était pas tolérable”. La “folie”, comme part d'ombre de nousmêmes, interpelle parce qu'elle dérange l'ordre public, les normes en place, les convenances et les bonnes manières. Comme une espèce de contagion, la folie risquerait de menacer la paix sociale. De fait, la maladie mentale, le trouble psychique, le mal-être, tous ces termes renvoient peut-être effectivement à une forme de danger. Il ne s'agit pas d'un danger pour autrui (un schizophrène, s'il faut le catégoriser, n'est pas plus dangereux que qui que ce soit d'entre nous, en termes de commission de délits). Le danger pourrait se situer dans son pouvoir d'interpellation et de remise en question

des liens sociaux et des relations humaines. Il est donc plus aisé de naturaliser la folie, de la renvoyer à la personnalité individuelle d'un être en souffrance, voire d'en faire quelqu'un d'une autre catégorie humaine, plutôt que de s'interroger sur ce qu'elle vient cogner, brusquer, percuter et nous dire de notre société. Selon le psychiatre Guy Baillon, “la folie n'est pas un acte solitaire. C'est à chaque fois la provocation qu'une personne fait à la société entière, interrogeant le sens de cette société, comme une tentative de prendre le pouvoir sur le monde en établissant des liens serrés avec lui. C'est donc une aventure collective associant le monde et soi. Par sa présence, la folie n'invite-t-elle pas, sans la sacraliser, à

Agnès De Waele - Sans titre - Coll. art & marges musée ©

lement le social. Alors qu'au début, je n'étais capable que de suivre laborieusement ces monuments [de savoir et d'autorité], je me suis découvert comme acteur capable de jouer de cette hiérarchie. [...] Pour apprendre à connaître les règles et accroître sa marge de liberté, il faut se mettre en position “down” : tout le temps les remercier, poser des questions auxquelles on a les réponses et, au fur et à mesure qu'on avance, on reconnaît [les règles] et on est reconnu ; et au lieu d'avoir à marcher sur un fil inconfortable, on peut tramer ensemble, avec toutes les personnes, un treillis collectif où l'on peut faire son fou”.

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accepter le questionnement qu'elle pose et à garantir davantage de solidarité ?”4. Face à la folie, de par ses diagnostics, médicaments, isolements et catégorisation comme “personnes à part”, la psychiatrie dispose-t-elle d'un pouvoir normalisateur sur des individus en dehors des voies toutes tracées ? Selon Louis, lorsque l'entourage est confronté à la folie, “il va frapper à la porte des professionnels. Et les professionnels ne passent leur temps qu'à refaire et rétablir le système social capitaliste dans lequel nous nous sommes enfoncés. Le fou, de façon opprimée et oppressante, est reconduit là où il est prié de faire ce qu'il faisait quand il n'était pas fou, dans une logique qui n'est pas du tout thérapeutique mais bien gestionnaire, ce qui ne manque pas de faire resurgir ses comportements “dérangeants”. Et les autres, l'entourage, sont soulagés de continuer à être comme ils sont, comme ils sont soulagés par l'annonce d'un diagnostic qui les rassure, ça leur donne une caution, ça leur fout la paix : ouh là là “soulagement””. Selon nombre de professionnels5, savoir et pratiques psychiatriques ont par essence vocation à “ortho-normer”, en tentant de remettre sur le droit chemin

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plutôt que d'accueillir la folie dans ce qu'elle interpelle de nous-mêmes et du monde. Ces témoignages montrent à quel point peut s'exercer le pouvoir disciplinaire sur les individus, en les isolant, catégorisant, médicalisant, en leur imposant un espace-temps et une logique binaire de séparation entre “eux” et “nous”. Ils apportent aussi des expressions d'une autre vision de la folie, comme processus existentiel et non comme maladie figée, comme pouvoir d'un questionnement sociétal fort, comme savoir collectif minoritaire, comme brèches dans l'emploi du temps imposé, comme impératif de solidarité intra- et extra-muros. Ils participent également du refus de l'héritage aliéniste d'Esquirol, disciple de Pinel, selon lequel les passions sont à l'origine de la maladie mentale. Pour qu'il y ait guérison, Esquirol prône la répression et l'instauration d'un sentiment de crainte sur les individus pris de folie. Or, qu'est-ce qui anime la vie, si ce n'est les passions et qu'est-ce qui la neutralise, si ce n'est la peur ?

1 Tout au long de cet article, les termes de folie, troubles psychiques et maladie mentale sont à entendre avec recul et entre guillemets, de par les notions polysémiques et floues auxquelles ils renvoient. 2 Une émission qui s'adresse à tous ceux qui vivent entre les murs et à leurs proches. Radio Air Libre. www.breche.be 3 La formalisation du protocole médical de la lobotomie valut un Prix Nobel de Physiologie à deux neurologues portugais en 1949 (Egas Moniz et Almeida Lima – Université de Lisbonne). 4 Guy Baillon, “La folie, parcours exemplaire d'une désobéissance”, intervention orale, Journées européennes de LOGOS : Pourquoi nous obéissons ..., 06/05/2010 et 07/05/2010, Perpignan. 5 Voir, entre autres, les colloques de l'Autre lieu ou “Pourquoi nous obéissons ...”, Journées européennes de LOGOS, 06/05/2010 et 07/05/2010, Perpignan.


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Par Micheline ROELANDT*

*Psychiatre

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’humanisation du traitement des fous suivait l’air du temps mais encore ne faut-il pas oublier qu’elle fut rendue possible grâce à la mise sur le marché, à partir de 1952, des neuroleptiques, aptes à calmer les malades et à rendre leurs psychoses “gérables” (le premier fut la cholorpromazine, commercialisé sous le nom de Largactyl). L’introduction des neuroleptiques dans les hôpitaux psychiatriques de l’époque a favorisé l’analyse institutionnelle des dits hôpitaux, a permis de voir s’établir un dialogue entre soignants et soignés et à affiner les “diagnostics”, tout en donnant lieu à l’élaboration de plusieurs modèles explicatifs quant à la genèse de la maladie.

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Si ces modèles étaient souvent vécus comme concurrentiels, au fil du temps, de plus en plus de voix se sont élevées pour en soutenir la complémentarité. Le fou disparaissait au profit du malade mental. Ce dernier souffrait d’une fragilité “biologique”, qui s’exprimait à cause des failles dans ses systèmes de défense, suite à des perturbations dans le vécu de sa petite enfance, exacerbées par des facteurs environnementaux, relationnels ou sociaux. Comme femme de mon époque, psychiatre de surcroît, j’adhère assez bien à ce modèle, qui implique de proposer au patient, la plupart du temps, un traitement chimique, agissant sur la dite fragilité biologique allié à un traitement psychologique qui améliore son système défensif. Sur les facteurs environnementaux relationnels, un travail est possible. Quant aux facteurs environnementaux sociaux, je ne puis que les constater,

voire les dénoncer, mais mon impact sur eux est nul ! Du rôle de la psychiatrie dans la société En s’inspirant de Michel Foucault2, l’on peut prétendre, sans être caricatural, que la psychiatrie est née dans le courant du XVIIIe siècle, de l’observation du reliquat “intraitable” de la population enfermée dans les hôpitaux généraux (en France et chez nous), des workhouses en Angleterre et des Zuchthaüsern en Allemagne, alors que ces institutions, créées à la fin du XVIIe hébergeaient quiconque “dérangeait” l’ordre social (pauvres, pervers, vagabonds et fous). Les pauvres et les vagabonds étaient mis au travail et justifiaient le bien fondé de l’adage “le travail, c’est la santé”. Pour les “délirants, du vice ou du reste” l’enfermement en tant que tel avait une valeur thérapeutique. Prétendre que de nos jours le champ de la santé mentale se réduit à enfermer les “désadaptés” dans des institutions psychiatriques ou dans des carcans chimiques me semble réducteur. Pareil parallélisme fait fi de l’évolution de notre société capitaliste. En évitant de rentrer dans les débats d’école concernant la période de sa naissance (selon, au Moyen-âge ou au XVIIIe siècle) et en prenant le risque d’être qualifiée de simplificateur, il me semble pouvoir postuler que son évolution, du capitalisme industriel au XIXe siècle au capitalisme mondialisé du XXe, a profondément modifié les rapports entre les détenteurs des moyens de production et leurs salariés. Tout au long du XXe siècle,

les classes ouvrières, représentées par leurs syndicats, ont réussi à imposer au patronat une redistribution, aussi partielle qu’elle soit, de son bénéfice au profit de ce que j’appellerais “la sécurité sociale”, dans laquelle j’englobe l’ensemble de l’arsenal des structures de soins et d’aide sociale. La mondialisation du capitalisme, qui empêche toute transparence et ouvre la porte aux délocalisations, a perturbé le rapport de force entre les uns et les autres et autorise les uns à imposer “l’excellence” au profit de leurs bénéfices3, obligeant les autres à en subir les conséquences4. Mais des conséquences, il n’y en pas qu’au travail, il y en a dans tous les secteurs de la vie. Il y en a dans le manque de travail, dans la possibilité d’accéder à un logement décent, dans le pouvoir d’achat, dans la faculté de payer ses factures d’énergie, dans la qualité de l’enseignement, dans l’accès aux soins et tutti quanti. Plus la littérature “scientifique” s’accorde à dénoncer l’impact des facteurs sociaux sur la santé mentale des citoyens, plus ceux-ci semblent soumis à l’injustice sociale et plus ils assistent au détricotage de l’Etat Providence. Leur arrivée en psychiatre ne s’opère plus, comme au XVII et XVIIIe siècle par le biais d’une opération de nettoyage organisé, elle s’opère par l’apparition d’un bon nombre de symptômes qui expriment leur mal-être ou leur souffrance. Lorsque ces symptômes expriment un mal-être matériel profond, ils se dirigeront ou seront dirigés vers “les services sociaux”, qui tenteront avec les faibles moyens dont ils

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disposent de mettre du baume sur les plaies. Lorsque ces symptômes s’expriment par des signes physiques, la médecine, qui dispose d’aussi peu de moyens, tentera d’en diminuer les effets et lorsque ces symptômes s’expriment par des “pathologies mentales”, ils s’orienteront ou seront orientés vers le champ de la santé mentale. La fonction soignante Les trois secteurs cités ci-dessus ont pour mission de “soigner” l’individu qui se présente chez eux. Institutionnalisés grâce à la social-démocratisation du XXe siècle, ils succèdent à la charité chrétienne d’antan. Par voie directe ou indirecte, la plupart du temps c’est l’Etat qui les subsidie. Il leur appartient de trouver les moyens qui s’imposent pour alléger la souffrance de ceux qui se présentent chez eux, donc de ceux qui, pour des raisons biologiques et/ou psychologiques, n’ont pas réussi à faire face aux exigences de la société capitaliste et ont capitulé. Sans pour autant prétendre que tous les soignants dans chacun de ces trois secteurs exercent leurs métiers avec un maximum de compétence et de sens humain, il nous faut bien reconnaître que dans la majorité des cas, les soignants font ce qu’ils peuvent. Le SAMU social essaie de ramasser les sans-abris, les CPAS allouent des revenus d’intégration, le médiateur de dettes tentera d’obtenir l’échelonnement des remboursements, etc. Au sein de tout ce beau monde, rares sont ceux qui ignorent que notre société capitaliste a sa part de responsabilité dans la faillite de leur clientèle, tout en étant souvent conscients du fait que

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“quelque chose”, qui appartient au client, l’a favorisée. Tous savent que, dans la majorité des cas, l’aide qu’ils apportent ne permettra pas à leur clientèle de trouver une place au soleil bienfaisant de notre société capitaliste mais la plupart réalisent que sans cette aide, l’autre mourra ou aura recours à d’autres moyens de survie, qui à plus ou moins long terme l’orienteront vers la prison ou vers une de ses alternatives, dont la psychiatrie fait partie. En médecine somatique, on traitera les symptômes les plus apparents, tout en sachant que l’accès aux soins, à long terme, est loin d’être garanti et que donc on met du baume sur des plaies qui réapparaitront. Dans le champ de la santé mentale, dans le meilleur des cas, on cherchera à comprendre ce qui est mobilisable dans la personne pour diminuer sa souffrance, de préférence au plus vite. Si le but ultime est de la “normaliser”, il ne s’agira pas tellement de réussir cette normalisation pour que la société n’ait plus à se remettre en question mais bien de permettre au client d’y vivre en s’y sentant le moins mal possible, voire d’y survivre en redevenant “compétitif”. Il est incontestable que dans bien des cas la prise de certains psychotropes – et je pense plus précisément aux antidépresseurs – aide les gens à refaire surface. Parfois même cela leur suffit à reprendre les rênes de leur existence. Parfois, il faut bien plus. Certains services de santé mentale ont la capacité de

répondre aux autres besoins de leur clientèle et le font. Offrant des thérapies cognitives, comportementalistes, des psychothérapies d’inspiration psychanalytique, des thérapies systémiques et toutes autres formes d’aide psychologique. Sur la déliquescence du social, le soignant n’a pas d’impact. Sur l’intolérance sociétale à l’égard de ceux qui sortent des rangs, il n’en a pas plus. Alors, bien sûr que, “pour le bien de son client”, il tente de l’amener à rentrer dans les rangs, voire de comprendre pourquoi il y résiste, pour son plus grand malheur. L’alternative sera politique, voire économique ou ne sera pas Les années 1960, les golden sixties, ont permis aux personnes de ma génération de rêver d’un monde meilleur qui s’épanouissait par l’inclusion de toutes les différences, d’un monde qui qualifiait le “fou” comme “un être supérieur”, seul détenteur de la sagesse, puisque contestant l’ordre établi. Après coup, il me semble qu’on y sous-estimait sa souffrance et surestimait sa puissance. Cette époque où pour certains l’utopie, la générosité et la solidarité furent la règle est révolue depuis belle lurette. Le durcissement du social, l’éclosion du capitalisme mondialisé, la compétitivité à outrance sur le marché de l’emploi, la peur du lendemain ont provoqué un repli où le chacun pour soi l’emporte. Les gens essaient de survivre dans un univers impitoyable et sont peu disponibles à s’apitoyer sur l’Autre, lorsqu’il craque.


Quelques filets sont tendus pour le ramasser, grâce aux bienfaits de cet Etat Providence qui n’est plus si providentiel que ça. Les mailles du filet, tel Christophe Dejours qui est psychiatre, dénoncent et essaient, tant bien que mal, de recoller les morceaux. Ce faisant, il est incontestable qu’ils essaient de “normaliser” les exclus et médicalisent (ou psychologisent) ceux qui sont la proie du système. So what ? La seule alternative à cette médicalisation que notre société capitaliste a imaginé jusqu’à ce jour est la pénalisation du social. A choisir ? Espérer que la résistance vienne de celui qui a craqué me semble utopique. Proposer des petites alternatives au capitalisme mondialisé ne fera de mal à personne mais présente peu d’espoir de mettre ce système à mal. Il faudra donc bien que ceux qui y sont ancrés se mettent à lui résister à haute et intelligible voix au nom du respect auquel chaque humain a droit et dans le but de sauver cette planète qui souffre de sa surexploitation exercée par ceux qui ne voient que leurs intérêts financiers immédiats. Si la “folie” ou la décompensation mentale nous en disent long sur le fonctionnement de la société, elles nous apprennent surtout que de plus en plus de citoyens n’y tiennent plus le coup et qu’il est donc urgent d’en modifier le fonctionnement, grâce à la résistance qu’offriront les plus forts.

Yassir Amazine - Sans titre - Coll. art & marges musée ©

1 Le célèbre tableau de Jérôme Bosh décrit ces bateaux qui, au Moyen Age, dérivaient le long des fleuves et des canaux de Rhénanie, chargés d’insensés et de fous en quête de raison. (NDLR) 2 Michel Foucault, Histoire de la Folie à l’âge classique, Paris, 1961. 3 Nicole Aubert et Vincent de Gaullejac, Le coût de l’excellence, Paris, Seuil, 1991. 4 Christophe Dejours, Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, 1998.

