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Sommaire Edito (Ariane Hassid).............................................................................................................................................................................................................................................................................................................3 Confrontations dans tous les sens (Mathieu Bietlot).....................................................................................................................................................................................................................4 La confrontation n’a pas (de) lieu (Mathieu Bietlot).........................................................................................................................................................................................................................6 Liberté d’expression : l’enfer, les pavés et les bonnes intentions (Pierre-Arnaud Perrouty)...................................................................................................... 10 Perpétuelle querelle entre les partisans d’un autre monde (Amaury Ghijselings).................................................................................................................................. 14 Droits des travailleurs et droits des usagers : inconciliables? (Cedric Tolley)............................................................................................................................................. 18 L’école fabrique des travailleurs adaptables (Franck Lepage)....................................................................................................................................................................................... 22 Des tablettes d’argile aux tablettes tactiles (Jean Cornil)................................................................................................................................................................................................... 26 Ce que fuir veut dire (Geoffroy de Lagasnerie).................................................................................................................................................................................................................................. 29 La transformation intérieure de l’humanité appartient aux citoyens (Yvan Maltcheff)...................................................................................................................... 33 Car où trouver de solution, sinon dans le mouvement même du réel ? (Thomas Rheinsfelden)......................................................................................... 37 L’émeute une forme élémentaire de rébellion (Laurent Muccielli)............................................................................................................................................................................. 40 Pratique du meurtre symbolique en zombicratie (Citizen X)............................................................................................................................................................................................ 44 Les pratiques d’auto-support (Josep Rafanell I Orra)............................................................................................................................................................................................................... 48

Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles. ­Bruxelles Laïque Echos est membre de l’Association des Revues Scientifiques et Culturelles - A.R.S.C. (http://www.arsc.be/)

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EDITOrial

Voilà déjà venu le moment de vous annoncer la quinzième édition du Festival des Libertés !

Du 22 au 31 octobre : dix jours de cinéma, de débat, de musique, de théâtre et de photo. Dix jours de laïcité et de liberté, de réflexivité et de créativité, d’indignations et d’émerveillements. Une formule désormais bien connue qui n’en finit pas de faire ses preuves et de manifester sa pertinence. Notre festival révèle toujours plus son utilité publique dans une époque en crise, un monde à bout de souffle et une société déchirée. La défense des libertés, la pratique de la démocratie et la promotion des solidarités sont des espèces ou des espaces menacés. Les aspirations au changement ont plus que jamais besoin de s’exprimer, de se rencontrer, de se discuter et de se renforcer. Pour ce faire, elles doivent aussi se confronter aux autres et à la réalité. Tel sera le fil conducteur de cette édition du festival : la confrontation des idées, des libertés et des mondes. Il s’agit pour nous d’abord de réaffirmer notre approche de la laïcité comme un espace de coexistence pacifique et de débat contradictoire mais constructif entre les différentes composantes de la société. Nous voulons rappeler par la même occasion que le refus de la confrontation, c’est la voie toute tracée vers la monopolisation de la vérité ou la pensée unique, donc l’antipode du libre examen. Le libre examen, n’est-ce pas aussi bien la confrontation des idées entre elles que la confrontation de la pensée aux faits ? Il nous semble impératif de retrouver ou de créer des espaces de confrontation sereine, permettant aux différences de s’entendre pour coexister, s’harmoniser, s’articuler ou se dépasser. Ces espaces nous paraissent primordiaux pour parer quatre écueils qui menacent notre vivre ensemble. Tout d’abord, oser la confrontation est une manière de résister à la tendance à l’uniformisation de la société qu’interrogeait déjà notre festival en 2010. Ensuite, il s’agit de promouvoir le rapport à l’altérité dans une société qui en a peur et se morcelle en niches étanches où chaque groupe s’enferme sans plus communiquer avec les autres. Troisièmement, il nous tient à cœur d’opposer cette pratique de la confrontation aux faux débats auxquels nous assistons dans nombre d’émissions télévisées ou de joutes électorales où la polémique cherche à faire sensation, ou l’on se querelle sur des détails ou des attaques ad hominem au détriment de l’argumentation, où l’on cherche avant tout à discréditer l’autre. Ce qui nous amène au quatrième écueil, le plus inquiétant : lorsque le dialogue est piégé ou la confrontation empêchée, le rapport à l’autre qui ne pense pas comme moi se réduit à une volonté de l’éliminer. Et ce, du Rwanda jusqu’au Musée juif de Bruxelles. Mais pour qu’une confrontation soit fructueuse, il faut évidemment qu’elle ne soit pas tronquée par des rapports de domination non reconnus, que tout le monde soit d’accord sur son objet et son enjeu, que la volonté de confrontation soit partagée, que chacun soit capable de se remettre en question et reconnaisse à l’autre sa capacité de penser… Et ça, ce n’est pas gagné ! Nous gageons cependant que vous serez dans de telles dispositions lorsque vous viendrez réfléchir et vous amuser avec nous tout au long de ces dix jours. D’ici là, je vous invite à lire les analyses qui suivent et qui s’exposeront aux riches débats du festival. Ariane HASSID Présidente

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Le terme confrontation dans son sens le plus large signifie la mise en présence, le face à face de personnes, de choses, d’idées, de groupes… pour les rassembler, les opposer, les comparer, les apprécier, les vérifier ou les dépasser. Il s’agit de mettre en évidence les rapports de ressemblance ou de différence. Dans le langage courant, il prend assez vite une connotation antagoniste et conflictuelle, proche du sens d’affrontement. En particulier : “Débat permettant à chacun d’exposer et de défendre son point de vue, face aux points de vue comparés des autres participants ; conversation durant laquelle les interlocuteurs s’affrontent.”1. Le Festival des Libertés 2015 s’appliquera à revaloriser ce sens de la confrontation. A partir de ses préoccupations récurrentes et sans prétention à l’exhaustivité ni à la définition canonique, il interrogera d’autres modalités de la confrontation, c’est-à-dire de la mise en présence d’éléments disparates : 4

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L’affrontement est un mode de confrontation où l’on fait hardiment face à quelque chose ou quelqu’un qui paraît a priori hostile ou dangereux, un obstacle ou un ennemi. On s’y attaque avec la volonté de le vaincre ou de l’éliminer2. Le conflit se situe a priori dans un registre assez proche. Les dictionnaires le définissent d’abord, en référence au combat, comme un heurt se produisant lorsque des forces antagonistes entrent en contact et cherchent à s’évincer réciproquement. Ensuite, de manière moins martiale, ils évoquent une forte opposition, un différend grave, un vif désaccord. Lorsqu’il résulte d’une rivalité, d’une contestation réciproque sur un même droit, une même compétence, un même territoire, il s’apparente à la concurrence. L’école de la “gestion de conflit” l’aborde de manière nettement moins belliqueuse et destructrice. Elle voit le conflit comme inhérent à la relation à l’autre et propose de l’aborder positivement afin, d’une part, de voir les rapports qui sous-tendent une relation, d’autre part, d’en faire un vecteur de changement et d’innovation. Il s’agit alors de développer des modalités de résolution de conflit qui évitent au maximum la violence. D’un point de vue historique et macroscopique, il est utile de rappeler que nombre d’avancées sociales sont issues de la résolution de conflits, souvent déclenchés par des contestations radicales, des pratiques de désobéissance, des émeutes... Postulant que ce sont avant tout des intérêts matériels qui sont en jeu dans les rapports qui sous-tendent ces conflits, le marxisme a vu dans la lutte des classes le moteur de l’histoire et du progrès. Cette théorie

a été quelque peu jetée aux oubliettes de l’histoire en même temps que les goulags mais l’on pourra se demander si les crises actuelles du capitalisme ne lui confèrent pas une certaine actualité. Lorsque le conflit est ouvert et violent, la lutte des classes prend la forme de la guerre civile. Celle-ci peut diviser une population à partir d’autres enjeux que des conflits de classe, tels que des enjeux religieux ou ethniques. Lorsque ce sont deux Etats qui entrent en conflit violent, on est dans le schéma classique de la guerre. Dans toutes ces confrontations se pose la question du rapport de force : aucun changement ne peut advenir sans le prendre en compte. Pourtant, nombre de stratégies de changement semblent l’ignorer en misant sur la communication, l’éducation, la conviction, l’intériorité, le travail sur soi… Ce qui nous renvoie à la confrontation des stratégies inhérente à tout processus de transformation. Issue ou non de rapports de force, la hiérarchisation constitue une autre modalité de gestion de la confrontation. Il s’agit d’établir un ordre de priorité ou des rapports de subordination entre différents éléments qui sont mis en présence par la confrontation. La hiérarchisation des droits et des normes, des luttes et des urgences sociales ou écologiques, des priorités personnelles, institutionnelles, sociétales… est une question complexe qui se pose à toute société, tout groupe, tout individu.

bien souvent le compromis. L’harmonisation vise aussi à accorder mais en évitant davantage les concessions, en cherchant à atteindre un équilibre ou un diapason. Bien que l’une se fasse parfois sous couvert de l’autre, l’uniformisation n’est pas l’harmonisation. L’une homogénéise tout et donc supprime ou censure les différences, l’autre cherche l’agencement pacifique et fécond de l’hétérogène et ensuite la construction de visées communes. L’articulation s’applique à solidariser ce qui est séparé, à agencer les éléments disparates d’un ensemble, sans les figer ni les fixer, en assurant en certain jeu entre eux qui à la fois leur permette de conserver leur propre mobilité et d’engendrer un mouvement du fait de leur mise en relation. En philosophie, elle pourrait renvoyer à la logique dialectique qui articule des contraires pour les dépasser dans une synthèse qui génère une nouvelle opposition. Sur le plan social et des relations humaines, l’articulation nous ouvre à la coopération : entente, soutien et complémentarité des membres d’un groupe en vue d’un but commun. Dans le champ politique, c’est la question de la convergence des luttes vers un même objectif, chacune gardant sa spécificité et se renforçant du fait de cette convergence. Centre national de ressources textuelles et lexicales (français). Notons que dans le jargon médical ou menuisier, affrontement a un sens plus positif et rassembleur : mettre front à front, bord à bord, des pièces de bois ou des tissus pour les assembler.

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La conciliation, quant à elle, cherche à rapprocher des entités en désaccord pour les faire progressivement concorder. Elle passe par la négociation, la médiation et

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La laïcité propose un espace et une dynamique de confrontation plurielle, respectueuse et constructive, un cadre impartial de régulation d’un vivre ensemble pacifique mais non aseptisé. Elle s’oppose donc aussi bien à ce qui sème la division et attise les affrontements stériles dans la société qu’à ce qui cherche à imposer cette coexistence par effacement ou exclusion des différences.

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Ce monde qui se morcelle en se Au niveau géopolitique, la fin de la guerre renvoyer les convictions dans la sphère froide et l’accélération de la mondialisa- privée pour ne plus que celles-ci se battent mondialisant Nous traversons une époque pétrie de tensions. Le monde est divisé par des inégalités croissantes, déchiré par des conflits larvés. Nos sociétés n’ont pas d’unité globale. Elles ne s’organisent plus en classes ou en groupes unifiés par une culture, une conscience et des intérêts communs. Les grands clivages qui les ont longtemps structurées se brouillent, se déplacent, se démultiplient ou se recouvrent : Est/Ouest ; Nord/Sud ; capital/travail ; croyants/athées ; centre/périphérie. Des clivages eux/nous prolifèrent mais leurs frontières sont mouvantes et donnent parfois lieu à des alliances surprenantes. Ces clivages divisent, par exemple, les classes populaires qui devraient avoir des intérêts communs et unissent des classes aux intérêts divergents. Certains clivages, notamment culturels, sont montés en épingle tandis que d’autres, politiques ou économiques, sont étouffés ou brouillés, l’un permettant souvent l’autre et vice versa. Les individus sont traversés par de multiples appartenances, occupent des positions instables et sont astreints à des injonctions paradoxales. Un long mouvement historique d’émancipation, d’avènement de l’individu et de diversification des sociétés a engendré un brassage de cultures, des affirmations identitaires de plus en plus spécifiques, une multiplication des revendications individuelles et des luttes locales ou partielles… Cela s’est notamment traduit par la démultiplication des droits individuels et collectifs.

tion ont chamboulé l’équilibre bipolaire qui s’était plus ou moins instauré à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Mais elles n’ont pas abouti à l’unification du monde. Elles ont provoqué des déséquilibres internationaux et la prolifération de conflits armés qui ne correspondent pas aux schémas de la confrontation militaire.

Sans alimenter l’alarmisme performatif de la théorie du “choc des civilisations” (Huntington), on peut se demander si, au clivage Est/Ouest, n’est pas en train de succéder une fracture, de plus en plus radicale, entre l’arrogance occidentale qui prétend être le monde et ceux qui s’organisent, notamment sous la bannière d’un certain islam, pour y riposter. Asymétrique, disséminée et nébuleuse, cette fracture est difficile à cerner, à comprendre, à confronter. Toutes ces multiplicités se côtoient dans des rapports d’évitement ou de rivalité mais ne se confrontent pas franchement et sereinement. Toutes ces divisions permettent aux dominants de régner sans crainte d’être renversés et d’imposer partout l’ordre néolibéral et sécuritaire.

Chiens méchants à la niche Le contrat social, matrice politique de la modernité, repose sur la pacification, la neutralisation et la confiscation du conflit. C’est pour mettre un terme aux guerres civiles et religieuses que Locke et Hobbes ont développé leur théorie de l’État souverain. La laïcité s’inscrit dans ce mouvement : séparer le temporel du spirituel,

dans la sphère publique.

Si l’État libéral a été inventé pour mettre fin aux guerres de religion, l’État social s’est négocié pour mettre fin à la lutte des classes. Ses dispositifs de pacification sociale ont réussi à remplacer la conflictualité par la concertation. En témoignent la faiblesse du mouvement social belge face à un gouvernement aussi unanimement antisocial, le rapide retour des syndicats dans les rangs de la négociation et la disqualification de ceux qui tentent l’affrontement. Les Nations Unies et le droit international ont été pensés pour mettre fin aux guerres interétatiques et de conquête. L’écroulement du bloc soviétique a laissé croire un moment que le glas des oppositions, des idéologies et des conflits avait sonné et que le monde entrait dans une phase de paix, de démocratie et d’universalisme. Tout ne s’est pas passé aussi harmonieusement… Mais les guerres ne s’appellent plus des guerres : on parle d’interventions humanitaires, de frappes chirurgicales, de missions de restauration de la démocratie, d’attaques terroristes et de combattants illégaux. La démocratie, censée confronter des projets politiques, ne ressemble plus vraiment à un lieu de débat sur l’orientation de la société et la définition de l’intérêt général. Il y a certes une compétition électorale mais, pour récolter un maximum de voix et rétribuer les lobbys, la majorité des partis tient un discours lisse qui tend à satisfaire tout le monde et à aller dans le sens

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du vent, c’est-à-dire à suivre les grandes orientations néolibérales et sécuritaires qui dominent le monde. La politique se réduit à la bonne gouvernance et à la gestion des risques, sans plus proposer ni confronter de projets de société. De manière plus générale, nous vivons dans une société qui tend à éviter les vrais débats. L’État et nombre de composantes de la société refusent d’entendre, disqualifient, répriment ou refoulent les critiques qui leur sont adressées. Que ce soit au parlement, dans les médias, sur les réseaux sociaux ou au Festival des Libertés, on ne discute souvent qu’avec d’autres qui partagent nos visions du monde, au sein de niches qui ne se confrontent pas aux autres niches. Chacun se cloître et se rassure dans ses croyances. Or, le refus de la confrontation, c’est l’antipode du libre examen, c’est la route toute tracée vers le simplisme, le dogmatisme et, au final, la dictature. Quand des débats ont lieu, ils se réduisent souvent à des polémiques aussi sensationnalistes que stériles ou à des dialogues de sourds, bien loin de la vraie confrontation d’idées, d’arguments et de contre-arguments. Ce refus de la confrontation ne se passe pas que sur le plan discursif. De nombreux dispositifs mettent à l’écart les personnes qui dérangent : les pauvres, les fous, les étrangers… C’est aussi une manière de ne pas se confronter à ce qui dysfonctionne dans notre société. Ainsi, la société s’avère à la fois très divisée et très marquée par des processus de conformisme et d’évitement. Des œillères, des dispositifs de neutralisation, des ten-

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dances au repli et à l’entre soi permettent une pacification formelle, un lissage de surfaces alors que, sous celles-ci, grouillent des micros-conflits, des tensions refoulées, des rapports de force non reconnus.

Vis-à-vis à tous les étages Le fait que nous vivions à la fois dans un monde de plus en plus déchiré et dans une époque qui tend à étouffer la conflictualité n’est peut-être pas si contradictoire qu’il n’y paraît. Pour articuler ces deux constats, nous faisons l’hypothèse, que s’il existait de réels espaces de confrontation constructive, les différences ne seraient pas aussi déchirantes et les rapports ne seraient pas aussi tendus. La confrontation est une manière de dépasser ou d’assumer les divisions, au lieu de les laisser larvées. Elle n’est pas forcément destructrice ou violente. Dès lors que, dans son sens le plus large, elle signifie le face à face de deux éléments disparates, elle peut aussi bien prendre la forme d’un affrontement que celle d’une conciliation (cf. “Confrontations dans tous les sens”, ci-avant). Quelle que soit sa forme, la confrontation peut advenir ou être évitée à de nombreux niveaux, dans différents champs ou domaines. Les méthodes laïques du libre examen et du débat contradictoire ont pour fondement la confrontation des idées et des sources d’information. A l’ère de la surinformation, du gavage médiatique, du prêt-à-penser et de la pensée unique autant que de l’entre soi communautaire et des discussions de café du commerce, il nous paraît primordial de réhabiliter la

culture de la controverse, c’est-à-dire de la discussion argumentée sur des sujets litigieux. Proche de la confrontation d’idées mais à ne pas confondre avec icelle, la confrontation de valeurs et de visions du monde s’avère plus délicate. Ne nous trouvons-nous pas là face à l’incommensurable, face au choc des non négociables ? Comment, malgré ces fossés, faire société, construire une culture publique commune ? Le Festival des Libertés célèbre et défend les libertés mais s’agit-il de toutes les libertés ? Pourquoi certaines libertés et pas d’autres ? Comment se confrontent les libertés, et les droits qui les garantissent en démocratie ? Tout le monde revendique la liberté mais toutes les libertés ne sont pas compatibles à première vue. Comment se confrontent la liberté d’entreprendre et les droits syndicaux, les droits des travailleurs (chauffeur de transports publics, agents pénitentiaires, médecins…) et les droits des usagers (navetteurs, détenus, malades…) ? Pourquoi la liberté de marché prime-t-elle sur la liberté de manger d’une grande partie de la population mondiale ? Le droit au blasphème ou à la caricature est-il compatible avec le droit au respect des convictions ? Peut-on limiter la liberté d’expression au nom du droit à l’égalité et de la prohibition du racisme, ou au nom du droit à la réputation ? Bien que les organisations de défense des droits humains soutiennent que tous les droits fondamentaux doivent être appliqués de manière égale et indissociable, toutes les libertés ne sont pas protégées de la même manière par le droit positif et les pratiques judiciaires. Aucun droit


n’est absolu. Certains sont fondamentaux, d’autres intangibles, d’autres indérogeables, d’autres conditionnels. Comment s’établit cette hiérarchie ? En-deçà de cette distinction formelle, on constate aussi des différences de respect et de garantie autour d’un même droit en fonction de qui le revendique. La reconnaissance des droits serait-elle tributaire de l’origine du requérant, de l’idéologie du juge ou de la performance de l’avocat ? Alors que les principes d’égalité et de solidarité constituent des clés d’articulation et de pondération entre les différentes libertés, n’évoluons-nous pas vers une société qui accorde la primauté aux droits individuels sur les droits et enjeux collectifs ? Les individus les font de plus en plus valoir et les cours de justice leur donnent raison. Pour y voir plus clair, il importe d’analyser derrière les idées défendues, les valeurs affirmées ou les droits revendiqués, quels sont les intérêts en jeu et comment ces intérêts se confrontent. Qu’en est-il de la confrontation économique : une saine concurrence qui génère l’émulation et la maximisation des intérêts de chacun ou un affrontement qui élimine les plus faibles et assoit les monopoles ? La confrontation des valeurs ou des intérêts peut encore avoir lieu au sein d’un individu : c’est ce qu’on nomme la dissonance cognitive, une forme de confrontation psychique. Le sujet fait par ailleurs face à ses peurs, ses traumatismes, ses difficultés, ses pulsions… Dans la confrontation existentielle, l’humain se confronte à la finitude, ses questions existentielles et sa quête de sens se confrontent au silence et à l’absence de réponse du monde.

