/Bruxelles_Laique_Echos_2012_02

Page 1

BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:25 Page1


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:25 Page2

Sommaire Editorial (Ariane HASSID)............................................................................................................................................................................................................................................................................................................. 3 Finance Watch, un contre-pouvoir au lobby de la finance (Greg FORD)...................................................................................................................................................................................... 4 Les indicateurs alternatifs au PIB (Isabelle CASSIERS) ................................................................................................................................................................................................................................ 8 LIVRE EXAMEN : La crise une opportunité pour redéfinir la prospérité ? (Sophie LÉONARD)........................................................................................................................... 12

ED

a a f a l

L

Notre prom Redécouvrir les communs (Pablo SERVIGNE) .................................................................................................................................................................................................................................................... 15 Le revenu garanti (Yann MOULIER-BOUTANG) .................................................................................................................................................................................................................................................. 19 Il y a des limites à la croissance (Jean-Baptiste GODINOT).................................................................................................................................................................................................................. 24 Le capitalisme de connivence (Corentin de SALLE) ...................................................................................................................................................................................................................................... 29 Actualité de la lutte des classes (Cedric TOLLEY) .......................................................................................................................................................................................................................................... 34 INTERVIEW : Walter Ben Michaël : La diversité contre l’égalité (Paola HIDALGO) ......................................................................................................................................................... 39 INTERVIEW : David Pestieau : Comment osent-ils ? (Cedric TOLLEY)....................................................................................................................................................................................... 41 La vie pleine ou Sumak Kawsay (Paola HIDALGO)......................................................................................................................................................................................................................................... 45 INTERVIEW : Jorge Rivadeneyra : Les révolutions américaines du 21e siècle (Paola HIDALGO) ..................................................................................................................... 49

Cette cris ter à d’aut

Certains c la bulle vi crédo de atteinte p Prendre c logique co Les révolu la lutte de conisent d tion des re tions de l’É la théorie rative.

Si nous de solution m tiples répo accorder p

Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Bruxelles Laïque Echos est membre de l'Association des Revues Scientifiques et Culturelles - A.R.S.C. (http://www.arsc.be/)

Au-delà d notre proc

D’ici là, je Bruxelles Laïque asbl Avenue de Stalingrad, 18-20 - 1000 Bruxelles Tél. : 02/289 69 00 • Fax : 02/502 98 73 E-mail : bruxelles.laique@laicite.be • http://www.bxllaique.be/

2

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:25 Page3

EDITOrial

.....................

3

.....................

4

.....................

8

..................

12

..................

15

..................

19

..................

24

..................

29

..................

34

..................

39

..................

41

..................

45

..................

49

a crise économique n’est pas neuve. Elle prend cependant des proportions dévastatrices en Grèce, en Italie, en Espagne, au Portugal, en Hongrie… Peut-être demain chez nous. Elle défie l’avenir de l’Europe. Elle menace la démocratie lorsqu’elle fait le jeu des extrémismes ou permet à des banquiers d’imposer des gouvernements de technocrates. Elle sacrifie les acquis sociaux sur l’autel de l’austérité. Elle attise les tensions et fragilise la cohésion sociale. Elle précarise les droits et les libertés.

L

Notre promotion de la solidarité, notre défense des libertés et nos actions sociales n’en sont que plus actuelles et nécessaires. Cette crise économique nous a aussi semblé une occasion d’interroger le modèle économique qui nous gouverne et de le confronter à d’autres modèles ou pratiques qui le mettent en cause. Certains considèrent qu’il faut juste contrôler davantage ou moraliser la finance. D’autres estiment que tous les maux viennent de la bulle virtuelle de la spéculation et qu’il s’agit de réinvestir dans l’économie réelle. Nombreux sont ceux qui réaffirment alors le crédo de la croissance providentielle. À l’opposé, les objecteurs de croissance voient dans la crise la confirmation d’une limite atteinte par le système économique et de la nécessité de revenir en arrière vers une consommation plus simple et plus locale. Prendre conscience des limites de la course à la croissance peut aussi amener à s’émanciper des dictats économiques et de la logique comptable pour gérer la vie commune à partir d’autres valeurs telles que le bien-être, l’éducation ou l’empreinte écologique. Les révolutionnaires diront, quant à eux, que le capitalisme révèle ses contradictions profondes et que l’heure est venue de raviver la lutte des classes pour le renverser et lui substituer soit le communisme soit quelque chose d’inédit. D’autres post-marxistes préconisent d’accompagner et d’accélérer les mutations du capitalisme vers l’immatériel pour en déduire d’autres modes de distribution des revenus plus égalitaires. Les chantres du marché et de ses vertus spontanées incriminent, eux, les interventions et régulations de l’État, et prônent une libéralisation accrue de l’économie. Se démarquant du socialisme d’État autant que du tout au marché, la théorie des biens communs comme certains modèles sud-américains proposent des pratiques de gestion participative et coopérative. Si nous demeurons critiques vis-à-vis de l’économie dominante et de ses répercussions sociales et politiques, nous n’avons pas de solution miracle à lui opposer. Mais nous pensons que la période est propice à la remise en question et à la mise en débat des multiples réponses qu’inspire la crise. A chacun de se faire ou d’affiner son idée. À nous tous d’en retirer le meilleur et de tenter de nous accorder pour construire un monde plus juste. Au-delà de la sphère économique, nous poursuivrons cette réflexion sur la notion de crise, ses implications et ses antidotes dans notre prochain numéro de Bruxelles Laïque Echos et lors du Festival des Libertés.

be/) D’ici là, je vous souhaite une fructueuse lecture et un bel été. Ariane HASSID Présidente

3

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:25 Page4

Par Greg FORD*

Finance Watch

un contre-pouvoir au lobby de la finance La crise financière de 2008 aura finalement été une formidable bénédiction pour le lobby de la finance, avec un flux incessant de nouvelles réglementations émanant de Bruxelles… et autant de

*Directeur de la communication chez Finance Watch

4

ECHOS N°77

© photos Jérôme Baudet

batailles à mener pour le compte d'un généreux client.

e f c l t cesse inte attendant en 2011, p tique euro une pétitio contre-lob

L

C'est ains Dès son l nisation à buzz. Non milliers d sociaux, e monde po cier.

Finance groupe de à Bruxelle compte d mentation avril 2011 ciation in elle s'est d'être de de la soc équipe d finance – listes, Fi ensemble experts, t lement au des asso des syndi ment soci ble, repré citoyens.


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:25 Page5

nce

midable

ant de

© photos Jérôme Baudet

ant de

es décideurs politiques du secteur financier ont donc été très sollicités, au point que certains ont eu l'impression de ne plus pouvoir travailler correctement, sans cesse interrompus par la file de lobbyistes attendant leur tour derrière leur porte. Ainsi, en 2011, près de 200 élus de la sphère politique européenne ont dit “stop” et ont signé une pétition en vue de la formation d'un contre-lobby de défense de l'intérêt public.

L

C'est ainsi que Finance Watch a vu le jour. Dès son lancement, cette nouvelle organisation à vocation non lucrative a créé le buzz. Non contente de s'adjoindre des milliers de “followers” sur les réseaux sociaux, elle a réussi à attirer l'attention du monde politique comme du secteur financier. Finance Watch se définit comme un groupe de pression d'intérêt public, basé à Bruxelles, qui se bat pour la prise en compte de l'intérêt public dans la réglementation financière. Enregistrée le 28 avril 2011 sous la forme d'une association internationale sans but lucratif, elle s'est donné pour slogan et raison d'être de “remettre la finance au service de la société”. Composée d'une petite équipe d'anciens spécialistes de la finance – banquiers, lobbyistes et journalistes, Finance Watch est forte d’un ensemble de membres, organisations et experts, toujours plus nombreux (actuellement au nombre de 74), parmi lesquels des associations de consommateurs, des syndicats, des associations de logement sociaux et autres ONG, qui, ensemble, représentent plusieurs millions de citoyens. Finance Watch dispose d'un

budget annuel d’environ deux millions d'euros, financés par des fondations philanthropiques, les cotisations des membres et autres subventions, en toute indépendance vis-à-vis des partis politiques et du secteur financier. Le lobby du secteur financier compte en revanche pas moins de 700 lobbyistes (rémunérés) et dispose, rien qu'à Bruxelles, d'un budget de 350 millions d'euros, d'après les estimations de Finance Watch. On comprend ainsi mieux pourquoi la presse a plus d'une fois parlé dans ses titres de “David et Goliath” ou du pot de terre contre le pot de fer. Pour les membres et sympathisants de Finance Watch, l'objectif ultime est que la finance retrouve sa force au service de la société. Concrètement, l’association s’emploie à influencer les procédures législatives et politiques dans le sens d'une réelle prise en compte des préoccupations relevant de l’intérêt public. Quant à ses followers et partisans, ils font passer le message – la finance pour le bien de la société – et permettent ainsi à la démocratie de faire son oeuvre. On demande souvent à Finance Watch le sens donné à l'expression “intérêt public” – sachant que son acception varie d'une personne à l'autre – et à qui il revient de définir ces termes. L'intérêt public est bien plus que le contraire de l'intérêt privé, les deux se recouvrant en effet assez souvent. De l'avis de Thierry Philipponnat, Secrétaire général de Finance Watch, une action, une mesure… relève de l'intérêt public lorsqu'elle est de nature à faire progresser la société tout entière et non un

segment de celle-ci au détriment d'un autre. “Ce que les économistes définissent comme relevant du bien public, comme l'affectation durable des ressources à des fins productives ou au service de la stabilité financière, s'inscrit en fait dans le cadre de l'intérêt public.” Ne rentre donc pas dans la définition de l'intérêt public une mesure, une action, qui déplace simplement la rente économique d'un groupe à l'autre. Pour Finance Watch, l'intérêt public se préoccupe de la façon dont le gâteau économique est partagé ; et pas de qui reçoit la plus grande part de gâteau. D'où un de ses messages-clés : “la finance” n'est ni bonne ni mauvaise par essence. Ce qui compte, c'est la façon dont elle est utilisée. À l'instar de la génétique ou de la poudre, la finance est synonyme de pouvoir mais aussi d'opportunités. Cette vision a inspiré les principes fondateurs de Finance Watch, selon lesquels la finance est considérée comme essentielle pour la société tout en ayant une responsabilité majeure envers celle-ci. Les principes fondateurs de Finance Watch sont les suivants : - Le secteur financier joue un rôle majeur dans l'affectation des capitaux, la gestion des risques et l'offre de services financiers et ce rôle a un réel impact sur l'intérêt public. - Le système financier a pour principal rôle d'affecter les capitaux à des fins productives, de manière à la fois transparente et durable.

5

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:25 Page6

- La finance a pour but de servir l'économie réelle. Il convient de rejeter toute situation qui subordonnerait l'économie à la finance, une telle subordination risquant de détruire les structures économiques et sociales. - La poursuite de la rentabilité du secteur financier ne doit pas se faire au détriment de l'intérêt public. - Le transfert du risque de crédit à la société dans son ensemble n'est pas acceptable. - L'objectif général de Finance Watch est de parvenir à une organisation économique de la société où les besoins d'accès aux capitaux et aux services financiers de l'économie réelle sont assurés de façon durable, équitable et transparente. Les activités quotidiennes de Finance Watch s'articulent autour de plusieurs volets. Ainsi, aux aspects techniques – analyse des amendements législatifs – s'ajoute un volet éducatif : gestion d'un atelier pour les membres sur une nouvelle proposition législative ou explication des rouages de Bruxelles à un groupe d'étudiants. Les activités de défense de l'intérêt public sont, pour l'essentiel, le reflet des activités du lobby financier – rencontre d'hommes politiques, constitution d'alliances pour le soutien de propositions législatives, rédaction de documents de position et communication via la presse. Cette approche est tou jours constructive, l'idée n'étant absolument pas de s'en prendre au système bancaire.

6

ECHOS N°77

Plus important encore que le plaidoyer direct est le soutien offert aux membres de Finance Watch. Ceux-ci doivent en effet pouvoir prendre part aux grands débats techniques sur la réforme financière. L'objectif est de constituer un chœur d'acteurs informés de la société civile, capables de faire connaître les objectifs d'intérêt public, aussi clairement que le secteur financier exprime ses propres messages. À long terme, Finance Watch entend contribuer au recentrage des priorités du secteur financier, qui doit cesser de spéculer sur les cours ou de jouer avec le risque, mais plutôt promouvoir des investissements productifs au service d'une économie solide. Cette année, Finance Watch se concentrera sur les propositions de directives relatives aux fonds propres des banques et aux marchés financiers (CRD4 et MiFID2), le secteur bancaire parallèle et la structure bancaire. Plusieurs thèmes seront ici défendus : des banques plus solides conservant davantage de fonds propres, l'amélioration des contrôles sur les différents types de leviers qui alimentent la bulle du crédit (tous deux couverts dans le rapport publié en février “To end all crises ?”) et des mesures pour que les pratiques commerciales déloyales n'engloutissent plus les rendements des citoyens qui épargnent pour leur pension ou déstabilisent les marchés des matières premières (voir le rapport publié en avril “Investing not betting”). La finance est devenue à ce point complexe que sa compréhension nécessite

une armée de spécialistes, comme le montre la prolifération de la recherche académique à ce sujet. Les citoyens ordinaires se retrouvent ainsi exclus du débat, ce qui affaiblit le caractère démocratique de la réforme et provoque de graves problèmes de subjectivité lorsque cette recherche est subventionnée par le secteur financier. Comme la réforme réglementaire fait l'objet d'une procédure politique avec souvent un compromis à la clé, ce type de parti pris est particulièrement dangereux ; les régulateurs pourraient être tentés d'opter pour une stratégie à mi-distance entre deux points de vue académiques plutôt que de se positionner clairement en faveur de l'intérêt public. Pour le secteur financier, parrainer la recherche académique peut dès lors être un bon investissement. Finance Watch a pris un bon départ, mais il lui faut à présent augmenter ses ressources, notamment par l’appel à don, de façon à recruter davantage de personnel, rédiger davantage de documents de position et traiter d'autres questions. Finance Watch souhaiterait en effet étendre ses activités au secteur de l'assurance, de la banque de détail, aux investissements des consommateurs, qui sont autant de domaines essentiels pour les consommateurs. Au regard des normes sectorielles, Finance Watch dispose d’un budget restreint mais qui s’avère néanmoins efficace. Tout d'abord, les responsables politiques et les légistateurs qui sont à l'origine de

notre mo l’écoute d associatio terme du Finance W levier grâc sentent citoyens e

Cependan cier reste et très l'équipe Watch n aucune ill à l'ampleu l'attend.


omme le recherche yens ordidu débat, ocratique aves proue cette ar le sec-

e fait l'obavec soue type de angereux ; re tentés i-distance démiques rement en le secteur e acadén investis-

BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:25 Page7

notre mouvement sont en général à l’écoute des opinions et positions de cette association. De plus, pour emprunter un terme du jargon financier, le message de Finance Watch bénéficie d'un effet de levier grâce à ses membres qui représentent un grand nombre de citoyens européens. Cependant, le secteur financier reste puissant, influent et très compétent, et l'équipe de Finance Watch ne se fait aucune illusion quant à l'ampleur du défi qui l'attend.

part, mais ses resà don, de personnel, s de posis. Finance endre ses nce, de la ments des utant de nsomma-

ctorielles, udget ress efficace. politiques gine de

7

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:26 Page8

Par Isabelle CASSIERS*

Une pério

Les indicateurs alternatifs

au PIB Depuis des décennies, le PIB (“produit intérieur brut”, somme des valeurs ajoutées) constitue un repère clé pour les décisions de politique économique et sociale et rythme l’évolution de nos sociétés.

Pourquoi

envisager

aujourd’hui de le détrôner ? Quels en sont les enjeux ?

Professeur d’économie à l’UCL et Chercheur qualifié du FNRS Coordinatrice de l’ouvrage Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 2011. http://www.uclouvain.be/279004.html

8

ECHOS N°77

La crise é tiques d’ accentuen tion de la modèle d Celui-ci n sance con consomm saires au m nus, au publiques sociale.

Ce modè (essor du trielle) a c trente glor la deuxi des pacte le partag que chac qu’une co blie, selon détailler l total est d brut), qu’i piloter l’a décennies ont permi laquelle l condition pour que

Cependan (depuis 19 les limites de trois o la croissa nomique s


ifs

BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:26 Page9

Une période charnière La crise économique actuelle et les politiques d’austérité qui l’accompagnent accentuent le malaise qu’une large fraction de la population éprouve à l’égard du modèle de développement dominant. Celui-ci ne peut se passer d’une croissance continue de la production et de la consommation de marchandises nécessaires au maintien de l’emploi et des revenus, au financement des dépenses publiques et à la survie de la sécurité sociale. Ce modèle, hérité des siècles passés (essor du capitalisme et révolution industrielle) a connu son apothéose durant les trente glorieuses (1944-1974). C’est après la deuxième guerre mondiale que des pactes sociaux ont été scellés pour le partage d’un gâteau économique que chacun s’emploierait à faire croître, qu’une comptabilité nationale a été établie, selon certaines conventions, pour en détailler la valeur monétaire et dont le total est dénommé PIB (produit intérieur brut), qu’il a été confié à l’Etat le rôle d’en piloter l’augmentation continue. Trois décennies d’opulence matérielle partagée ont permis que se répande l’idée selon laquelle la croissance du PIB est une condition nécessaire et quasi suffisante pour que s’améliore le bien-être de tous. Cependant, les trois décennies suivantes (depuis 1975) ont progressivement révélé les limites d’un tel modèle. Celles-ci sont de trois ordres principaux. Premièrement, la croissance continue de l’activité économique s’est accompagnée d’une dété-

rioration alarmante de l’état de la planète et du climat, d’une menace d’épuisement des ressources non renouvelables, d’une réduction drastique de la biodiversité. Aucun de ces phénomènes n’est pris en compte par la comptabilité nationale qui ne mesure que des flux de revenus et n’a pas été conçue pour évaluer l’état des stocks, qu’ils soient produits ou qu’ils soient naturels. Encourager une croissance des revenus, qui a pour effet d’épuiser les conditions mêmes de son maintien sur le long terme devient très problématique. En deuxième lieu, les fruits de la croissance ne sont plus équitablement partagés. Depuis trente ans, l’augmentation du PIB s’accompagne d’une montée des inégalités. Or la comptabilité nationale n’informe pas (ou très peu) sur la répartition du revenu global parmi les membres de la société. Aujourd’hui, le travailleur du bas de l’échelle, le chômeur et la plupart des citoyens ordinaires ressentent que la répartition équitable du gâteau économique entre tous les membres de la société est pure légende ou réalité révolue. Enfin, la course au toujours plus a produit des essoufflements et des effets pervers. Stress, burn-out, maladies nerveuses ou cardio-vasculaires semblent autant de symptômes qui questionnent nos modes de vie. La comptabilité nationale mesure la valeur monétaire de biens et services produits, mais ne donne d’information ni sur les conditions dans lesquelles ces biens sont produits, ni sur leur aptitude à augmenter réellement le bienêtre de la population. Le mythe selon lequel le PIB est un indicateur de bienêtre a vécu.