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Par Florence DUFAUX*

*Travailleuse sociale, sociologue et criminologue

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u-delà de la gestion des indésirables, alcooliques, usagers de drogues “problématiques” et autres “psychotiques”, ce qui est peut-être nouveau, c'est la médicalisation croissante et banalisée d'une grande partie de la population par l'administration de psychotropes. En 2010, 16 % des Bruxellois affirment souffrir d'un “mal-être psychologique”1. Cette souffrance trouve souvent une réponse par l'administration d'une béquille chimique : en Belgique, entre 1997 et 2008, les médicaments licites psychotropes enregistrent une augmentation de 56 %. Plus de 10 % de Bruxellois déclarent avoir consommé anxiolytiques, antidépresseurs ou somnifères au cours des deux dernières années, plus de 15 % des femmes vivant en Wallonie sont traitées de cette manière tandis que la plus forte progression en matière de médication se marque en Flandre.2

flux tendus, non seulement dans l'économie mais aussi dans le social, accroissement du temps de travail tout au prônant le bien-être sur le lieu d'occupation professionnelle, injonction à être soi-même mais à donner tout de soi à l'entreprise sans respecter ses propres limites, demande conjointe de polyvalence et d'expertise, soumission à la flexibilité selon les demandes du marché et assignation à l'autonomie : autant d'injonctions paradoxales qui engendrent, toutes classes sociales confondues, une “grosse fatigue” – et c'est un euphémisme – au travail. Une jeune femme, soumise au stress de son emploi, enfile anxiolytiques et somnifères pour tenir le coup : “C'était me taire ou partir. Au début, les médicaments m'ont aidé à mettre ma souffrance en sourdine.”3 Aujourd'hui, les problèmes de santé mentale sont devenus la cause principale d'invalidité.4

Que retenir de ces données ? En termes de causalité, précarité (désaffiliation économique et sociale) et travail semblent être deux facteurs importants. D'une part, “Les femmes sont les principales consommatrices de psychotropes, les hommes trouvant d’autres exutoires, à commencer par l’alcool, commente le Dr Marc Ansseau, professeur de psychiatrie à l’ULg. Les facteurs de risque sont connus : un milieu social défavorisé, un faible niveau d’instruction, des revenus modestes, la solitude… Autant de critères qui expliquent que les régions plus affectées par la crise enregistrent un taux plus élevé de prescription de psychotropes”. D'autre part, les mutations du monde du travail au cours des trente dernières années paraissent jouer un rôle indéniable : emploi à

Si le pouvoir disciplinaire s'exerce sur des individus souvent désignés comme mortifères, la biopolitique s'applique aux populations, comme pouvoir sur la vie. La médicalisation de celles-ci, c'est-à-dire l'intervention sur le corps biologique par le contrôle chimique, se différencie de la psychiatrisation, qui relève d'une intervention sur la vie privée. Ces deux processus se rejoignent cependant dans un même mouvement exhortant à l'égocentrisme (ils invitent à scruter son propre nombril), à l'individualisme (être acteur responsable et personnel de sa santé, être sujet ou objet isolé de son mal-être) ainsi qu'à une marchandisation de l'intime et de soi. Ce marché de l'intime fait le grand bonheur de l'industrie pharmaceutique, qui invente de nouvelles molécules participant à la

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désignation de nouveaux troubles, engendrant le développement de nouveaux marchés proposant de nouveaux médicaments. “Du point de vue du capitalisme et de son impératif d'un renouvellement permanent des moyens de production, les psychotropes représentent le secteur le plus moderne de la médecine parce qu'il n'a pas de fin”.5 Citons un exemple parmi d'autres : “L'industrie pharmaceutique nord-américaine avait réussi à produire une molécule nouvelle commercialisée sous le nom de Rilatine. Et seulement six à huit mois plus tard, les pédopsychiatres du monde entier ont découvert le syndrome (jusque là presque inexistant) pour lequel la molécule allait comme une bague au doigt : le syndrome de l'hyperactivité”.6 En Belgique, en 2010, 26 000 enfants et adolescents étaient sous camisole chimique (Rilatine, Concerta)7, souvent sur conseil de l'école, alors qu'ils étaient 6.000 en 2004, soit davantage qu'un quadruplement, en six ans, de ces médicaments qui, certes, peuvent apporter quelque amélioration dans certaines situations, mais ne manquent pas de lourds effets secondaires et dont l'utilisation pose question dès lors qu'elle est recommandée par l'institution scolaire, qui tire un certain bénéfice de la présence d'un enfant sage plutôt que turbulent. Si le DSM I répertoriait 60 troubles psychiques, la dernière version en date en compte 410, dont les troubles liés à la caféine ou à la nicotine, des troubles de l'orgasme, ou encore des maladies de l'appareil circulatoire ou respiratoire, avec, à chaque problème mental, une solution pharmaceutique. Comment ne pas y voir

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Dans une culture de l'excellence, la béquille chimique paraît permettre aux individus de s'adapter aux injonctions contradictoires du monde actuel et à la nécessité de s'affirmer comme propre gestionnaire de son autonomie, comme responsable de la réalisation de ses désirs et de son inscription active dans le monde contemporain. Dans les faits, les pilules psychotropes font écran et diminuent les capacités humaines à (ré)agir en fonction de ses propres besoins, tandis qu'elles participent à amoindrir toute remise en question de ce que nous vivons et des processus de soumission (au travail, à la consommation, à la société individualiste)

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Observatoire de la Santé et du Social en Région Bruxelloise, Tableau de bord bruxellois de la santé, 2010. Ricardo Giuterrez, “Les Wallonnes carburent aux psychotropes”, Le Soir, 23/03/2010. 3 T. Heymans, “Isabelle, Luna, Yannick : les “médocs” pour tenir”, Le Soir, 13/02/1999. 4 Ricardo Giuterrez, “Le mal-être psychologique des Bruxellois”, Le Soir, 02/06/2010. 5 Philippe Pignarre, “Le grand secret de l'industrie pharmaceutique”, Paris, La Découverte, 2004. 6 Miguel Benassayag et Angélique Del Rey, Plus jamais seul, Paris, Bayard, 2006, p. 21. 7 Ricardo Giuterrez, “26 000 enfants sous camisole chimique”, Le Soir, 09/03/2010. 8 Son fabricant est la firme allemande Boehringer. LIETTI, A., “L'absence de désir, nouveau mal féminin”, Le Soir, 01/02/2010. 1

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& ma rges musé e©

Pour terminer, ces quelques considérations nous amènent à penser, sans prétention, qu'il est peut-être temps de sortir du carcan de la notion asémantique de “bonne santé mentale” et de déconstruire l'exhortation à la performance et les injonctions à gérer en “toute puissance”, sur tous les plans (personnel et professionnel), son capital humain. Il convient de valoriser nos failles existentielles, dont peuvent jaillir des pépites, afin d'ouvrir de nouveaux espaces de possible. Cela implique aussi d'accueillir les sentiments de mal-être ainsi que la folie – sans déni ni sacralisation –, avec tout ce qu'ils comportent de questionnement de notre société et avec tout ce qu'un réseau de solidarité humaine sans impératifs normalisants peut permettre d'apporter et de construire, collectivement.

- Col l. art

Dans une société exhortant à la performance à tout prix (jusque dans l'intime domaine sexuel – le viagra féminin étant pour l'instant à l'étude8), l'être humain actuel se retrouve face aux impératifs d'être le propre manager de sa santé, de son bonheur et de sa réussite. A l'heure de la tendance dominante valorisant le lisse, l'aseptisé, l'homogène, le prêt à l'emploi et le pré-digéré, la bonne santé est la norme, tout comme l'injonction au bonheur, au bien-être individualiste et au souci de soi afin d'y parvenir. Les humeurs et les émotions, les traits de personnalité sont vidés de leur complexité humaine dans une logique sanitaire et managériale. Dans ce cadre, le pouvoir sur la vie, par médicalisation de psychotropes, semble représenter le gant de velours qui permettra d'assurer une meilleure gestion de soi, de son capital humain et de sa force de travail.

participant au mal-être citoyen. Au final, le fait de se rendre adaptable à une société malade de ses rythmes effrénés et de son imposition de désirs pré-mâchés traduisent-ils réellement le signe d'une “bonne santé mentale” ?

Andr é Ro billar d-S ans t itre

un retour à l'hygiénisme et à la sanitarisation de la vie quotidienne ?


Par Stéphanie DE MAERE*

Bonjour, je vous appelle pour un détenu chez nous, condamné pour faits de mœurs et dont une des conditions à sa libération conditionnelle est de se soumettre à une contrainte thérapeutique. - Très bien et de qui s’agit-il ? - Alors : 1. selon le Juge d’instruction qui l’a inculpé, il s’est rendu coupable d’attentat à la pudeur avec violence ou menaces sur majeur ; 2. selon l’expert psychiatre qui l’a examiné, Monsieur est pervers narcissique dont le tracé EEG est normal, dont le pourcentage de F+ au Rorschach est élevé et qui ne présente pas de tatouage / cicatrice. 3. selon l’expert psychiatre qui a réalisé la contre-expertise, il souffre d’immaturité affective et sexuelle. 4. selon le juge qui l’a condamné, c’est un auteur de viol avec violence ou menace. 5. selon la société, c’est un monstre qu’il faudrait pendre par les cils. 6. selon son entourage social, c’est un ami, un collègue, un voisin sans histoire. 7. selon sa famille, c’est un père, un époux, un frère, un fils. - Très bien mais quel est son nom ?!

*Psychologue – expert judiciaire

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'expertise est le recours à un savoir spécialisé pensé comme susceptible d'éclairer une décision pratique dans une situation problématique. Il faut distinguer l'expertise scientifique qui porte sur des enjeux sociaux pouvant faire l'objet de controverses (sécurité alimentaire et santé publique) de l'expertise clinique ou judiciaire qui porte sur des cas spécifiques (des individus et des états) impliquant des catégories médico-administratives ou médicojudiciaires (degré de responsabilité ou de dangerosité, savoirs médicaux et règlements). Les psychiatres/psychologues sont appelés à réaliser des expertises en matières pénales et en matières civiles (notamment pour toutes les questions touchant aux contentieux familiaux).

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On distinguera, au niveau pénal, l'expertise pré-sentencielle (appelée expertise durant l’instruction) de l’expertise en application des peines ou expertise post-sentencielle. Dans le champ pénal, l’expert est en général un médecin psychiatre désigné par le juge d'instruction, à tout le moins lorsqu'il s'agit d'expertiser un auteur ou présumé auteur. Pour les expertises de “victimes”, le juge pourra recourir aux services d'un psychologue (non médecin) uniquement en vue de l’analyse des “dommages” subis, de l’analyse de la crédibilité du discours des enfants, ... L'expertise pré-sentencielle (lorsqu'elle concerne un présumé auteur) doit répondre, au minimum, aux questions suivantes : • Le suspect se trouvait-il, au moment des faits qui lui sont imputés, soit dans un état de démence, soit dans un état grave de trouble mental ou de débilité mentale, qui le rendait incapable de contrôler ses actes ?

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• Se trouve-t-il toujours dans l'un de ces états ? • L'état actuel du suspect est-il de nature à représenter un danger pour lui-même ou pour la société ? A ces questions peuvent s'ajouter d'autres demandes telles celles relatives à la faisabilité ou l'opportunité de mettre en place un suivi thérapeutique sous contrainte par exemple. Les questions “de base” posées à l'expert sont censées permettre au juge de décider d'un renvoi vers le tribunal compétent (correctionnel ou assises) ou de la mise en œuvre d'une mesure d'internement. L'évaluation psychiatrique renvoie donc là aux questions de responsabilité ou d’irresponsabilité pénale et aux mesures judiciaires qui y sont liées. Tous les psychiatres n'ont pas la même façon de procéder à l'expertise et les conclusions qu'il convient d'en tirer seront dès lors divergentes. Ensuite, ils n'ont pas une vision univoque de la notion d'irresponsabilité pénale. Certains estiment que c'est davantage une série de situations qui se révèlent pathogènes tandis que d'autres chercheront à affiner un diagnostic relatif à la pathologie d'une personne, qui subit déjà depuis plusieurs mois une incarcération, contention qui peut elle-même générer une série de troubles : perte de contacts avec l'extérieur, la famille, les liens affectifs, carence de stimuli visuels, olfactifs et auditifs, inquiétude et angoisse quant à l'issue juridique de l'affaire, infantilisation et perte d'autonomie, tension due à la violence institutionnelle du dispositif carcéral, etc. Sur ce point, tous les justiciables ne sont pas non plus “égaux”, certains étant expertisés en “ambulatoire” car non incarcérés, d'autres l'étant en plein “choc” de l'empri-

sonnement, d’autres encore plusieurs mois après l'acte présumé commis. A Bruxelles (arrondissement représentant environ un quart des affaires pénales traitées sur l’ensemble du territoire), la quasitotalité des expertises psychiatriques est réalisée par moins de cinq psychiatres différents, tous débordés par le nombre de demandes qui leur sont adressées. Les barèmes de rémunération particulièrement bas ne concourent pas non plus à éveiller des vocations, fait d'autant plus inquiétant que la majorité de ces mêmes experts sont sur le point (ou ont dépassé) l'âge de la retraite et peinent à trouver des collègues pour reprendre le flambeau. Si certains experts prennent réellement le temps de réaliser une expertise rigoureuse et soucieuse de conserver un caractère éthique, déontologique et humaniste ; d'autres par contre se contentent d'une entrevue de dix minutes avec l'expertisé (parfois dans un couloir de la prison) ou de trente minutes (à leur cabinet), au terme desquelles ils rédigeront trois pages de rapport, dont aucun feed-back ne sera rendu au principal intéressé (celui-ci prenant bien souvent connaissance du contenu de l'expertise au moment de son jugement) et dont on peut raisonnablement s'interroger sur ce que peut en faire un juge. Lorsqu'il ne collabore pas avec un psychologue, l'expert psychiatre ne s'appuiera sur aucun testing ni aucune échelle pour appuyer et/ou confronter ses hypothèses ; seuls son savoir, son expérience et sa subjectivité pouvant garantir le caractère scientifique de son propos. L’Observatoire International des Prisons (OIP) estime que le fait que les psychiatres


prennent connaissance du dossier répressif afin de rédiger leur rapport (voire avant de rencontrer le prévenu) nuit à l’objectivité et à la qualité de leur travail. Il est dans ces conditions extrêmement difficile pour les psychiatres, selon l'OIP, de se départir de certains “a priori” nés de la lecture du dossier (le prévenu est un menteur, le dossier comprenant des éléments inconciliables avec ses explications ; le prévenu est pervers, des objets à connotation sexuelle ayant été saisis lors d’une perquisition ; le prévenu est toxicomane, celui-ci ayant été dénoncé anonymement comme tel ; etc.) Serge Portelli, vice-président au tribunal de Paris, président de la 12e Chambre correctionnelle, confirmait, lors d'une conférence qu'il a donnée à Bruxelles en 2009, cet “a priori” pouvant guider la pratique de certains experts. D’autant plus qu’en France beaucoup d’experts interviennent pendant la garde à vue et non pas dans le cadre de procédures longues, avec une instruction et un débat contradictoire prenant le temps du recueil de la parole, de la réflexion, de la rédaction. Ces mêmes experts arrivent parfois avec leurs formulaires préétablis où tout est déjà rempli ou transmettent leurs rapports sous forme “d’expertises télégrammes” (“faut que vous me croyez. Tout va bien. Stop”) ou rédigées à la main et aussi illisibles qu’une ordonnance pharmaceutique. Autre dérive possible de l'expertise, celle qui rend confuses les places de chacun, juge et expert. Voilà un juge qui se prend pour un professionnel de la santé et qui, sur base d'un diagnostique établi sans précaution, infère des comportements prédictibles (si Monsieur X est diagnostiqué schizophrène, et même en l'absence de certitude

quant à sa responsabilité dans les faits, son état mental le rend dangereux et la société gagnera à le voir enfermé). Voilà un expert qui se prend pour un policier, voire un petit juge, en recherche de “la” vérité et tente d'apporter un éclairage quant à la culpabilité de l'auteur (Monsieur X ment ; Monsieur X a commis les faits). Le manque de qualité de certaines expertises psychiatriques s’illustre à de nombreuses occasions : Il n’est pas rare, en cas de contre-expertise, de disposer de deux diagnostics contradictoires. Nous ne nous attarderons pas sur certaines expertises réalisées en l'absence même du principal intéressé mais construites sur la seule parole d'un parent, par exemple. Nous pensons aussi aux cas où l'expert et l'expertisé ne partagent pas une langue commune mais – faute de temps et de moyens (humains et financiers) – l’expertise est néanmoins rendue avec toutes les conséquences que l'on peut imaginer quant aux incompréhensions et interprétations qui peuvent en découler. Inutile également de revenir sur des dérives telles que l'affaire dite d'“Outreau”. Néanmoins, le manque de moyens financiers alloués aux experts ne permet pas de justifier de telles dérives et un tel manque de rigueur. Aucun professionnel de la santé n'est mis dans l'obligation d'accepter ces missions. Il en va donc de la responsabilité de chacun de répondre à celles-ci, justement comme le dit le serment prêté et répété, en “son âme et conscience, avec honneur et probité”. A celui qui accepte une telle mission d'effectuer un réel travail rigoureux et honnête tant d'investigation sur la présence ou l’absence de pathologie mentale, que de description plus étendue de la

personnalité de l'auteur et de la relation entre cette structure de personnalité et le délit mais aussi en regard du contexte dans lequel il évolue (conditions socio-économiques et familiales, origines culturelles,...) pour ne citer que ceci. L'expertise est un travail qui mobilise un temps et une énergie considérables et demande à l'expert de remettre régulièrement ses convictions, ses savoirs, à l'épreuve. Mais les enjeux qui sous-tendent un tel travail sont à la même mesure : l'expertise, tout comme les autres devoirs demandés par la justice (devoirs d'enquêtes policières, expertises scientifiques,...), pèse dans la balance de l'avenir d'un individu (son éventuel enfermement carcéral ou “médical” mais aussi les conditions de sa libération future et, au-delà, du regard qu'aura la société dans son ensemble sur son devenir). Ces quelques réflexions font l'impasse sur tout ce qui peut également être dit quant aux autres formes d'expertises, que cellesci soient psychiatriques ou psychologiques, expertises de “victimes” mais aussi expertises en matière familiale, dont les enjeux – d'une autre nature, certes – n'en sont pas moins importants à un niveau individuel et sociétal. Mais à l'instar de ces experts dont nous nous démarquons, nous venons d'effectuer l'exercice qui leur est tant reproché : réduire en trois pages un sujet qui en mériterait au moins vingt, sans même pouvoir avoir la prétention d'en cerner tous les contours....