Jouer cartes sur table Qu’il s’agisse d’un débat d’idées sur tel sujet, d’un dilemme intérieur, d’un conflit entre deux individus, d’une opposition entre deux groupes ou du débat sociétal en général, désamorcer des oppositions stériles et promouvoir des confrontations fructueuses implique de déjouer les pièges et obstacles qui minent le terrain et de réunir quelques conditions ou dispositions. Il importe d’abord de pouvoir distinguer dans quel registre se situe l’opposition : au niveau des idées, des valeurs, des revendications ou des intérêts ? Ensuite, de mesurer les positions hégémoniques et les rapports de force qui biaisent la confrontation s’ils ne sont pas pris en compte. On se méfiera des fausses pacifications dues à une hégémonie qui ne dit pas son nom. On évitera les points de vue de survol et leur prétention à l’universalité ou l’impartialité. Nous ne sommes pas tous égaux dans le débat et personne n’y prend part de manière neutre. Il convient donc de situer la position d’où l’on parle, de reconnaître notre ancrage social et notre subjectivité, et de pouvoir dans certaines situations les mettre à distance, nous émanciper de nos conditionnements et de nos propres dogmatismes. Reconnaissant que chaque culture ou sous-culture dispose de ses codes de communication et qu’ils imposent une violence symbolique à ceux qui ne les maîtrisent pas, on tentera de les décoder et de s’accorder sur des codes communs. Une confrontation n’est fructueuse que si la volonté de confrontation est partagée.

Elle n’est pas possible sans ouverture d’esprit, sans capacité de remise en question. Elle implique de pouvoir reconnaître la complexité des situations et les contradictions dans lesquelles nous sommes pris. Elle présuppose que nous reconnaissions la capacité à penser de l’autre, que nous le prenions au sérieux, que nous accordions de l’importance à nos désaccords au lieu de les balayer d’un revers de main. Se confronter, c’est accepter de n’être pas le seul à avoir raison sans tomber dans la facilité du “à chacun ses raisons, ses goûts et ses couleurs”. Tout l’exercice consiste à partir des oppositions, les reconnaître, y faire face et mener le débat ou la société vers des formes d’articulation productrice ou de coexistence harmonieuse.

Est-ce la compétition ou la coopération qui organise la société ? Comment se confrontent les théories de Darwin et Kropotkine ? Venez en discuter le 30 octobre avec Pierre Jouventin (auteur de La face cachée de Darwin, l’animalité de l’Homme) et Gilles Martin (éditeur de L’entraide, un facteur de l’évolution de Pierre Kropotkine).

Les urnes ou la rue. D’où vient le changement ? Venez en débattre le 24 octobre avec Podemos, Syriza Tout Autre Chose et Acteurs des Temps Présents.

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Par Pierre-Arnaud PERROUTY

Directeur de la cellule Europe & International du CAL et secrétaire général de la LDH

: n o i s s e r

p x e ’ d rté és

Libe r, les pav s enfe e l’ n n o b 1 s e l et s n o i t inten

Le massacre dans les locaux de Charlie Hebdo a ouvert une séquence dont les éléments étaient en place depuis un bon moment, poursuivant leur logique propre sans forcément se rencontrer mais affectant chacun à leur manière la liberté d’expression. D’abord, quelques personnages passés maîtres dans l’art de provoquer, d’utiliser les médias et de tester les limites du système : les Dieudonné, Zemmour et autres Soral tirent de la provocation un plaisir manifeste et une notoriété pénible mais indiscutable. Ensuite, des groupes religieux intégristes qui s’opposent périodiquement à des films, des pièces de théâtre, des dessins ou des installations qui heurtent leurs “sentiments religieux” et qu’ils estiment blasphématoires. Charlie en a fait les frais à plusieurs reprises, de même que quelques auteurs, metteurs en scènes ou plasticiens. Enfin, les durcissements successifs des lois antiterroristes et les retentissantes affaires Bahar Kimyongür, Secours Rouge ou Greenpeace ont démontré par l’absurde les abus auxquels ces lois pouvaient mener. Tous ces éléments – provocations, extrémisme religieux et terrorisme – se sont dramatiquement télescopés le 7 janvier dernier, nous laissant dans un état de sidération qui laissera des traces. Et si les réactions en défense de la liberté d’expression qui ont suivi étaient pour beaucoup encourageantes et salutaires, d’autres étaient plutôt sources de confusions, outrancières, voire potentiellement dangereuses. 10 ECHOS

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Les fondements de la liberté d’expression Prolongement indissociable de la liberté de pensée et de conscience, la liberté d’expression est aussi fondamentale pour les individus que pour le pluralisme de la société dans son ensemble. Les instruments juridiques, nationaux et internationaux, et la jurisprudence lui accordent à ce titre un régime très protecteur. La Cour européenne des droits de l’homme a affirmé dès 1976, dans un arrêt Handyside c. Royaume-Uni devenu célèbre, que la liberté d’expression vaut non seulement pour les idées jugées acceptables par le plus grand nombre mais aussi pour celles qui “heurtent, choquent ou inquiètent”. La presse bénéficie d’une protection particulière (la Cour la qualifie de “chien de garde de la démocratie”), tout comme la caricature ou la satire qui, selon la Cour, “par l’exagération et la distorsion de la réalité, revêt un caractère délibérément provocateur”. Contrairement à la liberté de pensée, la liberté d’expression n’est cependant pas absolue. Des limites peuvent être fixées moyennant le respect des conditions classiques posées par la Convention européenne des droits de l’homme, à savoir être prévues par la loi, poursuivre un objectif légitime et être “nécessaires dans une société démocratique”, c’est-à-dire proportionnées à l’objectif poursuivi. Parmi les objectifs légitimes, on trouve notamment la sécurité nationale, la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime. De manière schématique, on peut classer les principales limites à la liberté d’expression en deux catégories : d’une

part, celles qui tiennent à l’injure, la diffamation et la protection de la vie privée ; d’autre part, l’interdiction des propos qui incitent à la haine ou à la discrimination, les propos racistes et négationnistes. Le délit de blasphème n’existe ni en Belgique ni en France, excepté pour une loi locale et anachronique en Alsace-Moselle.

La police administrative de la sécurité et de la tranquillité publiques En pratique, la liberté d’expression se trouve souvent couplée à la liberté de réunion et de manifestation, comme dans le cas d’un meeting politique ou d’un spectacle. En Belgique, la nouvelle loi communale du 24 juin 1988 confie aux communes la mission d’assurer la sûreté et la tranquillité publiques, la police des spectacles et de combattre toute forme de dérangement public. A ce titre, une commune peut interdire préventivement une manifestation ou un spectacle, sous le contrôle du Conseil d’État, voire de la Cour européenne des droits de l’homme. Mais les juridictions se montrent à juste titre sévères dans l’appréciation des conditions nécessaires pour valider ce genre d’interdictions, qui doivent rester tout à fait exceptionnelles, sous peine de restreindre considérablement le champ de la liberté d’expression. Aussi ,pour refuser une manifestation ou interdire un spectacle, une commune est-elle soumise à une double obligation de motivation : motiver en quoi l’activité porterait gravement atteinte à la sécurité publique mais aussi qu’il n’y a pas d’autres moyens à mettre en œuvre, moins attentatoires à la liberté d’expression qu’une interdiction. Des risques hypothétiques, la simple

crainte de contre-manifestations ou la présence de personnes hostiles à l’activité ne suffisent donc pas. Le Conseil d’État avait eu l’occasion de rappeler ces principes dans une affaire de 2009 qui concernait déjà Dieudonné. Fidèle à sa ligne provocatrice, il devait jouer un spectacle intitulé “Liberté d’expression” dans une salle à Saint-Josse. Le Collège des Bourgmestre et Echevins avait pris un arrêté pour interdire le spectacle en raison de “propos de l’artiste lors de précédentes représentations [...] ressentis comme injurieux envers la communauté juive par une grande partie de la population”. Saisi par la société productrice du spectacle, le Conseil d’État avait suspendu l’arrêté communal par un remarquable arrêt du 23 mars 2009. Sans nullement chercher à défendre les propos de Dieudonné, le Conseil d’État avait saisi l’occasion pour rappeler que la commune “n’a pas reçu pour mission de veiller préventivement à la correction politique ou morale […] des spectacles”. A supposer que des propos tombent sous le coup de la loi, ils pouvaient faire l’objet de poursuites pénales a posteriori, mais pas de mesures préventives d’interdiction.

Des affaires en série, des décisions contradictoires Ces principes ont été testés à plusieurs reprises depuis, avec des décisions en sens divers. En France, on se souviendra du bras de fer médiatisé à l’extrême entre Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, et Dieudonné au début de l’année 2014. Le ministre avait pris une circulaire le 6 janvier 2014 pour encourager les maires et préfets à interdire le spectacle

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“Le Mur”. Plusieurs batailles judiciaires avaient ensuite été engagées en différents lieux, notamment à Nantes en janvier 2014 : le tribunal administratif avait suspendu un arrêté préfectoral d’interdiction, avant que le Conseil d’État ne valide l’interdiction du spectacle. Tout récemment encore, le 2 février 2015, le maire de Clermont-Ferrand a pris un arrêté pour interdire un autre spectacle de Dieudonné, “La bête immonde”. Le tribunal administratif a à nouveau suspendu l’arrêté mais le Conseil d’État, par un arrêt du 6 février 2015, a cette fois confirmé la décision, autorisant du coup la tenue du spectacle. On a déjà vu mieux en termes de cohérence. La Belgique a également connu son lot d’affaires en 2014 et au début de l’année 2015. En mai 2014, un “Congrès européen de la dissidence” était programmé à Anderlecht avec notamment Dieudonné, Alain Soral et Laurent Louis, connus pour leurs propos antisémites. Le congrès a été interdit par un arrêté communal pris le matin du 4 mai 2014. L’arrêté se fondait notamment sur un rapport de l’Office central d’analyse de la menace (OCAM) et sur le fait que le lieu de la réunion avait été tenu secret par les organisateurs jusque la veille, rendant difficile la mise en place d’un dispositif de sécurité approprié. Des heurts ont effectivement éclaté dans la journée et le soir même, sur un recours introduit en extrême urgence par les organisateurs, le Conseil d’État validait l’arrêté communal d’interdiction. Dans une autre affaire, Tareq Al-Suwaidan, prédicateur koweitien lui aussi très médiatique, était invité à la Foire musulmane

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qui se déroulait à Bruxelles au mois de novembre 2014. Bien que détenteur d’un visa valide, le cabinet du ministre de l’Intérieur a annoncé qu’il était interdit d’accès au territoire. La décision était motivée par des propos antisémites tenus quelques mois plus tôt – il avait appelé toutes les mères musulmanes à élever leurs enfants dans la haine des juifs pour les rayer définitivement de la surface de la Terre, propos pour lesquels il s’était ensuite excusé –, par un rapport de l’OCAM et par des informations provenant des services de police et de renseignements. Si ces propos incitant à la haine sont évidemment abjects, l’interdiction est très discutable au regard des principes évoqués plus haut : pas d’interdiction préalable mais des poursuites si la ligne rouge est franchie. Reste qu’il est difficile de se prononcer sur ce cas faute d’avoir accès aux éléments contenus dans les rapports des services de police et de renseignements. Une troisième affaire concernait la venue d’Éric Zemmour à Bruxelles pour une séance de dédicaces et des conférences au début du mois de janvier 2015. Dès le mois de décembre, Zoubida Jellab, conseillère communale Ecolo de la ville de Bruxelles, demandait au bourgmestre d’interdire la présence d’Éric Zemmour, invoquant en vrac une condamnation antérieure pour incitation à la haine, de récents propos islamophobes, le précédent créé par l’interdiction d’un spectacle de Dieudonné à Bruxelles en mai 2012 (en réalité, le spectacle avait été interrompu par la police) et l’interdiction de Tareq Al-Suwaidan un mois plus tôt. Des associations se sont jointes à la demande d’interdiction, dont le Collectif contre l’islamo-

phobie en Belgique, l’association EmBeM et le MRAX. D’autres voix, dont celle de la Ligue des droits de l’Homme, pourtant très critiques des propos d’Éric Zemmour, ont au contraire fait valoir qu’une interdiction ne se justifiait pas et serait attentatoire à la liberté d’expression. Après plusieurs rebondissements, Éric Zemmour est finalement venu à Bruxelles le 6 janvier sans provoquer de troubles sérieux : ses principaux détracteurs avaient renoncé à demander son interdiction et plus intelligemment organisé une réunion publique pour démonter son idéologie raciste, montrant par là qu’un discours nauséabond se combat mieux par la pédagogie que par l’interdiction.

Sacrifier les libertés sur l’autel de la sécurité ? Le lendemain, l’impensable se produisait à Paris et des millions de gens, en France et ailleurs, se rangeaient spontanément derrière Charlie. Les premiers sentiments d’horreur, de colère et de tristesse passés, l’attachement à la liberté d’expression était rappelé quasi unanimement, y compris pour des dessins jugés blasphématoires par certains. Mais tout le monde n’était pas Charlie, pour toutes sortes de raisons, bonnes ou mauvaises. Et le tumulte des réactions en tous sens qui ont suivi nous a rappelé que les émotions, la peur en particulier, sont rarement bonnes conseillères quand il s’agit de toucher aux libertés fondamentales. Difficile en effet de ne pas éprouver un gros malaise devant le nombre de poursuites pour apologie du terrorisme, la sévérité des peines prononcées et les dérives auxquelles on a pu assister au nom de la défense de la liberté d’expression :


depuis les poursuites contre Dieudonné pour son “Je me sens Charlie Coulibaly” (même s’il est insupportable de mettre sur le même plan victimes et assassins) jusqu’à l’audition d’un enfant de huit ans dans un commissariat de police de Nice, en passant par la mise en examen de nombreuses personnes, souvent jeunes, certes pas très fines mais pas apologistes pour autant. De quoi alimenter durablement un sentiment de deux poids deux mesures qui n’avait pas besoin de ça. Les douze mesures pour lutter contre le radicalisme annoncées par le gouvernement belge dix jours à peine après les atten-

tats de Paris et au lendemain d’une vaste opération policière antiterroriste laissent craindre que la Belgique n’emprunte la même voie. L’annonce d’une proposition de loi pour réprimer l’apologie du terrorisme s’inscrit dans la même veine. Après la pénalisation des propos qui risquent d’entraîner des actes terroristes (l’infraction d’incitation indirecte au terrorisme, aussi floue qu’inutile, introduite dans le Code pénal en 2013), la création d’une nouvelle infraction d’apologie du terrorisme affaiblirait encore un peu plus la liberté d’expression, ce qui ne serait pas le moindre des paradoxes. La lutte contre le terrorisme est indiscutablement nécessaire mais requiert

de ne toucher aux lois qu’avec “des mains tremblantes” pour reprendre l’expression de Montesquieu – elle impose un équilibre délicat. La vraie victoire des terroristes ne réside pas dans l’assassinat lâche de dessinateurs, de journalistes, de policiers ou de clients d’un magasin casher mais dans l’affaiblissement des libertés fondamentales qui constituent à la fois le socle, la raison d’être et le ciment des sociétés démocratiques qu’ils combattent. Nous reproduisons cet article paru dans la revue Politique (n°89, mars-avril 2015) avec l’aimable autorisation de l’auteur et de la revue.

1

Pierre-Arnaud Perrouty participera le 29 octobre au débat La liberté d’expression dans la balance, avec Françoise Tulkens (ancienne juge à la Cour européenne des droits de l’Homme), et Jean-Jacques Jespers (professeur de journalisme à l’ULB).