Les indicateurs reflètent nos valeurs et orientent nos modes de vie Si, compte tenu des spécificités de notre époque, le PIB ne convient plus pour évaluer les succès d’une nation ou pour guider ses efforts, à quel autre indicateur se fier ? La première question qui vient à l’esprit est sans doute : pourquoi faut-il absolument tout quantifier ? Ne peut-on gouverner et évaluer sans mesurer ? Le benchmarking, les ranking, la gouvernance par objectifs quantifiés ne sont-ils pas des pratiques qui, précisément, génèrent le mal-être évoqué plus haut ? Il semblerait sage de se donner comme objectif à long terme de sortir notre civilisation de l’obsession de la performance et de la comparaison qui est devenue une de ses caractéristiques. Mais, à court terme, peut-on faire mieux qu’investir la place prise de facto par le chiffre, entrer dans le jeu de la quantification pour le transformer ? L’idée est la suivante : tant que la statistique la plus connue, la mieux calculée et la plus commentée sera celle de la croissance du PIB, chacun continuera de s’y référer, qu’il soit journaliste, politicien, banquier central ou électeur. Il continuera à affirmer que “certes la mesure est imparfaite, mais c’est la meilleure dont on dispose”. Dans une société qui a pris l’habitude de s’y référer constamment, on ne pourra démontrer que cet indicateur nous mène à une impasse qu’en lui objectant un autre corpus statistique. La difficulté vient de ce qu’il faudrait mettre au point un indicateur, suffisamment simple pour que les médias s’en emparent,

9

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:26 Page10

suffisamment nuancé pour tenir compte des grands défis que le PIB ignore, et suffisamment équilibré pour faire l’objet de nouveaux compromis socio-politiques. Chercher un “au-delà du PIB” (Beyond GDP), c’est bien plus qu’un exercice statistique, c’est remettre en débat nos valeurs et les balises de notre vie en société1. Faut-il le remplacer ou le compléter ? Quelles sont les dimensions à prendre en considération – environnement, répartition, satisfaction de vie et bien d’autres encore ? Quel poids accorder à chacune des dimensions ? Une multiplicité d’indicateurs en débat Les acteurs qui portent cette recherche sont très divers. Certains (mouvements sociaux, ONG environnementales, universitaires, Nations-unies) mènent leur réflexion depuis de nombreuses années. D’autres (grandes institutions comme l’OCDE, certains gouvernements…) ont investi la question plus récemment mais ont largement contribué à sa diffusion. Les indicateurs proposés par les uns et les autres reflètent les préoccupations et les valeurs propres de leurs concepteurs. Les indicateurs en débat sont trop nombreux pour qu’on en dresse ici la liste. Dans ses récentes et excellentes synthèses sur le sujet, l’IWEPS2 relève vingt-huit indicateurs synthétiques ou composites – c’est-à-dire présentant un chiffre unique – et vingt-trois tableaux de bord ou batteries d’indicateurs – c’est-àdire ensembles statistiques destinés à compléter, à nuancer ou à remplacer la comptabilité nationale. Nous en épingle-

10

ECHOS N°77

rons quelques-uns pour illustrer la nature et la complexité des débats en cours. L’indicateur de développement humain (IDH) fait figure de pionnier par la médiatisation dont il a joui dès l’origine. Calculé depuis 1990 pour un très grand nombre de pays par le Programme des Nationsunies pour le développement (PNUD), il complète l’indice du PIB par deux autres indices (à pondérations égales) destinés à refléter les capacités d’une population à mener une vie digne : espérance de vie et éducation. Ses mérites sont nombreux. Indicateur composite (chiffre unique obtenu en pondérant plusieurs mesures hétérogènes), il offre une vision alternative à celle du PIB pour le classement des pays et l’évaluation de leurs performances. Il s’insère dans une réflexion globale sur les finalités du développement, sa publication étant assortie de commentaires approfondis et d’annexes proposant de nombreuses statistiques complémentaires. Une de ses faiblesses est de ne pas intégrer (dans l’indicateur principal) la dimension environnementale, mais une telle intégration semble bien à l’agenda du PNUD. C’est à cette dimension que se dédie l’Empreinte écologique (EE), initialement proposée par un universitaire et largement médiatisée par une ONG. Elle évalue la pression de l’activité humaine sur la biosphère et la compare à la biocapacité. Celles-ci sont évaluées au moyen d’une unité de mesure unique, l’hectare global, ce qui permet l’établissement d’un indicateur synthétique. A la différence du PIB (qui est aussi un indicateur synthétique), l’unité de mesure est physique et non

monétaire. L’avantage de l’EE est d’offrir une communication simple et percutante sur les limites physiques dans lesquelles l’activité humaine devrait s’inscrire pour éviter d’épuiser la Terre. Apprendre que l’empreinte écologique de l’humanité dépasse aujourd’hui de 50% la biocapacité de la Terre ne peut pas laisser indifférent. L’EE est un indicateur de contrainte ; il ne désigne pas d’objectif. En ce sens, il est un complément (et non un substitut) au PIB ou à l’IDH. Le même type de démarche, mais selon des options radicalement autres, anime le calcul de l’Epargne nette ajustée (ENA) promue par la Banque mondiale et fréquemment citée dans les milieux économiques dominants. L’idée est que tout pays devrait éviter de puiser dans ses stocks (c’est-à-dire être en situation d’épargne négative), qu’il s’agisse de capital naturel, de capital financier, ou encore de capital humain (formation, éducation). Le principe est ici de partir des données de la comptabilité nationale, de mesurer toutes les formes de capital en termes monétaires, d’additionner ou soustraire les différentes catégories d’épargne (augmentation du capital) ou de désépargne (réduction du capital) pour en faire apparaître le solde. Ces méthodes font l’objet de nombreuses controverses : quel prix (potentiellement infini) attribue-t-on aux ressources en voie de disparition ? Est-il juste de considérer (du fait d’une méthode additive sans seuils critiques) que l’on peut compenser la destruction d’un capital naturel par l’augmentation d’un capital produit par l’homme ? Bien que cet indicateur comporte de solides appuis institutionnels,

son adop breux pro reste trop contrainte finalité ( humain).

S’il s’agit quoi ne p aux enquê but de to ment, d’ê satisfactio l’Eurobaro doute des n’est pas d’un certa sion de c satisfactio subjectifs pour pouv politiques requièrent des explic En outre, traiter des pourrait ê vie tout e les génér tour.

Les quatr de comm gent la pr tion très s en un chi ment app Toutefois, tions arbit et métho (ENA) ou limités (EE


est d’offrir ercutante esquelles crire pour ndre que humanité biocapaer indifféontrainte ; ce sens, il substitut)

mais selon , anime le tée (ENA) le et fréux éconoque tout dans ses situation gisse de ancier, ou tion, édupartir des onale, de capital en onner ou atégories capital) u capital) olde. Ces mbreuses tiellement es en voie onsidérer tive sans ompenser aturel par oduit par eur comutionnels,

BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:26 Page11

son adoption officielle laisserait de nombreux problèmes irrésolus, parce qu’il reste trop flou dans la révélation des contraintes et n’est porteur d’aucune finalité (telle que le développement humain). S’il s’agit de désigner des finalités, pourquoi ne pas se référer tout simplement aux enquêtes de satisfaction de vie ? Le but de toute activité n’est-il pas, finalement, d’être heureux ? L’indicateur de satisfaction de vie (SV), calculé par l’Eurobaromètre, apporte sans aucun doute des informations très éclairantes. Il n’est pas vain de constater qu’au-delà d’un certain niveau de revenu, la progression de celui-ci n’a plus d’effet sur la satisfaction de vie. Mais les indicateurs subjectifs sont trop difficiles à interpréter pour pouvoir constituer l’unique cible des politiques économiques et sociales. Ils requièrent des variables intermédiaires, des explications de la satisfaction de vie. En outre, ils ne nous dispensent pas de traiter des contraintes : notre génération pourrait être globalement satisfaite de sa vie tout en détruisant la possibilité pour les générations futures de l’être à leur tour. Les quatre indicateurs que nous venons de commenter (IDH, EE, ENA, SV) partagent la propriété d’offrir une communication très simple, puisqu’ils se synthétisent en un chiffre unique, dont on peut aisément apprécier le progrès ou le recul. Toutefois, cela se fait au prix de pondérations arbitraires (IDH), d’unités de mesure et méthodes d’agrégation contestables (ENA) ou de restrictions à des domaines limités (EE, SV). Les tableaux de bord ou

batteries d’indicateurs prennent une autre option, en renonçant à l’agrégation pour respecter l’hétérogénéité des données appréhendées. Les indicateurs des objectifs du millénaire pour le développement (NU), de portée mondiale, ou les indicateurs de développement durable (DD) établis en Belgique par le Bureau fédéral du Plan en sont de bons exemples. Ils constituent des outils précieux pour l’évaluation et la décision dans des domaines spécifiques. Toutefois, le fait même de leur nombre (88 indicateurs de DD, 18 dans une version simplifiée) rend leur médiatisation très difficile et leur appropriation par le grand public improbable. On saluera néanmoins certaines initiatives, telles celles des Indicateurs 21 au Nord-Pas-de-Calais en France, où l’utilisation de batteries d’indicateurs pour guider les décisions des élus locaux a été précédée de conférences citoyennes révélant les objectifs à promouvoir. C’est une telle démarche qui anime la Région wallonne qui propose depuis peu un site interactif où le citoyen est invité à hiérarchiser ce qui compte à ses yeux3. Comment choisir, qui choisira ? La complexité du choix n’est pas tant d’ordre statistique que de nature sociopolitique, ce qui explique sans doute l’apparente confusion des débats.

posée. Certes, les questions sont souvent très techniques et requièrent l’intervention d’experts, mais puisqu’elles mettent en jeu l’orientation de notre vie collective, les confier aux statisticiens serait usurper le pouvoir démocratique. Le débat est de nature essentiellement politique et doit être simultanément instruit avec compétence et renvoyé vers le citoyen. Il importe aussi de reconnaître que les intérêts en jeu sont aussi divers que les acteurs. Remplacer le PIB reviendrait à détrôner la place accordée par notre société à l’esprit de gain et à la valorisation par le marché, et sans doute à contrarier ceux qui en tirent le plus grand profit. On comprend que les résistances soient nombreuses et solides, mais point invincibles. 1 Voir La richesse autrement, (Alternatives économiques, Hors série poche n°48, février 2011) et pour approfondir, la thèse doctorale de Géraldine Thiry, Au-delà du PIB : un tournant historique. Enjeux méthodologiques, théoriques et épistémologiques de la quantification. (UCL, mai 2012). 2 IWEPS, Développement d’indicateurs complémentaires au PIB. Partie 1 : Revue harmonisée d’indicateurs composites/synthétiques (Working paper n°4, novembre 2011) et Partie 2 : Revue harmonisée de tableaux de bord et batteries d’indicateurs (WP n°7, mars 2012). Voir aussi l’ouvrage de référence de Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, Les nouveaux indicateurs de richesse, Paris, La dévouverte, collection Repères, 2005, réed. 2007. 3 http://www.indicateurswallonie.be/

S’il est vrai qu’un “au-delà du PIB” incorpore de facto une prise de position sur les finalités de notre vie en société, ou tout au moins sur les balises (écologique et éthique) des activités humaines, la question de la légitimité des décisions relatives à de nouveaux indicateurs doit être

11

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:26 Page12

tien d’un c de croissa ces cherc en cours veaux ind

Par Sophie LÉONARD*

L

a

c

r

i

s

e

une opportunité pour redéfinir la prospérité ? Isabelle Cassiers et alii,, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Éditions de l’Aube, 2011)

l’instar des biens communs ou du buen vivir, la prospérité fait partie des concepts (ré)appropriés et (ré)interrogés, depuis quelques années, pour penser un autre monde et agir en conséquence. Ce travail de redéfinition de paradigmes est essentiel pour relever les défis immenses qui se posent à l’humanité en ce début de XXIe siècle.

A

ronnementale et bien-être humain”2 est chaque jour un peu plus criante et où la prise de conscience sur les impasses de notre modèle économique s’élargit, la crise actuelle pourrait-elle constituer une opportunité d’opérer un réel changement de cap ? Elle semble en tout cas donner davantage de légitimité à ceux qui invitent aujourd’hui à refonder de manière radicale notre modèle de développement.

Alors que se développe, le plus souvent localement, une multiplicité de pratiques alternatives et d’expérimentations concrètes dans des domaines très divers1, “rendre intelligibles ces bribes de changement”, “donner à voir la cohérence”, “renforcer à long terme” sont des tâches essentielle auxquelles vient contribuer l’ouvrage collectif Redéfinir la prospérité, coordonné par l’économiste Isabelle Cassiers.

En s’ancrant dans les défis multiples de ce début de millénaire, et à la faveur d’un riche dialogue entre chercheurs issus de disciplines diverses3, Redéfinir la prospérité a le mérite de dépasser la seule dénonciation des maux pour mettre en débat d’autres voies à explorer vers une “prospérité sans croissance”4.

Dans un contexte où la “dissonance entre croissance économique, durabilité envi-

12

ECHOS N°77

Une refondation radicale Rompre avec le sens univoque attribué à la prospérité depuis le XVIIIe siècle, progressivement réduite au seul registre

de l’avoir et à l’accumulation de richesses matérielles, n’est et ne sera pas chose aisée. Cela implique en effet la déconstruction d’un des mythes les plus puissants de nos sociétés : celui de la croissance économique comme principal vecteur de progrès. Un mythe qui reste hégémonique bien qu’“il semble désormais de plus en plus probable, que loin d’être la condition sine qua non de la prospérité (au sens de bien-être durable), la croissance économique en soit au contraire la fossoyeuse.”5 Pour remettre en question cette croyance profonde, il est donc utile de se pencher sur le contexte historique dans lequel elle s’est ancrée, un travail de genèse auquel s’attèlent les contributions de Dominique Meda, Isabelle Cassiers et Géraldine Thiry dans les premiers chapitres du livre. En se concentrant sur le PIB, considéré depuis l’après-guerre comme principal indicateur de progrès, et en dénonçant cette position dominante, ainsi que l’“impossible main-

Il ne faud tenter de dépasse mique. C choix éthi qui comp der nos ch organisati de l’huma de vie et n

Mais dans redéfinir l “de la div et de la sence”8 ? tion trans consacré centrale e avance qu écueils d ou, à l’inv cal. S’app Nobel d’ auteur pro rité à l’a génère, c lités qu’o œuvre les risent”9, in tance du impérative

Dans un c risme, Jea différents


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:26 Page13

tien d’un compromis social sur un objectif de croissance économique’6, le travail de ces chercheuses témoigne du riche débat en cours autour de l’élaboration de nouveaux indicateurs de richesse.7

e

té ?

richesses as chose a déconsplus puise la croisprincipal qui reste le désorque loin de la prosurable), la soit au

croyance e pencher equel elle se auquel Dominique dine Thiry vre. En se ré depuis indicateur e position ble main-

Il ne faudrait cependant pas s’y tromper, tenter de définir un “au-delà du PIB” dépasse de très loin le champ économique. Cela implique avant tout des choix éthiques. Il s’agit de déterminer ce qui compte, les valeurs qui doivent guider nos choix politiques et sociaux, notre organisation collective, notre conception de l’humain et de la nature, nos modes de vie et nos comportements. Mais dans un monde globalisé, comment redéfinir la prospérité en tenant compte “de la diversité culturelle et contextuelle, et de la pluralité des valeurs en présence”8 ? Comment élaborer une définition transculturelle ? Dans un chapitre consacré à cette question, éminemment centrale et complexe, Stéphane Leyens avance quelques repères afin d’éviter les écueils d’un universalisme dogmatique ou, à l’inverse, ceux d’un relativisme radical. S’appuyant sur les travaux du prix Nobel d’économie, Armatya Sen, cet auteur propose de concevoir la prospérité à l’aune des capabilités qu’elle génère, c’est-à-dire des “réelles possibilités qu’ont les personnes de mettre en œuvre les états et activités qu’elles valorisent”9, insistant par ailleurs sur l’importance du processus participatif qui doit impérativement y mener. Dans un chapitre consacré au consumérisme, Jean de Munck invite à croiser les différents champs critiques et à penser le

développement de nos sociétés à partir d’une triple remise en question du consumérisme : égalitarienne, culturelle et environnementale. Selon lui, en éludant la critique culturelle, pour ne pas “culpabiliser le consommateur”, la gauche socialedémocrate “qui a partagé avec le capitalisme une foi aveugle dans les progrès du productivisme et du consumérisme”10 ne remet pas suffisamment en cause le modèle consumériste et les contradictions internes de son crédo libéral : la standardisation qui met à mal les conditions de l’épanouissement culturel que sont la diversité et la singularité, les excès d’une perspective individualiste et utilitariste, la normalisation à travers une “sur-abondance de normes, de conseils, d’injonctions portant sur le bien-être des individus”11, les contraintes au travail… Un évitement qui, face à la crise écologique, s’accommode très bien du réformisme minimaliste “green washing” proposé par le capitalisme. A l’inverse, une conscience “post-matérialiste” uniquement focalisée sur les questions de qualité de vie, ne pourra éluder les questions de justice sociale sans sombrer dans l’ascétisme ou l’élitisme.

ciper activement à la société non seulement par le travail, mais également par une citoyenneté active, qui mettrait la délibération publique, la discussion sur les biens communs et leur gestion, la détermination des conditions de vie commune au cœur des préoccupations des citoyens et au centre de leur existence individuelle et sociale”.12

Réaffirmer la primauté du politique

Constatant que “la connivence de notre démocratie avec les rouages de la logique industrielle-capitaliste est devenue trop étroite”, l’économiste Christian Arnsperger plaide pour la pluralisation des voies de transition et le soutien des multiples expérimentations “post-capitalistes” en tant que “source non seulement d’une réflexion collective sur “les prospérités”, mais aussi d’une joie de vivre retrouvée, d’un ancrage renouvelé dans la biosphère et la sociosphère.”14

Redéfinir la prospérité, au-delà de la religion de la croissance, est également une tâche éminemment politique. Comme le préface la philosophe et sociologue française, Dominique Meda, “c’est aussi et surtout [mettre en place] une organisation sociale radicalement différente, qui ne ferait pas de la consommation la seule façon de se distinguer et d’avoir une identité, qui permettrait aux individus de parti-

Dans cette perspective, Laurent de Briey analyse d’abord les causes de la “crise du politique” et du fossé qui s’est creusé entre citoyens et représentants politiques. Selon lui, la périphérisation de l’Etat induite par la mondialisation et la généralisation de l’individualisme libéral ont peu à peu disqualifié les valeurs collectives et réduit le politique à une fonction de “gouvernance” et à un rôle coercitif. Pour ce philosophe et économiste, il s’agit dès lors de réaffirmer “le sens du politique en tant que pouvoir d’imagination d’une prospérité poursuivie collectivement et qui ne soit pas d’emblée restreinte à la seule question de la répartition des ressources, mais prenne également en compte l’affirmation de valeurs promues collectivement.”13

13

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:26 Page14

Une multitude de champs à explorer Au-delà et à travers le champ politique, il s’agit évidemment de se réapproprier les multiples champs colonisés par la recherche du profit et le tout économique. Le présent ouvrage en aborde quelquesuns. Face aux malaises contemporains sur le lieu du travail, Thomas Périlleux et Julien Charles s’attaquent à cette problématique sous l’angle de l’ “expérience du travail vivant”. En dénonçant les impasses du modèle agricole industriel, Gaëtan Vanloqueren et Philippe Baret abordent quant à eux la question de l’agriculture et de l’alimentation, en insistant notamment sur la nécessité de redéfinir le rôle de l’innovation et de l’expertise. Enfin, sur la thématique environnementale, Tom Bauler et Edwin Zaccaï invitent à une “prospérité et une gouvernance durable” portées par des politiques qui prennent en compte les relations entre croissance économique, ressources naturelles et impacts environnementaux.

On l’aura compris, redéfinir la prospérité dépasse de loin le champ sémantique. Ethique, politique, citoyenne, pragmatique, cette démarche est déjà en œuvre au sein de nos sociétés, comme en témoigne la multiplicité des initiatives qui émergent et qui, à travers des préoccupations diverses, remettent en question un principe de gouvernance basé sur la rentabilité. Le présent ouvrage témoigne que cet espace de critique radicale est également en cours dans les milieux universitaires. Gageons que ces expérimentations et ces réflexions pourront essaimer et que l’aspiration à un réel débat public pourra se concrétiser.

1 La table-ronde D’autres mondes en chantier avait rendu compte de quelques-unes de ces initiatives dans le cadre du Festival des Libertés 2011. Vous pouvez visionner sur notre site quelques vidéos réalisées à cette occasion. www.festivaldeslibertes.be/VIMEO/Bruxelles Laïque ? 2 P. n°7, Dominique MEDA (préface), directrice de recherches au Centre d’études de l’emploi, Paris. 3 Philosophie, histoire, économie, sociologie, droit, sciences politiques, environnement, agronomie, biologie, médecine. 4 Tim JACKSON, Prospérité sans croissance, De Boeck/Etopia, Bruxelles, 2010. 5 P. n°44, Dominique MEDA. 6 P. n°21, Isabelle CASSIERS, introduction. 7 Lire l’article d’Isabelle CASSIERS dans ce numéro. 8 P. n°98, Stéphane LEYENS. 9 P. n°88, Stéphane LEYENS. 10 P. n°121, Jean de MUNCK. 11 P. n°118, idem. 12 P. n°14, Dominique MEDA, préface. 13 P. n°214, Laurent de BRIEY. 14 P. n°263, Christian ARNSPERGER.