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Par Juliette BEGHIN* et Florence DUFAUX**

La prison est l'ultime maillon d'exclusion sur le continuum socio-pénal. La prison “moderne” est et a toujours été une institution pour pauvres1. Parmi la population enfermée, la catégorie des internés relevant de la défense sociale fait partie des sur-précarisés du système pénal du fait de leur situation psychosocio-économique particulièrement déficitaire. Une situation qui surdétermine également leur statut puisque le fait d'avoir accès à un bon avocat et la possibilité de payer une contre-expertise psychiatrique peut changer la donne et donc l'avenir de la personne mise en cause. La décision de renvoyer une personne vers l'internement plutôt que la condamnation est en effet très lourde de conséquences et se base pourtant sur une ou plusieurs expertises sacralisées qu'il conviendrait sans doute de relativiser davantage. (cf. article de Stephanie de Maere, p.19).

*Bruxelles Laïque Echos **Observatoire International des Prisons – section belge

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auvre mais figure emblématique de la dangerosité (de par son triple statut de délinquant, prisonnier et malade mental), la personne internée cristallise notre fantasmagorie : elle est souvent amalgamée – à tort – aux meurtres les plus perfides (viols et assassinats de fillettes). L'interné n'a parfois, pourtant, qu'incendié des poubelles. Sans jugement des uns et des autres ni prétention à généraliser l'hypothèse suivante, il nous semble que le symbole de l'interné fascine et intrigue parce qu'il révèle la part sombre de l'être humain, la possibilité de basculer, sans raison, tout à coup, dans un passage à l'acte infractionnel, et qu'il fait écho, d'une part, à nos propres pulsions agressives, d'autre part, à notre désir personnel d’exalter nos peurs archaïques. L'interné apparaît alors comme l'aliéné, étymologiquement alienus, du latin, qui signifie étranger : l’étranger au monde, l'étranger à l'humanité, “l'alien” en toute puissance.

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Une telle hypothèse explique-t-elle la facilité avec laquelle nous les laissons croupir dans cet “inframonde obscur” de l’internement ? Explique-t-elle aussi notre indifférence quant à leur sort, fut-il la mort ? En témoigne un exemple récent, où l’assassinat d’un interné par son codétenu lors d’une prise d’otage à l’annexe psychiatrique de Namur a suscité peu d’émoi et en tout cas foncièrement moins qu’à l’égard du personnel resté vivant. “Un peu comme si – dixit Edouard Delruelle dans une de ses chroniques2 consacrée à ce fait divers – notre inconscient nous disait, eh bien que les fauves se mangent entre eux, c'est dans la logique des choses”.

Cristallisation de la notion de dangerosité sociale Ces “fauves” sont soumis à un système – au titre évocateur – de “défense sociale” (loi de 1964) qui permet d'interner, lors de la procédure d'instruction ou au cours du jugement au fond, une personne ayant commis une infraction. L'interné est reconnu comme auteur des faits mais irresponsable de ceux-ci de par sa “démence”, son “état grave de déséquilibre mental” ou sa “débilité mentale”. Contrairement à une condamnation qui fixe la longueur temporelle de la sanction, l'internement n'est pas une peine mais une mesure de sûreté indéterminée confiée à une Commission de défense sociale. L'internement peut également survenir alors que la personne est déjà incarcérée et que son état mental s'aggrave de manière significative durant la détention. La nouvelle loi sur la défense sociale (2007), qui n'est pas encore entrée en vigueur et fait déjà l'objet d'une révision, a été votée en urgence suite aux faits commis par Abdallah Aït-Oud (interné en libération à l'essai) tout en prenant appui sur les délits similaires commis en pareille circonstance par Patrick Derochette. Cette loi remplace les termes pathologiques sus-cités par la notion de “trouble mental”, beaucoup plus floue, vaste, englobante et sujette à de nombreuses polémiques. Ce terme est en effet la traduction de l'expression “disorder” – soit désordre – que l'on retrouve dans le controversé DSM IV (cf. article de Christophe Adam, p.4). Si nous nous penchons sur la genèse des différentes lois belges sur la défense

sociale, il n'est pas inutile de remarquer à quel point la notion de délinquant rejoint celle de danger, de crainte et de dégoût, dans un contexte social bien particulier. En Belgique, le père spirituel de la défense sociale est Adolphe Prins, professeur de droit pénal et Inspecteur Général des Prisons de 1887 à 1917. Il fut auteur de nombreux articles et discours, dans un contexte d'essor industriel et de renforcement du mouvement ouvrier. Nous tenterons d'apporter un rapide éclairage, partiel mais cependant très révélateur, sur la pensée de Prins concernant la délinquance et la manière de gérer celleci : “Nous entrevoyons dans le domaine de la sociologie criminelle, la réalisation d'un progrès depuis longtemps acquis dans l'industrie moderne. La prospérité de l'industrie des déchets. Eh Bien ! Nous, à notre tour, nous pouvons [...] mettre en valeur les résidus sociaux, et de faire en sorte qu'il y ait le moins possible de force définitivement perdue”. “On recueille les déchets de notre civilisation, on n’en fait pas toujours des citoyens utiles mais on en fait des êtres moins misérables, moins imparfaits, et par conséquent, moins redoutables”3. Certains délinquants sont donc considérés par Prins comme de véritables déchets non recyclables de la société. Mais qui sont, pour cet éminent homme de droit, les personnes susceptibles de commettre des délits : “Depuis celui qui n’aime pas à être conforme, depuis l’irrégulier, l’excentrique, l’indiscipliné, le bohême, le vagabond jusqu’à l’insuffisant mental ou moral, jusqu’au maniaque, jusqu’à l’aliéné ou l’idiot profond, il y a des degrés infinis d’états incomplets ou défectueux dont la moyenne ne donne

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nullement un homme moral”4. Prins ajoute que “les défectueux deviennent dangereux quand leur insuffisance est associée au milieu social”. Les discours de Prins transpirent le dégoût éprouvé pour ces “individus-détritus-résidus” qui, de par leur rêverie, leur mode de vie, leurs traits de personnalité, représentent autant de menaces pour l'ordre social établi et la moralité. Prins ne manque pas non plus d'associer l'explosif cocktail que pourrait représenter “celui qui n'aime pas être conforme” au milieu social défavorisé d'où il pourrait provenir. L'adéquation “classe laborieuse, classe dangereuse” est ainsi établie. La défense sociale selon Prins se construit donc sur la notion de la peur : “la fascination pour le crime, la multiplication des discours sur le criminel” participent à la naissance de nouvelles populations-cibles identifiées comme dangereuses, de par leur personnalité ou condition sociale, davantage que de par les actes qu'ils auraient posés. Les personnes visées demeurent nombreuses : “les pauvres, vagabonds, mendiants, ouvriers, chômeurs, auxquels sont assimilés les proxénètes et les filles publiques, [...] mais plus encore les meneurs, les grévistes, les anarchistes voire les socialistes”. S'y ajoutent les enfants moralement abandonnés (fils de saltimbanques et de gens du cirque), les alcooliques et autres “dégénérés”. Certes, ces discours désuets datent d'il y a plus d'un siècle et il existe une différence entre paroles et pratiques. D'ailleurs, les successives lois relatives à la défense sociale ne retiennent que très partiellement les idées défendues par Prins. Les doctrines ultérieures de défense

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sociale s'éloignent elles-mêmes de ces pensées. Il n’empêche que dans les faits et eu égard au traitement actuel de cette population, l’image de “résidus sociaux” reste dramatiquement d’actualité. L'actuelle explosion du nombre d'internés : les “misérables” contemporains Entre 2000 et 2010, le nombre d'internés présents dans les annexes psychiatriques des prisons et dans les établissements de défense sociale a augmenté de plus de 85 %, pour former 10 % de la population pénitentiaire.5 En 2010, on compte ainsi 1469 internés en détention ferme. Il convient de noter que la Justice n'interne pas plus qu'auparavant mais que la durée de l'internement est, par contre, beaucoup plus longue, en raison de l'évaluation (discutable) du risque de récidive de la personne détenue et de par la nécessaire amélioration de l'état de santé mentale de la personne incarcérée, condition sine qua non à sa libération, difficilement réalisable dans une situation dégradée d'internement. L'accroissement de la population des internés renforce le phénomène de surpopulation et leur manque de prise en charge : 110 personnes pour 47 places à l'annexe psychiatrique de Forest début 2011, contention de trois personnes aux pathologies différentes au sein d'une même cellule, engendrant tensions et aggravation de l'état psychologique des détenus (imaginons la cohabitation entre un “schizophrène”, un “paranoïaque” et un “maniaco-dépressif”), envoi des personnes internées dans des cellules surpeuplées de prévenus ou condamnés,

générant de nombreux conflits au sein du carcéral, carences totales apportées en termes de soins aux internés, encadrés par un personnel souvent motivé mais insuffisant et non-qualifié (à l'annexe psychiatrique de Lantin, il n'existe qu'un psychiatre à mi-temps pour 56 internés), dortoir de 26 lits où sont logés les internés de Jamioulx. L'ensemble de ces situations sont considérées par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) comme incompatibles avec toute mission thérapeutique. Cette situation est également dénoncée par des médecins qui parlent de “médecine du tiers-monde” en violation flagrante de la loi du 22 août 2002 relative aux droits du patient. Dès lors, le traitement des internés se résume à l'organisation de quelques activités occupationnelles et surtout à l'octroi de fortes médications (neuroleptiques, injections de type Haldol entraînant un effet de camisole pharmacologique, traitements de castration chimique), parfois sans l'accord des patients. En conséquence, il est quelquefois impossible pour un intervenant social de pouvoir s'entretenir avec des internés complètement abattus par leur traitement. Le délai d'attente pour obtenir une place en établissement de défense sociale varie de deux à quatre ans. Pourtant, comme l'a confirmé la Cour Européenne des Droits de l'Homme, “l'ordonnance d'internement a pour but de faire bénéficier la personne concernée d'un traitement approprié ; en l'absence de ce dernier, la légitimité même de la privation de liberté doit être remise en question”.6 Cela vient confirmer l'esprit de la loi de défense sociale, qui postule implicitement


l'importance d'une intervention thérapeutique ainsi que la jurisprudence déjà prononcée par la Cour de Cassation en 1946 : “l'internement n'est pas une peine, mais tout à la fois, une mesure de sécurité sociale et d'humanité, dont le but est de mettre le dément ou l'anormal hors d'état de nuire et, en même temps, de le soumettre, dans son propre intérêt à un régime curatif scientifiquement organisé”.7 La situation des établissements de défense sociale, conjointement à celle des annexes psychiatriques, ne manque pas non plus d'interpeller et d'être mise en cause par le CPT, inlassablement, rapport après rapport, depuis sa première visite en Belgique en 1997, sans pour autant que la qualité des soins thérapeutiques organisés dans ces institutions n'évolue sensiblement. Aux Marronniers (établissement de défense sociale), les nouveaux arrivants, ainsi que des patients avec des pathologies “chronicisées” ou considérées comme “encombrantes” sont maintenus dans des pavillons insalubres ne répondant guère aux normes hospitalières actuelles. Selon le CPT toujours, “près d'un tiers des patients internés, essentiellement des patients chroniques, ne bénéficiaient d'aucune forme d'activités thérapeutiques ou de réhabilitation. Ces patients étaient manifestement laissés à leur sort. Ils passaient le plus souvent leur temps prostrés dans les salles de séjour, dans des conditions matérielles, de bruit et de promiscuité inacceptables, sans stimulation de quelque nature qu'elle soit”8. La difficile amélioration de l'état de santé mentale des internés, au vu des “traitements” appliqués, de leur situation

de pauvreté, de leur manque de relations familiales et du triple stigmate qui leur colle à la peau empêche bien souvent de trouver des solutions de sortie aux institutions de contention. Au sein des établissements de défense sociale, le CPT a rencontré des personnes qui, aux dires mêmes de la direction, n'étaient maintenues en ces institutions qu’en raison de leurs insuffisantes ressources financières, les empêchant d'avoir accès aux structures d'accueil extérieures (il s'agissait d'internés présents depuis 1965, 1975 et 1977). En outre, de plus en plus de dispositifs de soins (hôpitaux ou communautés psychiatriques) refusent la prise en charge d'internés, parce que leur projet thérapeutique institutionnel ne peut rencontrer les conditions de libération à l'essai imposées par la Commission de Défense Sociale (interdiction de sortie, imposition de traitements particuliers, etc.). Lorsque les internés trouvent une porte de sortie, elle relève souvent des structures d'hébergement non agréées et non contrôlées, où nombre d'abus ont été relevés (privation de carte d'identité, détournement des allocations de CPAS, etc.). Ces quelques éléments expliquent l'engorgement des internés en prison et indiquent l'état de précarité sociale, économique et mentale dans laquelle ils se retrouvent.

désagréable, figée dans une image fantasmatique de perniciosité. L'actuelle explosion du parcage des internés en prison, sans prise en charge thérapeutique ni politique de (ré)insertion, relève-t-elle aussi, en partie, du contexte actuel de crise socioéconomique, d'exaltation de l'insécurité et de son corollaire : l'identification de populations indésirables, rebuts de la société ? Certains résidus des pensées de Prins, finalement, ne sont peut-être pas si loin. Faute d'une politique cohérente de prise en charge par le secteur de la Santé et non par le pénitentiaire, ces oubliés du système carcéral continueront à grossir les rangs de la population carcérale, alors que la place des internés n'est définitivement pas en prison.

Foucault, M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975. Chronique du 9 février 2011 (rtbf.be). 3 Prins A., Les difficultés actuelles au problème répressif, J.T, 1905, p. 17 ; c.d. 1113-19. 4 Prins A., La défense sociale et les transformations du droit pénal, Bruxelles, éd. Misch et Thron, 1910, pp 7-8. 5 SPF Justice, La justice en chiffre, rapport 2010. 6 CEDH, arrêt Aerts contre Belgique, 30/07/1998. 7 Cassation, 25 mars 1946. Pas., p. 116. 8 Rapport au Gouvernement de la Belgique relatif à la visite effectuée par le CPT en Belgique du 31 août au 12 septembre 1997, 18/08/1998, Strasbourg, p. 80. ; http://www.cpt.coe.int/fr/etats/bel.htm 1 2

Comment expliquer que, malgré les arrêts de la CEDH, de la Cour de Cassation, et les multiples interpellations du CPT, la situation des internés demeure identique, voire se dégrade ? Peut-être, parce que ces “rebuts de la société” n'intéressent pas grand monde. Sans doute, aussi, parce qu'ils représentent, dans l'inconscient collectif, l'incarnation d'une humanité déplaisante, dérangeante et

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Par Ababacar NDAW*

Usager du train, je croise quotidiennement à la Gare du Midi, un nord-africain, vingt-cinq ans environ, toujours bien habillé et qui arpente de long en large le grand hall intérieur. Enfermé dans son monologue, il apostrophe, au milieu de l’agitation permanente et quotidienne des navetteurs, des êtres invisibles, qu’il est le seul à percevoir et à se soucier de la présence. Je suis chaque fois saisi d’émotion lorsque je le rencontre, tant la situation m’est à la fois singulière et familière. *Bruxelles Laïque Echos

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ingulière, parce que je vis en Europe et sais par ailleurs qu’ici les malades mentaux sont habituellement internés. Familière parce qu’en Afrique, ils ne sont pas exclus de l’espace public, ni sevrés du nécessaire contact avec leurs semblables. On les croise quotidiennement dans les rues, les marchés et les grandes artères urbaines. Il n’est pas rare de voir des personnes s’arrêter pour les écouter, leur parler ou les nourrir, reconnaissant en eux un parent ou une ancienne connaissance, d’autres fois pour les couvrir décemment, surtout lorsqu’il s’agit d’une femme ou d’un homme âgé. A Bruxelles, comme presque partout en Europe, par contre, quand on les voit, on s’en écarte. Le “fou” est perçu comme un être dangereux pour lui-même et pour la société.

