Adeline Rucquoi
«Le nom de notre pays est Sefarad dans la langue sainte...» Être juif dans l’Espagne médiévale : altérité ou identité ?
Treizième conférence Alberto-Benveniste
Centre Alberto-Benveniste d’études sépharades et d’histoire socioculturelle des Juifs
© 2014, Centre Alberto-Benveniste d’études sépharades et d’histoire socioculturelle des Juifs École pratique des hautes études, Section des Sciences religieuses Collège Sainte Barbe 4, rue Valette - 75005 Paris
Sommaire
Le Centre Alberto-Benveniste d’études sépharades et d’histoire socioculturelle des Juifs...................................................................... 5 Administration et renseignements pratiques................................... 13 Treizième conférence Alberto-Benveniste : «Le nom de notre pays est Sefarad dans la langue sainte...» Être juif dans l’Espagne médiévale : altérité ou identité ?
par Adeline Rucquoi............................................................. 15
L’auteur............................................................................................. 47
LE CENTRE ALBERTO-BENVENISTE D’ÉTUDES SÉPHARADES ET D’HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES JUIFS
Le Centre Alberto-Benveniste a été créé le 1er janvier 2002 au sein de la Section des Sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études (EPHE, Sorbonne), à l’initiative d’Esther Benbassa, directrice d’études, et grâce au soutien financier de Serge et Monique Benveniste (Lausanne et Lisbonne) qui ont souhaité ainsi honorer la mémoire de leur père, Alberto Benveniste. Il a, depuis juin 2008, le statut de « laboratoire de l’EPHE ». Depuis le 1er janvier 2010, il est par ailleurs l’une des composantes de l’UMR 8596 (Centre Roland-Mousnier, Université Paris-Sorbonne/CNRS/EPHE). Le Centre Alberto-Benveniste a pour vocation première le développement de la recherche et l’encouragement de la création sur le monde judéo-ibérique avant et après l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492, aussi bien dans le domaine de la langue que dans ceux de la culture et de l’histoire. Il fournit l’encadrement scientifique adéquat et peut offrir des aides matérielles et financières à la fois aux étudiants et aux chercheurs confirmés. En 2004, Serge et Monique Benveniste ont créé, à la mémoire de leur mère, la « Bourse Sara Marcos de Benveniste en études juives ». Cette bourse, d’un montant de 3 800 €, est depuis lors décernée chaque année par le Centre Alberto-Benveniste à un(e) étudiant(e) en master II ou en doctorat inscrit(e) dans un établissement d’enseignement supérieur français. Depuis 2002, le Centre Alberto-Benveniste organise la « Conférence AlbertoBenveniste » annuelle assurée par un universitaire français ou étranger de renom et donnant lieu à publication.
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Les conférences 1. Le 15 janvier 2002 : Yirmiyahu Yovel, professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem et à la New School for Social Research de New York, « La nouvelle altérité : dualités marranes des premières générations ». 2. Le 12 novembre 2003 : Nathan Wachtel, professeur au Collège de France, « Résurgences marranes dans le Brésil contemporain ». Suivi d’un récital par Sandra Bessis, accompagnée par Isabelle Quellier et Anello Capuano. 3. Le 27 janvier 2004 : Alisa Meyuhas Ginio, professeur à l’Université de Tel-Aviv, « La Bible populaire sépharade comme mémoire de la vie juive ». Suivi d’un récital de Patrick Rostaing et de la lecture par Emmanuelle Grönvold et Smadi Wolfman d’extraits de Séfarade, d’Antonio Muñoz Molina, Prix Alberto-Benveniste 2004 de littérature. 4. Le 25 janvier 2005 : Ron Barkai, professeur à l’Université de Tel-Aviv, « Juifs, chrétiens et musulmans en Espagne médiévale ». Suivi d’un concert du groupe Sefarad spécialement venu de Turquie. 5. Le 23 janvier 2006 : Gil Anidjar, professeur à l’Université Columbia de New York, « Cabale, littérature et séphardité ». Suivi d’un concert de fado par Bevinda et ses musiciens. 6. Le 22 janvier 2007 : Aron Rodrigue, professeur à l’Université Stanford (États-Unis), « Les Sépharades et la “ Solution finale ” ». Suivi d’un récital par Claire Zalamansky. 7. Le 21 janvier 2008 : Béatrice Perez, maître de conférences à l’Université de Rennes II, « Systèmes d’exclusion et ostracisme contre les nouveaux-chrétiens en Espagne sous les Rois Catholiques ». Suivi d’un récital par Marlène Samoun accompagnée par Pascal Storch à la guitare et Rachid Brahim-Djelloul au violon. 8. Le 26 janvier 2009 : Bernard Vincent, directeur d’études à l’EHESS, « De l’Espagne des trois religions à l’Espagne du Roi Catholique (xve-xviiie siècle) ». Suivi d’un récital, Sépharabesques, par Pedro Aledo et Nadir Marouf. 9. Le 25 janvier 2010 : Michèle Escamilla, professeur émérite de l’Université Paris-Ouest Nanterre-La Défense, « L’enfant et l’inquisiteur dans l’Espagne des xvie et xviie siècles ». Suivi d’un récital par l’ensemble Presensya.
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10. Le 17 janvier 2011 : Louise Bénat-Tachot, professeur à l’Université Paris-Sorbonne, « Cristóbal de Haro, un marchand judéoconvers entre trois mondes au xvie siècle ou le défi d’une “globalisation” avant l’heure ». Suivi d’un récital par Mónica Monasterio, accompagnée de Horacio Lovecchio, spécialement venus d’Espagne. 11. Le 23 janvier 2012 : Silvía Planas Marcé, directrice de l’Institut d’études Nahmanide qui dépend du Musée d’histoire des Juifs de la ville de Gérone (Espagne), « Filles de Sarah. Les femmes juives dans la Catalogne du Moyen Âge ». Suivi d’un récital par l’Ensemble Saltiel. 12. Le 21 janvier 2013 : Jean-Christophe Attias, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, titulaire de la chaire de pensée juive médiévale (vie-xviie siècle) et directeur-adjoint du Centre Alberto-Benveniste, « Culture sépharade et culture biblique : une affinité élective ? ». Suivi d’un récital par le groupe Kantiga Alteli. Les dix premières conférences Alberto-Benveniste ont été réunies dans un volume unique : Esther Benbassa (dir.), Les Sépharades. Histoire et culture du Moyen Âge à nos jours, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, coll. « Cahiers Alberto-Benveniste », 2011.
Le Centre Alberto-Benveniste attribue chaque année un prix de la recherche et un prix littéraire, dotés de 1 500 € chacun, pour une œuvre publiée en français ou produite en France et ayant un lien direct avec son domaine d’intérêt.
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Les lauréats du Prix de la recherche (2002-2014)
2002 : Nathan Wachtel pour La Foi du souvenir. Labyrinthes marranes (Seuil). 2003 : Sonia Fellous pour Histoire de la Bible de Moïse Arragel. Quand un rabbin interprète la Bible pour les chrétiens (Somogy). 2004 : Charles Mopsik (1956-2003) pour l’ensemble de son œuvre et notamment pour Le Sexe des âmes (L’Éclat). 2005 : Daniel Lindenberg pour Destins marranes (Hachette/Pluriel) et Marie-Christine Varol pour son enseignement et son Manuel de judéoespagnol (L’Asiathèque). 2006 : Jonathan Israel pour Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750) (Éditions Amsterdam). 2007 : Danielle Rozenberg pour L’Espagne contemporaine et la Question juive. Les fils renoués de la mémoire et de l’histoire (Presses universitaires du Mirail). 2008 : Béatrice Perez pour Inquisition, Pouvoir, Société. La province de Séville et ses judéoconvers sous les Rois Catholiques (Champion). 2009 : Rifat Bali pour l’ensemble de ses travaux consacrés à l’histoire des Juifs de Turquie. 2010 : Katherine E. Fleming pour Grèce - Une histoire juive (Princeton University Press). 2011 : Aron Rodrigue pour l’ensemble de ses travaux. 2012 : Yirmiyahu Yovel pour L’Aventure marrane (Seuil). 2013 : Michael Studemund-Halévy pour l’ensemble de ses travaux. 2014 : Elena Romero pour l’ensemble de ses travaux.