14

ECHOS N°77

R


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:26 Page15

Par Pablo SERVIGNE*

Redécouvrir les

“communs”

Repenser la politique sans les marchés ni l’Etat

© photo Jérôme Baudet

sur notre site

a L’océan ? L ? ir a l’ t n e ti r A qui appa ? Une fête e u g n la e n ?U libiodiversité zz ? Une re a J e L ? e e traditionnell ? Linux ? L e ir la o s ie erg gion ? L’én s ces sont gérée i u q r a P silence ? nde” ? Les o m le t u to choses “de gue Elinor lo to li o p la , travaux de nomie 2009 o c ’é d l e b o N Ostrom, Prix i l’Etat ne n é h rc a m e ni le rmontrent qu occuper co n ’e s e d s le sont capab ment faire ? m o c s r lo A rectement.

*Recherche et prospective, asbl Barricade (Liège)

15

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:26 Page16

n les appelle les “biens communs”, ou les “communs”, ces choses qui appartiennent à tout le monde, ou à personne, on ne sait pas très bien. Ces choses qui rendent la vie meilleure, ou tout simplement possible, et qui sont l’objet d’accaparements (privatisations et nationalisations) et de dégradations de plus en plus graves. Les communs souffrent en réalité d’un manque de visibilité : on ne les voit que lorsqu’ils nous font défaut. Ils souffrent de nos imaginaires politiques malades.

O

Une vision pessimiste de la nature humaine Traditionnellement, les analystes, économistes et politologues ont pris l’hypothèse que les individus se comportent de manière à maximiser leurs bénéfices à court terme1. Ils appellent ce personnage égoïste et rationnel, un Homo œconomicus2. Prenez un groupe d’Homo œconomicus et donnez leur quelques vaches à chacun-e. Placez tout ce beau monde dans une grande prairie et observez. Chacun va faire en sorte que ses propres vaches puissent brouter un maximum d’herbe pour faire un maximum de rendement. Le problème, c’est que la prairie ne supportera pas une telle pression et finira par se dégrader irréversiblement. Et tout le monde en souffrira. C’est un échec collectif causé par l’égoïsme des individus. Depuis 1968, on appelle cela “la tragédie des biens communs”, une expression célébrissime chez les économistes et inventée par le biologiste Garrett Hardin3. Les économistes classiques ont une si pauvre et pessimiste vision de la nature

16

ECHOS N°77

humaine qu’ils ne conçoivent pas dans leurs équations et leurs théories que les éleveurs puissent se parler et s’organiser pour conserver leur prairie. Or, dans la réalité, les gens discutent, s’organisent, et même créent des règles collectives, se récompensent et se punissent mutuellement. Une politologue hors norme, Elinor Ostrom, a passé sa vie à essayer de démontrer cela. Aujourd’hui, à l’âge des cheveux blancs, on lui a enfin donné raison en lui attribuant le prix Nobel d'Économie 2009. A l’origine du problème de la tragédie des biens communs, il y aurait donc le manque de communication et la piètre capacité d’organisation des gens. On entend dire (je vous laisse deviner de la part de qui) que les “usagers sont incapables de s’auto-organiser”, que “de toute façon ils ne sauraient pas”, que “les autorités doivent trouver et imposer une solution”, ou que “la solution viendra d’une autorité extérieure”. Toutes ces croyances sont évidemment fausses. Il suffit d’ouvrir les yeux : d’un côté, beaucoup d’“autorités” accélèrent la destruction des ressources naturelles et de l’autre, nombreux sont les cas où les usagers gèrent parfaitement leurs ressources de manière durable depuis des centaines d’années. Mais à l’époque, Hardin a suggéré qu’il y avait deux solutions : “soit le socialisme, soit la privatisation et la libre entreprise”4. Sa vision (et son immense influence dans les milieux scientifiques) a justifié de nombreuses politiques de nationalisation et a surtout contribué à répandre une vision pessimiste et paralysante de la nature humaine.

Car oui, traditionnellement, nous, les Occidentaux à la pensée dite “moderne”, considérons que pour être bien gérée, une chose doit d’abord être une propriété privée (gérée par le marché) ou une propriété publique (gérée par l’Etat). Dans notre imaginaire, ces deux forces s’opposent : l’Etat nous défend des excès du marché, et inversement. Mais cette pensée binaire est malheureusement un trompe-l’œil. Non seulement, le marché et l’Etat sont des institutions “enchaînées dans une relation de symbiose”, mais cette vision dichotomique “cache une structure commune de la propriété (le marché) et de la souveraineté (l’Etat) fondée sur la concentration du pouvoir. Des structures privées (les firmes) concentrent les processus de décisions et le pouvoir d’exclusion dans les mains d’un sujet (le propriétaire) ou bien d’une élite (le DG). De même, les structures publiques (la bureaucratie) concentrent le pouvoir au sommet de la hiérarchie de la souveraineté”5. Le marché et l’Etat accaparent tous deux l’environnement pour le transformer en ressources, et les ressources en biens et services (et les humains en “force de travail” et en “consommateurs” !). C’est ainsi qu’on rend l’environnement “visible” et qu’il entre dans les rouages de notre économie. Mais pour Ivan Illich, “une telle transformation de l’environnement d’un commun à une ressource productive constitue la plus fondamentale forme de dégradation environnementale.”6 Il importe donc avant tout de penser les communs en dehors de l’accaparement privé et surtout ne pas considérer l’Etat

comme u Mais atten pas mal. table rase et de trouv tion à tou bien plus sont à la f commun. favorisent connaissa ple, un semences (la biodiv lorsque l’E communa les médec Bien défin catégories ger des p construire

Les leçon

La questio damentale ginaire. No nommer, e ils s’ils ne Sont-ils c champ de les gère, v

C’est juste les recher trent que l exclusivem ils sont Partant à réussies d Ostrom et les seuls c


nous, les moderne”, gérée, une priété pripropriété

ux forces des excès Mais cette ement un marché et nchaînées se”, mais ache une priété (le Etat) fonuvoir. Des ncentrent e pouvoir n sujet (le e DG). De a bureauu sommet té”5.

tous deux ormer en n biens et ce de traC’est ainsi isible” et notre éco“une telle ment d’un roductive forme de

penser les parement érer l’Etat

BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:26 Page17

comme un outil de gestion approprié. Mais attention ! Qu’on ne me comprenne pas mal. Il ne s’agit nullement de faire table rase, de détruire le marché et l’Etat et de trouver dans les communs une solution à tous nos problèmes. La réalité est bien plus complexe. Le public et le privé sont à la fois des alliés et des ennemis du commun. Ennemis, par exemple, lorsqu’ils favorisent les brevets et verrouillent la connaissance. Alliés lorsque, par exemple, un jardinier (privé) diffuse des semences paysannes dans son quartier (la biodiversité étant le commun), ou lorsque l’Etat vote une loi protégeant des communautés en Inde qui sauvegardent les médecines villageoises traditionnelles. Bien définir les limites et les rôles des trois catégories peut donc permettre d’envisager des ponts et des coopérations et de construire des modèles mixtes et stables. Les leçons d’Ostrom La question des communs est aussi fondamentale que déroutante pour notre imaginaire. Nous avons du mal à les voir, à les nommer, et a fortiori à les gérer. Que sontils s’ils ne sont pas des “ressources” ? Sont-ils condamnés à rester hors du champ de l’économie ? Et si personne ne les gère, vont-ils dépérir ? C’est justement là que le bât blesse. Car les recherches empiriques d’Ostrom montrent que lorsque des communs sont gérés exclusivement par le marché ou par l’Etat, ils sont systématiquement dégradés. Partant à la recherche des expériences réussies de gestion de biens communs, Ostrom et son équipe ont pu montrer que les seuls cas de réussite sont ceux où les

gens se sentent concernés par ce “commun” et mettent en place des règles ad hoc locales (il n’y a pas de modèle miracle). L’important est d’inclure dans le processus toutes les parties prenantes, de se réunir autour d’une table et de créer ses propres règles. Autrement dit, non seulement l’autogestion fonctionne, mais c’est la seule voie pour gérer des communs ! Mais attention, l’autogestion est fragile et difficile à atteindre, elle nécessite de se plonger dans la complexité, c’est-à-dire accepter la conflictualité des personnes impliquées dans un processus de négociation, s’intéresser aux détails, mais aussi repartir de zéro avec de nouvelles hypothèses. En postulant que les humains sont faillibles, qu’ils ont une rationalité limitée et qu’ils sont très sensibles aux normes sociales, on arrive à de bien meilleures théories économiques. Ainsi, il a été montré que les probabilités d’effondrement d’un bien commun naturel sont élevées lorsque celui-ci est très grand ou a beaucoup de valeur économique, lorsque les acteurs ne communiquent pas et lorsqu’ils ne parviennent pas à créer des règles et des normes pour gérer le bien commun. Au contraire, les pires scénarios sont évités lorsque les conditions permettent aux appropriateurs et aux chefs locaux de mettre en place des règles efficaces de gestion collective. Voici, très brièvement exposés, les huit principes de conception retenus par l’analyse des cas de succès7. 1. Il faut clairement identifier les limites du système, ainsi que les parts que chacun peut prélever ;

2. Les règles d’utilisation et de fourniture des ressources doivent être adaptées aux conditions locales (en termes de temps, d’espace, de technologie, etc.) ; 3. Les personnes concernées par les règles peuvent participer au processus de décision ; 4. La surveillance se fait par les utilisateurs eux-mêmes ou par des gens qui rendent compte directement aux utilisateurs ; 5. Une échelle de sanction graduelle est établie pour les utilisateurs qui transgressent les règles ; 6. Les mécanismes de résolution de conflit doivent être bon marché et faciles d’accès ; 7. Les droits des utilisateurs d’élaborer leurs règles et institutions ne doivent pas être remis en cause par des autorités gouvernementales extérieures ; 8. Pour des ressources plus grandes, il faut organiser la gouvernance en multiples niveaux imbriqués. De manière générale, Ostrom prévient qu’il faut veiller à renforcer les structures d’auto-organisation naissantes, toujours prendre les décisions proches du lieu de l’action (c’est-à-dire de la ressource), encourager les systèmes de gouvernance polycentriques et ne jamais proposer une solution unique. Pour les grandes ressources internationales, leur gestion est encore très problématique et souvent désastreuse. Pensez au thon rouge ou

17

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:26 Page18

même au climat, leur gouvernance dépend à la fois des institutions internationales, nationales, régionales et même locales... Cependant, pour Ostrom, il faut conserver cette richesse. “La diversité des institutions internationales est aussi importante que la diversité biologique pour notre survie à long terme”8. Autrement dit, si vous voyez quelqu’un arriver en costume gris avec une seule solution clé-enmain, changez de trottoir ! Ostrom a surtout étudié les biens communs naturels (nappes phréatiques,

océans, forêts, systèmes d’irrigation, etc.). Or, “nous assistons ces dernières années à un rapprochement théorique entre les communautés de biens communs liées à des ressources naturelles et celles dédiées à des connaissances numérisables.”9 L’informaticien côtoie le forestier et la linguiste. On se parle, on échange, on découvre. Les cas de réussite ne peuvent plus être ignorés. “Eparses dans un premier temps, ces initiatives émanant de communautés spécifiques ont commencé depuis une demi-décennie à se décloisonner, à s’articuler.”10

La découverte des communs ouvre une brèche dans notre imaginaire et permet d’envisager de nouveaux modes de gestion et de propriété, des nouvelles manières de construire du commun, et invite à créer des nouvelles formes politiques. Nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère.

Ce texte est très largement inspiré de mon article “La gouvernance des biens communs” publié en 2010 par l’asbl Barricade et disponible sur www.barricade.be Les prédictions des modèles de l’Homo œconomicus sont toutefois très souvent validées dans des situations spécifiques de marchés ouverts et compétitifs de sociétés industrielles. Garrett Hardin, “The tragedy of the commons”, Science, n°162, p. 1243, 1968. 4 Garrett Hardin, “Essays On Science And Society : Extensions of The Tragedy of the Commons”, Science, n°280, p. 682, 1998. 5 Ugo Mattei, 2011. “L’Etat, le marché et quelques questions préliminaires à propos du commun.” Disponible sur http://works.bepress.com/ugo_mattei/ 6 Ivan Illich, 1983, “Silence is a commons”, CoEvolution Quarterly. Disponible facilement sur internet. 7 Voir Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs. De Boeck-Etopia, 2010, p 114. 8 Elinor Ostrom et al. “Revisiting the Commons: Local Lessons, Global Challenges”, Science, n°284, p. 278, 1999. 9 Valérie Peugeot, “Les biens communs, une utopie pragmatique”. In : Libres savoirs. Les biens communs de la connaissance. C&F éditions, 2011. 10 Valérie Peugeot, op. cit. 1 2

© photo Jérôme Baudet

3

18

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:26 Page19

Par Yann MOULIER-BOUTANG*

ouvre une et permet s de gesnouvelles mmun, et mes poli’une nou-

i t n a r a g u n e Le rev condition structurelle d’un régime vivable de capitalisme cognitif1

Les transformations simultanées dans la nature du travail, la substance et la forme de la valeur aboutissent à une instabilité fondamentale qui fait revenir le capitalisme

dustrielles.

dans son ensemble à une situation pré-keynésienne. Il y a du travail partout dans la société de la connaissance, mais de moins en moins d’emplois, si nous entendons par “emploi” la convention complexe qui détermine le temps de travail et protège le salarié. L’émergence d’un régime de capitalisme cognitif se heurte donc à une contradiction. La forme emploi indispensable à stabiliser la

© photo Jérôme Baudet

nouvelle relation d’échange argent/activité est le revenu garanti. Mais cet espace de liberté ainsi concédé détruit la forme de commandement capitaliste sur le travail vivant, celle du modèle du travail dépendant, sous le commandement d’autrui. logie *Professeur de sciences économiques à l’Université de Techno des. Multitu co-directeur de la revue

de Compiègne,

19

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:26 Page20

e revenu garanti, ou revenu de citoyenneté, ou salaire social, doit être individuel, inconditionnel, cumulable, d’un niveau suffisamment élevé pour permettre de vivre (donc très proche de l’actuel Smic). Bien loin d’établir un niveau intermédiaire entre le seuil de pauvreté, le RMI et le Smic, il doit bousculer cette stratification. Dans sa justification et dans les techniques de sa mise en œuvre pratique, il ne doit pas correspondre à une redistribution de salaire indirect (selon la théorie classique du “salaire social”). Sa base de financement ne saurait être la cotisation sociale, cette dernière étant même incapable de faire face à l’actuel financement de la protection sociale sans l’aide des deux contributions sociales généralisées.

L

L’accord sur ces points est suffisamment discriminant pour orienter des propositions concrètes de faisabilité et combattre les opposants nombreux à la mise en œuvre de ces principes. Le cheminement dans les esprits de la nécessité de garantir un revenu décent pour tous, chômeurs ou pas, employés ou pas, est l’une des rares avancées sociales actuelles. On peut dire que tout se passe comme si “une force qui va” s’exerçait partout sur les politiques sociales pour s’en approcher (à distinguer soigneusement des compromis et des consensus dégagés). La question suscite d’étrange consensus parmi les économistes, comme parmi les partis politiques pas vraiment de la même école. Trois différends Toutefois, de sérieuses nuances apparais-

20

ECHOS N°77

sent derrière cet accord. Elles concernent trois questions : 1- Comment doit s’entendre l’inconditionnalité ? 2- Quelle est la nature de la rétribution à obtenir ? 3- Quel lien établir entre l’avènement d’une telle transformation sociale avec le capitalisme cognitif et la possibilité du système d’absorber cette énorme mutation ? L’inconditionnalité ne consiste pas simplement à détacher l’accès à une telle garantie de revenu de tout emploi ou devoir “d’insertion” sur le marché du travail. Elle concerne aussi la conditionnalité, ou non, vis-à-vis du revenu patrimonial de départ. Mais elle concerne surtout toute forme de conditionnalité sociale qui va de la formation exigée à l’activité sociale d’utilité collective. Faut-il ne rien attendre ou demander “en retour” ? Ma réponse va nettement contre toute forme de conditionnalité sociale. Qui en aurait la légitimité ? L’histoire nous apprend que la chose vécue comme la plus humiliante par les “pauvres” est le contrôle social exercé sur eux, le contrôle local étant particulièrement insupportable. La deuxième nuance porte sur la signification économique de la rétribution. Elle est davantage une question d’accent qu’une véritable opposition. Réclamer un revenu garanti comme le paiement d’une activité effectué pour le compte d’autrui (un autrui qui serait cette fois-ci la société dans son ensemble) oublierait qu’il s’agit d’une société capitaliste, et que le temps et l’espace qu’il s’agit de préserver sont avant

tout un temps personnel, non capitaliste, l’espace indispensable pour pouvoir résister dans la société de contrôle. La question, à mon sens, paraît pouvoir être retournée. Ce qu’opère l’attribution d’un revenu garanti, sur le modèle du “droit à la vie”, c’est un affaiblissement de la contrainte brute du salariat, exactement comme le firent la liberté de la personne humaine (interdiction de l’esclavage), le socialisme réel (éducation, médecine gratuite), l’emploi à vie (au Japon), le statut des fonctionnaires (en France et ailleurs). Chaque fois, ces nouvelles conditions mirent en difficulté un certain capitalisme et sélectionnèrent (de façon darwinienne) l’espèce de capitalisme capable de survivre dans ce nouvel environnement. Le choix se situe aujourd’hui entre deux affaiblissements possibles du salariat : ou la résistance sur la ligne Maginot de la défense des précédents affaiblissements du salariat ou surprendre le vieux capitalisme qui ne vaut guère mieux que celui de plantation au XVIIIe siècle et imposer pour prix au nouveau capitalisme un compromis qui est infiniment plus juste et qui est la seule voie d’en finir avec la pauvreté, d’une part, et avec une contrainte barbare à du travail inutile, d’autre part. Mais alors, entend-on, n’est-il pas dangereux de prôner la perspective d’un New Deal et d’une stabilisation capitaliste ? N’est-ce pas là la quintessence du réformisme ? On ne répondra à cela que deux choses : primo, il ne s’agit pas de choisir, cela se passe déjà comme cela si nous regardons les transformations au sein du salariat, notamment chez les travailleurs indépendants de la seconde génération, secundo, la stratégie de déstabilisation révolutionnaire ou de

résistance la seule su ouvrier a magnifiqu une théo résultat ac

Le troisièm tion des p nario de Fumagalli registres d tion insurm et la poss tion dans premier, e et la préd valorisatio l’inverse, mation pro sement dé bilisation d’accumu comme il clavage c complète salarisatio s’achever que, préci besoin de la coopér “cognitaria de formes dent et l intrinsèqu

Nous ne s désir de mais de la talisme co ment le p période d’


capitaliste, voir résisquestion, retournée. n revenu à la vie”, contrainte comme le humaine socialisme ite), l’ems fonctionaque fois, n difficulté tionnèrent de capitace nouvel

ntre deux lariat : ou not de la ssements ux capitae celui de oser pour ompromis qui est la eté, d’une bare à du ais alors, x de prôal et d’une ce pas là ? On ne : primo, il passe déjà s transforotamment nts de la a stratégie re ou de

BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:26 Page21

résistance sans indication stratégique a été la seule suivie jusqu’à présent par un milieu ouvrier assommé et une contestation magnifique, mais souvent enfermée dans une théorie encore plus déphasée. Le résultat actuel n’est pas brillant. Le troisième différend concerne l’évaluation des possibilités de réalisation du scénario de sortie par le haut. Andrea Fumagalli et Carlo Vercellone, dans des registres différents, voient une contradiction insurmontable entre le revenu garanti et la possibilité de stabiliser l’accumulation dans le capitalisme cognitif pour le premier, entre la société de connaissance et la prédation exercée par l’exigence de valorisation capitaliste pour le second. À l’inverse, je soutiens que cette transformation profonde du salariat, son affaiblissement décisif, est une condition à la stabilisation institutionnelle d’un régime d’accumulation cognitive, exactement comme il fallut l’abolition juridique de l’esclavage comme condition d’expansion complète du capitalisme industriel et la salarisation planétaire qui est en train de s’achever sous nos yeux. Ceci implique que, précisément, le capitalisme cognitif a besoin de façon vitale, non seulement de la coopération de la force d’invention du “cognitariat” ou du “netariat”, mais aussi de formes institutionnelles qui le consolident et le protègent de son instabilité intrinsèque. Nous ne sommes plus en train de parler du désir de libération qui n’a pas disparu, mais de la constitution matérielle du capitalisme cognitif. Ce qui implique évidemment le pari de la viabilité sur une longue période d’un nouveau type de capitalisme

historique. On objectera à cette reprise d’un véritable réformisme révolutionnaire (au lieu d’avoir ce révolutionnarisme qui finit dans les réformettes) qu’elle paraît flirter dangereusement avec la pointe avancée du capitalisme. Mais la situation n’est plus celle d’une modernisation du capitalisme, ni d’une reprise du capitalisme industriel (tayloriste et fordiste) dans un cadre macroéconomique (Keynes et Beveridge). La situation à laquelle nous faisons face depuis trente ans est celle d’un changement de capitalisme et pas seulement de la forme du salaire. Si nous ajoutons les défis écologiques qui envahissent progressivement l’espace programmatique, il devient clair que la fracture au sein du capitalisme est plus intéressante, et ouvre plus d’espace politique que la fracture qui s’appuie encore sur les résidus de souveraineté nationale, plus intéressante aussi que des déclarations de volonté de rupture avec le capitalisme. Alors que, précisément, la possibilité de rupture se trouve sur le point fort du capitalisme cognitif. Sur le maillon fort par conséquent. Mais alors ? Il n’est que d’attendre que tout cela tombe comme un fruit mûr ? Non, car ce qui reste en jeu et enjeu de la politique, ce sont deux choses : a) la vitesse avec laquelle le vieux capitalisme industriel sera battu. Dans la bataille sur des normes mondiales (conditions de travail, niveau des salaires et niveau de protection sociale), la garantie de revenu est bien plus efficace, car elle neutralise les effets de division et évite au tiers-monde de jouer encore le poumon artificiel du capitalisme manchestérien ;

b) les espaces de liberté qui limitent la prédation écologique et biopolitique. Ainsi, la bataille contre les nouvelles clôtures de la propriété intellectuelle recrée un espace commun non étatique. Mais cette dernière dépend fortement de l’appui qu’elle trouve dans le socle d’un revenu garanti commun. Une déduction de la mutation du salariat dans le capitalisme cognitif On peut énoncer aujourd’hui, si l’on soutient que nous avons changé de capitalisme (de régime d’accumulation capitaliste mais aussi de plus en plus de structures des droits de propriété et de nature des forces productives), qu’un rapport institutionnel n’est stabilisable, du point de vue capitaliste, qu’à partir d’une réinvention totale du code du travail dépendant. En quel sens doit-on entendre le terme de stabilisation ? Tout simplement parce que ce que l’on nomme la mondialisation, qui traduit cette nouvelle “grande transformation” capitaliste, est aussi ravageuse que la mécanisation le fut pour les travailleurs dépendants tisserands entre 1780 et 1832. Elle redessine les rapports de force. Le nouveau système qui se met en place n’est pas une extension du capitalisme industriel à la connaissance, comme l’industrialisation du tertiaire, tout le reste demeurant inchangé. C’est la substance de la valeur, c’est sa forme. L’économie ne repose pas sur la connaissance (la société, elle, oui), mais sur l’exploitation de la connaissance. Avec la révolution numérique (en attendant celles, vertigineuses, des nanotechnologies et de la maîtrise du vivant au moyen du vivant), les connaissances codifiées (bases de

21

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:26 Page22

données, logiciels) deviennent des biens d’information ou des connaissances publiques. Les modèles économiques qui se fondaient, depuis le capitalisme industriel, sur leur vente, sont sérieusement en crise : le numérique a déclassé radicalement la vieille exécution des droits de la propriété intellectuelle, tandis que les avantages acquis dans le domaine de la connaissance codifiée durent de moins en moins longtemps. Il ne s’agit donc plus pour le capitaliste de vendre des connaissances comme un sac de bonnes pommes de terre, mais de tenter de mesurer et de vendre la partie implicite, contextuelle des connaissances, parce que celle-ci ne se délocalise pas facilement, parce qu’elle est une accumulation singulière de l’expérience, ou parce qu’elle capture des externalités positives territorialisées. Cette accumulation s’appelle le “capital intellectuel”. Là est le gisement de valeur durable. Ce qui caractérise donc le capitalisme cognitif, ce n’est pas qu’il repose sur les connaissances, et encore moins sur le secteur limité qui produit des connaissances, mais qu’il conquiert ses titres de noblesse et son rang dans la prospection, la valorisation et l’exploitation des éléments des connaissances qui résistent à la codification numérique et qui incorporent le maximum d’externalités positives. J’ai caractérisé cela comme l’exploitation de la force inventive du travail vivant ou l’exploitation de degré 2. Ce capitalisme, à l’âge du general intellect (à l’âge où le développement de la science devient la force productive par excellence) ne peut plus se contenter (comme c’était le cas dans l’exploitation classique analysée par Marx), de consommer intégralement l’énergie mentale et physique du travailleur et de laisser

22

ECHOS N°77

son activité vivante s’éteindre dans le cycle productif (quitte à ce qu’il soit reconstitué dans la sphère de la reproduction pour un nouveau cycle). Il doit maintenir le travail vivant comme vivant tout au long du cycle s’il veut capturer (détourner à son profit) la force d’invention. Le travail productif du cœur de la valeur aujourd’hui peut être caractérisé comme l’activité inventive des cerveaux outillés d’ordinateurs qui se mettent en réseau de façon active. L’organisation qui permet l’innovation est la coopération horizontale outillée par le numérique et l’Internet. Sans capacité de recueillir l’activité cérébrale qui ne s’arrête jamais, mais qui a des phases créatives imprédictibles et inassignables, en particulier à un horaire ou à un lieu (le bureau), les externalités positives ne peuvent jamais être incorporées dans le service marchandisable. Elles sont en revanche mieux incorporées dans des processus que dans des produits et des procédés banalisés par la codification numérique. Sans puissance du vivant (activité humaine), radicalement distincte de la machine et du travail mort coagulé, rien ne peut s’opérer. À quoi s’intéresse aujourd’hui le capitalisme cognitif ? Le capitalisme a cessé de parler uniquement en termes de produits et procédés matériels pour s’intéresser de plus en plus aux procès : l’exploitation est devenue essentiellement l’exploitation non de la consommation de la force de travail, mais de sa disponibilité, de son attention et de son aptitude à former de nouveaux réseaux et à coopérer avec l’aide des ordi-

nateurs reliés entre eux. Non celle de la faculté du travail vivant à se transformer en travail mort, en produit, mais de fournir des réponses à des questions non programmées et dont la réponse est donnée tautologiquement dans la question. Il s’agit donc de l’innovation ou du gain net. La mobilité, la réactivité, le changement continuel sont devenus des valeurs incorporées à la qualification, qui décline au profit d’un concept en apparence plus vague, celui de compétence, mais qui saisit en réalité les vecteurs, les réserves de force au lieu des points des emplois fixes. Ce qui sert de repère au taux d’exploitation réelle, ce n’est plus l’emploi et la durée de travail dans les limites précises de l’emploi, c’est le travailleur lui-même dans sa durée de vie, dans ses parcours dans le tissu social et productif. La révolution numérique et sa large diffusion et appropriation permettent désormais de capitaliser, grâce à la traçabilité en temps réel de l’information, les réseaux en train de se former, leur pouvoir multiplicateur et auto-organisateur. La chaîne productive de la valeur s’est pulvérisée. Ce que vaut une entreprise se détermine hors de ses murs : son potentiel innovant, son organisation, son capital intellectuel, sa ressource humaine débordent et fuient de toutes parts. Dans une société de l’information ou une économie reposant sur le savoir, le potentiel de valeur économique que recèle l’activité est une affaire d’attention, d’intensité, de création, d’innovation. Or, ces éléments se produisent largement en dehors du cadre de l’horaire de travail classique mesuré par le CDI. On revient à

l’évaluatio projets, t produit (e temps gra

La rétrib dans la so

Mais il y humaine q pas le mie tives hum ment plus relations degré d’in justement

Dans une avec du v des conn d’une acti mesure d Doubleme de travail ment pore fois ressen


elle de la ansformer de fournir non prost donnée estion. Il u gain net. angement urs incorécline au ence plus is qui saiserves de plois fixes. d’exploitaploi et la s précises lui-même parcours

arge diffunt désortraçabilité s réseaux ir multiplia chaîne ulvérisée. détermine innovant, tellectuel, t et fuient

BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:26 Page23

l’évaluation à la tâche, au projet. Car les projets, tout en étant rémunérés au produit (et non au temps), incorporent un temps gratuit considérable. La rétribution de l’activité humaine dans la société pollen Mais il y a plus. En réalité, l’activité humaine qui se trouve ainsi captée n’est pas le miel produit par les abeilles productives humaines, mais leur activité infiniment plus productive de pollinisation des relations sociales, qui conditionne le degré d’innovation, d’adaptation, de réajustement. Dans une société où la production s’opère avec du vivant et pour faire du vivant et des connaissances vivantes, au moyen d’une activité de connaissance vivante, la mesure du temps de travail est en crise. Doublement en crise. D’un côté, le temps de travail classique étant devenu largement poreux, le code du travail est à la fois ressenti par les employeurs (et parfois

même par les salariés) comme à la fois trop contraignant et trop laxiste. Que veulent dire 35 heures de travail mental par semaine ? Que veut dire un système de mesure de l’activité aux seuls produits de cette activité qui requiert continûment de la préparation, de la mise à jour, de la formation permanente, une mise en commun ? Pour conclure, dans le capitalisme cognitif, il y a beaucoup de travail (classique) et d’activité informelle non reconnus, non mis en forme comme un travail dépendant prescrit. Il y a du travail et de l’activité partout, en particulier parce que l’activité du chômeur qui a une vie riche et pollinisante produit autre chose que le vieux signal keynésien de sous-utilisation des capacités de l’appareil productif ; il produit directement de la richesse.

de l’emploi créé lentement, et au prix de grandes batailles, sous le capitalisme industriel, n’ouvre plus la porte d’une nouvelle norme ou convention d’emploi. La seule façon de transformer l’activité dans une société pollen, ce n’est pas de l’habiller dans les vieux habits du CDI, c’est d’introduire la contrainte macro-institutionnelle du revenu garanti, l’équivalent du prix de la ruche et de l’entretien de la population d’abeilles. Sinon, les représentations théoriques et les programmes politiques continueront à prendre et faire prendre les vessies des pots de miel pour les lanternes de la pollinisation. 1 Version courte d’un article paru dans la revue Multitudes, n°27 (hiver 2007) : http://multitudes.samizdat.net/Le-revenugaranti-ou-salariat

Le problème macroéconomique (keynésien dans son esprit et pas dans sa lettre), c’est que l’activité ne se transforme pas en emploi. Pourquoi ? Parce que le code

on ou une le potenecèle l’ac, d’inten. Or, ces ement en de travail n revient à

23

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:26 Page24

Par Jean-Baptiste GODINOT*

Il y a des limites à la croissance

la gauche est-elle sourde ? Réflexions antiproductivistes contre la fuite en avant libérale

*co-rédacteur en chef de Kairos – Journal antiproductiviste pour une société décente

24

ECHOS N°77

© photo Jérôme Baudet

Le néolibéralisme a-t-il vaincu le marxisme ? Idéologiquement ? Politiquement ? Y a-t-il d’autres options pour mettre un terme à la domination du marché et à la marchandisation ? On s’attardera ici sur la lutte des classes et quelques-unes de ses conditions.

nscrite l’histo proléta dynam sociét du proléta au dévelop qui vont d tion entre divergents pareil de p priation pr la société

I

Lutte des

Cette dou visme de productif machine. affections l’histoire q les gauch jourd’hui e de la débouche conforme machine a létaire tou qu’en plu producteu dans une sa dépend à l’industr une indus quée pr Frankfurt, au profit masse on turel de la et laborieu se conso


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:26 Page25

ce

e?

érale

© photo Jérôme Baudet

ment ? et à la nes de

nscrite dans une vision antagoniste de l’histoire qui oppose les possédants au prolétariat, la lutte des classes est une dynamique qui doit voir aboutir une société sans classes après la dictature du prolétariat. Elle est irréductiblement liée au développement des forces productives, qui vont d’une part, accroître la contradiction entre les deux classes aux intérêts divergents, et d’autre part, déployer l’appareil de production dont la future appropriation prolétarienne est une condition de la société communiste sans classes.

I

Lutte des classes et sens de l’histoire Cette double croyance fonde le productivisme de gauche, qui valorise le travail productif et respecte voire aime la machine. La combinaison de ces deux affections alimente la foi dans le sens de l’histoire qui traverse pour ainsi dire toutes les gauches : demain sera mieux qu’aujourd’hui et qu’hier grâce à la croissance de la production. Cette idéologie débouche sur un résultat assez peu conforme à l’attente initiale. En réalité, la machine aliène toujours davantage le prolétaire toujours plus prolétarisé, au point qu’en plus d’être réduit à sa fonction de producteur, il est en outre claquemuré dans une seconde aliénation qui redouble sa dépendance : la consommation. Ainsi, à l’industrie productive est venue s’ajouter une industrie culturelle, identifiée et critiquée premièrement par l’école de Frankfurt, destinée à organiser la culture au profit de l’industrie. Les médias de masse ont ainsi développé un modèle culturel de la réussite par le mérite obéissant et laborieux dans l’entreprise, réussite qui se consomme par… la consommation,

laquelle permet l’ostentation de la réussite. Comme l’on sait, les industries culturelles ont prospéré avec le compromis fordiste qui échangeait du pouvoir d’achat contre “l’évolution” des conditions de production et de travail (augmentation des cadences, rationalisation accrue de la production et appauvrissement des tâches). Le développement des forces productives a donc trouvé une nouvelle étape dans la colonisation de la sphère culturelle à son tour largement industrialisée, et la lutte des classes a progressivement et sans trop de résistance cédé face à la lutte des places. Le modèle culturel petit-bourgeois “famille, pavillon-jardin, automobile, vacances à la mer”, porté au rang d’idéal-standard de vie occidentale a été en quelque sorte le conte de fée du compromis social-démocrate dont l’âge d’or est désormais derrière nous. Ce compromis social-démocrate, construit progressivement – c'est-à-dire aussi autour et avec la notion de progrès – avait, comme on le sait, le but historique et politique d’éviter la révolution prolétarienne façon russe en contentant capitalistes et travailleurs tout à la fois. La clé de ce compromis était la croissance de la production : en produisant plus, on créait de l’emploi, des salaires et de la sécurité pour les travailleurs et de la plus-value pour les capitalistes. Plus il fut dur de maintenir les taux de profits, plus le capitalisme socialdémocrate se débrida, se mondialisa et se financiarisa. On passait du libéralisme au néolibéralisme, aujourd’hui hégémonique. La social-démocratie, son productivisme atavique et sa consubstantielle religion du progrès sont en train de déposer le bilan, qui s’étale sous les yeux de la jeune géné-

ration sidérée et qui n’en demandait pas tant. Il y a là un premier point crucial, qui interroge radicalement toute “la gauche” actuelle et fournit des pistes intéressantes et utiles pour tenter de sortir d’une impasse : il est grand temps de s’interroger sur la signification du progrès, d’en faire le bilan critique, l’inventaire, et d’en tirer les conséquences. Néolibéralisme, progressisme et gauche libérale On peut dire à l’aide d’une louche que l’Occident est le règne du progrès, lequel a pris par bien des aspects la forme d’une religion. Bien malin qui pourra définir cette notion suffisamment vague pour que l’on y puisse fourrer à peu près tout ce qui permet de justifier l’une ou l’autre théorie, “innovation”, position ou posture par un pari sur l’avenir. Disons grosso modo que dans le règne sociopolitique qui nous occupe ici, le progrès est l’idée d’un avancement graduel de la société vers un état préférable. Cette idée est historiquement liée au libéralisme dont la logique nous semble être plus compréhensible à la lumière des analyses de Jean-Claude Michéa. L’auteur du Complexe d’Orphée1 situe les origines du libéralisme aux extraordinaires meurtrissures des guerres de religion européennes. Comment éviter que ne se reproduisent ces massacres qui virent s’opposer individus et groupes aux motifs qu’ils croyaient en tel ou tel dieu ? Les prétentions publiques des religions furent réduites et ramenées à une pratique privée, cependant que l’Etat et ses politiques devenaient axiologiquement

25

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:26 Page26

neutres, encadrant un marché dans lequel échangeraient des individus selon les principes du commerce et non de la foi, et arbitrant par les règles du droit procédural qui s’appliquerait à tous dans la même mesure. Religions et valeurs morales qui organisaient la vie de la cité cédaient la place à l’administration et à la valeur sonnante et trébuchante. C’est sur ce terreau fertile et en principe amoral que les Lumières dressèrent la raison et la science : les modernes pouvaient faire la nique aux anciens sur ce seul terrain, qui devenait du coup le principe d’évolution et d’avancement de la société. La connaissance scientifique étant par certains côtés cumulative (par certains côtés seulement, puisque des autres côtés les savoirs sont perdus y compris par la science), l’avancement de ce savoir pourrait faire progresser l’Homme et l’emmener vers son destin, désormais celui d’un individu libéré des passions et de l’obscurantisme, de la communauté et de la pesanteur de la filiation, armé de savoirs et technologies augmentant sa maîtrise de la nature, de la vie et du vivant. Cet homme nouveau, individu, détaché voire déraciné, libre, conscient, prométhéen, dont la caricature est fournie par Jacques Attali (PS) dans la figure de “l’homme nomade” (fautil préciser qu’il ne s’agit pas d’un bédouin, mais plutôt de son ennemi objectif), est la monade du modèle libéral qui a largement pénétré l’idéologie de “la gauche”, à peu près toutes tendances actuelles confondues. Jean-Claude Michéa estime que ce que l’on qualifie aujourd’hui en France de “gauche” est récent et remonte aux suites de l’affaire Dreyfus. Auparavant, le paysage politique est divisé en trois groupes latéralisés et colorisés : ce que l’on appelait jusqu’à cette affaire la “gauche” était bleue

26

ECHOS N°77

et luttait contre le clergé et les monarchistes (blancs) d’une part, et le mouvement ouvrier et l’anarchosyndicalisme (rouge) d’autre part. La gauche qui comptait en ses rangs Tocqueville et Ferry (colonialiste et raciste notoire auquel le nouveau Président français a rendu hommage lors de sa prise officielle de fonctions), était républicaine et libérale. Pour Michéa, Marx ne s’est jamais réclamé de la gauche et pour cause : le mouvement ouvrier n’avait que faire des oppositions bourgeoises bleues et blan-ches. C’est seulement l’affaire Dreyfus et l’alliance entre la droite d’ancien régime et les nouveaux nationalistes de l’époque qui amènent les rouges à s’associer aux bleu (les socialistes aux républicains et libéraux) pour repousser l’attaque. Dans ces conditions de compromis, le mouvement ouvrier se trouvait dans une position de faiblesse accrue aux moments où se firent entendre les coups de semonce anticapitalistes, notamment en Russie. Le Marxisme, qui cultivait déjà le sens de l’histoire et la révolution productiviste, était ramené dans ses versions gouvernementales à une coalition “de gauche” dont l’objectif initial n’était pas la lutte des classes ni même le dépassement du capitalisme. Si l’on suit Michéa, la gauche a donc toujours été libérale et ce n’est pas de ce côté qu’il faut chercher les gestionnaires ou pourvoyeurs d’idées qui permettront de faire face au capitalisme. Le néolibéralisme est la poursuite logique du libéralisme dans sa variante économique, qui s’appuie sur ses dimensions libérales politiques (la neutralité axiologique) et culturelles (l’individu libre et sans limites), ces deux dernières dimensions étant défendues parfois

bec et ongles par “la gauche”. Il faudrait faire preuve du binarisme le plus primaire (même un primate n’ayant pas ce réflexe occidental) pour en conclure que c’est de l’autre côté, à droite, qu’il faut aller chercher les solutions. C’est ailleurs qu’il faut aller, par exemple et pour partie seulement, du côté des premiers socialistes (Owen, Fourier…) antérieur à l’étiquette de gauche. Lutte des classes, productivisme et limites écologiques La lutte des classes a été désertée de longue date par la gauche majoritaire et officielle depuis son origine, si l’on s’accorde sur celle qu’identifie Michéa. Laissons cette question de côté pour s’interroger sur la pertinence de cette notion au regard de la situation actuelle. Notre époque présente cette particularité historique d’être confrontée à un problème écologique d’une ampleur inédite : sous la pression exercée par l’homme, de nombreux équilibres écosystémiques s’approchent très sérieusement de leurs points de rupture au-delà desquels le déséquilibre s’installe. Ainsi, les équilibres climatiques et ceux de la biodiversité, interconnectés, sont gravement menacés. Ils le sont par les activités humaines dont la puissance machinique a atteint un niveau qui la rend comparable à une force tellurique : l’appareil de production de l’économie consomme des flux de matière et d’énergie très largement supérieurs à ce que fournit l’écosystème terre dans son cycle de régénération naturelle. L’économie consomme les ressources naturelles plus vite que la Terre ne les produit, et rejette en conséquence des déchets en quantités

supérieure vient à ab dans le “c se renouv économis der la de le soulign Georgesc produire d transforme ne les cr son acti dépend d aussi et e de la plan