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En Afrique, le “fou” ou la “folle” n’est pas entendu comme celui ou celle qui a perdu sa raison. Les croyances et les superstitions sont ainsi faites, qu’elles reposent sur une conception “persécutive”1 de la personne. La maladie, le malheur, la malchance ne sont pas de son propre chef, mais résultent de facteurs externes dont elle est la victime. Ainsi, “la folie provient d’une rencontre avec des créatures d’un autre monde non socialisées”2. La maladie mentale est donc le fait d’un agent extérieur perturbateur, qui peut avoir une origine verticale (Dieu, esprits des ancêtres, djinns) ou horizontale (sorcier, féticheur, personne malveillante). L’agent vertical, par exemple, fait intervenir le rapport au sacré et met en évidence un manquement (oubli d’une obligation religieuse ou cultuelle, transgression de lois ancestrales) commis par la famille. Chaque fait de la vie trouve son explication dans un schéma explicatif préétabli, que

tout le monde a intégré comme fondement culturel. Toutes les formes de maladies y sont décodées et leurs modes de traitement définis en fonction. Pour tous, la personne malade est possédée par des forces (naturelles ou surnaturelles) productrices d’inculture et de chaos, perçues comme menaçantes pour la cohésion et la stabilité de la communauté. La maladie mentale n’est donc pas “une affaire individuelle marginalisante”.3 Le fou est celui qui traduit un malaise provenant d’un dysfonctionnement collectif. Il n’est pas responsable. Il ne suscite ni peur, ni rejet de la part des autres. Il revient à son entourage de le faire soigner. Certaines familles gardent leurs malades à la maison et le confient aux soins d’un marabout rétribué, tandis que d’autres choisissent d’aller s’installer dans un village de guérisseur, seul lieu établi d’accueil et de traitement dans les campagnes africaines. Au fil du temps, mais également de leur réputation, se sont créés à côté de ces “villages psychiatriques”, des campements et des habitations bâtis par les familles des malades pour leur permettre de ne pas être séparés de leur entourage, parents directs, femme et enfants. Les malades y vivent dans un cadre protecteur et apaisant et sont, avant tout, considérés comme des personnes et non comme des déficients mentaux à isoler de la communauté. Seuls les forcenés sont entravés. Certains peuvent l’être des années durant, qui enchaîné à un tronc d’arbre ou à un pieu, qui les jambes ligotées, protégé des ardeurs du soleil et des intempéries par les feuillages ou un abri rudimentaire ! Le malade mental, même dans des cas d’agressivité extrême, n’est pas enfermé ou ségrégué. Il participe à la

vie et aux activités sociales, tout en suivant un traitement à base de plantes médicinales, de rituels magiques et incantatoires, transmis à travers des générations de guérisseurs. Des pratiques auxquelles des populations, en majorité rurale et élevées dans une vision hétéronome du monde, accordent plus de confiance qu’aux thérapies modernes venues de l’Occident et surtout basées sur l’enfermement. Les thérapies traditionnelles sont cependant très onéreuses. Elles nécessitent de mobiliser des moyens importants sur la durée, car la guérison peut être longue, de plusieurs mois à plusieurs années. A cause de la crise économique et sociale, très peu de familles sont aujourd’hui en mesure de s’occuper convenablement de leurs malades, de leur assurer des soins, voire même un hébergement. L’exode rural a poussé vers les villes des malades mentaux, sans attaches familiales, qui y vivent d’errance et de mendicité, sans aucun suivi ni traitement. Il y a très peu d’hôpitaux ou de cliniques psychiatriques publics ou privés et le nombre de malades mentaux, comme partout ailleurs, explose. Les maladies mentales, pour l’heure, et même si par ailleurs, c’est choquant, ne constituent pas, une priorité de santé publique, à côté du paludisme ou du sida, et ne sont donc nulle part visibles sur l’échelle des préoccupations officielles. Et pourtant…

1 Marc Augé, Pour une Anthropologie des Mondes contemporains, Champs Flammarion, 1994 2 Christine Bastien, Folies, mythes et magies en Afrique Noire, L’Harmattan, 1998 3 Bougoul Badji, La folie en Afrique : une rivalité pathologique, L’Harmattan, 2010

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Par Alain VANOETEREN*

L’exercice de l’accompagnement psychothérapeutique pour des personnes en situation de précarité de droit au séjour représente sans aucun doute une forme paradigmatique, et peut-être même paroxystique, du questionnement suivant : que faire de la dimension de la subjectivité, comment la réactiver dans un sens dit thérapeutique lorsque le contexte et l’environnement se révèlent à ce point surdéterminant en ce qui concerne, non seulement la sensation de bien-être psychologique, mais plus radicalement les dimensions de survie physique et psychique.

Paul Duhem - Sans titre - Coll. art & marges musée ©

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*SSM Ulysse


e droit à l’asile a connu une évolution importante de son application dans les trente dernières années. La situation peut être globalement résumée ainsi : plus de demandeurs d’asile potentiels, dans un monde qui produit plus de foyers de violence organisée, pour un moindre taux de reconnaissance. Les questions que cela ouvre, pour nous, professionnels de la santé mentale attentifs à ces enjeux seraient : comment cela se traduit-il en matière d’impact humain ? Quelle est à ce niveau l’influence de l’évolution et des conditions actuelles d’application de la politique d’asile, supposée être un des fleurons de nos démocraties, mais qui donne aujourd’hui lieu à des bilans de satisfecit de la part des autorités concernées lorsque le nombre de demandeurs diminue, et ce sur base de ce seul critère quantitatif ?

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L’évolution de l’image du réfugié Corollairement au resserrement global des critères d’application du droit à l’asile, et interagissant avec lui, on notera l’évolution des mentalités dans les pays occidentaux, où l’image du réfugié navigue entre pitié et suspicion, et où elle est de plus en plus éloignée de celles qui prévalaient antérieurement, dans lesquelles il était davantage question de destinées héroïques de résistance à l’oppression. Au dissident soviétique, au militant de gauche menacé par les dictatures sudaméricaines, figures entourées du halo romantique de résistants à l’oppresseur, a succédé l’image d’un réfugié dépouillé de tout, sans nom, sans opinion, chassé de chez lui par des situations d’invasions

brutales, d’intolérance ethnique ou religieuse, de guerre civile ou d’anomie. Les nouveaux réfugiés seraient ceux qui en réchappent après avoir été, pour la plupart, pris dans la tourmente d’événements qu’ils n’avaient pu que subir. Ils correspondraient plus que tout autre à cette catégorie qui force la pitié et la compassion dans nos représentations et pour laquelle reconnaissance et réparation nous semblent justifiées : ceux qu’on appelle les ‘victimes’. Cette identification possible des réfugiés aux victimes n’aura pas, loin s’en faut, pour conséquence l’augmentation de la bienveillance vis-à-vis des demandeurs d’asile, ni une hausse du taux de reconnaissance. C’est bien au contraire un climat de méfiance et de suspicion à leur égard que l’on voit s’installer. La demande d’asile est avant tout perçue comme un des seuls sésames pour bénéficier du Welfare de la forteresse Europe. Ces évolutions concomitantes ont pour effet de cristalliser autour du personnage du demandeur d’asile les limites et les points de rupture de leurs développements respectifs. A la fois prototype de l’étranger désireux de pénétrer indûment notre espace territorial et de la victime à la merci des pires exactions, ce personnage convoque simultanément plusieurs ordres de valeurs et de représentations, aux confluents desquels il se retrouve ballotté dans notre imaginaire et, plus dramatiquement, auxquels il est directement confronté par l’intermédiaire de l’arsenal administratif et juridique que notre société a sécrété comme synthèse hypothétique à ces différents ordres.

Nous pouvons dans la foulée essayer de repérer et d’isoler les logiques discursives sur lesquelles vont se forger les termes et enjeux actuels de la politique d’asile : - Nous sommes un pays démocratique, signataire de la Convention de Genève, qui assure accueil et protection aux personnes menacées/persécutées dans leur pays d’origine. - Certains étrangers sont prêts à faire et dire n’importe quoi pour s’installer chez nous et profiter de notre système. - On ne peut pas accueillir toute la misère du monde. - Il faut repérer, écouter, soigner les victimes et leur apporter réparation du préjudice qu’elles ont subi. On pressent le caractère peu homogène d’un mélange de ces quatre types de constructions et, à partir de là, le tour de force que doit représenter une politique qui tentera de satisfaire à cette quadruple exigence de notre imaginaire social. Au risque de trop insister sur une dimension qui travestit ou détourne les fondements du droit d’asile et de participer à une tendance générale de victimisation de la condition des demandeurs, nous incarnons les professionnels spécialistes du traitement de ce nouveau paradigme : le traitement de la souffrance et des troubles des réfugiés, des exilés, des candidats à l’asile, des victimes de persécution. A ce titre, je m’autoriserai à pointer l’existence d’autres liens entre l’exil et la souffrance psychique, notamment les souffrances induites par la politique d’accueil que nous appellerons “maladies de séjour”. Je me focaliserai ici sur les effets de la procédure d’asile.

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La conception de l’humain dans la procédure d’asile

principal indicateur pour octroyer ou non le statut de réfugié.

Plus que dans d’autres cadres de décisions administratives ou juridiques, la procédure de reconnaissance du droit à l’asile se caractérise très régulièrement par le manque ou l’absence d’éléments de témoignages directs ou de preuves tangibles quant aux conditions d’occurrence des faits incriminés. Les conditions de dangers, menaces ou persécutions, comme les circonstances de la fuite et de l’exil telles que vécues par les candidats réfugiés, n’ont la plupart du temps pas laissé de traces objectivables. Lorsque certaines pièces existent, il ne va pas de soi que le demandeur d’asile ait pensé à les emporter dans la précipitation de la fuite ni qu’il puisse se les procurer ou se les réapproprier plus tard, par manque de temps, de moyens ou par crainte des conséquences d’une telle recherche pour lui ou pour les proches restés au pays.

On peut déduire les critères utilisés dans la décision d’octroi à partir des arguments et justifications donnés dans les motivations de décisions négatives : incohérence, inconsistance ou confusion du récit, contradictions, imprécisions et inexactitudes des détails fournis, omissions, méconnaissance du contexte social, culturel et géopolitique de son pays d’origine, occultation ou falsifications de certains faits concernant son identité ou son histoire, contradictions avec les informations que détient le CGRA sur le pays d´origine.

La question de l’évaluation de la validité de la demande se base dès lors principalement sur le critère de la crédibilité du récit de la victime présumée, à défaut d’une possibilité de vérification d’informations directement objectivables et de sources potentiellement réfutables. La pratique classique de l’interview part du principe qu’il existe des moyens objectifs de repérer, dans le récit que propose une personne du souvenir de ce qui lui est arrivé, s’il est fait référence à des événements qui ont vraiment eu lieu ou s’il s’agit de faits inventés. A défaut de preuve, on suppose donc possible le recours à des ‘critères objectifs’ de l’analyse de la crédibilité, celle-ci étant présentée comme le

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On peut avancer que la position qui soustend une procédure de vérification de la crédibilité du contenu oral des récits de demandeurs n’est possible qu’à partir des présupposés suivants : - On se souvient particulièrement bien et longtemps, avec une grande précision, des événements à portée dramatique auxquels on a été confronté. - Il peut être attendu, quand les circonstances s´y prêtent, que la victime présumée fasse retour de manière détaillée sur ces événements, les contextualise dans le cadre d’un récit autobiographique chronologique précis, qu’elle soit apte à transmettre clairement cette information à un fonctionnaire mandaté dans le cadre de la procédure, que ce soit directement dans une langue partagée ou, si nécessaire, grâce au recours à un interprète assermenté. Selon une recherche que nous avons finalisée à la fin de l’année 20092 sur la façon

dont se construit le récit autobiographique et sur la valeur qu’on peut lui octroyer, ces présupposés peuvent être remis en question de manière radicale. Notre recherche révèle que les critères utilisés pour évaluer la crédibilité d’une expérience de persécution à partir du récit autobiographique manquent de validité, et ce même dans des conditions normatives et culturellement homogènes, comme en attestent les données recueillies en psychologie sociale et expérimentale. En outre, les symptômes consécutifs au développement de troubles post-traumatiques rendent les exigences concernant la qualité du récit à produire dans le cadre des interviews clairement irréalistes. Telles qu’appliquées, les exigences de la procédure relèvent à la fois d’une méconnaissance du fonctionnement psychique humain, dans ses composantes normales et pathologiques, mais elles seraient également, selon nos observations, génératrices d’une forme de troubles que je me suis autorisé à dénommer “maladies de séjour”. Quel que soit l’état de santé du sujet, mais de manière amplifiée pour les plus fragiles, la procédure, dans la mesure où elle invite à se remémorer le détail de souvenirs qu’on a potentiellement perdus pour les uns, dont on ne peut ou ne veut se souvenir pour les autres, et dans la mesure où elle fait dépendre de cette capacité de remémoration la sécurité et le droit au séjour, constitue une épreuve psychologiquement pathogène. La temporalité de la procédure comme source de fragilisation psychologique Une personne qui est passée par des


expériences dramatiques, suivies d’une fuite et d’un exil dans des circonstances souvent précipitées, inconfortables et empreintes d’insécurité, après avoir brutalement abandonné son cadre de référence et tout l’environnement humain, social et culturel dans lequel elle avait l’habitude de se mouvoir, arrive dans le pays d’accueil dans un état émotionnel au mieux fébrile, au pire perturbé. On sait qu’il lui faudra alors un temps, plus ou moins long selon la situation et les ressources de la personne, pour se remettre psychiquement du choc engendré par ce brutal chamboulement de tout ce à quoi elle avait coutume de se référer. Le moment de la première confrontation avec les exigences de contrôle de la légitimité de son exil peut entretenir et renforcer le sentiment d’insécurité lié à la traversée de ses épreuves successives. Il va de soi en outre que ce n’est pas le meilleur moment pour inviter le demandeur à produire un récit clair et cohérent, dans un contexte où il entretient une légitime sensation d’avoir perdu le contrôle sur ce qui dirige sa destinée. Si le temps est laissé à la personne pour ‘atterrir’, les problèmes de temporalité liés à la procédure ne s’estompent pas toujours facilement pour les personnes hautement traumatisées, notamment pour celles dont les troubles aigus occasionnés par l’exposition à des expériences traumatiques se chronifient, comme c’est le cas régulièrement, notamment pour ceux et celles qui ont été l’objet de torture et/ou de traitements humainement dégradants. Même quand ce type de troubles n’est pas à l’avant plan, l’impossibilité de maîtriser d’une manière ou d’une autre la

dimension temporelle d’une procédure, qui peut s’étaler dans certains cas sur plusieurs années, a des effets perturbateurs sur le psychisme. Trop peu de temps se révèle anxiogène pour certains mais, au même titre, et cette fois pour la majorité des demandeurs, une attente trop longue, dans le no man’s land d’une protection conditionnelle à l’intérieur de laquelle les sujets sont confrontés à une dépendance et à une passivité d’une durée indéterminée, ne manque pas d’occasionner des troubles psychiques de types et de formes variables, souvent cumulés : angoisse, troubles de l’humeur, agressivité, comportements à risque, toxicomanie, insomnie, troubles psychosomatiques,…

Beaucoup de sujets présentent une recrudescence de symptômes anxieux dans les jours qui précèdent une convocation pour une audition. D’aucuns vont même présenter des symptômes de panique extrême. Dans certains cas, celle-ci est provoquée par une sensation de reviviscence du trauma et des expériences qui l’ont entraînée. Outre le fait que la procédure en tant que telle rappelle des événements qui y sont psychiquement associés, le fait d’avoir à revenir sur des contenus d’expérience traumatique est une perspective que certains ne peuvent envisager sans frayeur, quand ils ne préfèrent pas tout bonnement y échapper ou l’escamoter.

Les phases de la procédure comme sources de fragilisation psychologique

Le contexte et le contenu des auditions comme facteurs psychologiquement fragilisants

Il apparaît clairement dans les échanges que l’on a avec les demandeurs d’asile que la très grande majorité d’entre eux comprennent imparfaitement le cadre et les enjeux d’une procédure dont le caractère semble déjà nébuleux et difficile à maîtriser pour beaucoup d’intervenants belges. Sans souvent disposer d’une information claire et intelligible, et ce compte tenu notamment de l’impact de facteurs linguistiques, socio-éducatifs et culturels, les candidats appréhendent cependant subjectivement avec beaucoup d’acuité que les exigences de vérification auxquelles ils sont confrontés lors des auditions auront un impact crucial sur leur devenir. Quoi de plus anxiogène et psychiquement perturbant que les échéances d’un examen dont on est mal informé sur les enjeux, le type de questions et les conditions de passation ?

Pour faire une brève évocation de ce point crucial de notre objet d’étude, nous nous appuierons sur un extrait de l’analyse qu’y consacre Béatrice Patsalidès : “Exiger d’une personne rescapée un témoignage chronologique sans faille et sans blancs n’atteste pas seulement d’une profonde et insultante ignorance de toutes les recherches sur le traumatisme de la violence politique ainsi que de ses témoignages, mais équivaut, ce qui est pire, à un déni fondamental de l’essence même du témoin et, j’irai jusqu’à le dire, une ‘incrimination’ contre son humanité. C’est en cela que la procédure d’asile telle qu’elle se déroule aujourd’hui en France est perverse car elle assimile incohérence de la mémoire – un des effets intrinsèques du trauma – et intention de mentir.”3

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Nous terminons par l’évocation de la manière dont Cécile Rousseau et Patricia Foxen4 rendent compte des effets néfastes de la procédure : “Le déni de traumatisme vécu dans le cadre des procédures d’immigration constitue souvent un deuxième trauma, parfois plus destructeur pour le réfugié que l’événement originel. Le fait de considérer le récit du réfugié comme un mensonge sous-entend qu’il a inventé son histoire, qu’il a créé l’horreur, qu’il en porte la responsabilité. Il devient alors le seul responsable non seulement de sa souffrance mais aussi de celle de ses proches et de sa communauté. Cette intériorisation de l’accusation de mensonge peut être intolérable. Le monde moral change de signe et l’absurdité triomphe.”

1 Texte inspiré d’une intervention proposée au colloque du centre Primo Levi, spécialisé dans le soin et le soutien apporté aux victimes de torture : Clinique : éthique et politique, les 26 et 27 juin à Paris. 2 A. Vanoeteren et L. Gehrels, “La prise en considération de la santé mentale dans la procédure d'asile”, dans Revue du Droit des Etrangers, n° 155, numéro spécial "Asile et Santé Mentale", Bruxelles : ADDE, 2009. 3 B. Patsalidès, “Reflets pervers : La procédure d'asile à travers le prisme de la mémoire traumatique”, dans Politiques d'Asile et d'Immigration : Faire entendre la voix des victimes de torture, actes de la journée du 23 juin 2008, association Primo Levi, pp. 58-59. 4 C. Rousseau et P. Foxen, “Le mythe du réfugié menteur : Un mensonge indispensable ?”, dans L'Evolution Psychiatrique 71, Paris, Elsevier, 2006, p. 505.

Inès Andouche - Sans titre - Coll. art & marges musée ©

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Par Mario COLUCCI*

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la psychiatrie italienne était très en retard par rapport à celle d’autres pays européens. Le nombre d’internés dans les asiles arrivait à 110 000 personnes. Les hôpitaux psychiatriques italiens n’étaient que des lieux de surveillance, enfermement et répression. *Psychiatre, chef du Service pour les Toxicomanies de Palmanova (Udine). Psychanalyste, chargé de cours à la Faculté de Psychologie de Trieste et à lInstitut pour la Clinique du Lien Social de Venise.