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Par Amaury GHIJSELINGS Quinoa

les

Alter ou anti ? Que ce soit à l’échelle internationale ou régionale, la querelle sur le devenir des institutions supranationales est récurrente. Pour certain-e-s la mise au pas du capitalisme mondialisé se fera au travers de la déconstruction des actuelles institutions internationales et régionales car elles en sont un des moteurs principaux. Pour d’autres, l’internationalisme est le seul moyen de renforcer le pouvoir politique sur le pouvoir économique et de jeter les bases d’un autre monde. 14 ECHOS

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ès ses débuts, le mouvement social qui émergea au lendemain de la chute du mur de Berlin fit l’objet de discussions sur son appellation. Faut-il le qualifier d’“antimondialiste” ou d’“altermondialiste” ? Dans le courant des années ‘90 et plus particulièrement en marge du sommet de l’OMC à Seattle en 1999, c’est le premier terme qui est utilisé pour qualifier les mobilisations qui ont lieu. Dans la foulée du premier Forum social mondial (FSM) qui se tient à Porto Alegre en 2001, les observateurs et observatrices recourent progressivement à l’appellation “altermondialistes”. Cette transition trouve son origine dans l’évolution rhétorique de la société civile elle-même, désireuse de réagir aux discours récurrents : “vous êtes des “anti” mais il n’y a pas d’alternative et la preuve, c’est que vous-mêmes n’avez rien de mieux à proposer !”. En cette même année, René Passet, à l’époque président du conseil scientifique d’Attac, écrit un ouvrage de référence, Eloge du mondialisme par un “anti” présumé, dans lequel il parle non pas de défaire les institutions internationales mais bien de la nécessité de les transformer en vue de créer une mondialisation plus juste. Au cours des FSM suivants, des propositions communes quant aux réformes à entreprendre à l’échelle internationale clôturent les rencontres. Alors que le consensus sur la possibilité de créer un autre monde semble s’installer, l’économiste Serge Latouche répond à René Passet via un article intitulé “D’autres mondes sont possibles, pas une autre mondialisation”. L’essentiel de sa critique s’écarte des traditionnelles réflexions éco-

nomiques pour amener le débat sur la question culturelle en dénonçant le côté chimérique de tout projet universaliste. Une autre mondialisation pourrait sans doute réguler le capital mais elle ne mettra pas fin à des siècles d’impérialisme et de dominations culturelles. La controverse ne s’est évidemment jamais éteinte mais, ces dernières années, elle resurgit plus qu’entre les lignes avec l’apparition du concept de “démondialisation”. Sans équivalent anglais ou espagnol, c’est en France que la controverse s’installe. Parmi les promoteurs et promotrices, nous retrouvons, entre autres, les économistes Jacques Sapir1 et Frédéric Lordon2. Côté pourfendeurs, c’est l’économiste Daniel Cohen3 et la majeure partie du Conseil scientifique d’Attac4 qui animeront un débat beaucoup moins cordial que celui qui confrontait René Passet et Serge Latouche.

Les arguments en faveur de la démondialisation Il existe des divergences de point de vue entre les auteurs cités ci-dessus qui défendent l’idée d’une démondialisation. Le concept doit en partie son succès au fait que l’ancien Ministre français du Redressement productif, Arnaud Montebourg, en ait fait l’usage, bien que ce serait une erreur de le situer dans le même courant de pensée qu’un Frédéric Lordon. Ce qui se retrouve de manière transversale dans leur argumentaire est le caractère non démocratique des institutions internationales et l’impossibilité de réguler

le capital à cette échelle. Jacques Sapir affirme sans détours qu’il faudra revenir au cadre de l’État-nation, seule source de démocratie car “sans frontière, il devient impossible d’identifier une communauté politique commune5”. Pour sa part, Lordon ne semble pas exclure la possibilité d’un entre-deux en s’organisant à l’échelle régionale mais une analyse du contexte européen actuel lui fait dire qu’il s’agit là d’une hypothèse bien moins réaliste que celle de se réorganiser à l’échelle d’un pays avec sa propre monnaie, sa banque centrale et ses politiques douanières. Au-delà de ces deux économistes, une multitude de mouvements citoyens, tels que le mouvement Colibri, le mouvement de la Transition ou une partie du mouvement des places (Indignés), défendent l’idée de “moins de mondialisation” bien que pour eux, c’est à une échelle encore plus réduite qu’il faudra relocaliser les prises de décision. Par ailleurs, la relocalisation de la production est au cœur de ces mouvements pour lesquels même si elle se faisait sur base d’une juste répartition des richesses entre actionnaires et travailleurs-travailleuses ou entre régions du monde, la mondialisation des échanges alimentaires, de biens et de services n’est plus tenable pour des raisons écologiques. Revenons-en aux souverainistes. Protectionnisme aux frontières, régulation de l’offre et des prix, taxation du capital sont les instruments qui pourraient être utilisés pour mettre au pas les excès du capital alors que rien n’est entrepris au niveau des institutions européennes et internationales vu qu’elles sont entièrement converties à l’idéologie néolibérale. La désindustrialisation des pays européens serait en grande

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partie due au principe de libre-échange combiné au développement des pays émergents qui attirent les entreprises en proposant des coûts et une protection du travail au rabais6. Les auteurs n’ignorent pas les risques de tensions économiques pouvant surgir d’un retour au protectionnisme et à une monnaie nationale mais ils arguent que le changement deviendrait possible alors que dans l’état présent des choses, c’està-dire avec les institutions internationales actuelles et une monnaie unique au niveau européen, c’est le statu quo garanti. Par ailleurs, le retour à l’Etat-nation n’exclut pas la possibilité de collaborer à plusieurs dans un certain nombre de domaines pourvu que la souveraineté reste nationale et qu’on respecte scrupuleusement le principe de subsidiarité qui prescrit de régler chaque question à l’échelle de pouvoir la plus proche des citoyennes et des citoyens. Au cœur de leur analyse, l’observation que ces auteurs font des dynamiques historiques du capitalisme les amènent à défendre l’idée que le capital pourrait être régulé à condition de réduire considérablement sa liberté de circulation. Privés de pouvoir recourir à la menace de délocalisation, les détenteurs de capital se retrouveraient affaiblis dans le rapport de forces qui les oppose aux travailleuses et travailleurs. Ces dernier-e-s seraient capables d’obtenir plus de droits sociaux et de meilleurs salaires comme ils réussissaient à le faire au lendemain de la seconde guerre mondiale, à une époque où le clivage capital-travail se réglait principalement sur le territoire national. Une

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fois encore, les divergences sont fortes au sein des partisans de la démondialisation et, à la fracture entre régionalistes, souverainistes et localistes, s’ajoutent la division entre ceux qui font du retour à l’échelle nationale une solution pour adopter des politiques économiques plus justes en matière de redistribution des richesses et ceux qui ne voient là qu’une étape vers le dépassement total du modèle de production capitaliste.

Les arguments contre la démondialisation “Nous ne croyons pas que le retour au national résoudrait la crise de la démocratie car celle-ci est profondément enracinée dans des mécanismes qui, y compris au niveau national, écartent les citoyens des décisions qui les concernent7”. La réaction de plusieurs membres du Conseil scientifique d’Attac face à la percée du concept de démondialisation est sans ambages, jugeant le concept “superficiel et simpliste”. Le déni démocratique existe autant à l’échelle de l’Etat-nation qu’à l’échelle européenne ou internationale, arguentils, et rendre le pouvoir aux citoyennes et citoyens est un défi qui devra être relevé aux différentes échelles de pouvoirs. L’Etat-nation lui-même est une construction historique alors qu’est-ce qui empêcherait les êtres humains de s’organiser démocratiquement à une échelle territoriale plus grande ? C’est sur ce postulat optimiste que les altermondialistes dessinent les contours de ce que pourrait être une gouvernance internationale juste, soutenable et démocratique. Quant aux questions sociales et économiques, ce n’est

pas tant la mondialisation des échanges qui est coupable de la désindustrialisation et du chômage en Europe mais bien les gains de productivité de ces dernières décennies. Il ne faut pas opposer “le travailleur chinois” au “travailleur français” mais compter sur une solidarité mondiale entre travailleuses et travailleurs et sur des institutions politiques internationales au pouvoir contraignant afin de pouvoir tirer les conditions salariales et normes sociales vers le haut. En périphérie de la controverse, Mireille Delmas-Marty, juriste française, diagnostique les injustices actuelles comme étant le résultat d’une asymétrie entre le développement d’un marché international et le développement des institutions politiques supposées le réguler. Mais il ne tient qu’à la volonté des responsables politiques de créer un cadre international où les acteurs économiques devraient se soumettre aux respects des droits de l’Homme et à faire de la création d’emplois décents une priorité surplombant celles fixées par les actionnaires. Ce n’est qu’au travers du droit international et de l’harmonisation fiscale entre les pays qu’il pourra être mis fin à ce que cette auteure qualifie de “law-shopping”, c’est-à-dire le pouvoir que les Entreprises transnationales (ETN) ont de s’installer où les droits des travailleuses et travailleurs sont les moins protégés8. Bien plus qu’une utopie, cette idée d’architecture internationale a même fait l’objet d’une conférence internationale chapeautée par l’ONU et déboucha sur la Charte de la Havane. Adoptée en 1947, cette charte prévoyait la création d’une


Organisation Internationale du Commerce, qui contrairement à notre actuelle OMC, aurait été assujettie au système juridique des Nations Unies9. Des traités de libreéchange auraient pu être dénoncés sur base de critères relatifs à la protection de l’emploi et des ETN condamnées pour violations de droits de l’Homme, deux recours impossibles dans l’état actuel de la mondialisation. Ce projet restera lettre morte faute de ratification par les Etats-Unis. Au-delà de la question sociale et économique, c’est bien entendu la crise environnementale et les enjeux de sécurité dans le monde sur lesquels s’appuient les pourfendeurs de la démondialisation. Le réchauffement climatique, notre empreinte écologique et la perte de la biodiversité sont des enjeux qui n’ont pas de frontières et pour lesquels un retour à l’État- nation signifierait la catastrophe. Même le stade de la collaboration ne saurait suffire à résoudre ces problèmes. Des transferts de pouvoirs semblent inévitables en vue d’éviter que chacun fasse le pari du passager clandestin, c’est-à-dire de faire le pari de ne rien faire tout en bénéficiant des efforts des autres. Aux côtés des anciennes institutions internationales réformées, certains avancent donc l’idée de créer de nouvelles institutions internationales telles qu’une Organisation mondiale de l’environnement en vue de rédiger des normes contraignantes aussi précises que ne le fait l’Organisation Internationale du Travail en matière de travail. Enfin, la coopération internationale serait le meilleur moyen d’assurer la paix dans le monde en démocratisant l’actuel Conseil de Sécurité des Nations Unies. Elle per-

mettrait de lutter contre les inégalités économiques grâce, par exemple, à des programmes d’annulation de dettes ou de lutte contre les paradis fiscaux. Enfin, les partisans d’un autre monde construit par en haut font des institutions internationales la condition sine qua non en vue de construire une véritable solidarité mondiale au travers, par exemple, de l’instauration d’un revenu de base universel ou de la reconnaissance de biens publics mondiaux.

Difficile compromis Tout un chacun qui observe de loin cette controverse serait tenté de vouloir proposer un consensus rédigeant une liste des sujets sur lesquels il faudrait “plus de mondialisation” et une autre pour lesquels il faudrait démondialiser. Cependant la pomme de discorde ne porte pas tant sur cette question que sur les moyens d’y arriver… on peut se mettre d’accord sur le fait qu’il faut réduire le flux de marchandises et les émissions de CO2, cela ne nous dit pas comment y arriver… Sortir unilatéralement de l’OMC pour reconstruire des échanges régionaux respectueux du travail décent et taxer les produits polluants à la frontière ou créer une OME au pouvoir contraignant tout en assujettissant l’OMC à l’ONU ? Partisans et pourfendeurs de la démondialisation sont en grande partie d’accord sur l’horizon qu’ils veulent atteindre mais leur analyse diverge sur les moyens d’y arriver. Reconstruire de bas en haut sur base collaborative et volontaire ou reconstruire de haut en bas sur base coopérative et contraignante ? En ligne de fond de cette querelle stratégique se cache un

autre clivage séculaire, celui qui oppose réaliste et idéaliste car il s’agit bien de cela en vérité : parier sur la possibilité que les êtres humains puissent coopérer tous ensemble malgré la diversité qui leur est propre. Jacques Sapir, La démondialisation, Seuil, 2011. Frédéric Lordon, L’intérêt souverain : essai d’anthropologie économique, La Découverte, 2011. 3 Daniel Cohen, La Mondialisation et ses ennemis, Grasset, 2004. 4 Geneviève Azam (et alii) “La démondialisation, un concept superficiel et simpliste”, Mediapart, 6 juin 2011 5 Jacques Sapir “Oui, la démondialisation est bien notre avenir”, Mediapart, 20 juin 2011. 6 Christian Chavagneux, “La mondialisation est-elle coupable ?”, Alternatives économiques, juin 2011. 7 Geneviève Azam (et alii), ibid. 8 Mireille Delmas-Marty, Résister, responsabiliser, anticiper, Seuil, 2013 9 Jacques Nikonoff, “Contre le libre-échange, la charte de la Havane”, 2006 1 2

Cette controverse sera prolongée par la très actuelle question de la démocratie en Europe dans le cadre du débat C’est vachement bien ? Etre ou ne pas être européen en présence de Cédric Durand (économiste, maître de conférence à l’Université Paris XIII, directeur de l’ouvrage En finir avec l’Europe), Elisabeth Gauthier (Directrice de l’Espace Marx, membre du réseau Transform ! Europe) et Dominique Plihon (économiste et porte-parole d’Attac France) le vendredi 23 octobre à 20h30.

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Par Cedric TOLLEY Bruxelles Laïque Echos

Nous sommes entrés dans un siècle dont le modèle économique est présenté “sans alternative”1 et dans lequel la grève, moyen non violent que les travailleurs réservent aux conflits sociaux lorsqu’ils ne parviennent plus à se faire entendre de leur patron, est réprouvée par les médias et les idéologues néolibéraux telle une “prise d’otages”.

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Otages En quelques exemples : La Libre Belgique, vendredi 23 novembre 2007 : “Une grève de 24 heures devrait également démarrer à 14 heures le jour des réveillons de Noël et de Nouvel An. La SNCB a réagi en regrettant que le SIC (ndlr : Syndicat Indépendant pour Cheminots) prenne une nouvelle fois en otage les voyageurs”. L’Avenir, vendredi 21 novembre 2014 : “15 000 passagers pris en otage. Première grève tournante, ce lundi. À Charleroi, les syndicats annoncent un blocage de l’aéroport.” La Dernière Heure, vendredi 10 juillet 2015 : “Grève tous les samedis de l’été sur le réseau SNCB : “Les voyageurs pris en otages”, estime Galant” (ndlr : Jacqueline Galant ministre MR fédérale de la mobilité du gouvernement Michel 1er). Déclaration de Patrick De Klerck (ndlr : député Open VLD au parlement flamand), vendredi 10 juillet 2015 : “Notre sentiment reste le même. Plus de 30 000 touristes d’un jour, qui génèrent environ 1,1 millions d’euros en une journée, sont concernés, et ce durant sept samedis. Les conducteurs de train prennent les navetteurs et les touristes en otage.” Et tout est à l’avenant. Des centaines de déclarations de politiciens de droite, de dépêches et de piges journalistiques reprennent en cœur la ritournelle de la “prise d’otage” à l’occasion des grèves qui ponctuent les luttes sociales. Et partant, micros-trottoirs, réseaux sociaux et

blogosphère sont largement contaminés par cette allégorie funeste qui témoigne d’une forte inertie idéologique. Il existe même un site internet ( “Marre des grèves absurdes…” - http://www.otages.be/) qui dénonce les grèves que les rédacteurs estiment “absurdes” (désignant notamment des grèves suscitées par l’annonce de plans de licenciements ou le refus de négocier des hausses salariales de la part de l’employeur). Des prises d’otages, il en est de célèbres qui ont marqué les esprits et la conscience collective. En 1972, la spectaculaire prise d’otages de l’équipe olympique israélienne à Munich par des militants armés palestiniens s’est soldée par un bain de sang. Onze sportifs israéliens, cinq preneurs d’otages et un policier furent tués. Et ce triste événement a pu être suivi en direct à la télévision par des millions de personnes. La prise d’otage du Théâtre de Moscou, en 2002, qui s’est terminée par le massacre de 129 otages et de 39 preneurs d’otages, a elle aussi marqué notre époque. Mais cette pratique, qui appartient aux catégories symboliques du banditisme et du terrorisme, est connue depuis le début du vingtième siècle et renvoie à un imaginaire de violence qui fait planer une menace de mort et d’immixtion sauvage dans la vie d’autrui. Ceci suffit à comprendre que le fait de désigner une grève comme une “prise d’otages” relève d’une entreprise de diabolisation radicale qui assimile les travailleurs en grève à des terroristes ou à des criminels. Pourtant, le droit de grève est protégé par la loi et les traités internationaux, et la grève est un mode d’action pacifique qui doit justement permettre d’éviter d’avoir recours à des affrontements violents.

Mais au-delà de cet aspect, la rengaine de la “prise d’otages” a d’autres “vertus politiques”. Car s’il y a prise d’otages, il faut aussi qu’il y ait d’un côté le criminel et de l’autre la victime. Patrick De Klerck, cité plus haut, est on ne peut plus explicite à ce propos : il y a d’un côté les conducteurs de train (de la catégorie “travailleurs”, ramenée à celle de “terroristes”) et d’un autre les usagers (de la catégorie “consommateurs”, ramenée à celle de “victimes”). Ainsi, par cette dénomination infamante qui passe finalement assez inaperçue, deux camps sont construits et strictement délimités. Deux camps qui semblent s’opposer de manière aiguë dans leurs intérêts fondamentaux. Les uns veulent jouir d’un service pour lequel ils payent ou qui est censé leur être garanti par l’Etat (services publics) – sans quoi ils risquent de se retrouver dans une situation parfois dramatique, les autres veulent priver les premiers de ce service auquel ils ont droit. De nombreuses catégories de travailleurs peuvent ainsi être clouées au pilori. Les employés des transports qui frustrent les voyageurs, les navetteurs et les touristes de leur droit à la mobilité ; les enseignants qui privent nos chers enfants de leur droit à l’instruction en même temps qu’ils imposent aux parents de trouver des solutions de fortune pour faire garder les bambins pendant qu’ils se crèvent eux-mêmes au travail ; les infirmières qui retirent aux malades et aux blessés leur droit légitime à recevoir des soins ; les éboueurs qui exposent durant des semaines les touristes de Marseille à des odeurs pestilentielles et à des invasions de rats ; les travailleurs de chez Delhaize qui déstructurent méchamment nos habitudes de consommation en nous forçant à nous détourner vers le Carrefour ou le Colruyt

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dont nous ne connaissons pas l’agencement des rayonnages ; les agents pénitentiaires qui laissent croupir en cellule des personnes dépendantes pour le moindre de leurs besoins primaires ; les agents de sécurité des aéroports qui retardent nos vacances à Mykonos et nous font perdre le prix de nos billets d’avion… La liste est interminable, et il ne faudra pas compter sur le grand absent de l’équation pour chercher à réduire l’impact de la “prise d’otages” sur les “victimes”. L’absent ? Quel absent ? On y reviendra.