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Les lauréats du Prix littéraire (2002-2014) 2002 : Sylvie Courtine-Denamy pour La Maison de Jacob (Phébus) et Anne Matalon pour Conférence au Club des Intimes (Phébus). 2003 : Angel Wagenstein pour Abraham le Poivrot (L’Esprit des Péninsules). 2004 : Antonio Muñoz Molina pour Séfarade (Seuil). Mention spéciale du jury à Rosie Pinhas-Delpuech pour Suite byzantine (Bleu autour). 2005 : Caroline Bongrand pour L’Enfant du Bosphore (Robert Laffont). 2006 : Michèle Kahn pour Le Roman de Séville (Éditions du Rocher). 2007 : Moris Farhi pour Jeunes Turcs (Buchet-Chastel). 2008 : Jean-Pierre Gattégno pour Avec vue sur le Royaume (Actes Sud). 2009 : Richard Zimler pour Le Gardien de l’aube (Le Cherche-Midi). 2010 : Éliette Abécassis pour Sépharade (Albin Michel). 2011 : José Manuel Fajardo pour Mon nom est Jamaïca (Métailié). 2012 : Metin Arditi pour Le Turquetto (Actes Sud). 2013 : Ronit Matalon pour Le Bruit de nos pas (Stock). Prix spécial d’encouragement à Janine Gerson pour Bella. Itinéraire mémoriel (Édilivre). 2014 : Rosie Pinhas-Delpuech pour l’ensemble de son œuvre.
Le Centre Alberto-Benveniste organise régulièrement des colloques réunissant des spécialistes autour d’un thème lié à l’histoire et à la culture du monde judéo-ibérique.
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Le centre Alberto-Benveniste Les 22, 23 et 24 mars 2003, des « Flâneries littéraires sépharades. Lisbonne, Paris, Istanbul… » ont été organisées à Paris. Fruit d’un partenariat du Centre avec divers organismes privés et publics (la Mairie de Paris, le Centre National du Livre, le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, l’Université Stanford/ Centre Taube pour les études juives, l’Institut Simon Dubnow de l’Université de Leipzig, la DAAD, la Fondation du Cinquième Centenaire, la Section des Sciences religieuses de l’EPHE, le Centre d’Histoire moderne et contemporaine des Juifs de l’EPHE, l’Association pour la Promotion des Études sur le Judaïsme d’Orient et des Balkans, la BRED Banque Populaire et l’Ambassade de Turquie à Paris), ces trois journées ont été marquées par les événements littéraires et scientifiques suivants : le 22 mars, à la Salle Olympe de Gouges, dans le XIe arrondissement de Paris, le public a pu rencontrer une douzaine d’écrivains français et étrangers ayant mis l’univers sépharade au centre de leur œuvre, et des extraits de leurs derniers romans ont été lus par l’actrice Judith Magre ; le 23 mars, à l’auditorium du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, Pierre Arditi a lu des textes autobiographiques d’Elias Canetti ; le 24 mars, un colloque international sur l’histoire de la littérature sépharade, qui s’est tenu en Sorbonne, a réuni les meilleurs spécialistes français et étrangers. Les actes de ce colloque ont paru sous la direction d’Esther Benbassa et sous le titre Les Sépharades en littérature. Un parcours millénaire, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2005. Les 22 et 23 novembre 2007, un colloque international intitulé « Itinéraires sépharades. Complexité et diversité des identités », coorganisé par le Centre et par le Mediterranean Studies Forum de l’Université Stanford et avec le soutien de l’EPHE, a réuni en Sorbonne près d’une trentaine de chercheurs, seniors et juniors, français et étrangers. Les actes ont été publiés, sous la direction d’Esther Benbassa et sous le titre Itinéraires sépharades. Complexité et diversité des identités, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, coll. « Cahiers Alberto-Benveniste », 2010. Le 18 janvier 2011, à l’occasion de son dixième anniversaire et à la suite de sa dixième conférence (le 17 janvier), le Centre Alberto-Benveniste a organisé une journée exceptionnelle de colloque sur « Les Sépharades et l’Europe ». Les actes en ont été publiés, sous la direction de Jean-Christophe Attias et sous le titre Les Sépharades et l’Europe. De Maïmonide à Spinoza, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, coll. « Cahiers Alberto-Benveniste », 2012. Le 21 janvier 2013, un colloque international intitulé « Salonique. Ville juive, ville ottomane, ville grecque » a été organisé par Esther Benbassa et Aron Rodrigue avec le soutien du Taube Center for Jewish Studies de l’Université Stanford (États-Unis), à l’occasion du centième anniversaire du rattachement de Salonique à la Grèce. Les actes de ce colloque ont été publiés sous la direction d’Esther Benbassa et sous le titre Salonique. Ville juive, ville ottomane, ville grecque, Paris, CNRS Éditions, coll. «Cahiers Alberto-Benveniste», 2014.
Le centre Alberto-Benveniste Le Centre Alberto-Benveniste assure enfin la tenue et l’enrichissement constants d’un fonds de documentation et d’une bibliothèque destinés à faciliter le travail des chercheurs et des étudiants. Si cette vocation « sépharade » reste centrale, l’évolution naturelle du Centre ainsi que les intérêts propres de ses membres ont conduit à une extension et à une diversification de son champ d’intervention qui en font aujourd’hui une structure de recherche unique en Europe. Études sépharades proprement dites s’y combinent désormais, et depuis plusieurs années, aux études d’histoire socioculturelle du monde juif ainsi qu’aux études d’histoire comparée des minorités. À ce titre, le Centre est également régulièrement coorganisateur de colloques scientifiques et d’événements citoyens touchant à des thématiques larges (histoire socioculturelle des Juifs, histoire et sociologie comparées des minorités, études postcoloniales, etc.), donnant ordinairement lieu à publication. L’activité éditoriale du Centre n’a cessé de se renforcer. Depuis 2006, le Centre a été à l’origine de plusieurs publications collectives, notamment parues dans la collection des «Cahiers Alberto-Benveniste», désormais accueillie par CNRS Éditions.
Les Cahiers Alberto-Benveniste - Hélène Guillon et Antoine Emmanuel (dir.), Constructions identitaires et représentations des minorités, Paris, Centre Alberto-Benveniste, 2006. - Stéphanie Laithier et Hélène Guillon (dir.), L’Histoire et la Presse, Paris, Éditions Le Manuscrit, 2007. - Stéphanie Laithier et Vincent Vilmain (dir.), L’Histoire des minorités est-elle une histoire marginale ?, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2008. - Eva Touboul Tardieu, Séphardisme et Hispanité : L’Espagne à la recherche de son passé (1920-1936), Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2009. - Esther Benbassa (dir.), Itinéraires sépharades. Complexité et diversité des identités, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2010. - Esther Benbassa (dir.), Les Sépharades. Histoire et culture du Moyen Âge à nos jours, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2011.
