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Sommaire Editorial (Ariane Hassid) ............................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 3 Déconstruire les mythes, concrétiser les utopies (Mathieu Bietlot).................................................................................................................................................................................................. 4 Ralentis, camarade, le nouveau monde est devant toi (Jean Cornil)............................................................................................................................................................................................... 9 La sortie du capitalisme a déjà commencé (André Gorz) ........................................................................................................................................................................................................................ 14
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Les Indignés bruxellois sont-ils à la hauteur de leurs ambitions ? (Badi Balthazar) ..................................................................................................................................................... 19 Pédagogie nomade, une école de l’émancipation (Benoit Toussaint) ......................................................................................................................................................................................... 23 Un printemps en plein cœur de l’hiver (Sophie Léonard) ......................................................................................................................................................................................................................... 28
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La Libye et notre propagande de guerre (Anne Morelli) ............................................................................................................................................................................................................................ 31 L’histoire en marche : présentation de la Charte mondiale des migrants (Sarah Duplat et Sarah Klingberg)..................................................................................... 35 La Charte mondiale des migrants ................................................................................................................................................................................................................................................................................... 37 Le piège sécuritaire (Luc Van Campenhout) ......................................................................................................................................................................................................................................................... 40 Des individus face aux technologies d’identification et de surveillance (Thierry Rousselin) ................................................................................................................................ 43 D’une pluie sidérale dépoussiérer le paysage des possibles (Mathieu Bietlot et Pierangelo Di Vittorio)................................................................................................ 47 De l’indignation à l’insurrection (Ababacar Ndaw) .......................................................................................................................................................................................................................................... 52
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Il n’est plu théâtres, e public tou d’autres fo Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Bruxelles Laïque Echos est membre de l'Association des Revues Scientifiques et Culturelles - A.R.S.C. (http://www.arsc.be/)
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Bruxelles Laïque asbl Avenue de Stalingrad, 18-20 - 1000 Bruxelles Tél. : 02/289 69 00 • Fax : 02/502 98 73 E-mail : bruxelles.laique@laicite.be • http://www.bxllaique.be/
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algré cet été pourri, le soleil illumine la rentrée grâce au plaisir toujours renouvelé de vous annoncer notre nouvelle édition du Festival des Libertés. Il aura lieu un peu plus tard que les années précédentes, du 17 au 26 novembre, mais ce numéro de Bruxelles Laïque Echos, y est déjà consacré.
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Le fil conducteur des questionnements ouverts par le Festival des Libertés 2011 tourne autour des mythes et des utopies. Rassurezvous ! A travers cette thématique, nous ne comptons pas dépoussiérer des mythologies ancestrales ou envisager un futur lointain et inaccessible. Le Festival des Libertés reste plus que jamais ancré dans le présent et cherche à prendre prise sur des enjeux et combats actuels. Ce sont bien les mythologies contemporaines que nous interrogerons et chercherons à déconstruire : l’éternelle jeunesse, le culte de la performance, le bonheur dans la consommation, les guerres justes, l’insécurité toujours plus menaçante… En outre, nous nous demanderons si des idées, des valeurs ou des projets que nous défendons, tels la démocratie, l’égalité ou les libertés individuelles et collectives ne sont pas devenus des illusions, des supercheries ayant de moins en moins de réalité pour nos concitoyens. Si tel est le cas, n’est-il pas temps d’agir pour redonner corps à ces principes ? Notre monde en crise n’a-t-il pas besoin de nouveaux projets mobilisateurs pour faire vivre les libertés et les solidarités ? L’utopie peut ici jouer un rôle positif et décisif. Pas l’utopie qui détourne de la réalité ou s’impose comme un modèle parfait, totalitaire, ne souffrant aucune critique et justifiant le sacrifice du présent en vue de son avènement toujours remis à plus tard. Mais l’utopie qui donne sens à l’action, qui unit une collectivité, qui invite à dépasser la triste réalité actuelle, qui permet de reconquérir nos imaginaires, qui redonne espoir. L’utopie qui est moteur de progrès social et politique comme le furent en leur temps l’utopie du suffrage universel ou de la journée de 8 heures. Des utopies concrètes qu’il nous faut expérimenter dans l’ici et maintenant. Refusant comme toujours les jugements tranchés et manichéens, le Festival des Libertés sera d’abord interrogatif avant d’inciter à l’engagement que chacun choisira en âme et conscience. Il interrogera les fonctions du mythe et de l’utopie. La thématique nous permettra également de questionner la place de la croyance et de la raison, des superstitions et du progrès, dans nos sociétés, plus de deux siècles après les Lumières. Il n’est plus nécessaire de vous présenter les multiples média qu’emprunteront ces questionnements : documentaires, débats, concerts, théâtres, expositions. Nous sommes de plus en plus convaincus de cette approche multidisciplinaire qui permet de s’adresser à un public toujours plus nombreux et diversifié, de lui parler le langage qui correspond le mieux à sa sensibilité et de l’inviter à découvrir d’autres formes d’expression.
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Nos amis du Théâtre National et du Koninklijke Vlaamse Schouwburg sont à nouveaux ravis de nous accueillir sur leurs scènes et dans leurs espaces conviviaux. Ils sont aussi heureux que nous de reconduire un partenariat fructueux qui souligne notre commune envie d’être en prise sur le monde d’aujourd’hui, à travers une culture vivante et interpelante, ouverte à tous. Je vous souhaite une excellente lecture de ces pages qui, je l’espère, titilleront vos envies de venir refaire le monde avec nous durant le festival. Rendez-vous donc dès le 17 novembre ! Ariane HASSID Présidente
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Par Mathieu BIETLOT*
Déconstruire les mythes, concrétiser les utopies Cosmogonie A l’origine, la plupart des sociétés ou collectivités se sont organisées autour de mythes. Les mythes avaient plusieurs fonctions. Tout d’abord, les humains ont créé des récits fabuleux, situés à l’orée ou en dehors de l’histoire, pour tenter d’expliquer l’origine du monde, d’une société et de l’Homme ainsi que les phénomènes de la nature qu’ils ne comprenaient pas. A ce titre, le mythe est l’ancêtre de la science et de la philosophie. Ensuite, le mythe vise à unir une collectivité, à fonder et régir ses structures, ses hiérarchies et ses pratiques sociales. Il peut aussi définir les relations d’une collectivité avec les autres. Le mythe contient souvent une morale implicite et s’accompagne de rituels ou d’éléments liturgiques. En fournissant des références communes, il favorise la communication des membres d’une collectivité et la transmission intergénérationnelle. Il permet en général de gérer ou d’apporter une réponse à un rapport problématique, qu’il s’agisse d’un rapport au monde (de compréhension) ou d’un rapport social. *Bruxelles Laïque Echos
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e mythe donne du sens et est doté d’une forte charge émotionnelle. Il peut donc être non seulement fondateur mais mobilisateur : susciter et motiver l’implication des individus dans le fonctionnement de la collectivité. Etant donné que le mythe justifie les structures sociales et les rapports de force, sa fonction mobilisatrice se développe en général au service du statu quo et du maintien de l’ordre social existant. Il tend à faire passer pour naturel ou éternel ce qui n’est qu’une contingence historique. Il peut en ce sens avoir aussi pour fonction de voiler une partie de la réalité pour la rendre acceptable, d’entretenir des croyances erronées, de détourner l’attention des vrais problèmes, d’endormir les consciences, de manipuler les individus pour les rendre dociles. Ici, le mythe ne se contente pas d’expliquer mais s’applique à mystifier. Son récit et ses rituels ont des dimensions performatives : il réalise une action par le fait même de son énonciation, il fait exister ce qu’il décrit.
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Il peut cependant arriver qu’un mythe soit mobilisateur non pas en vue du maintien de l’ordre social mais en vue du changement ou du progrès. Le mythe explique avant tout le passé et les origines mais il peut aussi donner sens à l’avenir. C’est le cas des mythes eschatologiques, bien qu’il s’agisse d’un futur hors du temps et du monde… C’est le cas des mythes révolutionnaires tels que l’abolition des privilèges ou la société sans classes. Technocratie Dès l’Antiquité, les sciences et la philosophie se sont développées pour proposer
des explications rationnelles, concurrentes des explications mythologiques. Mais elles ont évolué parallèlement aux mythes et aux religions qui demeuraient très prégnants dans l’organisation sociale. Ce n’est qu’avec la modernité, le siècle des Lumières, la sécularisation, les révolutions scientifiques et politiques que la raison a pris le dessus sur les croyances magiques et la pensée religieuse. Les sociétés ont été de plus en plus régies par la rationalité et des principes humanistes dits universels. Parmi ces fondements et principes, citons : la démocratie (le pouvoir n’est plus légitimé par le sang ou la divinité mais par la volonté des humains doués de raison), les droits de l’Homme (reconnus à chacun en vertu de son humanité), l’égalité, les libertés civiles et politiques, le progrès, … Des penseurs comme Max Weber et Marcel Gauchet ont décrit cette transition historique en termes de “désenchantement du monde”1. L’abandon des mythes et de la pensée magique s’accompagnerait d’une perte de sens et d’harmonie sociale. La démystification et le prosaïsme rationnel qui s’ensuit entraîneraient la désillusion, la perte d’espoir et d’enthousiasme. Le désenchantement du monde s’explique aussi par une trop forte emprise de la rationalité instrumentale et de la pensée utilitariste : si tout est géré par la rationalité et le calcul, quelle place reste-t-il pour les émotions, les sentiments, l’imagination, l’art, les rêves… ? La raison et ses instruments déployés par l’humain pour s’émanciper et maîtriser la nature, le progrès, la destinée humaine peuvent dans certains de leurs excès nuire à l’humain, l’aliéner et le dominer en
retour. Nous ne maîtrisons plus les objets techniques que nous avons créés pour maîtriser notre vie, ce sont eux qui nous maîtrisent2. Quelques décennies plus tard, qu’en est-il de cette critique de la modernité dans nos sociétés postmodernes ? Quel est le pouvoir de la raison aujourd’hui ? Le désenchantement a-t-il évacué toute forme de mythe ? Assistons-nous à de nouveaux enchantements tels que le new age ou les multiples formes de spiritualités importées de l’Orient ou de l’Amazonie ? Comment notre rationalité et nos principes se confrontent-ils à des populations issues de cultures n’ayant pas connu la sécularisation et le désenchantement du monde ? Télécratie Malgré l’avènement de la raison et de la science, force est de constater que nos sociétés ne sont pas complètement démythifiées ni démystifiées. Outre les nouvelles spiritualités, de nouveaux mythes ont vu le jour, notamment via le cinéma, la publicité et la télévision. Ils sont incarnés par des personnages fictifs, des vedettes ou des produits. Citons le mythe de l’éternelle jeunesse, de la performance sexuelle, du bonheur dans la consommation, de l’épanouissement au travail, du “self made man”, de la communication et de la transparence… Il ne s’agit plus de mythes originels situés en dehors du temps mais de mythes ancrés dans notre quotidien et actifs sur notre perception du présent. Ils relèvent tantôt d’une manifestation sociale spontanée tantôt d’une manipulation d'ordre politique ou commercial. Ce sont des mythes d’autant plus
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puissants et sournois qu’ils ne se présentent pas comme tels. Dans les années 1950, Roland Barthes s’est appliqué à décrypter mensuellement, au gré de l’actualité, les mythes de la vie quotidienne véhiculés par la presse, l’art et le sens commun. Ces chroniques, reprises dans le recueil Mythologies, traitent des combats de catch, du nouvel Omo, de la nouvelle Citroën DS, de l’abbé Pierre, des extra-terrestres, de l’affaire Dominici, de La dame aux camélias… Tout ce qui constituait la culture de masse de ces années-là. Selon Barthes, “le mythe, aujourd’hui” a notamment pour fonction de lisser le réel, de le rendre naturel, d’étouffer les tensions, de dépolitiser la perception et le discours. “Le mythe ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d’en parler ; simplement, il les purifie, les innocente, les fonde en nature et en éternité, il leur donne une clarté qui n’est pas celle de l’explication, mais celle du constat : si je constate l’impérialité française sans l’expliquer, il s’en faut de bien peu que je la trouve naturelle, allant de soi : me voici rassuré. En passant de l’histoire à la nature, le mythe fait une économie : il abolit la complexité des actes humains, leur donne la simplicité des essences, il supprime toute dialectique, toute remontée au-delà du visible immédiat, il organise un monde sans contradictions parce que sans profondeur, un monde étalé dans l’évidence, il fonde une clarté heureuse : les choses ont l’air de signifier toutes seules.”3 De manière plus structurée, les idéologies s’appuient aussi sur des mythes pour imposer leur évidence et gommer toute contradiction. C’était le cas de l’idéologie
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communiste (mythe du déterminisme économique, de la dictature du prolétariat, de la société sans classes…), c’est aujourd’hui le cas de l’idéologie néolibérale (mythe de la main invisible, de la croissance génératrice d’emploi et de bien-être…) ou de l’idéologie sécuritaire (mythe de l’inflation de la délinquance, de la punition dissuasive…). En s’inspirant de la mythologie antique, il importe de déconstruire les mythes contemporains en interrogeant leur fonction : explicative ou mystificatrice, fondatrice ou mobilisatrice, mobilisatrice pour le statu quo ou pour le changement. Quels types de comportement induisent-ils ou imposent-ils ? Que masquent-ils ou qu’interdisent-ils de penser ? A qui profite leur entretien et leur diffusion ? Quelles sont les pratiques, voire les rites, qui soutiennent ces mythes ? Quels sont les mécanismes de défense mis en place pour empêcher leur remise en question ? Agonie Poussant plus loin la réflexion, nous pouvons nous demander si les principes qui se sont substitués aux mythes lors du passage à la modernité ne sont pas devenus eux-mêmes des mythes. Droits de l’Homme, libertés individuelles et collectives, démocratie, égalité, solidarité… sontils de l’ordre de la réalité, de l’illusion ou de la supercherie ? Organisent-ils notre vie sociale ou la mystifient-ils ? Font-ils encore sens pour l’ensemble des citoyens ? N’ont-ils pas été vidés de leur substance ou détournés de leur fondement ? Ne servent-ils pas à masquer ou légitimer une réalité faite d’inégalités, de
conditionnements, d’aliénations, de violences,… Ne sont-ils pas brandis par nos gouvernements ou affichés sur les frontons de nos institutions pour garantir le statu quo et laisser croire que tout va pour le mieux dans le moins pire des systèmes ? Un nombre croissant de citoyens ne sont plus dupes. Ils se rendent compte que notre société ne fonctionne plus comme elle le prétend, qu’elle “ruse avec ses principes”, qu’elle repose sur la manipulation, le mensonge ou l’évitement des vraies questions. Les crises à répétitions révèlent que les modèles et repères d’hier ne sont plus adéquats ou n’ont plus aucune réalité dans un monde en pleine transformation et ébranlement. Il est peut-être temps de passer à autre chose. Temps de passer à l’acte en tout cas. De non seulement nous indigner mais de nous insurger. D’agir pour donner du contenu, de l’effectivité et des garanties aux droits et aux libertés, à la solidarité et à l’égalité, à la démocratie et à la justice. Si ces principes, projets ou programmes sont aujourd’hui soit inaboutis, soit en régression, soit déconnectés de leurs conditions de réalisation, il ne faut pas pour autant les abandonner. Il s’agit plutôt de déconstruire le verni mythique qui les recouvre, de déprogrammer les systèmes qui ne fonctionnent pas pour installer de nouvelles pratiques et configurations susceptibles de réaliser la démocratie, ses différents modules et ses périphériques. Pour ce faire, il importe de redonner du sens et du contenu à la politique, d’être
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créatif et d’inventer de nouvelles sources de mobilisation. Les utopies peuvent y contribuer.
furent, en leur temps, calomniés d’utopistes. L’histoire leur aura finalement donné raison. Comme on dit : “les utopistes d’hier sont les réalistes d’aujourd’hui”.
Utopies A l’instar du mythe, l’utopie comporte le risque d’être complètement déconnectée du réel, de se figer dans le ciel des idées. Et, par là, de détourner les humains de la réalité et du présent. Erigée en idéal toujours remis à plus tard, elle peut justifier le sacrifice du présent et de la vie humaine lorsqu’on en arrive à mourir pour elle. Elle peut se constituer en projet totalisant, hermétique à toute critique, justifiant de passer sous silence tout ce qui la contredit et donc, lorsqu’elle est entre les mains du pouvoir, de faire taire toutes celles et ceux qui la contredisent. L’utopie ainsi instituée en instrument de pouvoir justifie les structures sociales et sert la domination. Elle peut en ce sens, elle aussi, voiler une partie de la réalité pour la rendre acceptable, entretenir des croyances erronées, endormir les consciences, manipuler les individus pour les rendre dociles. Elle peut être, à sa manière, elle aussi, un “opium du peuple”… Les utopies à promouvoir sont des utopies sociales, politiques et culturelles porteuses d’un monde plus juste et plus en accord avec les principes que nous défendons. Les utopies qui, de tout temps, ont entrainé des avancées sociales et politiques. Tous ceux qui se sont battus pour l’abolition de l’esclavage, du colonialisme, du travail des enfants, tous ceux qui ont milité sans désespérer pour le suffrage universel, pour les droits civiques, pour les congés payés, pour la journée de 8h, etc.
Avant de savoir si elles aboutiront, les utopies sont aussi positives lorsqu’elles donnent sens à l’action et à l’être ensemble, lorsqu’elles sont mobilisatrices et unissent une collectivité. Lorsque l’utopie constitue un projet – au sens sartrien – qui nourrit la liberté et permet de dépasser notre contingence parfois absurde. Ce type de projet, de force mobilisatrice semble plus que nécessaire aujourd’hui !
1 Max Weber, Le savant et le politique, UGE (“10/18”), 1919 ; Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Gallimard, Paris, 1985. 2 Cf. les penseurs qui ont prolongé les travaux de Max Weber au sein de l’Ecole de Francfort : Horkheimer, Adorno, Marcuse. 3 Roland Barthes, Mythologies, Seuil (col. “Essais”), 1957, p. 217. En 2007, Jérôme Garcin a demandé à une série d’auteurs de contribuer aux Nouvelles mythologies, paru chez le même éditeur. 4 Ernst Bloch, Münzer, théologien de la révolution, trad. française, UGE (“10/18”), 1975 (1921).
Des utopies à inventer pour dépasser la fin de l’histoire et des idéologies, les désillusions, la morosité et l’individualisme égoïste qui ont dominé le monde depuis les années 1980. Des utopies nouvelles qui, malgré le désenchantement du monde, permettent de reconquérir nos imaginaires, nos rêves et nos espoirs. Des utopies qui sont probablement en train de s’inventer, de Tunis à Madrid en passant modestement par Bruxelles. Des utopies créatives qui incitent non seulement à rêver un monde meilleur mais à le créer. Des utopies à expérimenter ici et maintenant à travers de nouvelles pratiques, de nouvelles formes d’expressions et de rapports. Des utopies pragmatiques, qui ne détournent pas du réel ni du présent mais poussent à y agir concrètement et conséquemment : “L’utopie n’est pas la fuite dans l’irréel mais l’exploration des possibilités objectives du réel et la lutte pour leur concrétisation.”4
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Ralentis, camarade, le nouveau monde est devant toi ! La nature redevenue le sujet de l’Histoire ? Chacun connaît le slogan de 68, “cours camarade le vieux monde est derrière toi”. Et bien non, le vieux monde avait encore quelques décennies à vivre. Malgré l’implosion des régimes communistes et la levée du rideau de fer. Malgré les errements des Etats émancipés du colonialisme et l’émergence d’un monde multipolaire. Malgré les dignes de la social-démocratie face à l’inexorable expansion du mercantilisme planétaire. Malgré l’hégémonie du modèle hédoniste du bonheur par l’accumulation infinie de biens et malgré la stimulation effrénée des insatiables désirs de consommer.
* Essayiste, chargé de recherche au PAC (Présence et Action Culturelle)
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e vieux monde, celui que, depuis des siècles et des siècles, les hommes ont eu la volonté, ou l’illusion, de totalement maîtriser se meurt sous nos yeux hagards. Il se meurt parce qu’un événement exceptionnel est en train d’advenir : la nature, pendant si longtemps objet martyrisé par la démesure prométhéenne de l’humain, redevient, avec force et sur un rythme accéléré, le sujet de l’Histoire. Comme un retour à la case départ. Comme si tous les débats sur le sens de l’émancipation et du progrès – le prolétariat, les femmes, les décolonisés, la nation, Dieu, les dieux… – après des controverses intellectuelles sans fin, des révolutions sanglantes, des espoirs vertigineux, s’évaporaient brutalement face à cette intuition inouïe : les processus de transformation des flux d’énergie et de matière, cette autre définition de la destinée humaine, se rebellent face à leurs maîtres tout puissants et menacent de les submerger totalement.
