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Sommaire Edito (Ariane Hassid).............................................................................................................................................................................................................................................................................................................3 Populisme : la tentation fatale (Ababacar Ndaw)................................................................................................................................................................................................................................4 Populisme : état des lieux (Henri Deleersnijder)..................................................................................................................................................................................................................................6 Le nouveau populisme européen et le mythe de l’islamisation (Propos recueillis par Sophie Léonard) ................................................................... 10 Faire signe à tout prix (Propos recueillis par Sophie Léonard) ..................................................................................................................................................................................... 15 Quand souffle le vent du populisme (Mario Friso)......................................................................................................................................................................................................................... 20 Respecter les victimes. Vraiment (Anne Lemonne et Christophe Mincke)..................................................................................................................................................... 23 Livre examen : Le Grand Renfermement : quand le cerveau reptilien obscurcit le pouvoir (Juliette Béghin)............................................... 27 L’animateur socioéducatif ou la rupture avec le sens commun (Alice Willox)............................................................................................................................................ 30 Contrer le populisme (Alexis Martinet)........................................................................................................................................................................................................................................................ 33 Noig verontruste aalstenaars (Alice Willox)........................................................................................................................................................................................................................................... 36 Populisme : l’injure (Cedric Tolley).................................................................................................................................................................................................................................................................... 39 À contre courant : Un peuple qui n’a plus droit de cité (Alain Brossat)................................................................................................................................................ 42 Dérives populistes d’une pensée antilibérale (Mathieu Bietlot).................................................................................................................................................................................... 44 Portail : La tentation populiste (Mario Friso)................................................................................................................................................................................................................................. 49 Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles. ­ ruxelles Laïque Echos est membre de l’Association des Revues Scientifiques et Culturelles - A.R.S.C. (http://www.arsc.be/) B Bruxelles Laïque asbl Avenue de Stalingrad, 18-20 - 1000 Bruxelles Tél. : 02/289 69 00 • Fax : 02/502 98 73 E-mail : bruxelles.laique@laicite.be • http://www.bxllaique.be/

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EDITOrial L

e populisme désigne davantage une forme qu’un contenu de la politique. Il définit moins un corpus d’idées qu’une manière de faire, de communiquer et de raisonner en politique. Une méthode qui cherche à caresser l’électeur dans le sens du poil en prétendant avoir compris et répondre à ses attentes que les autres méprisent. Cette façon de faire peut du coup être utilisée par les tenants de toutes les tendances politiques. Il existe, et a existé au cours de l’histoire, des partis politiques explicitement populistes qui se réclament aussi bien de la droite que de la gauche. Il y a surtout des procédés populistes qu’on retrouve à l’œuvre au sein de la plupart des partis politiques et dans bon nombre de discours, qu’ils se tiennent au parlement, dans les médias ou au café du commerce. La propagation des propos populistes dans des sphères toujours plus larges de la société est sans nul doute symptomatique d’une crise économique, sociale et politique à la mesure de celle des années 1930. En tant que manière de penser, le populisme est l’exact antipode du libre examen. À la recherche, la confrontation, l’argumentation, la raison, il substitue la révélation, les allégations, les simplifications, les réponses émotionnelles. Il fonctionne par réification – c’est-à-dire qu’il fige en une chose homogène et statique des réalités complexes et mouvantes – du “peuple” bien sûr, mais aussi des “élites” et de certaines figures qui lui servent de bouc émissaire telles que les étrangers, les musulmans, les délinquants, les grands financiers internationaux…

Si le populisme a tendance à s’immiscer un peu partout, notre esprit critique ira jusqu’à se demander dans quelle mesure notre système politique, tous partis confondus, n’est pas en train de devenir structurellement populiste. Notre démocratie ne vire-t-elle pas de plus en plus à l’émocratie, c’est-à-dire la soumission des décisions politiques à l’émotion populaire tel que ce fut flagrant lors de la libération de Michèle Martin ? Notre gouvernement ne joue-t-il pas de plus en plus sur la stigmatisation de boucs émissaires pour se donner un reliquat de consistance ? Avec ce paradoxe selon lequel plus le populisme est pratiqué dans les faits par le pouvoir en place, plus il est décrié dans le discours et sert à discréditer une certaine critique du pouvoir en question. Alors, en bon libres exaministes, nous nous demanderons si certaines questions posées de manière caricaturale par les populistes ne mériteraient pas d’être réfléchies et débattues de manière nuancée, complexe et intelligente. Par exemple, quelle est la place du peuple dans la prise de décisions démocratiques ? Quelle doit être la contribution des élites économiques et financières à la résolution de la crise dont elles sont en grande partie responsables ? Dans ce nouveau numéro du BLE, vous trouverez des recettes pour éviter d’emprunter les raccourcis systématiques des autoroutes du populisme et privilégier les chemins escarpés de la réflexion. Bonne randonnée parmi nos pages ! Ariane HASSID Présidente

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Par Ababacar NDAW

Populismes la tentation fatale Bruxelles Laïque Echos

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Les thèses populistes et les populismes en eux-mêmes dans leurs contenus et leur expression globale, constituent des impedimenta de conservatismes, de démagogies politiques, d’extrémismes, de préjugés conformistes, de schémas de pensée, d’a priori, de raccourcis, de défiance et d’exaspérations aujourd’hui bien installés dans les opinions d’un nombre de plus en plus conséquent de personnes parmi les élites et les citoyens. Ils constituent, sous ce rapport, une composante de la culture politique et sociale du moment. Comme le furent en leur temps le colonialisme, l’impérialisme, le nazisme ou le fascisme. Dans les faits, les thèses populistes ne sont pas l’apanage d’une famille idéologique ou politique distincte, elles traversent toutes les classes et sont reprises sans nuances, ni modération, dans un grand nombre de milieux conservateurs, traditionnalistes, libéraux, gauchistes, anarchistes ou extrémistes. Ces attitudes et comportements étant légitimement renforcés en cela par l’impuissance endémique des États à mener des politiques sociales cohérentes par la sclérose affligeante des élites et les effets pervers combinés des mesures d’austérité et de la surmédiatisation des leaders populistes. Ce n’est pas un hasard que Marine Le Pen soit devenue la deuxième personnalité publique la plus aimée des Français et que, quoiqu’on ait dit et écrit sur ces leaders, ils restent populaires et aimés d’une partie des populations. Les populismes ne sont certes pas des avatars des extrêmes-droites ou des droites extrêmes mais leur fournissent néanmoins l’opportunité de s’acheter une image de respec-

tabilité et de crédit à peu de frais. Ce n’est pas sans raison que le Front National, lors du 1er mai dernier, a étrenné son nouveau slogan : le peuple d’abord, détournant au passage le titre de la célèbre chanson de Georges Brassens, “Les copains d’abord”. Les dénonciations incantatoires, les levées de boucliers et les indignations des acteurs démocratiques, pour finir, n’auront servi qu’à enraciner dans les perceptions populaires, la croyance de plus en plus partagée, qu’il n’y a rien à entendre et espérer dans cette situation de crise économique et sociale des politiciens, des élites et des gouvernements plus soucieux de sauvegarder des privilèges injustifiés que de satisfaire les besoins réels des gens, et ne représentent donc que leurs propres intérêts.

“Nous ne devons pas arborer le drapeau du dogmatisme, écrivait Karl Marx, mais aider les dogmatiques à comprendre leurs propres thèses”1. Ce serait une erreur de vouloir suivre les populistes sur leur propre terrain de démonstration et de répondre à la démagogie par de la démagogie et de céder à une tentation qui serait fatale à la Démocratie et qui la placerait sur la pente glissante de la régression politique, culturelle et sociale. ____________________________ 1

Karl Marx, “Une correspondance de 1843”, Annales franco-allemandes

Les Etats sont impuissants face aux déferlantes populistes. Les positions des partis au pouvoir semblent ramollir et la tentation de plus en plus grande d’accorder des concessions aux populistes pour demeurer en place. Et cela a déjà commencé. Discours sur la moralisation de la vie publique, lutte contre les fraudes fiscales, mea-culpa publics d’hommes politiques pris en flagrant délit de corruption, durcissement des politiques publiques envers les chômeurs et les immigrés, stigmatisation des communautés religieuses musulmanes... Ces cibles privilégiées de la vindicte populiste sont désignées comme profiteurs d’un système honni au même titre que ses tenants et privilégiés, c’est-à-dire les élites politiques et financières accusées de trahir les intérêts du peuple et d’être soumises à une tutelle transnationale.

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Par Henri DELEERSNIJDER

Professeur d’histoire, chroniqueur et auteur de Populisme. Vieilles pratiques, nouveaux visages (Les Territoires de la Mémoire/Luc Pire, 2006).

Populisme état des lieux

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Il ne se passe pas de jour où, dans les médias et le monde politique, l’on n’entende prononcer le mot “populisme”, le plus souvent pour en dénoncer les effets pervers. Rarement, par contre, ceux qui l’utilisent à foison, pour ne pas dire à tort et à travers, s’attardent à lui donner une définition qui satisfasse la raison. C’est que le concept fourre-tout auquel il s’applique, véritable auberge espagnole d’un vocabulaire idéologique en mal de précision, est devenu depuis quelque temps une arme de combat : celui qui l’emploie comme vocable repoussoir veut clouer un adversaire au pilori et se donner ainsi un label démocratique à bon marché. Objet équivoque par excellence, embauché pour des usages polémiques, tiré à hue et à dia au gré des positionnements des partis et des stratégies électorales, le populisme est cependant un puissant révélateur de l’état d’une société. D’où l’urgence de serrer au plus près ce terme polysémique et d’éclairer avec rigueur la signification du phénomène qu’il recouvre. Et d’abord à la lumière de l’histoire.

Les populismes fondateurs S’il est en général connoté à droite aujourd’hui, voire à l’extrême droite, ce substantif l’était résolument à gauche dans la seconde moitié du XIXe siècle en Russie et au tournant du XXe aux Etats-Unis. Comme quoi, les mots ne sont pas à l’abri de détournements sémantiques et peuvent connaître des destinées inattendues. Quand il naît dans l’Empire tsariste vers 1870, il désigne un mouvement politique dont les membres veulent au plus vite éduquer la paysannerie pour l’amener à renverser l’ordre social existant. Ces narodniki, autrement dit ces “populistes” russes, sont des idéalistes qui “vont au peuple” sans nécessairement en

être issus, mais qui voient dans les populations rurales exploitées l’âme profonde du pays et le ferment d’une société plus égalitaire. Pas besoin pour cela de passer par un parlementarisme à la sauce libérale, façon Europe occidentale. Leur activisme fera cependant long feu, par suite de la naissance d’un prolétariat industriel et l’apparition de sociaux-démocrates nourris des œuvres de Marx et Engels. En 1892, de l’autre côté de l’Atlantique, naît dans le Missouri une formation politique agraire du nom de People’s Party, laquelle regroupe avant tout des petits fermiers indépendants dont les conditions de vie sont de plus en plus menacées par un capitalisme urbain en plein essor. Estimant incarner les valeurs des pères fondateurs de la nation américaine – “droits égaux pour tous et des privilèges pour personne” (Thomas Jefferson) –, ils s’opposent résolument aux monopoles naissants et, partant, se prononcent pour une série de nationalisations, dont celle des chemins de fer. Leurs revendications n’aboutiront pourtant pas, par suite du mauvais score obtenu par leur candidat à l’élection présidentielle de 1896. Même si cette percée progressiste fut de courte durée, elle a selon toute vraisemblance influencé sur le long terme, en particulier à travers l’American Federation of Labor et le Parti démocrate, les initiatives réformistes qui inspireront notamment au cours des années 1930 le programme du New Deal. Ces préoccupations sociales, on les retrouve, dès le XIXe siècle aussi, en Amérique latine. Là, des chefs locaux connus sous le nom de caudillos ont souvent incarné aux yeux des plus humbles le désir de justice doublé d’un espoir d’existence moins pé-

nible, particulièrement face à l’emprise des puissants propriétaires terriens. Des leaders tels que Vargas (1882-1954) au Brésil et Peron (1895-1974) en Argentine, ce dernier ayant été porté au pouvoir en octobre 1945 par une vague populaire qui préparera son élection à la présidence en 1946, ont posé pas mal d’embarras aux politologues et historiens, un peu comme tout récemment feu Chavez au Venezuela. Etaient-ils de gauche ou de droite ? Plutôt socialistes ou fascisants ? Ni l’un ni l’autre, pourrait-on dire. Car les politiques qu’ils ont menées, à coup sûr de façon autoritaire, ont été en général bien accueillies par les couches les plus pauvres de la société. Leurs actions, où certains ont cru reconnaître une troisième voie entre capitalisme et socialisme, ont surtout contribué à créer un lien guide-peuple caractéristique de ce qu’il est convenu d’appeler le populisme. Un tout hybride en somme, fortement teinté de nationalisme, avec une opposition bravache à l’égard de l’Oncle Sam. A leur manière donc, ils ont été et restent des figures populistes du passé.

Du boulangisme au poujadisme Le demeurent encore plus, mais avec de sensibles différences, des météores politiques français tels que Georges Boulanger (1837-1891) et Pierre Poujade (1920-2003). Le premier, militaire sorti de Saint-Cyr aux airs de matamore, s’est trouvé dans les années 1880 au centre d’intérêts divergents et soutenu, potentiellement du moins, par une clientèle électorale allant des bourgeois les plus conservateurs aux prolétaires les plus soucieux de réformes. A une époque où la IIIe République était encore fragile, en particulier à cause des scandales financiers qui la

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minaient, de larges secteurs de la population française considéraient Boulanger non seulement comme un sauveur providentiel, mais aussi comme le général qui allait tôt ou tard reprendre au Reich l’Alsace-Lorraine perdue au cours de la guerre franco-prussienne de 1870. Opinion résumée par Maurice Barrès en ces termes : “Qu’importe son programme, c’est en sa personne qu’on a foi [...]. On veut lui remettre le pouvoir, parce qu’en toute circonstance, il sentira comme la nation.” Mais c’était sans tenir compte des mandataires acquis aux principes républicains qui, sentant la menace et avec Georges Clémenceau à leur tête, prirent diverses mesures destinées à étouffer le boulangisme : son porte-parole s’exila en Belgique et se suicida le 30 septembre 1891 à Ixelles, sur la tombe de sa maîtresse morte de tuberculose deux mois auparavant.

méridionale et qui, à la suite de la création de l’UDCA (Union de défense des commerçants et des artisans), se lance dans l’arène politique. Avec un slogan appelé à une certaine postérité : “Sortez les sortants !” et des formules du même tonneau, mais plus explicites : “Quand on pense qu’il y a, à la Chambre, des pourris de cet acabit [...], il faut prendre la grande trique, le grand balai et nettoyer ça d’un bon coup !”. C’est là une rhétorique qui était déjà celle du rexiste Léon Degrelle (1906-1994), l’homme du “parti du balai”et des invectives outrancières de 1936.

L’aventure poujadiste, elle, commence en juillet 1953 lorsque les Georges Ernest Jean-Marie Boulanger Pierre Poujade agents du fisc décident de venir inspecter la comptabilité de ceux A la particularité près que, malgré l’antiqui vivent de l’artisanat et du commerce de parlementarisme et l’antisémitisme grandétail dans la commune de Saint-Ciré (dé- dissants au fil du temps de ses diatribes, partement du Lot). Le libraire-papetier Pou- Poujade ne deviendra jamais un fasciste pur jade – “Pierrot” pour les intimes – fait barrage et dur. Son mouvement avait certes bénéficié à ceux en qui il voit des envoyés de l’Inqui- du soutien de l’OAS, enlevé 52 sièges – soit sition fiscale, plus portés à fouiller dans les 2,5 millions de voix et 11,6% des suffrages – comptes des petits que dans ceux des gros. aux élections législatives du 2 janvier 1956 “Bas les pattes !”, devient en substance le et compté dans ses rangs le jeune député mot d’ordre d’une révolte qui, de loin en loin, Jean-Marie Le Pen, il ne parviendra jamais gagne la plus grande partie de la France pour autant à traduire en programme poli-

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tique consistant le verbalisme de baroudeur de celui qui l’avait fondé. Affaibli par le Parti communiste et par les partisans résolus du régime républicain, le poujadisme ne tarda pas à s’effondrer, surtout depuis le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958.

Des traits distinctifs On aurait cru que nos démocraties européennes, échaudées par le souvenir de la Seconde Guerre mondiale et des funestes dérives des expériences totalitaires, étaient à jamais préservées d’aventuriers politiques seulement soucieux de se hisser sur le pavois du pouvoir personnel. Eh bien non, à cet égard aussi, comme en d’autres domaines à vrai dire, il a fallu déchanter. Depuis pas mal de temps maintenant, un vent mauvais s’est en effet levé sur les pays du Vieux Continent, tant de l’Est que de l’Ouest. On y assiste au retour de partis qualifiés tantôt d’extrême droite, tantôt de nationalistes et tantôt de populistes : voilà des termes qui sont le plus souvent utilisés l’un pour l’autre. Et, de fait, les questions que ces formations mettent en évidence peuvent, peu ou prou, être qualifiées de ces trois vocables. Si la signification du premier (extrême droite) et du deuxième (nationalisme) ne pose pas de problème majeur, il n’en va pas de même du troisième :


populisme. C’est la raison pour laquelle, comme annoncé plus haut, il est nécessaire de le décrypter, en étant conscient que la réalité qu’il embrasse est proche, très proche même souvent, de celle des deux autres compères. Plusieurs éléments, reconnaissables entre tous et qui lui sont propres, le caractérisent. En premier lieu et avant tout, il y a chez lui l’exaltation du peuple et l’appel direct à ce peuple. Mais quel peuple ? Et c’est le deuxième trait, marquant au plus haut point : un peuple monolithique, mythique, sacralisé à tout prendre, sans différences de classes, d’opinions et d’intérêts. Un peuple, troisième caractère, qu’un leader estime incarner parce que lui – dit-il le plus souvent – en est issu et lui – prétend-il – sent ce que ce peuple magnifié veut. D’où, quatrième composante, l’antiélitisme : les élites, surtout intellectuelles et politiques ou syndicales, sont suspectées de manipuler le bon peuple considéré comme intrinsèquement pur, innocent, sans tache ; élites soupçonnées aussi de s’en nourrir de façon éhontée. Ensuite, et c’est là un cinquième élément fondamental, il y a la rhétorique populiste, empreinte de démagogie, faite de propos à l’emporte-pièce (“y a qu’à faire ceci ou cela”), de coups de gueule (“tous pourris”), rhétorique qui fait la part belle aux émotions et qui est le plus fréquemment maniée avec maîtrise par un meneur charismatique, flamboyant, incarnant littéralement un parti hyperpersonnalisé. Enfin, conséquence de cette dernière dimension et on aborde ainsi le sixième et ultime ingrédient, les médiations, donc le Parlement (les Parlements en Belgique), sont diabolisées, voire rejetées à plus ou moins longue échéance puisque jugées inutiles ou superflues, pour ne pas

dire nuisibles. Par ce gain de temps qu’il propose dans la gestion de l’espace public, course niant par le fait même la complexité du réel, le populisme constitue une menace pour la représentation démocratique, sinon une avenue toute tracée vers une forme de régime autoritaire.

de formations politiques maintenant bien implantées – avec les ténors que l’on sait – en Scandinavie, France, Belgique, Autriche, Italie, Suisse et aux Pays-Bas, pour se limiter à celles qui ont acquis – en Europe de l’Ouest – une réelle visibilité médiatique, sinon un poids électoral considérable.