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Le centre Alberto-Benveniste - Katherine E. Fleming, Juifs de Grèce (xixe-xxe siècle), trad. de l’américain par Bernard Frumer, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2011. - Colette Zytnicki, Les Juifs du Maghreb. Naissance d’une historiographie coloniale, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2011. - Jean-Christophe Attias (dir.), Les Sépharades et l’Europe. De Maïmonide à Spinoza, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012. - Denis Vaugeois, Les Premiers Juifs d’Amérique (1760-1860). L’extraordinaire histoire de la famille Hart, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012. - Hélène Guillon, Le Journal de Salonique. Un périodique juif dans l’Empire ottoman (1895-1911), Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2013. - Esther Benbassa (dir.), Salonique. Ville juive, ville ottomane, ville grecque, Paris, CNRS Éditions, 2014. Le Centre Alberto-Benveniste a noué, sur la longue durée, des liens solides et productifs avec divers partenaires étrangers tels, entre autres, le Département d’Histoire, le Taube Center for Jewish Studies et le Sephardic Studies Project de l’Université Stanford, New York University, la chaire « Alberto-Benveniste » d’études sépharades de l’Université de Lisbonne et le Centre d’études de l’Holocauste et des minorités religieuses d’Oslo. Entre janvier 2009 et décembre 2011, le Centre Alberto-Benveniste a abrité le Groupe d’études transversales sur les mémoires (GETM). Ses activités (séminaires mensuels, journées d’études, colloques) ont été placées sous la responsabilité scientifique d’Esther Benbassa. Il a réuni des historiens, des anthropologues, des sociologues, des psychanalystes, des muséographes, des spécialistes en neurosciences, etc., pour analyser, dans une approche pluridisciplinaire, les phénomènes de mémoire aussi bien que d’oubli. Les enseignements d’Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias, les deux chevilles ouvrières du Centre, ont été distingués en 2008-2010 par la Posen Foundation (The Center for Cultural Judaism, États-Unis), ce qui a intégré le Centre Alberto-Benveniste à une constellation prestigieuse d’universités (essentiellement nord-américaines, telles Harvard, UCLA, etc., et israéliennes) dévouant une part de leur activité à l’étude et à l’enseignement des dimensions séculières (secular) de l’histoire et des cultures juives. Pour plus de renseignements : www.centrealbertobenveniste.org
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ADMINISTRATION ET RENSEIGNEMENTS PRATIQUES Directrice • Esther Benbassa, directrice d’études à l’École pratique des hautes études, titulaire de la chaire d’histoire du judaïsme moderne Présidents d’honneur • Monique Benveniste • Serge Benveniste Conseil scientifique • Jean-Christophe Attias, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, titulaire de la chaire de pensée juive médiévale (vie-xviie siècle), directeur-adjoint du Centre • Esther Benbassa • Aron Rodrigue, professeur d’histoire et titulaire de la chaire Charles Michael en histoire et culture juives à l’Université Stanford. • Sarah Abrevaya Stein, professeur à l’Université de Californie, Los Angeles, titulaire de la chaire Maurice-Amado d’études sépharades • Yaron Tsur, professeur à l’Université de Tel-Aviv Assistante de production et d’édition1 • Audrey Guyonnet Adresse Centre Alberto-Benveniste Collège Sainte-Barbe - EPHE 4, rue Valette 75 005 Paris
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Contact Téléphone : 01 56 81 76 29 Courriel : contact@cab-ephe.org Site web : www.centrealbertobenveniste.org
Emploi-tremplin subventionné par la Région Île-de-France.
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« Le nom de notre pays est Sefarad dans la langue sainte... » Être juif dans l’Espagne médiévale : altérité ou identité ?
Sache votre roi que le nom de notre pays, au centre duquel nous vivons, est Sefarad dans la langue sainte, tandis que dans la langue des Arabes qui résident dans le pays c’est al-Andalus. Le nom de la capitale du royaume est Cordoue. Sa longueur est de 25 000 coudées et sa largeur de 10 000. Elle est située à gauche de la mer qui baigne notre pays et qui provient de la grande mer qui entoure toute la terre...1
Ainsi s’adresse, vers 950-960, au roi Joseph des Khazars, Hasdaï ibn Shaprut, chef de la communauté juive de Cordoue et courtisan influent auprès du calife. Le nom est tiré du livre d’Abdias, l’un des Douze petits prophètes de la Bible hébraïque, qui précisément était lu dans la communauté à la suite de la péricope Va-yishlah (Genèse 32, 4 - 36, 43). Ce texte est le premier dans lequel le pays de Sefarad où, selon la prophétie, se trouvent les exilés de Jérusalem, est géographiquement situé. Par la suite, les chroniques juives continueront à donner à l’Espagne le nom de Sefarad et le souverain chrétien sera « le roi de Sefarad » jusque dans le Sefer Shevet Yehudah ou Le Bâton de Juda de Salomon ibn Verga. C’est le pays que les Arabes appellent al-Andalus et que les textes chrétiens de l’époque continuent à définir comme étant Hispania. Un seul pays, trois communautés religieuses au Moyen Âge, trois noms. Or l’on peut se demander si le fait de donner un nom au royaume dans lequel on réside est un facteur d’identité. D’ailleurs, qu’est-ce que l’identité ? 1 Carlos del Valle Rodríguez, La Escuela hebrea de Córdoba. Los orígenes de la escuela filológica hebrea de Córdoba, Madrid, Editora Nacional, 1981, p. 319-346.
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L’« identité » est l’un des thèmes de récente apparition dans le domaine de l’histoire médiévale. Étymologiquement parlant, ce n’est pas un concept médiéval. « Caractère de ce qui est identique » : telle est la première acception du mot en français, comme en espagnol, selon les dictionnaires. En latin médiéval, qui fait évidemment dériver « identité » de idem (« même »), le mot signifie la répétition de la même chose – Quaevis actio repetita –, ce qui permit à l’auteur des Miracula S. Adalberti Egmundani d’affirmer dans le chapitre 11 que l’identité est la mère de la satiété – Identitas satietatis mater est –. En tant que répétition à l’identique, l’identitas ne peut amener qu’à l’ennui, l’acedia, la dépression. Dans son sens actuel, le mot n’apparaît qu’au XIXe siècle, au sein de la psychologie de l’individu. C’est alors la conscience qu’une personne a d’être elle-même et distincte des autres. Pour la théorie freudienne, l’identité est une construction caractérisée par les discontinuités et les conflits, lesquels permettent aux êtres de se différencier les uns des autres à partir d’une indifférenciation originelle et chaotique. De la psychologie de l’individu, la notion d’identité est ensuite adoptée par la sociologie puisque la construction de l’individu comme tel s’effectue à l’intérieur de la société. Elle est alors définie comme l’ensemble des caractéristiques propres à un individu ou une collectivité qui les distinguent des autres. Ce que l’on appelle l’« identité sociale » procède donc d’une classification à partir de facteurs d’identification qui permettent de distribuer les individus dans des groupes spécifiques et facilement reconnaissables, classification qui n’est pas toujours consciente. Dans ce sens, le concept d’« identité sociale » a pour antécédent la grande entreprise de classification des sciences et des savoirs qui a caractérisé la pensée européenne à partir de la fin du XVIe siècle, donnant naissance à la classification des plantes par Linné, à celle des animaux par Cuvier, ou à celle des races humaines au sein de la théorie de l’évolution de Darwin. Cependant, une fois les différences établies et les éléments qui conforment chacune des catégories clairement définis, s’est posé le problème du multiculturalisme, de l’interculturalisme, des « identités plurielles », et enfin des « identités hybrides », un concept créé par Homi K. Bhabha, l’un des principaux théoriciens du post-colonialisme, originaire de Bombay puis
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étudiant à l’université d’Oxford. L’« hybridation », pour ce dernier, met en valeur le fait que la culture n’est pas une réalité pure ou holistique, mais un processus d’interaction continue qui constitue entre deux cultures un « troisième espace ». Il s’agit là de concepts propres à la psychologie et à la sociologie. Néanmoins, les historiens se sont également intéressés à la question de « l’identité » et à celle des relations entre « les identités ». Pour certains, l’apparition de l’individu ayant conscience de lui-même en tant que tel remonterait en Occident à la période 1050-1200 avec le développement de la philosophie, alors que d’autres, à la suite de Jakob Burckhardt, préfèrent situer cette « découverte » de l’individu à la Renaissance. Pour les uns comme pour les autres, la conscience de soi ne serait pas un élément inhérent à la nature humaine et les hommes auraient longtemps vécu sans elle. Dans La Civilisation de la Renaissance en Italie, publié en 1860, Burkhardt écrivait en effet que l’homme n’avait conscience de lui-même qu’en tant que membre d’une race, d’un peuple, d’un clan, d’une famille ou d’une corporation. On pourrait bien sûr lui répondre que les religions dites « du Livre » posent l’individuation comme principe premier : Dieu est un et l’homme est créé à Son image. Mais les historiens, les médiévistes en particulier, s’interrogèrent sur la pertinence de cette affirmation à partir de perspectives distinctes, celle du « culturalisme » et celle de l’« historicisme évolutionniste », débat dans lequel nous n’entrerons pas. Parmi eux, d’aucuns se sont penchés sur les travaux actuels sur les identités hybrides, produits essentiellement dans des pays qui furent colonisés, comme l’Inde d’Homi Bhabha, ou au sein de sociétés multiculturelles comme le Canada ou les États-Unis. Dans leur recherche de parallélismes et d’une meilleure compréhension des phénomènes passés, ils analysent dans cette optique la Méditerranée et, surtout, l’Espagne médiévale. Car, plus que d’autres régions occidentales, l’Espagne se prête à l’étude de la coexistence entre des communautés diverses. Les nombreux auteurs qui ont abordé, et abordent, le thème de l’« Espagne des trois cultures » se partagent alors entre ceux qui décrivent les conflits, choisissant par là même les victimes et les bourreaux, et ceux qui portent l’accent sur la « tolérance » et retracent la recherche de la convivencia.