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Certains me diront immédiatement que ce catastrophisme, quasi-millénariste, est totalement déplacé face aux avancées des sciences et des techniques, que le génie de l’homme, sans pour autant minimiser les graves perturbations des écosystèmes, parviendra à force d’innovations et, plus encore, de raison, à surmonter l’ampleur de ce nouveau défi. Puissent les adeptes éclairés du progrès continu de la civilisation évidemment avoir raison. Mais, le pari est presque pascalien. Croire en la puissance inventive de l’esprit humain qui repoussera sans cesse les limites du possible afin de surmonter les bouleversements climatiques. Ou, au contraire, prévenir le
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gouffre qui s’approche en modifiant notre logiciel mental et notre paradigme de développement. Dans le premier cas, si nous parions sur notre infinie expansion spirituelle et matérielle dans un monde fini et que nous avions tort, nous perdrons tout. En revanche, dans le second terme de l’alternative, nous éveillons une modeste chance de poursuivre notre odyssée humaine. Ce pari est capital et ce jeu, le plus dangereux et le plus crucial de toute l’histoire. Pour ma part, j’ai fait mon choix. Changer de logiciel cérébral Pour paraphraser Fred Vargas, nous devons accomplir, après celle du néolithique et de la mutation thermo-industrielle, une troisième révolution. Une nouvelle voie pour l’avenir de l’humanité, pour reprendre les propos d’Edgar Morin. Un cheminement ardu vers une dualité des sujets de l’histoire, les êtres humains et leur environnement, vers un décryptage complexe d’un réel en interactions infinies, vers des transformations culturelles et politiques, essentielles au nouveau monde qui s’ébauche, et qui brisent les carcans de la pensée classique et des codes de la gouvernance moderne. Les profonds mouvements souterrains de nos sociétés, si éloignés des superficialités et des apparences optimistes, sont en train de faire basculer notre temps vers un nouveau monde. Or, nous pensons, nous agissons, nous gouvernons encore en fonction du monde d’hier. Nous devons nous engager dans un gigantesque travail pour faire muer nos esprits et nos actions. Conjuguer de multiples mutations pour aboutir à cette troisième révolution.
D’abord par une métamorphose de notre grille d’analyse du présent. Bien des penseurs et des savants ont déjà ouvert des brèches, de Spinoza à Jean-Pierre Dupuy, des stoïciens à Lester R. Brown, de Hubert Reeves à Tim Jackson, de Thoreau à Christian Arnsperger, et très nombreuses sont les œuvres qui rompent avec la rationalité classique, conception encore ultra dominante aujourd’hui, qui sépare l’homme de la nature, comme si cette dernière était un inépuisable réservoir de ressources à disposition perpétuelle des terriens. Comme si l’homme, par l’Histoire et par le travail, ne pouvait exprimer le sens de sa condition que par une transformation de plus en plus profonde et rapide des flux de matière et d’énergie. Hommage soit rendu à Nicholas GeorgescuRoegen, le père de la bioéconomie. Peutêtre pas le nouveau Karl Marx de l’écologie politique, qui se fait attendre, mais assurément un prophète inspiré d’une nouvelle conception de l’économie. S’émanciper d’une tradition, qui va de la Bible à Descartes, du capitalisme au marxisme, jusqu’aux classiques clivages politiques contemporains, est un parcours incertain et éprouvant. Chaque camp se racrapote sur ses certitudes. Régulation du marché et justice distributive contre prospérité par la libre entreprise et l’extension des valeurs d’échange. Tous, à quelques exceptions près comme Yves Cochet ou les objecteurs de croissance, raisonnent de la même manière. La différence ne réside que dans le déplacement du curseur selon une prise en charge plus ou moins étendue par la collectivité des mécanismes de solidarité. Dans ce cadre, je me situe résolument à gauche. Mais cette posture m’ap-
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paraît totalement insuffisante. Si, selon Régis Debray, la politique peut se définir comme “les rapports entre les hommes à propos de la répartition des choses”, il faut impérativement y ajouter un nouveau principe : le rapport entre les choses pour assurer le bien-être des hommes et la pérennité des écosystèmes. Et voilà toutes les conceptions, d’un extrême à l’autre des constellations doctrinales, qui se voient bouleversées. Il ne s’agit plus, aussi tragique cela soit-il, de négocier seulement entre nous. Il s’agit en plus de “négocier” avec la nature. Et dès lors de transformer notre logiciel cérébral de la politique. Nous nous sommes trompés dans notre relation à la nature. Nous l’avions cru conquise et définitivement soumise, assignée exclusivement à satisfaire nos désirs, chaque jour plus voraces, de production et de consommation. Or, des analyses du GIEC à tous les phénomènes climatiques extrêmes qui se multiplient, nous savons maintenant que la nature revient en force et se rebelle contre la condition dans laquelle nous avons voulu la déterminer. Nous le savons scientifiquement mais nous ne le croyons pas encore politiquement. Car, comme l’exprime Daniel Gilbert, nous sommes tellement habitués à réagir uniquement à une intentionnalité humaine et selon les critères de l’éthique, que, face aux cycles naturels, les éléments constitutifs de notre rationalité ne sont plus opérants. Et de plus, nous avons difficile à percevoir cette lame de fond qui bouleverse les écosystèmes, sauf au travers des catastrophes et des controverses sur leur origine, et qui modifie dans les profondeurs de la mer, de la terre et de l’air, des cycles biochimiques millénaires.
Se transformer soi-même Ensuite, cette troisième révolution commande une transformation de soi. Un peu comme les exercices spirituels de philosophie antique, si admirablement mis en lumière par Pierre Hadot, ou comme une méditation selon la richesse des facettes de la métaphysique orientale. Cela signifie interroger les valeurs qui au plus profond de notre intimité, déterminent le sens de notre existence. Pas simplement le refus des mirages, des honneurs, du pouvoir ou de l’argent. Bien plus que ces résistances-là. Une interrogation sur les principes, dominants aujourd’hui, qui sans cesse conditionnent, consciemment ou inconsciemment, nos vies selon une spirale sans fin de désirs inassouvis de transformer et d’accumuler la matière. L’action, l’urgence, la vitesse, le bruit, le travail, le présent, le jeune, le nouveau, l’artificiel ont construit un nouvel homme, un egobody pour reprendre le titre du livre de Robert Redeker, engagé dans une course folle, sans direction et sans fin. Désenchantement du monde, raison instrumentale et individualisme possessif selon le fameux triptyque. “La véritable révolution verte est d’abord une révolution intérieure” écrit Charlotte Luyckx Verdin. Subversion des valeurs et changement de perspectives d’abord envers soi-même. Difficile et délicat car cela implique notre identité. Les petits et grands tribunaux de l’histoire politique jugent, sanctionnent ou excluent sans cesse des autres, des gouvernements, des partis ou des peuples. Mais notre prétoire intérieur ? Va-t-il engager un cheminement vers la contemplation, la
lenteur, le silence, la flânerie, la mémoire, l’anticipation, la valorisation de l’âge, la frugalité, la simplicité, la sobriété ? Va-t-il faire décroître notre appétit de biens et croître notre sensibilité esthétique et intellectuelle ? Va-t-il mobiliser des valeurs alternatives à l’anthropologie capitaliste qui enserre notre présent, voire aux restes des chimères totalitaires où l’homme prétendu nouveau a été broyé par l’histoire ? Je ne crois ni comme Epicure qu’il faut se changer avant de transformer le monde, ni comme Marx qui affirme l’inverse. Au contraire. La disjonction entre le “tantôt je pense, tantôt je vis” de Paul Valéry, est porteuse des pires errements. Si la nature redevient le sujet central du processus historique, c’est bien notre rapport à elle mais aussi à nous-même et aux autres qu’il faut appréhender dans une logique globale et complexe. Le cheminement vers une écosophie, selon la formule de Félix Guattari, commence ici et maintenant. Par soi-même. Par sa propre écologie mentale. Au-delà de la civilisation moderne Enfin, cette politique de civilisation, selon les termes de Edgar Morin, nous enjoint de quitter les schémas classiques de la modernité qui se sont construits, entre concepts et révolutions, depuis le siècle des Lumières. D’interroger la justice sociale non plus sous le seul angle de la redistribution, malgré la quantité des variantes, mais aussi sous celui de la production. Autrement dit et de manière un peu brusque : si la sociale démocratie était la fin de l’Histoire et que chaque être humain disposait d’un revenu minimum de
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mille à deux mille euros par mois – ce qui J’ai bien conscience de forcer un peu le est actuellement pure utopie en regard trait. La réalité est évidemment plus comdes inégalités mondiales – et adoptait le plexe. Je dresse ici comme un squelette mode de vie moyen d’un occidental, la des défis de l’avenir. Ce que je souhaite surterre, système fini, ne survivrait pas long- tout indiquer, c’est la nécessité de rompre temps, du moins en ce qui concerne la avec la croyance que la croissance, l’invespoursuite de la vie à sa surface. Compte tissement, le travail, dogmes ultra majoritaitenu des perspectives démographiques, si res de la gouvernance moderne, de droite chaque terrien consommait autant d’éner- comme de gauche, va nous permettre de gie, de viande, de poisson, de papier, réaliser une société juste, épanouie, sereine d’eau, et rejetait autant de déchets qu’un et abondante. Je crois très exactement le Européen, la raréfaction très accélérée contraire. A contrario donc de la quasi-totades ressources naturelles et les guerres lité des décisions publiques, des analyses pour l’appropriation des restes, condui- économiques, des commentaires sur la rait immanquablement à ce que Jared crise ou des conversations de bistrot qui me Diamond nomme l’effondrement. Cette semblent trouver le salut du futur dans une guerre a d’ailleurs déjà commencé. Il suf- fuite en avant, toujours plus compétitive, fit de se pencher sur le cadastre de la pro- toujours plus dérégulée, toujours plus privapriété foncière à l’échelle internationale et tisée, toujours plus dévoreuse de matière et regarder comment les d’énergie. Comment penpays émergents achètent “Une terre finie peut-elle ser un nouveau projet polides milliers d’hectares en supporter un projet infini ?” tique compatible avec une Afrique ou ailleurs. biosphère finie ? Leonardo Boff Sous un autre aspect, je vois mal au nom de quel principe nous pourrions, nous Occidentaux, refuser au Chinois, à l’Indien, au Bolivien, notre mode de développement et de transformation de la nature. Ces constats historiques nous condamnent à penser et à agir, seul et collectivement, selon un autre paradigme de développement et à abandonner les conceptions traditionnelles de l’action politique. Toujours la troisième révolution à inventer. Contre le pillage généralisé de notre environnement. Contre les vertigineuses inégalités de conditions qui s’accroissent. Contre le monde égo-grégaire de la consommation massifiée et de l’homogénéisation culturelle, qui définit le sens de l’existence par la seule accumulation de biens et de services.
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Cette compatibilité entre un humain ayant renoué avec le sens de la limite et de la mesure et un fonctionnement harmonieux des cycles naturels, bien des penseurs et des savants, souvent sous le mot mal choisi de décroissance, en publient des analyses et des essais, souvent percutants et interrogateurs. Sur le plan politique, surtout au sein de la société civile, des mouvements de citoyens se sont emparés de cette question essentielle. Les objecteurs de croissance, encore balbutiants, commencent à se faire entendre, de la France au Québec, de la Suisse à la Wallonie, de l’Espagne à la Bolivie, de l’Equateur à l’Italie. Des expériences citoyennes, des coopératives éoliennes aux cercles de simplicité volontaires, des
banques alternatives aux villes en transition, des services d’échanges locaux aux projets agricoles, foisonnent et se construisent. Même certains Etats incluent dans leurs Constitutions ces principes novateurs. Assiste-t-on à l’émergence d’un nouveau mouvement historique qui veut démondialiser, relocaliser, décarboniser, ou déséconomiser les rapports humains ? Nul ne le sait encore. Mais, leurs projets de justice sociale et environnementale, fondés sur de nouveaux concepts – les biens communs de l’humanité, la gratuité, l’allocation universelle, le volontariat, le revenu maximal… –, même s’ils sont encore inaudibles sur la scène politique, dans la grande société du spectacle, commencent à attirer l’attention car ils rompent avec l’hégémonie de la pensée normalisée qui domine encore les âmes et les corps. Une alternative s’ébauche, hésitante et maladroite, en recherche d’elle-même. Au niveau de certains Etats comme le Bhoutan ou la Bolivie. Au niveau des citoyens qui choisissent une radicalité existentielle. Au niveau politique où pointent sur les rebords du spectre des partis traditionnels, des mouvements alternatifs et désordonnés qui contestent les fondements mêmes des clivages idéologiques de la modernité. Au niveau intellectuel où certains, courageux, tel Dominique Bourg, réinterrogent la capacité de nos démocraties à répondre à ces gigantesques enjeux. Une troisième révolution pour franchir le seuil du nouveau monde où la nature redevient le sujet, aux côtés de l’homme, du destin de la planète. Une nouvelle approche dans notre rapport aux écosystèmes, à soi-même, et aux autres
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au travers d’une politique en voie de réinvention permanente. C’est ce clivage-là, aussi caricatural soit-il, qui m’intéresse avant tout. C’est aussi une aventure intellectuelle et humaine magnifique. Celle qui invoque les sagesses antiques, Spinoza ou la revue Entropia. Celle qui permet la rencontre d’hommes et de femmes déterminés et enthousiastes qui cheminent ensemble vers un nouveau modèle social et politique, portés par d’autres valeurs, militants
au service d’une alternative de civilisation, dressés face à l’anthropologie capitaliste. Ralentis, camarade, le nouveau monde est devant toi.
Les enjeux et les perspectives de changement économiques donneront lieu à un débat au Festival des Libertés, le 18 novembre à 19h : “une autre économie pour un autre monde”. Avec Paul Ariès (politologue, directeur du journal Le Sarkophage et auteur notamment de Décroissance & gratuité), Michèle Gilkinet (présidente du GRAPPE (Groupe de Réflexion et d'Action Pour une Politique Écologique) et Yann Moulier Boutang (professeur d’économie politique, co-directeur de la revue Multitudes, L’abeille et l’économiste (2010)). (cf. www.festivaldeslibertes.be)
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Par André GORZ*
La question de la sortie du capitalisme n’a jamais été plus actuelle. Elle se pose en des termes et avec une urgence d’une radicale nouveauté. Par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu’externe qu’il est incapable de dépasser, et qui en fait un système mort-vivant qui se survit en masquant par des subterfuges la crise de ses catégories fondamentales : le travail, la valeur, le capital.
*Philosophe et pionnier de l’écologie politique. Préface au manifeste Utopia, Septembre 2007
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ette crise de système tient au fait que la masse des capitaux accumulés n’est plus capable de se valoriser par l’accroissement de la production et l’extension des marchés. La production n’est plus assez rentable pour pouvoir valoriser des investissements productifs additionnels. Les investissements de productivité par lesquels chaque entreprise tente de restaurer son niveau de profit ont pour effet de déchaîner des formes de concurrence meurtrières qui se traduisent, entre autres, par des réductions compétitives des effectifs employés, des externalisations et délocalisations, la précarisation des emplois, la baisse des rémunérations, et donc, à l’échelle macro-économique, la baisse du volume de travail productif de plus-value et la baisse du pouvoir d’achat. Or, moins les entreprises emploient de travail et plus le capital fixe par travailleur est important, plus le taux d’exploitation, c’est-à-dire le surtravail et la survaleur produite par chaque travailleur, doit être élevé. Il y a à cette élévation une limite qui ne peut être indéfiniment reculée, même si les entreprises se délocalisent en Chine, aux Philippines ou au Soudan.
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Les chiffres attestent que cette limite est atteinte. L’accumulation productive de capital productif ne cesse de régresser. Aux États-Unis, les 500 firmes de l’indice Standard & Poor’s disposent, en moyenne, de 631 milliards de réserves liquides ; la moitié des bénéfices des entreprises américaines provient d’opérations sur les marchés financiers. En France, l’investissement productif des entreprises du CAC 40 n’augmente pas,
même quand leurs bénéfices explosent. L’impossibilité de valoriser les capitaux accumulés par la production et le travail explique le développement d’une économie fictive fondée sur la valorisation de capitaux fictifs. Pour éviter une récession que dévaloriserait le capital excédentaire (sur-accumulé), les pouvoirs financiers ont pris l’habitude d’inciter les ménages à s’endetter, à consommer leurs revenus futurs, leurs gains boursiers futurs, la hausse future de la valeur marchande de leur logement, cependant que la Bourse capitalise la croissance future, les profits futurs des entreprises, les achats futurs des ménages, les gains que feraient dégager les dépeçages et restructurations, imposés par les LBO1 d’entreprises qui ne s’étaient pas encore mises à l’heure de la précarisation, surexploitation et externalisation de leurs personnels. La valeur fictive (boursière) des actifs financiers a doublé en l’espace d’environ six ans, passant de 80 000 à 160 000 milliards de dollars (soit trois fois le PIB mondial), entretenant aux États-Unis une croissance économique fondée sur l’endettement intérieur et extérieur, lequel entretient de son côté la liquidité de l’économie mondiale et la croissance de la Chine, des pays voisins, et par ricochet, de l’Europe. L’économie réelle est devenue un appendice des bulles financières. Il faut impérativement un rendement élevé du capital propre des firmes pour que la bulle boursière n’éclate pas – et une hausse continue du prix de l’immobilier pour que n’éclate pas la bulle des certificats d’investissement immobilier vers lesquels
les banques ont attiré l’épargne des particuliers en leur promettant monts et merveilles – car l’éclatement des bulles menacerait le système bancaire de faillites en chaîne, l’économie réelle d’une dépression prolongée (la dépression japonaise dure depuis quinze ans). “Nous cheminons au bord du gouffre”, écrivait le réalisateur Robert Benton. Voilà qui explique qu’aucun État n’ose prendre le risque de s’aliéner ou d’inquiéter les puissances financières. Il est impensable qu’une politique sociale ou une politique de “relance de la croissance” puisse être fondée sur la redistribution des plus-values fictives de la bulle financière. Il n’y a rien à attendre de décisif des États nationaux qui, au nom de l’impératif de compétitivité, ont abdiqué pas à pas au cours des trente dernières années leurs pouvoirs entre les mains d’un quasi-État supranational imposant des lois faites sur mesure dans l’intérêt du capital mondial dont il est l’émanation. Ces lois, promulguées par l’OMC, l’OCDE, le FMI, imposent dans la phase actuelle le tout-marchand, c’est-à-dire la privatisation des services publics, le démantèlement de la protection sociale, la monétarisation des maigres restes de relations non commerciales. Tout se passe comme si le capital, après avoir gagné la guerre qu’il a déclarée à la classe ouvrière vers la fin des années soixante-dix, entendait éliminer tous les rapports sociaux qui ne sont pas des rapports acheteur/vendeur, c’est-àdire qui ne réduisent pas les individus à être des consommateurs de marchandises et des vendeurs de leur travail ou d’une quelconque prestation considérée comme “travail”, pour peu qu’elle soit tarifée. Le tout-marchand, le tout-marchandise comme forme exclusive du rapport
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social, poursuit la liquidation complète de la société dont Margaret Thatcher avait annoncé le projet. Le totalitarisme du marché s’y dévoilait dans son sens politique comme stratégie de domination. Dès lors que la mondialisation du capital et des marchés, et la férocité de la concurrence entre capitaux partiels, exigeaient que l’État ne fût plus le garant de la reproduction de la société, mais le garant de la compétitivité des entreprises, ses marges de manœuvre en matière de politique sociale étaient condamnées à se rétrécir, les coûts sociaux à être dénoncés comme des entorses à la libre concurrence et des entraves à la compétitivité, le financement public des infrastructures à être allégé par la privatisation. Le tout-marchand s’attaquait à l’existence de ce que les Britanniques appellent les commons et les Allemands le Gemeinwesen, c’est-à-dire à l’existence des biens communs indivisibles, inaliénables et inappropriables, inconditionnellement accessibles et utilisables par tous. Contre la privatisation des biens communs, les individus ont tendance à réagir par des actions communes, unis en un seul sujet. L’État a tendance à empêcher, et le cas échéant à réprimer cette union de tous, d’autant plus fermement qu’il ne dispose plus des marges suffisantes pour apaiser des masses paupérisées, précarisées, dépouillées de droits acquis. Plus sa domination devient précaire, plus les résistances populaires menacent de se radicaliser, et plus la répression s’accompagne de politiques qui dressent les individus les uns contre les autres et désignent des boucs émissaires sur lesquels concentrer leur haine.