Sommes-nous dès lors en présence d’une résurgence de la droite ultra, à la fois décomplexée et antidémocratique ? La question fait débat, du fait même qu’à l’autre extrémité de l’échiquier politique existe aussi – avec un logiciel opposé – un populisme de gauche : cf. le tout feu tout flammes Jean-Luc Mélenchon. Sans parler de la vague protestataire incarnée par un Beppe Grillo. Quoi qu’il en soit, les formations populistes existant à présent dans la plupart des Etats européens participent aux élections (mais Hitler a joué le jeu aussi...) et paraissent donc, jusqu’à nouvel ordre, offrir des garanties démocratiques suffisantes. Elles sont anti-establishment, comme l’étaient le fascisme et le nazisme et restent leurs épigones, mais, n’ayant pas de programme révolutionnaire à proprement dit, elles le sont moins qu’eux.

Une prise de conscience est dès lors indispensable. En février 1848, écrit à Bruxelles, Le Manifeste du parti communiste commençait par ces mots : “Un spectre hante l’Europe : c’est le spectre du communisme.” Et si aujourd’hui, depuis la chute du mur de Berlin et le triomphe d’un néolibéralisme sans états d’âme, c’était plutôt le populisme qui, comme une onde de choc, était en train de gagner tour à tour les nations de notre Ancien Monde. Un populisme qui, tout en étant dépourvu d’idéologie bien définie et puisant volontiers son carburant dans le nationalisme le plus éculé, se distingue essentiellement par une attitude et un discours pouvant facilement dériver vers un extrémisme périlleux dès qu’ils viendraient à s’installer et à se développer dans la demeure démocratique en proie à la crainte du futur. Une demeure en manque d’espoir, d’horizon prometteur ou de vision alternative à long terme, comme c’est le cas de la nôtre où les programmes politiques de ces temps de crise économique sont devenus tellement interchangeables – sans l’austérité, point de salut ! –, ce qui risque d’ouvrir une béance pour l’expression d’un refus, celui de la démocratie justement. Se rappeler, à ce sujet, l’impérieux avertissement de Vaclav Havel : “L’inconvénient de la démocratie est qu’elle lie pratiquement les mains de ceux qui y croient et qu’elle permet de faire à peu près n’importe quoi pour ceux qui n’y croient pas.”

Un cocktail explosif On ne peut cependant nier que les thématiques développées de part et d’autre sont proches, parfois très proches : repli identitaire, nationalisme, xénophobie ou racisme, islamophobie, antiparlementarisme, euroscepticisme, lutte contre le multiculturalisme, véhémence du verbe, etc. Ce sont là des pôles qui se focalisent, en réalité, sur trois points de fixation : l’islam, l’immigration, l’insécurité. C’est une des raisons pour lesquelles l’appellation “national-populisme” est plus appropriée pour désigner ce type

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Propos recueillis par Sophie LÉONARD Bruxelles Laïque Echos

Le nouveau

populisme européen et le mythe del’islamisation Alors qu’il prépare un ouvrage sur le nouveau populisme européen qui sera publié à la rentrée (Ce populisme qui vient 1), le sociologue et philosophe Raphaël Liogier2, auteur du récent Le mythe de l’islamisation. Essai sur obsession collective 3, analyse pour Bruxelles Laïque Echos les principales caractéristiques du populisme aujourd’hui.

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Le populisme est une spécificité de la modernité, ou plus spécifiquement un retournement, une inversion de son sens La modernité, c’est la valorisation des modes d’être et des choix individuels, au détriment d’un statut qui, dans un monde traditionnel, est un statut déterminé a priori. Dans un monde traditionnel où le fils du forgeron devient forgeron et le fils du Roi de France devient lui-même Roi de France, toutes les formes de légitimité sont déterminées par l’origine. A partir du XVIIe et puis du XVIIIe siècle, l’individu en tant quel tel va devenir une entité sacrée. Et ce qui va le plus compter, c’est la subjectivité, le “c’est mon choix”. Tous les modes d’existence vont devenir légitimes parce que choisis par l’individu. Et quel rapport entre populisme et modernité ? En situation de crise identitaire (souvent conditionnée par une crise économique et sociale), il y a toujours eu des types de réaction contre les institutions, la recherche de boucs émissaires, et parfois l’arrivée au pouvoir d’un homme providentiel, qui tel un héros, est sensé résoudre tous les problèmes… Cela existait déjà dans l’Antiquité grecque et romaine. La spécificité du populisme moderne est de se déployer au nom du choix “transcendantal” du peuple, au nom de la vérité “subjective” du peuple, son opinion toute puissante et indéniable. Va alors apparaître une notion qui est caractéristique du populisme moderne, – équivalente au niveau de l’ensemble du peuple de l’expression sacrée de la subjectivité individuelle –, c’est l’“évidence”, le “bon sens populaire” contre lequel

on ne peut rien faire, contre lequel aucune rationalité n’aura raison. Dans les périodes de populisme comme aujourd’hui, à l’instar des années trente en Europe – en particulier en Allemagne mais aussi dans d’autres pays –, se développe l’idée qu’aucune objectivité, aucune rationalité n’a le droit de contredire le bon sens populaire, la vérité subjective du peuple.

comme dans l’empire romain justement, mais à un régime à tendance totalitaire, lequel n’est possible que parce qu’il s’impose au nom de la subjectivité du peuple (sa vérité, ses traditions ou ses besoins, ses intérêts supposés), à tous les niveaux de la vie sociale, jusque dans le quotidien. C’est ce que nous a montré Hannah Arendt : le pouvoir prend son extension maximale, il cherche à

Hannah Arendt (1906 - 1975)

Parce qu’il est moderne, ce populisme est d’autant plus radical. Paradoxalement, c’est au nom du peuple dans son ensemble, de sa liberté, de son bon sens que va être attaquée la liberté concrète des individus. Il y a une sorte de retournement, un renversement de l’idée de modernité. C’est ainsi que lorsque le populisme arrive au pouvoir, nous n’avons pas affaire à un simple régime dictatorial

tout contrôler, il est beaucoup plus étendu que la monarchie absolue ou le système féodal. Toutes les structures intermédiaires vont être bannies au nom de cette subjectivité du peuple, il n’y a même plus de contre-pouvoir comme il pouvait y en avoir dans le monde traditionnel. C’est la spécificité du totalitarisme, lequel repose toujours sur le populisme s’appuyant lui-même sur l’appel au

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peuple dont la “vérité” peut être contredite. Mais ce peuple, c’est une fiction ! Première caractéristique donc : au nom de cette fiction du “bon sens du peuple”, tout jugement critique va être suspendu : on n’a plus le droit d’émettre des éléments objectifs sur la situation. Même s’il est un produit de la modernité européenne, ce populisme ne se manifeste pas qu’en Europe. Il se manifeste ici plus qu’ailleurs parce que c’est l’Europe qui a construit l’idée de modernité. Mais cela fait déjà bien longtemps que cette idée a été exportée massivement vers l’ensemble de l’humanité. Le maoïsme par exemple, c’est du populisme, une sorte d’appel à la vérité du peuple (en l’occurrence le peuple des paysans, qui exprime lui-même la totalité du peuple ; dans le soviétisme, c’était les ouvriers qui exprimaient la vérité totale du peuple) à travers lequel est suspendue toute objectivité ; les exemples en Amérique latine montrent par ailleurs que le populisme peut être de droite comme de gauche.

Le populisme a pour vocation d’arriver au pouvoir En porte-à-faux avec la plupart des représentations le définissant comme un mouvement protestataire, je considère au contraire qu’une des caractéristiques du populisme est de mettre en place les conditions de son accession au pouvoir, à la différence des extrêmes. Pourquoi ? Parce que grâce à cette fiction du peuple, du bon sens populaire, il induit une alliance contre-nature entre les progressistes et les conservateurs (ou traditionalistes). C’était le cas des nazis par exemple. D’un

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côté, il y eut l’évocation d’une coutume séculaire, d’une vérité fondée sur les traditions populaires ancestrales… Cela s’est traduit par le mouvement folkloriste en Allemagne, la valorisation de l’ancien Empire romain germanique, le rêve de retrouver sa grandeur perdue… Mais d’un autre côté, il y aura un discours progressiste, l’idée d’égalité sociale du peuple allemand, ce peuple qui serait exploité, qui ne récolterait pas le fruit de son labeur… C’est donc progressiste, de gauche et à la fois, traditionaliste, réactionnaire, de droite. Il y a en fait dissolution des différences essentielles qui pouvaient exister entre ce qu’on appelle la “droite” et la “gauche”. Dès lors le populisme, par une telle alliance, dissout les extrêmes, qu’il soit de gauche ou de droite, et devient le noyau de la politique. C’est pour cela que, dans un sens, je dis que l’extrême droite n’existe plus ; au sens où en période populiste, l’extrême droite devient le noyau, mais n’a plus le même discours. Le programme de Marine Le Pen n’est plus le programme de l’extrême droite classique : ce n’est plus le poujadisme de Jean-Marie Le Pen qui voulait la défiscalisation, était d’ailleurs plutôt favorable au système capitaliste et libéral… Avec Marine Le Pen, nous avons au contraire un programme anticapitaliste comme celui de l’extrême gauche. Aux Pays-Bas, c’est cette alliance contre nature entre progressistes et traditionalistes qui a permis à des populistes d’arriver au pouvoir. Rappelez-vous, Pim Fortuyn disait “je ne suis pas à droite” et je crois vraiment qu’il ne l’était pas : il mettait en avant son homosexualité, les valeurs moralement progressistes de la gauche, mais il était aussi conservateur. Il chantait les valeurs séculaires de la Hollande (mêlant les valeurs progressistes et

traditionnelles comme si elles constituaient l’essence culturelle de la Hollande), et la vérité du peuple trompé et écrasé. C’est avec ce discours qu’il a pu arriver au pouvoir.

Le populisme s’appuie sur un sentiment d’urgence Pour faire appel à la subjectivité du peuple et permettre cette alliance entre progressistes et traditionalistes, le populisme doit s’appuyer sur le sentiment d’urgence : l’impression qu’on est cernés, attaqués, que c’est irréversible, que c’est la dernière chance, que c’est une attaque plus profonde qu’un simple problème économique, il faut que ce soit une attaque culturelle portée sur “notre” identité et au sens plus fort, sur notre civilisation, notion qui est manipulée en contexte populiste. L’idée d’urgence est centrale parce que c’est en s’appuyant sur elle qu’on peut dire : “On n’a pas le temps de se préoccuper des droits de l’Homme, il faut qu’on sauve au moins l’essentiel !”. C’est le syndrome 24h chrono, si vous voulez… Il faut sauver les droits de l’Homme en les attaquant : ce qu’on est en train de détruire dans l’immédiat, c’est pour sauver “l’essentiel”, notre civilisation. C’est ce qui permet par exemple, en France, à François Baroin de dire en 2003 – dans le rapport commandé par le Premier ministre de l’époque, Jean-Pierre Raffarin –, que la laïcité peut entrer en contradiction avec les droits de l’Homme. C’est évidemment ridicule puisque la laïcité est le produit des droits de l’homme, mais il veut en fait dire : “on est en situation d’urgence et donc, il faut une nouvelle laïcité”. Cette “nouvelle laïcité” (suivant l’expression de Barouin lui-même), c’est une laïcité en situation d’urgence, une laïcité d’exception. Au sens où il y a des tribunaux


d’exception, quand on est en situation de guerre, parce qu’on est dans l’urgence ! Une laïcité qui s’applique dans l’entreprise privée alors qu’elle est en réalité supposée imposer une neutralité aux pouvoirs publics et à ses représentants justement pour permettre l’expression des différences dans la société, cette laïcité de neutralisation, ce n’est pas la laïcité ! Ce n’est pas une extension de la laïcité, mais au contraire une restriction. Elle en prend le nom car c’est une laïcité d’exception pouvant se permettre d’être en contradiction avec ses principes, parce que nous serions dans une situation d’urgence.

Le populisme postule une intentionnalité maligne Pour que ce sentiment populiste d’urgence marche, il faut davantage qu’une attaque passive telle qu’un tsunami indépendant de toute volonté. Pour exister, le populiste a besoin de l’idée d’un complot, d’une volonté maligne. C’est pour cela d’ailleurs que, même s’il est contre la mondialisation capitaliste, – parce que sur le fond c’est de cela dont il a peur pour l’essentiel –, cela ne suffit pas car la mondialisation c’est un peu comme un tsunami, personne n’en est responsable en particulier ; donc à côté de cela, il a besoin d’une intention maligne, de quelqu’un qui s’attaque à lui. Cela va être le Juif à un moment donné, les ennemis de l’intérieur lors de la Révolution de 1789… et aujourd’hui, c’est le Musulman, pas en tant que tel mais l’islamisation, cette montée qui est intentionnelle. Pourquoi ? Parce que la crise elle-même est une crise d’identité. Une crise d’identité signifie avoir peur de ne pas être identique à

ce qu’on a été. Pour parler comme Freud, ça veut dire éprouver une “blessure narcissique”. Et quand c’est le cas, nous avons le sentiment qu’on nous en veut à nous en particulier. Nous sommes donc dans une situation qui n’est pas phobique mais paranoïde. L’Europe est en train de se construire un théâtre paranoïaque, avec des acteurs qui jouent un rôle : les héros qui veulent nous défendre, le peuple qui est trompé, le traître – la cinquième colonne – complice de l’islamisme et le djihadiste potentiel qui existe en tout musulman, s’il devient “trop” musulman ! Vous le voyez dans cette expression de “musulman modéré” : l’expression de “bouddhiste modéré” ne fonctionne pas, parce qu’il n’a pas une intention maligne, donc ça ne sert à rien qu’il soit modéré, il est bouddhiste “tout court”. Si vous dites “musulman modéré”, cela sous-entend un musulman qui se retient d’être “complètement” musulman, car s’il l’était, il serait forcément contre les principes de la modernité, de l’Occident…

C’est la minorité qui est puissante et la majorité qui est oppressée dans le sentiment populiste Pour faire cet appel au peuple, il faut supposer que celui-ci est oppressé. Et donc la majorité est oppressée, écrasée à double titre : soit par les élites au pouvoir qui sont des traîtres, des alliés de l’islamisation par exemple, et qui sont globalement pourris. C’est eux qui empêchent le peuple de respirer, de s’exprimer, de dire “sa vérité”, parce que c’est une minorité extrêmement corrompue et égoïste. Soit c’est l’autre minorité qui est au pouvoir : aujourd’hui, le djihadiste ; dans les années trente, le Juif. Et cette minorité est perçue comme fondamentalement puissante.

Pourtant, objectivement, les musulmans constituent une minorité du point de vue du nombre. Dans Le mythe de l’islamisation, je montre qu’en plus, ils ne se développent pas d’un point de vue quantitatif contrairement à ce que l’on croit et que l’on raconte. Les chiffres en termes de natalité, d’immigration… le prouvent. A Bruxelles, par exemple, ils sont effectivement concentrés dans certaines parties de la ville, il y a eu un développement démographique pendant un certain nombre d’années et il y a effectivement une nouvelle visibilité identitaire ; mais globalement, dans l’ensemble de l’Europe, ce qui caractérise ces populations, c’est qu’elles sont concentrées dans des quartiers populaires qui ne sont pas les plus beaux des différents espaces nationaux, qu’elles ont peu d’accès aux médias, qu’elles sont sousreprésentées dans le monde politique et qu’elles sont pauvres. Donc, elles sont très peu puissantes et pourtant, même leur impuissance va être considérée comme de la puissance. C’est une caractéristique d’une atmosphère populiste quand il s’agit de viser des individus. Dans l’Allemagne nazie, il y avait certes des Juifs très riches, mais il y avait une très forte proportion de la population juive extrêmement pauvre, mise au ban de la société, qui avait du mal à s’intégrer… Or on ne voyait qu’une seule chose : les banquiers, la finance internationale… Pour les musulmans, c’est pire encore, parce qu’eux sont carrément issus des empires coloniaux : c’étaient les populations les plus en difficulté, les illettrés qui étaient importées sur le territoire européen pour construire la couverture routière, pour travailler dans les usines… C’est donc une population qui est frustrée et cette frustration a pu se caractériser chez les nou-

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velles générations par des formes de visibilité, mais qui ne l’ont pas rendue plus forte. A l’échelle de l’Union européenne, on est à peu près à 4% de la population et la proportion n’est pas sur le point de croître. Au contraire, il y a une légère reprise de la natalité dans la population générale, et donc le rapport n’est pas du tout défavorable aujourd’hui à la population générale. Ce n’est pas ces 4% de la population, caractérisée comme une population pas très bien intégrée du point de vue économique, assez affaiblie du point de vue social… qui va mettre en péril l’équilibre économique, social et culturel des 500 millions d’Européens de l’UE ! Par contre, oui, l’Europe est en péril mais pour d’autres raisons !