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L’identité : critères de différenciation Les juifs, comme les chrétiens ou les musulmans dans l’Espagne médiévale, avaient-ils une « identité » collective ? Récemment, Ron Barkaï a résumé le problème de la façon suivante : « le patriotisme des juifs espagnols s’est orienté tout naturellement dans deux directions : d’une part, le sentiment d’attachement à l’Espagne, cette terre où ils résidaient depuis des siècles, et, d’autre part, tout l’éventail de leurs liens avec l’antique patrie et l’espérance de leur rédemption »2. Il y aurait donc eu dans la communauté juive une « identité juive » et une « identité espagnole ». Mais, sur quels critères était fondée, au Moyen Âge, l’« identité » ? La question est d’importance si l’on veut éviter les anachronismes qui consisteraient en l’application de définitions modernes à un contexte ancien. Rares sont donc les œuvres qui nous permettent d’observer les sociétés médiévales à travers leurs yeux, c’est-à-dire leurs critères. En Espagne, au milieu du XIe siècle, se développait un genre particulier, celui de la classification des sciences à l’instar du De scientiis d’al-Farabi. À Tolède, le cadi Sa‘id al-Andalusi rédigea une histoire universelle des sciences intitulée Histoire de la philosophie et des sciences ou Livre des catégories des nations. Dans cet ouvrage, le cadi énumère en premier lieu les sept « nations primitives » entre lesquelles sont répartis tous les peuples de la terre. Il distingue ensuite les peuples qui ont « cultivé les sciences » de ceux qui ne l’ont pas fait ; parmi ces derniers figurent aussi bien les Francs que les Chinois ou les Éthiopiens. Pour Sa’id de Tolède, les seuls peuples qui ont cultivé les sciences sont les Indiens, les Perses, les Chaldéens, les Grecs, les Romains, les Égyptiens, les Arabes et les Hébreux. Ils représentent donc « la quintessence de la Création et la part la plus sélecte de toutes les créatures du Dieu très haut », parce qu’« ils ont orienté toute leur attention à acquérir les vertus rationnelles de l’âme, qui sont inhérentes à l’espèce humaine et en rectifient la nature »3. Ces « sciences » ou savoirs qui caractérisent les nations que 2 Ron Barkaï, « Juifs, chrétiens et musulmans en Espagne médiévale », dans Esther Benbassa (dir.), Les Sépharades. Histoire et culture du Moyen Âge à nos jours, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, coll. « Cahiers Alberto-Benveniste », p. 15-37, en part. p. 27-28. 3 Sa’id al-Andalusi, Historia de la filosofía y de las ciencias o Libro de las categorías de las
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nous pourrions appeler « cultivées » se divisent à leur tour, chez Sa‘id de Tolède, en deux groupes : les sciences communes à toutes ces nations d’une part, et celles qui permettent de les distinguer les unes des autres. Les sciences du nombre – arithmétique, géométrie, musique, astronomie – ainsi que la philosophie ou la médecine, sont semblables et communes à toutes. En revanche, trois sciences leur sont particulières et permettent de les distinguer : la loi, l’histoire et la langue. La loi, religieuse naturellement, l’histoire et la langue peuvent donc être utilisées comme critères d’identité dans l’Espagne médiévale. En dehors de toute référence à un espace défini, à un royaume ou une région de la terre – Sefarad, par exemple – ces critères ne portent que sur des êtres, une communauté humaine qui partagerait une même loi, une même histoire et une même langue. Peut-on alors tenter de découvrir l’« identité » des juifs d’Espagne à partir de ces trois éléments ?
La loi Dans les textes chrétiens, les juifs sont ceux qui « vivent sous la loi de Moïse ». La loi paraît donc bien être un facteur de différenciation et d’identification. Dans le Fuero Real, le code juridique qui fut donné aux principales villes du royaume de Castille vers 1260, le roi Alphonse X le Sage commence le Titre qui intéresse les juifs en interdisant à ceux-ci de lire ou posséder des livres contraires à leur loi, de lire ou posséder des livres contraires à la loi des chrétiens et leur enjoint de « lire et posséder tous les livres de leur loi, comme ils leur ont été donnés par Moïse et les autres prophètes »4. L’imposition du christianisme comme religion officielle de l’Empire romain sous Théodose, à la fin du IVe siècle, avait fait de la pratique de toutes les autres religions un crime de lèse-majesté passible de persécutions, d’emprisonnement et même de mort. Les religions païennes et les déviances ou hérésies tombaient sous ce couperet. Seul le judaïsme bénéficiait d’une naciones, éd. Eloísa Llavero & Andrés Martínes Lorca, Madrid, Trotta, 2000. 4 Fuero Real del rey D. Alonso el Sabio, IV, II, 1, Real Academia de la Historia, Madrid, Imprenta Real, 1836, p. 118.
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tolérance. « Il est clair que la secte des juifs n’a été interdite par aucune loi »5, écrit l’empereur en 393 avant d’interdire les excès de ceux qui prohibaient les assemblées, détruisaient et pillaient les synagogues. Les rois wisigoths et leurs successeurs chrétiens conservèrent la tradition impériale et furent désignés comme étant les « défenseurs de la foi », une « foi » définie pendant les conciles et à laquelle le souverain donnait force de « loi ». Héritiers, eux aussi, des notions politiques de l’Empire romain, les califes musulmans à partir du milieu du VIIe siècle, furent proclamés « commandeurs des croyants », donc garants de la religion officielle, l’islam, mais protecteurs à la fois des juifs et des chrétiens qui étaient tolérés comme l’avaient été les juifs après Théodose ; en 929, l’émir de Cordoue s’intitula calife et rompit avec Bagdad, comme l’avaient fait, une vingtaine d’années auparavant, les Fatimides au Caire. Califes de Cordoue ou rois chrétiens, les princes de l’Espagne considéraient donc les communautés professant une des religions tolérées comme des « protégés », des dhimmis. En échange d’un statut inférieur et de taxes spécifiques, ces dhimmis conservaient leur loi et ceux qui en étaient les spécialistes. Le calife ou le roi garantissait par conséquent l’accomplissement de ces lois particulières qu’il tolérait dans son domaine, car n’en garantir qu’une seule aurait été une diminution de pouvoir. La loi des juifs était compilée dans la Torah (écrite et orale), et nombreux furent les penseurs qui, dans la Péninsule au Moyen Âge, réfléchirent sur celle-ci. Dans la seconde moitié du XIIe siècle, Moïse ben Maimon, Maïmonide, fut ainsi l’auteur d’une monumentale compilation de la Loi, le Mishneh Torah ou « Double de la Loi ». La halakhah (le droit juif) s’enrichit encore des responsa donnés par de grands rabbins comme Nahmanide – Moïse ben Nahman – ou Salomon ben Abraham Adret, de l’œuvre codificatrice d’Asher ben Yehiel de Tolède, puis de celle de son fils Jacob, le Arbaa Turim (Les « Quatre colonnes »), qui connut une grande vogue et fut l’un des premiers ouvrages imprimés (en 1475), tandis que Le Livre des principes de Joseph Albo de Daroca en 1425 adaptait la loi de Moïse à la législation de son temps, en établissant cette dernière comme « loi naturelle », face à la loi religieuse transmise par les prophètes, 5 Le Code Théodosien. Livre XVI, éd. Élisabeth Magnou-Nortier, Paris, Éditions du Cerf, 2002, p. 334-335.