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Si l’on a à l’esprit cette toile de fond, les programmes, discours et conflits qui occupent le devant de la scène politique paraissent dérisoirement décalés par rapport aux enjeux réels. Les promesses et les objectifs mis en avant par les gouvernements et les partis apparaissent comme des diversions irréelles, qui masquent le fait que le capitalisme n’offre aucune perspective, sinon celle d’une détérioration continue des conditions de vie, d’une aggravation de sa crise, d’un affaissement prolongé passant par des phases de dépression de plus en plus longues et de reprise de plus en plus faibles. Il n’y a aucun “mieux” à attendre, si on juge le mieux selon les critères habituels : il n’y aura plus de “développement” sous la forme du plus d’emplois, plus de salaires, plus de sécurité. Il n’y aura plus de “croissance” dont les fruits puissent être socialement redistribués et utilisés pour un programme de transformations sociales transcendant les limites et la logique du capitalisme. L’espoir mis, il y a quarante ans, dans des “réformes révolutionnaires” qui, engagées de l’intérieur du système sous la pression de luttes syndicales, finissent par transférer à la classe ouvrière les pouvoirs arrachés au capital, cet espoir n’existe plus. La production demande de moins en moins de travail, distribue de moins en moins de pouvoir d’achat à de moins en moins d’actifs ; elle n’est plus concentrée dans de grandes usines, pas plus que ne l’est la force de travail. L’emploi est de plus en plus discontinu, dispersé sur des prestataires de service externes, sans contact entre eux, avec un contrat commercial à la place d’un contrat de travail.
Les promesses et programmes de “retour” au plein emploi sont des mirages dont la seule fonction est d’entretenir l’imaginaire salarial et marchand, c’est à dire l’idée que le travail doit nécessairement être vendu à un employeur et les biens de subsistance achetés avec l’argent gagné ; autrement dit : qu’il n’y a pas de salut en dehors de la soumission du travail au capital et de la soumission des besoins à la consommation de marchandises ; qu’il n’y a pas de vie, pas de société au-delà de la société de la marchandise et du travail marchandisé, au-delà et en dehors du capitalisme. L’imaginaire marchand et le règne de la marchandise empêchent d’imaginer une quelconque possibilité de sortir du capitalisme, et empêchent par conséquent de vouloir en sortir. Aussi longtemps que nous restons prisonniers de l’imaginaire salarial et marchand, l’anticapitalisme et la référence à une société au-delà du capitalisme resteront abstraitement utopiques, et les luttes sociales contre les politiques du capital resteront des luttes défensives qui, dans le meilleur des cas, pourront freiner un temps, mais non pas empêcher la détérioration des conditions de vie. La “restructuration écologique” ne peut qu’aggraver la crise du système. Il est impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis 150 ans. Si on prolonge la tendance actuelle, le PIB mondial sera multiplié par un facteur 3 ou 4 d’ici à l’an 2050. Or, selon le rapport du Conseil sur le climat de l’ONU, les émissions de
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CO2 devront diminuer de 85 % jusqu’à cette date pour limiter le réchauffement climatique à 2°C au maximum. Au-delà de 2°C, les conséquences seront irréversibles et non maîtrisables. La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux. En leur absence, la décroissance risque d’être imposée à force de restrictions, rationnements, allocations de ressources caractéristiques d’un socialisme de guerre. La sortie du capitalisme s’impose donc d’une façon ou d’une autre. La reproduction du système se heurte à la fois à ses limites internes et aux limites externes engendrées par le pillage et la destruction d’une des deux “principales sources d’où jaillit toute richesse” : la terre. La sortie du capitalisme a déjà commencé sans être encore voulue consciemment. La question porte seulement sur la forme qu’elle va prendre et la cadence à laquelle elle va s’opérer. L’instauration d’un socialisme de guerre, dictatorial, centralisateur, technobureaucratique, serait la conclusion logique – on est tenté de dire “normale” – d’une civilisation capitaliste qui, dans le souci de valoriser des masses croissantes de capital, a procédé à ce que Marcuse appelle la “désublimation répressive”, c’est-àdire la répression des “besoins supérieurs”, pour créer méthodiquement des besoins croissants de consommation individuelle, sans s’occuper des conditions de leur satisfaction. Elle a éludé dès le début la question qui est à l’origine des sociétés : la question du rapport entre les
besoins et les conditions qui rendent leur satisfaction possible : la question d’une façon de gérer des ressources limitées de manière qu’elles suffisent durablement à couvrir les besoins de tous ; et inversement la recherche d’un accord général sur ce qui suffira à chacun, de manière que les besoins correspondent aux ressources disponibles. Nous sommes donc arrivés à un point où les conditions n’existent plus qui permettraient la satisfaction des besoins que le capitalisme nous a donnés, inventés, imposés, persuadés d’avoir, afin de pouvoir écouler des marchandises qu’il nous a enseigné à désirer. Pour nous enseigner à y renoncer, l’éco-dictature semble à beaucoup être le chemin le plus court. Elle aurait la préférence de ceux qui tiennent le capitalisme et le marché pour seuls capables de créer et de distribuer des richesses, et qui prévoient une reconstitution du capitalisme sur de nouvelles bases après que des catastrophes écologiques auront remis les compteurs à zéro en provoquant une annulation des dettes et des créances. Pourtant une tout autre voie de sortie s’ébauche. Elle mène à l’extinction du marché et du salariat par l’essor de l’autoproduction, de la mise en commun et de la gratuité. On trouve les explorateurs et éclaireurs de cette voie dans le mouvement des logiciels libres, du réseau libre (Freenet), de la culture libre qui, avec la licence CC (creative commons) rend libre (et libre : free signifie en anglais, à la fois librement accessible et utilisable par tous, et gratuit) de l’ensemble des biens culturels – connaissances, logiciels, textes,
musique, films, etc. – reproductibles en un nombre illimité de copies pour un coût négligeable. Le pas suivant serait logiquement la production “libre” de toute la vie sociale, en commençant par soustraire au capitalisme certaines branches de produits susceptibles d’être autoproduits localement par des coopératives communales. Ce genre de soustraction à la sphère marchande s’étend pour les biens culturels où elle a été baptisée “outcooperating”, un exemple classique étant Wikipedia qui est en train d’“outcooperate” l’Encyclopedia Britannica. L’extension de ce modèle aux biens matériels est rendue de plus en plus faisable grâce à la baisse du coût des moyens de production et à la diffusion des savoirs techniques requis pour leur utilisation. La diffusion des compétences informatiques, qui font partie de la “culture du quotidien” sans avoir à être enseignées, est un exemple parmi d’autres. L’invention des fabbers, aussi appelés digital fabricators ou factories in a box – il s’agit de sortes d’ateliers flexibles transportables et installables n’importe où – ouvre à l’autoproduction locale des possibilités pratiquement illimitées. Produire ce que nous consommons et consommer ce que nous produisons est la voie royale de la sortie du marché : elle nous permet de nous demander de quoi nous avons réellement besoin, en quantité et en qualité, et de redéfinir par concertation, compte tenu de l’environnement et des ressources à ménager, la norme du suffisant que l’économie de marché a tout fait pour abolir. L’autoréduction de la consommation, son autolimitation – le self-restreint – et la
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possibilité de recouvrer le pouvoir sur notre façon de vivre passent par là. Il est probable que les meilleurs exemples de pratiques alternatives en rupture avec le capitalisme nous viennent du Sud de la planète, si j’en juge d’après la création, au Brésil, dans des favelas, mais pas seulement, de “nouvelles coopératives” et des pontos de cultura. Claudio Prado, qui dirige le département de la “culture numérique” au ministère de la Culture, déclarait récemment : “Le “job” est une espèce en voie d’extinction… Nous espérons sauter cette phase merdique du XXe siècle pour passer directement du XIXe au XXIe”. L’autoproduction et le recyclage des ordinateurs, par exemple, sont soutenus par le gouvernement : il s’agit de favoriser “l’appropriation des technologies par les usagers dans un but de transformation sociale”. Si bien que les trois quarts de tous les ordinateurs produits au Brésil en 2004/5 étaient autoproduits. Le leveraged buy-out, abrégé en LBO, terme anglais pour financement d'acquisition par emprunt, consiste à racheter une entreprise en ayant recours à l'endettement bancaire. 1
Par Bad La pensée d’André Gorz alimentera les réflexions sur la question du travail lors d’un débat au Festival le 23 novembre à 20h30. “Du mythe du plein emploi à l’utopie d'une société sans travail” avec Françoise Bloch (metteur en scène, enseignante, fondatrice du Zoo Théâtre), Hugues Esteveny (délégué syndical, Christophe Fourel (directeur de l’ouvrage commun André Gorz, un penseur pour le XXIe siècle) et Danièle Linhart (directrice de recherches CNRS, auteur de nombreux ouvrages concernant le travail). Ce débat sera introduit à 20h par le spectacle de Françoise Bloch : Une société de services (une petite forme) Quatre acteurs explorent le milieu du télémarketing. Ces larges plateaux où, en rangs d’oignon, des jeunes appellent le monde entier pour vendre, à tout prix… Un portrait fragmenté, teinté d’humour, où l’interaction jeu-vidéo-son questionne la réalité et l’intimité de ces voix de la vente.
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(cf. www.festivaldeslibertes.be)
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Par Badi BALTAZAR * travail emploi scène, ndical, enseur auteur
Les Indignés bruxellois sont-ils à la hauteur
de leurs ambitions ? Ces dernières semaines, j'ai consacré une dizaine d'articles à l'actualité du mouvement dit des “Indignés”. Pour ce faire, je me suis déplacé à Bruxelles, à Paris et à Barcelone avec comme objectif d'aller à leur rencontre, mais surtout d'observer, d'analyser et de m'imprégner de ce pour quoi ces citoyens se mobilisent. © photo Jérôme Baudet
: Une ieu du appelteinté mité de
*Blogueur, “Le buvard bavard” (http://www.lebuvardbavard.com/) journaliste indépendant
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arce qu'il est clair que voir des gens descendre dans les rues, se rassembler spontanément et pacifiquement, prendre délibérément le risque d'être les victimes de coups de matraques, de gaz lacrymogène ou de subir des arrestations arbitraires est tout sauf anodin. Les voir assumer publiquement leur vérité profonde et leur colère, planter leur tente sur des places publiques, y implanter une cuisine et des ateliers, y organiser des assemblées populaires, des bibliothèques, des commissions et des activités, est tout sauf inintéressant. Si le Buvard absorbe si fidèlement les couleurs de leurs actions, c'est parce qu'en tant qu'être humain, je ne peux m'isoler dans l'indifférence. Et je me dois donc d'assumer moi aussi mon rôle, au même titre que tous ceux qui refusent définitivement de rester passifs et de se terrer dans l'ignorance ou la victimisation.
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Néanmoins, j'ai à cœur de préserver ma position d'observateur. Mais je ne la conçois qu'impliquée au cœur du sujet. Cela peut paraître paradoxal ou contradictoire à première vue mais je m'en explique par la vérité suivante : on ne peut réellement comprendre un phénomène que si on le vit de l'intérieur tout en s'aménageant la capacité et le recul nécessaires pour le vivre de l'extérieur. Se limiter à l'une des deux postures ne peut qu'aboutir aux résultats désastreux et ridiculement dénués de fondement qu'obtiennent certains journalistes ou chroniqueurs tels que François De Smet et son “Indignez-vous bande de moules”1, récemment publié sur le site de la RTBF. Dans le but de contribuer à combler cet énorme fossé qui
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sépare le monde des médias de la réalité qui est la nôtre, j'ai donc pris l'initiative de m'informer, de me déplacer, de dialoguer, de comprendre et de suivre l'évolution du mouvement des “Indignés” tout en le relayant, en le commentant et en le partageant à travers mes écrits. Maintenant que le décor est planté et que les présentations d'usage sont faites, permettez-moi de vous faire part de mon analyse sur ce mouvement. Quelles ont été les principales actions menées par le mouvement depuis sa naissance ? 1. Créations spontanées de campements sur le Carré de Moscou à Saint-Gilles et sur la Place Sainte-Croix à Ixelles. D'autres campements ont également vu le jour à Uccle, Namur, Liège... 2. Organisations d'assemblées populaires quotidiennes au sein des campements et ailleurs. 3. Rassemblements et marches de protestation, dont les plus importants ont été ceux du : • 11 juin, du Carré de Moscou à la place Flagey, triste théâtre de violences policières incontrôlées sur des citoyens pacifiques dont le crime fut de vouloir se réunir en assemblée populaire sur la place. • 19 juin, de la Place Flagey au Parlement Européen, pour dénoncer le vote du paquet législatif dit “Euro Plus” et l'instauration d'une politique d'austérité générale sous contrôle des institutions européennes que sont le Conseil, la Commission, le Parlement, la Banque Centrale et le FME. En un mot, un cadre
législatif aux services des banques et de l'ultralibéralisation des marchés dans lequel les appareils politiques nationaux et par conséquent les citoyens n'auront plus la moindre possibilité de faire entendre leur voix et encore moins d'influer sur les décisions prises par la nouvelle “gouvernance Européenne”, qui se veut supranationale et hégémonique, et ce, grâce à la succession des traités qui constituent aujourd'hui son ADN. • 22 juin, du rond-point Schuman (face à la Commission et au Conseil Européen) au Parlement Européen (Place du Luxembourg) pour les mêmes raisons. La décision de certains Indignés de passer la nuit sur l'esplanade du Parlement a rapidement été avortée et la soirée s'est clôturée par un déploiement de police, des violences policières mais aussi des violences générées par certains trouble-fête extérieurs au mouvement. • 23 juin, tentative de se rendre au siège du journal Le Soir (rue Royale) pour dénoncer le manque d'informations et la désinformation des médias traditionnels. Cette dernière s'est soldée par une quarantaine d'arrestations préventives totalement arbitraires, suivies de traitements policiers inacceptables.2 • 23 juin, organisation d'un assemblée populaire au Parlement Européen qui s'est vue dispersée par les réactions répressives et violentes de la police. 4. Mise en place d'outils de communication tels que sites internet, connexions et échanges d'informations avec les autres villes impliquées dans le mouvement, groupes et pages Facebook, blogs, hashtags Twitter, vidéothèques virtuelles,
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galeries de photos, retransmissions en streaming, comptes-rendus, procès-verbaux d'assemblée, organisations d'évènements ponctuels ou réguliers, analyses et critiques des dépêches de presse traitant du mouvement, publications d'articles d'opinion ou d'articles basés sur des faits dans les médias citoyens participatifs, montages de petits documentaires vidéo, d'interviews, de témoignages. Quels sont à ce jour les résultats de ces actions ? En quoi ont-elles été utiles et/ou contreproductives ? 1. Les campements ont été soit levés, soit détruits, soit évacués par la police et les services communaux. Les raisons s'expliquent tantôt par des décisions personnelles des campeurs, tantôt par des plaintes de commerçants ou des décisions politiques. A noter qu'il n'y a, semble-t-il, aucune volonté marquée de remonter un campement à Bruxelles. La quasi-totalité des acteurs que j'ai pu entendre ou lire à ce sujet déplorent la dépense d'énergie que représente une telle entreprise. Les ressources matérielles, sanitaires, juridiques et les efforts humains qu'un campement nécessite ont eu raison de la motivation et de la capacité actuelle d'autogestion des Indignés bruxellois. En cela, l'expérience espagnole n'a pas trouvé son équivalant à Bruxelles, c'est un fait. En revanche, je me dois de reconnaître et de souligner que l'expérience des campements a énormément apporté au mouvement. Son origine spontanée, son caractère d'universalité et de solidarité fut remarquable. Espace de rencontres et de partages, ces campements ont permis à
une multitude de citoyens de se retrouver physiquement autour d'un projet commun et non des moindres puisqu'il s'agit comme vous le savez de repenser les fondements d'une nouvelle société, d'une réelle démocratie. En soi, l'épisode des campements est porteur d'un ressentiment profondément ancré dans notre société : c'est à nous, le peuple, qu'il revient de changer les choses. Si nous comptons sur nos représentants politiques, nous n'obtiendrons rien, les faits nous le rappellent sans cesse. La prise de conscience collective que les campements incarnent a été selon moi l'élément déclencheur de ce mouvement en Belgique. Le fait que des citoyens décident de physiquement se réapproprier l'espace public rend visible leur volonté de changement. D'autant plus visible qu'ils y ont développé une sorte de microcosme de démocratie. En cela, les campements auront été une révolution dans les mentalités de certains. Car en filigrane, c'est un autre monde qui paraît possible. 2. Les assemblées populaires sont indéniablement les actions les plus importantes et les plus révélatrices de ce qu'est le mouvement des Indignés bruxellois aujourd'hui. De plus en plus nombreuses et de plus en plus organisées, elles sont l'expression vivante de cette prise de conscience collective qui est l'essence même du mouvement. Si elles continuent à entretenir, développer et améliorer leur effectivité et leur efficacité, elles arriveront peut-être à assurer leur pérennité. Elles sont ouvertes à tous, chacun y a droit à la parole et à l'écoute. Si ces assemblées populaires ont eu besoin de la création de campements pour prendre forme, elles
ont aujourd'hui leur propre sens et leur propre avenir. Nul doute que c'est en y participant, en en parlant, en les utilisant comme des leviers de collaboration, de travail et de communication qu'elles pourront fournir tout leur potentiel. 3. Si l'on traçait une courbe de l'évolution de la violence policière au fil des rassemblements, on pourrait constater de manière claire que celle-ci suit la courbe de l'évolution du mouvement citoyen des Indignés. Le fait est que la volonté grandissante de se faire entendre coïncide avec la volonté tout aussi grandissante de le faire taire. La question qui se pose me semble évidente : quel intérêt ont les Indignés à continuer dans cette voi ? Pensez-vous vraiment que la solution doit passer par une confrontation permanente et de fait improductive avec le système dénoncé ? La plupart des confrontations avec la police ont été le théâtre de coups de matraque, de violences physiques, d'usage de gaz lacrymogènes sur des citoyens pacifistes, d'arrestations musclées et arbitraires. Sans compter les articles lacunaires, récupérés, redirigés ou tout simplement produits par des imbéciles incompétents qui considèrent encore ce mouvement comme apolitique ou violent. Vous aurez probablement compris où je veux en venir. Je suis aujourd'hui persuadé et intimement convaincu que la seule possibilité de permettre à ce mouvement de grandir et de s'épanouir réside dans sa capacité à appliquer ce qu'il défend, à montrer l'exemple et, surtout à se mettre au travail, sur le terrain, dans la rue et au sein de la collectivité mais aussi
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Par Ben dans sa propre vie, dans son intime vérité, dans sa conscience. L'organisation de marches et de rassemblements citoyens est une nécessité que je ne remettrai jamais en question mais je pense en revanche que s'atteler à en faire un moyen de passer un message est primordial. 4. Sur le sujet des moyens de communication internes et externes, je pense qu'il est accepté par tout le monde que ceux-ci sont essentiels et qu'ils représentent un complément indispensable aux assemblées populaires, dont ils tendent à être le prolongement pour certains, le reflet pour d'autres ou bien encore une porte d'entrée pour le reste de la population. Si les assemblées qui, je le répète, sont à la fois le cœur et le poumon du mouvement, perdurent et prennent de l'ampleur, les outils de communication virtuels suivront de facto le pas, eux-mêmes protagonistes et vecteurs de la prise de conscience collective. Par contre, s'il y a un domaine dans lequel les outils de communication doivent absolument s'adapter, c'est dans la gestion des informations et dans la coordination de celles-ci entre les différentes structures et les acteurs du mouvement qui les animent. Mes conclusions Pour clôturer cette analyse personnelle, je voudrais revenir sur un point dont j'ai fait état précédemment, mais sur lequel je n'ai pas vraiment insisté. Il s'agit de la notion de travail. Et particulièrement du travail qu'il est nécessaire de fournir pour matérialiser les revendications premières du mouvement, à savoir la création d'agoras citoyennes à laquelle tout passant serait
invité à se joindre, où les problèmes seraient débattus, où des propositions seraient émises et où finalement des décisions seraient prises. Je pense que le moment est venu de passer à l'étape suivante. Je pense que l'expérience qui est celle des Indignés aujourd'hui doit leur permettre d'à la fois décentraliser leur modèle d'assemblée populaire au sein des autres quartiers, mais aussi de commencer véritablement à travailler. En imaginant que le schéma espagnol des commissions intégrées à un campement ne soit pas envisageable, la création de pôle de travail ou de toute structure similaire s'impose. Se limiter à la prise de conscience n'est pas une option. Il faut aller de l'avant. Les citoyens disposent de la plus grande richesse qui soit : leur savoir et leur expertise. On pourrait très bien imaginer de créer un pôle “justice” à Poelaert, “éducation et culture” à Flagey, “immigration” à Stalingrad, “information et communication” à la place Agora, “santé” à Sainte-Catherine, “nucléaire” au Carré de Moscou, etc. de sorte que chacun pourrait facilement se rendre au pôle d'assemblées qui l'intéresse pour y apporter son expertise ou tout simplement pour s'y informer. Outre la décentralisation des assemblées et la nécessité de mettre en place des pôles de travail thématiques, il est un autre défi qu'il va falloir relever, celui de la coordination de ces assemblées, de ces pôles et des actions qu'ils décideront d'entreprendre. Voilà. J'espère que cette grille de lecture vous aura éclairé et qu'elle vous aura donné envie de tracer la vôtre. D'une manière plus globale, je souhaiterais
néanmoins insister sur le fait qu’il est impératif aujourd'hui de réfléchir à la stratégie et aux outils/structures opérationnels qui permettront au mouvement de prendre de l'ampleur. Car comme les Indignés d'ici ou d'ailleurs, ce qui me préoccupe profondément, c'est la pérennité de ce mouvement citoyen pacifiste, politique, “a-partiste” et prônant une démocratie réellement horizontale que j'observe, côtoie, et réfléchis depuis sa naissance, c'est le développement de cette petite lumière d'espoir qui est apparue dans nos cœurs à tous, c'est l'intensification de cette irrésistible force qui nous tire vers le haut pour nous permettre de voir l'horizon, de mieux comprendre notre monde et de tenter d'influer sur son inexorable marche, c'est la défense et la poursuite de notre but commun qui ne pourra être atteint que si le plus grand nombre d'entre nous en font leur but premier. http://www.rtbf.be/info/chroniques/chronique_indignezvous-bande-de-moules?id=6332623 2 http://bxl.indymedia.org/articles/2185 1
Pé Un
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longue
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Le 25 novembre à 19h au Festival, rendez-vous avec Badi Balthazar, Laurent D’Ursel, Paul Hermant et d’autres acteurs du G1000, des témoins indignés de Bruxelles, et d’ailleurs qui ont contribués durant l’année 2011 à mettre les démocraties occidentales en chantier. Nous aborderons le rapport concret et théorique à la démocratie : conceptions minimalistes ou maximalistes, réalistes ou poétiques, radicales ou consensuelles,… (cf. www.festivaldeslibertes.be)
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Par Benoît TOUSSAINT*
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Pédagogie nomade Une école de l’émancipation Mal être, redoublement, démotivation, violence… La liste des maux scolaires est longue, mais c’est chaque fois la même histoire : on soigne les symptômes, on oublie de s’intéresser aux causes. Et la rotation est tellement rapide, au ministère de l’Enseignement de la Communauté française, que le temps fait défaut, les élections tellement proches que le courage politique est une vertu plutôt rare.