Cette limit ment illus ment infin point d’ar qu’envisag tout simpl forces pro tée par la plus qu’il n moteurs t limite à la c qui est en compromi d’autant m pétrole mo des plus-v d’ailleurs q sentée com ralisme es que les pri dollars su l’essence à toriques et place à la entier s’éc sance tém


Il faudrait s primaire ce réflexe e c’est de aller cherqu’il faut eulement, es (Owen, uette de

visme et

sertée de oritaire et l’on s’acMichéa. pour s’intte notion lle. Notre rité histoproblème e : sous la de noms s’appropoints de séquilibre imatiques onnectés, sont par puissance qui la rend e : l’appamie cond’énergie ue fournit cycle de mie cons plus vite rejette en quantités

BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:26 Page27

supérieures à celles que la planète parvient à absorber. Nous consommons donc dans le “capital naturel” plus vite qu’il ne se renouvelle (image destinée à la pensée économiste pour qu’elle puisse appréhender la destruction de la nature). Il faut le souligner à la suite notamment de Georgescu-Roegeni2 : l’homme ne sait pas produire de matière, pas un seul atome. Il transforme les ressources naturelles, mais ne les crée pas. Par conséquent, toute son activité économique productive dépend du travail certainement, mais aussi et en premier ressort de la Nature, de la planète Terre singulièrement. Cette limite écologique, qui rend matériellement illusoire et suicidaire le développement infini de la production constitue un point d’arrêt au “sens de l’histoire” tel qu’envisagé par la tradition marxiste. Il n’est tout simplement pas possible de libérer les forces productives sur une planète dévastée par la production de marchandise, pas plus qu’il n’est possible de faire tourner les moteurs thermiques sans pétrole. Cette limite à la croissance (économique) est celle qui est en train de faire voler en éclat le compromis social-démocrate, lequel est d’autant moins possible que les prix du pétrole montent et hypothèquent le partage des plus-values et du travail. On observera d’ailleurs que la crise des subprimes, présentée comme un accélérateur du néolibéralisme est advenue quelques mois après que les prix du baril de brut atteignirent 148 dollars sur le marché américain. Depuis, l’essence à connu de nouveaux records historiques et sans surprise la croissance a fait place à la récession. Que les PS du monde entier s’échinent à vouloir relancer la croissance témoigne de leur aveuglement suici-

daire à l’existence même de limites, qui transcendent le vouloir humain. Le développement des forces productives n’a jusqu’ici pas permis de mener la lutte des classes jusqu’à son stade communiste. Tout indique que les forces productives ne vont plus se développer durablement : il n’existe pas de croissance durable possible sur une planète aux ressources limitées. Puisque la taille du gâteau n’augmentera pour ainsi dire plus, l’antagonisme entre possédants et travailleurs devra prendre une autre forme que celle imaginée par la tradition marxiste pour pouvoir se dénouer. La fuite en avant productiviste n’étant plus raisonnable, sans doute faut-il chercher à faire ici et maintenant, sans attendre les lendemains qui déchantent, mieux avec moins dès lors que nos niveaux de vie ne sont écologiquement pas soutenables. Voilà un dernier point de cette discussion qui interroge la lutte des classes : après deux siècles d’intense productivisme, l’aggravation des inégalités sociales est documentée. Elle n’a jamais été aussi fort entre le Nord et le Sud, elle s’accroît à nouveau terriblement au sein même des pays dits riches. Sauf à considérer qu’une société sans classes soit envisageable, alors que la majeure partie de la population mondiale crève la faim et doit fuir on-ne-sait-où les désastres écologiques dont elle n’a pas la responsabilité historique, il est indispensable que les populations des pays industrialisés revoient à la baisse leur niveau de vie matériel. En effet, comme l’indique l’outil pédagogique de l’empreinte écologique (qui mesure la quantité de surface de terre et d’océan nécessaire à la production de l’ensemble des biens et services consommés

par habitant), si tout le monde consommait comme nous en Belgique, 5 planètes ne suffiraient pas. Cette “objection de croissance”-là agit comme un double révélateur : Premièrement, il existe des limites extérieures à la volonté humaine, elles ne peuvent être franchies sans engendrer le désastre et la dévastation du bien commun. Le productivisme (l’accroissement illimité des forces productives) s’avère à ce titre une aberration dangereuse, créatrice de misère et de destruction. Deuxièmement, pour que la justice sociale ne soit pas un prétexte fallacieux à des politiques sans avenir, elle doit être recherchée à l’intérieur de ces limites, ce qui implique de concevoir la lutte contre les inégalités sociales autrement que par la généralisation de l’accumulation. Dans nos pays, il s’agit même et sans aucun doute de concevoir la justice sociale en réduisant globalement et de manière équitable et différenciée la consommation matérielle. L’objection de croissance est une voie royale pour retourner au socialisme des origines, qui luttait contre le machinisme, contre l’accumulation, contre la destruction des savoir-vivre et savoir-faire localisés, qui cultivait la dignité et la décence, et qui porte encore des forces indispensables à notre époque.

Jean-Claude Michéa, Le complexe d’Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Paris, Climats, 2011. 2 Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance, Entropie, écologie, économie, Paris, Sang de la Terre, 2006 1

27

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:27 Page28

Kairos

Journal antiproductiviste pour une société décente

Par C

Le

Kairos, projet coopératif et bénévole, repose sur une équipe engagée, se nourrit d’apports divers et variés, se veut avant tout un journal d’opinion, résistant, d’ouverture et collectif. Il n’est lié à aucun parti, ni aucun syndicat. Journal promouvant les valeurs de l’objection de croissance, il défend la liberté et l’esprit critique, et par là le sens des limites et le respect de la Nature vivante. Kairos veut rompre avec les idéologies dominantes de la société : consumérisme, croissance, développement, progrès, marchandisation du monde et du vivant, travaillisme et employabilité, compétitivité, concurrence et “libre-échange”… qui nous semblent être autant de mécaniques d’exploitation par l’homme de l’Homme et de la Nature, et de négations de ce qui fait le beau, le bon et le vrai dans la vie. Notre journal s’écrit avec la conscience que la vie est forte mais l’existence fragile, que tout est éphémère. Kairos dénonce l’esprit de la machine : le productivisme, logique du toujours plus, d’accumulation infinie et indéfinie pour satisfaire à la croissance du PIB, sans questionnement sur le sens et la nécessité de la production, sans respect par conséquent de la Nature et de l’Humain. Kairos cherche à comprendre et recherche donc les forces et les logiques passées, présentes, et celles qu’on nous prépare, qui font le monde tel qu’il est et devient. Kairos sait que l’individu ne peut pas tout, mais qu’ensemble tout est possible, le meilleur comme le pire. Notre questionnement ne concerne donc pas que les structures lointaines du pouvoir, mais aussi la possibilité d’agir de chacun, seul et associé, ici et maintenant.

L’ac crise europ à six f princ tique une teme p d m c

Kairos propose d’autres possibles, qui souvent existent déjà ou ont existé. Sortir du seul pessimisme dénonciateur et retrouver les voies de sociétés décentes, des sociétés qui n’humilient pas, et de bonheurs simples. Des sociétés décentes dans lesquelles la justice est ardemment recherchée par le plus grand nombre, y compris par les dirigeants et les institutions. Des sociétés dans lesquelles les plus forts n’exploitent pas les plus faibles, où les personnes ne sont pas réduites à leurs fonctions de production et de consommation ; des sociétés qui dépassent les catégories binaires (travailleur/chômeur, jeune/vieux, étranger/autochtone…) et leurs stéréotypes associés. Des sociétés au cœur desquelles la fraternité des Hommes est donc reconnue et cultivée comme condition de leur autonomie individuelle et collective et comme base de la solidarité. Des sociétés qui savent s’autolimiter, qui refusent le “sens unique de l’histoire” et chérissent les connaissances précieuses du passé, indispensables pour l’avenir. Kairos s’inscrit dans son temps, qui est un “moment opportun”, celui de la conjonction des crises, et de l’espoir d’un bouleversement des consciences. Kairos n’existe que grâce à ses lecteurs qui, comme nous, pensent qu’il est tard déjà, et que maintenant est le moment d’agir.

28

ECHOS N°77

l’ende

*Licencié Commer


versement

r.

Par Corentin de SALLE*

Le capitalisme de connivence L’actuelle crise économique européenne est avant tout une crise de la dette publique. Au XXe siècle, dans les divers Etats européens, les dépenses publiques ont été multipliées entre trois à six fois. Cette augmentation démesurée, principalement motivée par des politiques d’inspiration socialiste, a causé une augmentation continuelle de l’endettement ces dernières décennies jusqu’à parvenir à la situation préoccupante d’aujourd’hui. Alors que les Etats-Unis, dont l’endettement massif est justement pointé du doigt, ont une dette correspondant à environ 60% de leur PIB, les pays de la zone Euro supportent une dette équivalente à 75% de leur PIB. Il faut d’ailleurs se garder ici de confondre cause et conséquence : ce n’est pas la spéculation financière qui ruine les Etats : s’il y spéculation financière sur la dette, c’est en raison de l’endettement abyssal de nombreux Etats européens.

© photo Jérôme Baudet

r les voies ustice est es les plus ation ; des associés. ndividuelle chérissent

BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:27 Page29

*Licencié en droit et Docteur en Philosophie, Professeur à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes Commerciales, Conseiller à la Présidence du Mouvement Réformateur

29

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:27 Page30

ela dit, il serait malhonnête d’ignorer que l’Union Européenne subit également le contre-coup de la crise financière de 2008 qui, elle, est d’origine américaine. La violence et l’ampleur inouïe de cette crise ont poussé un grand nombre de gens à imputer la responsabilité de la crise au capitalisme.

C

mesures que, croyant bien faire, on adopte dans son sillage, c’est-à-dire une multitude de plans de relance aussi inefficaces que ruineux. C’est l’erreur que fit Roosevelt et c’est à cause d’elle que la crise de 1929 se prolongea et s’amplifia dans des proportions inouïes avec des conséquences dramatiques pour l’ensemble du monde.

Pourtant, rares sont ceux qui, encore aujourd’hui, défendent l’idée selon laquelle le capitalisme est condamné à s’autodétruire. Depuis deux siècles, on a tellement annoncé son décès, on a tellement célébré, ex ante, de messes mortuaires que ce discours ne fait plus recette. Le discours dominant consiste plutôt à affirmer qu’il faut contenir, réguler, domestiquer cette force, certes salutaire, mais sauvage et destructrice. Pourtant, c’est ce que l’on fait habituellement au lendemain de chaque crise : réguler, réglementer, légiférer, mettre en place des codes de conduite, des instances de régulation, des organes de contrôle, etc. Mais, à chaque nouvelle crise, on reproduit ce discours et on part toujours du principe que le système qui a défailli n’était pas ou pas assez régulé. En réalité, il se pourrait bien que la crise plonge précisément ses racines dans une application un peu trop zélée de ces mêmes recettes néo-keynésiennes de relance qui sont aujourd’hui proposées comme la panacée.

Dans le même ordre d’idée, il importe également d’éviter que l’intervention d’aujourd’hui ne renforce l’aléa moral, c’est-à-dire cette probabilité d’une prise de risques inconsidérée d’un acteur en raison de la relative assurance dont il jouit dans une situation donnée (par rapport à une autre situation où il devrait supporter seul et intégralement les conséquences de ses actes). En clair : l’Etat intervient aujourd’hui pour éviter un cataclysme de l’amplitude de la crise de 1929. Il importe évidemment de ne pas répéter l’erreur qui consista – à cette époque – à laisser s’effondrer plusieurs milliers de banques. On sait ce qu’il est advenu par la suite. Mais, le risque est aussi, ce faisant, que les autorités (américaines, européennes, etc.), faute de convaincre le marché du caractère exceptionnel et non reproductible de leur intervention, laissent se développer l’idée que, de toute façon, l’Etat est toujours là pour sauver la mise (et de faire abandonner toute prudence au monde des entreprises). A ce sujet, le fait de ne pas avoir sauvé Lheman Brothers fut sans doute une erreur, mais le climat d’incertitude que ce non-sauvetage a entraîné n’est pas nécessairement négatif sur le long terme, même s’il bouleverse aujourd’hui la plupart des anticipations des acteurs économiques.

Friedrich Hayek disait que la seule chose qu’on peut faire face à une crise, c’est de la laisser mourir de sa belle mort. Le principal problème, ce n’est pas nécessairement la crise elle-même, mais les

30

ECHOS N°77

Plutôt que de céder aux slogans qui réclament “plus” de régulation, l’enjeu consiste sans doute aujourd’hui à réguler “mieux” et à envisager, sans précipitation, un modèle qui, sans rigidifier le monde financier ou en ralentir les flux, permette de juguler la propagation des crises futures. Cela tout aussi bien au niveau national et européen que mondial. Proposer des solutions, c’est évidemment s’obliger à analyser les causes de la crise financière. Ces causes, elles sont multiples. Nombre de commentateurs ont pointé, à juste titre, le caractère irresponsable des décisions de certains acteurs. Outre le devoir de faire des bénéfices, un investisseur a aussi celui de ne pas faire faillite. Pour notre malheur, voilà une évidence qui semble avoir été perdue de vue par l’establishment financier. Les courtiers, les agences de notation, les conseils d’administration, les Hedge Funds, les paradis fiscaux, les normes comptables, etc., autant de responsables pointés légitimement du doigt. D’une certaine façon, certains actionnaires, en confortant les conseils d’administration, ont aussi leur part de responsabilité. On peut aussi citer les épargnants qui ont exigé un rendement maximum au lieu d’un rendement normal. Cela dit, parmi tous ces accusés cités à comparaître, on oublie presque toujours un acteur de taille : l’Etat. L’Etat a failli dans sa mission de régulateur de l’économie. Si l’on regarde de plus près l’origine de la crise, ainsi que sa propagation, force est de reconnaître que ce dernier doit, lui aussi, rendre des comptes.

Posons-n

Première Communi incité des bles à s’ taires ? Q ter contre son radic de fournir membres donnant a prime ? Sponsore (Federal N Freddie Mortgage près de la immobilier une mult (notamme taxes) tota dollars de ainsi cons d’avantag l’apparitio tifs, détrui marché im cider la fa faillite de d’un grand bles et pru à tous les Réponse :

Seconde l’US Depa Developm sur Fannie sacro-sain propriété, minimum


gans qui n, l’enjeu ui à régus précipigidifier le les flux, pagation ut aussi péen que

évidemuses de la elles sont ateurs ont irrespons acteurs. éfices, un pas faire à une éviue de vue Les courtion, les s Hedge s normes ponsables D’une ceraires, en nistration, abilité. On s qui ont m au lieu

és cités à e toujours tat a failli de l’écoprès l’oripagation, e dernier tes.

BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:27 Page31

Posons-nous huit questions. Première question. Qui a, en 1977, via le Community Reinvestment Act (CRA), incité des millions de ménages peu solvables à s’endetter pour devenir propriétaires ? Qui, par une politique visant à lutter contre la discrimination – absurde par son radicalisme – imposa aux banquiers de fournir des prêts hypothécaires aux membres des communautés pauvres, donnant ainsi naissance aux prêts subprime ? Qui a créé les Governement Sponsored Entreprises Fanny Mae (Federal National Mortgage Association) et Freddie Mac (Federal Home Loan Mortgage Corporation) qui représentent près de la moitié des emprunts du marché immobilier américain ? Qui leur a accordé une multitude de privilèges étatiques (notamment l’exemption de certaines taxes) totalisant environ 13,6 milliards de dollars de cadeaux fiscaux par an ? Qui a ainsi constitué une sorte de duopole doté d’avantages concurrentiels empêchant l’apparition d’acteurs immobiliers alternatifs, détruisant la solidité et la diversité du marché immobilier américain, faisant coïncider la faillite de ces institutions avec la faillite de ce marché ? Qui les a délestées d’un grand nombre d’obligations comptables et prudentielles s’appliquant pourtant à tous les autres acteurs économiques ? Réponse : l’Etat. Seconde question. Qui a créé, en 1992, l’US Department of Housing and Urban Development doté d’un pouvoir de tutelle sur Fannie et Freddie et qui, au nom du sacro-saint principe d’accès de tous à la propriété, obligea ces dernières à octroyer minimum 42% de prêts subprime en

1995, puis 50% en 2000 et 56% en 2004 ? Qui, ce faisant, a incité banques et courtiers à récolter fiévreusement du subprime auprès de personnes insolvables avec l’assurance de pouvoir les refourguer à Fannie et Freddie soucieuses de remplir leur quota ? Qui a ainsi conféré à ces créances hypothécaires une sorte de label étatique implicite ? Qui a casé une multitude d’amis et des créatures politiques à tous les étages de ces deux institutions ? Qui a fermé les yeux lorsque ces vertueuses entreprises passèrent, entre 1990 et 2008, de 740 à 5400 milliards de prêts octroyés sans posséder plus d’ 1/66 des liquidités de ces derniers (alors qu’une banque doit généralement disposer d’1/10 de ceux-ci) ? Réponse : l’Etat. Troisième question. Qui empêcha systématiquement toute tentative de réforme du marché immobilier, notamment celle du sénateur républicain Baker en 2000, le Free Housing Enhancement Act de Ron Paul en 2002 (destiné à restaurer le libre marché dans le secteur immobilier et à abolir les privilèges de Fannie et Freddie), le plan Hagel de réforme de tutelle de Fannie et Freddie (supporté par McCain en 2006, adopté par la Chambre mais bloqué au Sénat) ? Réponse : les Démocrates en bloc et certains Républicains. Il est vrai que Fannie et Freddie ont permis de loger 9 millions d’électeurs reconnaissants (jusqu’alors) et comptent parmi les principaux donateurs des campagnes présidentielles des deux partis. Quatrième question. Qui est à l’origine de cette hyperréglementation en matière foncière et urbanistique gangrenant nombre d’Etats américains et principalement

responsable de la flambée des prix de l’immobilier (et ce, contrairement à nombre de villes – Dallas, Atlanta, Houston, Cleveland, etc. – où ce secteur est peu réglementé et, dès lors, très stable et bon marché, lien très clairement établi par une étude menée sur 227 marchés immobiliers répartis dans plusieurs pays de l’OCDE et confirmée par les travaux du pourtant peu libéral Prix Nobel d’économie Paul Krugman) ? Qui, ce faisant, a créé de toute pièce les conditions d’émergence – et d’explosion inéluctable – de la bulle spéculative qui incita nombre de ménages à acheter avec l’assurance de pouvoir revendre leur bien avec une plus-value dans l’hypothèse où ils ne pourraient plus honorer le remboursement de leur emprunt ? Qui, dès lors, est responsable, selon les estimations de la Heritage Foundation, d’une surévaluation du stock des logements de l’ordre de 4 000 milliards de dollars (chiffre démentiel si l’on sait que l’encours du crédit immobilier aux Etats-Unis est de 10 500 milliards) ? Réponse : l’Etat. Cinquième question. Qui, par une politique monétaire, a maintenu artificiellement bas les taux d’intérêt (en-dessous de l’inflation) pendant des années avec pour conséquence de pousser les banques à prêter au-delà de toute mesure, d’encourager l’emprunt hypothécaire et la consommation, alimentant l’illusion de richesse ? Qui, plutôt que de laisser les citoyens – via une taxation raisonnable – accumuler du capital, préfère les inciter à vivre constamment à crédit ? Qui, ce faisant, a perturbé le marché plutôt que de laisser jouer l’offre et la demande ? Qui, par la suite, fut contraint

31

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:27 Page32

de relever en très peu de temps le taux d’intérêt directeur de la Réserve Fédérale de 1 à 5,25%, créant ainsi ce désastre pour tous les ménages qui avaient emprunté à un taux variable, soit la quasitotalité des emprunteurs en subprime ? Réponse : l’Etat. Sixième question. Le secteur financier américain est-il dérégulé ? Le nombre de régulateurs financiers travaillant dans les agences fédérales (dont les dépenses ont crû de 43% de 1990 à 2007) est de 12 000. Depuis la loi Sarbanes Oxley (de 2002), les textes réglementant le secteur financier ont gonflé de… 70 000 pages. Encore heureux que ce secteur soit réputé “dérégulé”. Septième question. Les normes assurant la transparence patrimoniale de l’entreprise ont-elles permis de juguler la crise ? La norme comptable Mark to Market (Fair Value Accounting), votée dans le sillage des scandales Enron et Worldcom, oblige – sanctions sévères à l’appui – les entreprises à signaler toute variation significative de la valeur de leurs actifs (c’est-à-dire le prix qu’elles en tireraient si elles devaient les revendre au moment même). Or, au cœur d’une crise, les échanges peuvent parfois provisoirement s’arrêter. Comme les entreprises sont tenues de signaler instantanément la dévalorisation, cela revient à considérer comme nulle la valeur de cet actif (ce qui est faux puisqu’il suffirait d’un peu de temps pour qu’il recouvre une valeur appréciable sur le marché). Du coup, le rating de l’entreprise s’écroule lui aussi et, comme on le voit aujourd’hui, contamine tous les bilans de proche en proche : l’hyperréglementation amplifie la crise au lieu de la stopper.