Un minimum de service D’une manière générale, il nous faut constater qu’en amont de l’hostilité que peut susciter (pour certains usagers) la rencontre simultanée d’un mouvement de grève et d’un “micro-trot’” de RTL-TVI, il y a un rasle-bol général lié au caractère aléatoire et insuffisant des services que rendent les entreprises de service public. En effet, les entreprises de service, qu’elles soient privées, privatisées, en voie de privatisation ou qu’elles soient progressivement acquises aux modes managériaux “modernes” et aux idéologies du rendement et de la concurrence, ne sont pas administrées dans la perspective du meilleur service rendu, mais dans celle de la production et de la maximisation de profits. Ce qui suppose la compression des coûts, la restriction des investissements en infrastructures, en frais de fonctionnement et en main-d’œuvre, l’augmentation de la tarification des services et du contrôle de cette tarification ainsi qu’une activité hyperkinétique dédiée au lobbyisme en faveur de la réduction des taxes, des impôts, des cotisations sociales

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et patronales, bref de tout ce qui peut être ratissé au profit du... profit. Il est évident, dans ces conditions, que les usagers des services de ces entreprises ne peuvent qu’être confrontés à une insatisfaction grandissante face aux retards, aux attentes, au manque d’information, à l’irrégularité de l’offre et à la médiocrité croissante des services. Devant le sentiment d’injustice qu’ils vivent quotidiennement, devant l’impression de ne pas avoir plus de réponses dans une gare ou un service des urgences qu’auprès du call center d’un fournisseur d’énergie, les usagers usagés connaissent une irritation que rien ne vient réparer. Rien d’étonnant, dès lors, que les mouvements de grève des travailleurs qui entendent résister aux politiques décrites ici, ne terminent d’exaspérer les usagers. “Et en plus ils font grève, c’est le bouquet !” Et l’affaire est dans le sac pour les pourfendeurs du droit du travail, pour les usuriers de la sueur : les travailleurs qui prennent les trains se retournent contre ceux qui les conduisent. Divide et impera (Divise et tu régneras), la devise que Machiavel emprunte au Senat de la Rome antique est ici on ne peut mieux entendue par ceux qui cherchent à rompre la force sociale des travailleurs dans leurs volontés d’émancipation ou d’acquisition et de maintien des droits qu’ils estiment légitimes. Ainsi, alors qu’hier nos grands-parents vivaient la grève comme la voie du progrès social, devrions-nous aujourd’hui la considérer comme une infamie ?

Un service minimum C’est de cette façon que l’ambiance est rendue propice à des restrictions voire à l’abattement du droit effectif à cette grève qui énerve et qui, artificiellement, divise. Ainsi, il n’est plus difficile de faire passer l’idée qu’il serait “raisonnable” de restreindre le droit de grève, pour peu qu’on précise qu’il n’est pas question de le restreindre. Un exemple parmi tant d’autres, Egbert Lachaert (député Open VLD) déclarait en séance plénière de la Chambre le 16 octobre 2014 : “Nous ne contestons absolument pas le droit de grève mais tout droit doit être appliqué de manière raisonnable et proportionnée. Que 15 % de grévistes paralysent l’ensemble du trafic ferroviaire est disproportionné. Nous voulons seulement assurer un service minimum avec des non-grévistes, sans toucher au droit de grève”. Et la question de l’imposition d’un “service minimum” en temps de grève se pose dans un nombre croissant de secteurs. Il en va ainsi, pour ne reprendre que l’actualité la plus cuisante, du secteur des transports publics et de la prison. D’un côté, les travailleurs sont stigmatisés pour des grèves décrites comme répétitives, sauvages ou abusives, d’un autre côté, les associations qui défendent les droits des détenus et des passagers/navetteurs témoignent des conséquences parfois graves pour ces derniers durant les périodes de grève, réclamant que des mesures soient prises pour réduire ces conséquences. Le “service minimum” est alors présenté, sinon comme la panacée, comme un moyen nécessaire pour assurer la continuité du service public. Si bien que les instances associatives, locales et internationales, et les instances et les personnels


politiques – principalement de droite – travaillent intensivement à sa mise en place pour que “15% de grévistes ne paralysent plus…”. 15% ? Mais c’est trois fois plus que ce qu’il a fallu à la population française pour mettre à bas les privilèges et remplacer le Tiers état par l’Assemblée nationale ! Pourtant, lorsqu’on écoute de plus près ce que disent les navetteurs, les détenus et ceux qui défendent leurs droits, il semble que même en dehors des périodes de grève, même en “temps normal”, un service qui remplirait le minimum acceptable ne soit pas rendu aux usagers. Les maigres ressources restantes dans les secteurs des services, comme nous le voyions plus haut, ne suffisent plus à ce qu’en temps normal le service minimum soit même atteint (transport régulier des navetteurs / maintien d’une situation digne pour les détenus). Ce qui donne d’ailleurs un argument teinté d’une pointe de malice aux représentants syndicaux : “Le service minimum ? Nous sommes d’accord, mais alors tout le temps !”.

Solidarité nécessaire L’enjeu dépasse de loin la tension qui est instillée entre travailleurs en grève et usagers. Il s’agit de savoir si les travailleurs, dans leur ensemble et forts de leurs organisations, peuvent encore user d’un moyen de pression efficace pour établir un rapport de forces suffisant avec leur patron pour qu’une négociation équilibrée soit possible. Or, nous l’avons vu, ce n’est pas la qualité du service qui anime l’employeur, mais bien la production de profits. Qu’un train parte sans accompagnateur, qu’un travailleur non gréviste prenne seul en charge le travail de trois personnes jusqu’à l’épuisement, ne

représentent pas de gêne pour l’actionnaire. Le service minimum permet donc au profit d’être généré tout en détériorant plus encore les conditions de travail et les conditions d’usage des services. De sorte qu’une grève rendue symbolique par le maintien d’un service même rudimentaire, n’est plus un levier de négociation mais une perte de temps.

“Désormais quand il y a une grève en France, personne ne s’en aperçoit” Nicolas Sarkozy, Président Français, juillet 2008 Et c’est là qu’apparait le grand absent de l’équation dont il s’agissait plus haut. Le patron, l’actionnaire, non salarié mais qui empoche le reste de la valeur ajoutée, le bénéfice, jouit d’un pouvoir considérable si la grève n’est plus un instrument efficace. Le pouvoir de mettre en œuvre – sans qu’aucune résistance utile ne puisse s’organiser – une politique d’entreprise et une politique économique qui méprisent le bien-être des travailleurs autant que le service rendu aux usagers. Le patron qui voit, d’un œil narquois et surplombant, des travailleurs et des usagers, habilement mis en opposition les uns contre les autres. Il tire son épingle du jeu, tout en étant le seul à pouvoir en dicter les règles.

visiter son aîné à la maison d’arrêt, mais se retrouvera devant un piquet de grève tenu par l’agent qu’il véhiculait le matin et qui le mois passé – forcé de rejoindre la prison en auto-stop – pestait contre la grève du Syndicat Autonome des Conducteurs de Trains… La diabolisation de la grève, le discours de la “prise d’otage”, l’acceptation d’idées réactionnaires telle que celle du service minimum, sont autant de moyens de dresser les uns contre des autres des travailleurs qui – sous la charge symbolique et idéologique qu’on leur assène – oublient que leurs intérêts sont communs, que les conditions de travail et la qualité du travail et du service sont des valeurs indissociables qui ne peuvent progresser qu’ensemble.

Le 31 octobre à 19h00, le débat Droit de grève et droit des usagers confrontera Michel Jacobs (secrétaire fédéral CGSP Justice), Michel Abdissi (président CGSP Cheminots), Delphine Paci (présidente de l’OIP), Anita Mahy (président de “Catastrophe ferroviaire Buizingen : Plus jamais !”), Sebastien Robeet (administrateur LDH) et Christine Guillain (professeur aux FUSL).

Tôt le matin un cheminot confiera son enfant à une aide familiale qui ira conduire ce dernier à la garderie de l’école tandis que le cheminot prendra les commandes d’un train qui emmène l’institutrice, l’agent pénitentiaire et le chef de rayon du Delhaize sur leur lieu de travail respectif. Après son service, il voudra

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Entretien avec Franck LEPAGE Pour la revue Ballast1

fabrique et non des

esprits critiques

Ancien directeur du développement culturel à la Fédération française des maisons des jeunes et de la culture, auteur des conférences gesticulées “Inculture(s) 1 – L’éducation populaire, Monsieur, ils n’en ont pas voulu (une autre histoire de la culture)” et “Inculture(s) 2 – Et si on empêchait les riches de s’instruire plus vite que les pauvres (une autre histoire de l’éducation)”, cofondateur de la coopérative d’éducation populaire Le Pavé et de l’association l’Ardeur, militant se refusant artiste, décrit comme un “Coluche bourdieusien”2, Lepage affirme que “la démocratie ne tombe pas du ciel, elle s’apprend et s’enseigne” et que “pour être durable, elle doit être choisie : il faut donc que chacun puisse y réfléchir”. Il défend qu’il “incombe à la République d’ajouter un volet à l’instruction publique : une éducation politique des jeunes adultes”3. 22 ECHOS

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Dans votre conférence gesticulée “Inculture(s) 2”, vous parlez de l’Université expérimentale de Vincennes, qui a ouvert ses portes aux lendemains de Mai 68 pour apporter une réponse aux revendications des étudiants. Pouvez-vous décrire comment vous avez perçu cette expérience et ce qu’elle avait de révolutionnaire ? C’était un puissant sentiment d’égalité. Comparativement aux autres facultés où j’ai étudié, je ne m’y sentais pas “élève” : je m’y sentais chez moi. C’était un sentiment curieux où l’on se sentait complètement maître de ce que l’on avait envie de faire et d’apprendre. Il n’y avait que des gens qui étaient là pour développer une pensée critique et non obtenir un diplôme ; il y avait une effervescence intellectuelle où tout le monde cogitait, une sorte de bouillonnement incroyable et, pour la première fois comme étudiant, j’ai eu l’impression d’être un adulte et que ce que je disais comptait. On n’arrêtait pas de proposer des choses, de modifier les cours : nous étions tous chercheurs. Il y avait un monde fou : 32 000 étudiants ! C’était une ville. Il y avait un souk dehors, des assemblées générales tout le temps, on recevait sans arrêt des révolutionnaires : des Palestiniens, des Irlandais... C’était un endroit où l’on formait de la pensée contre le capitalisme, dans les années 1970, puisque l’Université de Vincennes a duré de 1969 à 1980. On pouvait circuler librement dans les salles et si on avait une après-midi à tuer, on pouvait aller assister à n’importe quel cours. On pouvait se gaver de savoir critique.

Il y avait des départements et des filières dans à peu près toutes les disciplines des sciences humaines, mais aussi en mathématiques et en langues. On pouvait passer des diplômes mais ils étaient uniquement reconnus à Vincennes. Le contenu des cours était toujours négocié ; c’était un régime d’assemblée générale permanente. Il faut se rappeler que, dans les années 1970, tout était politique. Tout le monde était engagé et si tu ne l’étais pas, tu étais un bouffon ; aujourd’hui, c’est l’inverse : si tu es engagé, tu en es un. Il existait une forme d’égalité avec les professeurs, qui étaient sans cesse remis en question : dès qu’un truc n’allait pas, on séquestrait le président (qui était un allié). Il y avait des grèves tout le temps ; politiquement, ça n’arrêtait pas. Ça a d’ailleurs été énormément décrié par les médias, qui voyaient ça seulement sous l’angle du foutoir, du bordel et de la drogue. Il n’y avait que des adultes et j’y ai rencontré des gens passionnants. Curieusement, il y a eu très peu de travaux sur cette expérience de Vincennes, en tout cas, peu de travaux de fond. Il existe un film, Le ghetto expérimental, mais il donne une image bordélique et, pour moi qui l’ai vécue, il ne rend pas justice à ce qu’était Vincennes. Bien sûr, 32 000 étudiants en autogestion, ce n’était pas simple !

Dans un entretien paru dans la revue Nouveaux Regards, Jacques Rancière déclara : “Aucune institution n’est en elle-même émancipatrice. […] Donc il ne faut pas raisonner en termes d’institution. L’essentiel est d’aider les gens à basculer d’un état d’incapacité

reconnue à un état d’égalité où on se considère capable de tout parce qu’on considère aussi les autres comme capables de tout”4. Êtesvous d’accord avec ceci ? Quelle place à vos yeux pour l’éducation populaire ? Il y a deux très grandes confusions lorsque l’on parle d’éducation populaire. Premièrement, l’éducation populaire, telle que reconnue officiellement et mise sous forme associative, ne fait pas d’éducation populaire ! Cela pose problème. Je suis bien placé pour le savoir, j’ai travaillé pendant douze ans dans une Fédération d’éducation populaire et mon travail a précisément consisté à démontrer que l’on ne faisait pas d’éducation populaire. Ils faisaient de l’animation socioculturelle. Ce n’étaient sûrement pas des sujets qui fabriquaient du savoir politique. Mais pour convaincre une MJC (qui fonctionne par offres d’activités, avec 80 activités à 800 euros l’année) de faire du travail politique avec des jeunes, vous pouvez toujours essayer ! Allez expliquer à une dame qui a payé pour faire du yoga qu’elle doit se mobiliser contre le TAFTA (Transatlantic Free Trade Area), elle va vous rétorquer qu’elle a payé pour faire du yoga et vous demander de la laisser tranquille ! Le problème a été la professionnalisation de ce qu’a été l’éducation populaire dans les années 1960. Et la ringardisation progressive de l’animation socioculturelle a mené les associations à ne plus faire du tout d’éducation populaire : il n’y a plus d’éducation populaire dans les Fédérations d’éducation populaire.

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La deuxième ambiguïté, c’est que le terme “éducation populaire” est mal choisi : les gens entendent “éducation du peuple”. Alors que l’éducation du peuple, c’est l’éducation nationale qui s’en charge en tentant de faire descendre du savoir dans ce qu’ils pensent être des vases vides – dans l’esprit “le peuple est bête, nous allons l’éduquer”. En fait, “populaire” est un adjectif qui renvoie à la forme utilisée, qui est populaire : c’est donc précisément tout sauf une forme descendante d’éducation. Les Anglais utilisent un terme approchant, “peer education” (éducation mutuelle). Ce que nous (les gens qui gravitons dans cette tentative de renouer avec l’éducation populaire telle qu’on pense qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être) faisons consiste à fabriquer ensemble des analyses de la société, donc de la pensée politique, à partir de la légitimité que l’on se donne à penser que l’on a compris des éléments de cette société. Donc c’est une posture d’illégitimité radicale et ça consiste à construire de la légitimité. Cela ne peut pas fonctionner avec un sachant et un apprenant. C’est pour cela que, à mon sens, Michel Onfray ne fait pas d’éducation populaire. Ce qu’il fait est très bien, des conférences passionnantes, libres, ouvertes à tout le monde, mais ce n’est pas de l’éducation populaire : c’est de l’université ouverte. Ce serait de l’université populaire s’il partait des gens et pas de son savoir. Il ne fabrique pas du savoir avec les autres.

Dans votre conférence sur l’éducation, vous expliquez que l’école se donne comme vocation de préparer les jeunes à entrer sur le marché du travail et que certains politi-

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ciens affirment qu’il faut augmenter le niveau de connaissance comme réponse au chômage. Pourquoi, selon vous, est-ce une erreur ? Le fait de hausser le niveau des gens ne sert à rien, s’il n’y a pas en face la structure d’emploi pour accueillir ces compétences. Et, aujourd’hui, le problème se situe du côté du marché du travail. Le problème est que ce que l’on appelle pudiquement “marché du travail” délocalise toute la production à l’étranger – et donc tous les emplois qualifiés. Il ne reste plus que les emplois sans aucune qualification, pour lesquels il n’y a même pas besoin d’aller à l’école, ou les emplois extrêmement qualifiés. On garde les ingénieurs en recherche et développement par stratégie politique parce qu’on veut garder “l’intelligence” ici et on garde certains emplois non qualifiés (qui sont de toutes façons non délocalisables), mais tout ce qu’il y a entre les deux, on le dégage ! On voit d’ailleurs que l’école qualifie très bien des gens mais que le marché du travail est absent – et de plus en plus absent ! Le problème n’est pas du côté de l’école. Je trouve très éclairante la statistique selon laquelle un bachelier d’aujourd’hui a le niveau d’instruction d’un ingénieur de 1953 : il y a un immense saut qualitatif qui a été réalisé. Quand je travaillais en foyer de jeunes travailleurs, des électriciens me disaient qu’ils savaient ce qu’étaient des électrons et comment ils fonctionnaient, mais qu’on ne leur proposait comme emploi que d’aller changer des ampoules chez Carrefour. Ils se demandaient pourquoi on leur avait appris cela puisqu’ils ne pouvaient pas s’en servir... Le problème est du côté de l’organisation du travail et de la

propriété privée des moyens de production qui permettent les délocalisations. Si nous étions émancipés de ce que Bernard Friot appelle “la propriété lucrative” grâce à la copropriété d’usage des moyens de production, nous pourrions réinvestir dans l’organisation du travail ce que nous avons appris à l’école – ce qui, pour l’instant, est impossible. Quand les politiques vont tenter de monter de niveau d’apprentissage, ce sera le cas uniquement pour quelques-uns, en créant des écoles pour des élites. On cassera complètement l’éducation nationale telle qu’on la connaît aujourd’hui – ce qui laissera encore plus de gosses, en particulier issus des classes populaires, au bord de la route.

Dans quelle mesure pensez-vous que l’école d’aujourd’hui prépare les jeunes à l’acceptation du système néolibéral et de ses valeurs ? L’école est de plus en plus sélective. Elle a calqué ses méthodes d’enseignement sur la logique du management d’entreprise – par exemple, en adoptant la “pédagogie par projets” ou en adoptant le discours des compétences. C’est une école qui fabrique des travailleurs adaptables et pas du tout des esprits critiques qui se syndiqueront et feront des grèves. Les méthodes pédagogiques par projets se présentent toujours sous un angle généreux (comme le travail en équipe) mais calquent complètement le modèle néolibéral de l’entreprise afin de fabriquer des individus extrêmement autonomes et pas du tout des collectifs, qui risquent de devenir contestataires et de s’organiser dans la critique, si besoin.