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qu’Isaac Abravanel commentait les textes sacrés et que de multiples savants se penchaient sur le Talmud. Afin de faire respecter la loi, les chefs de ces communautés de « protégés » étaient nommés par le pouvoir en place. C’est ainsi qu’au milieu du Xe siècle, Hasdaï ibn Shaprut portait le titre de nasi (prince) de la communauté juive, qu’un siècle plus tard, à Grenade, Samuel ibn Nagrela occupait ce même poste à la cour du sultan, que divers membres de la famille Ibn Shoshan furent nasi à Tolède entre les XIIe et XIVe siècles, que les Abulafia et les Benveniste, entre les XIIIe et XVe siècles, jouèrent un rôle extrêmement important à la cour des rois de Castille et comme chefs de leur communauté, tandis que d’autres branches des Abulafia et des Benveniste, ainsi que Salomon ben Adret, occupèrent des charges à la cour d’Aragon et furent nasi de la communauté juive des états de la Couronne. Nommés par les souverains, ils firent respecter par leurs coreligionnaires la loi que les halakhistes et les talmudistes étudiaient et que les textes juridiques chrétiens imposaient aux juifs comme référence sacrée. De très nombreux documents témoignent du fait qu’au sein des communautés locales, la loi était effectivement appliquée et respectée, qu’il s’agisse des prescriptions alimentaires et de purification, du respect du shabbat, des rites du mariage et du divorce, ou des prohibitions sexuelles. Le très grand nombre de responsa en témoigne amplement. En 1354 en Aragon, puis en 1432 en Castille, les communautés se réunirent pour édicter de nouvelles Ordonnances (Taqanot) qui tenaient compte des circonstances. En 1354, quelques années après les ravages de la Peste noire, il fallait à la fois éviter les exactions commises par les chrétiens contre les juifs et lutter contre l’agressivité de nombreux convertis qui se retournaient contre leurs anciens coreligionnaires. Par l’entremise du roi et de ses ambassadeurs, les chefs des communautés, réunis à Barcelone, demandaient donc tout d’abord au pape l’arrêt des attaques menées par les chrétiens et leur impunité ; les autres articles de ces Taqanot se réfèrent à l’autonomie des communautés et à leurs rapports avec les agents royaux, qu’ils fussent du fisc ou de l’administration. En 1432, les Taqanot de Valladolid légiférèrent dans cinq domaines : les écoles et les synagogues, la justice, les rapports avec les chrétiens, les impôts et les taxes, et enfin des lois somptuaires.
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Si l’on suit donc les critères d’identité offerts par Sa‘id de Tolède, la loi et son application identifient, au sein de l’Espagne musulmane comme au sein de l’Espagne chrétienne, les juifs, et lorsque des polémiques éclatent, qu’il s’agisse de disputes publiques comme à Barcelone en 1263 ou à Tortose en 1413-1414, ou de conflits violents comme en 1372 en Castille et en 1391 en Andalousie et dans les états de la Couronne d’Aragon, elles portent souvent sur les textes sacrés et leur interprétation. Les convertis au christianisme, Paulus Christianus de Montpellier qui affronte Nahmanide en 1263, Alfonso de Valladolid (Avner de Burgos) qui polémique avec Isaac Policar ou Jean de Valladolid qui écrit un Tractatus de Concordantia Legis Dei vers 1370, Jerónimo de Santa Fe (Josué ben Joseph ibn Vives ha-Lorqui) lors de la Dispute de Tortose de 1413-1414, Pablo de Santa María (Salomon ha-Levi de Burgos) puis son fils Alfonso de Cartagène, Alfonso de Espina au milieu du XVe siècle, utilisent tous des arguments tirés de la Bible et des textes de la Loi. Car, au-delà des accusations traditionnelles relatives au sang ou à des pratiques contre nature, en Espagne, c’est la loi qui fait la différence.
L’histoire Si le fait d’écrire l’histoire de son peuple ou de son pays doit également être considéré comme un facteur d’identité, de conscience de soi, qu’en est-il dans l’Espagne médiévale ? Le poète Moïse ibn Ezra, au XIe siècle, se plaignait du désintérêt des juifs vis-à-vis des chroniques, de l’histoire et de la mise par écrit de leurs traditions, mais à la fin du siècle suivant, Maïmonide assurait que les livres d’histoire, de coutumes des rois ou de lignages n’avaient aucune utilité. Un tel désintérêt est encore souligné par les auteurs contemporains qui, comme Yosef Yerushalmi ou Jacob Neusner, se sont penchés sur le problème de la transmission d’une mémoire historique au sein du peuple juif. Mais, ici encore, dans le cas de l’Espagne c’est au Xe siècle, à Cordoue, à l’époque du nasi Hasdaï ibn Shaprut, que remontent les premières informations sur cette historiographie. En 963 – 264 de l’ère séleucide – le gaon de Pumbedita Aaron ha-Cohen bar Sargado adressa au chef de la communauté juive de Cordoue une lettre qui fut retrouvée, en partie mutilée, à la Geniza du Caire.
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Dans cette lettre, le gaon explique que : Depuis des temps reculés et jusqu’à nos jours la sagesse se trouve en Espagne, car il est clair qu’à l’époque d’Alexandre de Macédoine, quand celui-ci aspirait à monter aux cieux, les sages de Palestine, dans le Temple, lui conseillèrent d’aller en Espagne car c’est là que se trouvaient les sages du premier exil. De plus, dans diverses occasions, ils envoyèrent en Espagne leurs demandes, du temps des sages de l’enseignement, les hommes de la Mishnah et ils donnèrent leur réponse. Ces derniers firent aussi de leur côté des consultations. Récemment, à l’époque de notre seigneur et notre maître Paltoï, chef de l’Académie, que soit bénie sa mémoire, ils sollicitèrent qu’on leur écrive le Talmud et son commentaire. Il donna les ordres opportuns et la copie fut faite6.
Cette histoire fait donc remonter la présence des juifs dans la Péninsule à l’époque d’Alexandre le Grand, souvent donnée comme contemporaine de la destruction du Premier Temple. Elle est reprise de façon sous-jacente par Hasdaï dans la lettre qu’il adresse au roi des Khazars lorsqu’il se présente comme « Moi, Hasdaï, fils d’Isaac, fils d’Esdras, l’un des exilés de Jérusalem qui se trouve actuellement en Espagne ». De par sa date, cette tradition historique est contemporaine du Sefer Yosippon, attribué à Josef ben Gorion, première « histoire des juifs », rédigée dans le sud de l’Italie, mais aussi de celle que racontaient les historiens d’alAndalus depuis le début du Xe siècle. Razi, Ibn Hayyan ou Bakri développaient en effet dans leurs œuvres l’histoire d’Ishban, héros éponyme de l’histoire de l’Espagne, dont il firent un fils de l’empereur Titus qui aurait conquis Jérusalem avec Nabuchodonosor, aurait tué cent mille juifs, en aurait réduit cent mille en esclavage et dispersé cent mille autres, et serait retourné en Espagne avec un énorme butin dont la « table de Salomon ». Si les textes arabes semblent pencher plutôt pour la seconde destruction du Temple, ainsi qu’en témoigne la présence de Titus dans les faits relatés, l’évocation de Nabuchodonosor renvoie sans le moindre doute à la destruction du Premier 6 A. Cowley, « Bodleian Geniza Fragments », The Jewish Quaterly Review (18), 1906, p. 399-403, éd. espagnole dans Carlos del Valle Rodríguez, La Escuela hebrea... op.cit., p. 366-375. R. Paltoï présida l’Académie de Pumbedita jusqu’à sa mort en 851.