Cette majorité opprimée ne peut pas s’exprimer dans le système de la démocratie représentative Toutes les structures intermédiaires, y compris le Parlement, sont considérées comme des structures qui empêchent le peuple, cette espèce de fiction du peuple de dire son intuition, sa subjectivité, seule et vraie. C’est pour cela que dans tout populisme, il y a une critique radicale de la démocratie représentative au profit d’une idéologie, d’une sorte d’utopie de démocratie directe. A travers quoi ? Par le référendum par exemple, comme on l’a vu en Suisse avec le référendum d’initiative populaire pour interdire les minarets. Rappelons qu’il n’y avait que quatre minarets en Suisse et qu’on a fait une votation qui transforme la Constitution suisse pour cela ! C’est hallucinant. Je suis d’accord pour que l’on dise que les minarets dans certains quartiers, cela ne correspond pas à l’esthétique historique de tel lieu de Suisse. Mais ça se détermine a posteriori, quand on travaille sur l’aménagement

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du territoire, on peut alors l’interdire. Le problème, c’est qu’on l’interdit a priori, quel que soit le style esthétique du minaret, en raison de sa destination, parce que c’est un minaret. Là, il y a un pas qui est franchi. C’est une loi d’exception : interdire a priori sans tenir compte du danger objectif. On l’interdit au nom de ce bon sens populaire. Cela aboutit à une sorte de totalitarisme qui présume un “c’est mon choix populaire”. Et à travers ce mythe de la démocratie directe, peut alors éventuellement s’installer un totalitarisme qui met fin à la démocratie représentative, à la démocratie tout court. Puisque la démocratie directe, ça n’existe pas : ça ne peut être qu’au profit d’un chef charismatique. Et le chef charismatique, c’est ce que désirent en particulier les Français, puisque dans un sondage du Monde début de cette année, se retrouvent toutes les caractéristiques et la structure de ce que je viens de vous dire :

anticapitalisme, sentiment de déclin absolument irréversible, urgence, l’idée que les musulmans essayent d’imposer leur mode de fonctionnement, l’intentionnalité et puis à la fin, il y avait “Qu’est-ce qu’il nous faut ?” et 87% des Français demandent “un chef unique qui règle enfin tous nos problèmes”! 87%, ça veut bien dire qu’on est au-delà de la droite ou de la gauche. _____________________________________ Editions Textuel, septembre 2013 Professeur de sociologie à l’Institut d’études politiques et directeur de l’Observatoire du religieux à Aix-en-Provence. 3 Éditions Le Seuil, 2012. 1 2

Raphaël Liogier donnera une conférence le lundi 16 décembre prochain sur le thème “populisme et mythe de l’islamisation”. Une organisation de Bruxelles Laïque et Ta’yush Lieu : Bruxelles Laïque Horaire : 18-20h


Propos recueillis par Sophie LÉONARD Bruxelles Laïque Echos

signe

Faire à tout prix Le politologue et sociologue des religions Raphaël Liogier1, auteur du récent Mythe de l’islamisation : essai sur obsession collective2, poursuit ici son analyse des spécificités du populisme actuel.

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Qu’est-ce qui distingue le populisme actuel de celui des années 30 ? Le point commun, c’est l’idée de retour en arrière et, en même temps, de progressisme, à l’instar du national-socialisme qui n’était ni de droite ni de gauche, sinon il ne serait pas arrivé au pouvoir. Il y avait cette nostalgie de l’Empire germanique pour les nazis, de l’empire romain chez le Duce, de l’empire espagnol pour Franco, mais ces trois Etats avaient en réalité des identités morcelées et ont, à partir de ce sentiment de fragilité, créé la fiction d’une unité italienne, espagnole, allemande. Par ailleurs, ce populisme se situait dans une Europe qui était encore le centre du monde. C’est pour cette raison qu’il a pu déboucher sur un totalitarisme dur qui s’est appuyé sur la militarisation, sur l’industrie, sur une économie encore très forte et qu’il a pu se traduire aussi par la recherche d’une extension territoriale. C’était un populisme qui a pu construire une idéologie stable, pure, directe – c’est le cas du régime nazi comme du fascisme – et mettre en place un système totalitaire administrativement organisé de façon stable. Le populisme actuel ne peut pas donner naissance, je pense, à un totalitarisme de cette nature. Il peut par contre nous mener à un totalitarisme que j’appellerais “liquide”, c’est-à-dire moins fondé sur une “politique du sens” que sur une “politique du signe”. Jean Baudrillard avait évoqué la différence entre l’une et l’autre. Il disait que le problème de nos politiques actuelles, c’est d’être passées à la politique du signe. Pour faire court, la politique du marketing. Jadis, il y avait des idéologies fortes qu’elles soient populistes ou autres et des hommes politiques, des intellectuels pour

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les porter, parfois de manière extrêmement intolérante. Aujourd’hui, ce qui intéresse les politiques, les médias et les conseillers des politiques, ce n’est pas le sens – que ce soit un sens comme l’idéologie nazie, soviétique, communiste ou autre – mais c’est de faire signe à l’opinion qui est une opinion “liquide”, variable. C’est ce qui explique que ce populisme contemporain ne peut pas se stabiliser, en raison même de la technologie actuelle qui teste en permanence l’opinion. Et le populiste actuel, il suit ça !

C’est un populisme du signe, plus qu’un populisme du sens. Il fait sans cesse signe ! Regardez le rôle des experts en marketing politique : ils sont devenus les vrais conseillers des politiques. Ils ne conseillent pas d’un point de vue idéologique – comme Goebbels pouvait conseiller Hitler –, ils conseillent en

fonction de ce qu’ils pensent que le peuple attend, que cette opinion très fluctuante attend. De ce populisme très liquide, ne peut advenir qu’un totalitarisme qui sera lui aussi liquide. Ce sera quand même une forme de dictature, car la caractéristique de nos Etats de droit, c’est d’avoir une Constitution. Et même si il y a une majorité de gens à l’Assemblée Nationale qui disent que les “gens qui ont un nez trop long” doivent disparaître, certes ils sont majoritaires, mais c’est contraire à la Constitution. Donc il est plus important d’être dans un Etat de droit que dans un Etat a priori démocratique. Parce que l’Etat de droit est forcément démocratique, mais il est plus que ça : il repose sur des principes qui empêchent qu’une majorité décide d’éliminer systématiquement les autres sous prétexte qu’ils sont blonds, roux… Il prévient de l’arbitraire. Le populisme du signe qui se développe aujourd’hui peut donc aboutir à un totalitarisme soft – dont on ne se rend même pas compte –, liquide au sens où il liquéfie nos constitutions. Il peut se focaliser à un moment donné sur l’ennemi musulman, comme point central, mais ensuite, il peut se diffuser sur toute une série d’autres minorités. Il n’a pas à s’arrêter à l’ennemi musulman, il peut y avoir toute une série d’autres parties de la population qui vont devenir les “alliés” du musulman, sans même le vouloir. Ce qui fait que vous allez vous attaquer aux Roms, aux intellectuels de gauche… Cette espèce de fluidité par rapport aux années 1930 nous empêche de tomber dans un totalitarisme dur mais, en même temps, elle fait que le totalitarisme peut se répandre sans qu’on s’en aperçoive, sans qu’il en ait le nom et sans qu’il se traduise par un système militarisé.


Il n’y a pas, je pense, le danger de la mise en place de la solution finale qui supposerait un totalitarisme dur, presque une industrialisation du totalitarisme. Il n’y a pas l’idée d’espace vital et le risque éventuel de guerre mondiale, pour une deuxième raison, c’est que l’Europe n’est plus la centralité mondiale et qu’elle n’a donc plus les moyens de ce type de guerre. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle elle est dans cette ambiance de crise identitaire. Cela ne se traduira donc pas forcément par une guerre extérieure, mais certainement par la destruction progressive de l’ensemble de nos Constitutions, c’est-à-dire des Etats de droit européens. Au nom de la défense de nos principes libéraux, les libertés vont être réduites. C’est ce que j’appelle le nouveau populisme européen. Et c’est pour ça que je dis que l’extrême-droite n’existe plus. Dans le fond de ces thèmes, elle est anticapitaliste comme l’extrême gauche. Marine Le Pen défend même les Juifs, parce que les musulmans sont supposés être antisémites. Elle défend les animaux – elle dit que si elle veut lutter contre le hallal, c’est à cause de la souffrance des animaux. Ce n’est quand même pas un programme classique du Front National ! Elle se dit féministe parce que les musulmans etc. Quant aux thèmes poujadistes pour la réduction fiscale qui sont classiques de l’extrême-droite qui défend le petit commerçant, ils ont disparu. C’est un virage à 180°. Je ne suis pas d’accord avec Emmanuel Todd qui confond et mêle, à mon sens, populisme et extrême droite. Pour lui, si l’extrême-droite s’accroit, c’est à cause d’une population vieillissante, des gens qui se sentent rejetés par le système, par l’urbanisation, qui ont

peur... Mais, dit-il, les nouvelles populations qui progressivement s’urbanisent vont nous sortir de cette extrême droite. Je ne suis pas d’accord du tout. Aujourd’hui, effectivement, l’extrême droite est une question de génération, mais le populisme qui est en train de se construire, – qu’il soit porté par l’extrême droite en tant que telle ou par l’UMP ou le PS, cela revient au même –, ce populisme se caractérise par une jeunesse qui n’a même plus honte de dire qu’elle est au parti de Marine Le Pen, parce que c’est social, parce que ce qu’elle défend, c’est la liberté des femmes… C’est justement de par cette alliance contre nature entre conservatisme et progressisme où tout le monde peut trouver son compte que le populisme est aujourd’hui au cœur de la vie politique et qu’il continue de s’accroître. Vous parlez de crise identitaire, qu’en est-il de la crise économique comme facteur favorisant aujourd’hui ce populisme ? Toute crise économique ne débouche pas sur une crise identitaire mais en général une crise identitaire se nourrit d’une crise économique. Celle des années ‘80 ne s’est pas traduite par une crise identitaire forte, parce que l’Europe était encore dans cette position intermédiaire que j’appelle du “psychanalyste global”. Elle avait perdu sa prééminence militaire, économique mais elle gardait encore cette place de conscience morale de l’humanité, de conseiller privilégié des Etats-Unis. Elle pouvait encore jouer le jeu de l’exception culturelle et dans le regard des autres puissances, ça continuait de marcher. Mais cela a commencé à changer à partir des années 2000. En mars 2003, lorsque les Etats-Unis attaquent l’Irak, pour

la première fois, ils ne se concertent pas vraiment avec les puissances européennes. Partout en Europe, il va y avoir des débats sur les identités nationales : en France, en Belgique, en Allemagne, au Royaume-Uni, quasiment partout. On va parler des racines chrétiennes de l’Europe. On va essayer de se fédérer avec une Constitution commune et ça va être le fiasco. Le statut de la France et du Royaume-Uni comme membres permanents du Conseil de sécurité est remis en cause… En gros, les Européens savent qu’ils ont perdu leur place. Certes, la crise économique et financière européenne est énorme, l’échec de l’euro est de plus en plus patent… Cela finit par aboutir à la situation d’un notable dont toute la dignité reposait sur le fait de s’habiller avec un certain costume, d’avoir une canne en ivoire, d’être propre sur lui, d’habiter dans un endroit plutôt classe – bref de se voir et d’être vu comme un notable du quartier – et qui, à un moment donné, n’a plus les moyens économiques même de changer sa chemise ! Il n’ose plus sortir, il a honte, il se rend compte qu’il ne fait plus le poids, qu’il n’est plus le centre du quartier. Et c’est là qu’il commence à se demander d’où ça vient, à se dire qu’on lui en veut… Le côté économique finit par jouer sur son identité. C’est ce qu’éprouvent les Européens depuis les années 2000, une crise identitaire. Je l’appelle parfois crise symbolique, parce que c’est le symbole, le sens même, y compris esthétique, culturel, cinématographique, littéraire que vous renvoyez à vos propres yeux et aux yeux des autres. Vous renvoyez une histoire, vous racontez votre manière d’être, votre comportement, vos prises de position. Et lorsque les autres ont le sentiment que cela ne compte plus,

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vous, vous le ressentez aussi, et c’est là que la blessure narcissique commence. Pour revenir au “mythe de l’islamisation”, cette dérive populiste traverse-telle l’ensemble des mouvements démocratiques ? L’islamisation, cette focalisation, sert ce nouveau rapport au narcissisme parce que cela permet de postuler une intentionnalité qui existe à l’échelle européenne. Parce que les Turcs en Allemagne, les Pakistanais au Royaume-Uni, les Maghrébins en France et un mixte de tout ça en Belgique ou ailleurs, ça donne le sentiment – si l’on en reste là – qu’il existe une multiplicité de problèmes liés à des spécificités nationales. Mais si vous dites qu’ils sont musulmans, d’un seul

Une vitrine chaussée de Haecht à Bruxelles

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coup, cela crée une unité. Et les Européens ont besoin de l’unité de l’attaque mais aussi que cette attaque soit fondée sur une intention, donc une doctrine. Comme l’islam est une doctrine, il suffit de dire que c’est une religion de guerre. En plus, il y a un passé particulier, on peut remobiliser l’image du Sarrazin. Par ailleurs, les musulmans sont aussi dans une situation de difficulté identitaire qui a conduit à cette nouvelle esthétique, ce retour, ces reconversions, cette visibilité dans les espaces publics. Et cette visibilité permet donc de dire que “c’est l’évidence”, – une fois encore, cette espèce de bon sens populaire –, et de se refuser à objectiver la situation. Toute personne qui dirait ce que je dis, est immédiatement taxée soit d’idiot qui n’a rien compris, soit de traître. Dans tous les cas, il ne peut pas

être dans la “bonne raison”, la “seule raison” qui est celle du peuple. Et donc le mythe de l’islamisation, pour ça, c’est parfait. En plus, il a deux aspects : l’aspect quantitatif, l’impression que ça monte et qu’on ne peut rien faire ; et puis d’une certaine façon, il y a l’aspect qualitatif soutenu par le terrorisme international qui se revendique de l’islam. Ce terrorisme est effectivement une réalité, mais, soi dit en passant, le combat à son égard est ralenti à cause même du mythe de l’islamisation qui nous aveugle sur les situations réelles sur lesquelles il faudrait jouer. En disant que le seul islam, c’est l’islam d’Al Qaida et autres, – alors que 95% des musulmans sur la planète pensent le contraire –, cela donne raison aux 5% qui disent que le seul islam est l’islam terroriste, puissant, violent, littéraliste. Les tenants du mythe de l’islamisation sont les alliés objectifs des islamistes durs qui veulent faire sauter l’Occident. Maintenant est-ce que ces dérives populistes touchent tous les partis ? Oui. Je vous conseille de lire le titre III de la Charte de la droite forte de l’UMP, et vous vous rendrez compte que ce qui est proposé n’a jamais été proposé depuis Vichy. Il y est proposé, par exemple, de mettre en place de plus grandes difficultés administratives pour les permis de construire des mosquées, c’està-dire de mettre en place des mesures spéciales. Il y est demandé, autre exemple, que les représentants de l’islam, même si ils sont nés en France et qu’ils sont français, signent une charte où ils reconnaissent l’égalité homme-femme, parce que suspects de ne pas la reconnaître a priori, etc. C’est à la limite de l’étoile jaune dans ce qui est demandé objectivement, il suffit de lire ! En ce qui concerne la gauche, la loi “anti-


nounous” a été votée par un Sénat socialiste et aujourd’hui, les socialistes sont d’accord avec l’idée d’étendre la laïcité – mais je vous disais ce n’est pas une extension, c’est une restriction – d’étendre cette laïcité d’exception à l’ensemble des espaces privés, des entreprises, à peu près partout, et même dans l’espace de l’intimité d’une nounou qui recevrait des enfants chez elle. La nounou, elle n’aurait plus le droit de cuisiner hallal lorsqu’elle reçoit des enfants chez elle, elle devrait enlever les signes d’islamité qui sont sur son mur et qui, si cela se trouve, ne sont peut-être que des signes culturels. Elle est chez elle ! Sous prétexte qu’elle garde des enfants ! Là, c’est un retournement total, et ce n’est plus une question de gauche ou de droite. Aujourd’hui, cette focalisation ne concerne plus seulement la France mais l’ensemble de l’Europe. Ce n’est plus une crise de la “laïcité à la française” comme dans les années ‘80. Il existe une division comme à l’époque de l’affaire Dreyfus et c’est une distinction qui dépasse très largement la logique des partis. Pour l’instant, je pense que l’on peut dire que nous sommes dans un rapport de 80% des gens qui sont dans ce mythe de l’islamisation, quelles que soient les variations dans la manière de l’envisager, des plus progressistes au plus traditionalistes, et puis 20% qui doutent quand même, qui se rendent compte que quelque chose ne va pas. Donc, ça dépasse largement la logique des partis. Ce n’est pas très rassurant mais, lorsque je dis que c’est un populisme liquide qui se traduit par un totalitarisme liquide, l’inconvénient est qu’il se diffuse et se répand sans qu’il soit fixe et fixé. En même

temps, ça veut dire aussi qu’il peut être combattu, qu’on a encore le droit de s’exprimer. Même si ce totalitarisme arrive au pouvoir, comme il est liquide, nous pourrons lui opposer d’autres liquides. Nous pouvons le combattre, continuer à discuter. C’est ce que j’essaie de faire. Quel est le rôle des médias dans la diffusion de cette pensée populiste ? Les médias sont des amplificateurs, alors qu’ils pourraient être des freins. Mais ce ne sont pas eux qui produisent cela. Ils sont en quelque sorte des coproducteurs : comme les politiques sont pris dans le marketing, la course aux voix, eux sont pris dans la course à l’audimat. Idem pour les auteurs de livre. Si vous écrivez “l’islamisme à la conquête de l’Europe” c’est immédiatement un best-seller, même si vous n’êtes pas connu ou médiatisé. Regardez par exemple Le Point, ils ont fait “l’islam sans gêne” alors qu’en réalité, même au Point, ils ne sont pas convaincus. Le problème c’est que leurs lecteurs eux sont convaincus qu’on est dans l’islamisation. Résultat : vous regardez Le Point, vous avez la couverture “l’islam sans gêne” et effectivement c’est un succès immédiat. Par contre, vous lisez le contenu, ce n’est pas si horrible que ça à l’intérieur. Parce que leur idée, c’est de faire signe avant de faire sens. Donc, aujourd’hui, la responsabilité des médias, ça serait de se dire : “On est allé trop loin. Peut-être qu’il faut que l’on arrête avec l’audimat et qu’on dise la réalité.” Mais je ne crois pas qu’ils sont prêts à ça. Et je ne crois pas que les politiques soient prêts à ça non plus aujourd’hui parce qu’effectivement il y a une corruption, mais c’est la corruption du signe. Ce n’est pas la cor-

ruption économique qu’imagine le peuple aujourd’hui. Pour moi, lorsque l’on reproche la corruption des élites du point de vue économique, c’est que justement le peuple est corrompu, suffisamment corrompu pour être jaloux de ces élites. Jaloux à tel point qu’ils – ces gens du peuple qui en veulent à ceux qui sont au pouvoir – n’imaginent pas que si eux étaient au pouvoir, ils feraient autre chose que de prendre de l’argent. Ils n’imaginent pas qu’on peut être au pouvoir pour autre chose que de l’argent, parce qu’euxmêmes n’imaginent pas autre chose que l’argent. Moi ce que je vois aujourd’hui, c’est la corruption du peuple, plus que la corruption des élites. Et du coup, que font les politiques par rapport à cette obsession-là ? Ils disent – c’est ce que fait François Hollande – qu’on va moraliser la vie publique, qu’on va faire ceci, cela ; mais ce faisant, ils font encore du populisme : ils font signe à cette opinion persuadée que tout qui est au sommet est corrompu. Mais en réalité, c’est cette opinion qui est corrompue. Et contre cela que faire ? Avoir une forme de responsabilité mais cela vous coûte votre audimat, peut-être le fait d’être réélu, cela coûte énormément. Cela pourrait vous rapporter ensuite parce que vous resteriez dans “l’Histoire” mais, comme le dit Hannah Arendt, il y a de moins en moins de gens qui se préoccupent du politique au sens de sacrifier son intérêt immédiat au profit d’une sorte d’entrée dans l’Histoire. Je crois que la plupart des hommes politiques ont fait une croix dessus. _____________________________________ Professeur de sociologie à l’Institut d’études politiques et directeur de l’Observatoire du religieux à Aix-en-Provence. Éditions Le Seuil, 2012.