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our la psychiatrie, l’isolement est l’instrument thérapeutique par excellence. Il s’agit de la solution idéale pour toutes les questions d’ordre public que le pouvoir administratif ne sait pas résoudre. Le pouvoir administratif, à travers le mandat des médecins, pourra garantir l’ordre public, à l’abri de toute accusation d’arbitraire. La médecine mentale se substitue à la souveraineté du droit, en cachant l’internement derrière la nécessité du soin et de l’assistance. Grâce au diagnostic, il naturalise la folie, c’est-à-dire qu’il la transforme en un objet de nature, il la rationalise en tant que trouble mental et enfin, il en justifie l’internement dans l’institution en tant qu’elle est dangereuse. Enfermée dans l’institution, la folie trouve sa pleine réalisation dans le rôle de maladie mentale.

P

La loi italienne de 1904 sanctionne l’internement des malades qui étaient définis comme “dangereux pour eux-mêmes et pour les autres et source de scandale public” et qui doivent être soignés dans des instituts spéciaux, les asiles, par des médecins spéciaux, les psychiatres. La psychiatrie acquiert un pouvoir énorme. Mais elle se trouve contrainte dans un espace à part. Ce n’est pas seulement le malade qui est interné à l’asile mais le médecin aussi qui, avec sa nouvelle discipline, partage le même sort. Alors, comment sortir de l’isolement ? Au XIXe et au XXe siècle, la psychiatrie étend son domaine en dehors des murs de l’asile et au-delà de la maladie pour faire valoir son savoir dans le contrôle généralisé et dans le fonctionnement de la population. Ce qui l’expose inévitablement au risque de renoncer à son devoir thérapeutique de

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soin et de devenir, comme dit Foucault, “une branche spécialisée de l’hygiène publique [...] un domaine particulier de la protection sociale, contre tous les dangers qui peuvent venir à la société du fait de la maladie”.2 En Italie, un tournant radical a été pris grâce à la figure du psychiatre Franco Basaglia. Il se forme à l’université de Padoue dans les années cinquante, où il travaille comme assistant à la clinique pour maladies nerveuses et mentales. Insatisfait par la psychiatrie positiviste, il s’ouvre aux courants d’inspiration phénoménologique et existentielle. En 1961, il abandonne la carrière universitaire et devient directeur de l’asile de Gorizia. Dès qu’il y arrive, il est dégoûté par la condition inhumaine dans laquelle se trouvent les patients, par les violences auxquelles ils sont soumis, par le manque substantiel de valeur thérapeutique du lieu. Aidé par un groupe de jeunes collaborateurs et s’appuyant sur l’expérience anglaise de la Communauté thérapeutique de Maxwell Jones, Basaglia s’engage dans un travail de transformation institutionnelle. On abolit les contentions physiques et les thérapies de choc, on organise des assemblées de service et plénières, on ouvre les portes des pavillons et les grilles de l’hôpital. En d’autres termes, on cherche à “mettre entre parenthèses la maladie”, comme dit Basaglia, pour s’occuper du malade. Le geste phénoménologique d’épochè3 est une suspension du discours psychiatrique organiciste, avec sa clinique du déficit et son invalidation du sujet fou et de son discours. Suspension du regard psychiatrique qui réduit la folie à

un fait de nature, à une maladie mentale entendue comme appauvrissement cognitif et affectif, déchéance, dégénération, événement incompréhensible, incurable, inguérissable, enfin imprévisible et donc dangereux. Il dérive de cette clinique du déficit un concept de protection de la société contre le fou qui historiquement coïncide avec l’isolement et l’internement institutionnel. Bien vite cette opération d’épochè faite par Basaglia va prendre un caractère éthique et politique : une fois démasquée la contradiction fondamentale de la psychiatrie, qui occulte sa fonction sociale sous une prétendue neutralité scientifique, le rôle des psychiatres va entrer en crise et cela va rendre possible une critique radicale des institutions dans lesquelles ils travaillent. La thèse de base est que l’hôpital, destiné au traitement des maladies mentales, est en réalité le lieu de leur chronicisation et de leur aggravation. Ce qui frappe fortement Basaglia, c’est de constater qu’à l’intérieur de l’institution, la folie n’a plus de force. La folie a été transformée, vidée de toute énergie. Dès qu’il arrive à Gorizia, écrira-t-il, il rencontre le parfait hospitalisé, le malade mental assujetti et adapté au pouvoir institutionnel, “celui qui se présente complètement domestiqué, docile au vouloir des infirmiers et du médecin ; celui qui se laisse habiller sans réagir, qui se laisse laver, nourrir, qui s’offre pour être remis en ordre comme on remet en ordre sa chambre le matin, le malade qui ne complique pas les choses avec ses réactions personnelles, qui se conforme même sans protester, passivement, au pouvoir de l’autorité qui


le protège”.4 L’image du parfait hospitalisé au summum de sa carrière institutionnelle est l’image d’un homme vidé. Vidé de sa force, de son énergie, de ses droits, de ses capacités de réaction critique. Vidé de sa folie. Le système de pouvoir lui-même qui fonctionne à l’intérieur de l’asile s’organise selon une disposition tactique, qui doit permettre de dompter “quelque chose qui est un danger, quelque chose qui est une force”.5 Le problème pour la psychiatrie n’est plus celui de la vérité de la maladie, mais, comme dit Foucault, “un problème de victoire”.6 Il s’agit de dominer ou de vaincre quelque chose qui a les caractéristiques du danger et de la force. La folie, celle de l’individu furieux, est faite de force dangereuse. Foucault, toujours, dit : “De sorte que, si tel est bien l’objectif de la tactique asilaire, si c’est bien ça l’adversaire de cette tactique : la grande force déchaînée de la folie, eh bien, que peut être la guérison, sinon la soumission de cette force ?”.7 Les psychiatres ne croient plus pouvoir vraiment éliminer le délire du malade, ils se dotent au contraire des moyens nécessaires pour soumettre la force dangereuse de la folie. C’est pour cela que Basaglia, à Gorizia, dans la tentative de renverser la logique du fonctionnement de la machine asilaire, cherche à faire pencher la balance du pouvoir du côté des internés. Pour lui, l’action thérapeutique, c’est avant tout créer des occasions pour que les internés

puissent s’exprimer, pour qu’ils arrivent même à manifester la force de leur folie. Les assemblées de Gorizia ont ce premier objectif : contester et faire en sorte que le discours produit se déplace du psychiatre à l’interné. On fait de la thérapie à partir du moment où on laisse la place à la voix des internés, à ceux surtout qui ne sont pas d’accord, car il faut leur redonner la possibilité d’exprimer encore cette agressivité qui est leur seule ressource contre l’anéantissement institutionnel. Basaglia écrit : “ceux qui participèrent à cette première communauté furent choisis parmi ceux qui […] s’étaient montrés les moins adaptables et donc qui possédaient encore une bonne dose d’agressivité sur laquelle on aurait dû parier”.8 Basaglia mise sur ceux qui sont le moins adaptables, sur ceux qui sont dotés d’une bonne dose d’agressivité, autrement dit, il compte paradoxalement sur l’aspect qui historiquement a représenté l’objectif de l’action répressive de la psychiatrie : c’est-à-dire la force de la folie, l’agressivité du malade, sa dangerosité. Jouer sur l’agressivité de l’interné est le seul moyen d’annuler tout sentiment de reconnaissance et de dévouement et de mettre en place, dit Basaglia, “une vraie relation […] un rapport de tension réciproque qui, tout seul, peut être capable – actuellement – de rompre les rapports autoritaires et paternalistes qui étaient la cause, encore jusqu’à hier, de l’institutionnalisation”.9 Le droit à l’expression de l’agressivité pour l’interné veut dire avoir le droit de retrouver sa subjectivité dans une action de résistance à la rationalisation

scientifique qui l’invalide ; avoir le droit de remettre en question les rôles à l’intérieur de l’institution ; avoir le droit de construire un savoir alternatif au savoir maître de la clinique psychiatrique qui permette de laisser de la place aux voix des internés. Leur savoir est le prototype de ceux que Foucault lui-même – dans le cours Il faut défendre la société – définit comme les savoirs assujettis : “Par “savoirs assujettis”, j’entends également toute une série de savoirs qui se trouvaient disqualifiés comme savoirs non conceptuels, comme savoirs insuffisamment élaborés : savoirs naïfs, savoirs hiérarchiquement inférieurs, savoirs en dessous du niveau de la connaissance ou de la scientificité requises”.10 Il s’agit de savoirs qui résistent au pouvoir, qui opposent leurs particularités au discours général de la science, qui ont le droit de critiquer l’exclusion d’une communauté, d’une citoyenneté, et donc de mettre en crise la cité et l’organisation sociale qui a permis “l’institution totale” qu’est l’asile. La sortie des malades de l’asile est le début de cette crise de la cité qui a peur de leur prétendue dangerosité. Après Gorizia, les autres expériences de Basaglia, à Parme et à Trieste, sont fondées sur la prise de conscience qu’il ne suffit pas de réformer l’asile, mais qu’il est nécessaire de l’abolir. Dans les années soixante-dix, les expériences de désinstitutionnalisation se multiplient en Italie et une mobilisation plus organique contre l’institution asilaire se développe, qui aboutira à la loi 180 de 1978. La psychiatrie est enfin réglementée par une loi sanitaire et non pas par une loi spéciale,

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comme celle d’avant 1904. La nouvelle loi dispose la fermeture des asiles et établit comme règle inéluctable que l’on ne peut être soigné que pour des raisons de santé psychique et non de dangerosité sociale. En effet, cette loi concerne les “normes pour les contrôles et les traitements sanitaires volontaires et obligatoires” et non pas la notion de dangerosité, qui disparaît complètement du texte législatif. La loi italienne sur la psychiatrie est une remise en question des principes sécuritaires qui inspirent d’autres législations. Il n’y a aucune obligation envers la justice mais uniquement envers la condition de santé de la personne. Les décisions concernant les traitements sanitaires relèvent d’un devoir éthique de soin et d’un devoir politique de tutelle de la santé du citoyen, non plus d’un devoir légal de défense de la société. L’hospitalisation d’office, qui était décidée par le préfet et exécutée par les forces de police, n’existe plus de même que l’hospitalisation sur demande d’un tiers. Cela ne veut pas dire que le traitement sanitaire obligatoire – c’est-à-dire imposé contre la volonté de la personne – n’existe pas. Mais il ne peut être décidé que par le médecin – qui doit assumer toute la responsabilité de sa décision – et uniquement pour des raisons de santé de l’individu, jamais pour des raisons de dangerosité qui menaceraient le contexte social. C’est vrai que la maladie mentale peut, dans des circonstances données, amener à des conduites agressives et violentes, conduites que, d’ailleurs, on retrouve même chez des personnes qui ne sont affectées par aucun trouble psychique.

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Mais ce n’est pas vrai que la dangerosité est implicitement et invariablement liée à la maladie mentale. Un tel préjugé anachronique et invalidant ne peut valoir dans une législation concernant le traitement sanitaire de personnes affectées par un trouble psychique, car on transformerait une absurdité scientifique en un principe normatif.11 Mais procédons par ordre : le contrôle et le traitement des maladies mentales sont normalement volontaires. Ce n’est que dans des situations particulières que la personne peut être soumise à une procédure obligatoire. Ce traitement sanitaire obligatoire (TSO), d’une durée d’une semaine maximum, ne peut être appliqué qu’à partir du moment où trois conditions sont réunies, c’est-à-dire : 1) la présence d’un trouble psychique pour lequel une intervention thérapeutique est nécessaire ; 2) l’impossibilité de soigner la personne en dehors de l’espace sanitaire (qui ne pourra plus être l’hôpital psychiatrique, que cette même loi a aboli) ; 3) l’absence de consentement aux soins de la part du malade. Cette absence de consentement au soin interroge le médecin sur ce point central et délicat que représente le rapport entre maladie mentale et liberté. La tâche que la loi indique au médecin est de prendre en charge la liberté du malade, au sens de chercher à obtenir avec patience et ténacité son consentement aux soins et, quand cela n’est pas possible, de prendre en charge son refus. Il faut faire un choix responsable qui garantisse les droits de la personne et, en premier lieu, celui d’être

soigné. En définitive, on ne peut pas se cacher derrière ce refus pour soutenir, de façon instrumentale, qu’il faut garantir le respect du libre choix de l’individu. De la sorte on masquerait une attitude de déresponsabilisation et l’abandon du malade dans une condition de solitude et de misère morale et matérielle. Au contraire, le médecin doit tout mettre en œuvre pour que l’on reconnaisse à la personne souffrante pleine voix au chapitre à l’intérieur d’un dispositif thérapeutique qui reste en équilibre précaire entre la tentation de contrôle pour raisons sanitaires et le danger opposé, de dérive sociale par refus du soin. C’est précisément dans cette négociation sans fin que réside l’esprit novateur de la loi, qui interroge le technicien quant à sa propre “responsabilité politique” de médiateur entre la souffrance de l’individu et la dimension sociale et institutionnelle dans laquelle cette souffrance s’exprime. La culture judiciaire a reçu une leçon importante de la part du parcours de réforme psychiatrique. Malheureusement, la loi 180 n’a pas touché une autre “institution totale” présente en Italie, que constituent les Hôpitaux Psychiatriques Judiciaires et qui correspondent à l’internement de défense sociale en Belgique. A travers sa jurisprudence, la Cour constitutionnelle a cependant établi que les exigences de santé d’un citoyen sont toujours plus importantes qu’une mesure de sécurité ségrégative qui risque de la menacer. Pour cela, le juge peut adopter, à la place de l’hospitalisation en Hôpital Psychiatrique Judiciaire, une autre mesure de sécurité qui permette de garantir des


soins adéquats à la personne malade mentale. Ce peut être la liberté surveillée contrainte par la prescription de suivre un programme stable avec un Service de Santé mentale territorial. Le cadre territorial, c’est-à-dire, extra-hospitalier, est le lieu privilégié pour soigner les personnes atteintes de troubles mentaux, même si elles sont coupables. Il faut arriver à ce que les internés sortent progressivement et qu’ils soient confiés aux Services de Santé Mentale de leur lieu de résidence. Pour les personnes qui en plus de la mesure de sécurité doivent purger une peine, il faut prévoir une assistance adéquate en prison. La loi 180 a montré qu’une psychiatrie sans asiles est possible et a changé la mentalité autour des maladies mentales chez les professionnels et dans l’opinion publique. L’abolition de la notion de dangerosité psychiatrique permet aujourd’hui à la culture judiciaire de mettre en question la notion de dangerosité sociale. Basaglia dit : “Pour convaincre la population, il était nécessaire avant tout de remettre le fou dans la ville, dans la vie sociale. Nous avons ainsi suscité l’agressivité de la ville contre nous. Nous avions besoin de créer une situation de tension pour montrer le changement qui était en train de se produire. Avec le temps, la ville a compris ce qui était en train de se passer”.12

Prêter attention au conflit qui naît au sein d’un quartier, dès lors qu’un homme réputé dangereux revient chez lui, être présent et responsable en tant que professionnels dans la cité au moment même où on la violente, en aidant à comprendre ce qui se passe et en laissant redécouvrir la capacité d’initiative et le lien social, c’est cela qu’on peut entendre comme travail concret sur la dangerosité sociale. Le travail, au-delà de la spécificité psychiatrique, touche la ville. Entre consensus et opposition, la cité est mise face aux contradictions de la santé et de la maladie, de la liberté et du contrôle social, et elle doit répondre. C’est ça le véritable sens d’un travail que Basaglia appelle, “la transformation politique d’une communauté”.13 Transformation qui n’est rien d’autre qu’un des parcours possibles de construction d’une démocratie.

1 Deux versions modifiées et plus longues de cet article ont déjà paru, sous le titre “La dangerosité en psychiatrie : la réponse italienne” dans le Mensuel de l'Ecole de Psychanalyse des Forums du Champ Lacanien, n. 12, 2006, et dans P. Chevallier, T. Greacen, Folie et justice : relire Foucault, Editions Erès, Toulouse 2009. 2 M. Foucault, Les anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, édition établie sous la direction de François Ewald et Alessandro Fontana, par Valerio Marchetti et Antonella Salomoni, Seuil/Gallimard, Paris, 1999, p. 109. 3 La notion philosophique d’épochè a été proposée par les Sceptiques de l’Antiquité et développée ensuite par la phénoménologie de Husserl. Il s’agit de mettre en suspens ou entre parenthèses le jugement, l’attitude naturelle ou spontanée ou l’idée qu’on se fait d’une chose afin de mieux la connaître [NDLR]. 4 F. Basaglia, Potere e istituzionalizzazione. “Dalla vita istituzionale alla vita di comunità” (1965), dans Scritti, Einaudi, Torino 1981-82, tome I, p. 287. 5 M. Foucault, Le pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 8. 6 Ibidem. 7 Ibidem., p. 10. 8 F. Basaglia, “La “Comunità Terapeutica” come base di un servizio psichiatrico. Realtà e prospettive” (1965), dans Scritti, cit., tome. I, p. 278. 9 F. Basaglia, “La distruzione dell’ospedale psichiatrico come luogo di istituzionalizzazione”, dans Scritti, cit., tome 1, p. 257. 10 M. Foucault, “Il faut défendre la société”. Cours au Collège de France. 1976, édition établie, dans le cadre de l’Association pour le Centre Michel Foucault, sous la direction de François Ewald et Alessandro Fontana, par Mauro Bertani et Alessandro Fontana, Seuil/Gallimard, Paris, 1997, p. 8-9. 11 Cf. M. Colucci, P. Di Vittorio, Franco Basaglia. Portrait d’un psychiatre intempestif, Érès, Toulouse, 2005. 12 F. Basaglia, Psychiatrie et démocratie, Érès, Toulouse, 2007, p. 132. 13 Ibidem, p. 170.