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Temple. Au XIIIe siècle, l’histoire de l’Espagne écrite par les chrétiens donna un rôle important à Hercule – en le plaçant dans une époque antérieure à la guerre de Troie – qui y aurait tué les taureaux de Géryon avant de quitter la Péninsule en laissant à sa place Hispan/Espan/Ishban à qui aurait finalement succédé son gendre, Pyrrhus. La tradition voulait donc que l’histoire des juifs en Espagne commençât lors du premier exil, et Isaac Abravanel, des siècles plus tard, à la fin du XVe, expliquait toujours – à la fin de son commentaire au Livre des Rois – que les premiers habitants juifs de la Péninsule étaient des membres des tribus de Juda et de Benjamin, arrivés volontairement avec Pyrrhus après la destruction du Premier Temple et le siège de Jérusalem ; Pyrrhus les aurait amenés en Espagne et installés dans deux provinces, Lucène, ou « ville de la lumière », et Tolède, Tuletula, dont le nom évoquait d’ailleurs ces événements puisqu’il rappelait les pérégrinations (tiltul) des exilés. Quelques décennies plus tôt, à Tolède précisément, l’auteur inconnu de la chronique connue sous le nom de Refonte de la Chronique de 1344 avait longuement glosé le sujet, faisant remonter l’arrivée des juifs dans la Péninsule à l’époque de Salomon ou à celle de Nabuchodonosor, ce qui lui permit de rejeter toute responsabilité dans la crucifixion et la seconde destruction du Temple qui en fut la conséquence. Au milieu du XIIe siècle, le philosophe Abraham ibn Daud dans le Sefer ha-Qabbalah ou « Livre de la Tradition », où il reprit en partie le Sefer Yosippon, offrit une longue histoire des juifs qui commençait au début du monde et s’achevait après trente-huit générations, avec la campagne menée par Joseph ha-Levi contre les caraïtes de Grenade au milieu du XIe siècle, mettant en valeur la translation du savoir rabbinique depuis l’Orient jusqu’à Sefarad où il atteignait son apogée. Dans cette histoire, c’est lors de la seconde destruction que le gouverneur de l’Espagne aurait demandé à Titus qu’il lui envoyât quelques nobles juifs de Jérusalem, lesquels se seraient installés à Mérida. Les mêmes thèmes se retrouvent dans une autre de ses œuvres, le Dorot Olam ou les « Générations des Âges », qui réitère l’idée du rôle central joué par la Péninsule dans l’histoire du rabbinisme mais consacre plusieurs chapitres aussi bien à Alexandre le Grand qu’au siège de Jérusalem par Vespasien et Titus. Trois siècles et demi plus tard, en 1504, après avoir quitté la Péninsule et s’être réfugié à Tunis, Abraham Zacuto rédigea un Sefer
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ha-Yuhasin ou « Livre des Lignages » qui comprenait toute l’histoire des juifs depuis la Création mais répondait aux nouvelles tendances historiographiques de son époque. Le Sefer ha-Yuhasin reprend le thème de la conquête de Jérusalem et, à la suite d’Ibn Daud, signale à propos d’Isaac ben Baruch ibn al-Balia de Cordoue que ses ancêtres faisaient partie du petit groupe des nobles de Jérusalem dont le gouverneur d’Espagne aurait demandé l’envoi à Titus après que celui-ci eut conquis la ville, y faisant 600 000 morts. Pour sa part, Josef ben Tsadiq, en 1487, dans sa généalogie qui remontait à la création du monde, fit naître Jésus la quatrième année du règne d’Alexandre, attribua également la destruction du Second Temple à Titus mais ne se soucia pas de dater l’arrivée des juifs en Espagne, se contentant de mentionner, à propos de la mort en 1103 d’Isaac ben Jacob al-Fasi à Lucène, que « toute la ville était peuplée de juifs et qu’elle reçut la tradition grâce à nous car le reste de la diaspora de Jérusalem s’était établie là et ils édifièrent la cité »7. Salomon ibn Verga, dans son Sefer Shevet Yehuda, qu’il rédigea à l’époque des décrets des Rois Catholiques et du roi Manuel de Portugal, fait dire au sage Thomas, qui dialogue avec le roi Alphonse, que : Lorsque Nabuchodonosor attaqua Jérusalem, d’autres rois vinrent à son aide car ils le craignaient en raison du pouvoir qu’il exerçait sur les nations du monde, et aussi en raison de leur haine des juifs à cause de leur loi. À leur tête se trouvait le roi Hispan, d’où le royaume de Sefarad a pris son nom d’Espagne. L’accompagnait son gendre, Pyrrhus, l’un des princes de la Grèce. Pyrrhus et Hispan détruisirent et saccagèrent la nation des juifs avec tout leur pouvoir et leur force, et prirent aussi Jérusalem. Quand le roi Nabuchodonosor vit l’aide qu’ils avaient apportée, il leur donna une partie du butin et des captifs, selon l’usage des rois. Sache Votre Majesté qu’il y avait à Jérusalem trois quartiers ceints de murailles du nord au sud (...) Du second au troisième vivaient ceux d’origine royale, la famille de David, et les prêtres chargés du culte. Quand Jérusalem fut divisée entre ces rois, Nabuchodonosor garda pour lui deux quartiers et tout le reste des provinces, et il les emmena en Perse et en Médie. Le troisième quartier fut remis à Pyrrhus et Hispan. Ledit Pyrrhus prit des bateaux et emmena tous les captifs à l’ancienne Sefarad, c’est-à-dire en 7 Yolanda Moreno Koch, Dos crónicas hispanohebreas del siglo XV, Barcelone, Riopiedra Ediciones, 1992, p. 21-63, en part. p. 42.
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Adeline Rucquoi Andalousie et à la ville de Tolède ; à partir de là, ils se disséminèrent parce qu’ils étaient nombreux et que la région ne pouvait les contenir tous. Certains, qui étaient d’origine royale, allèrent à Séville, puis de là à Grenade. Lors de la destruction du Second Temple, il y avait à Rome un César qui dominait le monde. Il prit à Jérusalem 40 000 familles de la lignée de Juda – de Jérusalem et d’autres villes – et 10 000 de Benjamin et les prêtres et les envoya à Sefarad8.
Ibn Verga termine ce bref récit de l’installation des juifs dans la Péninsule en spécifiant que ceux de la tribu de Benjamin et les prêtres émigrèrent vers Tsarfat, la France, et que ceux qui restèrent en Espagne étaient donc d’origine royale, de la famille de David, et de la lignée de Juda. Le récit d’Ibn Verga s’inscrit donc parfaitement dans le fil de celui d’Isaac Abravanel quant à la présence des tribus de Juda et Benjamin en Espagne, mais en diffère en ce qu’il fait de Pyrrhus un contemporain de Nabuchodonosor et non de Titus, et en ce que l’exil ne fut pas volontaire mais forcé. Pour sa part, Abraham bar Salomon de Torrutiel, qui rédigea un Livre de la Tradition en 1510, reprit le thème de la destruction du Second Temple, et plaça aux côtés de Titus, non pas Ishban comme l’avaient fait les chroniqueurs arabes d’al-Andalus, mais le père d’Isidore de Séville ; ayant rencontré lors de la prise de Jérusalem un vieux savant entouré de livres, il l’aurait ramené avec lui à Séville, lui aurait offert une maison en dehors de la ville et lui aurait confié son fils afin qu’il l’instruisît. Dans l’ensemble donc, les juifs d’Espagne se sont bien dotés d’une histoire qui leur était propre. Leur arrivée à Sefarad remontait à l’exil qui suivit la destruction du Temple. Suivant les auteurs, il s’agissait du Premier ou du Second Temple, de la guerre menée par Nabuchodonosor ou de celle de Titus, ce qui permettait de toutes façons d’établir une étroite relation entre Jérusalem et l’Espagne, faisant de cette dernière une nouvelle Jérusalem en attendant le retour à la première. Il est certain que cette histoire entretient des liens étroits avec celle que racontaient les chroniqueurs musulmans de Cordoue, puis les chroniqueurs chrétiens, mais elle était propre aux juifs de Sefarad et leur assurait une très longue présence dans la Péninsule, jusqu’à les exonérer de toute responsabilité dans la condamnation du Christ. 8 Salomon ibn Verga, Sefer Shevet Yehuda, éd. Maria José Cano, Barcelone, Riopiedra ediciones, 1991. p. 48-49.
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Salomon ibn Verga fait encore dire au roi qui dialogue avec le sage Thomas qu’il est notoire qu’« il n’existe aucun peuple qui puisse démontrer comme ces pauvres juifs la pureté de leur origine, de leur souche et de leurs racines ». Le roi ajoute ensuite que lui-même descend des Goths, dont « certains historiens disent qu’ils proviennent de la lignée de Gad, fils du patriarche Jacob »9, dont un membre aurait émigré à Rome où il serait devenu chrétien. Or, aux XVe et XVIe siècles, l’ancienneté du lignage assurait la pureté du sang et donc la noblesse, la différenciant de « la plèbe », de la même façon que l’ancienneté distinguera les « vieux » chrétiens des « nouveaux » chrétiens. L’ancienneté du peuple juif et de son établissement dans la Péninsule sont ainsi deux témoignages de sa noblesse au sein du royaume.