Pouvez-vous nous parler du projet Aujourd’hui, le résultat est un service quade l’Union européenne concernant siment privé qui est Pôle Emploi, dans lequel les “opérateurs” ont exactement l’école ? Le schéma est très simple : c’est la disparition des services publics d’éducation, de toutes les éducations nationales – pas seulement en Europe, d’ailleurs, mais partout dans le monde. C’est limpide, cela apparaît partout. C’est le transfert vers ce que l’on appelle “le marché éducatif”, à savoir des opérateurs privés d’éducation. Et les logiciels vont jouer un rôle majeur dans ce processus. Il est quasiment inévitable, parce que c’est déjà prêt, que les apprentissages vont se faire sur Internet via des logiciels. On voit que l’on peut effectivement apprendre des choses seul, sans maître et sur Internet (nous le faisons tous), et ce sera le logiciel qui évaluera la progression de l’élève dans l’apprentissage de la matière. Les professeurs n’ont pas du tout conscience qu’ils vont disparaître ! Cela leur semble surréaliste car ils pensent être indispensables. Mais cela arrivera tellement vite qu’ils n’auront probablement pas le temps de s’organiser pour y répondre. Décalons le problème. Il y avait jusque dans les années 2000 un service public du chômage : l’ANPE (Agence nationale pour l’emploi). Il y avait des conseillers qui venaient comprendre la situation du demandeur d’emploi pour tenter de l’aider, de l’orienter, et qui avaient tout le temps nécessaire pour ce faire. On a supprimé l’ANPE et fait fusionner “le crocodile” (le comptable) et “l’éléphant” (le conseiller) en associant les ASSEDIC (Associations pour l’emploi dans l’industrie et le commerce). Et, en général, quand on associe un crocodile et un éléphant, c’est plutôt le crocodile qui a le dessus.

vingt minutes, surveillées informatiquement, pour remplir des formulaires et pour orienter les gens qu’ils entendent vers des prestataires privés de formation. Le rôle d’un conseiller de Pôle Emploi consiste désormais à faire rentrer les demandeurs d’emploi dans un algorithme, en fonction de son parcours et de ses compétences, qui l’orientera ensuite vers l’un de ces prestataires privés, qui sont financés pour réaliser des formations qui, bien souvent, ne servent à rien du tout. On a ici un excellent exemple de la façon dont un service public est transformé en un service privé. Prenons le cas de Manpower : cette entreprise peut réaliser une convention avec une mission locale et sur, par exemple, les 350 demandeurs d’emploi, repérer ceux qui sont le plus facilement et rapidement employables. Admettons qu’il y en ait 150. Elle les récupère, facture une somme tout à fait honorable à l’État pour les caser sur le marché et va sortir des résultats tout à fait meilleurs que la mission locale. Il reste 200 clampins sur le carreau, qui sont les personnes qui se trouvent dans les plus grandes difficultés sociales et personnelles. Ensuite, on pourra vous dire que le privé marche mieux que le service public. Je pense que c’est exactement comme cela que ça va se passer pour l’éducation. Il va y avoir des prestataires privés qui recruteront les bons élèves et il restera une forme d’éducation nationale pour s’occuper des mauvais élèves et leur trouver un boulot, pour balayer les cheveux chez le coiffeur. Voilà, c’est ça le projet.

Nous reproduisons en partie cet entretien avec l’aimable autorisation de la revue. La version complète peut être consultée sur le site : http://www.revue-ballast.fr/franck-lepage/ 2 Franck Lepage. “Coluche bourdieusien”, portrait dans Libération, 8 juin 2014. 3 Franck Lepage. “De l’éducation populaire à la domestication par la “culture””, Le Monde Diplomatique, Mai 2009. 4 Entretien avec Jacques Rancière à propos de l’ouvrage Le Maître ignorant, Nouveaux Regards, n°28, janvier-mars 2005. 1

Le 24 octobre, à partir de 14h30, le Festival des Libertés accueille un marathon de conférences gesticulées sur les thèmes de la pauvreté (Thierry Barez), de la radicalité (Amaury Ghijselings & Sébastien Kennes) et de la famille (Emmanuel Monfreux). Ce style de spectacle – initié par Franck Lepage – se revendique de l’éducation populaire. Sa propriété essentielle est de mêler le récit d’éléments vécus par les conférenciers (savoirs chauds) et des éléments de théorie (savoirs froids). La démarche vise à donner des clés de compréhension de la société et à développer l’esprit critique.

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Par Jean CORNIL

Chargé d’études chez Présence et action culturelles

Reboussolons-nous

Des tablettes d’argile aux tablettes tactiles Présence et action culturelles a choisi d’intituler sa campagne actuelle “Reboussolons-nous”. Dans une démarche d’éducation populaire, l’association souhaite, avec modestie et détermination, décrypter les prodigieuses métamorphoses de notre présent. Afin de décoller de la juxtaposition des faits du fleuve continu de l’actualité. Afin d’exercer et d’aiguiser un esprit critique peu présent dans les débats politiques très convenus et à très court terme. Tenter de donner de l’ampleur et de la perspective au basculement du monde qui s’ébauche sous nos yeux un peu hébétés.

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Q

ue l’on juge ces quelques transformations sur la longueur du temps historique : le passage du monde agricole au mode de vie urbain pour une part toujours plus croissante de l’humanité avec tous les changements de rapport à l’espace, au temps, à la nature, aux autres que ceux-ci entraînent. Une croissance démographique sans précédent dans l’histoire des hommes. Les progrès inouïs de la médecine, et plus généralement des sciences, qui allongent considérablement notre espérance de vie mais modifient aussi notre sensibilité au regard de la douleur, de la souffrance, de la reproduction. Toute la relation à notre corps s’en trouve bouleversée. De la révolution génétique aux sciences cognitives, toutes les transformations de la nature humaine deviennent potentiellement possibles, du pire des eugénismes aux victoires les plus prometteuses sur des maladies jusqu’ici incurables. Autres facettes de ce moment historique exceptionnel : la dégradation catastrophique de la biosphère et la rupture des écosystèmes qui se sont construits et régulés sur le temps cosmique. Ère de l’anthropocène où c’est l’homme qui désormais inscrit son empreinte sur le temps, le climat, le cours de l’eau, le cycle immémorial du carbone, des forêts, l’acidité des océans… Evénement à proprement parler encore incroyable il y a peu. C’est l’homme qui bouleverse totalement la nature et non l’inverse comme c’était le cas pendant des millions d’années. Le renversement est saisissant.

Sur le plan de la philosophie politique et dans une période historique plus contractée, la mutation géopolitique majeure : l’Occident, jusqu’alors centre du monde, cède peu à peu sa place à une planète multipolaire et polycentrée. L’axe de la puissance se déplace de l’ouest vers l’est. Cette globalisation voit le triomphe du libre-échange par une hausse gigantesque des relations commerciales dont le sillage entraine des inégalités vertigineuses et une marchandisation généralisée. Le capitalisme transforme toutes les relations sociales. Les valeurs, les traditions, les cultures de l’ancien monde sombrent inexorablement sous la puissance de l’argent, de l’information, de la vitesse, du management. L’amour, le travail, les loisirs, tous les attributs de la sensibilité humaine se transfigurent. Tous les codes sont chamboulés. Une nouvelle humanité apparaît. Tous nos systèmes de représentation et de déchiffrage du réel se transforment avec la révolution de l’information et du numérique. La toile, ce sixième continent en expansion constante, brise tous les territoires, toutes les barrières et toutes les frontières du passé. Les Etats, les institutions traditionnelles de la démocratie, les rencontres amoureuses comme les accès aux savoirs et aux connaissances, les créations esthétiques comme les communications en direct avec l’ensemble du monde, tout est désormais soumis à la fluidité constante de réseaux sans fin. Après la révolution de l’écriture, puis celle de l’imprimerie, le bouillonnement du numérique nous transforme dans nos identités profondes. Imperceptiblement, nos imaginaires, nos regards,

le sens de notre présence au monde, nos rapports avec autrui et nous-mêmes, s’en voient bouleversés. Nos référents, après Dieu et les livres, pour schématiser à l’extrême, sont devenus Google, Facebook, Amazon ou Apple. Toute cette série hallucinante de séismes historiques, unis entre eux par des lois complexes qui se renforcent mutuellement, produit un changement radical et un basculement du monde qui s’est très rarement réalisé dans l’histoire humaine. Nous sortons du néolithique, cette période axiale de l’humanité qui a débuté il y a près de douze mille ans. Bien sûr, il y a eu des mutations centrales depuis ce temps. Il serait absurde de nier toutes les transformations majeures, politiques comme techniques, symboliques comme économiques, qui ont scandé le tumulte humain depuis tant de siècles. Mais jamais sans doute, la conjonction de tant de mutations n’a été aussi ample et rapide par le passé. L’avenir est lourd de menaces, des replis identitaires aux fanatismes religieux, de l’effondrement des écosystèmes au triomphe de la logique capitaliste. Il est, en même temps, riche de promesses et d’espérances. Sous les ruines de l’ancien monde, germent aussi des solidarités, des alternatives, des fraternités ou des avancées scientifiques exaltantes. Le grand poète allemand Hölderlin écrivait “là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve”. Nous ressentons comme une croisée des chemins, une gigantesque incertitude, un éventail trop large des futurs possibles oscillants entre catastrophismes et optimismes béats.

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Le PAC a choisi de mettre humblement en perspective ce basculement du monde au travers des outils et des méthodes de l’éducation populaire. Il entend proposer quelques boussoles pour nous réenchanter dans ce monde désorienté. Pour ne pas perdre le nord et encore moins le sud.

PAC s’associe aux débats du Festival des Libertés : Articuler transformation sociale et transformation intérieure (cf. infra), le 26 octobre et Les pirates ou l’art du partage, le 30 octobre. Lionel Maurel alias Calimaq (avocat et bibliothécaire, co-fondateur du collectif Savoirs Com1, membre de la Quadrature du Net) et Nicolas Pettiaux (professeur d’informatique (HEB), physicien et militant en faveur des libertés numériques) exploreront de nouveaux modèles de financement, de reconnaissance et de paternité de la création culturelle.

A l’ère des dieux Google, Facebook, Amazon et Apple, se posent aussi les questions de Transparence politique et protection de la vie privée. Julian Assange en a fait son combat. Il le défendra en vidéo-conférence le 26 octobre au Festival des Libertés avec Adrienne Charmet-Alix (porte-parole de la Quadrature du Net), Christophe Marchand (avocat) et Alain Lallemand (journaliste, Le Soir).

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Par Geoffroy de LAGASNERIE

Philosophe et sociologue, auteur notamment de L’Art de la révolte. Snowden, Assange, Manning, (Fayard, 2015) et La Dernière Leçon de Michel Foucault (Fayard, 2012).

Ce que fuir

veut dire

Il est rare que quelque chose de nouveau émerge dans le domaine politique. Je ne veux pas dire, évidemment, qu’il est rare que des questionnements radicaux, des mouvements voient le jour : le monde social est, heureusement, un lieu où s’élaborent sans cesse de nouveaux sujets de contestation, de nouvelles indignations, donc de nouveaux combats qui contribuent à élargir, pour chacun d’entre nous, l’espace de la liberté, de l’égalité et de la justice sociale. Mais la multiplicité et la prolifération des champs de bataille ne sauraient dissimuler le fait que, la plupart du temps, les mobilisations s’inscrivent dans des traditions instituées. Elles se déroulent selon des formes établies. Les revendications, même les plus radicales, n’échappent pas à ces codifications qui balisent l’espace démocratique. Paradoxalement, la politique est l’un des domaines les plus codifiés de la vie sociale. 29 E C H OS

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Nouveauté Selon moi, les choses sont peut-être en train de changer : autour des figures d’Edward Snowden, de Julian Assange, de Chelsea Manning, nous sommes en train d’assister à l’émergence de quelque chose. Une nouvelle manière de faire de la politique, de penser la politique, de concevoir les formes et les pratiques de la résistance est en train de se sédimenter. Les combats qui s’articulent aux questions de secrets d’État, de la surveillance de masse, de la protection de la vie privée, des libertés civiles à l’ère d’Internet, posent de nouveaux problèmes : ils doivent incarner pour nous le point de départ d’une réflexion critique, d’une interrogation sur la possibilité de penser autrement et d’agir autrement. Snowden, Assange et Manning ne sauraient être considérés simplement comme des “lanceurs d’alerte” dont les démarches auraient consisté à diffuser des informations. Ils sont bien plus que cela. Ils font bien plus que cela. Je propose de les voir comme des activistes, des personnages exemplaires qui font exister un nouvel art politique – une manière différente de comprendre ce que résister veut dire. Il y a dans leurs actes, dans leur vie même, quelque chose qu’il faut entendre, à quoi il faut prêter attention, et qui réside dans l’avènement d’un nouveau sujet politique. Avec Snowden, Assange et Manning, ce ne sont pas seulement de nouveaux objets politiques qui apparaissent ; ce ne sont pas uniquement de nouveaux points de dissensus qui voient le jour et sont portés sur l’arène publique : ce sont de nouveaux modes de subjectivation. Ces trois

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personnages n’interrogent pas seulement ce qui se déroule sur la scène politique et la façon dont cela s’y déroule : ils mettent en crise la scène politique elle-même.

Sédition L’un des modes d’actions novateurs qui prend forme autour de ces figures – et notamment grâce à un site comme WikiLeaks – est celui de l’anonymat. Mais je voudrais ici me concentrer sur une deuxième dimension : la pratique de la fuite, de la migration, de l’asile.

Certes, on pourrait à première vue les considérer comme anecdotiques, ou, plus exactement, les voir comme un geste transparent à lui-même, non problématique et dont le sens irait de soi : Assange et Snowden chercheraient, tout simplement, à organiser leur impunité et à éviter la répression pénale. Sans doute ces considérations ne sont-elles pas totalement erronées, évidemment. Mais nous aurions tort de nous arrêter à ces interprétations trop évidentes. La pratique de la demande d’asile, cette façon de lier si intimement action politique, expatriation et demande de protection, soulève des problèmes importants. S’y joue quelque chose comme une mise en question de l’adhésion que nous accordons souvent spontanément aux structures nationales : Snowden et Assange ont, de manière pratique, mis en œuvre un mode de révolte qui permet de réfléchir autrement sur la catégorie de politique, sur sa délimitation, sur le rapport que nous entretenons avec l’État. Ils nous donnent les moyens de faire entrer dans le domaine de la politique des problèmes qui en sont habituellement exclus et de radicaliser la question démocratique à partir de la prise en compte du problème de l’inclusion, de la nationalité et de la citoyenneté.

On ne peut pas ne pas être frappé par le fait que Snowden et Assange ont connecté leur geste politique et de prise de parole à une pratique de la fuite. L’un des actes qui a conditionné la démarche de Snowden a été de s’échapper des États-Unis et de faire en sorte de ne jamais pouvoir y être extradé lorsqu’il est parti à HongKong. De la même manière, Assange n’a cessé de changer de pays. Il a toujours lié sa volonté de développer ses activités à une interrogation sur le lieu de sa résidence afin de trouver le système politique et juridique susceptible de lui offrir les garanties et les protections nécessaires. Il a ainsi vécu successivement, notamment, en Australie, en Allemagne, en Angleterre, et il s’est réfugié, le 19 juin 2012, à l’ambassade d’Équateur à Londres.

Fuir ou désobéir

Cette attitude de fuite, cette pratique de la demande d’asile sont très significatives. Elles engagent un certain nombre de conséquences essentielles pour la réflexion contemporaine et pour notre élaboration d’une éthique de l’appartenance, de l’engagement et des territoires.

La singularité de la pratique de la fuite apparaît de façon très nette si l’on prend comme point de comparaison une autre forme de protestation, souvent présentée comme la plus radicale possible dans les démocraties libérales: la désobéissance civile. Fuir et désobéir constituent, en


effet, les deux arts de la révolte les plus opposés. Les textes sur la désobéissance civile lient en effet la grandeur de cette pratique au fait qu’elle consiste à confronter une société à elle-même, à utiliser ses valeurs fondamentales, sa constitution, pour critiquer certaines de ses lois ou son organisation actuelle : c’est au nom même de la fidélité aux valeurs essentielles de la Nation que l’on prend la décision d’entrer en dissidence par rapport aux lois qui s’y appliquent. La désobéissance civile entend perfectionner la loi de la communauté nationale. En d’autres termes, le sujet se constitue comme sujet politique en affirmant son appartenance à la communauté juridique à laquelle il s’adresse. En un sens, il se pose même comme son membre le plus fidèle et le plus attaché à ses valeurs : c’est en leur nom et au nom des exigences qu’elles incarnent qu’il se lance dans le combat. Mais fuir, se réfugier, partir, comme l’a fait Snowden, c’est se constituer comme sujet politique d’une manière différente. Si l’on radicalise le geste de Snowden, on voit que l’enjeu essentiel n’est pas de changer sa communauté politique, mais de changer de communauté politique. Le désobéisseur adhère à sa nation et entend en transformer les lois ; Snowden, à l’inverse – on pourrait faire la même démonstration pour Assange –, s’engage dans une pratique de désassujettissement qui l’amène à ne plus adhérer à sa nation : il a décidé, à un moment, de s’en aller, de la quitter, de s’en séparer. Il s’est moins agi pour lui de désobéir que de démissionner. La vie de Snowden ne dit pas : je désobéis

pour changer ma communauté politique, mais : je change d’appartenance, je me réfugie, je quitte cette communauté politique, je récuse ma nationalité. D’où les nombreuses demandes d’asile qu’il a formulées.

pratique comme la grève, ou la pétition, ou la manifestation ? Cela demande de considérer comme évidente son appartenance à la “communauté” dans laquelle apparaît le désaccord et de ne pas la remettre en question.

Penser l’acte que l’on accomplit comme de la désobéissance, c’est reconnaître que la Loi devrait s’appliquer à soi et décider, malgré tout, de ne pas la suivre. En d’autres termes, on ne peut désobéir à une loi qu’à condition de la reconnaître comme sienne, et donc de se définir comme inscrit dans la communauté où elle règne. À l’inverse, la démarche de Snowden consiste à s’émanciper de l’ordre de la Loi, à quitter l’espace de son “enforcement”, et ainsi à refuser de se définir par rapport à elle.

En fuyant, en demandant l’asile, Snowden s’est constitué comme un sujet politique qui se donne le droit de faire sédition. Assange, lui aussi, n’a cessé de migrer. Ces personnages incarnent ainsi des sujets de droit qui se donnent le droit de refuser le droit : ils refusent de s’y soumettre et de comparaître. Ils politisent une question dépolitisée : à quelle communauté j’appartiens ? Et pourquoi ? Et de quel droit ?