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e) * Enseignant à Pédagogie Nomade
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ésultat des courses : 100 000 jeunes mis de côté chaque année (redoublement, exclusion, maladie, réorientation), soit un bon quart de la population. Quel patron accepterait qu’un de ses ouvriers rate un quart des pièces qu’il est payé pour fignoler ? Qui s’accommode d’une voiture qui ne démarre que trois fois sur quatre ? Le bon sens ne voudrait-il pas que l’obligation scolaire, qui s’étend sur une bonne douzaine d’années, permette aux élèves de vivre, au moins, des années différentes et pas la même, à répétition ?
serait leur principal point commun. Ils existent toujours, même si la France a changé, et que cette modification des données complique fâcheusement leur existence.
Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
Mise au parfum, Marie Arena, alors ministre concernée, a soutenu cette démarche d’ethnographie participative : il s’agissait, après des contacts préalables, d’aller analyser en profondeur les pratiques de ces lycées, avec le statut de professeur supplémentaire occasionnel et bénévole, au moyen de séjours relativement longs, environ un mois par établissement. L’horizon de cette démarche était l’examen de tout ce qui, de ces pratiques dites innovantes, pouvait être importé, transposé, adapté, au contexte particulier de la Communauté française.
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Alain Savary, ancien résistant, ministre de l’Éducation de François Mitterand, affirmait que l’enseignement ne se transforme pas verticalement. La hiérarchie est toujours trop loin de la réalité, du quotidien des classes, et si elle ne se tient pas à l’écoute de ceux qui travaillent à la base, de ce qui travaille la base, elle sera toujours à côté de la plaque, ou en retard d’une guerre. Aussi avait-il résolu de tendre l’oreille à ce qui se dit de l’école et à l’école, et de donner un espace de liberté aux forces de propositions, de permettre la possibilité de créer des failles dans un système éducatif pourtant farouchement centralisé, dans la tradition jacobine. Interpellé en 1981 par quelques enseignants déterminés, il a autorisé l’année suivante l’ouverture de deux, puis de quatre lycées expérimentaux. On n’était pas loin de Mai 68, et l’autogestion n’était pas considérée comme une utopie, pas plus à l’école que dans le monde de l’entreprise. Ces lycées seraient donc autogérés, et ce
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Partant de l’idée qu’on n’invente rien en pédagogie, depuis le temps que l’humanité s’interroge sur la transmission du savoir, qui est la condition de son progrès, quelques enseignants du plat pays se sont mis en route pour aller voir là-bas ce qui s’y trame, pensant bien en ramener quelque chose d’utile.
Ces séjours, d’un intérêt certain quoiqu’inégal1, se sont révélés une véritable mine d’or, car on apprend autant des succès que des échecs, les siens comme ceux des autres. Ce travail, géographique, n’aurait été qu’à moitié accompli s’il n’avait été accompagné d’un autre voyage, historique, à la rencontre des pédagogues de combat, comme les nomme Philippe Meirieu, dont certains sont oubliés, d’autres moins :Célestin Freinet est plus connu que l’Ecole
Mutuelle du XIXème siècle, Jean-Jacques Rousseau plus célèbre que Joseph Jacotot, etc. Et en même temps que le travail progressait, les horizons s’élargissaient : séjours au Rajasthan, au Costa Rica, rencontres avec pédagogues (Meirieu…) et philosophes (Rancière, Stengers…). Penser l’acte de penser Le collectif Pédagogie Nomade s’est ainsi constitué, autour d’une recherche-action en éducation, naturellement constitué d’enseignants et d’éducateurs, mais aussi de philosophes. Plus particulièrement de chercheurs et assistants du Service de Philosophie Morale et Politique de l’Université de Liège, car il est apparu que la pédagogie, plus qu’une question de pratiques, de méthodes, est fille d’une idée, d’une conception du rapport au savoir, du sens que l’on donne à ce rapport. C’est un sujet politique et philosophique. Dans un premier temps ce partenariat a débouché sur l’organisation de séminaires en philosophie de l’éducation : rendezvous avec Marx, Rousseau, Dewey, Jacotot, Montaigne, Gandhi, mais aussi le Lycée expérimental de Saint-Nazaire. Bien vite, l’objectif est devenu la création d’une école expérimentale en Communauté française, qui passait par l’écriture d’un projet crédible, décliné en trois versions : pédagogique, philosophique, juridique. C’est le cabinet de Christian Dupont qui s’est penché sur le dossier et le ministre a tranché : on ouvrirait cette école différente en septembre 2008, soit deux
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ans et demi après les premiers contacts. Le nom du collectif, devenu celui du projet, devenait donc celui d’une micro-école secondaire2, implantée dans une vieille ferme ardennaise, à l’entrée d’un petit village du nord de la province de Luxembourg. L’ouverture de l’école ne signifiant nullement, par ailleurs, l’extinction de la curiosité : rencontres avec des écoles différentes au Danemark, en Angleterre, Italie, etc.3
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Penser l’acte d’apprendre Dans l’enseignement, comme ailleurs, c’est en permanence la querelle des Anciens et des Modernes, le conflit entre l’innovation et la tradition. Mais il existe un arbitrage démocratique que l’on oublie trop souvent : c’est le projet qu’une société dessine pour l’éducation de ses citoyens. En Communauté française, ce texte s’appelle “Décret Missions”. Il réserve, dans ses objectifs, une place centrale à l’émancipation, à la capacité à jouer un rôle actif dans une société démocratique. Il n’y a pas de raison que l’école échappe à ces impératifs, mais on se rend vite compte qu’une société, et l’école est une société en soi, ne peut être démocratique ou émancipatrice à moitié : “la demi-mesure est le cheval de Troie de la résignation… Un autre texte surplombe, si l’on peut dire, le premier : c’est la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, qui dit en son premier article que les êtres humains naissent libres et égaux en droits. L’école, pense-t-on à Pédagogie Nomade, n’est
pas dispensée de ces préceptes et de leurs conséquences. Et, jusqu’à nouvel ordre, un élève est un être humain. S’il est exact qu’on enseigne toujours quelque chose, autrement dit que les contenus des cours et les compétences à acquérir ont une importance certaine, on enseigne aussi à quelqu’un. Et ce quelqu’un, quoique soumis un temps à l’obligation scolaire, est un égal en droits.
Concrètement : cela signifie que la parole de l’élève vaut celle du prof. Les cours sont construits ainsi : l’élève reconnaît l’expertise du professeurs, mais peut choisir de s’en passer, peut par ses propositions infléchir la tactique élaborée par l’enseignant, négocier avec lui un contrat particulier et alternatif, participer à l’évaluation de son parcours, proposer et animer des ateliers et des projets, ainsi de suite. Par exemple, Titou, inscrit en sixième année, plutôt costaud en informatique, propose un atelier “programmation”. La matière lui est tellement connue que le défi, pour lui, n’est pas de partager ses compétences mais de réussir à se lever chaque matin et, enfin, boucler un projet, aller au bout de quelque chose : ce qui est appris n’est pas forcément ce qui est enseigné. N’importe quel pédagogue modeste l’a intégré depuis longtemps. Il faudra encore des siècles, vraisemblablement, pour que le corps inspectoral, qui ne se distingue pas, précisément, par son humilité, en prenne conscience. Célestin Freinet répétait : “On apprend toujours à son insu, dans les deux sens du terme.”
Inversion des paradigmes On pose donc l’égalité et l’émancipation non comme objectifs à atteindre, mais comme points de départ. Et, puisque la demi-mesure est le cheval de Troie de la résignation, tout va s’articuler autour de ce choix philosophique. Tout, c’est-à-dire l’acte d’apprendre, dans tous les sens du terme. Cela revient à vider l’institutionécole de tout ce qui aliène, de ce qui contraint, de ce qui inégalise : pas de sonnerie, pas de sanction, pas de points, pas de personnel ouvrier ou administratif, pas de direction, pas de surveillance, pas d’autre autorité que soi-même, puisque la définition de l’autonomie, c’est la capacité à être soi-même sa propre règle, et c’est bien cela qu’il s’agit de construire. Purgée de la sorte, l’école est devenue un monde à construire, à habiter, à gérer. Puisqu’en situation d’égalité, professeurs et élèves ont à travailler ensemble, sur tous les sujets, toutes les décisions, toutes les pratiques, on parle de co-gestion. Résultat : tu n’as pas la possibilité de te plaindre de ce qui se passe puisque tu es outillé, prof ou élève, pour mettre en branle le changement, à la recherche du sens. Une nuance est toutefois à établir, qui ne contredit pas le principe : l’égalité entre professeurs et élèves est dite asymétrique, puisque ni les uns ni les autres n’oublient qui ils sont, quels sont leurs objectifs, quels comptes ils ont à rendre et à qui. Il en va de même de la confiance, de la liberté, du respect, de l’égalité des intelligences : ils sont posés comme préalables, et non comme objectifs à atteindre. Et tout le reste s’organise à partir de là…
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Une école de la patience Concrètement : dès lors que le parti pris pédagogique est celui d’une démarche non autoritaire, la question de l’absentéisme se pose de façon très prégnante. Laura est inscrite en quatrième année et sa présence à l’école est rare. Pour ses professeurs, il ne fait aucun doute qu’elle a le potentiel pour réussir. Comment faire en sorte qu’elle pousse la porte de la classe ? Argumentation, raisonnement, en-couragement, écoute, dialogue, n’aboutissent à rien, je veux dire rien de clairement perceptible pour le prof, ce qui est peut-être le contraire de rien… Pas d’autre solution que la patience, la confiance et la décision de lui dire : je choisis de penser que si tu n’es pas là, c’est que tu as des raisons valables, que je n’ai pas à juger, que je n’ai pas à connaître : le maître émancipateur ne se soucie pas de ce que l’élève apprend (Jacotot). Ce respect, objet d’une décision, non d’un raisonnement, est la condition pour que Laura, symboliquement, s’arrête devant le miroir, qui la questionne : “Et toi, que fais-tu de ta liberté ?”. Pour Laura, cela aboutit, au bout d’un temps, au retour progressif. Pour Stéphane, à peu près dans la même situation de doute et de questionnement, cela débouche, au bout d’un an, à la décision de partir, d’abandonner l’école pour autre chose. Dommage ? Pas sûr : il s’est remis en chemin et, au moins, il a réglé ses comptes avec l’école : il part sans amertume, sans rancune, sans griefs, sans colère.
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Bien sûr, Pédagogie Nomade n’est pas une école parfaite, et revendique même son droit à être un objet imparfait. C’est tout simplement que l’école parfaite n’existe pas. Eduquer est même, selon la boutade de Freud, un acte impossible à réussir. Nietzsche assure que celui qui n’apprend pas à l’élève à se passer de lui est un bien piètre éducateur, et c’est un long travail pour l’enseignant que d’organiser sa propre disparition, pour laisser la place à l’autre qu’est l’élève. Pour l’élève lui-même, devenir auteur de son devenir est un cheminement difficile et lent, sortir des habitudes de passivité est une ascèse. Attendre que l’élève aille au bout de l’errance/erreur pour en faire quelque chose, déconstruise les dressages d’une société qui privilégie l’apparence, l’individualisme, la propriété, la vitesse, la rentabilité, le pouvoir, cela prend du temps. Mais lorsqu’il décide enfin de retrousser ses manches, le temps est vite rattrapé. De toute façon, ce n’est pas une course : il vaut mieux labourer profond que large. “Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience” René Char L’ouverture d’une telle école était placée sous le signe de la prise de risque. Pour l’élève, sortir d’un contexte somme toute confortable où, sous prétexte de lui apprendre à penser, on pense pour lui, où on le surveille, et parfois le sanctionne, pour son bien, et choisir une école où rien ne se fera sans lui n’est pas la solution de
facilité. Il aura en outre à digérer les effets du grand vent de la liberté, qui donne parfois une fameuse claque quand on découvre soudain sa violence. Les parents abandonnent aussi quelque chose de rassurant : même si c’est parfois douloureux, ou inefficace, l’école s’occupe de mon enfant. Là, tout à coup, c’est devenu son propre boulot, sa propre responsabilité… advienne que pourra, quand pourra. Pour les enseignants, troquer un horaire de 20 heures hebdomadaires dans un cadre hiérarchisé, contre le double, démuni de ce qui assure l’autorité, c’està-dire les points et la sanction, c’est une aventure. On aurait pu croire que ce risque serait partagé avec les autorités qui organisent l’enseignement. C’est oublier que là aussi on joue avec les mots. Quand on dit normaliser, on veut juste dire qu’une école différente doit être comme les autres. Quand on dit pédagogie de la réussite, on n’entend pas pour autant remise en question du redoublement et de l’exclusion. Quand on dit présence on ne l’envisage que sous l’angle de la présence physique, qui ne dit pas grand-chose de la présence effective, affective, intellectuelle. Par contre, quand on dit inspecter, c’est bien d’inspection qu’il s’agit, pas de curiosité ni d’humilité. Socrate ne disait-il pas, à propos de ses juges, que lui au moins, il savait qu’il ne savait pas. Pédagogie Nomade a connu, en un peu plus de deux ans, une cinquantaine d’inspections en tout genre. C’est un peu trop. Car si l’élève a besoin de temps pour se
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construire, il en va de même pour une école qui choisit de sortir des sentiers battus. Et si l’objectif assigné par le Décret Missions est bien l’émancipation, une école qui n’est pas elle-même émancipée ne pourra jamais que bricoler autour du sujet.
deux profs en correctionnelle pour des motifs fantaisistes. On avait dit, au début, violence à l’école ? On avait dit démotivation des profs ? On avait dit mal être ? Jean Rostand, lui, il y a une bonne centaine d’années, se déclarait très optimiste quant à l’avenir du pessimisme…
Une école où les jeunes sont libres, quelle horreur, pense le procureur du Roi, qui organise une perquisition de western, et dépité de ne rien trouver d’illicite, envoie
Bref, prof, ça reste le plus beau métier du monde, mais quand tu sors des sentiers battus, ça devient, en plus, un sport de combat.
Pédagogie Nomade 8, rue du Roy 6670 Limerlé (080/511946) info@pedagogienomade.be
1 Lycée Expérimental de Saint-Nazaire, Lycée auto-géré de Paris, Collège-Lycée Expérimental de Caen-Hérouville, Micro-Lycée de Sénart, Lycée Intégral de Paris, Clisthène à Bordeaux, etc… 2 Pédagogie Nomade rassemble une soixantaine d’élèves de 4ème , 5ème, 6ème secondaire, enseignement général, et une douzaine de profs, pour 8 équivalents temps-plein à Limerlé, commune de Gouvy. 3 Barefoot College au Rajasthan, Barbiana en Italie, les écoles indigènes au Costa Rica, Sandschool en Angleterre, Christiana au Danemark, etc.
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Par Sophie LÉONARD*
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Un printemps en plein cœurde l’hiver
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“Dans cet océan de ténèbres, il y a quand même des voix courageuses et éclairées qui luttent. Il y a un combat acharné du Maroc au Soudan. Partout ! Dont ON NE PARLE PAS ! Un combat pour les droits de l’Homme, pour la démocratie.” Mohamed El Baroudi, exilé politique marocain, 2004.
Pour se pr rantistes”, puissance berceau a droits de soutenir d autoritaire remparts f texte de monde “c les mouv sociétés, m leur mise ses intérêt monde ci de quelqu
Depuis les premiers événements de ce printemps arabe, éclos en plein cœur de l’hiver, la voix du regretté Mohamed El Baroudi revient sans cesse à ma mémoire. Une voix parmi des centaines, une parmi des milliers. De ces hommes et de ces femmes qui, pour fuir la répression, la torture ou la mort, furent forcés à l’exil et qui, de leur terre d’accueil, se sont battus avec opiniâtreté pour mettre en lumière la pensée et les combats humanistes et démocratiques du monde “arabo-musulman”.
Et puis d’
Mais soud santit sur s sa crise, d tyrans relè liberté”.3
*Bruxelles Laïque Echos
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© photo Jérôme Baudet
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Il y eut le chand am de la Tuni des millio
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ne parole rendue quasiment inaudible dans le contexte de l’après-11septembre qui a vu se propager la thèse d’un “choc des civilisations” et, avec elle, la représentation essentialisée d’un monde vu sans nuance. Un monde réduit à sa seule dimension musulmane ; et davantage encore, à ses seules dérives extrémistes. Un monde “où l’on tenait jusqu’alors la soumission pour un trait culturel et la démocratie comme une impossibilité structurelle”1.
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Pour se prévenir de ces “barbares” “obscurantistes”, “islamistes”, “terroristes”… en puissance, notre monde – “civilisé” celui-là, berceau autoproclamé des Lumières et des droits de l’Homme – n’a pas rechigné à soutenir durant des décennies des régimes autoritaires et répressifs, seuls prétendus remparts face au “péril islamiste”. Sous prétexte de stabilité, les gouvernants de ce monde “civilisé” ont non seulement ignoré les mouvements démocratiques de ces sociétés, mais ont parfois même collaboré à leur mise à mal. C’est que pour préserver ses intérêts économiques et sécuritaires, le monde civilisé devait bien s’accommoder de quelques “dommages collatéraux”.
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Mais soudain alors que “l’Europe s’appesantit sur son pessimisme et se lamente sur sa crise, des peuples soumis au joug des tyrans relèvent la tête et se battent pour la liberté”.3 Il y eut le geste désespéré d’un jeune marchand ambulant de Sidi Bouzid au centre de la Tunisie. Et puis, ils furent des milliers, des millions. De la Tunisie à l’Egypte, de
l’Algérie à Bahreïn en passant par le Maroc, le Yémen, l’Arabie Saoudite, la Syrie, la Libye… Une véritable onde de choc.4 Etouffés par des régimes autoritaires ne laissant aucune place au citoyen, menacés en permanence de subir l’arbitraire, asphyxiés par la pauvreté, le chômage, la corruption, … des milliers d’hommes et de femmes se sont levés pacifiquement, bravant la peur, les coups et la mort. Au-delà des contextes particuliers, c’est une aspiration commune à retrouver une dignité depuis trop longtemps confisquée qui a mobilisé la “rue arabe”, comme jamais elle ne le fût auparavant. Impressionnant par la rapidité et l’étendue de sa propagation, la détermination et le courage sans faille de ses acteurs, la participation remarquable de la jeunesse et des femmes, la volonté pacifiste et unitaire de ses manifestants, la modernité des outils de communication, le “réveil arabe” a surpris le monde entier. En quelques semaines, les peuples tunisiens et égyptiens ont “dégagé” leurs despotes. Et partout,“une ligne a été franchie. La peur a changé de camp.”5 En premier lieu, le “printemps arabe” prit de court les régimes en place dans cette région, la “dernière […] du monde à n’avoir pas connu d’évolution politique significative depuis la chute du mur de Berlin”6. Son ampleur a sans doute aussi ébahi une partie importante des observateurs les plus attentifs et des acteurs démocratiques de ces sociétés qui, conscients que tous les ingrédients de la révolte étaient présents depuis longtemps, aspiraient à un changement radical depuis des décennies.