La langue La langue était, pour le cadi de Tolède au milieu du XIe siècle, le troisième facteur d’identité différentielle. Mais quelle langue parlaient les juifs d’Espagne qui, dès le Xe siècle, revendiquaient une longue présence sur le sol péninsulaire ? Nombreuses étaient les communautés juives installées en Espagne, probablement déjà depuis le Ier siècle, lorsqu’Isidore de Séville rédigea, au début du VIIe siècle, ses Étymologies. L’ouvrage, divisé en vingt livres, servit d’encyclopédie durant plus de dix siècles. Le neuvième livre traite des langues, et Isidore de Séville y soutenait que l’hébreu était la langue la plus ancienne de l’humanité et la langue unique de celle-ci jusqu’à l’édification de la tour de Babel. Après la multiplication des langues, il restait pour lui trois langues sacrées : l’hébreu, le grec et le latin et il ajoutait que « la connaissance de ces trois langues est nécessaire en raison de l’obscurité que présentent les Saintes Écritures : lorsqu’un mot d’une de ces langues pose un problème d’ordre grammatical ou de sens, on pourra recourir à l’une des deux autres »10. Dans l’Espagne wisigothique, le latin, et en moindre mesure l’hébreu et le grec, étaient effectivement des langues, sinon parlées, du moins utilisées. 9 Ibid, p. 49-50. 10 San Isidoro de Sevilla, Etimologías, IX, 1-3, éd. José Oroz Reta, Madrid, BAC, 1982, p. 738-739.
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Mais l’hébreu, au fil du temps et des copies, et avec la diffusion de l’arabe dans une grande partie de l’ancien Empire romain, évoluait et, dans la seconde moitié du Xe siècle, les juifs d’Espagne sentirent la nécessité de restaurer la langue originelle, de revenir à la « pureté » biblique. Le mouvement avait commencé un siècle plus tôt en Orient. À Cordoue, l’ardente polémique qui divisa au milieu du Xe siècle Menahem ben Jacob ben Saruq de Tortose et Dunash ben Labrat ha-Levi, originaire de Bagdad, puis leurs partisans respectifs, met en valeur l’intérêt suscité par une œuvre qui prenait pour thème la langue divine, donnée par Dieu aux hommes. « Avant même qu’il eût concédé l’intelligence aux habitants de la terre, Dieu avait choisi cette langue », écrit Menahem dans le prologue de son Mahberet, « Il la sculpta sur la pierre et par elle Il parla le jour de Sa manifestation » ; et il poursuit en disant qu’« avec l’aide du Créateur de la langue, je commencerai à suivre pas à pas la langue de l’enseignement et à présenter la langue la plus excellente, la plus distinguée d’entre toutes les langues et la cime de toute belle diction, une langue purifiée dans le creuset, plus sublime que toutes les autres langues que les hommes possèdent sur la terre depuis que se séparèrent les îles des peuples, chacun avec sa langue »11. Dunash ben Labrat, qui avait étudié avec Saadia Gaon, lui reprocha plus de deux cents erreurs grammaticales et théologiques, ce que les disciples de Menahem attribuèrent, naturellement, à la mesquinerie et à l’envie de Dunash. Mais ce dernier introduisit la métrique arabe dans la versification en hébreu. Un demi-siècle plus tard, l’exégète Abu l-Farag à Jérusalem affirma de nouveau la supériorité de l’hébreu sur les autres langues. Au XIe siècle, à Saragosse, Yonah ibn Janah étudia, en arabe, l’hébreu biblique dans son Kitab al-luma‘ ou Grammaire et dictionnaire, œuvre lexicographique qui recourait à diverses comparaisons avec l’arabe et l’araméen ; dans la seconde moitié du XIIe siècle, Juda ibn Tibbon en donna une version en hébreu. 11 Carlos del Valle, « Sobre las lenguas de los judios en las España visigoda y al-Andalus », Sefarad (63), 2003, p. 87-132 et 379 ; Ángel Sáenz-Badillos & Judith Targarona Borrás, Gramáticos hebreos de al-Andalus (siglos X-XII). Filología y Bíblia, Córdoba, Ediciones El Almendro, 1988, p. 12-13.
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Originaire de Málaga, le philosophe et poète Salomon ibn Gabirol, l’Avicebron des Latins, en 1040 alors qu’il avait dix-neuf ans, dédia de nouvelles louanges à la langue divine : Sachez donc la supériorité de la langue hébraïque, qui surpasse la langue de tous les peuples (...) Elle fut depuis toujours la langue des êtres vivants, jusqu’à ce que fussent dispersés les conseillers sans sagesse. Le Seigneur confondit leurs langues ; elle ne fut maintenue que chez les fils d’Eber12.
Il est vrai qu’à la même époque, du côté musulman, le grand penseur Ibn Hazm de Cordoue, dans son Fisal, écrivait à propos de la langue arabe que celle-ci ne pouvait avoir été inventée qu’au moyen d’une langue primitive, préexistante, et qu’il fallait donc qu’il y eût « nécessairement, un homme ou plus à qui Dieu enseignât tout à l’origine, sans intervention d’un maître humain, sinon par inspiration directe » ; son contemporain, le lexicographe aveugle Ibn Sida de Murcie, précisa que « cette langue arabe, si noble, si parfaite et élégante, dans laquelle on trouve une telle profondeur philosophique, tant de délicatesse, subtilité et finesse » ne pouvait en effet provenir que de l’enseignement divin, « c’est-à-dire par inspiration »13. Langue du Coran, l’arabe devenait la langue de Dieu face à l’hébreu, revendiqué comme telle par les juifs. L’étude de la langue par les lexicographes, et son utilisation aussi bien par les philosophes que par les poètes, resta l’une des grandes branches du savoir dans les communautés juives d’Espagne. Les poètes, qui employaient l’arabe ou les langues vernaculaires chrétiennes dans la vie courante, choisirent donc l’hébreu pour leurs poèmes liturgiques, et parfois aussi profanes. Salomon ibn Gabirol au XIe siècle, Moïse ibn Ezra ou Juda haLevi dans la génération suivante portèrent l’art poétique à un niveau jamais 12 A. Sáenz-Badillos & J. Targarona Borrás, Gramáticos hebreos... op. cit.., p. 13. 13 Bernard G. Weiss, « Medieval Muslim Discussions of the Origin of Language », Zeitschrift der Deutschen Morgenlandischen Gesellschaft, 124 (1), 1974, p. 33-41 ; Miguel Asín Palacios, « El origen del lenguaje y problemas connexos, en Algazel, Ibn Sida e Ibn Hazm », Al-Andalus (4), 1939, p. 253-281.
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atteint jusqu’alors. Cela permit, au XIIe siècle, à Abraham ibn Ezra de consacrer l’un de ses poèmes à la poésie de chacun des peuples de la Péninsule : tandis que les poèmes des juifs sont des « cantiques et des louanges au Dieu des armées », dit-il, ceux des Arabes ont pour thème « les amours et les plaisirs » et ceux des chrétiens « les guerres et les vengeances »14. L’amour de la langue sacrée n’abandonna jamais les savants juifs d’Espagne et dans la seconde moitié du XIIIe siècle encore, le cabbaliste Abraham Aboulafia, originaire de Saragosse, qui maîtrisait le grec, le latin et l’arabe en plus de l’espagnol, de l’italien et du basque, réaffirma la supériorité de l’hébreu, la langue parfaite, sur toute autre langue : « Tout cela parce que la langue hébraïque renferme les soixante-dix langues des nations, par le jeu de la combinaison des lettres », dit-il dans L’Épître des sept voies15. La longue controverse entre les partisans de Maïmonide et ses adversaires s’accompagna de développements exégétiques et parfois lexicographiques jusqu’à l’exil hors de Sefarad. En hébreu, les juifs d’Espagne rédigèrent aussi bien des traités juridiques que philosophiques, des poésies et des romans, des écrits apologétiques et polémiques, des œuvres mystiques et historiques et traduisirent de nombreux ouvrages. Emil Cioran disait : « On n’habite pas un pays, on habite une langue ; une patrie, c’est cela et rien d’autre », faisant écho à Albert Camus qui avait affirmé « Oui, j’ai une patrie : la langue française »16. Dans le cas des communautés juives d’Espagne au Moyen Âge, la langue paraît bien avoir été l’un des critères de différenciation les plus marquants. Si l’on s’en tient donc à ces trois critères, que nous avons ici très brièvement survolés, la communauté juive de Sefarad avait une identité propre, une personnalité marquée au sein des royaumes hispaniques, qui ne se confondait pas avec le reste des habitants de la Péninsule. D’ailleurs, le regard des « autres » contribuait, dans de nombreuses occasions, à cette 14 Ángel Sáenz Badillos, Literatura hebrea en la España medieval, Madrid, Fundación Amigos de Sefarad, 1991, p. 79-115, 125-153. 15 Abraham Aboulafia, L’Épître des sept voies, trad. de l’hébreu par Jean-Christophe Attias, nouvelle édition, Paris - Tel Aviv, Éditions de l’Éclat, 2008, p. 92. 16 Emil Cioran, Aveux et anathèmes, Paris, Gallimard, p. 21 ; Albert Camus, Carnets II, janvier 1942-mars 1951, Paris, Gallimard, 1964, p. 337.