Ce qui est en jeu ici, c’est une réflexion sur les rapports entre politique, appartenance et communauté. La politique telle que nous la pratiquons traditionnellement se fonde sur une dépolitisation du problème de notre inscription comme sujet de l’État. Nous prenons notre appartenance comme donnée lorsque nous nous constituons comme sujet politique. Il est à ce propos frappant de remarquer que le vocabulaire de l’action politique s’articule presque exclusivement aux notions de résistance, de confrontation, d’opposition, de révolution. La catégorisation d’une action comme politique renvoie à une décision de se mobiliser pour transformer l’état des choses ou l’état des lois. Les grandes formes de l’action collective illustrent cette compréhension spontanée : que signifie, lorsque nous sommes confrontés à une situation avec laquelle nous sommes en désaccord, le fait de s’engager dans une

Démocratie Fuir constitue un geste démocratique. Il signifie se déprendre de l’appartenance obligatoire, la refuser – et donc mettre en question les dispositifs juridiques de l’inclusion dans une communauté nationale. Il s’agit d’un mode de subjectivation qui ne passe pas par une ratification de son inscription dans l’ordre national, mais, au contraire, demande sa suspension, sa mise en question, pour se donner le droit de ne pas affronter le monde avec lequel on est en désaccord, de faire sédition – voire, à la limite, de ne plus se sentir concerné. La fuite est peut-être l’une des rares formes de lutte qui problématise la question de l’appartenance et ne se fonde pas, dans sa condition de possibilité même, sur le fait de la considérer comme évidente. Cette réflexion pourrait nous amener à nous interroger sur le sens des multiples

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comportements migratoires qui ont lieu chaque jour, souvent silencieusement et individuellement. L’interprétation des mouvements migratoires est souvent dépolitisante. Ceux-ci sont largement présentés comme des déplacements forcés, contraints par des logiques économiques, des guerres, etc. La raison de l’émigration semble toujours être recherchée du côté du besoin, de la nécessité, de l’obligation, etc. Or, la migration ne peut-elle pas aussi, parallèlement, être vue comme un geste politique, et même comme une forme d’expression politique ? Lorsqu’il migre, le sujet n’accomplit-il pas en effet une sorte de coup d’État ? Il met en concurrence les États et les systèmes législatifs. En d’autres termes, il formule une exigence ou, mieux, il exerce une sorte de droit à choisir son État, à se réapproprier un contrôle sur la forme et la nature

du système de lois auquel il sera soumis. En ce sens, il s’agit d’une pratique qui, quels que soient ses fondements ou ses intentions, engage un souci démocratique en ce qu’elle fait entrer le souverain en déchéance en soumettant les États au choix du citoyen plutôt que l’inverse.

la démocratie. Quand leurs idéaux démocratiques viennent en contradiction avec leur appartenance nationale, ces “citoyens de la démocratie” divorcent de leur Etat et trouvent des moyens pour continuer leur activité, par exemple par la demande d’asile.

Au fond, mon idée serait que Snowden et Assange incarnent aujourd’hui une nouvelle manière de penser l’appartenance. C’est ce qui explique l’intérêt mondial autour de ces figures et l’intensité inouïe de la répression qui s’abat sur eux. Ils mettent en crise l’emprise que les Etats exercent sur chacun d’entre nous. Nous assistons à la naissance d’une nouvelle catégorie d’individus qui ne se définissent plus comme appartenant à un Etat, ou à une Nation, ou à un territoire, mais comme appartenant à une communauté choisie :

En tout cas, on voit ici la préfiguration d’une politique qui ne serait plus pensée comme organisation d’un lieu, d’un territoire, d’une cité, comme performance d’un Nous, comme cela a pratiquement toujours été le cas. La politique devient une pratique de production de nouvelles communautés et de nouvelles appartenances. Comment ne pas y voir une réactualisation de l’exigence que Marx formulait lorsqu’il appelait de ses vœux la formation d’une Internationale ?

Geoffroy de Lagasnerie développera son point de vue lors du débat Engagements anonymes, le 27 octobre, en discutant avec Amaelle Guiton (journaliste, auteure de Hackers, au coeur de la résistance numérique). Julian Assange, pour sa part, y donnera une vidéo-conférence le 26 octobre (cf. supra).

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Par Ivan MALTCHEFF

Auteur du livre Les nouveaux collectifs citoyens. Pratiques et perspectives (éd. Yves Michel, 2011) ; il accompagne de nombreux collectifs dans leur développement relationnel et organisationnel

Une conviction et un parti pris dans les développements qui suivent : nos façons d’être, individuelles et collectives, sont à la source des risques de disparition de l’espèce humaine. Elles doivent nécessairement évoluer si nous souhaitons un autre futur qu’une immense régression de civilisation ou une fuite en avant sans conscience vers la fusion du biologique et des machines interconnectées tel que nous le proposent les tenants du transhumanisme. Ces derniers n’auront aucune difficulté à faire avancer leurs idées et projets d’humanité augmentée dans un monde fasciné par les apports exponentiels des technologies. On peut s’interroger sur ce que nous allons augmenter : nos capacités guerrières et destructives et de contrôle massif ou nos capacités d’altruisme et de coopération ? Quoi qu’il en soit le mouvement de “technologisation” massive du vivant est en route pour le meilleur et pour le pire. Et ceci hors tout débat démocratique. Ne nous en déplaise, il semble que ce sont les investissements massifs de capitaux dans les technologies qui conduiront le mouvement d’évolution de l’espèce avec comme guide suprême la main invisible du marché. 33 E C H OS

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l n’appartient à personne d’autre que nous, en tant que collectifs humains de la planète Terre, de dire ce que nous voulons devenir en tant qu’espèce humaine. La question du devenir de l’espèce humaine va bien au-delà de la dimension politique mais reste, malgré tout, une question qui doit être traitée de façon politique, c’est-à-dire, à mes yeux, de façon démocratique.

Depuis quelques années, nous voyons fleurir dans le vocabulaire de ceux qui nous en parlent une multitude d’expressions autour de ce que nous sommes en train de vivre : changement, transition, transformation, mutation, ré-évolution, métamorphose. Chacun de ces mots désigne le passage d’un point, d’une situation, vers un autre point, vers une autre situation avec une amplitude, une profondeur, une intensité qui varient selon le mot employé. Il y a un consensus sur l’ampleur des évolutions qui sont à l’œuvre, sans précédent de mémoire d’homme. Pour le reste, je crois qu’il faut s’en référer à la formule d’Edgar Morin : “Ce qui se passe, c’est que nous ne savons pas ce qui se passe”. Devant le déficit de débat et d’expériences démocratiques sur la question du devenir de l’espèce humaine, ce sont aujourd’hui les experts fragmentés dans leurs spé-

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cialités ou au service des forces dominantes qui pensent notre futur. Le sujet de la transition intérieure de l’espèce humaine comme condition à l’émergence d’une nouvelle civilisation n’est pas traité comme un sujet politique dont la démocratie doit s’emparer. Cette transition, qui peut se définir comme une évolution individuelle et collective de nos comportements, de nos attitudes, de nos valeurs, de nos regards sur le monde et sur l’être humain traverse tous les domaines : économie, écologie, éducation, démocratie, science, société. Une transition humaine implique une profonde transformation de nos façons d’être et d’agir ensemble. La question qui se pose est de savoir si cette dernière est au service d’un “buen vivir” et d’une reconnexion avec nousmêmes, les autres et le monde tout autour et à l’intérieur de nous-même. Un système économique, social et culturel privilégie toujours certains choix de société, certaines valeurs ou moteurs d’action au détriment d’autres. Nous connaissons bien les choix de la civilisation dominante du moment : compétition plutôt que solidarité, expansion et conquête plutôt que recherche de l’équilibre, inégalité plutôt

que juste répartition, satisfaction illimitée des désirs plutôt que libre renoncement, court terme plutôt que long terme, vie extérieure plutôt que vie intérieure, domination de la nature plutôt qu’émerveillement et coopération, technoscience plutôt que science du déploiement de l’être (c’est-à-dire les techniques du déploiement de l’être dans ses potentialités de compassion, d’altruisme et d’expansion de conscience), hyper rapidité et débrouillardise plutôt que lenteur et profondeur, capacité à tirer parti des situations plutôt que sagesse dans l’action, efficacité plutôt que joie, cerveau gauche plutôt que cerveau droit, QI plutôt que QE1… Cette question de la transformation personnelle liée à la transformation collective est un sujet central pour de nombreux auteurs engagés dans le champ de la métamorphose sociétale (Viveret, Rabhi, Morin…). Pour ma part, en tant que simple citoyen passionné et engagé sur ces sujets depuis plus de trente ans, j’ai le sentiment que cette question de la possibilité pour l’être humain d’entamer consciemment sa transformation de façon libre et non dogmatique commence doucement à émerger au-delà d’un petit cercle de convaincus. En effet, les perspectives de sens qui nous relient au domaine de l’Esprit ou de


la Nature sont explorées depuis des millénaires dans le champ du spirituel ou du religieux avec des propositions d’évolutions de comportements et de valeurs porteuses de transformations sociales et sociétales. Tous les systèmes religieux du passé et du présent ont proposé et proposent des codes moraux et règles de vie en société conformes à leur système de croyances et l’histoire de l’humanité témoigne de l’influence déterminante de ces derniers sur le champ sociétal. Toutefois, ces propositions restent marquées par leur appartenance à une représentation particulière du monde qui limite l’extension de leurs idées. L’histoire témoigne là encore de la limite des croyances qui se vivent comme vérité unique, exclusive d’autres visions du monde. Le champ de la psychologie apporte de nombreux outils pour aborder la transformation personnelle, notamment dans le dialogue entre les représentations mentales et le champ des émotions, mais reste relativement discret sur les perspectives de sens et sur les notions d’élargissement des champs de conscience. La philosophie, approche éminemment occidentale et riche d’un foisonnement intellectuel intense, pas toujours très accessible au commun des mortels, tente de nous donner des repères pour conduire notre vie,

mais reste relativement désemparée sur le monde de l’expérience du sensible : que faire concrètement du corps, des émotions, des expériences du sensible, des autres états de conscience ?

noscience sans conscience venant combler le vide correspondant à la transition actuelle.

Comment évoluer vers une démocratie plus en conscience ? L’humanité est à l’aube d’une conscience Quelques pistes à débattre ! partagée plus large que celle proposée par les approches des époques précédentes. C’est un des bénéfices de la mondialisation que de pouvoir parler d’un village mondial. Ceci devrait nous conduire à la reconnaissance d’une “Sophia Perennis” (Ultreia)2 démocratique, une sagesse intemporelle et universelle capable de se reconnaître dans les multiples formes et apparences des expérimentations humaines. Ce bien commun de l’humanité, cette conscience commune au genre humain, appartient à tous et doit donc faire l’objet d’un partage démocratique. Seul l’exercice démocratique exercé en conscience peut nous permettre de dépasser les clivages en reconnaissant la nécessaire diversité des représentations culturelles, artistiques et spirituelles, joyaux de la civilisation humaine. Seul l’exercice démocratique exercé en conscience peut nous permettre de trouver en paix les racines de l’unité sous-jacente en toute chose. Seul l’exercice démocratique sur ces questions pourra nous éviter le retour d’un religieux moralisateur ou l’avènement de la tech-

Explorer de façon beaucoup plus ouverte et large et avec l’apport d’un regard scientifique ouvert (ce qui devrait toujours être le cas) la notion de conscience. Les travaux du Mind and Life Institute sont un exemple. Aller vers la reconnaissance pour chaque être humain de l’existence d’un espace de conscience libre qui le relie au monde. Une sorte de Droit individuel à la conscience. Développer les apprentissages non dogmatiques de l’expansion de la conscience (techniques de méditation, de créativité, d’énergie, d’intériorité…). Déterminer dans quelle mesure nos choix de société favorisent le développement d’une conscience collective et individuelle porteuse d’un renouvellement de civilisation. Renouveler notre approche de l’échange démocratique qui, pour l’instant, ressemble à un pugilat plus ou moins courtois entre des idées opposées par un recours à d’autres approches de type consen-

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tement, construction des désaccords, méditation collective et recherche de la sagesse d’une décision. Cette évolution de la forme des rencontres entre les personnes doit aller de pair avec une évolution de la notion de représentativité et conduire à terme à la disparition du métier de politique au profit d’un temps limité de service du bien commun, soit par tirage au sort, soit par tout autre moyen qui permettra de privilégier la prédominance de la Sagesse à celle d’Hubris (démesure). Stéphane Hessel dans son magnifique échange avec le Dalaï-Lama3 appelait de ses vœux l’émergence d’une Démocratie

laïque qui inclut un plan plus élevé de la spiritualité et de la tolérance. Ce sujet de la transformation et de l’évolution de la personne humaine n’appartient pas aux experts de l’Esprit, philosophes, psychologues, religieux ou autres. Il s’agit d’une question citoyenne dont le devenir est de la responsabilité première des citoyens. Il est temps pour cela de le placer au cœur de nos débats, au centre de nos expériences de transformation de la société.

Quotient émotionnel NDLR : Sophia Perennis, signifie “sagesse éternelle” et renvoie à l’idée d’une spiritualité commune à toutes les religions, son penseur le plus célèbre est Frithjof Schuon. Ultreïa était un salut de ralliement des pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle. 3 Dalaï-Lama, Stéphane Hessel, Déclarons la Paix ! Pour un progrès de l’esprit, Editions Indigènes, 2012 1 2

Il est temps de nous doter d’une culture démocratique parce que partagée et expérimentée par tous de la transformation intérieure de l’humanité.

Yvan Maltchef propose une vision spirituelle de l’avenir sociétal parfois très éloignée des considérations sociopolitiques défendues par Bruxelles Laïque. Ces idées de travail intérieur, de développement personnel, de spiritualité, d’ouverture de conscience… s’invitent de plus en plus dans les groupes militants et associatifs. Bruxelles Laïque a décidé de les mettre en débat, lors du Festival des Libertés, et de les confronter à une approche plus collective, politique et matérialiste. Le débat Articuler transformation intérieure et transformation sociale aura lieu le 26 octobre avec Yvan Maltchef et Laurence Blésin.

Pour sa 5ème édition, le forum D’autres mondes en chantier interrogera le rapport d’initiatives locales territorialisées tant à la résistance qu’à la résilience. Rendez-vous le 25 octobre de 15h à 18h avec des acteurs impliqués dans 1000Bxl en Transition, Les Fochalles, la Ceinture Aliment-Terre Liégeoise, la Platform Pentagone et une ZAD (zone à défendre).

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Par Thomas Rheinsfelden

Car où trouver de

solution

sinon dans le mouvement même

du réel ? Face à la réalité du désastre [écologique, par exemple], il n’est de solution que dans la réalité, c’est-à-dire dans le mouvement même du réel, dans ce qui le meut et le traverse, dans ce qui le détermine et le déchire. Il faut distinguer ce qu’il porte en lui de déjà-mort, mais aussi en déceler les immenses potentialités. Pour agir. L’introspection, même collective sous forme de “débat citoyen”, lorsqu’elle se coupe de ce mouvement, ne fait que ressasser des formules rassurantes parce que familières, mais déjà inadéquates au monde et à nous-mêmes.

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l ne s’agit pas de résignation, d’accompagner ou de tempérer le désastre, il s’agit de le comprendre dans sa réalité contradictoire, dans la compréhension que la destruction porte en elle une construction. Or l’esprit occidental est resté métaphysique : les contraires s’excluent, le Bien est le Bien, le Mal est le Mal, tout change mais rien ne change, et l’évolution n’est que progression géométrique. Toutes les apocalypses sont pensées de la sorte. A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, la production/consommation de charbon doublait tous les quinze ans et, à l’approche de 1900, les publicistes s’inquiétaient de l’épuisement à venir du “pain de l’industrie” dont dépendaient machines, transport, chauffage et chimie. Rapport au monde myope. Et impuissant. C’est la vieille pensée bourgeoise, Malthus sans cesse réinventé. Penser l’épuisement des ressources, le désastre écologique comme corollaire de l’activité humaine, c’est projeter sur l’humanité entière les effets d’une étape de son histoire. C’est l’imaginer incapable de faire en grand ce qu’elle sait faire en petit : fleurir le désert, porter la vie là où seul existe le minéral. Notre idéal même est à chercher dans le mouvement du réel. On croit aimer la montagne ou la mer par évidence. Mais elles n’ont paru belles qu’à partir du XVIIIe siècle. Jusqu’à Rousseau, les descriptions des Alpes brossent un univers horrible et hostile – à fuir, littéralement. Alors qui dira la beauté des cyborgs ? Nous n’en sommes pas capables. Forcément. Nous ne pouvons aimer que ce que nous avons intégré : nous préférons un belle couronne à une dent pourrie, un pacemaker à une crise cardiaque, sans nous inquiéter d’une

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perte d’humanité – parce que ces artefact sont déjà nôtres. L’introspection est une pensée hors-lemonde, un “on arrête tout et on réfléchit” à la Gébé, liée à l’illusion mystique d’une vérité à trouver “au plus profond de nous”. Mais que sommes-nous, sinon le produit d’un processus d’interactions sociales ? Qui veut se poser – personne ou collectif – pour se connaître soi-même, pour cerner sa personnalité authentique, ne trouvera que le souvenir de telle ou telle étape antérieure de ce processus. Il n’y a de “vrai soi” qu’ici et maintenant, au cœur d’un processus de transformation. Toute autre conception n’est qu’une resucée de cette conception religieuse : l’âme. La vérité de l’homme, de chaque homme et de l’humanité entière, c’est l’immense brassage des connexions, c’est la trame des relations sociales qui nous déterminent en gros et en détail. Et seule opère l’action sur cette trame, dans cette trame, action forcément collective : politique. Dans le recueil de nouvelles Cavalerie rouge, Isaac Babel décrit la réalité des combattants de la révolution d’octobre avec un réalisme tellement cru qu’ils figurent comme une bande de brutes. A la lecture de ce recueil, le Maréchal Boudienny, commandant de ces cavaliers, se proposait d’en sabrer l’auteur. Celui-ci finira d’ailleurs fusillé, et son livre mis à l’index. Le lectorat qui fit l’immense succès de Cavalerie rouge dans une Russie sortant de la guerre civile est pourtant un lectorat révolutionnaire. Il n’avait pas

besoin des figures idéalisées qu’espérait Boudienny. Il avait reconnu le réel dans toute sa profondeur, c’est-à-dire dans le mouvement même de sa transformation. Car ce ramas de brutes, ces cosaques illettrés, pillards et antisémites, que peu aurait mené dans l’autre camp, incarnent aussi un magnifique exemple de collectivité se tirant vers le haut, avec une force et un élan, une maladresse souvent, qui émeut jusqu’aux larmes. On voit ces cosaques lutter pour faire preuve de “conscience” (le mot revient comme un leitmotiv), être à la hauteur de ce qu’ils ont compris être juste, et pour cela lutter contre toute leur culture, toute leur histoire. C’est une lutte titanesque montrant l’homme devenir autre, dans un immense arrachement de soi-même vers un nouveau soi-même, non moins authentique que le précédent. Les cosaques de Babel montrent que, “en dernière analyse” (si on me passe l’expression), la lutte révolutionnaire est la vraie condition et le meilleur appui de la révolution de l’homme. La stupeur, le sentiment d’étrangeté, voire l’incrédulité cynique avec laquelle on accueille les récits d’héroïsme révolutionnaire, de manifestation de l’émergence d’un homme nouveau, ne témoigne pas de notre lucidité. Elle témoigne de notre misère, de notre aliénation. Une authentique politique révolutionnaire transforme son sujet parce qu’elle transforme le monde. Dès l’instant où, ne fut-ce qu’en partie, la transformation du monde cesse d’être le déterminant fondamental, dès l’instant où, par exemple, on choisit le front de lutte en fonction de son ressenti, de sa subjectivité, de “ce qui vous parle”,


plutôt qu’en fonction d’une analyse politique, stratégique, il ne s’agit plus de politique mais de thérapie de groupe. Soit on se révolutionne en transformant le monde, soit on n’en finit plus de touiller dans sa même petite soupe, d’agencer le déjà-vu avec le remâché. En témoigne, l’accablante misère de l’art contemporain qui n’est pas le simple effet de l’influence corruptrice des marchés. Elle procède de cette idée que l’artiste doit exprimer son “vrai soi” à autrui, dire “ce qu’il a à dire”, montrer “ce qu’il porte en

lui”. Il y a 5 000 artistes à Bruxelles mais pas un pour daigner peindre une banderole, en mettant sa créativité au service du message qu’elle doit véhiculer. L’art aujourd’hui, même marginal, est une forme sournoise de selfie, le degré zéro de la communication. Et ce qui est vrai de l’activité artistique l’est des activités amoureuse, scientifique, pédagogique et autres.

fois le vieux militantisme où, tout compte fait, on peut battre sa femme tant qu’on colle des affiches, et l’activisme postmoderne où l’on discute de la manière dont on discutera du choix des sujets dont il faudra discuter pour que tout le monde se sente bien. On m’excusera cette double caricature, que les galeux se grattent...