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Par Mario FRISO Bruxelles Laïque Echos

Quand souffle le

vent

du

populisme

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C’est un discours antique. Les historiens en font remonter les origines à la république romaine (celle ante christum natum). D’autres en retrouvent des traces dans l’histoire récente de plusieurs pays sur divers continents. Mais celui qui nous intéresse est de nature différente, avec une empreinte toute européenne, en partie attribué à un déclin, à un déclassement du vieux continent. Il trouve un terrain favorable dans les démocraties confrontées à l’émergence d’un monde nouveau, dominé par l’incertitude. Il incarne un discours porteur d’un virus politique, face auquel les authentiques partis politiques ne sont pas immunisés. C’est autant un spectre qui hante l’Europe qu’un vent qui souffle sur notre société provoquant de sinistres craquements. Le populisme, parce qu’il s’agit bien entendu de cela, se prête à de nombreuses définitions. La version la plus directe indique le discours d’hommes ou de mouvements qui, à travers des promesses électorales, cherchent à conquérir l’approbation populaire en exacerbant les frustrations, en réveillant les préjugés nationalistes, xénophobes, racistes ou en exagérant les problèmes sécuritaires. La cible des critiques est l’élite au pouvoir, de laquelle doit se dissocier le peuple, considéré en tant qu’ensemble d’individus non subdivisé en classes sociales, et poussé par la colère, la rancœur, l’indignation à suivre un leader charismatique et un parti capable d’en exprimer l’idéologie1. Son champ d’action est celui d’une démocratie représentative, c’est pour cela que l’épidémie populiste enfonce ses racines dans notre société en crise. Aujourd’hui, il existe 27 partis de type populiste dotés

d’une influence considérable dans 18 pays européens différents. Dans les années 70, on en comptait seulement quatre. Dans cette comptabilité sont uniquement pris en considération les formations politiques qui, dans un scrutin national, ont franchi le seuil des 5 %. Mais 11 d’entre eux ont dépassé les 15%. Leurs succès électoraux ont commencé avec la (quasi)disparition des partis communistes, la baisse de confiance dans la sociale démocratie, et plus globalement dans nos gouvernements. Le passage d’une extrême droite classique et marginale à un populisme lancé à la poursuite de la société postindustrielle est apparu surtout dans la dernière décennie, même si on en devinait déjà les contours dans les années 90. Le modèle traditionnel de l’extrême droite, néofasciste ou néonazie, appartient désormais au passé ou survit difficilement2. Les vieux mouvements semblent maintenant réduits à des groupuscules. Le modèle post-industriel a connu en revanche une expansion significative, favorisé également par les crises économiques et financières survenues entre temps. Le phénomène populiste, dans ses dimensions actuelles, est un produit du virage survenu à la fin du XXe siècle, quand le début de millénaire a signé pour les Européens, sinon la fin, du moins la profonde mutation d’un monde et a initié celui de l’incertitude. Le communisme s’est à peine conclu que le phénomène de globalisation se développe. Pour de nombreux pays du vieux continent, l’ère de l’Euro commence. La monnaie unique est perçue comme un renoncement de la nation ; les referendums sur la constitution européenne révèlent une profonde perplexité ; l’attentat du 11 septembre, suivi de la guerre en Afghanistan et deux ans après celle en Irak, ensuite

les deux conflits contre l’islam et les attentats de 2004 à Madrid et de 2005 à Londres relancent et accentuent la crainte du terrorisme islamique et par conséquent de l’immigration musulmane. En 2008, l’affaire de la banque d’investissement Leman Brother annonce la crise économique et financière, avec comme conséquence l’austérité et l’augmentation du chômage. C’est dans ce contexte que les démocraties européennes voient grandir la vague populiste. Il existe deux itinéraires suivis par les partis politiques convertis en partie ou complètement à cette nouvelle forme de contestation dévastatrice3. Le premier concerne les mouvements de l’extrême droite raciste qui agissent par opportunisme. Les nouveaux dirigeants, plus jeunes, abandonnent les vieilles idéologies néonazies, antisémites et négationnistes. Ils archivent l’anticommunisme, pas seulement parce que le communisme s’est dissout, mais aussi parce que une ample portion des strates populaires représente un électorat à conquérir. Les populistes s’adaptent avec pragmatisme à la nouvelle réalité. Ils ne manquent pas d’esprit d’entreprise et connaissent la culture du marketing. En France, le virage du Front national se fait par étapes. Jean-Marie le Pen tente sans grand succès la modernisation du parti mais son incapacité à le faire ne l’empêche pas en 2002 de dépasser le candidat socialiste Lionel Jospin au premier tour des élections présidentielles. Au deuxième tour, il sera inévitablement défait par le gaulliste Jacques Chirac. Pour Le Pen ce sera malgré tout une défaite triomphale. Et ce le sera également pour l’extrême

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droite en pleine réforme. Sa fille lui succède neuf ans plus tard et adopte un discours moins ancré dans les thèmes traditionnels. La néo leader du mouvement ne diminue pas ses attaques envers l’immigration, en particulier musulmane, mais ne reproduit pas le style du racisme paternel. Elle le transforme, le recycle en le masquant derrière des revendications “démocrates”. Marine Le Pen revendique l’égalité entre hommes et femmes, la laïcité, la défense des libertés individuelles et d’opinions. Sur cette base, elle s’en prend à l’immigration musulmane, porteuse des valeurs qui menacent celles de la démocratie républicaine. En réalité, Le Pen s’inspire des populismes de l’Europe du Nord. Même si le FN se distingue, de par ses positions nationalistes, des séparatistes comme par exemple la Lega italienne ou le Vlaams Belang flamand, le dénominateur commun est le refus de l’Union Européenne. Les populistes lui doivent en grande partie leurs succès. Au Danemark, ils ont misé depuis 1992 sur l’anti-européanisme et sur la défense de l’indépendance du pays et de l’identité nationale. Pour les même raisons, les Suédois ont rejeté l’Euro en 2003. Et c’est encore l’europhobie, plus que l’euroscepticisme, qui est à l’origine du succès de l’Ukip (United Kingdom Independance Party), qui a obtenu récemment 23% aux élections communales en Grande Bretagne, et auquel les sondages promettent 20% aux législatives de 2015. Si ces pronostiques s’avèrent exacts, le cadre politique en serait profondément chamboulé. Aux trois partis traditionnels (les conservateurs, le parti travailliste et les démocrates libéraux), viendrait s’ajouter un quatrième parti qui modifierait les équilibres de la démocratie britannique. L’objectif initial de l’Ukip, dirigé par Nigel Farage, était de faire sortir le Royaume-Uni de l’Union européenne. Mais

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avec le temps, le programme s’est alourdi, et a clairement revêtu des accents populistes : lutte contre l’immigration et contre toutes les diversités qui polluent la cohésion nationale, ainsi qu’un discours qui cherche à transformer en colère le désarroi de la population touchée par la crise économique. La base électorale traditionnelle de l’extrême droite populiste est composée de petits commerçants, artisans et ouvriers : elle est formée des strates de la société où prévaut un sentiment de déclassement, de désarroi face à la mondialisation qui expose chaque pays à la concurrence internationale, et face à une Europe en déclin qui a du mal à se protéger. La montée du chômage est attribuée à l’absence de défenses efficaces. Ces partis populistes ne souhaitent pas la fin de l’économie de marché et ne sont pas ennemis du capitalisme. Ils veulent une économie nationale contrôlée par un Etat fort, capable de rétablir les frontières et d’appliquer une politique protectionniste. Ils critiquent le pouvoir des banques, de la finance internationale, qui soustrait au peuple ses ressources naturelles. Et ils pointent du doigt les riches et ceux qui gouvernent en alliant politique et argent.4 En Allemagne, l’AFD, nouvelle formation politique qui se voit attribuer par les sondages près d’un quart de l’électorat, a comme objectif la dissolution progressive de l’union monétaire. Elle soutient que l’Allemagne n’a pas besoin de l’euro et que l’Europe pourrait survivre à sa disparition. L’AFD est un mouvement conservateur. Parmi ses animateurs, économistes et intellectuels, nombre d’entre eux proviennent de la CDU d’Angela Merkel. Et tous nient tirer leur inspiration d’un populisme galopant, et encore moins de l’extrême droite radicale. Mais globalement,

rares sont ceux qui se déclarent ouvertement d’obédience populiste ou d’extrême droite. Surtout au sein de la droite “respectable”, où les tentations populistes demeurent vives et tenaces5. Le populisme a émergé par intermittence mais de manière évidente dans de nombreux pays. Sarkozy en France et Berlusconi en Italie en sont les claires illustrations. La tentation d’une complicité avec le Front National est encore vive au sein de l’UMP. En Italie, la Lega Nord et le PDL de Berlusconi ont longtemps gouverné ensemble. Et cette longue période d’hégémonie culturelle berlusconienne, initiée dans les années 80, a entraîné une modification de la manière d’appréhender la politique, également au sein de la gauche italienne. Le résultat électoral de Bepe Grillo s’inscrit dans cette vague populiste qui suit le déclin du Berlusconisme6. Mais Bepe Grillo refuse toute alliance avec les partis politiques traditionnels. En Grande Bretagne également, de nombreux conservateurs souhaitent une alliance avec le United Kingdom Independance Party. Ces nouvelles alliances semblent pourtant constituer le deuxième itinéraire, outre celui de l’extrême droite, qu’emprunte aujourd’hui le populisme pour s’infiltrer dans la vie politique européenne. ______________________________________ Dominique Reynié, Populismes : la pente fatale, éd. Plon, 2012 Piero Ignazi, Forza senza legittimità. Il vicolo cieco dei partiti, Roma, Laterza, 2012 3 Bernardo Valli, “Ombre nere d’Europa/ Quando soffia il vento del populismo”, La repubblica, 20/05/2013 4 Ibidem 5 Ibidem 6 Miguel Gotor, Historien et candidat tête de liste en Ombrie pour le Partito Democratico, Interview dans L’unita, 01/05/2013 1

2


Par Anne LEMONNE et Christophe MINCKE Institut national de criminalistique et de criminologie

Respecter les

victimes.

Il n’a pu échapper à personne que les questions de sécurité sont au centre du débat politique depuis plus de vingt ans. Le banal intérêt pour les faits divers a ainsi cédé la place à la construction d’un fait de société et d’une question politique : l’insécurité. Dans les discours publics (presse, monde politique, société civile organisée, réseaux sociaux et forums sur Internet, etc.), cette problématique est majoritairement abordée sous deux angles : l’ordre public et le souci des victimes.

Vraiment

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Dans le premier cas, de manière très classique, la sécurité est associée au maintien de la tranquillité et de l’ordre public. C’est ce qu’ont laissé transparaître, par exemple, des débats sur les sanctions administratives communales (SAC), lesquelles, ne concernant pas exclusivement – voire pas principalement – des infractions, mais bien des comportements indésirables bien que non criminalisés, se justifient en bonne partie au moyen de l’argument du maintien de l’ordre public. Quoi de plus logique, puisque les victimes de ces comportements sont rarement identifiables ? Il faudrait donc infliger des SAC et en étendre l’application pour que règne l’ordre dans nos rues. La deuxième thématique, abondamment mobilisée dans le cadre des discours sur la sécurité, est celle du sort et des attentes de “la victime”. Elle a été très largement invoquée dans les discours relatifs aux questions d’abus sexuels et de violences au cours des vingt dernières années. Enlèvements d’enfants (“Julie et Mélissa”, “Ann et Eefje”, etc.), violences intrafamiliales, abus au sein de l’Église... La victime est sans cesse mise au cœur du débat. Ce fut le cas encore récemment lorsqu’il s’est agi de décider de la libération conditionnelle de Michèle Martin. On notera que cet intérêt affiché pour les victimes depuis un certain nombre d’années a notamment débouché sur des évolutions législatives. Ainsi peut-on mentionner la mise en place d’un ensemble de dispositifs de soutien et d’aide à l’égard des victimes tels que le Fonds d’indemnisation des victimes d’actes intentionnels de violence, les services d’assistance aux victimes auprès de la police, les services d’accueil des victimes auprès des parquets... La position

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de la victime dans la procédure pénale a par ailleurs été améliorée, notamment par le biais d’une réforme du Code d’instruction criminelle (“Petit Franchimont”). Elle peut maintenant être mieux informée et intervenir dans la gestion de son dossier. Enfin, la figure de la victime a également pesé dans les récentes (et moins récentes) réformes de la libération conditionnelle, ce qui a abouti à lui permettre de se prononcer sur les conditions de libération du condamné. Enfin, le développement de ce qu’il est convenu d’appeler la “justice restauratrice”, centrée sur la réparation des dommages subis par la victime et sur le dialogue auteur-victime, est à placer dans le droit fil de ce mouvement. Deux procédures de médiation en matière pénale sont aujourd’hui d’application en Belgique. La satisfaction de la victime est donc devenue l’un des objectifs du processus pénal.

Invoquer Il est à noter que les discours, structurant ces débats et concourant à la mise en place de ces dispositifs, sont à la fois portés par des victimes et par des personnes ou organisations affirmant, avec plus ou moins de raisons, parler en leur nom. Ils peuvent être le fait aussi bien de journalistes que de politiques ou de simples citoyens. Rien n’indique par ailleurs que l’on puisse établir des différences claires en fonction des orientations politiques ou philosophiques. Il nous semble qu’il faut d’emblée opérer une distinction importante entre, d’une part, les victimes elles-mêmes, leurs combats, leurs opinions, leurs prises de position ou leur discrétion et, d’autre part, l’usage qui est fait de leur invocation dans le débat public.

Une chose, en effet, est d’être une victime et d’en tirer des motivations pour une implication dans les affaires publiques – à l’image de Jean-Denis Lejeune ou de Jean-Pierre Malmendier –, une autre est d’affirmer parler en leur nom et, surtout éventuellement, de les invoquer pour d’autres raisons que l’amélioration pure et simple de leur sort. C’est ce dernier cas de figure qui retiendra ici notre attention. Dans ce cadre, “la victime” est souvent invoquée, non pour elle-même, mais en renfort d’arguments pour un très large éventail de propositions de réformes : il faut plus de bleu dans les rues pour que les victimes ne soient pas confrontées, au détour d’un chemin, à leur agresseur de la veille ; il faut accroître le recours à la médiation pénale pour permettre une indemnisation appropriée et rapide des victimes mais aussi pour lutter contre la petite délinquance ; il faut juger vite, sévèrement, et restreindre les possibilités de libération conditionnelle par égard pour les souffrances et les craintes des victimes mais aussi pour sécuriser la population en général (et donc diminuer le nombre de nouvelles victimes), etc. De la répression à la réparation, de l’intervention policière à la politique carcérale, la victime est partout, du moins dans les discours.