Vers une nouvelle ère ? Il est intéressant de noter qu’alors que, depuis une décennie, les médias occidentaux ne parlaient guère plus que “du monde musulman”, c’est à la “rue arabe” qu’on rendit hommage, lui restituant peut-être ainsi une condition politique qu’on ne lui reconnaissait plus. Car ce qui, par-dessus tout, a dérouté, de ce côté de la Méditerranée – où les “logiciels populistes”7 avaient fini par propager largement l’idée d’un monde rempli de “fanatiques religieux” –, c’est le caractère universel des revendications de liberté, de justice sociale et de démocratie exprimées par les peuples mobilisés, des revendications dégagées de référentiel religieux. Si nul ne peut prédire les nombreux chapitres à venir, avancées et reculs, des révolutions en cours dans le monde arabe, l’une des premières conséquences de ces mouvements populaires est peut-être de nous faire “entrer dans une phase nouvelle, qui clôt la séquence ouverte par le 11 Septembre”8 En ébranlant grandement la thèse du “choc des civilisations”, les “révolutions post-islamistes”9, telles que les a qualifiées le politologue Olivier Roy, ont certainement affaibli les discours extrémistes de tous bords : l’islam radical tout autant qu’une certaine idéologie islamophobe dont les porteparoles sont restés assez muets à propos des mobilisations en cours et devenus peu crédibles lorsqu’ils tentaient tout de même d’agiter à nouveau la menace du “péril islamiste”. Cette “victoire” est sans doute bien mince au regard des défis immenses – non
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Par Ann seulement en termes de transition démocratique, mais aussi, et peut-être surtout, socio-économiques – qui attendent aujourd’hui les sociétés de l’autre rive de la Méditerranée. Mais il faut espérer qu’à terme, elle pèsera davantage sur les politiques internationales à leur égard et que, désormais, il ne sera plus aussi facile de fermer les yeux sur les massacres et de faire la sourde oreille face aux aspirations de liberté qui, en cette année 2011, ont déjà coûté un trop lourd tribut en vies humaines. Un exemple à suivre Au moment de l’écriture de ces lignes, les incertitudes restent grandes quant à l’avenir des mouvements en cours. Comme l’écrit Alain Gresh, “Les chemins de la liberté et de la dignité qu’a ouverts le peuple tunisien, et dans lequel se sont engouffrés après lui les autres peuples arabes, restent incertains, escarpés, périlleux. Mais déjà, le retour en arrière n’est plus possible”.10 Le constat est unanime parmi les analystes les plus qualifiés du monde arabo-musulman : “Les peuples arabes ne peuvent plus revenir au statut du commis”11. Face aux craintes que suscitent la période d’instabilité à venir et ses conséquences, il
serait sans doute plus aisé d’adopter une attitude pessimiste et frileuse, mais ne devons-nous pas au contraire nous inspirer du courage et de la détermination de ces hommes et de ces femmes-là ? Certes, l’inconnu fait peur, mais pour construire un autre monde, d’autres possibles, n’est-il pas un passage obligé ? Dans un monde où les conséquences sociales et environnementales désastreuses d’un système néo-libéral à la dérive nous obligent à changer radicalement de cap, les révolutions arabes nous renvoient à nos propres défis démocratiques. A cet égard, lorsque le peuple grec descend massivement dans la rue pour exiger “qu’ils s’en aillent tous !” – à l’instar du fameux “Dégage !” scandé dans le monde arabe –, lorsque les Indignés européens occupent les places pour dénoncer l’illégitimité des politiques du FMI ou de la Banque Centrale, lorsqu’ils manifestent “pour une démocratie réelle et contre la dictature financière qui prend des décisions sans écouter les peuples”12, c’est peut-être aussi parce qu’ils ont compris l’un des enseignements premiers de ce printemps arabe qui, comme le dit très justement le philosophe Alain Badiou, nous rappelle “que la seule action qui soit à la mesure d’un sentiment partagé d’occu-
pation scandaleuse du pouvoir d’Etat est la levée en masse”.13 Les modalités d’action de cette “levée en masse” sont certes à réinventer, mais elle constitue certainement une étape essentielle pour envisager un nouvel horizon.
Un focus sur le printemps arabe sera proposé au Festival des Libertés le dimanche 20 novembre avec : - No more fear, un documentaire sur la révolution tunisienne (14h30) - Une rencontre avec Lina Ben Mhenni, auteur de A Tunisian Girl : Blogueuse pour un printemps arabe en discussion avec Mustafa Latifi (16h00) - Le printemps de Beyrouth, un documentaire sur les prémices de ces révolutions au Liban en 2005 (18h00) - Un débat avec Alain Gresh et François Burgat sur les avancées et les écueils de ces mouvements ainsi que sur leurs conséquences géopolitiques (19h30) (cf. www.festivaldeslibertes.be)
Laurent Jeanpierre, “Points d’inflexion des révoltes arabes”, in Les Temps Modernes “Soulèvements arabes”, n° 664, mai-juillet 2011, p. 64. Tahar Ben Jelloun, L’étincelle. Révoltes dans les pays arabes, éditions Gallimard, 2011. 3 Ester Benbassa, “Révoltes dans le monde arabe : notre arrogance colonialiste”, in Rue89.com, février 2011. 4 Le Monde diplomatique, février 2011 5 “Initiative pour une réforme arabe”, interview de Salam Kawakibi, in La Libre Belgique, 21 juin 2011. 6 Sarah Ben Nefissa, “L’Egypte saisie par la fièvre régionale”, in Le Monde Diplomatique, février 2011, p.12. 7“ Comme solution politique, l’islamisme est fini”, interview d’Olivier Roy, Rue89, 20 février 2011. 8 “Vers un nouveau monde arabe”, entretien avec Gilles Kepel, Le Monde, 4 avril 2011. 9 Olivier Roy, Révolutions post-islamistes, Le Monde, 13-14 février 2011. 10 Alain Gresh, “Les Chemins de la liberté”, in Manière de Voir, n° 117 : “Comprendre le réveil arabe”, juin-juillet 2011. 11 Burhan Ghalioun, directeur du Centre d’études sur l’Orient contemporain, Al-ahram hebdo, 27 avril 2011. 12 Diego Alfaro, un des porte-parole du mouvement des Indignés au Portugal, cité dans l’article de Thomas Nagant, “Un peu partout en Europe des Indignés prennent la rue”, rtbf.be/info, 30 mai 2011. 13 Alain Badiou, “Tunisie, Egypte : quand un vent d’est balaie l’arrogance de l’Occident”, in Le Monde.fr, 18 février 2011.
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La Libye et NOTRE propagande de guerre Les principes généraux de la propagande de guerre sont toujours pareils. Ils tentent de nous faire adhérer à une cause belliciste par des déclarations d’abord pacifistes puis résignées : nous sommes “contraints” par l’Autre à faire la guerre. Il l’a provoquée et nous allons nous y engager pour de nobles causes : la protection humanitaire des civils, la démocratie, la lutte contre le militarisme effréné de notre ennemi...
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ien sûr, lui, commet systématiquement des atrocités, tandis que notre armée est composée de gentilshommes, tout au plus susceptibles d’une involontaire “bavure”. En outre, cette guerre n’est en rien risquée de notre côté : la supériorité écrasante de nos armes nous assure des “pertes zéro” tandis que nos ennemis sont depuis le début condamnés à la défaite. Enfin, celui qui s’opposerait à cette guerre courte, morale et forcément victorieuse, ne peut qu’être un agent de l’ennemi.
C’est donc “lui” qui a commencé et nous ne faisons que réagir à des violences ennemies, par ailleurs difficiles à quantifier et juger. Ainsi, les « rebelles » de Benghazi contre qui agit Tripoli, sont-ils vraiment d’innocents civils alors que même leurs toutes premières photos nous les montraient lourdement armés (par qui ?) et que leur Conseil National de Transition se plaint lorsqu’il se rend à l’OTAN à Bruxelles, de recevoir insuffisamment d’argent pour professionnaliser leur armée3.
J’ai réuni ces principes qui régissent la propagande, préalable et contemporaine à toutes les guerres depuis le début du XXe siècle, dans un petit volume1. À chaque nouvelle édition, je dois ajouter sur ce même schéma, des exemples de bobards ayant été utilisés pour mobiliser l’opinion dans les conflits les plus récents : Afghanistan, Irak... Et à chaque fois, je forme un vœu pieux toujours démenti : j’espère que les lecteurs, avertis, ne se laisseront plus prendre aux pièges grossiers de la propagande...
Les bombardements, rebaptisés “campagnes de frappes aériennes”, ont été autorisés par le Conseil de sécurité de l’ONU le 18 mars 2011 en tant que “réaction” à ces présumés massacres de civils et pour “protéger les civils libyens”. Il peut sembler que bombarder des civils pour les “protéger” est contradictoire mais c’est bien en ces termes que la mission est lancée4. Elle serait donc, comme toutes les guerres, une “réplique” à ce que l’OTAN appelle “les attaques barbares du régime de Khadafi contre le peuple libyen”.
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Mais la récente guerre de l’OTAN contre la Libye nous oblige – hélas – une fois de plus à constater que ces principes sont à l’œuvre... et marchent très bien ! Nous sommes des pacifistes et “réagissons” aux violences libyennes Selon la thèse officielle de l’OTAN, nos bombardements, via l’opération “Protecteur unifié” (sic), ont pour but d’empêcher le régime libyen (les mots ont toute leur importance) de poursuivre ses attaques barbares contre le peuple libyen2.
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Khadafi, monstre par intérim La propagande canalise classiquement la haine et les ressentiments de l’opinion publique vers un leader ennemi, censé être la cause de tous les maux. Il sera à la fois fou, démagogue, cynique, militariste... Guillaume II pendant la Première Guerre mondiale – avant Ben Laden, Milosevic ou Saddam Hussein – a ainsi personnifié l’ennemi à abattre. La guerre a évidemment pour but sa capture, après quoi l’humanité retrouvera le bonheur.
Le conflit avec la Libye ne fait pas exception à la règle mais la construction médiatique du personnage de Khadafi est particulièrement intéressante. En effet, après avoir été la personnification du mal, du “terrorisme international” et l’ennemi public n° 1, rendu responsable de tous les genres d’attentats, le colonel – qui avait également nationalisé les compagnies pétrolières de son pays – est redevenu fréquentable. Alors qu’en juin 2011 le ministre belge de la Défense, De Crem, assure vouloir bombarder la Libye tant qu’on ne sera pas débarrassé de Khadafi, il semble avoir oublié que le chef du précédent gouvernement belge, Guy Verhoofstadt, a reçu Khadafi à Bruxelles il y a peu d’années, avec tous les égards possibles. Khadafi était alors redevenu un interlocuteur valable, également pour Berlusconi et Sarkozy qui l’autorisaient à dresser son campement dans leurs jardins, le traitaient avec familiarité et lui faisaient signer notamment, l’engagement de stopper chez lui les flux migratoires du Sud désirant aller en Europe5. De nobles bombardements Un des principes de la propagande de guerre veut qu’on fasse croire à l’opinion publique que notre engagement belliqueux poursuit de nobles buts. Il ne doit jamais être question ni de ressources économiques à maîtriser ni d’objectifs géostratégiques mais bien de démocratie à imposer, de militarisme à mater et de pauvres gens au secours desquels nous volons. Ainsi dans le cas libyen, il ne sera pas question de la maîtrise des ressources
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pétrolières d’excellente qualité de ce pays, ni de sa situation stratégique entre deux pays au destin politique déstabilisé par le “printemps arabe”. Toute la propagande sera par contre axée sur le manque de démocratie du pays (ce qui n’est pas faux mais n’entraîne pas systématiquement des interventions armées de l’OTAN si l’on en croit le statu quo qui règne en Arabie Saoudite et dans les Emirats...) et sur les Libyens qui attendent notre “aide”. Cette fois, il ne s’agit pas de secourir les Kosovars, ni les femmes afghanes avides d’émancipation, ni les Kurdes irakiens ou les Chiites opprimés mais bien de sauver des civils que nous devons protéger de la brutalité des forces de Khadafi. Nos bombardements sur la Libye auront donc un but noble et hautement “humanitaire”. Les “atrocités” libyennes et les “bavures” de l’OTAN Les guerres traînent inexorablement derrière elles leur cortège de violences, d’iniquités et de victimes innocentes. Dans chaque camp – même si à des degrés variés – on assassine des enfants et des vieillards, on viole, on torture. Le génie de la propagande de guerre est de faire croire au public que “nous” menons une guerre “propre”, contrairement à nos ennemis. Ainsi dans la guerre de l’OTAN contre la Libye, les médias décrivent dans le menu les atrocités ennemies mais tentent de passer sous silence celles de l’OTAN et de ses alliés. La torture a pourtant bien été “légalisée” dans le camp occidental à l’occasion de la guerre contre l’Irak6 mais on n’y fait plus la moindre allusion.
Par contre lorsqu’il devient impossible de nier le caractère meurtrier des bombardements de l’OTAN, il faudra minimiser leur caractère atroce. Rebaptisés “frappes”, ils sont censés être des “raids de précision”, visant des cibles uniquement militaires. Et lorsqu’il apparait que les victimes sont des civils voire des enfants, il faudra d’abord nier, utiliser le conditionnel, parler des “allégations” du “régime” de Khadafi qu’on ne peut vérifier, puis enfin avouer une “bavure”, avoir tué “accidentellement” ou “par erreur” des civils. Ainsi un raid de l’OTAN le 20 juin, sur Sorman, à 65 km à l’ouest de Tripoli fait quinze morts civils dont trois enfants. Un journaliste de l’Agence France Presse ayant constaté qui étaient bien les victimes, l’OTAN ne peut plus nier que ce “raid de précision” n’a pas touché que des cibles militaires. Elle devra aussi avouer avoir tué le 19 juin des civils “par erreur” lors d’un bombardement de nuit à Tripoli, dans le quartier de Souk-al-Yuma, pourtant habituellement indiqué comme hostile à Khadafi ! Et avoir accidentellement frappé une colonne de véhicules “rebelles” dans la région de Brega le 16 juin 20117. Pour minimiser les dégâts occasionnés par le bombardement d’une habitation privée, Le Soir8 met habilement en doute le témoignage de la victime en écrivant que Khalid El-Hamidi affirme avoir perdu sa femme, ses trois jeunes enfants et sa maison lors d’une frappe de l’OTAN et plus loin que sa maison a été selon lui, frappée par un bombardement de l’OTAN. Le titre parlant d’une “cible légitime” (sans point d’interrogation), reprend bien évidemment le point de vue de l’OTAN et décrédibilise celui de la victime.
Ces “tragiques erreurs” et “dommages collatéraux” sont bien sûr inexorables mais ne sont relevés que chez nos ennemis. Lorsque ce sont nos armées ou nos bons alliés de la “rébellion” libyenne qui s’en rendent coupables, la discrétion est de rigueur. Dès les premières semaines de la “rébellion” et au moins jusqu’en juillet 2011, l’ONG Human Rights Watch (HRW) d’origine américaine et peu susceptible de sympathie pour Khadafi, signale que la “rébellion” libyenne se livre à de graves exactions contre les civils des régions qu’elle contrôle : passages à tabac, saccages de biens, incendies de maisons, pillages des hôpitaux, domiciles et commerces... Mais s’agissant de nos bons alliés, l’information de HRW sera publiée au conditionnel (“des incidents auraient eu lieu”)9 contrairement à ce qui concerne les “atrocités” de nos ennemis, toujours considérées a priori comme avérées. Quant à ceux qui fuient la Libye, n’oublions pas que la première cause de leur exil réside dans nos propres bombardements. Pertes zéro Pour rassurer l’opinion publique, la propagande martèle que nos armes sont si performantes qu’il n’y a aucun risque à faire participer notre armée à cette nouvelle “opération”. Il est vrai que des bombardements sont évidemment bien moins risqués pour celui qui bombarde que pour celui qui est bombardé (surtout s’il n’a pas une D.C.A. efficace). Ce déséquilibre flagrant des risques commence cependant à s’estomper lorsque l’“opération” se prolonge sur terre. Les guerres en Afghanistan et en Irak
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Par Sar devaient aussi se solder théoriquement par “zéro morts” mais cette prévision a naturellement été démentie par la réalité. Le bilan des morts est très sous-évalué car il ne tient généralement compte que des morts parmi les soldats “officiels”. Or l’occupation est de plus en plus confiée à des mercenaires privés, appelés “contractors”. Ces sous-traitants sont, par exemple en Afghanistan, aussi nombreux que les “vrais” militaires américains mais leurs contrats échappent au contrôle parlementaire et médiatique. À elle seule la société L3-Com comptabilise à ce jour 350 morts de soldats privés10. Au cas où l’opération libyenne se prolonge sur terre, soyons donc attentifs, lorsqu’on nous présentera des bilans rassurants pour “nos” troupes, que ceux-ci intègrent aussi ces mercenaires, par ailleurs difficilement contrôlables dans leurs façons d’agir et parfois recrutés sur place sans discernement. Comment rester critique ? La critique historique nous apprend que discerner les faits exacts demande de recouper les informations provenant de sources diverses. Dans le cas présent, l’exercice est très compliqué sinon impossible : peu d’informations indépendantes filtrent de Libye, la radio-télévision libyenne est absolument inaccessible à l’étranger car les émetteurs satellites ont été bloqués et nos médias accompagnent immédiatement toute information dérangeante d’un commentaire des « rebelles » que nous soutenons ou de l’OTAN. Ainsi le contribuable qui se demande pourquoi une partie de ses impôts va payer les sorties exceptionnelles des F-16 belges et
leurs bombes, ne peut que compter sur lui-même face à la propagande qui déferle dans nos médias, exercer son bon sens et DOUTER. 1 Anne Morelli, Principes élémentaires de propagande de guerre applicables en cas de guerre chaude, froide ou tiède, Aden , 1ère édition 2001, dernière édition 2010. L’ouvrage existe en sept langues dont le japonais. 2 Déclaration du commandant de l’opération “Protecteur unifié”, le général Charles Bouchard (La Libre Belgique, 21 juin 2011).. 3 Mahmoud Jibril au siège de l’OTAN à Bruxelles, le 13 juillet 2011 (La Libre Belgique, 14 juillet 2011). 4 Le Congrès américain a contesté la légitimité de ces opérations militaires contre la Libye, qui n’ont pas fait l’objet de son autorisation et auraient donc dû selon la loi américaine, se terminer 90 jours après leur début (La Libre Belgique, 16 juin 2011). 5 L’accord “anti-réfugiés” signé avec l’Italie date de 2008. 6 Voir le témoignage du général Riccardo Sanchez qui commandait les forces internationales en Irak de 2003 à 2004 et qui a reconnu que celles-ci utilisaient systématiquement la maltraitance et la torture, au mépris des Conventions de Genève (cf. le documentaire de Marie-Monique ROBIN, “Torture made in USA”, présenté au Festival des Libertés 2010 et diffusé sur La Une, 15 juin 2011). 7 Dépêche AFP (La Libre Belgique, 21 juin 2011). 8 29 juillet 2011. 9 Dépêche AFP (La Libre Belgique, 14 juillet 2011). Alors que HRW dénonçait des exactions ayant eu lieu en juin et juillet, le journal titrait “La rébellion nie les exactions” et mettait en légende de la photo : “Des incidents (sic) auraient eu lieu au début de la révolution”, c’est-à-dire à la mi-février ! De vieux “incidents” donc. 10 Voir à ce sujet l’article de P. Descu, “Externalisation et privatisation de la guerre : un pari risqué”, dans Tribune-CGSP, juillet-août 2011.