Alors le chemin est difficile. Une authentique politique révolutionnaire, qui tout à la fois transforme le monde et le révolutionne, est une dialectique excluant à la

Thomas Rheinsfelden oppose aux démarches spirituelles et introspectives de la transformation intérieure, une approche politique, matérialiste et dialectique de l’histoire et du changement socila et politique. Il ne pourra participer au Festival des Libertés mais le débat entre les deux approches aura lieu le 26 octobre avec Yvan Maltchef et Laurence Blésin : Articuler transformation intérieure et transformation sociale.

Les questions de stratégies politiques ou révolutionnaires du mouvement ouvrier feront l’objet du débat : Le prolétariat entre concertation et affrontement social, le 28 octobre, avec Sylvio Mara (ancien délégué syndical des Forges de Clabeq ), Arnaud Lévêque (permanent à la Centrale générale FGTB-Namur) et Ivan Heyligen (docker d’Anvers politiquement engagé).

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Par Laurent MUCCHIELLI

Sociologue, directeur de recherche au CNRS (LAMES, Aix-en-Provence)

L'émeute, une forme élémentaire de rébellion Dans sa forme contemporaine, le phénomène des émeutes a émergé en France (sans être propre à la France) dans la seconde moitié des années 1970, dans certains quartiers pauvres de l’agglomération lyonnaise. Avec la médiatisation des événements du quartier des Minguettes à Vénissieux en juillet 1981, il apparaît aussi en région parisienne. L’émeute se fixe donc au tournant des années 1970 et 1980. Analysant cette époque, les sociologues Christian Bachmann et Nicole Leguennec (1996) écrivent : “Contre qui se battent les émeutiers ? Contre un ennemi sans visage. Contre ceux qui les nient quotidiennement, les condamnent à l’inexistence sociale et leur réservent un avenir en forme d’impasse. […] Aucun allié, aucune issue. L’univers symbolique des banlieues donne à lire un partage manichéen : les pauvres tristes et humiliés contre les riches puissants et enviés. […] S’il est une revendication qui s’affirme haut et clair, c’est bien celle d’une sensibilité à vif : obtenir un minimum de considération, bénéficier d’une reconnaissance, conquérir le respect. Ces deux sentiments forts, la sensation de l’impasse et la conscience du mépris, sont toujours à la racine des fureurs banlieusardes”. Il y a, en vérité, peu de choses à ajouter à ce premier diagnostic.

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urant les années 1980, plusieurs phénomènes se conjuguent pour chasser l’émeute de la scène publique. D’abord la réaction du gouvernement (socialiste) de l’époque. Outre les opérations de prévention lancées l’été suivant, qui envoient plus de 100 000 jeunes des quartiers les plus “sensibles” en vacances ou bien les occupent sur place, plusieurs politiques publiques sont initiées en direction de l’insertion professionnelle, de l’école, de la prévention de la délinquance et de l’aménagement urbain. Le gouvernement a aussi libéré les ondes radiophoniques et ouvert aux étrangers la liberté d’association. Ensuite, un événement politique va ouvrir une perspective de reconnaissance symbolique pour ces jeunes “issus de l’immigration”, au moment même où le racisme qu’ils dénoncent est comme consacré officiellement par l’émergence de l’extrême droite (le Front National) sur la scène électorale. Dans le même quartier des Minguettes, suite à une “bavure policière” qui menace de déclencher de nouveau l’émeute, des jeunes, fortement soutenus et conseillés par un prêtre, initient une nouvelle forme d’action collective : une grande marche non violente à travers la France. Cette “Marche des Beurs” connaîtra en 1983 un succès politico-médiatique important et suscitera une intense activité associative et politique encouragée en particulier par le Parti socialiste, qui suscite et contrôle la création de SOS Racisme.

L’enracinement A l’enthousiasme de la première moitié des années 1980 va cependant succéder

la désillusion. Tout d’abord, les politiques publiques initiées semblent impuissantes face à la montée du chômage de masse : de presque 500 000 chômeurs en 1974, on est passé à 2,5 millions en 1985. Dans les quartiers désindustrialisés, le taux de chômage des jeunes peu ou pas diplômés atteint 30 % en 1990. Ensuite, sur le plan politique, le “mouvement Beur” n’a pas réussi à se structurer. Le besoin insatisfait de reconnaissance et de participation se mue alors en repli sur soi et en affirmation de sa différence hors du champ politique. La culture hip-hop connaît un succès grandissant auprès de la jeunesse des quartiers, dont une partie opère progressivement un retour vers le religieux qui fait rapidement l’objet d’une désapprobation dans un pays structuré par une culture républicaine farouchement laïque. En 1989, éclate “l’affaire du foulard islamique” qui cristallise une nouvelle peur de l’Islam et isole politiquement encore davantage les descendants des immigrés maghrébins désormais suspectés de “communautarisme”. La parenthèse du début des années 1980 est terminée. La violence émeutière va revenir en force et s’installer durablement dans la société française. D’octobre 1990 à mai 1991, une série d’émeutes éclatent, à Vaulx-en-Velin, Argenteuil, Sartrouville et Mantes-laJolie, et retentissent fortement dans le débat public. En comparaison avec l’été 1981, les rapports entre jeunesse des quartiers et police urbaine ont monté d’un cran dans la violence et l’émeute s’est aussi accompagnée de pillages et de dégradations importantes. Le “rodéo” semble désormais un euphémisme, le mot

“émeute” s’impose dans le débat public et la comparaison avec l’Angleterre voire les États-Unis devient courante. Les syndicats de police font pression sur les pouvoirs publics et les médias, ils popularisent l’expression de “violence urbaine” pour désigner un ensemble d’actes délinquants dont l’émeute ne serait qu’une forme, ils cherchent à accréditer l’idée de quartiers devenus des “zones de non droit” contrôlées par des trafiquants de drogues. Dans le champ politique, l’incompréhension, voire la réprobation, est d’autant plus grande que beaucoup de ces villes ont fait l’objet de politiques sociales et éducatives, mais sans avoir recherché davantage de participation et de démocratie locale, laissant donc aux habitants le sentiment que les choses se font sans eux. Le gouvernement, de nouveau socialiste, réagit en créant le ministère de la Ville et en faisant voter en 1991 une loi d’orientation sur ce qui s’appellera désormais “la politique de la ville” et ses “quartiers prioritaires”. Mais il renforce aussi le contrôle policier de ces territoires en créant une section des Renseignements généraux destinée à les observer et une nouvelle unité de choc de la police urbaine : les Brigades anticriminalité (BAC). Par delà les alternances politiques, ces deux types de politiques publiques (ville et sécurité) guideront l’action des gouvernements jusqu’à nos jours, sans parvenir à renverser la donne. Depuis 1990, des émeutes locales ont éclaté quasiment chaque année.

La généralisation Entre le 27 octobre et le 17 novembre 2005, l’émeute perd son caractère localisé pour s’étendre à l’ensemble du territoire

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national. Pour la première fois, une émeute se déroulant dans un quartier d’une ville a des répercussions à des centaines de kilomètres, elle suscite manifestement un processus d’identification collective. Et dans la mesure où les télévisions montrent des voitures en feu depuis 25 ans, ce processus ne saurait s’expliquer simplement par sa médiatisation. Durant trois semaines, des incidents – de gravité très diverse – surviennent dans près de 300 communes, occasionnant environ 10 000 incendies de véhicules particuliers et plusieurs centaines d’incendies ou de dégradations à l’encontre de bâtiments publics, notamment scolaires. La répression est assez lourde (plus de 5000 interpellations et près d’un millier de placements en détention provisoire). La panique est telle au sommet de l’État que le Premier ministre décide de recourir au couvre-feu. Le 8 novembre, est décrété l’état d’urgence, en application d’une loi de 1955, votée au temps de la guerre d’Algérie. Comment expliquer ce phénomène ? Les émeutiers interviewés dans la région parisienne donnent deux séries de raisons à leur colère. Les premières sont relatives aux événements de Clichy-sous-Bois et surtout à l’attitude des pouvoirs publics vis-à-vis de ces événements. C’est ce qui est considéré comme un déni et un mensonge de la part des autorités qui fonde l’indignation et donc le sentiment de légitimité morale de la colère émeutière. Les secondes raisons évoquent non pas le contexte de l’émeute mais certaines dimensions de l’expérience de vie quotidienne de ces jeunes, expérience qui nourrit en profondeur “la rage” et “la haine” explosant au moment de l’émeute. Cette

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expérience révèle d’abord un vécu d’humiliations multiples accumulées. Viennent en premier les souvenirs les plus forts. Certains racontent des expériences de discriminations à l’embauche, voire font du racisme une explication généralisée. La plupart font remonter leur sentiment d’injustice et d’humiliation à l’école. Enfin, tous disent que la source quotidienne de leur sentiment d’injustice et d’humiliation est leur relation avec la police, avec moult récits. Ensuite, en orientant l’analyse vers leurs conditions de vie générale, il apparaît que cette expérience est liée à l’absence de perspective d’intégration sociale, et d’abord au chômage dont le niveau n’a cessé d’augmenter durant les années 1990, creusant les écarts en fonction des niveaux de diplôme, maximisant les frustrations économiques et sociales des moins diplômés et accroissant le caractère durablement discriminatoire des parcours scolaires. Derrière l’absence d’emploi et donc de revenu, se profile en effet l’impossibilité matérielle du départ du domicile des parents pour accéder à un logement personnel ainsi que la difficulté objective à envisager une union conjugale et un projet familial. La non-insertion économique n’est pas seulement une “galère” au quotidien, elle a des conséquences sur toute la perception de l’avenir et la vision du monde que se construisent les aînés ainsi que les cadets qui les observent. Enfin, elle a des répercussions au sein même des familles, sur les relations entre les générations. Dans cette colère vengeresse des jeunes durant les émeutes, que leurs parents et leurs grands frères disent souvent désapprouver sur la forme mais comprendre sur le fond, l’on peut lire ainsi une dimension plus collective encore.

L’émeute comme forme élémentaire de la protestation Malgré cela, la violence n’est pas et n’a jamais été le seul langage pratiqué par cette jeunesse, pour peu qu’elle rencontre le soutien voire la collaboration d’autres forces sociales ou politiques. C’est dans les mêmes quartiers de la banlieue lyonnaise où s’inventèrent les émeutes à la fin des années 1970, que se développèrent des grèves de la faim et d’autres tentatives de mobilisations politiques des travailleurs immigrés (contre des agressions racistes, contre des violences policières, contre des expulsions, pour réclamer l’égalité des droits dans l’entreprise ou le droit de vote local), soutenues par les Églises et des associations militantes de gauche. C’est du même quartier émeutier des Minguettes qu’est parti le “Mouvement Beur” de 1982-83. Ceci révèle la nature “interpellative” de l’émeute, le besoin de reconnaissance qu’elle porte. Les émeutiers ne réclament aucune révolution, ils ne contestent pas le système social et politique, ils en dénoncent l’hypocrisie et les constantes humiliations ou “violences symboliques” (Pierre Bourdieu). Les protestations collectives ne traduisent pas seulement des conflits d’intérêts, elles portent aussi des attentes morales, des sentiments d’honneur collectif bafoué, de mépris et de déni de reconnaissance (Axel Honneth). Contrairement à une peur croissante dans la société française, les émeutes contemporaines ne s’articulent pas sur un communautarisme ni sur une revendication d’autonomie par rapport aux règles démocratiques régissant la société globale. Les jeunes dits “issus de l’immi-


gration”, émeutiers comme non émeutiers, réclament non pas la possibilité de vivre selon des règles générales différentes de celles qui régissent la vie de la communauté nationale, mais le droit de participer pleinement à cette vie et à ces règles tout en étant reconnus et respectés dans leurs spécificités relatives. Ainsi, l’émeute témoigne en creux de l’absence d’autres possibilités de contestation et pose in fine la question des médiations et de la représentation politiques. Par là, elle révèle le déficit de ces deux dimensions de l’intégration dans le système politique français. Déficit des médiations politiques entendues comme l’ensemble des interventions destinées à permettre un dialogue, au besoin conflictuel, entre les habitants de ces “zones urbaines sensibles” et les décideurs politiques ou administratifs. Les trois dernières décennies ont enregistré le déclin historique des formes d’encadrement et de politisation

liées aux partis politiques, aux syndicats ainsi qu’aux mouvements de jeunesse et aux mouvements d’éducation populaire laïques ou religieux. Ceci n’empêche pas le secteur associatif d’être parfois dynamique, notamment à travers la politique de la ville, mais ces associations et les élites intermédiaires locales qu’elles pourraient faire émerger sont le plus souvent, soit maintenues en marge du jeu politique proprement dit, soit instrumentalisées dans le clientélisme municipal et dans un système d’“achat de la paix sociale”. Double déficit, ensuite, de demande et d’offre politiques. Outre que le droit de vote des étrangers non européens aux élections locales n’a jamais été décidé, l’échec du “mouvement Beur” des années 1980 puis la stigmatisation croissante des “arabo-musulmans” dans le débat politico-médiatique a éloigné cet électorat de la gauche dont il était le plus proche, puis l’a éloigné du vote tout court. Du côté de l’offre politique, le déficit d’intégration de représentants de ces

populations dans les sections locales des partis et dans les équipes municipales au pouvoir est patent. Enfin, comme les réactions de la classe politique aux émeutes de 2005 l’ont montré, aucun parti ne se pose en défenseur des habitants des quartiers populaires. De sorte que les électeurs français “issus de l’immigration” ne trouvent nulle part sur l’échiquier politique le moyen de promouvoir leurs revendications ni même d’exprimer un équivalent de ce que le “vote protestataire” en faveur de l’extrême droite représente pour une autre partie des milieux populaires.

Pour approfondir la question Des émeutes urbaines à prendre au sérieux en lien notamment avec la situation à Bruxelles, rendez-vous le mardi 27 octobre, avec Laurent Bonelli (sociologue, auteur de La machine à punir et La France a peur, Fabienne Brion (professeure en criminologie à l’UCL, auteure de recherches sur la discrimination, la criminalisation des classes populaires, l’islamologie, la pensée de Foucault), Ahmed Ouâmara (travailleur social, SOS Jeunes - Quartier Libre) et Touria Aziz (travailleuse sociale, asbl D’Broej).

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Par CITIZEN X

“Leur seul objectif était de nous humilier”. C’est le titre du récit des “négociations ” entre la Grèce et l’Union européenne, que Yanis Varoufakis, l’ex-ministre grec des finances, publiait dans Le Monde Diplomatique de ce mois d’août 2015. Ce titre formule la principale leçon que nous apporte son témoignage et nous allons, dans le texte qui suit, tenter d’explorer ce que peut signifier la volonté, plus ou moins consciente, d’humilier, ainsi que les effets qu’elle peut avoir sur les rapports sociaux.

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l s’agit d’emblée de réaffirmer une évidence, trop souvent dissimulée derrière les discours de principe concernant la “Démocratie”, les “Droits de l’Homme” ou encore les “Libertés” dont la fameuse “Liberté d’Expression”. Cette évidence est, bien entendu, celle des rapports de force qui structurent les interactions humaines, dont les négociations et les débats dans les multiples formes où ils sont organisés et socialement mis en scène. Si en principe tous sont des partenaires égaux dans le champ des débats démocratiques, certains dans les faits sont évidemment plus égaux que d’autres. L’égalité de principe n’abolit pas les inégalités effectives. Cela tient notamment aux ressources dont certains disposent pour décider des débats, de leur importance et de leur légitimité, voire quelquefois pour les monopoliser et en déterminer l’agenda, le rythme ou l’ordre du jour. L’égalité et la démocratie sont des principes, des horizons utopiques vers lesquels nous prétendons nous diriger. Il ne suffit cependant pas de les affirmer, en condamnant les dictatures et les régimes totalitaires, pour les faire exister effectivement dans les pratiques et dans l’expérience sociale de tout un chacun. Et moins encore dans l’expérience des groupes sociaux dominés, économiquement, culturellement, symboliquement et donc aussi politiquement. Le sociologue Pierre Bourdieu a distingué, dans ces perspectives, les capitaux économiques, les capitaux sociaux et les capitaux symboliques. Dans les démocraties d’Europe occidentale, les capitaux symboliques des acteurs sociaux trouvent généralement leurs racines dans l’appar-

tenance à une tradition historique spécifique, qu’elle soit confessionnelle, chrétienne ou juive, qu’elle soit sociopolitique ou idéologique, tels le Mouvement ouvrier ou la Libre pensée. Le statut académique d’expertise, la notoriété ou la carrière peuvent également alimenter le capital symbolique. Le plus souvent, il sera la somme de ces différents facteurs. Nous voyons ici qu’a priori les groupes sociaux issus des immigrations extraeuropéennes ne sont pas ou guère détenteurs d’un capital symbolique reconnu et légitimé. Quoi qu’il en soit, la répartition inégalitaire de ces différents types de capitaux produit des formes de discrimination et de domination. Celles-ci sont parfois d’autant plus cruelles et sournoises qu’elles sont dissimulées derrière de grands principes qui ne servent alors qu’à permettre ce qu’ils dénoncent théoriquement. Ils suscitent ainsi une légitime méfiance, chez ceux qu’ils servent à discriminer, envers l’ordre du monde au service duquel ils fonctionnent en tant que fonds de commerce idéologique et mode de légitimation.