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Par Yves-Luc CONREUR*

Au moment où c’est un exercice académique très à la mode de devenir un expert en “besoins humains”, en besoins de santé mentale notamment, il peut être salutaire de parer à cette inflation d’enquêtes de besoins, sur lesquelles s’appuie ce désir forcené d’être un libérateur professionnel des autres, un innovateur à tous crins, un promoteur d’alternatives dont les critères, in fine, paraphrasent les anciennes mises sous tutelle. Il faut essayer non pas de penser différemment le monde mais le changer et le changer différemment de manière que chacun puisse se sentir librement vulnérable, disponible pour le prochain événement qui surgira dans la vie, qui lui devient présent grâce à sa propre expérience, à sa confiance en son propre entendement sans que ce qu’il ressente soit confirmé comme juste par des dizaines de spécialisations paternalistes improvisées de la veille.

*Co-fondateur de l’Autre “lieu”

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e toute façon, pour rendre compte de ces besoins de santé mentale, il faut d’abord se poser la question d’une anti-définition, d’une anti-classification qui soit non pas une manière de figer une entité mouvante mais une façon d’ouvrir le répertoire de ce qui est à définir à une réalité qui ne l’emprisonne ni ne la fige jamais.

D

D’abord, il n’y a pas de distinction possible entre les besoins nécessaires de nourriture, d’un abri, de chaleur, de plaisir et le besoin tout aussi vital d’agir pour être différent, le besoin de commencer quelque chose de nouveau, le besoin de changer quelque chose dans le monde social. Ensuite, le fait de se perdre dans la folie, dans l’auto-répression psychique de ces besoins, de ces exigences et désirs d’une autre histoire, plus libre et plus heureuse, où s’exprimeraient toutes les possibilités de l’être humain, fait partie de notre monde psychique commun. “La folie n’est pas quelque chose de catégoriquement différent des expériences que nous avons presque tous faites dans notre vie et que – sauf quelques exceptions – aucun de nous ne veut refaire : l’expérience du désespoir et en même temps de l’autopunition et de l’angoisse paralysante, la perte de l’usage et des plaisirs du corps, l’expérience de la confusion et de la panique, les cauchemars d’une nuit de fièvre, l’exaltation mensongère de l’ébriété, le piège des milieux indéchiffrables et hostiles, des pédagogies destructrices, des messages contradictoires, ou des erreurs qui se

répètent ; le “voyage” (mais celui-là quand il est lamentable) avec une dose de LSD ; et indissolublement, la paralysie, la solitude, le sentiment de mort et l’incommunicabilité (la vraie) de quiconque se trouve pris dans ces éléments quand ils durent trop longtemps et sont trop durs, et quand on ne reçoit pas des autres de la compréhension, du réconfort et de l’aide mais de l’oppression et du mépris, une tolérance désinvolte ou du paternalisme. En somme, c’est là qu’est précisément l’inhumanité de la fourmilière capitaliste : il n’y a aucun sens à tracer une ligne nette de démarcation entre la normalité et la folie, entre la folie “clinique” et beaucoup d’autres souffrances, entre des sagesses qui sont monstrueuses, entre les fugues, et les erreurs, et la répression sociale qui depuis le début les conditionne et les organise. […] Il n’est pas nécessaire d’être psychiatre pour s’apercevoir que, tant chez les personnes étiquetées “perturbées mentalement” que chez beaucoup d’autres qui ont la chance de ne pas passer par les mains des psychiatres, l’écroulement psychologique tend à enfermer le sujet dans des cercles vicieux.”1 Un autre rapport à soi et aux autres Les itinéraires qui conduisent quelqu’un à traverser une crise et s’en relever impliquent de changer ses vieilles valeurs, ses façons de vivre, impliquent du courage, de la confiance, de la souffrance ainsi que des risques. Le fait de ne plus être séparé de sa propre histoire et de l’histoire des autres est

indubitablement un itinéraire politique qui mène au changement des conditions historiques et des modes de vie et qui n’est pas un problème individuel mais collectif. S’agissant d’une personne perturbée psychiquement, être mis à l’abri ne veut pas dire être caché, rendu silencieux par rapport à la vie sociale. Il faut des hôpitaux psychiatriques qui soient mis en évidence, qui parlent à la cité, des citoyens qui se parlent et se questionnent sur rien moins que cette question : qu’est-ce que l’espace commun des hommes, quel est leur monde ? Cette éthique de la psychiatrie citoyenne prend à charge de penser le vouloir être quelqu’un pour quelqu’un. Le sentiment de solidarité ou plutôt d’amitié, peut-être le seul mode de relation humaine où l’autre n’est pas mis en position d’objet, l’engouement spontané de l’Homme pour l’Homme, s’ordonne dans un édifice en définitive politique et nous rend responsables de rapports nouveaux, toujours menacés, toujours espérés. Il appartient à l’espace public de la communauté, il ne peut sombrer dans le secret ; il n’appartient en aucune façon à une expérience privée, c’est sur ses aspects ostensibles et déclarés qu’il faut insister. Bien sûr, on rencontre des crises autour de soi presque tous les jours. Mais la plupart des “victimes” de ces crises le deviennent, entre autre, du fait d’amis qui se sentent compulsivement obligés de les aider, alors même qu’il s’agit, en vrai, d’“amis” qui ne s’aident

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qu’eux-mêmes à participer sans danger et victorieusement (pour eux-mêmes) à un processus de psychiatrisation forcée de la personne qu’ils aident, voire… à sa tentative de suicide… Par ailleurs, on trouve aussi, en amont d’une hospitalisation psychiatrique, toutes sortes d’initiatives qui cherchent à former des réseaux pour empêcher, en urgence, une personne d’échouer en psychiatrie… La plupart de ceux qui font l’objet de ces interventions préféreraient sans doute la “sécurité” d’un hôpital psychiatrique légèrement libéralisé ou une semaine ou deux en compagnie d’autres victimes et d’infirmier(e)s ayant les pieds sur terre, dans un service ordinaire, n’étaient la stigmatisation, les processus institutionnalisants, le jeu des diagnostics et l’“euthanasie” chimique… Et parlant du besoin de santé du corps, Michel Foucault posait le problème suivant : comment les médecins peuvent-ils favoriser la santé des individus sans les soumettre au pouvoir médical ? Au fond comment expliquer un processus de maladie sans mensonge ni domination quelconque, dire la vérité et éviter de mystifier terminologiquement les “patients” à l’aide des techniques du pouvoir médical ? Comment mettre fin à l’impérialisme technico-médical, clarifier les données de la maladie et surtout partager les décisions à prendre ? Comment mettre fin au paternalisme, malgré le conditionnement parfois pesant du patient qui le pousse à admettre une telle attitude ? Il faudrait des “lieux-écluses”, sans immédiate injonction de projet (thérapeu-

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tique), où l’inconnu-familier (le professionnel, le pair-aidant ?) permette à quiconque en a besoin de passer “tranquillement” d’un niveau à un autre, de continuer son chemin sous la protection de l’étranger, ce prochain non interférent, attentif, en présence et avec l’assentiment duquel il puisse se taire, faire place au besoin très réprimé de ne pas parler. Des relations très différentes du rapport anamnestique qu’on retrouve plus ou moins marqué dans la plupart des communications entre professionnels et personnes perturbées psychiquement. Désinstitutionalisation des savoirs et des pratiques Il s’agit des savoirs entre les hommes et non sur l’homme, comme principes d’intelligibilité et de réalisation de tout lien social, de ce qui pousse les individus à se rendre compte que d’autres individus existent, de ce qui évite de faner leur rêve à trop grands coups de lumières diagnostiques pour en préserver l’étincelle qui le rend à lui-même, de ce qui fait renaître leurs émotions, de ce qui les (re)lie sans les brider. La plupart du temps, il s’agirait d’élargir le champ des possibles, de veiller au ressourcement qui évite l’épuisement de l’homme solitaire, la fatigue du simple courant de la vie : “l’existence est pénible à déployer une activité incessante par rapport à soi-seul”2. La question qui se pose en pointillés est celle d’une réappréciation du rôle de l’hospitalisation psychiatrique. Il est évidemment nécessaire d’en finir avec tou-

tes les méthodes d’enfermement au nom du soin et avec la confusion toujours entretenue entre maladie mentale et dangerosité mais il est fondamental, épistémologiquement, de dépasser le modèle médical en psychiatrie. Pour le psychiatre italien Franco Basaglia, le nouvel asile, c’était la médecine, le temps du management médico-politique de la cité et de la biopolitique (voir Encadré). Les savoirs et les institutions de la désinstitutionnalisation appartiendront aussi aux usagers, au social, au culturel, à tout le monde ou à personne, au-delà des points de résistance qui ont à voir avec “la folie”, “la psychopathologie”, la “structure psychique”, avec tout ce qui justifie et légitime la psychiatrie comme “science dure” dans son approche du phénomène scientifique que serait le trouble mental. Cela n’implique nullement un renoncement sans nuance aux structures d’hospitalité. Pour nombre de dissidents de la normalité, la question se pose d’une réinscription dans les structures ordinaires du socius. A cet égard, on a trop souvent mythifié le maintien ou le retour plus ou moins forcé en famille, fût-ce d’accueil. D’autres modalités de vie individuelle et collective sont à inventer et ici un immense chantier s’ouvre à la recherche et à l’expérimentation. Elles postulent pour toute personne “des lieux de soins qui se soignent” (comme le dit le mouvement de psychothérapie institutionnelle), des institutions en invention, désenclavées, déspécialisées (pas seulement médicalisées), en osmose avec les


ressources locales, sociales, de formation-insertion, de self-help, culturelles, sportives, avec le monde du travail, avec des coopératives sociales de services, des associations nées de l’action de proches, de familiers, de patients qui ont vécu des situations difficiles, avec tout ce qui peut briser la solitude et créer une vie sociale par laquelle s’engendre la lutte et l’accueil. Des lieux aussi où puissent se vivre un temps des allers et retours, s’exprimer des désirs contradictoires, de protection et d’indépendance, de se sentir à l’abri et

Biopolitique La biopolitique a notamment été théorisée, dans la lignée de Foucault, par Giorgio Agamben, philosophe. Une structure de pouvoir très ancienne, dont il fait remonter la généalogie à l’Antiquité occidentale, n’a cessé de s’épandre depuis, jusqu’à devenir la forme dominante de la politique dans les États modernes : un “état d’exception devenu la règle”. L’objet propre de la biopolitique, c’est la “vie nue” (zôè), qui désignait chez les Grecs “le simple fait de vivre”, commun à tous les êtres vivants (animaux, hommes ou dieux), distincte de la “vie qualifiée” (bios) qui indiquait “la forme ou la façon de vivre propre à un individu ou un groupe”. L’objet de la souveraineté, selon Giorgio Agamben, c’est non pas la vie qualifiée du citoyen, bavard et bardé de droits, mais la vie nue et réduite au silence des réfugiés, des déportés ou des bannis : celle d’un “homo sacer” exposé sans médiation à l’exercice, sur son corps biologique, d’une force de correction, d’enfermement ou de mort. Au modèle de la cité, censé régir la politique occidentale depuis toujours, il oppose celui du camp, “nomos de la modernité”, paradigme de cette “politisation de la vie nue” qui est devenu l’ordinaire du pouvoir. La

de ne pas être coupé du monde, de se laisser materner et d’assumer certaines contraintes, de souffler, de délirer, de rester au lit et d’en vouloir à nouveau, de rester seul dans une chambre toute la journée et d’avoir des contacts avec l’extérieur ou des visites, d’être entre personnes qui partagent les mêmes problèmes et d’être avec des gens “normaux”, de n’avoir goût à rien et de désirer un échange avec le monde, par le théâtre ou la musique, d’avoir un endroit à soi et de vivre à plusieurs.

naturelle, où l’on puisse se valoriser, remettre en question le système sans peur du psychiatre, de l’appareil institutionnel, du traitement qui n’a souvent aucun rapport direct avec une vie qui s’est faite et défaite et qui ne peut s’assimiler à un stock de symptômes… Des lieux d’émancipation, coextensifs à l’émancipation des rapports sociaux. 1 Giovanni Jervis, Le mythe de l’antipsychiatrie, éd. Solin, 1977, pp. 50, 54. 2 Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi, éd. Odile Jacob, 1998.

Des lieux où l’on ait une liberté réelle, structure de la politique occidentale, nous ditil, ça n’est pas la parole, c’est le ban. Cette thèse a une actualité évidente. Les mesures de santé publique, de mise au travail, de contrôle de l’immigration ou la prohibition des drogues révèlent la nature éminemment biopolitique des politiques publiques contemporaines. Elles s’appliquent précisément à des vies nues prises dans les catégories et les dispositifs d’un pouvoir qui les traitent comme telles – vies exposées et administrées. On pense immédiatement aux sanspapiers, bien sûr, objets de camps très littéraux, très réels. Mais aussi aux usagers de drogues, enjoints au soin ou incarcérés ; aux chômeurs, enjoints au travail ou condamnés à la misère d’un Welfare de plus en plus chiche ; ou bien d’autres. Ce n’est sans doute pas un hasard si les récents débats sur le PACS (Pacte civil de solidarité, en France) ont vu la prolifération de métaphores animalières. Au Parlement même, cœur théorique des cités parlementaires, le bios cède le pas à la zôè dès qu’on légifère sur des vies. Mais Giorgio Agamben ne s’en tient pas à un diagnostic conceptuel. À plusieurs reprises, il appelle et annonce, d’une manière assez

prophétique, une “autre politique”. Celle-ci se déploiera nécessairement au lieu même où s’exerce la souveraineté moderne, parce qu’on n’y échappe pas. Celle-ci, pour être “autre”, devra sinon s’en abstraire, du moins l’affronter, ou le subvertir. Or il se pourrait bien que les groupes les plus exposés au biopouvoir soient en train, depuis l’expérience qu’ils en font et les résistances qu’ils lui opposent, d’inventer l’alternative que Giorgio Agamben appelle de ses vœux. Pris dans les appareils du biopouvoir, sans véritable opportunité d’en sortir (comme échapper au pouvoir médical lorsqu’on est atteint par le VIH, à l’administration du Welfare lorsqu’on n’a pas de revenus, aux guichets des préfectures, aux centres de rétention ou aux zones d’attente lorsqu’on n’a pas de papiers, etc. ?), ces groupes inventent une biopolitique mineure, en contrepoint de celle de l’adversaire. En revendiquant de quoi vivre : des traitements anti-rétroviraux, un revenu minimum garanti, des drogues légales et sûres, etc. En affrontant le pouvoir là où il s’exerce : au guichet des administrations, dans les bureaucraties sanitaires, dans les tribunaux ordinaires, etc. En cherchant, en quelque sorte, le bios de leur zôè.

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Par Lillo CANTA* et Ariane HASSID**

Née dans le contexte d’une remise en question radicale des lieux de soins traditionnels entamée après 1945 et activée après 1968, La Traversière s’est posée, depuis vingt ans, en alternative à l’hospitalisation des personnes souffrant de problèmes psychiatriques. L’institution pourrait parfaitement s’intégrer dans le circuit de soins psychiatriques comme une porte d’entrée, ou de sortie, vers une autonomie plus complète des patients, si toutefois l’élan actuel dopé par la mise en place de la réforme des lieux de soins psychiatriques se poursuit dans le sens de la création concrète d’un réseau de soins personnalisés, proches des lieux de vie des patients et respectueux de leurs droits.

*Directeur général **Vice-présidente de La Traversière

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ituée près de la gare de Nivelles, la communauté thérapeutique La Traversière est un lieu de passage permettant une reprise en main progressive des patients et la relance de la responsabilité favorables à l’autonomie de personnes affectées de pathologies psychiatriques.

n’exigeons pas de projet précis ni de plan préétabli. Le projet s’établit et se précise en partenariat avec l’équipe dans les premiers mois du séjour. “Respect de la personne” et “souplesse” sont les maîtresmots de l’institution, complétés par “cadre” et “rythme adapté”.

La Traversière propose un environnement structurant prenant en compte un travail psychothérapeutique et un accompagnement socio-éducatif. Elle dispose de dix-sept places d’hébergement, dont deux sont réservées à des courts séjours de six mois et quinze à des séjours d’un an, renouvelables une fois.

Après un accueil chaleureux du nouveau résident et l’installation dans sa chambre, commence son inscription progressive et concrète dans la vie de la maison.

Le “club thérapeutique” est un autre dispositif central de l’institution. C’est un lieu mobilisateur. Ensemble, côte à côte, résidents et travailleurs imaginent et organisent les ateliers et les activités internes et externes. Ces ateliers ont pour finalité de mobiliser et de favoriser les compétences. Ils ne sont pas occupationnels et leurs visées sont thérapeutiques.

La durée du séjour et le type d’activités auxquelles le résident s’inscrira, déjà évoqués durant les entretiens de candidature et les jours d’essai, sont contractualisés. Le contrat passé est adaptable en fonction de l’évolution et du désir du résident.