Le 21 novembre au festival se tiendrat un débat “Propagandes et guerres ‘démocratiques’”. Quelles sont les ficelles de cette propagande visant à accélérer la décision de partir en guerre et à récolter l’adhésion à celle-ci ? Quelles sont les conséquences de ces guerres, en regard de leurs objectifs annoncés ? avec Rony Brauman (ancien président de MSF France) et Jean Bricmont (physicien, auteur de L’impérialisme humanitaire (2006) et de nombreuses analyses géopolitiques).
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L’histoire en Marche Une présentation de la Charte Mondiale des Migrants
Depuis cinq ans, un processus est né. Des femmes et des hommes ont décidé de dire au monde qu’ils existent et qu’ils ont des droits quel que soit l’endroit où elles et ils ont décidé de mener leur vie. “Rien pour nous, sans nous” est le principe qui a inspiré le processus à partir duquel les personnes en
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migration souhaitent se positionner comme acteurs de leur destinée et reprendre la parole trop longtemps confisquée par les experts étatiques. Sur base des principes de liberté de circulation et d’installation, des milliers de migrants de tous les continents ont décidé de se mettre ensemble pour crier au monde : “Laissez passer, laissez circuler, laissez vivre”1. *Pour le réseau de la Charte Mondiale des Migrants
1 Texte inspiré par un communiqué écrit par Hicham Rachidi, membre de la Coordination Internationale de la CMM.
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Un long processus Le projet de la Charte Mondiale des Migrants est né à Marseille en 2006, à l’occasion d’une lutte engagée par 120 familles de sans-papiers en vue d’obtenir des titres de séjour. C’est un sans-papiers du nom de Crimo qui a proposé la rédaction d’un texte par les migrants euxmêmes basé sur leurs vécus et leurs expériences. Ce premier texte, qui a été proposé lors de différentes rencontres internationales, a enthousiasmé de nombreux migrants qui se sont organisés en coordinations continentales. Ces dernières avaient pour mission de mettre en place des assemblées locales permettant un processus d’écriture collective sur base des discussions et des échanges avec les migrants. Des propositions de chartes ont émergé de quatre continents et ont permis la rédaction d’une synthèse par la coordination internationale. De septembre 2010 à janvier 2011, la synthèse a été diffusée dans les différentes assemblées locales afin de relancer la discussion au niveau mondial. Lors de cette phase de discussions, de propositions et d’amendement de la synthèse, de nombreux migrants à travers le monde ont pu s’approprier ses principes, créant ainsi une dynamique politique et citoyenne importante. La Charte a été approuvée le 4 février 2011 à Gorée lors d’une rencontre mondiale des migrants organisée en marge du Forum Social Mondial de Dakar. Le choix de l’île de Gorée, hier symbole de l’esclavage et de la déportation, a permis aux migrants réunis de proposer une nouvelle
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ère pour demain, sans barrières ni discriminations. Une Charte de principes La Charte Mondiale des Migrants n’est pas une déclaration ou une convention de plus. Sa véritable innovation a consisté à permettre à toutes celles et tout ceux qui ont connu des formes de déplacements, sous la contrainte ou de leur plein gré, de pouvoir établir à travers leurs vécus et leurs expériences une Charte de principes qui pose la question des droits fondamentaux : la liberté de se déplacer sur notre planète, de s’installer librement ou de rester où on le souhaite, l’égalité des droits dans tous les domaines de la vie entre les migrants et les citoyens des pays d’accueil ou de transit, ainsi que l’exercice par tous d’une pleine citoyenneté fondée sur la résidence et non sur la nationalité. La Charte n’a pas vocation à exister juste pour ce qu’elle est, mais à être le point de départ d’une nouvelle lutte, d’une révolution mondiale de la considération de la migration dans son ensemble. C’est pourquoi le processus continue après la rédaction finale : depuis février 2011, les assemblées locales ont commencé un travail de diffusion et de promotion de la Charte afin qu’un nombre de plus en plus important de migrants puisse se l’approprier dans leurs luttes quotidiennes pour leurs droits et leurs libertés. Un comité international de promotion s’est constitué afin de faciliter la coordination entre les initiatives locales et de leur donner davantage de visibilité au niveau international. A l’avenir, et sur base des
besoins des assemblées locales, le comité de promotion pourrait être amené à coordonner des actions et des campagnes internationales. Au niveau local et au niveau international, des plaidoyers juridiques et politiques sont en cours de préparation. L’innovation du processus de la Charte Mondiale des Migrants réside dans sa nature même : sans hiérarchie ni structure fixe, il nécessite à tout moment la prise d’initiative et l’engagement des migrants au niveau local. Mais malgré les difficultés qu’il peut rencontrer, le succès inévitable de ce processus se trouve dans le fait que les migrants sont les précurseurs qui préparent aujourd’hui une façon révolutionnaire d’être citoyen.
Pour plus d’informations : worldcharterofmigrants.cmm@gmail.com
Le 19 novembre à 17h30, le Festival propose une rencontre autour de cette charte, avec Mathieu Bietlot (philosophe, politologue et auteur de L’horizon fermé. Migration, démocratie ou barbelés (2009)) et des représentants du comité de promotion de la Charte Mondiale des Migrants : Cécile Kyenge (Italie), Fabien Yene Didier (Maroc) et Aishatou Sarr (Sénégal). (cf. www.festivaldeslibertes.be)
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Charte Mondiale des Migrants Une charte pour un monde sans murs Les personnes migrantes sont les cibles de politiques injustes. Celles-ci, au détriment des droits universellement reconnus à chaque personne humaine, font s’opposer les êtres humains, les uns aux autres en utilisant des stratégies discriminatoires, fondées sur la préférence nationale, l’appartenance ethnique, religieuse ou de genre. Ces politiques sont imposées par des systèmes conservateurs et hégémoniques, qui cherchent à maintenir leurs privilèges en exploitant la force de travail, physique et intellectuelle des migrants. Pour cela, ils utilisent les prérogatives exorbitantes permises par la puissance arbitraire de l’État Nation et du système mondial de domination hérité de la colonisation et de la déportation. Ce système est à la fois caduque, obsolète et génère des crimes contre l’humanité. C’est la raison pour laquelle il doit être aboli. Les politiques sécuritaires mises en place par les États Nations font croire que les migrations sont un problème et une menace alors qu’elles constituent depuis toujours un fait historique naturel, complexe, certes, mais qui loin d’être une calamité pour les pays de résidence, constituent un apport économique, social et culturel inestimable. Les migrants sont partout privés du plein exercice de leur droit à la liberté de circulation et d’installation sur notre planète. Ils sont également privés de leurs droits à la paix ainsi que de leurs droits économiques, sociaux, culturels, civiques et politiques pourtant garantis par différentes conventions internationales. Seule une large alliance des personnes migrantes pourra promouvoir l’émergence de droits nouveaux pour toute personne de par sa naissance sans distinction d’origine, de couleur, de sexe ou de croyance. Pour cela, cette alliance des migrants devra leur permettre, autour de principes éthiques, de contribuer à la construction de nouvelles politiques économiques et sociales. Elle devra leur permettre aussi de contribuer à une refonte de la conception de la territorialité et du système de gouvernance mondiale dominant actuel et de son soubassement économique et idéologique. C’est pourquoi nous, migrants du monde entier, à partir des propositions qui nous sont parvenues depuis 2006 et après une large discussion à l’échelle planétaire, adoptons la présente Charte Mondiale des Migrants. Notre ambition est de faire valoir à partir des situations que vivent les migrants dans le monde, le droit pour tous de pouvoir circuler et s’installer librement sur notre planète, et de contribuer à la construction d’un monde sans murs. Pour cela, nous, personnes migrantes qui avons quitté notre région ou pays, sous la contrainte ou de notre plein gré et vivons de façon permanente ou temporaire dans une autre partie du monde, réunies les 3 et 4 février 2011 sur l’Ile de Gorée au Sénégal,
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Nous proclamons, Parce que nous appartenons à la Terre, toute personne a le droit de pouvoir choisir son lieu de résidence, de rester là où elle vit ou de circuler et de s’installer librement sans contraintes dans n’importe quelle partie de cette Terre. Toute personne, sans exclusion, a le droit de se déplacer librement de la campagne vers la ville, de la ville vers la campagne, d’une province vers une autre. Toute personne a le droit de pouvoir quitter n’importe quel pays vers un autre et d’y revenir. Toutes dispositions et mesures de restriction limitant la liberté de circulation et d’installation doivent être abrogées (lois relatives aux visas, laissez-passer, et autorisations, ainsi que toutes autres lois relatives à la liberté de circulation). Les personnes migrantes du monde entier doivent jouir des mêmes droits que les nationaux et citoyens des pays de résidence ou de transit et assumer les mêmes responsabilités dans tous les domaines essentiels de la vie économique, politique, culturelle, sociale et éducative. Ils doivent avoir le droit de voter et d’être éligible à tout organe législatif au niveau local, régional et national et d’assumer leurs responsabilités jusqu’à la fin du mandat. Les personnes migrantes doivent avoir le droit de parler et de partager leur langue maternelle, de développer et faire connaître leurs cultures et leurs coutumes traditionnelles, à l’exception de toute
atteinte à l’intégrité physique et morale des personnes et dans le respect des droits humains. Les personnes migrantes doivent avoir le droit de pratiquer leur religion et leur culte. Les personnes migrantes doivent jouir du droit d’avoir un commerce là où elles le désirent, de se livrer à l’industrie ou à l’exercice de tout métier ou de toute profession permis au même titre que les citoyens des pays d’accueil et de transit ; cela de façon à leur permettre d’assumer leur part de responsabilité dans la production des richesses nécessaires au développement et à l’épanouissement de tous. Le travail et la sécurité doivent être assurés à toutes les personnes migrantes. Quiconque travaille doit être libre d’adhérer à un syndicat et/ou d’en fonder avec d’autres personnes. Les personnes migrantes doivent recevoir un salaire égal à travail égal et doivent avoir la possibilité de transférer le fruit de leur travail, les prestations sociales et de jouir de la retraite, sans aucune restriction. Tout cela, en contribuant au système de solidarité nécessaire à la société de résidence ou de transit. L’accès aux prestations des services de banques et d’organismes financiers doit être assuré à toutes les personnes migrantes de la même manière que celui accordé aux nationaux et citoyens des pays d’accueil. Tout le monde a le droit à la terre, qu’ils soient hommes ou femmes. La terre doit être partagée entre ceux qui y vivent et qui la travaillent. Les restrictions à
l’usage et à la propriété foncière imposées pour des raisons d’ordre ethnique, national et/ou sur le genre, doivent être abolies ; cela au profit d’une nouvelle vision d’une relation responsable entre les humains et la terre, et dans le respect des exigences du développement durable. Les personnes migrantes, au même titre que les nationaux et citoyens des pays de résidence ou de transit, doivent être égales devant la loi. Nul ne doit être séquestré, emprisonné, déporté ou voir sa liberté restreinte sans que sa cause ait été équitablement et préalablement entendue et défendue dans une langue de son choix. Les personnes migrantes ont le droit à l’intégrité physique et à ne pas être harcelées, expulsées, persécutées, arrêtées arbitrairement ou tuées en raison de leur statut ou parce qu’elles défendent leurs droits. Toute loi qui prévoit une discrimination fondée sur l’origine nationale, le genre, la situation matrimoniale et/ou juridique ainsi que sur les convictions doit être abrogée, quelque soit le statut de la personne humaine. Les droits humains sont inaliénables et indivisibles et doivent être les mêmes pour tous. La loi doit garantir à toutes les personnes migrantes le droit à la liberté d’expression, le droit de s’organiser, le droit à la liberté de réunion ainsi que le droit de publier. L’accès aux services de soin et à l’assistance sanitaire doit être garanti à toute personne migrante, au même titre
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que les nationaux et les citoyens des pays d’accueil et de transit, avec une attention particulière aux personnes vulnérables. A toute personne migrante vivant avec un handicap doivent être garantis le droit à la santé, les droits sociaux et culturels. La loi doit garantir à toute personne migrante le droit de choisir son partenaire, de fonder une famille et de vivre en famille. Le regroupement familial ne peut lui être refusé et on ne peut la séparer ou la maintenir éloignée de ses enfants.
gue et du partage des cultures. Dans la vie culturelle, dans les sports et dans l’éducation, toute distinction fondée sur l’origine nationale doit être abolie. Les personnes migrantes doivent avoir droit au logement. Toute personne doit avoir le droit d’habiter dans l’endroit de son choix, d’être décemment logée et d’avoir accès à la propriété immobilière ainsi que de maintenir sa famille dans le confort et la sécurité au même titre que les nationaux et citoyens de pays d’accueil et de transit.
Les femmes, tout particulièrement, doivent être protégées contre toute forme de violence et de trafic. Elles ont le droit de contrôler leur propre corps et de rejeter l’exploitation de celui-ci. Elles doivent jouir d’une protection particulièrement renforcée, notamment en matière de conditions de travail, de santé maternelle et infantile, ainsi qu’en cas de changements de leur statut juridique et matrimonial.
A toute personne migrante, il faut garantir le droit à une alimentation saine, et suffisante, et le droit à l’accès à l’eau.
Les migrants mineurs doivent être protégés par les lois nationales en matière de protection de l’enfance au même titre que les nationaux et les citoyens de pays de résidence et de transit. Le droit à l’éducation et à l’instruction doit être garanti.
Nous, personnes migrantes, nous engageons à respecter et promouvoir les valeurs et principes exprimés ci-dessus et à contribuer ainsi à la disparition de tout système d’exploitation ségrégationniste et à l’avènement d’un monde pluriel, responsable et solidaire.
L’accès à l’éducation et à l’instruction, du préscolaire à l’enseignement supérieur, doit être garanti aux personnes migrantes et à leurs enfants. L’instruction doit être gratuite, et égale pour tous les enfants. Les études supérieures et la formation technique doivent être accessibles à tous dans une nouvelle vision du dialo-
Les personnes migrantes ambitionnent d’avoir l’opportunité et la responsabilité, au même titre que les nationaux et les citoyens de pays d’accueil et de transit, de faire face ensemble aux défis actuels (logement, alimentation, santé, épanouissement...).
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Par Luc Van CAMPENHOUDT*
Le piège sécuritaire [NDLR] Lorsque la peur est mobilisée comme un des vecteurs de régulation de nos sociétés, la maxime “diviser pour mieux régner” trouve tout son sens et le déploiement de politiques sécuritaires se rend inéluctable. Les problèmes de fond sont occultés et se renforcent inexorablement. L’exemple récent des réponses quasi exclusivement répressives aux émeutes d’Angleterre de cet été en est une parfaite illustration. L’évidence du mythe sécuritaire aurait ainsi la force selon le philosophe Michaël Foessel (invité au Festival des Libertés le 22 novembre) d’être minimal dans sa compréhension et maximal dans son extension. Une extension qui va de pair avec le rétrécissement du politique. Consacré au piège d’un tel mythe, l’article que nous reproduisons ici a été écrit en 2009 et publié dans La Revue Nouvelle (novembre 2009, n°11). Il garde toute son actualité.
© photo clarita1000@gmail.com
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*Sociologue, professeur aux Facultés Universitaires Saint-Louis
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plusieurs reprises ces dernières semaines, des voix se sont élevées pour réclamer des actions sécuritaires et répressives : la construction de nouvelles prisons, un contrôle policier accru dans les quartiers dits sensibles, une plus grande sévérité à l’égard des délits qui mettent en danger l’ordre public et les principes démocratiques, la poursuite plus systématique de certaines infractions pénales, notamment. Pour ceux qui ne réfléchissent pas trop loin et recherchent des succès d’estime faciles, la solution sécuritaire est toujours la plus évidente et la plus tentante. Mais elle représente un piège car elle pose trois problèmes majeurs.
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Premièrement, elle confond le problème et la solution. Nos populations, en particulier les plus vulnérables (personnes âgées, handicapées ou malades, femmes seules avec enfants en bas âge, jeunes déscolarisés, travailleurs déclassés...), sont confrontées à une grande diversité de difficultés : conditions de vie précaires et inconfortables, manque de supports de proches, sentiment de ne plus pouvoir s’en sortir, enfermement dans des liens sociaux et familiaux qui empêchent de s’épanouir, agressions verbales ou physiques de la part d’autres personnes, relations quotidiennes tendues, bruits et nuisances multiples... Toutes ces difficultés sont éprouvées à des degrés extrêmement différents par les uns et les autres selon leurs conditions sociales et, en particulier, leur lieu de vie. Dans le passé, lorsqu’elles étaient pires, de telles difficultés étaient interprétées comme le fait de la misère ou de l’inégalité sociale, par
exemple. Et certains ont alors pensé avec raison que c’était par la conjugaison du progrès économique et de la protection sociale que l’on parviendrait à y répondre. Aujourd’hui, la tendance est d’interpréter et de traiter les problèmes de vie commune sous le double angle – et aussi l’amalgame – de la difficile coexistence entre cultures et, surtout, de l’insécurité. L’insécurité est devenue la représentation officielle et dominante (par le politique, les médias, une partie des sciences sociales elles-mêmes) d’un ensemble de problèmes complexes, une sorte de prisme déformant à travers lequel une large part des difficultés de la vie commune est désormais définie et traitée. À partir de ce prisme, une ligne de décisions politiques peut être conçue, des dispositifs concrets peuvent être mis en œuvre par des agents institutionnels (professionnels du pénal et de la prévention) et un certain soutien populaire peut être espéré. Sur le plan symbolique, des coupables et des victimes, des méchants et des gentils, peuvent être distingués, des catégories sémantiques alarmantes peuvent s’imposer telles que “ghetto” (comme à Varsovie en 1943 ?) ou “émeute” (comme à Los Angeles en 1992 ?). En ce sens, on peut dire que l’insécurité est moins un problème qu’une solution1. Et cette solution pose de sérieux problèmes. Deuxièmement en effet, la solution sécuritaire souffre d’une tare ontologique, c’està-dire inscrite dans sa nature même, indépendamment des circonstances et de la diversité de ses modalités singulières : elle n’a pas de finalité, pas de principe d’orientation. Elle n’obéit qu’à une logique pragmatique et à court terme de gestion des
risques et amène alors, par manque de vision plus large, à se braquer sur des questions comme celles du voile et à accentuer encore les tensions. Mais il n’y a strictement rien d’emballant et de mobilisateur dans un “projet” qui se définit d’abord comme la lutte contre quelque chose. Il serait temps de demander aux champions de la solution sécuritaire ce qu’ils veulent vraiment, “positivement” : un espace quadrillé par des dispositifs de surveillance et où tout ce qui bouge est sous surveillance électronique voire chimique2 ? Une société mono-ethnique où les nouveaux arrivants sont convertis à une certaine façon, dominante, d’être “civilisé”, où les “allochtones” (comme on dit) sont “intégrés” (comme on dit) ? Ou peutêtre une société divisée en deux parties dont l’une, les populations minoritaires, est confinée dans les tâches ancillaires, comme les domestiques de jadis ? Ou comme les quasi-esclaves de trafiquants d’êtres humains qui font aujourd’hui le sale boulot, sans protection, dans les coulisses obscures de la société ? Ou veulent-ils une société faite de territoires juxtaposés, avec des barrières et des caméras de surveillance tout autour, et de vrais ghettos cette fois, ceux dont les groupes discriminés ne peuvent plus sortir ? Tout cela est injuste et irréaliste. Abandonnez ces rêves, car ils sont révolus et sans avenir. Troisièmement, dans les conditions actuelles, c’est-à-dire lorsqu’elles ne s’inscrivent pas dans une finalité positive, mais au contraire dans une atmosphère générale dominée par un sentiment d’injustice et de discrimination (dans l’accès à un enseignement de qualité, à l’embauche...),
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Thierry les politiques sécuritaires ne font qu’accentuer les tensions et portent en elles des germes de violence radicale qui empêchent toute conflictualité sociale et politique constructive, notamment en matière de coexistence entre cultures. Comme ces prisons où de petits délinquants s’initient à la grande criminalité, ces concentrations urbaines de toutes les misères où s’accumulent les frustrations, ces contrôles répétitifs et maladroits qui suscitent la rage. Mais la seule critique de la solution sécuritaire ne suffit pas, et il est trop facile et vain d’être simplement “contre Sarkozy”. La critique doit conduire à une double exigence : primo, analyser le plus lucidement possible la réalité des problèmes, sans réduire leur complexité à une idée fixe (l’insécurité ou l’islamisme radical ou l’exploitation capitaliste par exemple) ; secundo, définir avec toutes les composantes de la société des finalités et des projets qui valent la peine de se mobiliser. Même s’il reste un énorme chemin à parcourir, la construction d’un espace européen pacifié, prospère, démocratique et multiculturel, la recherche d’un modèle de développement durable, l’instauration d’un ordre mondial multilatéral plus équitable... sont des finalités positives pour lesquelles on peut avoir envie de s’engager et de lutter, de “faire société”. Qu’avons-nous à proposer pour nos villes, qui soit mobilisateur et qui rencontre effectivement les difficultés des gens, qui donne sens aux règles de vie commune, y compris à des mesures de sécurité perçues non comme des fins en soi, mais seulement comme des conditions et des moyens nécessaires à des fins plus
légitimes qui donnent à ces mesures leur raison d’être et leur juste “mesure” ? Objet des critiques de quelques porteparole d’une droite (ou d’une pseudo-gauche) sécuritaire qui ne propose que des pamphlets simplistes et des rodomontades3, la gauche est actuellement mal prise sur la question de l’insécurité. Elle doit analyser et reconnaître les problèmes avec une impitoyable lucidité, construire des solutions positives, élaborer des programmes crédibles en matière d’emploi, d’éducation et de formation notamment, en ne se laissant pas enfermer dans la logique sécuritaire. Sortir du piège sécuritaire, donc. Mais par le haut. 1 Van Campenhoudt Luc, 1999, “Chronique de criminologie. L’insécurité est moins un problème qu’une solution”, Revue de droit pénal et de criminologie, juin, p.727-738. 2 Comme l’envisage la technological incapacitation. Voir Lehtinen M.W., “Technological incapacitation : a neglected alternative”, Quarterly Journal of Correction, 1978, n°2. 3 Comme récemment la Lettre aux progressistes qui flirtent avec l’islam réac, d’Alain Destexhe et Claude Demelenne.