32

ECHOS N°77

Huitième question. L’harmonisation internationale des normes comptables assuret-elle réellement une meilleure transparence ? Non. Quoique simplifiant la communication, cette centralisation monopolistique nuit fortement à la qualité de l’information. En effet, la multiplication d’artifices comptables enjolivant la situation patrimoniale des entreprises est une réaction à cette hyperréglementation des normes comptables. Pour le dire brièvement, l’imposition, au niveau américain et au niveau européen, d’un modèle unique extrêmement détaillé a rendu les entreprises légalistes et hypocrites, se contentant de respecter à la lettre le prescrit légal plutôt que de créer, comme par le passé, leurs propres normes. L’ancien système les contraignait pourtant à rester prudentes et à s’améliorer constamment sous peine d’être sanctionnées, par le marché et en justice, si ces normes étaient de mauvaise qualité. Il serait plus sain et plus responsabilisant de laisser aux entreprises le choix des méthodes les plus adaptées pour remplir un objectif général de l’information financière, déterminé et sanctionné par la loi : refléter le plus fidèlement la situation patrimoniale de l’entreprise. Ce qui suppose non pas plus mais moins de régulation. C’est-à-dire une régulation basée sur des principes simples : responsabilité, honnêteté, sincérité des contrats, etc. En conclusion, l’Etat joue nécessairement un rôle important dans l’économie. C’est à lui qu’incombe la responsabilité de fournir un cadre normatif et régulateur adapté de manière à structurer le marché et à éviter, à l’avenir, que des crises de ce genre se reproduisent.

L’intervention étatique dans la crise actuelle – causée par l’Etat américain – est également nécessaire. Ce n’est pas se mettre en marge de la doctrine libérale que d’affirmer la nécessité de ce sauvetage. Pourquoi ? Comme on vient de le voir, il est évidemment faux d’affirmer – comme le soutient le discours ambiant – que l’Etat arrive heureusement à la rescousse du marché qui, livré à lui-même, aurait perdu la tête. Au contraire, c’est bien le moins, pourrait-on dire, que l’Etat intervienne pour solutionner un problème dont il est en grande partie la cause. Cela dit, ce sauvetage de banques privées par des fonds publics pose évidemment un problème éthique : on a dénoncé à juste titre ce mécanisme qui poussait à collectiviser les pertes alors que les bénéfices sont privés. Mais ce sauvetage – pour injuste qu’il soit sur le plan éthique – était un moindre mal. Il fallait éviter que des faillites bancaires en cascade ne conduisent à l’effondrement de tout le système économique et à des licenciements massifs. C’est ce qu’on a appelé le “risque systémique”, phénomène qui a justifié le sauvetage public de banques, organismes et établissements financiers “too big to fail” (“trop gros pour faire faillite”, c’est-à-dire dont la faillite entraînerait des conséquences cataclysmiques). La vraie question est de savoir comment éviter que l’Etat ne soit une nouvelle fois pris en otage par ces entreprises d’une taille démesurée. La réponse est qu’une entreprise “too big to fail” est une entreprise “too big to exist”. A proprement parler, ce n’est pas tant la taille de l’entreprise qui pose problème, mais le fait qu’une entreprise de ce type est incitée à

se compo parce qu’ elle sera, faillite par

Ce qui est culation e tion irresp ponsable, spéculate un spécu tout le m (comme d’avoir fai chaussure pose pas spéculatio situation décennies que le mo irresponsa

Le problèm dérégulati réglement mentation secteur de empêcher duisent. P formation monstrueu parce qu condamne condamna ont bénéfi de faveurs cient de r influencer mentation concurren normes matière en


la crise icain – est st pas se e libérale ce sauveent de le d’affirmer ambiant – à la resui-même, aire, c’est que l’Etat problème ause. Cela rivées par mment un cé à juste à collectibénéfices e – pour que – était e des failonduisent ème écos massifs. que systéle sauvenismes et big to fail” est-à-dire s consé-

comment uvelle fois ses d’une st qu’une une entreoprement de l’entreis le fait t incitée à

BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:27 Page33

se comporter de manière irresponsable parce qu’elle sait que, quoi qu’elle fasse, elle sera, en dernier ressort, sauvée de la faillite par l’Etat. Ce qui est critiquable, ce n’est pas la spéculation en tant que telle mais la spéculation irresponsable. Par spéculation irresponsable, on ne vise pas ici certains spéculateurs qui n’auraient pas d’éthique : un spéculateur veut toujours, comme tout le monde, maximiser son bénéfice (comme la jeune fille toute heureuse d’avoir fait “une affaire” en achetant des chaussures en solde). Le problème ne se pose pas au niveau individuel. Non, par spéculation irresponsable, on parle d’une situation qui existe depuis quelques décennies et qui se caractérise par le fait que le monde de la finance est devenu irresponsable. Le problème ne se situe donc pas dans la dérégulation mais, on l’a vu, dans l’hyperréglementation. C’est cette hyperréglementation qui a rendu les banques et le secteur de la finance irresponsable. Il faut empêcher que de telles faillites se reproduisent. Pour cela, il faut empêcher la formation artificielle de ces organismes monstrueusement grands. Ce n’est pas parce qu’elles sont grandes qu’il faut condamner des entreprises. Ce qui est condamnable, ce sont des entreprises qui ont bénéficié et qui continuent à bénéficier de faveurs de la part de l’Etat, qui bénéficient de rentes de situation et qui ont pu influencer l’Etat pour adopter des règlementations qui pénalisent surtout leurs concurrents plus petits (par exemple :des normes extrêmement exigeantes en matière environnementale que ces entre-

prises peuvent supporter mais pas leurs concurrentes). Par ailleurs, ces entreprises ont souvent été aidées par le passé. Elles ne sont donc plus réellement “privées” mais, d’une certaine manière, publiques. C’est d’ailleurs parce que l’Etat a injecté énormément d’argent pour les renflouer qu’il ne veut pas qu’elles tombent en faillite et que, en conséquence, la justice américaine ne poursuit pas un certain nombre de dirigeants qui ont ouvertement violé la loi. Derrière tout cela, ce qu’il faut dénoncer, ce n’est pas le capitalisme mais le “croony capitalism” ou “capitalisme de connivence”, cette collusion, cette complicité coupable et malsaine entre des élites étatiques et les patrons de ces grands groupes bénéficiaires d’avantages étatiques. Il faut cesser de faire bénéficier ces monstres financiers des avantages dont ils jouissent et poursuivre en justice les abus. Il faut, si nécessaire, pouvoir mettre en faillite ces entreprises quand elles viendront demander une nouvelle fois à l’Etat d’être secourues et cela en les scindant, en organisant les faillites de manière intelligente, sans mettre en péril les déposants. C’est dans ce sens-là que le système doit être réformé : non pas en réglementant davantage mais en responsabilisant davantage les acteurs financiers.

dettes en actions qui seraient données à ses créanciers. Faute de le faire, l’Etat refuserait d’intervenir. Grâce à un tel mécanisme, les faillites impacteraient d’abord les créanciers avant les détenteurs de compte, ce qui devrait réduire les prises de risque inconsidérées des banques. Bref, il faut impérativement rendre responsables les banques et établissements financiers. Pour ce faire, il faut leur redonner une certaine liberté, ce qui implique évidemment qu’ils assument seuls les conséquences de leurs actes. Quand on veut qu’un adolescent s’autonomise, on lui dit de faire des petits jobs pour se payer l’essence de sa voiture et sa consommation d’alcool. Ce que le gouvernement fait actuellement, c’est un peu comme des parents qui financeraient sans limite l’essence, l’alcool, qui donneraient les clés de leur voiture aux adolescents mais qui, dans le même temps, s’assoiraient sur les sièges arrière de la voiture pour surveiller leurs moindres faits et gestes. Il faut, bien plutôt, restaurer en la matière cette valeur qui est la plus fondamentale : la liberté et son corollaire obligé : la responsabilité.

Plusieurs formules sont possibles comme celles consistant à obliger les banques à cotiser chaque année pour un fonds de garantie d’une taille significative ou encore en mettant en place un mécanisme dit “échange dette-capital” : la banque serait forcée de convertir un pourcentage de ses

33

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:27 Page34

Par Cedric TOLLEY*

Actualité de la lutte des classes "Lorsque vous vous trouvez sur un bateau qui coule, l'énergie consacrée à changer de bateau sera probablement plus productive que l'énergie consacrée à colmater les fuites." Warren Buffett

D

l’idée de d capitaliste moyens d taire, faite leur force conflit, th Capital, e value du t Proudhon profit gén sociales é leur lutte, ganisation de partis p dre les int Et la pério ment pro classes, n des trava triels et da manière u propriétair le patron moins diff de l'action recouvrir d taient aus les individ participaie appelait la tains soci “sentimen

De maniè années 1 n’existerai plus tard, *Bruxelles Laïque Echos

34

ECHOS N°77


es

ger de ter les

BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:27 Page35

epuis la fin du XIXe siècle et tout au long du XXe siècle, les luttes sociales en Europe, mais aussi en bien d’autres endroits, ont été portées par l’idée de deux classes en conflit. La classe capitaliste, faite des propriétaires des moyens de production, et la classe prolétaire, faite des travailleurs qui n’ont que leur force de travail à vendre. L’enjeu de ce conflit, théorisé par Karl Marx dans Le Capital, est l’appropriation de la plusvalue du travail (concept de Pierre-Joseph Proudhon), c’est-à-dire l’appropriation du profit généré par le travail. Les classes sociales étaient alors matérialisées dans leur lutte, notamment par l’existence d’organisations (en particulier syndicales) et de partis politiques qui entendaient défendre les intérêts d’une classe ou de l’autre. Et la période industrielle était particulièrement propice à l’identification de ces classes, notamment par la concentration des travailleurs dans des bassins industriels et dans des entreprises localisées de manière unitaire mais, aussi, parce que les propriétaires des moyens de production, le patronat, étaient plus compacts et moins diffus qu’à notre ère de la finance et de l'actionnariat. Les classes, au-delà de recouvrir des réalités objectives, représentaient aussi des corps sociaux auxquels les individus pouvaient s’identifier et qu’ils participaient à actualiser. Ce que Marx appelait la classe “pour soi” et que certains sociologues ont désigné comme un “sentiment subjectif d’appartenance”.

D

De manière croissante, depuis la fin des années 1970, l’idée selon laquelle il n’existerait plus de lutte des classes ni, plus tard, de prolétariat, a fait son chemin.

Ces deux notions sont souvent discréditées parce que considérées par leurs détracteurs comme “idéologiques”. Ce qualificatif utilisé de façon prosaïque semble mettre face à face des concepts qui seraient directement issus de l’expérience sensible (faisant appel au factuel) et d’autres qui seraient le fruit d’idées farfelues ou de réalités dépassées. Un autre argument qui est invoqué dans le sens de la disparition de la lutte des classes est la dissolution de la classe ouvrière (fraction révolutionnaire du prolétariat selon Marx) et de la classe capitaliste, ainsi que le caractère désormais vestigial des organisations de la classe prolétaire. Et l’idée, non moins idéologique, avancée par certains pour achever d’enterrer la lutte des classes, est celle selon laquelle les intérêts jadis divergents entre les classes ont fait place à des intérêts communs, tels que, par exemple, la croissance économique ou la conservation de l’environnement. Nous avons l’habitude d’attribuer la paternité de l’idée de lutte des classes à Karl Marx qui, avec Engels, ouvre le Manifeste du parti communiste (1848) par cette phrase : “L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes de classes.” Pourtant, ce concept se trouve aussi dans les écrits d’historiens et de penseurs libéraux français et britanniques du XIXe siècle. Ainsi, par exemple, François Pierre Guillaume Guizot écrit en 1838 dans Histoire générale de la civilisation en Europe : “la lutte, au lieu de devenir un principe d'immobilité, a été une cause de progrès ; les rapports des diverses classes entre elles, la nécessité où elles se sont

trouvées de se combattre et de se céder tour à tour ; la variété de leurs intérêts, de leurs passions, le besoin de se vaincre, sans pouvoir en venir à bout, de là est sorti peut-être le plus énergique, le plus fécond principe de développement de la civilisation européenne. Les classes ont lutté constamment ; elles se sont détestées ; une profonde diversité de situation, d'intérêts, de moeurs, a produit entre elles une profonde hostilité morale ; et cependant elles se sont progressivement rapprochées, assimilées, entendues ; chaque pays de l'Europe a vu naître et se développer dans son sein un certain esprit général, une certaine communauté d'intérêts, d'idées, de sentiments qui ont triomphé de la diversité et de la guerre.” Ainsi, on peut voir que l’idée de classes sociales antagonistes dont la lutte est un moteur de progrès n’a pas été inventée par Marx. Et plus encore, que l’idée de la dissolution des classes et de la disparition de leur lutte dans une communauté d’intérêts est antérieure aux mouvements sociaux (et en particulier le mouvement ouvrier) qui, de la fin du XIXe à la fin du XXe siècle, portèrent haut et fort l’idée révolutionnaire de la lutte des classes. La désagrégation de l’industrie, les délocalisations d’entreprises sur place1 ou à l’étranger, la sous-traitance, le travail intérimaire, le morcellement du travail et des entités de travail, la tertiarisation de l’économie, sa financiarisation, l’intéressement des salariés, la culture d’entreprise, le managérialisme, la déstructuration du droit du travail, la massification du chômage et du travail précaire, d’une part et, d’autre part, la désaffectation des syndicats et des

35

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:27 Page36

partis socialistes pour l’organisation de la classe prolétaire au profit de positions de replis en vue de l’humanisation de l’économie, sont autant de facteurs qui eurent raison du sentiment d’appartenance du prolétariat à une classe sociale solidaire. Et alors qu’en politique, la gauche, jadis porteuse des luttes sociales, donne souvent à voir un recentrage et une adhésion à l’économie de marché, la droite traditionnelle épanouit son spectre du centre à l’extrême droite (la récente campagne électorale de Nicolas Sarkozy en est un exemple particulièrement éloquent). Quant aux formations de gauche plus radicales qui voudraient réactualiser un combat anticapitaliste, elles restent embryonnaires ou détachées de la base populaire qui était celle des partis socialistes occidentaux jusqu’au premier tiers du XXe siècle. Dans ce contexte, l’idée selon laquelle la classe ouvrière n’existe plus et celle qui veut que la lutte des classes ne soit plus un modèle d’analyse pertinent des rapports sociaux, triomphent. D’autres clivages s’actualisent en lieu et place : fracture générationnelle, positionnement par rapport au dérèglement climatique, choc des cultures ou des civilisations2, etc. Et d’autres préoccupations politiques s’activent en conséquence parmi lesquelles : l’insécurité, le terrorisme, la protection du modèle culturel occidental, la gouvernance, les questionnements d’ordre communautaire... Les rapports de production passent en arrière-plan et sont laissés à la (dé)régulation des lois “naturelles” des marchés. Désormais, en cette matière, nous serons tous dans le même bateau, soumis à la houle des hauts-fonds de la crise et au déchaînement de “mère nature”...

36

ECHOS N°77

Tous pourtant ne sont pas de cet avis. Warren Buffett, philanthrope qui cèda sa place de première fortune mondiale à son ami Bill Gates en 2009, déclarait dans le New York Times du 26 novembre 2006 : “La guerre des classes existe, d’accord, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui fait cette guerre, et nous sommes en train de la gagner.”

“Entre les très riches et les très pauvres, il n’y a plus rien. Il ne faudra pas s’étonner que les gens se révoltent ou braquent des banques s’ils nous prennent tout. Nous ne reprendrons que ce qu’ils nous ont pris”, déclarait un Américain soixantenaire le jour où il fut expulsé de sa maison familiale pour le compte de la Bank of America.

Certes, nous ne sommes pas tous égaux en matière de mondialisation. Jadis l’Internationale soutenue par des organisations politiques et syndicales aux réseaux extraordinaires dans les Étatsnations, soutenue aussi par la puissance de l’Union soviétique, représentait un contrepoids conséquent face à l’emprise mondiale de la classe capitaliste. Aujourd’hui, les forums sociaux mondiaux qui consacrent l’essentiel de leur énergie à trouver des logements à leurs participants, des citoyens modestes venus du monde entier, n’ont pas les mêmes appuis pour faire face au monde de la finance et à ses organisations internationales. Les mouvements sociaux exsangues au niveau local sont pris dans un rapport de force particulièrement défavorable. Pas ou peu d’organisations politiques, une répression accrue des tentatives d’auto-organisation, le mépris des revendications populaires par le personnel politique qui, par contre, répond promptement aux exigences d’institutions internationales qui ne représentent que les intérêts du monde de la finance... Et, en-deçà, une multitude qui croule sous les dettes et qui ne parvient pas à payer les factures des services désormais privatisés à tour de bras avant d’être “rationalisés”.

La lutte des classes n’est donc peut-être plus très vivace s’il s’agit de l’envisager du point de vue de la classe prolétaire. Mais celle-ci à genoux, l’autre continue à la frapper à coups redoublés au propre comme au figuré. Pourtant, on le voit, comme en Grèce, en Espagne, en Irlande, en Chine, aux ÉtatsUnis d’Amérique, en Hongrie, en Roumanie... des mouvements populaires se dressent contre les politiques autoritaires d’austérité et recommencent à défendre collectivement les intérêts des travailleurs contre l’oppression de la classe capitaliste qui est désormais pudiquement désignée de manière transcendante telle que “la loi des marchés”. Lorsque l’on parle de l’effondrement des idéologies ou des “grandes utopies”, ne s’agit-il pas en réalité de consacrer l’hégémonie de l’idéologie actuelle qui voudrait donner à l’économie de marché néolibérale une apparence d’organisation naturelle de la société humaine ou d’aboutissement historique indépassable ? La violence avec laquelle s’abat la répression politique, policière, judiciaire sur toute tentative de contestation de l’ordre établi, n’illustre-t-elle pas par elle-même

d’une par marchés e natives p laquelle l d’une cla résistent mémoire d classe ouv dans la cl referait-ell

Laissons l nous n’au

“La Révol ment phi deux enfa “Mouveme


pauvres, il s’étonner quent des . Nous ne ont pris”, tenaire le son famiBank of

peut-être visager du aire. Mais inue à la u propre

Grèce, en aux Étatsgrie, en populaires es autoriencent à érêts des on de la mais puditranscenés”.

BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:27 Page37

d’une part, la réalité de la dictature des marchés et, d’autre part, la réalité d’alternatives possibles au capitalisme contre laquelle les agents de l’oppression et d’une classe actuellement victorieuse résistent de toutes leurs forces ? La mémoire de la force révolutionnaire de la classe ouvrière en lutte semble très vivace dans la classe de Warren Buffett. En face, referait-elle surface ? Laissons la conclusion à Julien Dohet que nous n’aurions pas mieux écrite : “La Révolution française, née du mouvement philosophique des Lumières, eut deux enfants : la fille “Laïcité” et le fils “Mouvement ouvrier”. En Belgique, peut-

être plus encore qu'en France, ces deux enfants auront un long parcours commun unis dans le combat contre l'emprise du cléricalisme sur la société. Dans cette lutte, le suffrage universel apparaît comme une revendication unificatrice. Près de 60 ans après la conquête du droit de vote par les hommes et les femmes, l'émancipation de l'être humain n'est-elle pas incomplète en l'absence de volets économiques et sociaux venant compléter le volet politique ? La laïcité en général, et sa forme institutionnalisée en particulier, n'a-t-elle donc pas en ce début de XXIe siècle un rôle important à jouer ? Le discours économique actuel considérant le capitalisme comme naturel et comme un horizon indépassable n'est-il pas le dogme absolu que

défend une cléricature aussi puissante que variée ? Et la laïcité n'a-t-elle pas, pour fonction, depuis son origine de lutter contre tous les cléricalismes ?”3 Vive la sociale ! 1 Par “délocalisation sur place” Emmanuel Terray désigne la pratique qui consiste à employer illégalement, sur place, une main-d’oeuvre qui échappe aux législations sur le travail, sans contrat, à ne la(lui) payer qu’un salaire journalier dérisoire, ne leur octroyant aucun droit social. D’autres appellent cette pratique “l’esclavage moderne”. C’est le sort, notamment, d’une majorité de travailleurs sans-papiers. 2 The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order est le titre d’un essai du Professeur d’Harvard Samuel Huntington dans lequel en 1996, il propose un nouveau modèle explicatif des relations internationales après l’effondrement de l’Union Soviétique. 3 Cet extrait est le texte de présentation du livre Vive la sociale ! édité par le Centre d’Action Laïque en 2011, dans la collection “Liberté, j’écris ton nom”.

ment des opies”, ne rer l’hégéi voudrait é néolibéion natud’aboutis?

la répresciaire sur de l’ordre elle-même

37

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:27 Page38

Charte de Quaregnon Adoptée le 26 mars 1894 par le Parti Ouvrier Belge. Aujourd’hui nombre de délégués et de sections syndicales de la FGTB s’inspirent de cette Charte et entendent qu’on y revienne... 1. Les richesses en général, et spécialement les moyens de production, sont ou des agents naturels ou les fruits du travail manuel et cérébral des générations antérieures, aussi bien que la génération actuelle ; elles doivent par conséquent être considérées comme le patrimoine de l'humanité. 2. Le droit à la jouissance de ce patrimoine par les individus ou par les groupes ne peut avoir d'autre fondement que l'utilité sociale et d'autre but que d'assurer à tout être humain la plus grande somme possible de liberté et de bien-être. 3. La réalisation de cet idéal est incompatible avec le maintien du régime capitaliste qui divise la société en deux classes nécessairement antagonistes : l'une, qui peut jouir de la propriété sans travail, l'autre, obligée d'abandonner une part de son produit à la classe possédante. 4. Les travailleurs ne peuvent attendre leur complet affranchissement que de la suppression des classes et d'une transformation radicale de la société actuelle. Cette transformation ne sera pas seulement favorable au prolétariat, mais à l'humanité tout entière, néanmoins, comme elle est contraire aux intérêts immédiats de la classe possédante, l'émancipation des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes. 5. Ils devront avoir pour but, dans l'ordre économique, d'assurer l'usage libre et gratuit de tous les moyens de production. Ce résultat ne pourra être atteint, dans une société où le travail collectif se substitue de plus en plus au travail individuel, que par l'appropriation collective des agents naturels et des instruments de travail. 6. La transformation du régime capitaliste en régime collectiviste doit nécessairement être accompagnée de transformations corrélatives : a) Dans l'ordre moral, par le développement des sentiments altruistes et par la pratique de la solidarité. b) Dans l'ordre politique, par la transformation de l'Etat en administration des choses. 7. Le socialisme doit donc poursuivre simultanément l'émancipation économique, morale et politique du prolétariat. Néanmoins, le Point de vue économique doit être dominant, car la concentration des capitaux entre les mains d'une seule classe constitue la base de toutes les autres formes de sa démolition. Le Parti Ouvrier réclame : 1. Qu'il se considère comme le représentant, non seulement de la classe ouvrière, mais de tous les opprimés, sans distinction de nationalité, de culte, de race ou de sexe. 2. Que les Socialistes de tous les pays doivent être solidaires, l'émancipation des travailleurs n'étant pas une oeuvre nationale mais internationale. 3. Que dans leur lutte contre la classe capitaliste, les travailleurs doivent combattre par tous les moyens qui sont en leur pouvoir, et notamment par l'action politique, le développement des associations libres et l'incessante propagation des principes socialistes.

Interview

La

Le ma une co minori ture à Laïque les m autour

Bruxelles L

38

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:27 Page39

on

s et de ienne...

es fruits s doivent

ndement berté et

en deux e d'aban-

et d'une u proléasse pos-

Interview de Walter Benn Michaels par Paola HIDALGO*

La diversité contre l’égalité Le mardi 8 mai, Bruxelles Laïque, le GERME-ULB et la Revue Politique organisaient une conférence intitulée “Diversité ou Diversion ? La lutte des femmes et des minorités contre la lutte des classes”. Walter Benn Michaels, professeur de littérature à l’Université d’Illinois intervenait dans ce cadre et a partagé avec Bruxelles Laïque Échos des réflexions autour de ce qu’il considère comme des dérives dans les mouvements anti-discriminations. Celles-ci semblent nourrir la réflexion autour des concepts et des modèles socio-économiques de notre présent numéro.

oyens de plus en travail. de trans-

é.

proléta-

ns d'une

més, sans © photo Jérôme Baudet

pas une

yens qui t l'inces-

Bruxelles Laïque Echos

39

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:27 Page40

alter Benn Michaels est professeur de littérature. Néanmoins, il est connu en Europe pour son ouvrage La diversité contre l’égalité où il s’interroge sur l’émergence des combats pour la diversité – aux États-Unis mais aussi en Europe – et leur émergence qui coïncide avec l’accentuation des inégalités économiques. Selon Walter Benn Michaels, il faudrait se demander “pourquoi les revendications autour des droits basés sur les différences des sexes, de la couleur de peau et des cultures se développent en même temps que l’exacerbation des différences économiques ? Quelle est la connexion entre ces deux phénomènes ?”

W

Selon Walter Benn Michaels., l’anti-discrimination et l’engagement pour la diversité sont acceptés par tous les économistes libéraux et néolibéraux. “La diversité est bonne pour les affaires. Pour vendre, un vendeur se soucie peu de qui est l’acheteur et le chef d’entreprise n’a rien à faire de la race ou l’orientation sexuelle de son vendeur, s’il réussit à bien vendre. C’est une méritocratie qui exige qu’on ne rejette pas les gens sur base de leur couleur de peau, de leur sexe ou de leur identité sexuelle, du moment où ils sont bons en affaires”. Selon

lui, le système s’accommode très bien des différences énormes entre les revenus des gens. Donc il n’y a pas de contradiction entre la promotion de la diversité et la différence de classe. “Si l’engagement ne vise pas la redistribution des richesses, alors on n’est pas engagés dans un combat de gauche, on ne redistribue pas la richesse, on ne fait qu’essayer de faire en sorte que, un jour ou l’autre, les riches puissent être noirs, gays, femmes… Un engagement exclusivement orienté dans le sens de la diversité et même un engagement anti-discriminations, lorsqu’il ne poursuit que ce but, n’est pas un engagement pour plus d’égalité économique. Sans un programme qui vise à réduire les inégalités économiques, l’engagement n’est pas pour plus de justice sociale.” Pour Walter Benn Michaels, une société où les riches sont tous des hommes blancs hétérosexuels n’est pas mieux qu’une société où les riches sont des femmes et des hommes de couleur différente et d’orientation sexuelle différente. “Je ne dis pas que le combat contre les discriminations doit cesser, ce que je dénonce, c’est qu’il a remplacé le combat pour la justice sociale dans les sociétés néolibérales (…).

Toutes les questions qu’on se pose dans le monde des militants et des gens engagés à gauche, sont des questions sur l’identité et, quand les revendications identitaires remplacent les revendications pour plus de justice sociale, le néolibéralisme ne sort que renforcé”.

Intervie

Co

Néanmoins, on pourrait imaginer que l’arrivée aux États-Unis d’un président noir pourrait être interprétée comme une chance de voir émerger des nouvelles façons de faire de la politique qui incluent des préoccupations des groupes traditionnellement exclus, mais ce n’est pas tout à fait l’avis de notre intervenant, pour qui “un noir néolibéral qui sauve les banques est exactement la même chose qu’un néolibéral blanc qui sauve les banques”. “Une idée réellement nouvelle, envisagée au début de la crise aux Etats-Unis, était la nationalisation des banques. Mais on ne l’a pas fait et maintenant elles font plus de profit qu’avant et le fait qu’Obama soit noir n’y change rien.”

*Bruxelles

40

ECHOS N°77


se dans le engagés à dentité et, aires remus de juse sort que

BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:28 Page41

Interview de David Pestieau par Cedric TOLLEY*

Comment osent-ils ?

1

“L’éruption du volcan Eyjafjallajökull est un phénomène naturel. La crise économique non.” Telle est la première phrase qu’on peut lire sur le quatrième de couverture de cet essai de vulgarisation d’économie politique moderne. Bien plus qu’à constater l’échec de la politique économique occidentale, Peter Mertens et David Pestieau nous invitent à nous rappeler que l’économie n’est ni une science ni un phénomène extérieur à la volonté humaine. Qu’elle est le résultat de rapports de forces, de choix et de constructions strictement politiques. En ceci, ils rejoignent notre intérêt particulier pour la recherche d’explications en dehors du champ de la transcendance. Après un tour d’Europe de 150 pages, ils nous proposent de retourner aux sources doctrinales de la politique qu’ils dénoncent et d’en suivre le cours jusqu’à nos jours. Pour enfin proposer d’autres pistes. Ces pistes sont déjà partiellement éprouvées mais envisagées plus sérieusement, ils tendent à les corriger au regard des expériences passées.

que l’arrident noir ne chance açons de des préocnnellement it l’avis de ir néolibéctement la blanc qui

visagée au s, était la s on ne l’a us de prooit noir n’y

*Bruxelles Laïque Echos

41

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:28 Page42

Bonjour David. Vous avez collaboré avec Peter Mertens à la version française du best-seller Comment osentils ?. Vous êtes, par ailleurs, responsable du service d'études du PTB et rédacteur en chef de l'hebdo Solidaire. Pourriez-vous nous dire en quelques mots quels ont été les constats et les motivations qui vous ont poussé à entamer la rédaction de ce livre ? Au moment de la crise financière, fin 2008, Sarkozy, Merkel, Obama nous ont assuré que plus rien ne serait comme avant, qu'ils allaient moraliser et réformer le capitalisme. Et qu’a-t-on fait depuis pour maîtriser le monde bancaire, pour lutter contre la spéculation ? Rien ! Au contraire : les responsables du krach de 2008 se portent mieux que jamais. Nous avons ainsi découvert un rapport du Crédit Suisse, une des plus grandes banques mondiales, de novembre 2011. On peut y lire que 0,5 % de la population mondiale détient 38,5 % de la richesse mondiale. Et en un an et demi, leur fortune personnelle a encore augmenté d’un tiers. Jamais dans l'histoire humaine, si peu de gens n'ont détenu autant de richesses. Et ils ont pu accaparer cette richesse à travers un énorme hold-up sur la population. En Grèce, ils s’en prennent au salaire minimum. En Espagne, aux conventions de travail, à la santé, à l'enseignement. Chez nous, aux prépensions et aux chômeurs. Comment résumer en quelques idées forces le contenu du message que vous voulez faire passer au lecteur ? Ce sera difficile (rires). Je vais me limiter à trois axes importants. D'abord nous

42

ECHOS N°77

voulons pointer les causes de la crise, et en particulier de la crise de la dette. Premièrement, des réformes fiscales mises en œuvre depuis trente ans allégeant l’impôt sur les revenus élevés, ainsi que l’impôt des sociétés sur le modèle néolibéral importé des Etats-Unis. Deuxièmement, l’argent réinjecté par la suite pour “sauver” les banques. Ensuite, nous avons voulu démontrer que la crise de l'euro est intimement liée aux principes de la construction de l'Union européenne basés sur la concurrence et l'inégalité. Il n'y a pas de problème grec ou espagnol, ni de un miracle allemand. Le poids de la dette de pays comme la Grèce et le Portugal, et les excédents d’un pays d’exportations comme l’Allemagne sont les deux faces d’une même médaille. L’Allemagne, pays d’exportation, a été le plus grand moteur de l’Union européenne et a imposé l’unité monétaire au reste de l’Europe. L'élite économique et financière allemande est jusqu’à présent la plus grande gagnante de l’euro. Et ses profits se réalisent aux dépens des populations du Sud. Au Portugal, en Grèce, en Italie, les industries nationales ont été rayées de la carte, et l’on a commencé à importer des produits allemands, ce qui a plongé ces pays dans l’endettement. Et cette politique d’exportation agressive allemande n'a été possible que par la réduction des salaires en Allemagne-même, les jobs à 1 euro l’heure, la chasse impitoyable aux chômeurs et aux autres allocataires sociaux. Et cette politique est désormais érigée en modèle pour le reste de l’Europe. Or quel est le résultat outreRhin ? 1,4 million de travailleurs et 2,5 millions d’enfants dans la pauvreté, 7,5 mil-

lions d’analphabètes... Et cette Union européenne est non seulement de moins en moins sociale mais de plus en plus autoritaire. On le voit avec les traités imposés en dépit de la résistance des peuples, mais aussi les politiques qui, au nom de la lutte pour la sécurité et contre le terrorisme, introduisent des lois qui menacent les droits démocratiques élémentaires. Enfin, nous avons voulu poser la question du choix de société, après des années de TINA (There is no Alternative) et avancer l'idée du “socialisme 2.0”. Avec la crise actuelle, nous n'en sommes plus à un système avec des dérives ou des excès. Mais à un système à bout de souffle si on part de l'idée que l'économie doit satisfaire les besoins du plus grand nombre. Or, dans le système capitaliste actuel, on ne part ni des besoins, ni des équilibres à trouver, mais de la recherche du profit. Et il dérive de plus en plus vers l’autoritarisme. Il menace gravement les deux sources de richesse de l’humanité : le travail et la nature. Beaucoup de gens voient que quelque chose de fondamentalement différent est nécessaire. Beaucoup de gens qui ont lu le livre nous font part de leur colère. Mais ils veulent lier cette colère à quelque chose de constructif, une autre société où justement le travail et la nature seraient respectés. Et cela passe par la réappropriation par le public des secteurs “too big to fail” comme les banques, l’énergie, les transports. Cela passe par la participation des gens aux décisions, particulièrement sur ce qui est produit, par qui, pour quoi et pour qui. Cette autre société, c’est ce que nous avons appelé le “socialisme 2.0”.

Nombreu particulie les Flama Les déba majoritair impressio l’importan Flandre ? lecteurs d

C'est peu (rires) : mo mentaux n culturel. M Et cela v comme po

Les gens cohérente de compre vent que d jour. Or, il cation glo pièces du mand, il n' le sujet.

Et puis le nombre. D nent de la de prétend enjeux en compliqué sayer de c cratique d se forger l débat poli Et notre liv

Et cette o Il y a sou une vision


te Union de moins s en plus es traités ance des es qui, au t contre le qui menaélémen-

a question années de t avancer c la crise à un syscès. Mais si on part tisfaire les Or, dans le ne part ni à trouver, Et il dérive arisme. Il ources de vail et la oient que ement difp de gens rt de leur e colère à une autre la nature se par la s secteurs banques, sse par la ions, paroduit, par ette autre appelé le

BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:28 Page43

Nombreux sont les francophones, et en particulier à Bruxelles, qui pensent que les Flamands sont plus réactionnaires. Les débats communautaires, le vote majoritaire pour la NVA renforcent cette impression. Comment expliquez-vous l’importance que prend votre livre en Flandre ? Quels sont les retours que les lecteurs de Flandre vous en font ? C'est peut-être un des mérites du livre (rires) : montrer que les problèmes fondamentaux n'ont rien de communautaire ou culturel. Mais qu'ils ont une base commune. Et cela vaut pour un néerlandophone comme pour un francophone. Les gens sont dans l’attente d’une analyse cohérente de la crise, ils ont envie de comprendre ce qui se passe. Ils ne reçoivent que des bribes d'informations chaque jour. Or, il y a très peu de tentatives d’explication globale qui mettent les différentes pièces du puzzle ensemble. Du côté flamand, il n'y avait quasiment aucun livre sur le sujet. Et puis le livre est accessible au plus grand nombre. De plus en plus de gens se détournent de la politique dominante car le jargon de prétendus “experts” les éloigne des vrais enjeux en leur suggérant que c’est trop compliqué pour eux et qu’il est inutile d’essayer de comprendre. C'est un enjeu démocratique de donner aux gens des clés pour se forger leur opinion, les réintégrer dans le débat politique, alors qu’ils s’en éloignent. Et notre livre y contribue. Et cette ouverture existe aussi en Flandre. Il y a souvent en Belgique francophone une vision caricaturale de la population

flamande : même si le nationalisme fait des ravages, la grande majorité des Flamands ne veulent pas entendre parler de séparatisme, et ce y compris chez les électeurs de la N-VA. Beaucoup de travailleurs du Nord du pays savent aussi que c’est grâce aux syndicats que des acquis sociaux comme l’index ont pu être préservés. Nous avons des électeurs N-VA ou CD&V qui viennent à nos soirées et qui sortent fortement ébranlés par rapport à leurs convictions de départ. L'ACV (la CSC) de SaintTrond a invité Peter Mertens à un débat avec le millionnaire Roland Duchâtelet, sénateur VLD : la salle de 300 personnes était pleine. Après avoir dressé un bilan sombre et documenté du fonctionnement du capitalisme néolibéral et de ses effets pour la population de Belgique et d’Europe, vous critiquez l’idée selon laquelle “la gauche se bat pour l’égalité tandis que la droite défend la liberté”. Pourriezvous retracer ici les grandes lignes de cette critique ? La droite défend la liberté ? C'est plutôt le contraire. Quand on étudie l'évolution des déclarations de figures-clés de la Commission européenne et du patronat européen, il y a de quoi avoir froid dans le dos pour les libertés démocratiques. Le patron du géant de l’intérim Adecco, Patrick De Maeseneire a ainsi déclaré : “J’ai renoncé à ma foi dans la démocratie. Je suis devenu un fervent défenseur d’une démocratie dirigée, autrement dit d’une dictature douce”. Et on lit dans un éditorial d’un quotidien financier belge que la Grèce n’a pas d’autre choix que de renoncer à la démocratie et de

remettre son économie dans les mains de l’Allemagne. À la Commission européenne, ils prétendent avoir “le soutien de la majorité silencieuse de la population européenne”. La majorité silencieuse ! Les dictateurs aiment bien se servir de la “majorité silencieuse” pour se légitimer : “nous sommes sur la bonne voie, car le peuple ne gronde pas”. Lors d’une discussion sur le Sixpack2, Johannes Laitenberger, le chef de cabinet du président de la Commission européenne, a ainsi déclaré : “Le premier et le meilleur allié que nous avons, c’est la majorité silencieuse, bien trop souvent couverte par une minorité bruyante de sceptiques et de critiques, mais plus solide que nous le croyons.” Aujourd'hui la police utilise des concepts très larges, comme celui de “la radicalisation” ou celui de “l’extrémisme” pour justifier sa surveillance sur les mouvements sociaux. Quand ces concepts sont définis politiquement, on peut y inclure à peu près tout ce que l’on veut. Et depuis le 11 septembre 2001 surtout, l’Union européenne a créé un tout nouvel appareil policier européen. Europol, Eurojust, Frontex, Cepol et Sitcen : pour l’Européen moyen, ce sont des organisations inconnues, mais il s’agit d’institutions européennes puissantes de services de police, de justice, de contrôles douaniers et de services secrets. Il n’y a aucun contrôle démocratique sur ces services pour lesquels plusieurs milliers de personnes travaillent et auxquels des millions d’euros sont consacrés – pas même un contrôle par le Parlement européen.

43

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:28 Page44

Pensez-vous que ces deux aspirations (égalité et liberté) peuvent s’épanouir ensemble ? Bien sûr, si on ne base pas la société sur des principes de concurrence et de profit qui mènent à l'inégalité. Et si on n'accorde pas une liberté réelle qu'à quelques-uns : ceux-là qui jouissent d'une liberté d'exploiter la grande majorité de l'humanité selon les lois du profit maximal. Aujourd'hui, nous disposons d’une connaissance, de technologies et de capacités organisatrices telles que nous pourrions dès à présent fixer des objectifs encore impensables dans le passé. Nous pourrions éradiquer la pauvreté, la guerre, les maladies. Il y a assez pour satisfaire les besoins de tous mais, manifestement, pas encore assez pour contenter la cupidité des ogres du rendement qui accumulent des richesses phénoménales.