Généraliser Cette grande diversité des actions étatiques placées sous l’égide de l’intérêt pour les victimes pourrait donner à penser que celles-ci sont prises en compte de manière large et dans toute la complexité de leur vécu. Ce serait ignorer le fait que la mobilisation de la figure de la victime se fait le plus souvent de manière univoque. Il est en effet rare d’entendre que les victimes


sont diverses, qu’elles peuvent vouloir des choses bien différentes et, même, parfois, des choses inadmissibles. A en croire le discours public, tantôt elles cherchent la sécurisation par l’emprisonnement et la répression pénale, raison par exemple pour laquelle il convient de développer une politique de tolérance zéro en matière de violence intrafamiliale ; tantôt elles demandent à comprendre et à dialoguer avec l’auteur (que s’est-il passé ? Pourquoi ? Pourra-t-on entendre l’expression de ma douleur ou de ma colère ?), comme dans le cadre des débats sur la médiation réparatrice ; tantôt enfin, elles devraient avant tout davantage peser sur la gestion du dossier qui les concerne, avoir plus de temps et de possibilités de recours, comme ce fut l’objet des discussions autour des possibilités de libération conditionnelle et des abus sexuels au sein de l’Eglise. Cette uniformisation des victimes revient à négliger certaines d’entre elles, parfois très nombreuses, à l’exemple de ces femmes, victimes de violences, mais perdant également la pension alimentaire que leur versait l’auteur suite à l’emprisonnement de celui-ci. La tolérance zéro, menée au nom de la victime, a alors pour première conséquence une précarisation extrême de celleci. De même, dans le cadre d’une médiation, si l’auteur est trop intimidant pour sa victime, si elle a oublié les faits ou même si elle pense que les faits justifient une punition que la médiation ne peut lui offrir, ce processus peut ne pas lui convenir du tout, voire lui infliger de nouveaux dommages. Dans le même ordre d’idée, certaines victimes souhaitent tourner la page plutôt que

de se voir réassignées à leur fonction de victime au gré des demandes (potentiellement nombreuses) de libération conditionnelle des auteurs. Elles peuvent par ailleurs se sentir “mauvaises victimes” de ne pas suffisamment s’impliquer dans les suites de l’infraction. Le rappel constant des faits passés peut en effet être très douloureux. On le voit, la réduction des victimes à “la victime” peut s’accompagner de difficultés considérables pour elles.

Connaître Au-delà de l’intérêt incontestable (mais parfois bien maladroit) de certains pour “les victimes”, dans bien des cas, leur invocation est purement utilitaire et, pour tout dire, populiste. Souvent, également, elle repose davantage sur les suppositions que sur une objectivation des attentes et expériences des victimes. L’on se représente en effet souvent la victime sous les traits qui conviennent aux circonstances pour l’affirmer en demande de ce qui est proposé. Le risque est bien entendu de déformer totalement les faits, de n’en considérer qu’une partie et de faire un usage purement utilitaire de la figure de la victime, les victimes réelles étant alors priées de se tenir tranquilles dans leur coin. N’est-il pas, à cet égard, frappant que celles qui sont considérées comme victimes parce que prostituées, victimes de la “traite des êtres humains”, se voient souvent dénier la capacité de s’exprimer dès lors qu’elles revendiquent de pouvoir poursuivre ce qu’elles présentent comme une activité professionnelle et refusent l’étiquette de victime ? Parfois, la victime refuse d’endosser son rôle, ce qui pose problème à celui qui prétend en porter la parole.

Même des victimes individuelles jouissant d’une certaine audience publique peuvent, lorsqu’elles prennent position, tendre à se considérer ou à être considérées par autrui comme représentatives des victimes. Ce n’est pourtant pas sans poser problème : le statut de victime n’est pas lié à des options politique ou philosophique, à un milieu social, à un sexe, à un savoir, à une trajectoire ou à des intérêts spécifiques. On devient victime par la force des événements et cette circonstance malheureuse est souvent le seul point commun entre toutes les victimes. Très certainement, elle peut être à l’origine d’affinités et, sans doute, d’une capacité de compréhension mutuelle, mais il faut noter qu’une grande variabilité existe néanmoins dans les faits dont il est possible d’être victime : atteintes répétées aux biens, violences intrafamiliales, abus de l’autorité, escroqueries, infractions aux législations environnementales ou en matière de sécurité sur les lieux de travail, infractions routières, la liste peut être très longue. Si bien que l’on est fondé à se demander quel vécu commun peut relier l’ensemble des personnes qui, à un moment ou l’autre, sont reconnues comme des victimes. Dans un tel contexte, l’uniformisation de la figure de la victime sert non seulement des projets qui n’améliorent pas nécessairement sa situation, mais encore, elle trahit bien souvent son vécu, ses options et ses désirs. Or, ne pas disposer de moyens spécifiques de s’exprimer et, en même temps, entendre des personnes parler en son nom, défendant des options qui ne sont pas les siennes est une expérience potentiellement frustrante, voire traumatisante. L’instrumentalisation populiste de la figure de la victime pose donc non seu-

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lement problème en ce qu’elle trompe le destinataire des discours, nous tous, mais également en ce qu’elle heurte les personnes au nom desquelles elle s’exprime prétendument. Parler au nom des victimes semble difficile en l’absence d’une représentation politique spécifique. Il aurait cependant été possible de leur donner la parole via des instances comme le Forum national des victimes, malheureusement en état de mort cérébrale depuis 2011. Ce Forum pourrait constituer un instrument démocratique intéressant s’il recevait l’attention adéquate de la part des instances dirigeantes. Il doit par ailleurs être possible de parler de manière informée des victimes. Pour cela, l’ambition doit, avant tout, être de donner une place à une vision nuancée du vécu, des besoins et des désirs des victimes. Ceci nécessite beaucoup de prudence et une démarche à long terme. La victimologie est, en la matière, un champ de recherche très développé (surtout dans le monde anglo-saxon) et qu’il importerait de soutenir en Belgique. On ne comprend en effet pas que ceux qui se disent prêts à consacrer d’importantes ressources à des procédures censées satisfaire les victimes puissent n’être pas plus disposés à financer des démarches permettant de définir ce qui pourrait les satisfaire.

Respecter Entendre les victimes dans leur diversité est, finalement, une simple marque de respect. Il n’est pas certain que ce soient les plus virulents des tribuns des victimes qui y parviennent le mieux. C’est aussi un gage d’efficacité, tant il est évident qu’une po-

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litique mal calibrée peut être plus nuisible que bénéfique. On notera enfin que c’est une des caractéristiques du populisme que de jouer sur les simplifications et sur les apparentes évidences. L’invocation du bon sens masque souvent l’ignorance et, pire, le refus de savoir ce qui pourrait remettre en cause des options préétablies. A cet égard, l’incompréhension des ressorts de l’expérience victimaire est à l’égal de celle des motivations et du vécu des auteurs, lesquels sont eux aussi englobés dans bien des généralisations abusives.

Pour aller plus loin LEMONNE, A., MAHIEU, V., VANDERSTRAETEN, B. “Le Forum national pour une politique à l’égard des victimes: un instrument révélateur”, in Revue de Droit pénal et de Criminologie, 2012, pp. 782-807. LEMONNE, A. “L’existence d’une socialité vindicatoire ? Tentative d’analyse à partir du discours des victimes”, in “JUSTICE !”. Entre pénalité et socialité vindicatoire, Sous la direction de Françoise VANHAMME, Erudit, pp. 79- 96, 2012. LEMONNE, A. “Images de la victime dans la politique à l’égard des victimes en Belgique”, Revue de Droit pénal et de Criminologie, juillet-août, 2011. LEMONNE, A., VANFRAECHEM, I., VANNESTE, C. (eds.) Quand le système rencontre les victimes. Premiers résultats d’une recherche évaluative sur la politique à l’égard des victimes, Gand: Academia Press, 2010, iv + 163p. MINCKE, Chr. “La justice restauratrice, une justice d’avenir ?”, Revue Nouvelle, 2011 (3). NAGELS, C., LEMONNE, A. “Traiter la traite: quand la prostituée navigue dans les eaux troubles de la dignité humaine”, in ‘Sexe et normes’, actes du colloque organisé à l’occasion du 75ème anniversaire de l’Ecole de criminologie de l’U.L.B., Bruylant, Collection des travaux et des monographies de l’Ecole des sciences criminologiques Léon Cornil, Sld. Adam et al., 2012, pp.227-252.


Par Juliette BÉGHIN Bruxelles Laïque Echos

Le

LIVRE-EXAMEN

Grand Renfermement quand le cerveau reptilien obscurcit le pouvoir Alain Brossat, Autochtone imaginaire étranger imaginé – Retours sur la xénophobie ambiante (éd. du Souffle, 2012)

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Comme le rappelle Henri Deleersnijder dans ce numéro et Alain Brossat dans son ouvrage, le populisme est un puissant révélateur de l’état d’une société. Pour le premier auteur, les pôles qui unissent les formations populistes actuelles convergent sur trois points de fixation : l’islam, l’immigration, l’insécurité. Pour le second, le populisme, serait aussi “un spectre qui hante les démocraties occidentales” parce que ces démocraties sont devenues “spectrales”. Alors pour reprendre un semblant de consistance, elles appliquent une démocratie de séparation au détriment de “boucs émissaires” si faciles à stigmatiser. Pour Alain Brossat, en effet, nos dirigeants ont succombé à “un délire hallucinatoire” dont “l’étranger” fragile et précaire constitue le mauvais objet et qui induit un diagnostic sur l’état de nos sociétés et la qualité de leurs formes de gouvernement. Le discours politique des gouvernants de nos démocraties sur la figure de l’étranger superfétatoire, parasitaire, perturbateur, menaçant serait “sous l’emprise d’un imaginaire résolument réfractaire à toute capacité d’objectivation”. L’étranger en trop serait donc le domaine par excellence où “les allégations les plus fantaisistes, les contrevérités les plus notoires, les affabulations les plus délirantes font foi dans la langue du pouvoir”. (p.9). Des pactes obscurs, implicites, inavouables sont constamment noués “entre les politiciens (qui jouent avec le feu en attisant la xénophobie, en discriminant les populations d’origine étrangère, en dressant des barrières entre “nous” et “les autres”) et une partie variable de la population” (p. 15). Mais pour A. Brossat,

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paradoxalement, “les plus “obscurcis” sont “ceux d’en haut”, les formés, les “élus”, les nantis, les biens lotis, ceux qui ont accès à la meilleure éducation et qui, à ce titre, s’estiment fondés à guider et instruire le troupeau humain qui, par nature et position, ne comprendrait rien à la complexité des choses”.

L’étranger “bouc émissaire” à l’heure de toutes les certitudes défaites Pour éclairer l’induration constante “du fantasme nourrissant les exorcismes antiétrangers dans nos sociétés, tout particulièrement parmi les élites étatiques et gouvernementales”, il émet l’hypothèse suivante : “moins nos gouvernants se sentent en mesure de continuer à garantir aux populations la pérennité des dispositifs destinés à promouvoir leur “droit à la vie” […], plus ils vont être portés à entretenir les fantasmagories de diversion ; plus ils vont focaliser leur attention et celle “du public” sur le caractère prétendument vital, fallacieusement salvateur de l’opération du partage entre ce qui a vocation à “vivre”, à faire valoir son droit à la vie (les inclus, les nationaux et assimilés), et ce qui peut être abandonné à son destin” (p.19). Les boucs émissaires et les causes inavouables contre lesquels notre société tente de se rassembler sur un mode négatif de rupture sont variés et infinis : “le “sentiment d’insécurité”, la croisade perpétuelle contre la “paresse” et le “parasitisme”, la guerre non pas à la pauvreté mais aux pauvres qui est un des mots clés du gouvernement ultra-libéral contemporain. Le sans-papiers, le clandestin, l’étranger

qui travaille au noir et menace les emplois, la famille nombreuse immigrée qui vit de l’aide sociale, le jeune d’origine étrangère rétif à l’ordre scolaire, le dealer, le délinquant des cités, l’africain polygame, la prostituée balkanique, le Rom voleur de métaux, le salafiste inquiétant, …” (p.20). Les gouvernants font donc “un usage immoral, mais fondé sur des calculs rationnels d’intérêt, de motifs “irrationnels” dont ils escomptent tirer un crédit leur permettant de franchir avec succès des épreuves électorales en agrégeant autour de leur démagogie xénophobe toute une poussière d’humanité désorientée par les effets destructeurs du capitalisme liquide et de la démocratie de marché” (p. 20). Comment ? En spéculant jour après jour sur des “effets d’annonce, sur l’usage de mots empoisonnés”, en investissant “dans les peurs irrationnelles et les affects les plus bas”, en exacerbant sciemment “les émotions collectives surgies à l’occasion de tel ou tel fait divers…” (p. 21). Ce que l’auteur détecte et qui est en contradiction avec la rationalité du pouvoir moderne (qui doit se doter d’une faculté d’anticipation et prendre en compte un nombre de variables toujours plus grand), c’est l’instantanéité qui découle d’une gouvernance en mode “cerveau reptilien” : “les calculs agencés autour de l’exploitation des peurs obscures de l’étranger brisent cette règle : ce sont des calculs à court terme, ils relèvent d’une politique de la pure opportunité […]. Ils relèvent d’une rationalité pauvre, purement instrumentale […], dépourvue de tout fondement programmatique et axiologique. Ils sont à l’image même de cette dégradation de la vie politique dont les gouvernants sont les


premiers agents, dans les conditions présentes de la démocratie du public” (p. 21).

Contre la démocratie de l’entre soi Comparant la prééminence du masculin et la mise à l’écart des femmes du peuple politique dans la démocratie antique athénienne, l’auteur décèle la fracture actuelle entre des ayants droit, de plein droit – fondée sur la confusion permanente et volontairement entretenue entre nationaux et citoyens – et d’autres dont les droits sont variables et conditionnels. Une fracture qui a pour vocation de faire peser sur la condition démocratique contemporaine comme une “hypothèque de type autochtoniste, voire de plus en plus souvent ethniciste” : le régime démocratique est fondé sur des valeurs universelles, sur le partage des droits et des libertés mais dont l’accès est conditionné par des clauses d’inclusion, de reconnaissance et d’appartenance. De cette fracture biopolitique découle une inégalité entre les ayants droit (sujets juridiques et politiques) et “ceux qui occupent la place de l’autre” et confinés au statut de “corps administrés”. L’égalisation formelle entre les individus trouve donc sa contrepartie et son complément dans le système qui institue des inégalités fonctionnelles et structurelles entre des catégories hétérogènes. Des régimes politiques mixtes non avoués qui masquent une réalité oligarchique. La démocratie que l’auteur nomme de “l’entre soi” est donc celle qui n’institue l’égalité des uns qu’à la condition de l’inégalité avec tous les autres. Nos sociétés sont amenées à intégrer et assimiler des outsiders, mais il n’en demeure pas moins une constante : “la production

d’une population précarisée, culpabilisée, rendue suspecte aux yeux des supposés autochtones, destinée à justifier un régime de l’exception, un régime “policier” de la gestion des populations”. (p. 79) Si les pouvoirs dits démocratiques se fondent donc sur “l’égalité” formelle (mais conditionnelle) et la liberté plutôt que sur la servitude et sur des formes d’autorités brutales, disciplinaires, ce n’est pas “du fait de leur vertu et de leur bonne moralité intrinsèque” mais pour maximaliser l’efficience en termes de gouvernementalité. Il s’agit de maintenir la forme démocratique tout en y fabriquant de l’exclusion et en légitimant certaines formes ouvertes de discrimination et de ségrégation. Pour “démocratiser la démocratie”, l’auteur préconise de “détraquer” cette machine et non d’en renforcer les rouages institutionnels. Comment ? En brouillant ce jeu de l’un et de l’autre, en destituant ce partage. La démocratie “revient” dans le présent, dans la vie publique comme enjeu politique lorsque apparaissent des configurations où l’un et l’autre échangent leurs places ou deviennent impossibles à distinguer ou partager. L’auteur donne comme exemple une manifestation contre la rétention d’un parent “sans papier” par des parents d’élèves, français et étrangers mêlés et solidaires. L’épreuve de la démocratie est d’inventer “des espaces autres” (Foucault) de la vie politique avec “l’autre” qui dérange de par sa simple présence “parmi nous” : le rom souvent citoyen européen, le demandeur d’asile, le détenu, l’habitant des quartiers de relégation.

Peut-être pouvons-nous avancer humblement que Bruxelles Laïque œuvre dans ce sens en créant des espaces de partage et d’égalité : atelier d’expression citoyenne égalitaire en prison, ateliers de stratégie de lutte avec et pour les sans papiers, groupe d’expression citoyenne pour travailleurs sans emploi, etc. Pour Alain Brossat, “cette incongruité, ce brouillage des rôles et des places est au cœur des pratiques contemporaines dont on peut dire, qu’elles “sauvent in extremis” la démocratie – si tant est qu’il y ait quelque chose à sauver”. (p.86). En d’autres termes “c’est quand la démocratie d’institution sort de ses gonds, est poussée dans ses retranchements, est conduite à franchir ses limites et voit son programme dévoyé, sa machine enrayée que la démocratie fait retour dans nos sociétés – pas seulement comme démocratie directe, mais surtout comme démocratie “d’en bas” (p. 84). Il s’agit donc “d’être le prochain” à l’encontre de la distribution des places établies par l’ordre social, là où ceux qui auraient eu vocation “naturelle” à l’être, se sont proprement défilés” (p. 86). En conclusion, dans la démocratie contemporaine, “les acteurs supposés de la “vie” démocratique sont aux abonnés absents (l’électeur qui vote avec ses pieds, les élites gouvernantes qui se comportent en propriétaires de l’institution démocratique…) et ce sont, tout aussi constamment, des “voyageurs samaritains” qui tisonnent la vie politique et raffermissent le lien démocratique” (p.87).