Dominations maquillées Ainsi de nombreux débats médiatisés participent-ils aujourd’hui d’une sorte de cosmétique de la démocratie, leur fonction de diversion, proche du divertissement, consistant à prouver que nous ne vivons pas dans un monde totalitaire puisque des débats “démocratiques” ont lieu. Même si la plupart de ces débats ne brasse que le vent des lieux communs, des indignations vertueuses, des expertises douteuses ou de faux antagonismes qui dissimulent

à peine les connivences objectives. Les décisions sont prises ailleurs. “Pour restaurer la confiance des citoyens dans la démocratie, affirme le sociologue Luc Boltanski, l’esprit critique doit être réhabilité dans le débat public comme dans la vie ordinaire”. Et d’ajouter : “Si l’on veut restaurer la croyance dans la démocratie, il faut défendre la cause de la critique. C’est-à-dire, non seulement l’autoriser en parole, mais lui donner les moyens d’avoir prise sur la réalité.”1 Cela reste toutefois, selon lui, un vœu pieux. Dans un tel contexte, l’humiliation joue un rôle politique très concret. La pratique délibérée de l’humiliation, au-delà de la jouissance sadique, vise à produire ou maintenir différentes formes de domination. Elle sert à installer ou rappeler les positions hiérarchisées entre les individus dans les groupes, entre les groupes, entre les classes sociales et entre les nations. C’est donc bien d’une pratique politique qu’il s’agit et qui tient de la menace et du dressage. Il s’agit de maintenir les cheptels dans les enclos : que chacun reste à sa place désignée. L’humiliation fonctionne comme une menace implantée dans les subjectivités. Les acteurs sociaux auront tendance à rester à leur place, à ne pas se risquer sur les “chasses gardées” des dominants. Ainsi, par réalisme et pour éviter d’être humiliés, ils se résigneront à leurs positions subalternes. Pour revenir au cas de la Grèce et illustrer notre propos dans la dimension macropolitique, citons cette remarque du journaliste Renaud Lambert dans un article du même Monde Diplomatique d’août 2015 : “[…] l’économiste Jean-Hervé Lorenzi, par ailleurs membre du directoire de la Compagnie

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financière Edmond de Rothschild, reconnaissait à propos de la Grèce : “Il s’agit de faire un exemple” (1er juillet 2015)”. Ce que Yanis Varoufakis formule ainsi : “On exigeait de nous une capitulation à grand spectacle qui montre aux yeux du monde notre agenouillement.” Cette remarque de l’ex-ministre attire notre attention sur un aspect essentiel de l’humiliation comme arme politique, celui de sa publicité plus ou moins grande. L’humiliation implique et utilise des publics en même temps qu’elle vise à agir sur eux. Lorsque la domination, pour des raisons de principes humanitaristes ou démocratiques, ne peut plus s’exhiber à travers la violence coercitive des chaînes et des fouets, des galères et des gibets, lorsque l’exécution des condamnés à mort ne se fait plus sur la place publique, alors de nouvelles façons de faire respecter l’ordre des hiérarchies doivent être mises en place. L’humiliation peut prendre des formes diverses. Celle de la nonreconnaissance ou du manque de respect et de considération, celle de contraintes arbitraires ou de logiques administratives absurdes, celle d’une complicité forcée avec les impostures institutionnelles, celle encore d’humeurs et de caprices qu’il faut supporter, de plaisanteries méchantes et racistes, de promesses non tenues ou toujours reportées, celle enfin d’une bienveillance superficielle qui masque mal la condescendance ou la réelle indifférence.

L’humiliation, l’honneur et la mort L’humiliation est ce que la domination inflige aux dominés sur les plans symbo-

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lique et psychique ou émotionnel. Il s’agit de l’atteinte à la face, à l’estime de soi, au sentiment de valeur et de dignité d’une personne ou d’un groupe. Cette violence aura un impact interne, sur les subjectivités, jusqu’à atteindre la santé psychique et physique de ceux qui en sont victimes. Le processus pouvant aller jusqu’à leur destruction éventuelle. Les humiliations qui sont infligées et subies sans possibilité de revanche équivalent à des meurtres symboliques. L’on a vu souvent des individus ou des peuples que les humiliations subies conduisaient à des formes de révolte sans espoir ou d’autodestruction. L’humiliation suscite alors, à l’intérieur de la subjectivité, une pulsion suicidaire, un désir de mort. Sans aller jusqu’à de telles extrémités, l’humiliation peut aussi devenir ambiante, diffuse et provoquer des formes d’apathie ou de résignation, un sentiment d’impuissance politique. Ainsi peut-elle se diffuser dans une collectivité, voire dans une culture, comme un sentiment de honte banale, d’indignité généralisée, de mépris réciproque. L’humiliation peut enfin imprégner le corps social jusqu’à devenir la règle principale des interactions, la règle d’un jeu binaire dont les deux options sont humilier ou être humilié. Ce qui est une façon d’organiser la guerre de chacun contre tous et de briser toutes les solidarités. Ces enjeux, toujours actuels, s’expriment traditionnellement à travers la thématique de l’honneur. La question de l’honneur a ainsi une dimension fondamentalement politique qui n’est pas à négliger. Défendre son honneur représente dans ce sens une nécessité politique, une nécessité de survie. Si l’on ne se résigne pas à l’humilia-

tion et à la soumission et qu’il n’y a pas de possibilité de s’exiler, c’est la vengeance et la revanche qui deviennent nécessaires. Comme une façon de vivre quand même. C’est ce que manifestent attentats et insurrections. Le temps de la vendetta n’est plus celui des beaux discours mais celui de cette sagesse grecque antique qui dit : “L’homme noble risque sa vie et meurt pour une juste cause, parce que la vie n’est pas un bien si grand qu’il faille vivre à tout prix.” Nous sommes tous impliqués, que cela nous amuse ou non, dans le grand jeu politique du contrôle de la “réalité”. Et cela parce que nos subjectivités individuelles sont reliées, dépendantes et en grande partie conditionnées par l’état de la subjectivité collective. Comment et pourquoi dès lors participer à des débats dont les conditions et les présupposés nous excluent ou visent à nous humilier, à détruire notre subjectivité, notre vision du monde et le sens même que nous donnons à notre vie ? Dominer, c’est disposer d’un rapport de force suffisant pour imposer sa “réalité” à autrui, pour l’obliger à se conformer aux normes que cette “réalité” implique, pour le contraindre à adhérer à ces normes, ou du moins à faire semblant. Nous venons de le voir avec la Grèce. Le coût énergétique et psychique de ces contraintes et de ces humiliations, que les peuples et les individus doivent supporter pour “s’intégrer”, pour avoir le droit de participer à la “réalité” mondialisée, à la grande foire du vide technologique, de la normalité financière et de la fausseté instituée, n’entre guère en ligne de compte. Les


souffrances, les mutilations et les humiliations des esclaves, des colonisés, des exploités et des dominés, des barbares et sauvages vaincus, n’ont jamais entravé le grandiose développement de l’entreprise humaine sur Terre. Il faut évidemment, du point de vue des dominants, se soucier constamment de la gestion des ressources humaines, de l’état de productivité et de rentabilité des cheptels, des dispositifs de capture, de dressage et de surveillance des populations. Il

faut aussi prévoir et ordonner l’élimination des éléments rétifs ou superflus. Tout ce travail de maintenance, de production, de gestion et de répression, de diversion et de divertissement, crée de nombreux emplois. Comme toujours c’est à chacun de voir dans quelle mesure il/elle est impliqué/e et complice. Et de quelle façon il/elle peut déserter, trahir, saboter et refuser de participer. Nous sommes fiers de Citizen Four, alias Edward Snowden, comme nous le sommes de Julian Assange et de Chelsea Manning. Ils ont pris leurs

responsabilités et mis leur vie en jeu pour une juste cause. Ils sont des milliers, anonymes, peut-être des multitudes, ce sont nos sœurs et nos frères, traqués et incarcérés, partout dans le monde. Peut-être en fin de compte, au milieu de l’indifférence des zombies et des imposteurs, n’auront-ils sauvé que leur honneur, un Libre Esprit qui refuse l’humiliation. Luc Boltanski interviewé dans Le Monde du 13 juillet 2012

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Les conditions du débat seront décortiquées le 25 octobre par Fabienne Brugère (philosophe, Qui a peur des philosophes ?), Jean Blairon (philosophe et directeur de l’asbl R.T.A, service de formation agréé pour le secteur de l’aide à la jeunesse) et Saïd Bouamama (sociologue, formateur de travailleurs sociaux, co-auteur du Dictionnaire des dominations de sexe, de race, de classe).

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Par Josep RAFANELL I ORRA

Psychologue, animateur des Ateliers d’enquête politique à Bruxelles Laïque

Les pratiques d’auto-support

Prendre soin de nos manières de faire collectif Dans le cadre de notre travail d’enquête politique autour du travail social et des pratiques de soin1, il nous a semblé nécessaire de proposer un moment public d’échanges autour d’un certain nombre d’expériences singulières. Ces expériences, nous avons voulu les mettre sous le signe de l’auto-support.

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l s’agit par là de rendre compte des processus qui fabriquent de nouveaux modes d’existence d’un événement, qui instaurent d’autres régimes d’intelligibilité d’expériences jusqu’ici captive des dispositifs de soin ou du travail social. Avec l’association ASUD2, des usagers de drogues évoqueront la question des rapports aux substances psychoactives, légales ou illégales, et de l’impossible équation entre expérimentation, soin et prohibition. Avec le collectif Ding ding dong3, il sera question d’une reprise des effets que la mutation génétique de la maladie d’Huntington entraine dans la vie d’une personne et de la reconfiguration du collectif auquel elle appartient, parfois contre la médecine. Avec REV4, des entendeurs de voix évoqueront l’expérience dite hallucinatoire en la délogeant des déterminismes de la clinique psychiatrique. Avec Visa Santé (Maison Médicale communautaire à Woluwé-Saint-Lambert), nous suivrons le processus de création d’un lieu de soins mis en place, ensemble, par des professionnels de la santé et des habitants d’un quartier. A chaque fois, nous sommes témoins de la création de nouveaux rapports entre des individus, et entre ceux-ci et des substances, un gène, des voix ou un lieu qui produisent des nouvelles individuations collectives. Mais aussi à la création d’une scène politique associée à des expériences sensibles, là où va se jouer une forme de litige, l’instauration d’un espace polémique, voir antagoniste aux institutions d’administration de la santé et de ce qu’on appelle le “social”. Que la question du soin soit aussi une question politique, qui peut encore en douter ? J’évoquerai seulement l’instau-

ration en France de l’ancêtre du ministère de la santé, en 1920, appelé alors de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance (tout un programme… biopolitique), qui coïncide avec l’institution du rôle étatique et tout puissant de la corporation médicale et, au passage, avec les premières lois prohibitionnistes concernant l’usage de substances psychoactives, dorénavant soumis au triumvirat médecinepolice-justice. Mikhaïl Boulgakov, romancier mais aussi médecin opiomane, aurait pu se trouver aujourd’hui en prison en compagnie d’un crackeur, peut-être tout aussi émérite, du quartier parisien de Barbès. Mais notre intention n’est pas de nous contenter de dénoncer, aussi nécessaire que cela puisse être, les “institutions répressives” ou, en modernisant notre langage, les dispositifs de contrôle. Nous voulons nous réapproprier le soin, les manières collectives de faire exister autrement l’expérience singulière de la souffrance ou de ce qu’on appelle la maladie, des rapports singuliers aux choses, aux lieux, aux êtres. Il y aurait des savoirs “légitimes” qui prétendent rendre intelligibles des événements subjectifs, qui en instaurent un certain régime de visibilité, si on emprunte la formule foucaldienne. La clinique médicale, la psychopathologie, les déterminations sociologiques ont entraîné une lente sédimentation de savoirs qui codifient les expériences de l’anormalité tout en nous dépossédant de l’invention d’autres manières de faire et de faire collectif. On pourra dire même que nous ne savons pas ce qu’est le “normal” sans les écarts

institués par le “pathologique”. Et que ce sont ces écarts qui justifient les domaines à partir desquels l’emprise des institutions s’exerce sur nos vies. Que ces savoirs sont aussi des régimes de pouvoir, une manière de susciter ce que l’on peut appeler une “subjectivation” captive des dispositifs qui la font émerger : les survivants de la psychiatrie, ou les psychiatrisés récalcitrants, ou les usagers de drogues “non repentis” le savent bien. Certains, parmi eux, pourront nous en parler lors de ces rencontres. Ce sont les points de vue situés, incarnés, et donc pluriels, qui nous intéressent. Des points de vue qui défont l’évidence d’une délégation de nos manières de vivre à ceux qui sont censés savoir trouver des réponses à nos difficultés. Les logiques d’auto-support sont à ce prix : se réapproprier ce qui singulièrement s’écarte de la norme c’est prendre le risque de renoncer à l’évidence des savoirs de ceux qui sont censés savoir à notre place. Ou qui ne sachant pas vous condamnent à “faire le deuil” d’une vie “normale”. L’expérience de Dingdingdong ne nous dit pas autre chose : elle est la reprise d’une “malédiction” (je reprends ici les mots de la fondatrice du collectif5), celle d’un diagnostic médical qui rend impuissant, qui ferme les portes à toute expérimentation de ce que la présence anormale d’un gène mutant introduit dans la vie d’une personne et dans la vie collective de ceux qui l’entourent. Nous croyons donc qu’il y a toujours des contre-dispositifs possibles, que les expériences sédimentées par les institutions échappent toujours aux cadres étroits de ce qu’elles sont censées insti-

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tuer. Mais aussi qu’une institution n’est pas seulement un exercice vide de pouvoir : elle répond à une expectative, ou à une “demande”, qu’il s’agit de redéfinir dans les voies d’une réappropriation de ses processus instituants. L’expérience de Visa Santé nous parle de ceci : habiter un territoire, c’est en constituer les lieux dans lesquels une communauté se met à exister. Et cette nouvelle communauté peut se recomposer à partir d’une nouvelle alliance avec des professionnels du soin qui prennent le risque de participer à la construction d’un dispositif médical avec les habitants d’un quartier. Un dispositif contient toujours des lignes de fuite, la possibilité de créer de nouveaux rapports d’où émergeront de nouveaux dispositifs. Des contre-dispositifs on a dit, des formes antagonistes aux régimes de savoir-pouvoir auxquels on délègue les pratiques de soin et la défi-

nition de ce qu’est la maladie et la santé. Mais encore de nouvelles créations, le partage d’expériences qui transforment ceux qui prennent le risque de s’embarquer.

la possibilité de refaire collectif, d’instaurer d’autres rapports pour expérimenter des nouvelles formes de communauté, ouvertes à l’étrangeté ?

Nous vivons des temps de plus en plus dystopiques : le bouleversement inédit de la bio-géologie planétaire, la mort de milliers de migrants dans les eaux de la Méditerranée au nom de la doxa des souverainetés nationales qui décide de qui a le droit d’habiter un territoire, la mise en scène de la condamnation du peuple grec à la misère au nom de l’intouchable religion punitive néolibérale, la tiersmondisation de masse de moins en moins cantonnée aux géographies postcoloniales.

Lors de ces rencontres, il ne s’agira pas de déterminer le caractère “exemplaire” de quelques expériences, mais seulement de proposer des “cas”. Un cas institue une puissance qui lui est propre, qui en spécifie sa singularité. Mais aussi des résonances possibles avec d’autres cas qui eux-mêmes, dans leur caractère situé, dans leur singulière composition collective, échappent à toute généralité.

Alors, les pratiques de soin dans nos contrées… C’est tout ? On pourra nous dire : c’est si peu ! Et pourtant comment résister sans inventer, là où nous sommes,

Résister, ici, c’est créer. Refuser de fabriquer ce qui perpétue des formes d’assujettissement, c’est avoir confiance dans notre capacité collective d’inventer de nouvelles formes de partage. Et d’imaginer de nouvelles alliances.

Voir la présentation de ces ateliers : Josep Rafanell i Orra, “La métropole et ses marges de manœuvre : enquêtons ensemble, Echos” (dans Bruxelles Laïque Echos, n°87, 4ème trimestre 2014, pp.55-57). 2 ASUD. Auto-support des usagers de drogues : http://www.asud.org 3 Dingdingdong. Institut de coproduction de savoir sur la maladie d’Huntington: http://dingdingdong.org 4 REV. Réseau français sur l’entente de voix : http://www.revfrance.org 5 Institut de coproduction de savoir sur la maladie d’Huntington. Manifeste Dingdingdon, Dingdingdong Editions, 2013. 1

Le 31octobre, une journée (de 10h30 à 17h30) du Festival des Libertés sera consacrée à ces expérimentations d’auto-support à l’adresse des secteurs sociaux et de soins avec le Réseau français sur l’entente de voix (REV), Dingdingdong (institut de coproduction de savoir sur la maladie de Huntington), Asud (Autosupport des usagers de drogues) et Visa santé (initiative citoyenne de création d’une maison médicale communautaire).

Les rapports de pouvoir entre soignants et soignés seront au cœur du débat, Les patients : d’objet à sujet de soins, le 29 octobre avec Mickie Fierens (Ligue des usagers des services de santé), Micheline Roelandt (psychiatre et présidente honoraire du Comité consultatif de Bioéthique de Begique) et Jean-Jacques Rombouts (vice-président de la section francophone du Conseil national de l’Ordre des médecins).

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Conseil d’Administration

Direction Comité de rédaction

Carlo CALDARINI Edwin DE BOEVE Anne DEGOUIS Jean-Antoine DE MUYLDER Michel DUPONCELLE Isabelle EMMERY Bernadette FEIJT Thomas GILLET Ariane HASSID Christine MIRONCZYK Michel PETTIAUX Thierry PLASCH Johannes ROBYN Myriam VERMEULEN Dominique VERMEIREN

Fabrice VAN REYMENANT

Juliette BÉGHIN Mathieu BIETLOT Mario FRISO Paola HIDALGO Sophie LEONARD Alexis MARTINET Cedric TOLLEY Alice WILLOX

GRAPHISME Cédric Bentz & Jérôme Baudet EDITEUR RESPONSABLE Ariane HASSID 18-20 Av. de Stalingrad - 1000 Bruxelles ABONNEMENTS La revue est envoyée gratuitement aux membres de Bruxelles Laïque. Bruxelles Laïque vous propose une formule d’abonnement de soutien pour un montant minimum de 7 euros par an à verser au compte : 068-2258764-49. Les articles signés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.

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