On l’aura compris, ce dispositif d’organisation des tâches de la vie communautaire est le fondement même de l’action thérapeutique à laquelle patients, éducateurs, psychologues, ouvriers, directeur et psychiatre participent pleinement.

Les repas, les réunions, les activités… scandent la semaine des résidents. C’est durant leur réunion institutionnelle obligatoire du lundi matin que les résidents s’inscrivent pour le nettoyage des communs, la préparation des repas, le petit déjeuner, la gestion de la buanderie, les courses alimentaires … Chacun prend des responsabilités et chacune de ces tâches quotidiennes est accompagnée par un travailleur.

Le club permet la rencontre et l’échange entre travailleurs et résidents dans un rapport d’égalité et de solidarité réciproques.

S

Elle est un lieu propice à la réappropriation du tissu social. Les patients, très souvent domiciliés dans la maison, sont appelés “résidents”. Une année, voire deux… sont nécessaires à la (re)construction de liens sociaux. L’organisation interne, basée sur les principes de la psychothérapie institutionnelle, favorise la confrontation bienveillante aux autres, aux limites, aux règles et permet de vivre des expériences de relations. Une participation active aux tâches ménagères, à la gestion des activités et de la cuisine… stimule les compétences, renforce l’identité personnelle et l’estime de soi. L’espace institutionnel est un outil de mobilisation et d’éveil, prémices incontournables à la relance de la responsabilité et de l’autonomie.

Les membres de l’équipe sont les entredeux, les médiateurs. Et quand il y a une difficulté, on en parle sur le moment mais aussi à l’occasion de la réunion communautaire car, avec notre public, un mot prend parfois des sens différents…

Les communautés thérapeutiques sont rares et les candidatures nombreuses. C’est pourquoi nous n’acceptons que des candidats volontaires, même si nous

L’autre réunion obligatoire est celle du vendredi matin : la “réunion communautaire”. C’est un espace de paroles primordial et d’échanges d’informations et de

ressentis. Elle constitue un lieu “tiers” régulateur de la vie en groupe.

La Traversière défend l’idée que les malades restent avant tout sujets de droits, ce qui se concrétise par leur participation active à l’organisation de la maison et à sa régulation. Les résidents ne sont pas considérés comme objets de soins mais comme acteurs responsables dans la vie quotidienne de La Traversière. Tant pis pour le confort des professionnels garanti ailleurs par le respect non discutable des fonctions et la routine apaisante. En effet, cette dynamique génère des conflits, des remises en question, des rencontres et des affinités. Le fait que les patients prennent des responsabilités réelles produit un effet sur

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l’institution. Les résidents sont considérés comme des gens ayant, malgré leurs difficultés, des capacités réelles à prendre en charge certains domaines de la vie du groupe et, partant, de leur vie future plus autonome. Ce réseau met en lien les gens autour de projets concrets. Le club permet une circulation qui répartit les personnes de l’équipe autrement qu’au regard de leur fonction. Le projet de La Traversière prévoit que tous les membres de l’équipe, pendant leurs heures de travail, animent un ou deux ateliers au choix. Chaque travailleur endosse la coresponsabilité des tâches

collectives. Quand le psychiatre ou le directeur anime un atelier cuisine ou d’écriture, il est tout entier impliqué en tant que personne… Cela n’est pas toujours aisé mais assure un lien authentique, d’égal à égal, où le patient sent les faiblesses et les forces investies des travailleurs. Cette authenticité dans les relations humaines, tellement problématique pour nos résidents, constitue le ferment de leur évolution favorable. Depuis dix ans, l’asbl La Traversière gère également un centre de jour dans un autre quartier de Nivelles. La Fabrique du Pré accueille 35 à 40 patients et fonctionne

Josef HOFER - Sans titre - Coll. art & marges musée ©

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selon les mêmes principes que La Traversière. Nous sommes en train d’y mettre sur pied un club “photo” ouvert aux patients, aux anciens patients et, nouveauté, aux gens du quartier, afin de favoriser l’inclusion. Si nous avons été des promoteurs en matière d’alternative à l’hôpital psychiatrique, nous ne pouvons que nous réjouir de l’ouverture progressive mais prometteuse du réseau de soins.


Par Cedric TOLLEY*

Considérations autour de la lecture de “Concept de la maladie”. Un texte du

Sozialistisches Patientenkollektiv, rédigé en 1971, et traduit de l’allemand par Georges Cipriani.

*Bruxelles Laïque Echos

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e Collectif des Patients Socialistes (SPK) a été fondé en octobre 1970 par des patients de la Polyclinique Universitaire de Heidelberg (Allemagne). Son objectif est de développer le potentiel révolutionnaire de la maladie pour participer à la mise à bas du capitalisme. Générateurs de textes de doctrine politique, de réflexions sur la maladie, et en particulier la maladie mentale, le SPK prolonge son action dans les mouvements politiques de la gauche radicale des années 1970 ainsi que dans la sphère culturelle. Plusieurs de ses membres ont ensuite participé de près ou de loin aux activités de la Rote Armee Fraktion. Ce groupe politique a, par ailleurs, fait des émules jusqu’en Australie où quelques précurseurs du mouvement musical industriel, issu du milieu de la psychiatrie, fondèrent un groupe de musique nommé SPK qui s’inspiraient des écrits du collectif d’Heidelberg dans leurs chansons. Et leur impulsion n’était pas confidentielle, puisqu’elle a trouvé des prolongements jusqu’à inspirer des groupes de musique plus connus chez nous, tel The Cure, dont le nom n’est pas innocent.

texte nous intéresse aussi parce qu’il s’appuie sur une démarche strictement matérialiste et ne fonde l’analyse qu’en l’expérience et la réflexion humaine.

transformation des rapports sociaux. En faisant des rapports sociaux leur objet, elles s’imposeraient comme “acteurs conscients”.

Nous prendrons ici le parti de laisser parler les auteurs, de résumer et de commenter leur propos. En effet, “les mots sont importants” et le fait d’accepter la lecture d’un texte dont le style orienté selon une idéologie à laquelle nous ne sommes pas habitués est aussi une façon de penser en dehors de nos sentiers battus et de regarder notre réalité d’un autre point de vue. Cet exercice montre aussi qu’il est diverses façons d’aborder une réalité partagée et que “le parler” dominant ne doit pas rester en mesure de quadriller la pensée humaine.

“Sujet est ce qui s'épanouit librement dans les différences. Objet est ce qui se constitue dans le procès d'épanouissement du sujet.

Le texte que nous lisons, “Concept de maladie”, peut sembler ardu tant le développement de la pensée des auteurs s’enracine dans le parler hégélo-marxiste-léniniste qui, depuis les années 1970, nous est de moins en moins commun. Nous pensons cependant que cette expérience mérite d’être relayée car elle montre que les patients, les malades, trop souvent relégués au rang d’objets de la médecine, sont en mesure de prendre leur situation en mains et de se poser en acteurs sociaux politisés (“sujets” disaient-ils). Le

Sujet et objet1

L

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Après avoir posé un certain nombre de définitions, dont nous verrons celle qui décrit la relation entre sujet et objet, les auteurs décrivent l’essence capitaliste de la maladie, les conséquences en termes de symptômes, le potentiel d’action et de renversement que permet la prise en charge de la maladie par les patients.

Il s’agit dans cette première partie de poser la définition du sujet (qu’actuellement nous nommerions plutôt “acteur”) et de l’objet. Et de montrer le rapport entre les deux. De l’avis des auteurs, les rapports de production capitalistes placent les personnes au rang d’objet (la force de travail) mobilisable au profit de la production. Il importe, pour le SPK, que les personnes prennent conscience de cet état des choses et œuvrent collectivement à la

II n'y a cependant dans la société bourgeoise que le capital qui puisse s'épanouir librement dans les différences qui déterminent alors chaque singularité. Les individus singuliers ne sont qu'objets des nécessités du procès de valorisation capitaliste qui est le sujet qui détermine tout. Les relations des individus singuliers entre eux ne sont donc que des relations d'objet à objet ; il ne peut aucunement être question de libre volonté, car la volonté n'est que la façon dont les nécessités du capital se représentent pour chacun en particulier Mais les rapports de production capitalistes sont eux-mêmes le produit de ces individus en particulier, en ce que ceux-ci se comportent en objet, ils maintiennent en l'état les rapports de production. Ils sont donc à l'égard de ces rapports les producteurs […]. De cette manière passive, ils sont donc eux-mêmes sujets ; mais ils sont absolument objet dans leurs activités. La dialectique de sujet et objet s'inverse conséquemment lorsque les individus objets singuliers se reconnaissent comme sujet collectif et font des rapports sociaux leur objet en tant que leurs produits. C'est objectivement et subjectivement dans la maladie que se trouve la nécessité de


cette inversion. Ce n'est qu'à partir de la maladie que se laisse développer l'identité politique des consciences qui est nécessaire pour faire de la société son objet. » Le dernier passage de cet extrait prête à l’équivoque. Le SPK considère-t-il que la maladie, au sens le plus immédiat du terme, soit l’unique ferment de la prise de conscience et du travail pour la refonte des rapports sociaux ? Ou alors étend-t-il la définition de la maladie à une réalité moins immédiate ? La suite laisse croire que c’est à cette seconde solution qu’il faudra s’attacher. Maladie et Capital En effet, ici, les auteurs montrent comment le mode de production capitaliste est en lui-même générateur de maladie. La maladie devant être comprise comme ce qui est mortifère et contraire à la vie. L’idée générale est que, telle la matière, les personnes, force de travail forcée de travailler et, par là, objets du procès de production, épuisent leur force vitale dans le travail de production. “[…] la production est immédiatement identique à la destruction des forces productives. Car les exploités sont contraints de vendre leur force de travail qui est leur corps et leur réflexion, donc leur vie, afin de vivoter dans une vie qui n'en est plus une pour eux. Les produits sont particulièrement précieux pour cette raison qu'ils contiennent la vie rompue en eux, l'usure des exploités, leur force de travail. […] Par là l'échange des produits est équivalent à l'échange de vie meur-

trie par morceaux ou autrement, de maladie. …pour produire pour le capital dans ces rapports meurtriers, pour s'abandonner soi-même aux rapports de production, la vie se contredit elle-même et sombre dans la maladie…]. La maladie est donc la force qui maintient en état les rapports et crée pareillement chaque produit singulier ; les produits eux-mêmes sont l'accumulation matérialisée de la maladie des masses. La maladie est une force productive et une force de propagation, expansive comme le capital procède ; la maladie est sujet. Dans ces rapports sociaux la production est égale à une destruction […]. L'individu singulier n'a […] aucune autre possibilité de se maintenir en vie que de sacrifier cette vie au procès de production, donc de la détruire. Ainsi, celui qui produit se métamorphose dans ce procès de production en produit, en marchandise […] afin de vivre, ou, pareillement, afin de satisfaire ses besoins, il doit produire. […] les besoins sont cependant à nouveau le point de départ de ce procès continuel […] et ne contiennent aucune possibilité de satisfaction, mais seulement les nécessités du capital. Du fait que les conditions générales se représentent comme pouvoir naturel et immuable à l'égard de l'individu singulier, celui-ci ne peut pas reconnaître en quoi la maladie est socialement produite ou en quoi la société est malade. II s'approprie la maladie en tant que souffrance individuelle, comme misère personnelle dont on est fautif, qui doit être gérée individuellement. II prend par là définitivement en ses

mains propres l'autodestruction. […] Du malheur inconscient il se développe ainsi nécessairement une conscience malheureuse qui reconnaît l'identité du capital et de la maladie. La lourdeur de la souffrance comme nécessité objective accompagnant la métamorphose devient politique, le malade devient patient.” Ce serait donc par la conversion de la vie (la vitalité du corps et de l'intellect) en produit de production que le processus capitaliste est générateur de maladie. Les personnes sont réduites à leur force de travail. Il n’est donc pas question pour elles d’envie ou de satisfaction des personnes en tant que “sujet”. Seulement, dans le cadre du système de production (les besoins sont à satisfaire au moyen de la production elle-même), elles sont contraintes de se maintenir (et pour cela de produire) dans un état de survie qui ne permet ni l’épanouissement, ni la prise de conscience immédiate qui feraient passer les personnes de l’état d’objet à celui de sujet. Les auteurs dénoncent en outre la négation du caractère mortifère du capitalisme en ce que l’apparition de la maladie n’est pas considérée comme résultant des rapports de production mais comme un “coup du sort”, une “misère personnelle” dont celui qui en est frappé doit seul assumer la responsabilité. Pour le SPK, la maladie est une production sociale2 et doit être reconnue comme telle afin que le malade devienne acteur conscient. Les auteurs semblent considérer que cette prise de conscience est inéluctable telle l’éclosion d’une sorte de “conscience de classe” et qu’elle doit inévitablement

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aboutir à l’action des malades devenus patients. L’histoire nous montre cependant que cette inéluctabilité est assez incertaine ou qu’elle se fait encore attendre... Symptômes Les auteurs du SPK voient les symptômes comme une protestation objective contre les structures sociales. Et ils entendent mettre en lumière le fait que l’individualisation de la gestion des symptômes représente un mécanisme de déni à l’égard des causes de la maladie et, partant, un moyen ultime d’aliénation. “Les symptômes, associés à une lourdeur de souffrance, sont des formes d'apparence de la maladie sociale dans l'individu singulier. Bien que produit socialement, ils sont gérés ou appropriés individuellement. […] les symptômes sont protestation contre les structures fondamentales de la société ; le contexte social produit toutefois les symptômes justement comme étant sans contexte, isolés, individuels […] La tentative de résolution individuelle de la souffrance ne donne qu'une mauvaise infinité seulement, où un symptôme en relaie un autre jusqu'à ce que la vie rongée par la maladie soit définitivement dévorée par le capital. […] la maladie n'est pas à quelque chose près le contraire de la santé, mais de la vie. La santé est une qualification des dominants qui ne dit rien d'autre sur elle-même que les symptômes sont établis de telle sorte que le malade s'encastre sans heurts dans le procès d'exploitation. La guérison (y) est alors le procès de l'aliénation de soi

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[…] et être sain signifie alors être mort vivant.” La maladie serait ainsi la conséquence mortifère du système capitaliste et le symptôme serait la marque individualisée de la société malade dans le corps de chacune des personnes malades de la société. Et pire, l’activité de guérison, ne verrait pour seule finalité que la remise en état de produire. S’il fallait relier ce propos à d’autres collectés dans ce numéro, nous pourrions voir se dessiner un tableau où la question de la santé est moins liée à solutionner l’origine des symptômes qu’au contrôle d’une des victimes du capitalisme : le malade. Ainsi, il faudrait taire l’origine de la maladie, en déresponsabiliser la société et en culpabiliser le malade. Malade qui pourtant ne serait que le porteur du stigmate de la société malade. Ce que d’aucuns nomment “médicalisation du social”, une des modalités du contrôle social et du maintien du statu quo en matière sociale et politique. Pourtant, les auteurs voient en la maladie, l’occasion révolutionnaire de subvertir l’ordre social capitaliste. Agitation De l’eau a coulé sous les ponts et il est difficile aujourd’hui d’imaginer que La révolution sociale naisse spontanément de “conditions historiques” ou de tel ou tel contexte supposé explosif. Pourtant, c’est ce qu’espéraient les membres du SKP. La question est de “savoir comment l'agir

est à développer à partir de la souffrance. […] II est donc question de développer dans ce cadre que les relations d'individu à individu sont (à l'origine) des relations d'objet à objet ; que les pensées et le corps sont préprogrammés par le capitalisme ; que la misère individuelle est identique aux contradictions sociales ; et que le renversement de perspective d'objet à sujet du procès historique n'est à réaliser que collectivement. C'est ainsi que l'inhibition de la protestation, que les symptômes représentent, sera abolie dans la dialectique entre l'individu et la société ; ainsi les énergies des êtres agissants seront libérées à partir des émotions inhibées des patients (c'est-à-dire le souffrant conscient) et que sera précisément activé le tissu explosif qui détruira le système dominant constituant l'homicide permanent. […] L'ennemi de classe est justement à définir comme tel en ce qu'il met publiquement et légalement en marche l'appareil policier, la bureaucratie et l'armée contre ceux qui développent de manière conséquente leur agir à partir de leur souffrance individuelle (socialement produite).” Ce passage n’en est pas moins intéressant tant il porte les germes de la prise de conscience et de l’envie d’agir collectivement d’une manière qu’aujourd’hui nous préférons parfois dire “citoyenne”. Ce que les auteurs soulignent, c’est le caractère éminemment politique de la souffrance et de la répression que risquent ceux qui prendraient en mains l’idée de politiser la question de la souffrance et de sortir d’une logique stricte de responsabilité individuelle pour mettre à l’index la part du


corps social dans son ensemble et les modalités défectueuses du vivre ensemble, productrices de souffrance sociale. Ils font de la maladie et du symptôme le substrat de la contestation par le biais d’une prise de conscience collective. Ils tirent les origines de cette prise de conscience dans l’expérience sensible des malades : la souffrance, les émotions. Il aura sans doute manqué à ce texte quelques pistes empiriques sur le “comment” les êtres souffrants peuvent se mettre en mouvement et prendre collectivement en charge la politisation du tort qui les mobilise, jusqu’à imposer une transformation des rapports sociaux qui engendrent, étendent et perpétuent ce tort. Et avant cela, quelques explications sur le “comment” les malades deviennent patients, comment ils s’ouvrent à la conscience collective que le SPK suppose inéluctable. Nous savons, notamment depuis les écrits de Robert Linhart3, que les intérêts objectifs des gens ne sont pas nécessairement le moteur d’une mise en mouvement. Nous savons aussi que “l’inconscience du peuple” supposée par ceux qui se pensent telle une avant-garde éclairée, est souvent loin de se vérifier. Et que, fort malheureusement, la conscience réelle qui est censée présider à l’action n’est en réalité pas une garantie de quelque action que ce soit. Même si elle en reste une condition nécessaire. Les intertitres sont ceux du texte du SPK. Comme nous le voyons par ailleurs dans ce numéro de Bruxelles Laïque Echos. 3 Robert Linhart, L’Etabli, Editions de Minuit, 1978. 1 2

Pascale VINCKE - Sans titre - Coll. art & marges musée ©

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Par Alice*

TÉMOIGNAGE

Il était une fois, au pays des humains aux humeurs éclectiques, une jeune femme, Alice, qui soupirait, hélas, face à nombre de ses vices. Dès l'adolescence elle se glisse vers une obstruction de certains de ses orifices : à savoir prioritairement sa bouche. De ces prémisses de refus de s'alimenter, elle vire ensuite insidieusement en sens inverse, engouffrant mets et merveilles sans arrêter de s'empiffrer. Puis le temps passe ... Bloquée dans une abstinence sexuelle aux allures de sacrifice sans vocation spirituelle, elle se lasse des amours délaissées et se laisse aller à d'autres saveurs. Devenue femme sans en avoir les us et les savoirs, elle glisse des bonbons chocolat aux bonbons GSK. GSK, c'est GlaxoSmithKline, une de ces grandes firmes pharmaceutiques qui ne veut que votre bien et vous vend du bonheur à coup et au coût de petites pilules : bleu ciel, mauve lilas, rouge vermeil, *Directrice art & marges musée jaune vanille, etc. Vos sens en éveil, au son de ses couleurs, suscitent l'excitation de vos papilles mais ces dernières virent rapidement au vert-de-gris. Au rayon chimique, tout est en stock : antidépresseurs, anxiolytiques, somnifères, neuroleptiques, barbituriques. Plus de souffrance, plus de plaies ressassées à penser : Alice s'adonne au sommeil tout au long de la journée. Une pause, enfin, histoire d'un peu *écorchée vive sans amertume, souffler. Mais le repos est de ayant laissé tomber le miroir, au matin du courte durée. douloureux réveil. 50

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'en suivent sans s'estomper : consommation frénétique, accoutumance et dépendance, assuétudes puis, finalement, passages à l'acte incontrôlés. L'hibernation printanière et estivale d'une “jeune fille en fleur” ne peut plus durer et le verdict scientifique est sans appel : un sevrage doit être assuré.