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Propos recueillis par Alice WILLOX Bruxelles Laïque Echos

L’animateur socioéducatif ou la avec le

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rupture sens commun


Le populisme se caractérise notamment par les explications ou réponses simplistes à des problèmes complexes et se manifeste par la sacralisation du subjectif et la démocratie d’opinion. Les animations en groupe constituent donc des moments privilégiés pour observer et pratiquer ce fameux sens commun propre au peuple. C’est une réalité que les animateurs du service socioéducatif de Bruxelles Laïque rencontrent au quotidien à travers leurs interventions dans des groupes très divers. Ils livrent ici quelques éléments caractéristiques de leur métier dans la confrontation et la gestion de ces échanges qui demandent vigilance et empathie. La cellule d’animation socioéducative de Bruxelles Laïque a pour mission de proposer des animations ponctuelles ou récurrentes au sein d’institutions telles que des écoles, des associations, des centres de formation sociale et professionnelle etc. mais aussi des programmes de formation et de sensibilisation. Les thématiques abordées (citoyenneté, interculturalité, droits et libertés individuelles…) sont diverses et en lien permanent avec les valeurs laïques. Un accent particulier est mis sur les modalités du vivre ensemble. Cette équipe est donc particulièrement habituée aux dynamiques de confrontation, de débat et de négociation. D’emblée, les animateurs commencent par se poser la question pour eux-mêmes : “Des représentations et des stéréotypes, on en a tous en tête”, entame Christian. Pour Fred, l’explication est collective : “Le racisme, par exemple, c’est un phénomène de société. Moi ça ne m’intéresse pas d’ac-

cabler une personne parce qu’elle tient des propos racistes. Je préfère travailler sur ce qui explique socialement ces phénomènes. En temps de crise, comme en ce moment, les gens ont peur et ça crée des replis”. On voit qu’à la cause individuelle, Christian et Fred préfèrent une analyse politique en terme sociétal. Mais cette vision globale n’est pas donnée d’emblée. Elle demande une vraie prise de distance à travers un cheminement pédagogique. Pour Christian, l’actualité est une ressource précieuse pour décortiquer les phénomènes populistes ou les réflexions simplistes : “Je me sers par exemple de l’affaire Joe Van Holsbeek à ce sujet. Les trois premiers jours où il n’y avait pas encore d’image des caméras, tout le monde croyait que l’agression avait été commise par des Marocains. A tel point que les médias ont été interroger le représentant de la communauté marocaine qui s’est excusé publiquement “au nom de tous les Marocains”. C’est un exemple qui explique bien ce qu’est un stigmate et les conséquences que ça peut avoir socialement. Plus récemment il y a eu l’affaire Trullemans. Voilà un type qui a une montée d’émotion et qui se met à tenir des propos à la limite du délit alors qu’il a une fonction publique”.

tation. Le spectacle était itinérant et a tourné dans pas mal de quartiers de Bruxelles. Ce projet nous a donné l’occasion de nous confronter sur ce qu’est le racisme et les généralités qu’on peut entendre dans la bouche des gens. Il faut reconnaître que c’est particulier de vivre cela, ce qui est dit peut sembler parfois énorme”. C’est ici que le travail de l’animateur socioéducatif prend tout son sens. Comment accueillir ces propos dans le dialogue et l’écoute tout en se désolidarisant de ce que l’on estime contraire à son éthique professionnelle ? “Il faut déconstruire, explique Christian. Et dans le processus de déconstruction, ce qui est le plus intéressant c’est de laisser l’autre parler et de se dévoiler dans sa subjectivité. Surtout au moment du “mais”. Le fameux “je ne suis pas raciste mais…”. Après ce “mais”, il y a une vraie

Le temps de l’écoute Déconstruire les idées simplistes prend du temps, comme en témoigne Christian : “Il y a à ce sujet des expériences fortes qui me reviennent autour d’un projet en particulier. Nous menions en 2008 un projet avec la compagnie Arts-Scenic. Elle avait monté un spectacle autour de l’extrême droite qui s’appelait “Dérapages” et nous nous chargions de l’animation qui suivait la représenAffiche du spectacle Dérapages par Arts-Scenic

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ouverture sur le ressenti et la subjectivité. Je me souviens très précisément d’une séance où un monsieur était très offensif envers les autres et se déclarait ouvertement raciste… Il a parlé longtemps, et il a beaucoup parlé de lui. Au fur et à mesure on a compris notamment que son ex-compagne était congolaise. Et petit à petit, on a senti qu’il y a eu un cheminement dans son discours. Simplement en le laissant parler, il est parti un peu déboussolé. Je pense qu’une vraie rencontre avait eu lieu. Et pour cela il faut du temps. Pour déconstruire, il faut le temps de rentrer dans le détail”.

Pour moi il est très important de stimuler la créativité. Il me semble que valoriser son potentiel créatif en tant que groupe permet de développer de meilleures relations aux autres et donc un vivre ensemble plus important. Ce que je veux dire par là c’est que le fait même de l’activité, que ce soit du théâtre ou autre chose de plus terre à terre, est une occasion de consolider une collectivité et de recréer du lien social. Il me semble que c’est cela dont le monde est en carence et qu’être en activité dans un collectif est sans doute la meilleure réponse aux replis qui mènent à la circulation de stéréotypes et généralités sur l’autre”.

Rosalie est formatrice et animatrice en communication non-violente. Pour elle, cet outil est par essence adapté à la déconstruction des étiquettes : “La communication non-violente permet le développement de l’autonomie et du sens critique. Il change notre perception de l’autre. Ainsi, quand un participant tient des propos stigmatisant, tout le travail sera de l’amener à se réapproprier ses représentations, c’est à lui qu’elles appartiennent et non à l’autre”. Ce qu’elle montre ici, c’est qu’on en dit souvent bien plus sur soi que sur les autres quand on propage des idées reçues ou des généralités.

Et Christian de conclure sur la gestion du collectif : “Pendant les animations, il y a des choses qui surgissent. On peut être surpris par une idée simpliste qui sort d’un coup, sans crier gare. À ce moment, soit on choisit de l’inclure dans l’animation et de faire avec, soit c’est trop important et il faut suspendre le cours du programme d’animation pour parler de ce qui vient d’être dit. Il y a là une responsabilité que le collectif doit prendre. On travaille sur le groupe par le groupe et avec le groupe. La responsabilité de l’animateur, c’est de renvoyer le groupe à la sienne. C’est vraiment notre travail au quotidien. Ca demande beaucoup d’attention, de vigilance et de temps”.

Le collectif comme source de créativité Fred résume son approche par l’attention au relationnel et à la créativité. Pour lui, on ne dépassera les replis populistes que par le développement d’espaces de rencontre : “Animer un groupe, c’est créer un espace intermédiaire où la rencontre et la confrontation à l’autre sont possibles.

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Par Alexis MARTINET Bruxelles Laïque Echos

Contrer le

populisme

Il ne nous appartient pas, dans le cadre de cette analyse, de catégoriser de manière péremptoire le populisme alors qu’il se caractérise précisément par une absence d’homogénéité idéologique. Nous ne nous appesantirons pas non plus sur les multiples acceptions et utilisations de cette notion floue et polysémique. Ainsi, nous nous bornerons à étudier les freins et stratégies inhérents à la lutte contre les discours visant à mobiliser le peuple par des promesses électoralistes, exacerbant ses frustrations, ses émotions tout en réveillant certains préjugés populaires en les justifiant par des considérations notamment sécuritaires, nationalistes ou identitaires. Il convient également de préciser qu’un contexte de crise sociale sert généralement de berceau à l’apparition et la prolifération de ces exhortations idéologiques. 33 E C H OS

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Le discours populiste est inhérent à tout régime démocratique car il naît et se construit autour de ses failles et de ses désenchantements. C’est le fondement même du débat public censé mener à une représentation majoritaire qui assoit ce discours comme moyen de séduction déviante mais démocratique des masses. Il exacerbe son côté proche du peuple pour, à terme, assouvir, sur fond de démocratie, les intérêts personnels d’un leader charismatique plutôt que l’intérêt général. Ce changement d’état opéré consciemment vise à gangrener le système qui lui a permis de naître et de se propager. C’est justement ce paradoxe pernicieux qui rend la lutte contre une telle influence si ardue. Cela revient souvent à devoir combattre l’usage de la démocratie pour essayer d’en préserver l’essence. Afin d’être assimilé et intégré par un électorat le plus large possible, ce type de discours passe par une simplification à outrance des problématiques sociétales et a recours à l’émotion situationnelle au détriment de la raison politique. Il n’hésite pas à noircir exagérément les situations de crise vécues par les citoyens afin d’en tirer avantage lorsqu’il en désigne les boucs émissaires et s’érige en héros salvateur. Le problème majeur pour ses détracteurs réside dans le fait que ce discours accroche émotionnellement et viscéralement l’attention de l’électeur ; il use de pamphlets simplificateurs, de généralisations abusives qui se permettent d’être brefs pour être incisifs, au point d’agir sur l’inconscient de l’audience comme opérerait le meilleur (ou le pire ?) des slogans publicitaires. Devrions-nous, dès lors, nous efforcer de répondre méthodiquement et rationnellement

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à chacun des arguments au risque de perdre l’attention de l’audience populaire tout en sachant que les espaces médiatiques de masse nécessaires à la diffusion de ce type de réponse se révèlent quasi inexistants ? Est-il préférable, au contraire, de tenter d’exclure les tenants du populisme de nos tribunes médiatiques au risque de faire leur jeu du complot et de la victimisation ? Ne serait-ce pas d’une certaine manière une trahison envers nos principes démocratiques ou un aveu public de défaite idéologique ?

Un cordon sanitaire médiatique ? Jean-François Dumont a répondu aux questions de Julien Paulus à propos de l’efficacité et de l’opportunité du cordon sanitaire médiatique aujourd’hui lors du colloque : “Agir contre le populisme et l’extrême droite : 1991 - 2011” organisé en mai 2011 par les Territoires de la mémoire : “Les raisons pour l’observer n’ont pas perdu de leur pertinence avec le temps. Offrir un espace médiatique à des tenants des idéologies racistes ou intégristes, sans encadrer ces propos, irait à l’encontre de la responsabilité sociale que les journalistes doivent assumer. Au-delà de l’efficacité du cordon sanitaire qui peut effectivement être discutée (il n’a rien empêché en Flandre mais il a peutêtre contribué à éliminer l’extrême droite en Communauté française), il s’agit d’une position éthique. Je n’ignore pas l’argument de certains journalistes et d’une organisation comme Reporters Sans Frontières pour lesquels toute restriction à la liberté d’expression dans nos pays démocratiques donne des arguments aux ennemis de cette liberté dans les régimes autoritaires. Mais je per-

siste à penser qu’il n’y a pas lieu d’affaiblir, chez nous, un principe éthique au nom d’un hypothétique danger qu’il représenterait ailleurs.” Cette défense du cordon sanitaire dans son principe ne l’empêche pas d’en percevoir les limites. En effet, à propos des problèmes auxquels les journalistes sont confrontés en matière de cordon sanitaire, Jean-François Dumont ajoutera qu’“il est légitime de se demander si les effets pervers du cordon ne sont pas plus importants que ses avantages : une diabolisation et une victimisation qui peuvent profiter à l’extrême droite, la rupture entre les médias et le public, les journalistes perçus comme des censeurs... Une deuxième difficulté tient à l’évolution des contenus médiatiques. Ils vont vers plus de proximité, de “people”, d’émotion et de brièveté alors que le cordon sanitaire exige de la distance, de la réflexion et de la longueur. Et que dire de cet autre paradoxe : les rédactions évitent de donner la parole “en direct” à des partis xénophobes, mais les sites Internet de leurs médias déversent dans leurs forums en ligne les propos haineux des intervenants anonymes ! Mais le plus sérieux problème auquel les journalistes sont confrontés tient à l’évolution même des discours discriminants. Ceux-ci n’émanent plus seulement de partis ou groupuscules marginaux sur notre échiquier politique. Ils sont aussi le fait d’élus de formations démocratiques, de membres de mouvements philosophiques ou religieux radicaux, d’intellectuels ou de gens du spectacle, tandis qu’apparaissent de nouveaux partis populistes ou nationalistes, à la lisère, parfois, des idéologies extrêmes. Comment les traiter médiatiquement ?”


Un cordon sanitaire politique ?

vaine et chaque action vaut la peine d’être soutenue.

Quant au cordon sanitaire politique, Jérôme Jamin s’exprimait ainsi dans un entretien avec Vincent Rocour publié dans La Libre Belgique :

Cependant, tout nous indique que ces démarches sont insuffisantes. Notre société dite progressiste, n’a jamais réussi à contrer de manière efficace les ennemis du débat démocratique : lors de la plupart des crises sociales, de nouveaux leaders haineux apparaissent dans le paysage politique, séduisent sans mal une frange mal informée de la population et tentent de s’emparer des rênes de notre société.

“Personnellement, je considère que le cordon sanitaire a eu une grande utilité pendant une quinzaine d’années, jusqu’en 20062007. Mais depuis cinq, six ans, on constate que beaucoup d’idées qui justifiaient le rejet du Vlaams Belang sont aujourd’hui présentes dans le discours d’autres partis. On voit cela très fort en Flandre. En France aussi. Par exemple ? Par exemple, faire le lien entre la criminalité, le chômage et l’immigration. Ce qui me met mal à l’aise, c’est que ces idées ont traversé le cordon sanitaire, mais que les partis qui les émettaient sont restés au ban de la vie politique. C’est problématique parce que si on a placé un cordon sanitaire, ce n’était pas seulement pour s’opposer à un parti. C’était pour s’opposer à son projet de société.” Face aux discours populistes, des techniques telles que le cordon sanitaire, le recours aux lois réprimant l’expression publique de certaines opinions (en vertu de leurs conséquences potentielles pour les citoyens ou pour la société), la réponse systématique par des arguments tirés de la raison dans les médias ou au sein des chaires universitaires, les actions de la société civile etc. ont déjà toutes fait leurs preuves en tant que réponses ponctuelles face à un discours politique déviant. Aucune résistance n’est

Peut-être serait-il temps de penser à une approche globale de la problématique sur le long terme en modifiant radicalement la manière d’instruire la jeunesse afin qu’elle puisse apprendre à déceler et décrypter d’elle-même un discours ou un programme populiste pour ce qu’il est ? Peut-être qu’au regard des multiples grandes catastrophes de l’Histoire, serait-il temps d’enseigner aux élèves, le libre examen, la critique historique et l’insoumission à l’autorité plutôt que la discipline, l’arbitraire du pouvoir et la soumission aveugle au règlement d’ordre intérieur ? Peut-être serait-il temps de se demander pourquoi aucun pouvoir en place n’a jamais pris les dispositions nécessaires à la mise en place d’un tel cursus scolaire... ______________________________________ Sources

Patrick Charaudeau, “Réflexions pour l’analyse du discours populiste”, revue Mots, n°97, Les collectivités territoriales en quête d’identité, pp.101-116, ENS Éditions, Lyon, 2011, consulté le 20 mai 2013 sur le site de Patrick Charaudeau Livres,articles, publications. Site internet de Territoires de la mémoire asbl, Entretien : grandeur et misère du cordon sanitaire, www.territoires-memoire. be/am57/82-entretien-grandeur-et-misere-du-cordon-sanitaire, page Internet consultée le 20 mai 2013 Vincent Rocour , “Le cordon sanitaire se justifie moins”, in La Libre Belgique, www.lalibre.be/actu/belgique/article/789597/ le-cordon-sanitaire-se-justifie-moins.html, page Internet consultée le 20 mai 2013

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Par Alice WILLOX Bruxelles Laïque Echos

Noig Veronstruste Aalstenaars

Si l’on peut faire l’amer constat que le populisme traverse aujourd’hui les partis politiques de tous bords, on ne perdra pas de vue que ce mode de séduction constitue le fonds de commerce de certains plus particulièrement en vogue. En tant que francophone, on pense rapidement avec effroi aux scores majeurs de la N-VA aux dernières élections communales. Mais que sait-on vraiment de ce qui se passe de l’autre côté de la frontière linguistique ? Au-delà de cette majorité électorale, qui sont ces citoyens flamands qui s’opposent au virage nationaliste de leur région ? À Alost, commune de 81 000 habitants dirigée par une coalition N-VACD&V-sp.a, un groupe de citoyens résiste à la nouvelle orientation de la majorité en place. Petite leçon de démocratie par les “Alostois très inquiets” (Noig Veronstruste Aalstenaars).

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Raoul est Alostois de naissance. Il a habi- ou non au Collège. “On était nombreux, on té à Bruxelles pendant quelques années a parlé pendant longtemps. Et là, les gens puis est revenu dans sa ville natale il y a ont voté pour la participation. Qu’est-ce trente-cinq ans. Ancien cordonnier, il est qu’on peut faire ? Les gens ont voté, c’est aujourd’hui un pensionné très actif. Depuis comme ça, même si on n’est pas d’accord quelques années, il a vu sa ville changer de avec eux”, se souvient Raoul. Cet évènevisage. Et il n’est pas le seul, contrairement ment aurait pu miner les Alostois déçus de à ce qu’il en pensait il y a un an : “Les pre- cette perspective politique, ça n’a pourtant mières inquiétudes sont venues quand Ka- pas été le cas. rim Van Overmeire a rejoint les rangs de la N-VA et s’est présenté sur les listes. Ce type-là, ce n’est pas n’importe qui quand même !1”. Quelques Alostois, inquiets pendant cette campagne, organisés sous la forme d’un groupe de jeunes socialistes nommé Animo, commencent à se mobiliser. Ils sont au nombre de six ou sept et font campagne auprès du sp.a local. Ils se sentent notamment proches d’une candidate d’origine subsaharienne et relaient sa campagne dans les Karim Van Overmeire. ©Photo : L’avenir.net quartiers plus populaires d’Alost, espérant convaincre les votes Le jour de la prestation de serment du communautaires et contrer par là les votes Collège, une quinzaine de citoyens se rasnationalistes envers un ancien membre du semblent devant la maison communale. Vlaams Belang. La déception sera grande L’objectif est d’envoyer un message à la au lendemain du 14 octobre 2012. La N-VA nouvelle majorité : “Nous vous tenons à jouit d’un score de plus de 30% des voix et l’œil”. Plus solidement qu’une intimidation s’allie rapidement avec le CD&V. La majori- superficielle, les Alostois très inquiets ont té étant courte (23 sièges sur 43), la coa- entamé un véritable travail de vigilance lition espère convaincre le sp.a de les re- démocratique au sein de leur commune. joindre. Très vite, les membres de la locale Le groupe de quinze a rapidement grandi. (dont les militants d’Animo) se réunissent Aujourd’hui, si le comité de coordination pour débattre et voter de la participation regroupe sept personnes, l’association

citoyenne compte 400 membres et une quarantaine sont présents lors des réunions mensuelles. Sur l’explication de cette mobilisation qui paraît soudaine, Raoul n’a pas vraiment de réponse : “Je ne sais toujours pas ce qui fait qu’on a réussi à rassembler autant de gens aussi motivés. Je pense finalement que les gens sont vraiment inquiets pour Alost. C’est quand même une bonne nouvelle que les gens se mobilisent.” La composition du groupe est très diverse, ce qui confère à ce dernier un réseau important au niveau local. Raoul explique : “Cela nous permet de savoir un peu partout ce qui se passe. Quand il y a des choses inquiétantes qui se préparent, il y a toujours quelqu’un pour nous prévenir. On reste discret le temps de prendre toutes les informations puis on diffuse à la presse. On a la chance d’avoir des syndicalistes dans le comité de coordination qui savent comment contacter les médias.” Ces ressources multiples, ils les utilisent à diffuser tant qu’ils peuvent les raisons de leurs inquiétudes. Leur coup d’éclat a eu lieu au mois d’avril, alors qu’ils rendent public l’accord administratif de la mandature en place. “Un vent favorable a un jour amené sur notre table l’accord administratif alostois. Nous souhaitions le consulter depuis longtemps mais impossible de l’avoir, alors que c’est normalement public !”, raconte

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Raoul. Ce qu’ils y lisent les interpelle davantage encore. Les Alostois très inquiets décident alors de relever les quelques points qui leur semblent particulièrement révélateurs des intentions nationalistes et austères de la nouvelle majorité et de les communiquer via les médias2 : - Forte autorité décisionnelle : Tous les membres de partis votent conformément aux accords de la majorité. Quand un Conseiller votera dans un sens contraire à la majorité, il sera placé hors de cette dernière. - Réduction du coût du personnel communal : Alost souhaite une réduction du coût du personnel de 42% du budget à 36%. Le personnel qui part à la pension ne sera pas remplacé ou de manière temporaire et partielle. La commune stimulera la privatisation et une série de tâches communales sera transférée vers l’économie sociale.

j’étais dans un bar avec un ami noir et on a refusé de nous servir. On m’a dit qu’on ne servait pas les noirs. J’ai téléphoné à l’échevin de l’égalité des chances pour signaler la chose. On m’a dit qu’on ferait une enquête mais, évidemment, le patron du café a nié et ça s’est arrêté là. Vous vous rendez compte où on en est ? Moi ça me fait froid dans le dos”. Raoul a l’impression d’assister à un repli général qu’il explique par les multiples crises modernes. Des rumeurs disent, par exemple, que les rues portant des noms de personnages francophones vont être rebaptisées de manière à les “flamandiser”. Pour lui, c’est le signe d’une civilisation qui se referme sur elle-même. D’un autre côté, les dernières actions menées par le groupe le réjouissent particulièrement.