Reconquérir la démocratie sur cette élite nous paraît un des défis les plus importants de notre temps. Ce ne sera possible qu’en touchant à la base économique du pouvoir de cette élite. Le capitalisme a créé l’illusion que l’économie ne concerne que l’argent. C’est un aspect important, mais l’économie devrait plutôt tourner en fonction de la satisfaction des besoins des gens, aujourd’hui et demain. Puisque les moyens sont limités, des choix doivent être opérés. Voilà ce qu’est l’économie. Avoir voix au chapitre lors de ces choix fondamentaux, voilà ce qu’est la démocratie. Ainsi, démocratie et économie sont intimement mêlées comme les combats pour l'égalité et la liberté le sont. Aujourd’hui, la “classe supérieure” de l’élite opère des choix désastreux. Cette élite prive l’homme de sa force de travail et de sa participation, elle prive la nature de sa force de récupération. Elle les en prive jusqu’à l’enfer.

Nous n’avons pas d’autre choix que de priver les géants industriels et financiers des “droits naturels et inaliénables” qu’ils mettent aujourd’hui en avant. Il faut faire cesser cette privatisation pour faire des secteurs publics les artères de notre économie, pour pouvoir vraiment donner aux gens la voix à la participation, pour orienter la société vers des objectifs publics et écologiques. La démocratie de demain commence par l’expropriation des acteurs des privatisations. Comment les peuples pourraient-ils avoir plus de prise sur leurs conditions de vie, de travail, de logement ? Comment peuvent-ils être réellement maîtres de leurs choix de vie ? De nouvelles formes démocratiques seront nécessaires pour y parvenir.

Peter Mertens, David Pestieau, Comment osent-ils ? La crise, l’euro et le grand hold-up. Editions Aden, décembre 2011. Ensemble de normes européennes qui impose aux Etats membres des normes budgétaires et macroéconomiques en vue d’assurer la rigueur et la croissance de l’Union. La rigueur pour les peuples, la croissance pour les multinationales. 1 2

Par Pao

“ ou

Après qui séd Ainsi, figures répons une al sans e

Bruxelles L

44

ECHOS N°77


x que de financiers les” qu’ils faut faire faire des notre écoonner aux our orienpublics et e demain es acteurs

nt-ils avoir ns de vie, ment peude leurs es démoour y par-

a rigueur pour

BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:28 Page45

Par Paola HIDALGO*

“La vie pleine” ou

Sumak Kawsay

Après une décennie d’instabilité politique, l’Équateur vit une “révolution citoyenne” qui séduit d’autres pays dans le continent sud-américain et ailleurs dans le monde. Ainsi, le concept andin du “Buen Vivir” commence à être connu en Europe où des figures politiques comme Jean-Luc Mélenchon n’hésitent pas à s’en inspirer. Les réponses du gouvernement équatorien à la crise économique semblent proposer une alternative originale qui intègre des mesures sociales et de nationalisation sans entrer en rupture avec l’économie de marché. .

Bruxelles Laïque Echos

45

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:28 Page46

’histoire récente de l’Équateur est mouvementée : entre 1997 et 2007 le pays connut sept gouvernements différents, la plupart d’entre eux forcés à démissionner par le peuple lors de manifestations pacifiques massives.

L

Une autre particularité de ce pays de quinze millions d’habitants et d’une superficie de 275 830 km², est son adoption du dollar étasunien comme monnaie, en 2000, suite à une crise financière et économique sans précédents qui signifia la banqueroute des principales institutions bancaires. Pendant cette période d’instabilité économique et politique, la population s’est engagée massivement dans des mouvements migratoires vers l’Europe, l’Espagne et l’Italie étant les principaux pays de destination pour des milliers d’Équatoriens et d’Équatoriennes en manque de perspectives et d’opportunités dans leur société d’origine. L’espoir d’un changement apparut à travers la candidature d’un jeune économiste (ancien louvaniste et élève de Harvard), Rafael Correa, à la présidence de la République équatorienne. Son élection rassembla des secteurs divers de la population, étaient représentés dans son programme, autant les intérêts des couches moyennes que ceux des classes les plus populaires (où les Indiens et Afrodescendants sont surreprésentés), jusque-là exclues de tout mécanisme de participation aux décisions politiques. L’élection de Rafael Correa fut suivie par

46

ECHOS N°77

la convocation d’une Assemblée constituante à l’issue de laquelle des propositions novatrices virent le jour : reconnaissance des peuples originaires et de certains droits collectifs, reconnaissance de droits à la nature, création d’un plan de gouvernement qui inclut des mécanismes de participation citoyenne dans la planification et dans la gestion des ressources et institutions publiques. Premier gouvernement équatorien ayant accompli l’exploit de conclure son mandat de cinq ans depuis 1996, l’heure est au bilan. Des observateurs nationaux et internationaux font le constat d’une amélioration des indicateurs économiques et ce malgré la récession mondiale qui a affecté négativement les principales sources d’entrées financières du système économique équatorien : les exportations de pétrole et les transferts d’argent des migrants. Ainsi, selon un récent rapport du CEPR (Center for Economic and Policy Research, Washington), durant la crise financière mondiale, la perte au niveau du PIB de l’Équateur s’est limitée à -1.3%1 et ce seulement pendant trois trimestres, pour ensuite se maintenir pendant un an à un niveau comparable à celui de l’avant-récession pour finalement, et seulement deux ans après le début de la crise globale, retourner à son rythme de croissance des vingt dernières années. Les moyens mis en œuvre par le gouvernement équatorien pour faire face à la crise répondent à des logiques de marché notamment axées sur la redistribution des fruits de la croissance à travers

des dépenses sociales accrues2. Ainsi, des programmes d’accès au logement ont été proposés aux couches moyennes et basses de la population, doublant en seulement trois années l’offre de financement pour l’acquisition d’un bien immeuble. Ces prêts sociaux ont été développés sur base de structures financières privées existantes depuis longtemps dans le pays, ce qui a permis de limiter les dépenses de l’Etat et les démarches bureaucratiques. Nous sommes donc loin d’une économie socialiste qui serait basée exclusivement sur un Etat omniprésent, même si des nationalisations de ressources ont aussi eu lieu. L’Équateur n’ayant pas de monnaie propre, les mesures monétaires ont imposé aux banques de maintenir 45% de leurs réserves dans le pays, ce qui a permis de garder les liquidités de l’Etat et les taux d’intérêt plutôt stables. Finalement, les ressources allouées à l’éducation ont doublé entre 2006 et 2009 grâce au renforcement des programmes préexistants. Les résultats de ces mesures sont palpables : la population vivant dans un état de pauvreté dans le pays se situe aux alentours de 28%, ce qui représente une diminution d’environ 8% par rapport au moment le plus critique (2009). Le chômage est actuellement de 4,9% (comparé au 9,1% d’il y a deux ans) et c’est le niveau le plus bas enregistré depuis 2007. Pour ce qui est de l’éducation, pour le niveau secondaire, le taux d’inscriptions est passé de 69% à 80,4% entre 2006 et 2009.

Une dém culturelle

Les straté eu un eff exclusivem propose u pement : Europe s Vivre”, ma est celle plénitude”

Le plan na nement en ou “Plan Bien Viv comme o d’articuler aux princ la nouvelle font du “ sa ligne nouvelle C fruit de d les différe société, organisme civile, des mouveme des mou nistes, d indiens et des église tion, des exportateu

Mais qu’es D’où vien comme pr

La nouvel


es2. Ainsi, logement moyennes ublant en e financen immeudévelopnancières ongtemps de limiter émarches mes donc qui serait tat omniations de

nnaie pront imposé % de leurs permis de t les taux

louées à 2006 et des pro-

ont palpaun état de aux alenente une apport au . Le chô% (comet c’est le é depuis ducation, aux d’insà 80,4%

BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:28 Page47

Une démocratie plurinationale et interculturelle pour une “Vie pleine” Les stratégies du gouvernement qui ont eu un effet face à la crise ne sont pas exclusivement économiques. L’Équateur propose un nouveau modèle de développement : le Sumak Kawsay, connu en Europe sous la dénomination de “Bien Vivre”, mais dont la traduction plus exacte est celle de “Vie dans la plénitude” ou “Vie pleine”. Le plan national du gouvernement entre 2009 et 2013, ou “Plan National pour le Bien Vivre”, s’est fixé comme objectif principal d’articuler sa planification aux principes définis dans la nouvelle Constitution qui font du “Sumak Kawsay” sa ligne directrice. Cette nouvelle Constitution fut le fruit de discussions entre les différents secteurs de la société, notamment les organismes de la société civile, des syndicats, des mouvements de femmes et des mouvements féministes, des mouvements de paysans indiens et d’Afrodescendants mais aussi des églises, des secteurs de la production, des entrepreneurs privés et des exportateurs. Mais qu’est-ce donc ce “Sumak Kawsay” ? D’où vient-il et quelle est sa spécificité comme projet politique ? La nouvelle Constitution définit la société

équatorienne comme plurinationale et interculturelle. Les réponses politiques et économiques cherchent à prendre en compte toutes les composantes de cette interculturalité. Les peuples indigènes des Andes ont, par exemple, apporté au débat économique des éléments issus de leur cosmogonie ancestrale où le concept de développement n’existe pas puisque, dans la représentation du temps et de

l’espace de ces peuples, le futur est représenté non pas devant les personnes mais derrière : il relève de l’invisible et l’inconnu. Cette remise en question du concept de développement sur base d’une différence épistémologique fondamentale (la représentation spatio-temporelle) rend impérieuse la construction de concepts qui puissent intégrer des formes de pensée

très éloignées de la conception positiviste et évolutionniste de la société en vigueur dans le libéralisme mais aussi dans la lecture marxiste de l’histoire. Ainsi, les principes pour atteindre le Sumak Kawsay s’articulent autour des “libertés démocratiques et de la possibilité de construire un avenir juste et partagé”. Cette volonté d’intégrer les franges de la population traditionnellement exclues de la vie politique à la construction des textes fondamentaux comme la Constitution et dans les outils de la gestion publique passe par le remplacement de concepts comme celui de développement – incompatible avec la vision du monde des peuples indiens – par d’autres concepts qui intègrent plus amplement les subjectivités des nouveaux acteurs politiques. En même temps, l’une des priorités de l’Etat devient d’“agir sur les sources de l’inégalité économique et politique”, seul moyen d’atteindre “une société pleinement libre” mais aussi soutenable du point de vue des ressources naturelles3. Le Plan National et la Constitution sont marqués par la reconnaissance des inégalités et des processus de domination à l’œuvre. De la même manière, on définit l’interculturalité comme un dialogue entre égaux. Ainsi, on reconnaît l’existence de freins à cette égalité et on se fixe comme

47

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:28 Page48

objectif le dépassement de cette subordination à travers la reconnaissance symbolique et effective des apports des groupes dominés, comme les Indiens et les Afrodescendants, à l’histoire du pays. Nous sommes loin d’une conception de la société autour des individus-citoyens abstraits et libérés de toute détermination liée à une quelconque appartenance : l’Etat équatorien reconnaît des communautés et les processus de domination qui les traversent et fonde sa politique sur la reconnaissance de ces freins à l’émergence d’une véritable démocratie pluraliste, définissant l’Etat équatorien comme un Etat post-colonial. Les principes du Sumak Kawsay L’organisation de la société de la “Vie dans la plénitude” s’articule autour de la notion de Communauté et celle-ci est indissociable de l’acceptation de la coexistence de pratiques culturelles diverses. Atteindre la création de cette Communauté se fera, selon ce nouveau paradigme, à travers la reconnaissance de l’autre et de l’histoire de domination qui a marqué les relations entre les groupes et les communautés. Loin d’une conception angélisée et aseptisée de la société et des rapports sociaux, on inscrit dans la stratégie politique la reconnaissance des rapports historiques de domination de certains groupes de la société sur d’autres. La lutte des classes (qui a parfois été occultée par un système qui fait penser plutôt à des castes dans l’histoire équatorienne) est légitimée, mais on propose, comme corollaire, une révolution citoyenne qui se veut pacifique et qui semble aider ce pays à faire face de

manière plutôt créative à la crise financière globale. Cette reconnaissance de l’altérité au niveau des individus – mais aussi des groupes – se fixe comme but “que chaque personne et chaque communauté puisse effectivement choisir la vie qu’elle désire vivre en exerçant tous ses droits” et prône une conception de la liberté “qui définit la réalisation des potentialités de chaque personne comme conséquence de la réalisation des potentialités des autres. La liberté de tous est une condition de possibilité de la liberté de chacun”4. Ainsi, l’interdépendance est reconnue et valorisée non seulement dans le présent, mais aussi vis-à-vis des générations futures, et ce, en cohérence avec la cosmogonie andine qui ne semble pas faire une distinction très nette entre le monde des vivants, des ancêtres et des générations à venir, puisqu’ils sont tous intégrés dans la Communauté Humaine dans une temps circulaire qu’on représente comme une spirale. Dans un tel contexte, l’Etat n’est pas opposé au marché – opposition issue de l’idéologie néolibérale – et la nouvelle Constitution propose une relation d’interdépendance entre l’Etat, le marché, la société et la nature où le moteur du développement n’est plus le marché, mais la recherche d’un équilibre entre ces éléments et où la nature n’est plus une ressource, mais le lieu où s’épanouit et se reproduit la vie5.

amérindiennes, le Sumak Kawsay, tel qu’intégré dans le programme du gouvernement équatorien, semble poser une alternative aux démocraties libérales qui n’arrivent plus à digérer leur diversité. Estce pour autant que la démarche affichée comme interculturelle a un impact sur les indicateurs socioéconomiques ? Selon une lecture marxiste, des rapports économiques et sociaux, il ne serait pas question de changer la suprastructure sans toucher à l’infrastructure. Néanmoins, ces concepts semblent se diluer dans la circularité de l’histoire de ces peuples qui ont résisté à cinq cent ans de domination avec une étonnante continuité et ce malgré la violence à laquelle ils ont été soumis. Un cycle semble donc s’achever quelque part dans le continent américain et les leçons que nous pourrions en tirer nous montrent une issue de la crise ailleurs que dans le repli face à l’autre, le déni de l’histoire et des blessures du passé et effectivement bien loin de la sacro-sainte austérité.

En Belgique, la croissance était en dessous du -2%. Les ressources de l’Etat se sont aussi vues alimentées par de nouveaux revenus issus d’une renégociation de la dette extérieure en 2008. Pour plus d’informations à ce sujet, voir aussi “L’Équateur, un exemple à suivre pour les pays européens endettés” (http://www.cadtm.org/L-Equateur-unexemple-a-suivre). 3 Plan Nacional para el Buen Vivir (PNBV), p. 18. 4 PNBV, p. 20. 5 PNBV, p. 24. 1 2

Intervie

Les

Dans vue div fier le mique rendre vénézu du XXI lière, l Jorge écriva l’Unive révolu cle – furent

À mi-chemin entre le socialisme et des concepts issus des cosmovisions

Bruxelles L

48

ECHOS N°77


wsay, tel u gouveroser une érales qui rsité. Este affichée ct sur les ? Selon ts éconopas questure sans moins, ces s la circues qui ont omination et ce malt été sous’achever américain ns en tirer crise aill’autre, le sures du oin de la

du -2%. limentées par on de la dette ce sujet, voir es pays euroEquateur-un-

8.

BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:28 Page49

Interview de Jorge RIVADENEYRA par Paola HIDALGO*

Les révolutions américaines

du 21 siècle e

Dans un contexte où les points de vue divergent, il est difficile d’identifier les concepts socio-économiques les plus pertinents pour rendre compte de la situation vénézuélienne. Entre socialisme du XXIe siècle et dictature pétrolière, les avis s’affrontent. Selon Jorge Rivadeneyra, philosophe, écrivain et professeur émérite de l’Université Centrale du Vénézuela, les révolutions sud-américaines du XXe siècle – notamment la révolution cubaine –, furent confisquées par les soviétiques.

Bruxelles Laïque Echos

49

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:28 Page50

a révolution bolivarienne vénézuélienne est le fruit d’une adoption des idées des révolutionnaires cubains, de qui le président Hugo Chávez se sent proche. Néanmoins, le “socialisme du XXIe siècle” vénézuélien est, selon Jorge Rivadeneyra, fort proche du soviétisme, malgré le déni des autorités de cette parenté qui pourrait sembler anachronique.

L

Comme d’autres intellectuels vénézuéliens, il reproche que des mesures comme l’expropriation des terres aux grands propriétaires terriens n’aient pas abouti à une redistribution achevée des ressources “Il y a eu confiscation puis un abandon de ces terres et maintenant nous devons importer presque 90% de ce qui se consomme dans les grandes villes comme Caracas”.

50

ECHOS N°77

Hugo Chávez “héritier autoproclamé de Simón Bolívar” a entrepris des réformes dans la Constitution vénézuélienne qui rendent possible sa réélection à perpétuité, ce qui “fait penser à une nouvelle forme de monarchie, comme celle des frères Castro à Cuba”. Lorsque nous l’interrogeons sur la pertinence des concepts socio-économiques marxistes pour rendre compte de la situation vénézuélienne, Rivadeneyra nous fait part de son scepticisme. Selon lui, malgré le discours marxiste du gouvernement de Chávez, on ne peut pas parler de socialisme puisque “il n’y a pas de lutte de classes au Vénézuela. Nous sommes face à une dispute entre intellectuels de la classe moyenne qui sont pour ou contre le régime.” Et de surenchérir : “au Vénézuela, la classe ouvrière n’existe pas. L’économie

est quasi exclusivement basée sur la production du pétrole, mais cette manne n’aboutit pas à la création d’entreprises, ni à la création de nouveaux postes de travail, ni à une diversification de l’économie. Pourtant, c’est le travail qui fait la richesse des peuples et l’exemple du Brésil me semble éloquent de ce point de vue-là”. Dans notre échange, lorsque nous avons abordé la question de l’Équateur, Rivadeneyra interprète son succès par la planification efficiente du gouvernement “qui a la chance de compter parmi ses dirigeants un économiste et pas un exColonel putschiste”.


ur la proe manne eprises, ni es de traéconomie. a richesse Brésil me vue-là”.

ous avons Équateur, cès par la ernement parmi ses as un ex-

BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:28 Page51

Le jeudi 27 juin 2012, 20h

The Brussels Business Le film de Friedrich Moser et Matthieu Lietaert, The Brussels Business – Who runs the European Union ? lève le voile sur le monde des lobbies européen. Sa projection sera suivie d’une discussion concernant la puissance des réseaux secrets et des grandes entreprises qui influencent quotidiennement l’élaboration et l’exécution des politiques européennes. Un autre regard sur l’intégration européenne et sa prise de contrôle néolibérale. Coproduction : Visualantics, Corporate Europe Observatory, Collectif Artivist, Bruxelles Laïque. Inscription indispensable auprès de Bruxelles Laïque. À Bruxelles Laïque (salle de conférence) 18-20 avenue de Stalingrad – 1000 Bruxelles

51

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:28 Page52

52

ECHOS N째77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:28 Page53

53

ECHOS N째77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:28 Page54

La rev

54

ECHOS N째77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:28 Page55

Conseil d’Administration

Direction Comité de rédaction

Carlo CALDARINI Anne DEGOUIS Jean-Antoine DE MUYLDER Isabelle EMMERY Bernadette FEIJT Ariane HASSID Monique LOUIS Christine MIRONCZYK Michel PETTIAUX Thierry PLASCH Johannes ROBYN Anne-Françoise TACK Cédric VANDERVORST Myriam VERMEULEN

Fabrice VAN REYMENANT

Juliette BÉGHIN Mathieu BIETLOT Mario FRISO Paola HIDALGO Sophie LEONARD Alexis MARTINET Ababacar N’DAW Cedric TOLLEY

GRAPHISME Cédric BENTZ & Jérôme BAUDET EDITEUR RESPONSABLE Ariane HASSID 18-20 Av. de Stalingrad - 1000 Bruxelles ABONNEMENTS La revue est envoyée gratuitement aux membres de Bruxelles Laïque. Bruxelles Laïque vous propose une formule d’abonnement de soutien pour un montant minimum de 7e par an à verser au compte : 068-2258764-49. Les articles signés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.

55

ECHOS N°77


BLE77DEF_Mise en page 1 05/06/12 15:28 Page56


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.