S

Alice quitte le monde de Lewis Carroll pour un univers moins magique : l'hôpital psychiatrique. Et là, la belle se montre rapidement rebelle. S'en suivent quelques allersretours entre l'extérieur (la vie) et l'intérieur (la psychiatrie). Le dispositif psychiatrique et ses pratiques, ce n'était pas son truc, à Alice. Elle remarqua tout de suite : architecture panoptique assurant le contrôle des patients, primauté préventive du sécuritaire au vu de leur “dangerosité” présumée, processus d'enfermement “volontaire et curatif” à force de palabres et de persuasion. Ajoutez à la liste : sujets de conversation sociétaux interdits lors des repas (pour cause d'âmes sensibles qui pourraient nous entendre – mais sommes-nous des sujets, acteurs de notre vie, si la parole est muselée ?), supériorité de la blouse blanche “qui sait” réprimer versus vassalité de la personne qui veut soutenir l'usager en détresse, imposition d'un couvre-feu assuré pour le bien de la vie en communauté, persuasion à se laisser faire et se soumettre à l'autorité médicale pour permettre au bienveillant personnel de nous soigner. Agrémentez ce tableau d'additifs tics et tocs institutionnels : comportements de

rébellion ou de fête directement assimilés à la pathologie et au mal-être, gestion des pétages de plomb dû à l'univers institutionnel plombant et contrôlant par l'octroi de médicaments plus nombreux, plus puissants et par intraveineuse, pour dominer ces “débordements émotionnels” qui représentent autant de potentielles brèches dans les murs, et pour tranquilliser davantage l'institution que l'individu lui-même. Pour rehausser le tout : administration de médicaments sans l'accord du patient et sous la menace (“c'est ça ou l'Haldol”), interdiction de se renseigner sur les substances ingurgitées sous l'œil vigilant du personnel soignant, obligation de s'étendre en longueur, auprès des psys (-chiatre, -chologue, -chanalyste) sur ce qui fait languir Alice et la désole. Et là, réponse responsable du personnel, de l'institution et de ses couloirs pavés de bonnes intentions : face au désir de liberté d'Alice, s'impose une conduite psychiatrique sans risque. On la dirige vers une sérieuse et savante expertise – processus de commande pour une mise en observation. En psychiatrie, on gouverne donc par la parole, celle d'Alice qu'on exhorte à s'épancher et celle du savoir médical qui en est tiré et devient pur et simple pouvoir, lorsque l'on a la maîtrise et la capacité d'enfermer civilement, de manière propre et lisse, une ingénue Alice. Alice, définitivement éloignée de son vieux pote Lewis, a l'impression de jouer une scène écrite par Michel Foucault “himself”. Enchantée, mais elle s'en serait bien passé. Puisqu'elle a une (hallucinatoire ?, pathologique ?) tendance à ce qu'il lui pousse des

ailes et puisqu'elle a parlé, il faudrait, pour son bien, l'emmurer. Dans un dernier murmure indécent, Alice renvoie ses psys à leur autorité dominatrice qui empêche toute confiance thérapeutique. Mais il en faudra plus pour s'en sortir, pour s'échapper. Le chemin vers l'exit fut somme toute assez simple : ne plus respecter aucune règle, faire dissidence quant au savoir disciplinaire, faire contagion de rébellion. Alors Alice ne se voit pas ouvrir les portes de sortie, on la pousse simplement dehors. Contrôlante et contenante, l'institution psychiatrique fut-elle soignante ? Entrée de son plein gré pour se sevrer, Alice ressort davantage droguée et désorientée. Privée de ses dérivées d'Haldol, elle dégringole et s'explose à l'alcool. Sans plus aucune conscience d'elle-même, depuis sa planète Saturne, elle enlace tout ce qui passe : les hommes, les bonbons – chocolat, GSK –, la boisson. Des mois sont nécessaires pour redescendre sur terre, avec, au passage institutionnel, les marques d'un écorchement prolongé de l'estime de soi. Il lui restera à valoriser ses propres failles comme autant de pépites qui l'éloignent du regard intransigeant du miroir aux reflets implacables, la renvoyant à ses foirages et à ses peurs de ne pas se relever, distillant à l'envi les injonctions à être maître et gestionnaire souriant, dynamique et compétent de son bonheur, de sa santé, de sa carrière et de sa réussite. Et l'évolution du monde, dans tout ça ? Le miroir répondra : “j'm'occupe d'abord de Moi”

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Par Carine FOL*

“…pas plus qu’il ne suffit d’être malade pour être artiste, il ne suffit d’être bien portant, et pas davantage il ne suffit d’être artiste pour être malade.” Henri Maldiney, Art et existence, 1985

Dans le domaine de l’art, le terme de “santé mentale” semble obsolète dans la mesure où la nature même de certaines expressions artistiques tend à mettre en doute la notion de normalité et de pathologie et que l’acte créatif en lui-même transcende ces clivages.

Laurette Vanfleteren - Sans titre Coll. art & marges musée ©

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*Directrice d’art & marges musée


e regard que nous portons actuellement sur les créations issues du milieu asilaire (maladie et handicap mental) remonte au début du vingtième siècle et de la révolution artistique qui l’accompagne. Les artistes d’avant-garde de l’époque s’inspirent du primitivisme, du folklore, des dessins d’enfants, de l’art spirite et asilaire. Ces productions jusquelà négligées sont désormais considérées comme de véritables œuvres d’art.

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Le rôle de certains médecins psychiatres, impressionnés par les créations fortes de leurs patients, doit également être souligné. Ces aliénistes ont posé un regard alliant l'esthétique et la thérapeutique. L’œuvre n’est plus seulement symptôme de maladie et de différence, elle revêt à leurs yeux une valeur expressive intrinsèque. Un des pionniers en la matière est le Docteur Hans Prinzhorn, psychiatre et historien de l'art. Dans son ouvrage Expressions de la folie (1922), il aborde les créations de certains patients – regroupées dans la collection de l'hôpital de Heidelberg en Allemagne – à partir de leur complexité formelle et thématique. Son ouvrage a d’ailleurs eu un impact révolutionnaire dans les milieux littéraires et artistiques. Cette découverte a amené beaucoup d’artistes à témoigner de l’intensité et de l’authenticité de ces œuvres issues des tréfonds de l’âme. En 1945, l’artiste Jean Dubuffet a inventé la notion “Art Brut” qui regroupe des œuvres d’êtres marginaux, patients d’hôpitaux psychiatriques, détenus, personnes âgées, médiums, … dont la vie a été marquée par une fracture existentielle. Sa

formule, désormais célèbre, “il n’y a pas d’art des fous”, a fortement marqué l’évolution du regard porté sur ces œuvres. Depuis l’ouverture de son impressionnante “Collection de l’Art Brut” en 1976 à Lausanne, l’engouement ne cesse de s’intensifier. Depuis la création de l’asbl “Art en Marge” à Bruxelles en 1984 (devenu le “art & marges musée” en 2009), les investigations sont menées auprès d’auteurs isolés mais également dans les ateliers créatifs pour personnes handicapées et malades mentales. Ces ateliers voient le jour au sein des institutions dans le courant des années 1970. La majorité n’a pas de visées thérapeutiques. A l’inverse de l’Art Brut, qui définit des œuvres issues de l’isolement et de la solitude, les recherches ont permis de découvrir des œuvres issues d’un environnement où la création est encouragée. Le responsable d’atelier, souvent lui-même artiste, est un véritable catalyseur qui réussit à faire éclore des vocations et de réels talents artistiques. Depuis 1986, le centre recherche et diffuse – par le biais d’expositions dans notre lieu situé à Bruxelles mais également en extra muros, de publications, de rencontres et de la constitution d’une collection qui compte à ce jour plus de 2 500 œuvres – des œuvres d’artistes qui élargissent notre horizon culturel et qui ébranlent nos certitudes. Ce travail s’inscrit dans une politique culturelle et répond à une approche qui allie le respect et le discernement pour l’œuvre et son auteur. A cette fin, nous défendons de réelles personnalités artistiques, des auteurs de visions singulières de la réalité qui les

entoure ainsi que de leur réalité. Les œuvres que nous présentons et défendons offrent des alternatives saisissantes à nos évidences culturelles, elles n’en sont pas moins rares et précieuses. Lors de nos pérégrinations, nous partons toujours de l’œuvre afin de ne pas assimiler l’accueil des œuvres d’auteurs handicapés et malades mentaux à la promotion humanitaire et paternaliste. Nous combattons toutes formes de ghettoïsation. L’importance d’une œuvre réside dans l’émotion qu’elle transmet, qu’elle soit issue de la normalité ou de la pathologie devient dès lors accessoire. Ce qui nous interpelle, c’est sa force expressive et dans certains cas sa transcendance. A l’inverse de l’art professionnel, surtout à l’ère de l’art conceptuel et post-moderniste, nous sommes souvent confrontés au manque de discours à propos de l’œuvre. Ces créateurs, qui ne se disent pas toujours artistes, n’expriment pas de discours commun à propos de leur œuvre. Ils vivent l’acte créatif de l’intérieur et ne se détachent pas du résultat pour y jeter un regard extérieur. L’artiste et l’œuvre sont en symbiose. Pour certains auteurs, le processus de création est plus important que le résultat et la création est vitale. Depuis vingt-cinq ans, le regard des spectateurs a évolué et l’engouement est grandissant. Les expositions se succèdent dans le milieu de l’art outsider mais également dans le circuit officiel. Nous nous en réjouissons. Cette évolution comporte cependant un danger, car toutes les œuvres réalisées en atelier ne peuvent être qualifiées d’art et le

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risque d’envisager toutes les productions artistiques des personnes handicapées mentales comme de l’art répond à une sollicitude humanitaire encore trop ancrée. Il faut donc rester vigilant dans les choix, seul le critère de valeur artistique doit être pris en compte dans le cadre de notre travail. Notre rôle est donc très différent de celui des personnes qui travaillent dans le secteur de la santé mentale et qui jouent un rôle fondamental dans la recherche de l’épanouissement de la personne. Un épanouissement qui peut dans certains cas passer par une démarche artistique. De la création à l’exposition, beaucoup de questions surgissent, sur les thèmes de l’esthétique à l’éthique. Le pouvoir que nous exerçons sur ces œuvres est indéniable, nous les sortons d’un contexte particulier pour les offrir au regard du public. Cet acte est toujours posé dans un grand souci de respect, en totale concertation avec l’artiste et son entourage. Les réactions du public sont édifiantes, elles confirment l’impact immédiat de ces œuvres qui nous renvoient à des questions fondamentales sur l’être, l’identité, la genèse de l’art et de la création et du lien entre l’art et l’existence. C’est le propre de l’art de transcender les limites et de faire tomber les barrières. Le propre de “l’art en marge”est d’aborder la santé mentale à partir d’une autre perspective qui abolit la notion de différence grâce à la création. Fernanda REYNS - Sans titre - Coll. art & marges musée ©

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Jean-Michel WUILBEAUX - Sans titre, 2006 - Coll. art & marges musée ©

art & marges musée Rue Haute, 312-314 · 1000 Bruxelles Tél : 02/533 94 90 // fax : 02/ 533 94 98 info@artetmarges.be www.artetmarges.be Ouvert du mercredi au dimanche de 11h00 à 18h00. Fermeture les lundis, mardis et jours fériés officiels.

Seyni AWA - Sans titre - Coll. art & marges musée ©

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PORTAIL

Vous avez eu votre dose de théories réchauffées des Foucault et consorts sur les racines de la pathologie mentale ? Vous en avez assez des tortionnaires de l’enseignement assénant des discours moyenâgeux et érasmiens faisant l’éloge de la folie ? Chers lecteurs, le temps est venu de nous arrêter sur le concept bien plus exaltant de la folie ordinaire, douce folie, chère au petit Bukowski. Quel concept magnifique que la “folie ordinaire” ! La folie quotidienne de tout un chacun qui fait de nous tous des “gentils tarés”. Cette folie que la société tente de refouler, de nier, de masquer, d'écraser dans les tiroirs poussiéreux de l’uniformité... mais qui finit toujours par déborder et nous exploser joyeusement à la face. La folie qu'on ne peut pas guérir dans les instituts psychiatriques parce que cela reviendrait à enfermer l'humanité entière !

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http://costes.org Artiste performer, cinéaste, musicien et romancier complètement déjanté (Cfr. le roman Viva la Merda !), Jean-Louis Costes laisse libre cours à son inspiration parfois scato mais toujours trash autour du thème de la folie. Opéras “pornos-sociaux”, comédies musicales paroxystiques violentes, chansons crues, Costes fera tout pour vous choquer, et il y parviendra. Ames sensibles s’abstenir.

http://www.psy-en-ligne.be/consultation-psychologique-en-ligne.html Une consultation psychologique en ligne ? C’est possible ! Consultation par échange d’e-mail : 10 euros Consultation par “chat” : 30 euros Consultation via Skype : 45 euros C’est dingue non ? http://www.youtube.com/watch?v=Yf4vL 1YWnts

http://www.psynternaute.com/ Victime de Cyberdépendance (affective, sexuelle ou ludique), rassurez-vous : le “psy des internautes” est là pour nous aider. Ce site est conçu pour toute personne vivant une dépendance : celle qui en est consciente et qui désire rester sobre ou contrôler ses impulsions ; celle qui la dénie et qui voudrait en savoir plus ; celle qui découvre les aspects insidieux d’une dépendance dont elle est peut-être victime sans en être consciente, etc. L’interface est un peu vieillotte mais le contenu est instructif.

Des hamsters psychopathes ? Ca existe ! Une étude scientifique des plus sérieuses le démontre images à l’appui. Merci Youtube. http://www.afterlifeseasons.com/ Quoi de plus reposant que de se balader au fil des saisons dans un cimetière calme et paisible. Laisser vagabonder la souris au gré de vos envies, charmes envoutants et frissonnants garantis.

“Je le sais, maintenant, c’est parce que tout profondément athée comme je le suis, en plus c’est moi qui suis dieu. Je sais que le monde et les êtres viennent de moi, dans les cavités de mon corps qu’ils se puisent, et qu’après être nés ils viennent ensuite bouffer comme si j’étais une machine à semence pour l’éternité.” Extrait d’une lettre écrite par Antonin Artaud à la jeune psychiatre Paule Thévenin le 10 mars 1947, un an avant de mourir.

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Conseil d’Administration

Direction Comité de rédaction

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Juliette BÉGHIN Mathieu BIETLOT Mario FRISO Thomas LAMBRECHTS Sophie LEONARD Alexis MARTINET Ababacar N’DAW Cedric TOLLEY

GRAPHISME Cédric BENTZ & Jérôme BAUDET EDITEUR RESPONSABLE Ariane HASSID 18-20 Av. de Stalingrad - 1000 Bruxelles ABONNEMENTS La revue est envoyée gratuitement aux membres de Bruxelles Laïque. Bruxelles Laïque vous propose une formule d’abonnement de soutien pour un montant minimum de 7€ par an à verser au compte : 068-2258764-49. Les articles signés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.

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