- Ici, on parle néerlandais : Pour l’aide sociale et les services, la législation linguistique sera strictement appliquée. L’accès à un logement social dépendra de la connaissance du néerlandais. Cette obligation sera incluse au contrat de location/bail et sera contrôlée par la suite3. Le logo de l’association

- Guichets à part : Les services des affaires étrangères et de l’intégration ont fusionné. Alost ira cependant un pas plus loin avec un possible service de la population distinct à usage des non-Alostois. Un représentant de la police pourrait y être présent de manière permanente. Ce repli identitaire est également palpable au quotidien. Raoul raconte : “L’autre jour

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Aujourd’hui, les Alostois très inquiets continuent leur travail de veille démocratique grâce aux nombreux contacts qu’ils ont rassemblés au sein de l’administration communale et des divers services. Ils ne sont par ailleurs qu’au début de leur actions. Les perspectives politiques pour la commune laissent Raoul et ses camarades particulièrement pessimistes

et combatifs à la fois. Ils n’occupent pas Wall Street et sont sans doute moins spectaculaires que ces derniers mais la crainte qui les mobilise plutôt que de les paralyser en fait, à leur manière, des Indignés de plus… ______________________________________

Karim Van Overmeire est un ancien membre du Vlaams Belang qui a rejoint les rangs de la NV-A en 2010. Lire à ce sujet l’article paru sur le site Internet de La Libre Belgique le 24/04/2013 : www.lalibre.be/actu/flandre/article/811662/un-accord-secret-tres-flamand-a-alost.html 3 Rappelons à ce sujet les condamnations déjà faites à la Belgique : www.lalibre.be/actu/politique-belge/article/814575/ edito-la-gifle-aux-autorites-flamandes.html

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Par Cedric TOLLEY Bruxelles Laïque Echos

Populisme :

l’injure Ou comment être populaire sans se faire traiter de populiste ?

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Le terme “populisme” est suffisamment flou et polysémique pour qu’il soit difficile de cerner le caractère populiste d’un groupe d’opinion, d’un parti politique, d’expressions idéologiques. Généralement on s’accorde cependant à dire que le populisme est un point de vue idéologique qui oppose le peuple et les élites, faisant l’éloge du premier et la critique des secondes. Il s’agit de valoriser des qualités attribuées au peuple (la modestie, la simplicité, la communauté d’intérêt…) et de mettre à l’index la prévarication et les stratégies égoïstes qui répondraient aux intérêts particuliers des élites, notamment politiques. Vincent Dufoing et Barbara Mourin donnent, dans l’Espace de libertés de mai 2013, une définition plus précise encore : “le populisme est reconnaissable à un certain nombre de caractéristiques : la compatibilité avec n’importe quelle idéologie, l’utilisation mensongère et simpliste de l’idée démocratique, une idéalisation et un appel direct au peuple en tant que masse globale indéfinie ; […] anti-intellectualisme, volonté de séduire et de manipuler le peuple sans volonté de l’instruire et de l’émanciper”. Malgré ces définitions communément admises, le terme prend de plus en plus souvent un sens strictement péjoratif visant à disqualifier les mouvements sociaux, les idées et les partis politiques qui critiquent et combattent les ordres établis, les politiques majoritaires et, de manière générale, le pouvoir tel qu’il est exercé par ceux qui le détiennent. On place alors le populisme entre la “politique de comptoir” et une sorte de “poujadisme du pauvre” ou de démagogie. fort de l’accusation d’accusation du “tous pourris” et de cette ritournelle qui veut que “les extrêmes se rejoignent”, on attribue alors indistinctement la qualité de

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“populiste” à des partis de droite (Front national en France, Parti populaire en Belgique, Parti de la liberté aux PaysBas…) et à des partis de gauche (Parti communiste en Grèce, Parti de gauche en France, Parti du travail de Belgique…) ou à des personnalités que tout oppose (Bart de Wever, Gianfranco Fini, Jean-Luc Mélenchon, Aléxis Tsípras…). Lorsque le terme “populiste” se fait injurieux, sa définition s’efface pour faire place à une émotion diffuse et ambigüe. On est populiste comme on est antisémite ou terroriste. Il n’est plus question de désigner ou de décrire une idéologie, mais seulement de neutraliser un antagoniste en l’affublant d’un stigmate insensé qui fait planer autour de lui une ambiance nauséabonde. Ici l’injure est une sorte de boule puante idéologique et collante. Le temps consacré à se débarrasser de l’étiquette est un temps de travail politique perdu pour celui qui est injurié et gagné pour celui qui injurie. Par ailleurs, il s’agit aussi d’une perte de sens pour tous ceux qui pourraient avoir besoin d’utiliser le terme recouvrant sa définition politique à des fins descriptives ou d’analyse. Le mot ainsi galvaudé, en plus d’obscurcir l’analyse politique des idéologies ou des groupes injuriés, empêche de penser les idéologies et les groupes qui relèvent effectivement du populisme. L’injure agit ici un peu comme la rumeur, elle est une arme efficace, mais elle est aussi un moyen d’éviter la controverse en lui substituant la polémique. Elle répond à la critique par l’absence d’argument. Mettez en cause un grand parti démocratique quant à ses collusions avec les pouvoirs de la finance ou de l’industrie, il n’est pas question que l’on démontre le contraire

ou que l’on justifie le fait, c’est l’injure qui prévaut. Lorsque Marco Van Hess, journaliste d’investigation proche du PTB et spécialiste de la finance, démontre qu’en Belgique les sociétés multinationales et les personnes les plus riches ne paient qu’un impôt dérisoire et infiniment moindre que les travailleurs les plus modestes (comment justifier cet état de fait ?), en face aucune forme d’argumentation ne se fait entendre. Par contre, ses détracteurs n’ont de cesse de répéter, chaque fois qu’ils sont interpellés à ce propos, que le journaliste fait acte de populisme en affirmant que la femme de ménage d’Albert Frère paie nettement plus d’impôts que ce dernier. Et lorsque l’on va jusqu’à réclamer la preuve du populisme d’une allégation comme celle de Van Hess, on trouve un nouvel ingrédient du vocable : le simplisme. Ainsi, d’un ouvrage argumenté et documenté (Les riches aussi ont le droit de payer des impôts), on retire une anecdote en guise de résumé et de simplification, pour pouvoir ensuite accuser l’auteur de populisme. Preuve : le simplisme. Sur le fond, pas un mot. Pourtant, donner au peuple des outils conceptuels ou d’analyse pour défendre ses intérêts contre le déchaînement du capitalisme est loin d’être un acte populiste. A la question “comment être populaire sans se faire traiter le populiste ?”, sans doute que la réponse la plus probable sera : “en ne représentant une gêne pour personne”, c’est-à-dire en restant à ce point consensuel qu’aucun opposant ne s’intéresse à nous. Mais ce n’est sans doute pas la façon la plus efficace de promouvoir ou provoquer quelque changement. Afin de ne pas y perdre trop de temps, certains militants ou responsables de partis politiques de gauche radicale trouvent une formule


lapidaire. Mélenchon : “si être populiste, c’est défendre la démocratie et les intérêts du peuple, alors soit.” Un autre proposait : “il est facile de dire populiste une proposition qui est en réalité populaire.”. Finalement, l’espace laissé à l’injure comme outil unique de la dispute politique, et le mal qu’elle fait au débat, témoignent de la grande faiblesse actuelle des résistants en matière de controverse, d’argumentation, de gestion du conflit social et, plus généralement, de rapport de forces. En même temps qu’elle témoigne, dans le chef des élites, sinon d’une peur, d’un mépris direct du peuple et d’une position très clairement dominante. Jadis, il était ordinaire pour les dirigeants de considérer “le peuple” comme régi par une sorte de bestialité et de considérer la population comme potentiellement dangereuse lors de ses rassemblements, de ses déplacements. La piétaille était réputée inepte et il valait donc mieux que la démocratie s’exerce en-dehors d’elle. L’ambiance totalitaire qui règne autour des stades de football ou dans les transports en commun montre que cette manière de voir est encore bien présente. La répression toujours plus pesante et étendue à l’égard de toute contestation renforce ce constat. Les objections qui étaient formulées lors du Festival des libertés 2012 à la proposition d’Etienne Chouard qu’on exerce le pouvoir par tirage au sort, allaient aussi dans ce sens : “mais si on donne le pouvoir à n’importe qui, il en fera n’importe quoi.” ; “ne faut-il pas que les dirigeants soient compétents ?”…

nomiques face à l’absence patente de prise en charge des intérêts de la majorité, induit chez les premières une sorte de sentiment de honte qui confine à la pudeur. Rien de cet état de fait n’est justifiable ni acceptable moralement. Sans doute le savent-elles et ne comprennent-elles pas comment l’écrasante majorité opprimée laisse faire sans presque broncher ? Peut-être craignentelles profiter des derniers moments d’un âge d’or en passe de leur péter à la gueule ? Si bien qu’accablées par les quelques analyses qui critiquent leur action, ne peuventelles plus se retrancher derrière aucun argument ? Et il est probable qu’en face, les opprimés, leurs organisations, les partis qui voudraient les défendre, leurs mouvements de lutte, leurs syndicats ne trouveront parade à l’injure qu’en rétablissant un rapport de forces plus favorable, pour que la peur fantasmée par l’oppresseur devienne belle et bien concrète.

Peut-être faut-il admettre que la disproportion, rarement aussi forte chez nous, qui existe actuellement entre la prise en charge extrême des intérêts des élites éco-

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Par Alain BROSSAT Philosophe

À CONTRE-COURANT

Un peuple qui n’a plus

droit de cité 42 ECHOS

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Les termes “populisme”, “populiste” ont, en français, une connotation souvent péjorative – comme si le fait de se réclamer du peuple, de ses aspirations profondes ou en appeler à sa défense contre les injustices qu’il subit était nécessairement suspect, abusif et prometteur de tous les excès. Aujourd’hui, ce soupçon s’est considérablement durci et cette tonalité négative pèse de tout son poids sur ces vocables, au point que le qualificatif “populiste”, désormais indistinct de “démagogue” est devenu l’ornement rituel d’une incrimination générale : se verra taxé de “populisme” quiconque en appellera d’une façon ou d’une autre au peuple, à un peuple, quelles qu’en soient les déterminations, contre ceux qui le gouvernent mal, l’exténuent, le trompent, le méprisent, etc. De manière passablement ironique, au temps de la démo-cratie globale et planétaire, tout se passe comme si invoquer le nom du peuple, tenter de lui donner du corps et de l’animer était devenu l’opération la plus suspecte qui soit – aux limites de la subversion. Ce soupçon, constamment entretenu par les gens du sérail politique et les intellectuels en livrée, donne à entendre on ne peut plus clairement que le divorce est consommé entre l’institution démocratique (c’est sa dénomination statutaire) et ce qui, envers et contre tout, en constitue l’indissoluble référent – non pas seulement les gens, les électeurs, les citoyens, même, mais bien le peuple politique, le peuple de la souveraineté proclamée, présumée. Si le populisme est aujourd’hui un spectre qui hante les démocraties occidentales, c’est bien que la démocratie d’institution est devenue, en tant que pouvoir populaire, spectrale.

On rappellera ici que le peuple de la démocratie, dans le principe même de celle-ci, n’est jamais donné, il n’est ni une essence (nationale, ethnique, étatique...) ni même un corps légal et institué. Le peuple de la démocratie n’existe que dans l’opération dynamique qui le constitue, qui en découpe les contours, en fixe le mode d’apparition et l’inscrit dans le réel. Il est à ce titre variable et toujours recommencé pour autant que sa capacité d’agir suppose l’actualité d’une présence – celle de tous ceux/celles qui en constituent le corps commun (Rousseau). Dans les conditions de la modernité, le geste premier de toute politique est bien celui qui consiste à tenter de donner corps à un peuple. On comprend dès lors mieux le sens ultime de l’incrimination de “populisme”, tel qu’elle prospère aujourd’hui : pour ceux qui la propagent, le populisme commence tout simplement là où commence une politique faite de mots, de gestes, de dispositions, de déplacements, de regroupements, de revendications ou de programmes qui se séparent distinctement de la gestion du troupeau humain soumis aux conditions du marché et aux décrets de l’oligarchie financière qui aujourd’hui régente le monde. Le populisme, c’est le désir de réveiller la politique en rompant les digues de ce pastorat mortifère.

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Par Mathieu BIETLOT Bruxelles Laïque Echos

Dérives populistes

d’une pensée antilibérale

Nous tenterons ici de décortiquer comment les analyses d’auteurs critiques très en vogue dans un certain milieu contestataire – revendiqués par les Indignés ou les objecteurs de croissance et déjà référés dans nos colonnes1 – peuvent mener à des dérives populistes. Leur critique radicale des ravages de l’ultralibéralisme rejette tout du libéralisme et en arrive à défendre des valeurs réactionnaires d’avant le libéralisme. Nous n’insisterons ici que sur les aspects ou conséquences de leurs raisonnements qui nous paraissent problématiques. Mais il s’agit cependant d’auteurs très intéressants, alertes, originaux et pertinents que nous vous invitons à lire et qui peuvent aussi fournir des armes contre le populisme. La pensée de Jean-Claude Michéa servira de trame principale à ce questionnement qui rencontrera au long de son cheminement d’autres auteurs tels que Zygmunt Bauman ou Christopher Lasch.