LE 22 novembre au Festival des Libertés, retrouver Dan Kaminski avec Michaël Foessel (Philosophe, Etat de vigilance. Critique de la banalité sécuritaire, 2010), dans une conférence débat “Au bout de nos peurs”. Modération : David Lallemand. Les intervenants seront interpellés par des praticiens et personnes ressources présents dans la salle. A l’occasion de cette soirée, un hommage sera rendu à Charlie Bauer, “délinquant du monde et indiscipliné de la taule, révolté contre toute bassesse, intransigeant, entier, révolutionnaire”. (cf. www.festivaldeslibertes.be)
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Victimes et complices : les individus face aux technologies d’identification et de surveillance Nous allons discuter quelques points me paraissant primordiaux, à propos de nos comportements individuels devant les technologies en question et leurs politiques de mise en place.
Le discours sur (contre) la surveillance tourne souvent autour de l’ingérence de l’État, des institutions ou du secteur marchand dans notre vie privée. Le présent article vise à décrire la manière dont nous sommes à la fois victimes mais aussi extraordinairement complices de la mise en place du système. Notre dualité est à la fois individuelle et collective. Il s’agit ainsi de dénombrer les raisons pour lesquelles nous acceptons d’entrer dans un système de surveillance, dans un système automatisé d’identification, décliné en de multiples formes. On remarquera que la vidéosurveillance, les fichiers et la biométrie focalisent la majorité des débats, au détriment de bon nombre d’autres techniques de surveillance tout aussi importantes.
*Consultant en observation spatiale coauteur avec Françoise de Blomac de Sous surveillance ! Démêler le mythe de la réalité (2008)
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De l’invention d’une technologie à sa généralisation De prime abord, toutes les technologies mises en place se fondent sur de bonnes raisons. Nul, au sein du corps social, ne défendra Dutroux. Nul ne défendra Thierry Paulin. Le fichier des empreintes génétiques est donc mis en place dans l’atmosphère d’émotion liée aux grands crimes sexuels, jouant ici un rôle légitimant. Dans le même ordre d’idées, En France, la question du RFID1 n’a émergé qu’autour du Pass de transports parisiens Navigo. D’où vient ce dispositif ? Il s’agit d’une technologie existant depuis soixante ans, utilisée pendant la Seconde Guerre mondiale dans l’identification ami/ennemi des avions. La première guerre du Golfe a été l’occasion de sa réactivation dans la plus importante opération logistique jamais menée par l’armée américaine : des camions et leurs pièces de rechange étaient embarqués dans des bâtiments séparés, avec aucun système fiable de recoupement des informations. L’utilisation de puces RFID sur les conteneurs a offert une solution efficace et adaptée à la situation, qui n’a pas soulevé de débats particuliers2. Viennent ensuite les grandes crises sanitaires des années quatre-vingt-dix (vache folle, etc.) où des opérations de marquage des troupeaux bovins ont été massivement réalisées. Ces démarches sont également apparues légitimes, eu égard à la nécessaire traçabilité alimentaire à mettre en place. Par la suite, une Directive européenne a instauré l’obligation de “taguer” nos animaux de compagnie. Nos vétérinaires se sont, accessoirement, transformés en
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auxiliaires de la mise en place d’un système de fichage. Là encore, peu de réactions se sont fait entendre au sein de l’opinion publique. Bien entendu, à l’heure des premières expérimentations sur l’homme, la motivation mise en avant fut celle, positive, du dossier médical. Des individus ayant oublié leur identité ou en état de choc présenteront toujours, avec une puce RFID sous-cutanée, un dossier médical fiable, accessible via un simple lecteur. L’exemple du RFID illustre cette séquencetype, non d’acceptation (puisqu’il n’y a jamais eu de débat réel ou de consultation) mais de passivité devant les motifs impérieux présentés, qui cependant perdent progressivement de leur consistance, jusqu’au fait accompli de la mise en place d’un système. Car en parallèle, quand on passe de quelques centaines d’avions à des millions d’animaux, on assiste à la création d’un marché de masse de fabrication des puces avec les effets induits sur les prix. Et comme cela s’accompagne de la miniaturisation des composants, les applications possibles explosent. Les puces RFID destinées, il y a quinze ans, à des objets de très grand prix, sont aujourd’hui incluses dans un Pass de transport ou dans un billet de la coupe du monde de football (2006). Un tel résultat est donc l’aboutissement d’une séquence de non-décisions qui aboutissent à une situation de fait accompli. Mais l’exemple des puces dans les Pass de transports illustre aussi un autre aspect. Notre acceptation collective est d’abord motivée par l’apport positif en matière de qualité de service. La totalité
des enquêtes effectuées auprès des usagers – la RATP ayant essuyé bon nombre de critiques au sujet du Pass Navigo – ont abouti à des pourcentages avoisinant les 95 % de satisfaction, par opposition aux aléas de l’ancien système de tickets. L’usager perçoit donc avant tout les avantages du nouveau système en matière de confort et de performance. Mais l’engouement peut aussi reposer sur des motivations factices : les systèmes de cartes, déployés par les grands magasins (Fnac, Champion, Auchan, etc.), remplissent la même fonction que le système antérieur des bons de réduction. À une différence près, qui est l’opération de profilage progressif du comportement de consommateur. Il relèverait toutefois de la paranoïa de former une hypothèse d’interconnexion de tous les fichiers de magasins avec ceux des banques et autres. Toutefois, le profilage établit de manière plus ou moins fiable une identité de consommateur qui est d’un grand intérêt pour les commerçants. Relevons aussi l’essor du GPS3, passant en l’espace de trois ans seulement de la rareté absolue à la généralisation. Les Français et les Belges se perdaient-ils davantage il y a cinq ans qu’aujourd’hui ? Certainement pas. Nous avons seulement valorisé, jusqu’à la nécessité absolue, le service rendu par le GPS. Or, aux ÉtatsUnis, des dysfonctionnements liés au GPS ont déjà eu lieu. En 2008, un accident de la circulation avait conduit au blocage d’un des plus importants ponts d’accès à San Francisco. Les terminaux embarqués sur la voiture de Mr Tout le Monde, via les services de cartographie en ligne auxquels ils sont abonnés ont immédiatement
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pris en compte l’incident, mais ont transmis à leurs usagers des directives tellement mal coordonnées qu’elles ont causé le lendemain matin le plus grand embouteillage qu’ait jamais enregistré la baie de San Francisco. Deux jours plus tard, l’État de Californie a été visé par des attaques de citoyens et d’entreprises sur sa responsabilité. Comment pouvait-on disposer d’une vision totale d’un champ de bataille à Bagdad et ne rien pouvoir contrôler à San Francisco ? Il s’agit, on l’aura remarqué, d’une attente de réponse technologique, en termes d’exigence visà-vis des systèmes déployés (davantage de rapidité, d’efficacité, de technologie), et non la remise en cause de celle-ci. Une autre préoccupation récurrente est celle de l’accès aux avions, exigeant de plus en plus de temps, notamment depuis les attaques terroristes du 11 septembre 2001. Il constitue un véritable imbroglio pour les personnes empruntant régulièrement les compagnies aériennes, que propose désormais de résoudre un certain nombre de systèmes de “fast tracks” (voie réservée). Quasiment généralisés aux États-Unis, progressivement mis en place en Europe, il s’agit de couloirs permettant d’accéder à l’avion en évitant l’essentiel des contrôles, du fait que l’usager sera enregistré au préalable auprès d’une compagnie privée disposant d’accords avec les États. Les sociétés prenant en charge le dispositif exigent, en contrepartie d’un abonnement, un nombre optimal de données biométriques. Le passager est donc considéré d’une fiabilité absolue, le dispensant des lourds contrôles d’usage. Le phénomène en présence ici est la différenciation ordinaire par le luxe technologique,
ignorant le revers de la question : les technologies les moins luxueuses sont aussi les moins facilement traçables. Un téléphone de dernière génération est plus facile à localiser qu’un téléphone rustique. La confiance accordée aux institutions Les citoyens accordent d’emblée une certaine confiance aux institutions en matière de technologies de surveillance. Le large impact, en 2008, des mouvements d’opposition à la mise en place en France du fichier Edwige4 provient, dans une large partie, de la diffusion massive du texte du projet de loi. Une lecture sommaire mettait en lumière les contradictions dans le contenu et la rédaction du texte : les articles 2 et 4 étaient contradictoires, ambigus, installant un flou propice aux applications les plus abusives. S'en est suivi une réaction de rejet identique à celle du référendum pour la Constitution européenne, où le citoyen s’est senti en quelque sorte lésé dans sa confiance accordée au législateur responsable d’établir des garde-fous. De telles réactions de masse restent toutefois rares. Le plus souvent, seules les personnes directement affectées entreront en contestation active, l’ambiance générale demeurant à la confiance. La mobilisation française contre Edwige provenait en large partie du fait que les populations visées étaient des leaders d’opinion (chefs d’entreprise, syndicalistes, journalistes…), qui ont donc logiquement relayé le débat sur la place publique. L’ambiance de confiance générale est également facilitée, par la complexité technique des dispositifs, dont assez peu
de citoyens comprennent les tenants et aboutissants. Il y a partout des dispositifs de vidéosurveillance, mais fonctionnentils en réseau ? Quelles en sont les connexions ? On ne le sait pas. Il serait possible de localiser des armes de destruction massive en Irak par images satellitaires, pourtant il nous est impossible de dénombrer le nombre de réfugiés de guerre. Le décalage est abyssal entre le plausible et le non-plausible, la réalité et l’image que l’on s’en fait, jusqu’à générer une atmosphère d’incompréhension générale des conséquences sur la société du développement des systèmes de surveillance. Mais que signifie donc cette notion de système ? Des laboratoires entiers travaillent à la compréhension et à la maîtrise de systèmes complexes. La principale difficulté est la coordination des données et des procédés. Quelles sont les capacités techniques intrinsèques d’une caméra de vidéosurveillance fraîchement installée au sein d’une mairie ? Répondent-elles aux besoins ayant motivé la mise en place d’un tel dispositif ? A-t-elle été déployée au bon endroit au bon moment ? Les agents manipulant le matériel sont-ils compétents ? Y a-t-il en permanence une personne physique derrière le dispositif afin d’en relayer les alertes ? Une chaîne de commandement est-elle fonctionnelle ? A-t-on prévu des palliatifs aux dysfonctionnements ou aux attaques visant les données privées stockées, tant contre le temps que contre les piratages ? Enfin, quelles sont les perspectives d’évolution prenant en charge les systèmes en place ? Souvent, les politiques se contentent de présenter un nombre X de
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Mathieu caméras mélangeant celles des banques, des magasins, de circulation et autres, et faisant l’hypothèse implicite qu’un dispositif cohérent serait ainsi constitué. Il s’agit quelque peu de propagande, leurrant le public sur l’efficacité du système. On ne peut que douter de l’interconnexion concrète, de l’interopérabilité, de l’efficacité 24h/24 d’un réseau composé d’éléments aussi disparates. Une question se pose à nous : les politiques sont-ils euxmêmes dans l’ignorance de ces réalités ? Entre la réalité et la fiction Dans tout discours traitant de la surveillance, il est extrêmement rude de faire la part de la réalité et de la fiction. Le site internet, Rue 895, ouvrait en 2009 un débat autour des écoutes téléphoniques. Un journaliste s’affirmant spécialisé dans les nouvelles technologies, indiquant qu’il tenait ses informations d’un ami travaillant au sein des services secrets, évoquait des écoutes visant les téléphones portables, même éteints. S’agissant d’affirmer qu’un téléphone éteint pouvait être (ou non) mis sur écoute, les frictions étaient vives. Un doctorant en attestait la possibilité technique ; un industriel d’Alcatel le niait au nom de la responsabilité des producteurs, etc. Même au sein de spécialistes, il est difficile d’établir un consensus autour du sujet. À quoi se raccrochera le “citoyen ordinaire” dans une telle situation ? La confiance lui est, pour ainsi dire, imposée, alors qu’il reste empreint de méfiance. D’aucuns proposent de le rassurer via des chiffres magiques, dont politiques ou citoyens s’emparent en premier. Étant
moi-même dans le monde de l’observation spatiale, la question qui m’est le plus fréquemment posée depuis 25 ans est : “Peut-on lire ou non une plaque d’immatriculation depuis l’espace ?”. Cette fixation sur un chiffre n’a pas de réponse simple (la réponse optimale pourrait être “ça dépend !”) mais surtout n’est pas en soi représentative de l’efficacité réelle du système (il y a des tas de résultats qu’on arrive à obtenir en jouant sur d’autres paramètres que la taille des objets). Un autre chiffre magique porte en France sur les trois millions de caméras (mis en avant aussi bien par les “propagandistes” du système comme cible d’efficacité que par les opposants à la surveillance comme chiffre qui fait peur). Qui maîtrise vraiment la réalité que voile l’aura du chiffre magique ? En conclusion, nous pouvons nous demander si de simples citoyens, malgré la complexité et l’ambiguïté du système, ont la capacité de produire des parades de réponses, de s’approprier et de retourner le dispositif, de pratiquer, en quelque sorte, un retournement de surveillance. Au sein de mon domaine, qui est la surveillance géospatiale, des réactions appréciables ont eu lieu au moment de l’ouragan Katrina. Des citoyens américains, se basant sur la directive Clinton de 1994 ouvrant l’accès aux données publiques, ont recoupé à partir des observations de la Nasa et d’autres organismes, des preuves accusant le gouvernement Bush d’inaction. Recueillies sur le Web, des cartographies démontraient la passivité des pouvoirs publics. Des universitaires et de simples citoyens pratiquaient ainsi, tout à fait légalement, la surveillance des
surveillants. Un retournement de l’outil comme on en voit de plus en plus et qui pourrait devenir la nouvelle norme de comportement responsable.
1 La radio-identification, plus souvent désignée par le sigle anglais RFID, Radio Frequency IDentification. 2 On ne crée pas de commission parlementaire pour discuter de la vie privée des conteneurs. 3 Global Positioning System, que l’on peut traduire en français par Système de positionnement mondial. 4 Acronyme du fichier d’Exploitation documentaire et valorisation de l’information générale, fichier de renseignements policiers. 5 Site d’information et de débat participatif sur l’actualité (www.rue89.com).
Nous approfondirons cette question au Festival, le 21 novembre à 19h30. “Big Brother : et ce doigt, tu le vois ?” avec Avec Didier Bigo (professeur à Sciences Po Paris et au King’s College à Londres, rédacteur en chef des revues International Political Sociology et Cultures & Conflits dont le n°76 traite de “Fichage et listing”), Raphaël Gellert (chercheur à la VUB, thèse sur le droit à la vie privée face aux nouvelles technologies), Paul de Hert (Professeur de droit pénal européen à la Vrije Universiteit Brussel) et Thierry Rousselin . (cf. www.festivaldeslibertes.be)
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D’une pluie sidérale dépoussiérer le paysage des possibles Il y a cinquante ans, dans une petite ville italienne s’ouvrait un laboratoire de transformation de la psychiatrie. Il y a cinquante ans, une série de textes convergeaient vers une remise en question des savoirs et des pouvoirs qui emprisonnaient la folie. Il y a cinquante ans, une constellation d’expériences et de recherches dessinait un nouveau paysage des possibles. Revenir vers cette époque vise moins à commémorer le passé qu’à interroger le présent et écrire l’avenir.
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Une bombe dans une île Sorti des rails de la carrière universitaire (en psychiatrie), Franco Basaglia est tel un train plein de curiosité philosophique qui veut “comprendre” jusqu’au bout la folie. Le train s’arrête néanmoins à l’hôpital psychiatrique de Gorizia dont il devient directeur en 1961. Située à l’extrême est de la plaine du Pô dans le Frioul, Gorizia est une petite ville de province, décentrée, loin de tout. Elle illustre l’exil radical de Basaglia loin de l’Université, de ses maîtres et de ses savoirs figés : le premier temple contesté par le futur auteur de L’institution en négation. Gorizia, c’est aussi un paysage de fin du monde, la nuit profonde, lorsqu’on pénètre son asile de fou, une île peuplée de fantômes, barricadée sur elle-même. L’hôpital ressemble à une prison où sont entassés, violentés, camisolés ceux qui ont perdu jusqu’au droit à être qualifiés d’hommes. La première expérience de Basaglia est olfactive, souvenir de la prison où il avait été détenu pendant la deuxième guerre mondiale, en raison de ses fréquentations antifascistes. Une odeur d’urine et de merde secoue le jeune Directeur de l’hôpital : “ou bien je fais quelque chose, ou bien je m’enfuis”. Aussitôt, il repère le modèle le plus avancé de réforme de l’asile. Il s’agit de la communauté thérapeutique réalisée par Maxwell Jones en Ecosse. L’expérience démarre, comme une bombe dans le paysage psychiatrique italien de l’époque. Cette explosion sera suivie d’une réaction en chaîne et c’est tout le paysage qui change.
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Petit à petit, à Gorizia, les contentions physiques et les thérapies de choc sont abolies. Les assemblées dans les services et les assemblées plénières s’organisent, chacun y participe sur un pied d’égalité. Les portes des pavillons et les grilles de l’hôpital s’ouvrent. La liberté circule, les rôles traditionnels entrent en crise, les contradictions émergent et on ne cherche pas à les étouffer, au contraire, elles permettent une problématisation permanente de l’institution. Surtout, les internés prennent la parole et posent des questions radicales : ils contestent les excès du pouvoir psychiatrique à l’intérieur de l’hôpital ; ils contestent la logique de classe qui les marque comme fous uniquement parce qu’ils sont dépourvus des ressources économiques nécessaires pour être soignés en dehors de l’hôpital psychiatrique ; ils contestent, enfin, l’organisation sociale qui les discrimine et les exclut en s’appuyant sur l’idée d’une dangerosité innée de leur maladie. La dynamique de la contestation secoue les fondations de l’asile. Mais cette contestation, plutôt qu’être réprimée ou manipulée, est accueillie par l’équipe de Gorizia et elle devient ainsi la force collective qui va renverser l’asile. Tout en détruisant les aspects violents, inhumains, de l’asile, Basaglia veille à ce que le processus d’humanisation n’endorme pas la force de la folie, à ce que l’endiguement doux et bienveillant ne se substitue pas à la répression brute pour contenir le délire1. Pour faire face à toute l’agressivité de la folie et en faire un levier de transformation, ce sont les services où vivent les plus agités, les moins adaptables des malades qui sont ouverts en premier.
Rencontres imprévues Dans ce climat d’effervescence, la sombre réalité asilaire se transfigure. L’île ténébreuse destinée à une putréfaction sans fin devient le carrefour d’une série de rencontres illuminantes. 1961 est une date dont il faut se souvenir, de celles où les astres s’alignent et dessinent des géométries inédites. C’est l’année où Basaglia arrive à Gorizia. C’est l’année où Michel Foucault publie l’Histoire de la folie à l’âge classique. Le philosophe y montre comment des structures d’exclusion se recyclent d’une époque à l’autre en définissant les êtres à exclure2 : à la Renaissance, les fous prennent la place occupée par les lépreux au Moyen Age ; à l’âge classique (XVIIe siècle), le “grand renfermement” se substitue au bannissement. La folie ne préexiste pas en tant que telle à son appréhension par une époque mais résulte d’un ensemble de relations de pouvoir et de savoir qui, à l’âge classique, a fabriqué son objet de toutes pièces pour ensuite pouvoir l’étudier, le traiter et l’enfermer. La naissance de la psychiatrie, au XIXe siècle, repose alors sur un mythe : ses fondateurs, Pinel et Tuke, auraient libéré et humanisé les fous. Certes, ils les ont sortis des geôles où ils côtoyaient d’autres parias mais pour les interner à l’asile. Certes, ils ont cessé de les considérer comme des démons ou des animaux mais pour en faire des malades mentaux ou des aliénés, objets de jugements normatifs et d’entreprises de guérison moralisantes. D’après la généalogie foucaldienne, la maladie mentale est bien plus une production morale qu’une découverte scientifique. Comme la prison engendre de la récidive pour justifier
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sa perpétuation, l’asile crée des troubles psychiques et s’organise pour les traiter ensuite : “la manière dont on aliène le fou se laisse oublier pour réapparaître comme nature de l’aliénation. L’internement est en train de s’ordonner aux formes qu’il a fait naître”3. Avant d’avoir lu Foucault, Basaglia avait mesuré à quel point la désignation de malade mental relevait d’abord d’un processus politique et scientifique d’exclusion sociale. Il s’appliquait à “mettre en parenthèses” la maladie mentale pour rencontrer la personne du malade. 1961, c’est aussi l’année où paraît Asiles – études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus d’Erving Goffman. Cette étude ethnographique de la vie sociale au sein d’un hôpital psychiatrique pointe une série d’effets propres à l’institution et à la réclusion tels que les processus de mortification, de dépersonnalisation et d’asservissement, les mécanismes d’adaptation, les rites obligatoires…4 L’analyse microsociologique de Goffman rejoint l’expérience vécue par Basaglia à Gorizia et la généalogie de Foucault lorsqu’elle souligne à quel point c’est l’institution qui, par son fonctionnement interne, les jeux de rôles qu’elle impose et sa coupure d’avec le monde extérieur, crée le malade mental. De plus, “on finit très souvent par découvrir que la folie ou le “comportement anormal” attribué au malade résulte pour une grande part, non de sa maladie mais de la distance sociale qui sépare ce malade de ceux qui le déclarent tel”5. C’est précisément cette distance qui a été abolie à Gorizia et l’ensemble des rôles au sein de l’institution qui sont entrés en crise. Goffman établit aussi des homologies structurales entre diverses institutions qu’il nomme “totales” : prison,
hôpitaux, couvent, caserne… Il rejoint en cela l’analyse des institutions disciplinaires proposée par Foucault dans Surveiller et punir6. En montrant les effets dépersonnalisant de l’institution, Goffman permet de relativiser le poids de la maladie mentale ou du crime et d’établir des analogies entre tous les reclus. C’est grâce à lui que Basaglia proposera plus tard une comparaison entre fous et autres exclus pour étendre le problème du malade mental à une dimension sociopolitique. Les damnés de la terre, le dernier livre de Frantz Fanon sort également en 1961. Bien qu’un gros chapitre y soit consacré aux troubles mentaux induits par les guerres coloniales, il s’agit moins d’un pamphlet antipsychiatrique qu’anticolonialiste augmenté d’un ambitieux projet utopique pour le tiers-monde révolutionnaire porteur d’un homme neuf et d’une pensée neuve. A travers l’ensemble de sa carrière, Fanon est cependant une référence importante pour Basaglia. Né en Martinique, résistant au nazisme et au régime de Vichy, docteur en psychiatrie, collaborateur de François Tosquelles7 à Saint-Alban (haut-lieu de résistance et d’invention de la psychothérapie institutionnelle), il obtient, en 1954, un poste à l’hôpital de Blida-Joinville, près d’Alger, où il entre en contact avec le Front de Libération Nationale de l’Algérie. Il opère une critique de la psychiatrie asilaire européenne en tant qu’instrument, parmi d’autres, d’institutionnalisation du colonisé. En 1956, il rédige une lettre de démission de sa charge de médecin-chef de l’hôpital psychiatrique dans laquelle on lit notamment : “Si la psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à l’homme de ne plus se sentir étranger à son
environnement, je me dois d’affirmer que l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue.”8 Fanon devient ainsi, pour Basaglia, le modèle de l’anticarrière institutionnelle du psychiatre, c’est-à-dire de son autodestruction comme maître du savoir et sa reconstruction comme témoin de la condition d’exclu, d’opprimé, de colonisé qui est celle du malade mental. C’est encore en 1961 que Thomas Szasz diffuse, aux Etats-Unis, une critique des fondements moraux et des fondations scientifiques de la psychiatrie dans son livre Le mythe de la maladie mentale. Il dénonce l’utilisation de la psychiatrie comme moyen de contrôle social, faisant de toute déviance une folie. Basaglia, Foucault, Goffman et Szasz ne se connaissent pas en 1961. A partir d’approches très différentes, parfois incompatibles au niveau des présupposés méthodologiques, ils développent sans concertation mais simultanément une critique de la maladie mentale comme produit d’une institution et de ses jeux de pouvoir, d’un certain savoir dit scientifique et d’un processus sociopolitique d’exclusion. Les étoiles se sont donné rendez-vous dans le ciel de Gorizia. Grâce à l’initiative de Basaglia, un sordide asile de province devient le point de collision d’une série d’analyses historiques, sociologiques et politiques. Cette constellation satisfait l’exigence, formulée par Basaglia, d’une rencontre interdisciplinaire où les savoirs se contestent mutuellement pour éviter de reconstruire une nouvelle idéologie. Le résultat est explosif, autant du point de vue théorique que du point de vue pratique. L’articulation entre
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théorie et pratique, entre expérience personnelle, action de transformation de la réalité et recherche d’une philosophie engagée qui puisse la soutenir et l’étendre est au cœur de la bombe Gorizia. Par la suite, le volume L’institution en négation fait connaître à un large public l’expérience de Gorizia et permet de mettre la question psychiatrique dans l’agenda des préoccupations politiques. De manière inattendue, on découvre l’existence d’un réseau de recherches et de mouvements qui convergent sur l’axe d’une transformation de la psychiatrie et aboutiront, en 1978, au vote de la loi 180 régissant la suppression des asiles fermés en Italie9. Les prémices du printemps L’institution en négation n’est pas qu’une étape fondamentale pour la psychiatrie alternative. C’est un livre référence qui pose les bases du mouvement anti-institutionnel. Mais c’est aussi un livre-symbole de mai 1968, année où il parait et qui va offrir une base plus large au combat de Basaglia. A partir du cas particulier de la psychiatrie, le mouvement anti-institutionnel a été une pratique qui propage une culture, propulseur d’une demande plus générale de changement et de remise en question des normes. “Au-delà de la valeur réelle et symbolique qu’a pu revêtir la démonstration pratique de la possibilité d’“ouvrir” un asile et de la progressive réinsertion des internés, il s’agissait principalement d’amener sous les feux de la rampe une problématique sociale qui – partant d’une pratique particulière – propose des thèmes et des débats généraux.”10
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La constellation de 1961 a contribué aux multiples bourgeonnements du printemps de 1968, à l’émergence de luttes contre l’autoritarisme, l’oppression, les institutions, la bureaucratie, l’aliénation quotidienne. A l’instar des analogies relevées par Goffman et Foucault, le mouvement opère des rapprochements entre les fous et les autres exclus (nègres, colonisés, prostituées...). Tandis que Basaglia s’applique à faire surgir le discours et le savoir des psychiatrisés, Foucault crée le Groupe d’Information sur les Prisons (GIP) qui vise à faciliter la prise de parole des détenus et à impliquer les professionnels du milieu carcéral dans la critique pénitentiaire. Un peu partout, on cherche à rendre la parole à ceux qui n’ont pas la parole, à accorder leur part aux sans-parts, comme dirait Rancière. Mai 68 incarne un moment où la liberté a éclaté sous les auspices de l’utopie ou de l’espoir. Il nous faut penser 1968 en tant qu’avènement d’un autre type d’événements, foyer de multiplication des combats immédiats et concrets des gens sans qu’ils se soumettent au schéma d’une révolution qui donnerait le sens de l’histoire. L’histoire n’a pas suivi sa marche prédéterminée, elle avançait au hasard : “l’incertitude, le fait de ne pas savoir où aller, était le signe qu’il pouvait se passer quelque chose de nouveau” dira Mario Tommasini. C’est le fait inattendu que les gens ont commencé à se transformer eux-mêmes, à assumer d’autres postures et à faire d’autres gestes dans leur vie quotidienne qui les a rapprochés et rassemblés ; et c’est la force de cette “rencontre aléatoire” qui a provoqué des
ruptures dans la société, qui a ouvert des espaces politiques dans le monde, qui a créé les conditions d’un possible dans l’histoire. Dans le tourbillon des idées et des mouvances, il s’est passé quelque chose, il y a eu un élément commun qui a donné à 1968 sa couleur caractéristique, une couleur que nous avons aujourd’hui perdue. Le gouffre et le témoin Si le mouvement de mai 68 s’est disséminé, étendu, radicalisé un peu partout en Europe et aux Etats-Unis au début des années ’70, il a ensuite été décimé par la crise économique, par des entreprises de récupération ou des opérations de répression. Et puis vinrent les années 1980 avec leur morosité, le triomphe du néolibéralisme, l’apologie de l’individualisme, le fatalisme et le TINA (“there is no alternative”) de la dame de fer, la remise en cause des acquis sociaux, le “no futur”… Et puis 1989, un autre moment où la liberté a éclaté mais sous le signe du désenchantement ou du deuil. La chute du mur de Berlin a été saluée comme l’effondrement des idéologies et tout le monde sait qui a su tirer profit de cet affranchissement des “idées” et des “idéaux”. On est obligé de constater que ce qui nous sépare des années 60-70 est beaucoup plus qu’une quarantaine d’années. On a l’impression qu’une ère géologique s’est écoulée, car c’est tout un possible qui s’est refermé. Comment communiquer aux jeunes gens la “manière de bouger” de psychiatres tels Tosquelles, Fanon ou Basaglia ? Leur ethos
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s’avère aujourd’hui fort inactuel et il est presque impossible de le transmettre comme tel. Dans le meilleur des cas, on se bornera à des notions, à des livres étudiés et rangés dans des bibliothèques. Non, le possible se nourrit de possible. Un effort supplémentaire est donc nécessaire au niveau de la transmission de ce possible. On pourrait retracer la généalogie de cette constellation pour faire émerger l’ensemble des contingences historiques d’où elle est issue. On pourrait rapprocher les profils de ceux qui ont joué leur vie dans des expériences de transformation, pour essayer de faire surgir le “paysage” vivant d’une époque, pour faire deviner l’âme de ce monde qui a cru à l’aventure du possible. Et peutêtre en savourer encore le goût… “Ce qui est important, c’est que nous ayons démontré que l’impossible peut devenir possible. Il y a dix, quinze, vingt ans, il était impensable qu’un asile puisse être détruit. Peut-être que les asiles seront à nouveau fermés, et peut-être encore plus fermés qu’avant, je n’en sais rien, mais quoiqu’il en soit, nous aurons démontré qu’on pouvait traiter autrement la personne folle, et ce témoignage est fondamental. Je ne crois pas que le fait qu’une action se généralise veuille dire que l’on a gagné. L’essentiel est ailleurs : ce qui est essentiel, c’est qu’aujourd’hui on sait ce que l’on peut faire.”11>
1 “Entièrement exclue d’un côté, entièrement objectivée de l’autre, la folie n’est jamais manifestée pour elle-même, et dans un langage qui lui serait propre.” (Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1961 (édition “tel”, 1971), p. 225. 2 “On peut donc dire que c'est l'obligation d'exclure – l'exclusion comme “structure” nécessaire – qui découvre, appelle et consacre les êtres qu'il faut exclure” (Blanchot Maurice, L’entretien infini, Gallimard, Paris, 1969, p. 293) 3 Histoire de la folie, op. cit., p. 546. 4 Basaglia faisait des observations similaires : “La passivité à laquelle l’institution le contraint ne lui permet pas, en effet, de vivre les événements selon une dialectique interne. Elle ne lui permet pas de vivre, de s’exposer et d’être avec les autres en ayant – en même temps – la possibilité de se sauvegarder, de se défendre, de se replier.” (Franco Basaglia, “Corpo e istituzione. Considerazioni anthropologiche in tema di psychiatria instituzionale” (1967), dans Scritti, Turin, éd. Einaudi, 19811982, vol. 1, p. 438. 5 Erving Goffman, Asiles – études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, traduit de l’américain par L. et C. Lainé, Paris, éd. de Minuit, 1968 (1961), p. 182. 6 Notons qu’après avoir remis en question le pouvoir disciplinaire au sein de l’asile, Basaglia dénoncera le pouvoir biopolitique qui risque de se diffuser à l’extérieur dès lors qu’on ouvre les hôpitaux psychiatriques. Si l’asile est remplacé par un réseau de soins ambulants dans la cité, il faut être très vigilant pour que celui-ci ne se transforme pas en filet de contrôle biopolitique de la vie quotidienne. 7 Cf. Patrick Faugeras, L'ombre portée de François Tosquelles, éd. Érès, Ramonville-Saint-Agne, 2007. 8 Frantz Fanon, “Lettre au ministre Résident” (1956) in Pour la révolution Africaine, éd. Maspéro, 1964. 9 Sur cette loi et sur les propositions de Basaglia, nous renvoyons à l’article de Mario Colucci, “L’expérience italienne de psychiatrie démocratique” in Bruxelles Laïque Echos, n°72, pp. 33-37 ; et surtout au livre de Mario Colucci et Pierangelo Di Vittorio, Franco Basaglia, portrait d’un psychiatre intempestif, trad. de l’italien par Patrick Faugeras, éd. Érès, Ramonville-Saint-Agne, 2005 10 Franco et Franca Basaglia, Les criminels de paix, Paris, P.U.F., 1980 (1975), pp. 27-28. 11 Franco Basaglia, Psychiatrie et démocratie : Conférences brésiliennes, éd. Érès, Ramonville-Saint-Agne, 2007, p. 130.
Le collectif Action30, L’Autre « lieu » et Bruxelles Laïque développent un projet de réflexion et de création autour de cette aventure du possible. Une résidence d’artistes aura lieu à Bruxelles du 3 au 8 octobre, dont certains moments seront publics et participatifs. Le 23 novembre, au Festival des Libertés, une performance multimédia donnera un premier aperçu de cette Constellation 1961. Ensuite, une table-ronde, intitulée “Changer le monde en se transformant soi-même”, réunira JeanFrançois Bert, Charles Burquel, Pierangelo Di Vittorio, Anne-Laure Donsquoy, Patrick Faugeras et Isabelle Pousseur. (cf. www.festivaldeslibertes.be)
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Par Ababacar NDAW*
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De l’indignation
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fort “Plus de génoc l’Humanité concentra res, de po Rwanda, Cambodg L’énuméra
La contagion de la fièvre insurrectionnelle née au printemps dernier en Espagne a largement dépassé les frontières de l’Europe occidentale pour gagner d’autres contrées du monde, Proche-Orient, Afrique, Amérique Latine. L’indignation s’exporte et se mondialise. Ainsi des mouvements d’indignés surgissent partout pour exprimer le ras-le bol, l’exaspération collective des plus fragilisés : chômeurs, étudiants, jeunes diplômés, petits salariés, pauvres et marginaux, face aux incohérences structurelles des modes de gouvernance, des systèmes et philosophies politiques, des logiques sociales et économiques. De tout temps, faut-il le rappeler, des hommes, des femmes, des intellectuels, des écrivains, des journalistes, des savants, des hommes politiques, des philosophes se sont indignés devant des atrocités, des ignominies et des injustices de leurs époques : l’esclavage et le commerce des nègres, les inquisitions, les autodafés, les conditions de vie des pauvres, les pendaisons et les tortures publiques, la colonisation, le racisme, l’antisémitisme et les guerres, sans jamais réussir à les empêcher. *Bruxelles Laïque Echos
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L’indignat Certes lou table que canalisée ment orga loin d’être d’indignés ou à rais mouveme mais plut protestata riques, plu que dans revendica minoritair contradict illogiques, contre, ap pie, et y d de futures
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près la Seconde Guerre mondiale et la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, l’indignation consistait à dire et proclamer haut et fort “Plus jamais ça !”. Autrement dit, plus de génocides, plus de crimes contre l’Humanité, de déportations, de camps de concentration, d’emprisonnements arbitraires, de pogroms, etc. On connait la suite, le Rwanda, l’ex-Yougoslavie, le Vietnam, le Cambodge, le Sud-Soudan, la Somalie… L’énumération est loin d’être exhaustive !
A
on épassé Orient, dignés meurs, margie goues logi-
L’indignation reste une réaction de principe. Certes louable, mais qui n’a de portée véritable que quand elle est unanime, globale, canalisée dans un mouvement politiquement organisé. Ce qui, me semble-t-il, est loin d’être le cas dans ces mouvements d’indignés, que certains se refusent, à tort ou à raison, de considérer comme des mouvements au sens politique du terme, mais plutôt comme des rassemblements protestataires, festifs, anarchiques et folkloriques, plus inscrits dans la contre-culture que dans l’action politique. Un agrégat de revendications, certes légitimes, mais minoritaires, hétéroclites, chaotiques, contradictoires, extrêmes et politiquement illogiques, parfois asociales. D’autres, par contre, applaudissent, par nostalgie et utopie, et y distinguent les signes précurseurs de futures révolutions planétaires !
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En tous les cas, ces mouvements d’indignés ne laissent personne indifférent et forcent à prendre position, à réagir pour soutenir ou condamner. Même s’ils ne mobilisent pas encore les opinions publiques, ils créent l’évènement et attirent l’attention médiatique, permettant de mettre des
éclairages sur des situations sociales marginalisées, ouvrant des débats, suscitant des réflexions plus critiques. “Ça peut servir à faire bouger les choses !” entend-t-on souvent, sans que ceux qui le disent en soient vraiment convaincus. Résolus et déterminés, ils semblent vouloir effectivement ‘faire bouger les choses”. Beaucoup sans savoir trop comment, ni avec quels moyens, animés et armés seulement de leur seul désir de changement ! En attendant de se transformer en fer de lance révolutionnaire, ils servent surtout à alerter les opinions, à réveiller les citoyens de leur léthargie, à troubler le confort des classes politiques et pousser éventuellement à quelques changements. Ce qui est déjà beaucoup dans des sociétés embourgeoisées et démocratiquement sclérosées, où les sursauts citoyens, fussent-ils éphémères et épisodiques, sont à la fois rares et nécessaires. Ce sont des communautés sociales de conscience plus que des groupes ou mouvements politiques. L’indignation peut prendre une forme insurrectionnelle, emprunter un langage insurrectionnel sans conduire nécessairement à l’insurrection révolutionnaire véritable. Ce qui s’est passé en Egypte, en Tunisie, en Lybie sont des révolutions et dépassent de loin le stade de l’indignation simple. Le changement n’est pas l’Histoire. Passer de l’indignation à l’insurrection nécessite pour les indignés l’adhésion effective des masses populaires et des opinions publiques, un mode d’organisation politique véritable, un programme de revendications dans lesquelles tout le monde se reconnaît, etc. Et cela nécessite du temps et des moyens. Pour le moment, tout le monde n’a pas envie que ça bouge et change. Pour
l’essentiel des gens, c’est sympathique, mais cela concerne surtout des catégories sociales dont ils ne se sentent pas nécessairement solidaires collectivement. C’est un spectacle qu’ils regardent en spectateurs ou téléspectateurs, en passant (en voiture ou à pied), maudissant parfois les bouchons qu’il provoque, ou à la maison devant leur télé. Malgré tout, les “indignés” montrent ce qu’il faut au minimum avoir le courage de faire aujourd’hui, à défaut de pouvoir changer la réalité : refuser de cautionner les scandales permanents du monde et le non-sens de nos sociétés, de nos politiques publiques, économiques et sociales. Et c’est une forme de résistance qui mérite le respect. “L’homme révolté” n’est-il pas celui qui dit non ? L’indignation, sans être une insurrection, peut avoir la valeur d’un acte politique suffisamment symbolique et fort pour pousser à agir. Pour l’heure, malheureusement, elle n’est qu’une forme active de notre propre impuissance. C’est ce qui est possible quand, désormais, toutes les autres voies insurrectionnelles semblent closes et qu’il manque de l’audace, des perspectives, de l’imagination et de la témérité. Et c’est aussi ce qu’il nous reste à faire pour changer notre conscience d’un monde, qu’il nous est de plus en plus impossible à changer. La politique peut être certes romantique, mais il est temps de se convaincre que les indignations et les imprécations ne suffisent plus. Doit-on pour cela faire la révolution ? Il faut admettre qu’on est loin de la coupe aux lèvres.
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