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Une même logique politique et économique Michéa analyse le libéralisme avant tout comme une logique qui ne peut que se développer jusqu’à ses conséquences ultimes. Il n’y a, selon lui, pas à opposer le libéralisme politique et le libéralisme économique ou encore le libéralisme, le néolibéralisme et l’ultralibéralisme. Dans tous les cas, il s’agit d’une seule et même logique : le projet philosophique de la modernité. Ce projet est tout d’abord issu du développement de la science expérimentale, en tant que volonté de maîtrise de la nature par l’humain mais aussi en tant qu’autorité opposable à celle de l’Église. Cet essor a ouvert la voie à l’idée d’une approche scientifique de la société et donc d’un traitement rationnel des questions politiques. L’autre grand berceau du libéralisme réside dans le traumatisme causé par les guerres civiles et religieuses. Le projet moderne est animé par la crainte de la guerre de tous contre tous et le désir d’une vie tranquille. Pour y parvenir, il s’est agi d’exclure des champs politique et économique toute référence morale ou idéologique – source de fanatisme et de conflit sans fin – au profit d’une approche rationnelle et neutre de l’organisation sociale. Cette société rationnelle place le fondement de son existence pacifiée dans la seule dynamique des structures impersonnelles du Marché et du Droit. “Il s’agit toujours de découvrir, ou d’imaginer, les mécanismes (autrement dit, les systèmes de poids et de contrepoids, conçus sur le modèle des théories physiques de l’équilibre) capables d’engendrer par eux-mêmes tout l’ordre et l’harmonie

politiques nécessaires, sans qu’il n’y ait plus jamais lieu de faire appel à la vertu des sujets”2. S’instaure donc un État minimal, qui ne pense pas, qui n’est pas autorisé à se prononcer sur ce que pourrait être la meilleure manière de vivre, qui se contente d’administrer à travers un droit abstrait les libertés concurrentes sans juger leur contenu, sans critère autre que la liberté elle-même et l’interdiction de nuire à la liberté d’autrui. Le seul reliquat de morale qui subsisterait à “l’épuration éthique” de l’économie, de la politique et de la vie en société serait un esprit de tolérance. Cette logique libérale a conduit, d’une part, à l’expansion infinie du marché et de la marchandisation dans laquelle nombre de critiques s’accordent à voir les dangers du libéralisme, d’autre part, à l’extension illimitée des droits individuels qui, selon Michéa, n’est pas moins problématique – et c’est là que sa critique se veut iconoclaste. Vu que toute référence à une morale, à une définition du bien ou à un tabou, est bannie de l’organisation de la société en tant qu’atteinte à la liberté, tout devient permis qui ne nuit pas à autrui. Cet abîme ouvre la porte à toutes les transgressions morales, “à toutes les revendications concevables, y compris les plus contraires au bon sens ou à la common decency” : le mariage homosexuel, la prostitution, la consommation de drogue, la gestation pour autrui, les Indigènes de la République…3 Christopher Lasch ne dit pas autre chose : “Dans une société qui réduirait la raison à un simple calcul, celle-ci ne saurait imposer aucune limite à la poursuite du plaisir, ni à la satisfaction immédiate de n’importe quel désir, aussi pervers, fou, criminel ou simplement immoral qu’il fut.”4

La trahison de la gauche Le combat pour l’extension des droits des étrangers ou des homosexuels (porté en général par la gauche et surtout l’extrême gauche) et le lobbying pour la dérégulation du marché et le démantèlement de l’État social (habituellement mené par la droite) relèvent selon Michéa de la même logique libérale. L’opposition gauche/droite est donc complètement brouillée à ses yeux quand un parti de gauche défend les droits individuels ou quand un parti de droite tient des discours moralistes réactionnaires, par exemple à propoos du mariage pour tous. La gauche et la droite actuelles ne seraient plus que les deux versants d’un même projet libéral et progressiste (au sens de l’idéologie du progrès), la droite imposant les réformes économiques, la gauche s’occupant de faire passer les réformes sociétales. Toujours selon l’auteur, ce qui caractérisait le socialisme des origines (le socialisme utopique critiqué par Marx et Engels précisément parce qu’il reposait sur des valeurs morales et non sur une analyse rationnelle de la société), c’était d’opposer à la société juste du projet libéral une société décente dont la référence n’est pas la liberté mais le bien, la bonne manière de vivre, mise à mal par la déshumanisation et la cupidité du libéralisme. Il est symptomatique que Michéa situe au moment de l’affaire Dreyfus le revirement de la gauche, ou plus précisément le ralliement des socialistes (les rouges) à la gauche qui désignait à l’époque les républicains et défenseurs du progrès (les bleus) face aux royalistes (les blancs). Le mouvement ouvrier ne se souciait guère de cette querelle entre bourgeois autour du capitaine

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Dreyfus, il n’avait que faire de défendre cet intellectuel, militaire et juif de surcroît. Michéa s’applique alors à expliquer l’antisémitisme des premiers socialistes comme Fourrier et du mouvement ouvrier naissant. Il s’agit, selon lui, moins d’un antisémitisme racial ou religieux qu’économique : c’est le côté commerçant et nomade du Juif que les classes populaires rejettent à juste titre. Le Juif représentait à cette époque “l’incarnation parfaite de cette mobilité, de ce déracinement et de cette dissolution de tous les rapports sociaux qui constituent l’essence même des temps capitalistes”5. Trahissant leur base ouvrière, c’est pour contrer le camp des royalistes que les socialistes se sont alliés aux républicains, abandonnant par là le combat contre le capital et pour les intérêts de la classe ouvrière au profit d’un combat pour la justice, un combat droitde-l’hommiste, dirions-nous aujourd’hui. Certes, on reconnaîtra avec Michéa que les socialistes ont depuis le début du XXe siècle capitulé devant le capital, abandonné l’idée de renverser ou de dépasser le capitalisme mais est-ce à cause de l’affaire Dreyfus ? Est-ce dû à une prise en compte des droits de l’Homme ? Ne peut-on se battre en même temps pour la justice et contre le capitalisme ? La justice tout court est-elle incompatible avec la justice sociale ? De même aujourd’hui, ce n’est pas parce que le Président Hollande a renoncé à entreprendre de grandes réformes économiques et sociales qu’il a tort de faire voter le “mariage pour tous”. Ce n’est pas à cause du mariage pour tous qu’il a baissé sa culotte face aux banques, c’est parce qu’il se sent impuissant face aux grands enjeux économiques qu’il essaie de sauver la face en marquant des points sur des questions périphériques comme le mariage. Ce n’est pas parce qu’on s’oppose à la politique so-

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ciale du gouvernement français qu’il faut manifester avec les homophobes. Mais Michéa et ses adeptes tentent de comprendre l’homophobie des milieux populaires que la gauche n’aurait pas dû trahir…

Affiche, publiée en 1898 dans le supplément gratuit au journal Le Siècle.

Michéa en arrive donc à considérer que les militants pour le mariage gays ou pour les sans-papiers sont devenus les meilleurs alliés ou les idiots utiles du grand capital dont l’expansion infinie requiert la suppression de toutes les frontières et de toutes les discriminations6. Il faut n’avoir pas compris le combat en faveur des sans-papiers pour lui reprocher de servir le patronat et son besoin d’une armée de réserve de travailleurs étrangers. C’est justement grâce à la discrimination et à l’absence de papiers que le patronat peut les exploiter sans scrupule

et faire pression à la baisse sur la condition salariale. Si les sans-papiers obtenaient un titre de séjour et des droits égaux comme le revendique l’extrême gauche, ils ne constitueraient plus une armée de réserve et ne seraient pas plus exploitables que les travailleurs nationaux. Michéa pointe et vilipende Mai 68 comme le deuxième grand moment de trahison et de revirement de la gauche et de l’extrême gauche. La radicalisation des processus d’émancipation à l’égard des autorités traditionnelles et l’éloge de toutes les transgressions ne seraient rien d’autre que la poursuite de la logique libérale dont le capitalisme a besoin pour se débrider toujours plus. Certes, nous partageons les analyses qui soulignent à quel point le capitalisme a su s’accommoder et récupérer – en les pervertissant – toutes les revendications de mai 687. Mais ce n’est pas parce qu’elles ont été dévoyées que les aspirations à l’autonomie, à l’épanouissement et au plaisir n’étaient pas et ne sont toujours pas légitimes. Ce n’est pas parce que le libéralisme a fait voler en éclat toutes les autorités traditionnelles qu’il faudrait les rétablir pour résister au capitalisme. Anselme Jappe soutient le contraire : au début du capitalisme, la “contestation du mode de production matérielle s’accompagnait de la mise en question de toutes ses justifications, de la monarchie à la religion, voire dans les phases plus avancées de cette contestation, des structures familiales, des systèmes éducatifs, etc.”8. Jappe n’en reconnaît pas moins que, par la suite, le capitalisme s’est très bien adapté au démantèlement de ces structures autoritaires et que, rétrospectivement, la contestation culturelle prenait pour les traits essentiels de la société capitaliste ce qui n’en étaient que des éléments


archaïques auquel il n’y a pas à revenir : “Il n’est aucunement question de céder à la nostalgie pour les instituteurs qui frappaient sur les doigts, pour le service militaire, le catéchisme et les padri-padroni familiaux”9.

L’idéalisation du peuple et du passé Mais tel semble bien être en partie le projet de Michéa : restaurer des valeurs, des principes, des autorités, une morale qui faisaient barrage contre la modernité capitaliste. Dans Le complexe d’Orphée, le héros grec incarne une métaphore du progressiste qui s’enthousiasme pour toute forme de nouveautés et ne regarde jamais en arrière car le marché requiert des hommes flexibles et déracinés, donc sans passé. Orphée se découvre être le frère du Narcisse moderne dépeint par Lasch, individu a-historique soumis à la dictature du présent, et nage en pleine modernité liquide telle que décrite par Zygmunt Bauman : culte de la vitesse, de la mobilité et de l’éphémère, insatisfaction permanente, frivolité, consumérisme outrancier y compris dans les relations affectives... Du coup, le progressiste méprise les masses populaires qui, elles, sont encore attachées aux traditions : “Voudrait-il [Orphée] enfreindre ce tabou – “c’était mieux avant” – qu’il se verrait automatiquement relégué au rang de Beauf, d’extrémiste, de réactionnaire, tant les valeurs des gens ordinaires sont condamnées à n’être plus que l’expression d’un impardonnable “populisme””10. Les classes populaires seraient encore soumises à des valeurs fortes et des traditions morales telles que la foi religieuse, le sens de l’effort personnel, le patriotisme, l’honneur de la famille… Et Lasch reproche à l’éducation

des masses d’avoir “altéré l’équilibre des forces au sein de la famille, affaiblissant l’autorité du mari vis-à-vis de la femme, et celle des parents vis-à-vis des enfants” tout en précisant que “si elle émancipe femmes et enfants de l’autorité patriarcale, ce n’est que pour mieux les assujettir au nouveau paternalisme de la publicité, des grandes entreprises et de l’État”11. Michéa, lui, se dit nostalgique du western hollywoodien qui exprime “quelque chose encore des valeurs de ce fier populisme américain et de sa common decency”.

Cette décence ordinaire ou sens commun ou morale intuitive désignerait un penchant naturel des petites gens à faire le bien et à distinguer le décent de l’indécent. Bien qu’elle puisse prendre des formes différentes d’une civilisation à l’autre, elle relève de ce minimum de structures normatives communes à l’ensemble des sociétés. Ainsi cette décence ordinaire serait à la fois naturelle ou innée et liée au contexte, mise à mal par le libéralisme. Les pages que Michéa y consacre montrent très pertinemment que l’humain n’est pas naturellement avide, intéressé à maximiser son profit pas plus qu’il n’est un loup pour l’homme. Ce type de comportement et de concurrence entre les individus s’est développé avec la révolution industrielle dont l’accouchement n’a pas été sans douleur ni forceps. Les partisans du capitalisme ont déployé des efforts pédagogiques et de contraintes disciplinaires pour transformer les mœurs et les valeurs de la population afin de lui faire adopter l’esprit du capitalisme. Il est dommage que Michéa n’aille pas jusqu’au bout de son raisonnement : si l’homme n’a pas d’essence ou de nature prédéterminée, qu’il se détermine dans l’histoire et est le fruit de son époque, il n’est naturellement pas plus décent que cupide.

L’ouverture au populisme

Georges Orwell au micro de la BBC.

Voilà le rempart principal que ces auteurs entendent dresser contre l’extension infinie du libéralisme : la common decency mise en avant par George Orwell. Cette notion est aussi difficile à traduire qu’à définir.

Non seulement la décence ordinaire ne peut être affirmée comme un trait de caractère structurel des classes populaires mais elle est, en outre, difficile à établir empiriquement. On trouve aussi bien dans les mœurs populaires de la solidarité et de l’entraide que de la méchanceté et de l’égoïsme. Enfin “cette décence est souvent pratiquée seulement à l’intérieur du

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groupe, en la refusant aux autres”12. Elle s’accompagne de corporatisme, de mépris des autres groupes et de repli identitaire. D’ailleurs, en creusant un peu le contenu de cette notion, on y découvre quelques valeurs réactionnaires chères aux populistes : la sacralisation du bon sens populaire, le code de l’honneur, le respect de l’autorité patriarcale… Selon Bruce Bégout “il y a manifestement dans la pensée politique d’Orwell des penchants au populisme : sa critique des élites non-patriotiques et internationalistes, sa virulence contre le monde politique coupé du peuple, son éloge des petites gens et de leur honnêteté spontanée”13. De même, avec Lasch, Michéa s’insurge contre le profond mépris des élites politiques et économiques à l’égard du peuple. Avec Bauman, il critique le culte du métissage des cosmopolites mondialisés qui n’ont rien de commun avec le peuple attaché à ses racines et à son identité nationale. Avec Chouard, il critique la démocratie représentative et le régime parlementaire. La démocratie étant devenue synonyme de libéralisme, il faut un nouveau mot pour désigner le gouvernement du peuple par et pour le peuple : le “populisme”, terme dévoyé par les politologues et les grands médias, désormais assimilé au fascisme pour disqualifier quiconque aurait l’idée “que le Peuple devrait être consulté sur tel ou tel problème qui engage son destin” ou “que les revenus des grands prédateurs du monde des affaires sont réellement indécents”14. Et Michéa de réhabiliter le sens positif du populisme en se référant aux premiers populismes russes et américains. Un populisme qui rassemblerait l’ensemble des principes qui ont toujours guidé les classes populaires dans leurs différents

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combats contre les effets destructeurs de la modernité capitaliste. Avec Orwell, Michéa se définit parfois comme un “radical réactionnaire” ou “socialiste conservateur”. En cela encore, il rejoint le mélange contre-nature de traditionalisme et d’émancipation, le brouillage de l’opposition gauche/droite qu’on retrouve dans les définitions du populisme. C’est ainsi qu’on peut voir l’aboutissement politique de ces raisonnements dans le nouveau mouvement d’Alain Soral : Egalité et Réconciliation dont le slogan est on ne peut plus explicite : “la gauche du travail, la droite des valeurs”. Alain Soral est un ancien cadre du Parti communiste français qui a rejoint quelques temps le Front National en qui il voyait le seul parti capable de protéger les intérêts des ouvriers français face à la mondialisation. Qu’on m’entende bien, il n’est pas question ici de verser dans l’amalgame et d’accuser Michéa, Lasch, Chouard ou Bauman d’être proches de l’extrême droite – ils s’en démarquent publiquement – mais leurs analyses sont explicitement reprises par Soral, leurs textes et interviews publiés sur son site15 où ils côtoient des pamphlets nationalistes ou poujadistes et des appels au rapprochement avec le FN ou avec le bien nommé Parti Populiste. ______________________________________

f. le Livre examen à propos de La double pensée. Retour C sur la question libérale (Flammarion, 2008) dans Bruxelles Laïque Echos, n°68 : “Aux grands mots les grands remèdes”, pp. 24-25 2 Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, Flammarion, 2010, p.32 3 Ibidem, pp.40-42 4 Christopher Lasch, La culture du narcissisme, Flammarion, 2006, cité par Michéa. On remarquera en souriant que Jean-Paul II lui aussi, dans son encyclique Veritatis Splendor, s’inquiétait de la liberté devenue désormais la source absolue des valeurs : “les valeurs et les catégories morales ne sont plus des principes transcendants que nous essayons de respecter, mais sont l’œuvre de la liberté ellemême. Chaque individu pense être à l’origine de ses juge1

ments et se donne dès lors le droit de décider par lui-même de ce qu’il estime être bon ou mauvais, juste ou injuste.” (Vincent Decorebyter, “Nous ne sommes pas relativistes”, Le Soir, 29 mai 2013) 5 Jean-Claude Michéa, Le complexe d’Orphée : la Gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Climats, 2011, cité dans la critique détaillée de la pensée de Michéa par Max Vincent sur son site : www.lherbentrelespaves.fr/michea.html 6 “…par quelle mystérieuse dialectique, la gauche et l’extrême gauche (qui incarnaient autrefois la défense des classes populaires et la lutte pour un monde décent) en sont-elles venues à reprendre à leur compte les principales exigences de la logique capitaliste, depuis la liberté intégrale de circuler sur tous les sites du marché mondial jusqu’à l’apologie de principe de toutes les transgressions morales possibles” (Jean-Claude Michéa, La double pensée. Retour sur la question libérale, Champs-Flammarion, 2008, p.123). 7 Bruxelles Laïque Echos y a consacré plusieurs articles, notamment dans le n°68, pp.12-16 et dans le n°80, pp.8-11 8 Anselm Jappe, Crédit à mort, éd. Lignes, 2011, p. 28 9 Ibidem, p. 50 10 Jean-Claude Michéa, Le complexe d’Orphée, cité par Max Vincent 11 Christopher Lasch, op. cit. 12 Anselme Jappe, op. cit., p. 175 13 Bruce Bégout, De la décence ordinaire. Court essai sur une idée fondamentale de la pensée politique de George Orwell, éd. Allia, 2008 14 Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal, op. cit., p. 84 15 http://www.egaliteetreconciliation.fr/ Par exemple : “il existe une droite morale qui est, si on y réfléchit bien, la condition de la gauche économique et sociale. Et, à l’inverse, une gauche amorale qui s’est révélée être la condition idéologique de la droite économique dans sa version la plus récente et la plus brutale. Remarque qui nous amène à Mai 68, à la société de consommation et au fameux libéralisme libertaire…” La pensée d’Alain Soral, dangereuse mais solidement argumentée, mériterait une sérieuse analyse critique.


Par Mario Friso Bruxelles Laïque Echos

La tentation populiste Le populisme ne peut évidemment que déplaire à la communauté des laïques, avides de raisonnements critiques et de débats. Si l’on s’en tient aux définitions académiques sur le sujet, le populisme entraine un nivellement vers le bas du discours politique et une simplification binaire de notre rapport à la réalité socioéconomique. En jouant sur le ressort émotionnel, la rhétorique populiste pousse les citoyens à relâcher leur vigilance et leur sens critique. Alors que faire?1 Comme l’a dit notre honorable et vénéré Président Pierre Galand : “C’est aux démocrates qu’il revient de lutter contre la menace du populisme. Car le terreau du populisme c’est avant tout l’absence de vigilance démocratique”. Quelques sites qui peuvent nous aider à rester vigilants… _____________________________________ _ 1

http://www.dhnet.be Fukushima vous gonfle ? La conférence de Durban sur les changements climatiques provoque sur vous un effet soporifique ? La DH ! Un journal à la pointe de l’information qui réhabilite le social de proximité et l’information scatophile. Une vielle se fait agresser à Molenbeek ? Le guide de la prostitution vous intéresse ? Vous connaitrez les moindres détails grâce à la DH.

PORTAIL

https://www.youtube.com/watch?v=r_ G3tFCyGQ4 Populisme et médias. Tel est le titre de la conférence tenue en 2011 par Marc Vanesse, Maître de conférences, pour le Centre d’Action Laïque du Brabant wallon. La conférence de plus d’1h30 se décline en 4 films très instructifs.

https://www.youtube.com/ watch?v=LSYfi2fA30E Quand un humoriste se lance en politique, cela devient un populiste. Coluche, Grillo et Mélenchon sont là pour en témoigner… http://www.erudit.org/revue/ps/2002/ v21/n2/000479ar.pdf “Populisme et néo populisme en Argentine : De Juan Peron à Carlos Menem” 28 pages passionnantes qui tentent de présenter le populisme d’une manière moins péjorative mais tout aussi critique que nos populismes européens.

Vladimir Illich Lénine, 1905.

http://www.cnrs.fr Le Centre national de la recherche scientifique est un organisme public français de recherche. Il produit du savoir et met ce savoir au service de la société. Si vous avez fait le choix fatigant mais salutaire de la réflexion, ce site vous alimentera à satiété.

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