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différence, même si en Castille et au Portugal les souverains n’acceptèrent pas que les juifs fussent obligés de porter le signe distinctif qu’avait prescrit le concile de Latran IV en 1215. Salomon ibn Verga évoquera ainsi les persécutions qui eurent lieu à l’époque wisigothique (neuvième persécution), en al-Andalus aux XIe et XIIe siècles (quatrième et cinquième persécutions), en Andalousie et dans le royaume d’Aragon en 1391, en même temps que celles qui frappèrent l’ensemble des juifs d’un pays ou d’une région, les identifiant donc comme groupe distinct. La littérature polémique dans son ensemble prit pour cible de la même façon « les juifs » en général pour fustiger, avec des arguments fondés sur des textes ou au moyen d’invectives et d’insultes, leur « cécité » et leur « nuque raide ». D’Isidore de Séville avec son traité De fide catholica contra Iudaeos au début du VIIe siècle au Fortalitium fidei d’Alfonso de Espina au milieu du XVe, innombrables furent les penseurs, musulmans ou chrétiens, qui tentèrent d’exclure la communauté juive en soulignant ses différences, vues comme des erreurs ou des crimes contre la société majoritaire. De leur côté, les savants juifs ne se privaient pas de condamner les opinions des musulmans ou des chrétiens.
L’identité : critères d’appartenance Mais l’« identité » n’est pas seulement une différence ou la conscience qu’une personne ou une communauté ont d’être elle-même et distincte des autres. L’identité est également un facteur d’appartenance de l’individu à un groupe donné – sa famille, son quartier, sa profession, son milieu social, son âge, sa région, son pays, etc. –, ou de la communauté à un ensemble plus vaste dans lequel elle ne se fond pas, ne disparaît pas, mais auquel elle contribue et qu’elle enrichit. Il ne s’agit pas ici d’apports purement économiques comme on pourrait les analyser dans un système colonial ou post-colonial, mais d’une véritable participation à tous les niveaux de la société et dans tous les domaines, d’une intégration qui est facteur d’enrichissement. La société et la culture qui découlent de cette interaction acquièrent par là même des caractères spécifiques.
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L’Espagne médiévale est ainsi le fruit de la coexistence des trois religions dites « du Livre ». Cette convivencia a parfois été magnifiée dans une perspective irénique qui tend à faire de ce lieu et de ces siècles une période bénie, sans conflit, de tolérance dans le sens actuel du mot qui implique une certaine indifférence ou indifférenciation, qu’elle soit religieuse ou sociale. Il est bien entendu que la « tolérance » médiévale n’a pas ce sens. En latin, toleratio signifie la patience, la capacité de supporter un fardeau, et tolerantia, chez les auteurs de l’Antiquité tardive, inclut une connotation d’endurance, de résignation et de patience. Il s’agit dans tous les cas d’une expérience passagère, qui prendra fin un jour, peut-être après la mort ou, dans le cas des persécutions, lors d’un changement de prince ou du passage sous une autre domination. Si la tolérance est une situation passagère, certains auront naturellement la tentation d’accélérer le processus, tout particulièrement à l’occasion de crises et de troubles. Sans tomber donc dans l’irénisme, force est de constater que les juifs de Sefarad se sentaient profondément attachés à la terre qu’ils habitaient, disaient-ils, depuis des siècles, et à laquelle ils appartenaient sans en revendiquer l’exclusivité. De nombreux travaux ont souligné l’éclat de la communauté sous la domination musulmane, qui fut sans doute accueillie avec soulagement à une époque où le climat eschatologique de l’Espagne chrétienne entraînait de nouvelles persécutions. Les juifs n’étaient probablement pas très nombreux alors, mais les communautés s’organisèrent en aljamas, qui jouissaient d’une certaine autonomie, étaient régies par leurs propres magistrats suivant la halakha et possédaient leur propres tribunaux. Un siècle avant que Hasdaï ibn Shaprut ne devînt le chef de la communauté et l’un des plus hauts personnages du califat de Cordoue, la conversion au judaïsme du diacre Bodo, confesseur de l’empereur Louis le Pieux, qui prit le nom d’Éléazar, s’installa à Cordoue en 839 et, tout en entretenant une polémique avec le chrétien Alvare, incita l’émir à persécuter les chrétiens, montre que très tôt al-Andalus fut accueillante aux juifs. La controverse qui opposa ces deux personnages au milieu du IXe siècle se fit sans doute en latin, mais très rapidement les juifs d’Espagne adoptèrent l’arabe comme langue de la vie quotidienne et intellectuelle. Tout en restaurant, à partir du milieu du Xe siècle, l’hébreu biblique, les juifs d’al-Andalus entretinrent d’étroits rapports avec la culture qui se diffusait en arabe, poésie, musique, sciences ou philosophie, et y contribuèrent largement.
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La situation changea au cours de la seconde moitié du XIe siècle, alors que les musulmans d’al-Andalus se trouvaient pris entre l’avancée chrétienne au nord et le radicalisme des Almoravides au sud. Joseph ibn Nagrela, fils du puissant Samuel ibn Nagrela ha-Nagid, secrétaire puis vizir du sultan de Grenade, fut assassiné en 1066 avec de nombreux coreligionnaires. Peu auparavant, Ibn Hazm de Cordoue avait critiqué le judaïsme, comme d’ailleurs le christianisme et certains mouvements dissidents de l’islam, dans son Fisal. Des juifs se convertirent au christianisme, comme Moïse Sephardi de Huesca, qui prit en 1106 le nom de Pierre Alphonse. L’arrivée des Almohades sur le sol péninsulaire en 1147 entraîna de nouvelles persécutions et l’exil de nombreux juifs, vers l’Orient méditerranéen comme Maïmonide, ou vers le nord chrétien comme Moïse ibn Ezra. Les juifs trouvèrent dans le nord de l’Espagne une situation semblable à celle qu’ils avaient connue dans le sud, à l’exception de la virulence de certains polémistes. Ils bénéficièrent de la protection des rois, s’organisèrent aussi en aljamas autonomes, conservèrent leurs lois, leurs juges et leurs magistrats, et occupèrent souvent de hautes charges dans les cours royales. Leurs talents comme traducteurs, astronomes, mathématiciens, ingénieurs ou médecins furent mis à profit par les princes et les villes, au grand dam des moralistes chrétiens. Dans la mesure du possible, ils s’adonnèrent au commerce et au prêt d’argent, partageant avec leurs voisins chrétiens l’antique mépris pour les paysans, rustici ou labradores, travailleurs de la terre. Et tandis que l’épitaphe du roi Ferdinand III de Castille, mort en 1252, était rédigée en latin, arabe, hébreu et castillan, se formait la légende des amours du roi Alphonse VIII, son grand-père, le héros de la bataille de Las Navas de Tolosa (1212), avec une belle juive de Tolède, pour laquelle il aurait abandonné la reine et l’administration de son royaume, légende qui est reprise dans les Castigos y documentos del rey D. Sancho : Sache mon fils l’histoire de ce qui arriva au roi Alphonse, c’était le roi Alphonse VIII qui était marié, celui qui gagna la bataille d’Úbeda. À cause des sept années de mauvaise vie qu’il vécut avec une juive à Tolède, Dieu lui réserva une grande plaie et à la bataille d’Alarcos il fut vaincu17. 17 Manuscrito B de Castigos y Documentos para Bien Vivir de Sancho IV, éd. Antonio Rivera García, Biblioteca Saavedra Fajardo de Pensamiento Político Hispánico, 2008, p. 115.
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De fait, si l’on en revient aux critères identitaires de différenciation du cadi Sa‘id de Tolède, force est de constater que la frontière entre la communauté juive et les autres, notamment musulmane en al-Andalus et chrétienne dans les royaumes d’Aragon, Castille, Navarre et Portugal, n’est plus aussi nette que celle que décrivent certains historiens. Ses contours deviennent flous.
Les langues Commençons par la langue. De récentes recherches mettent en valeur le fait que la plupart des juifs d’Espagne à l’époque wisigothique, aux VIe et VIIe siècles, ne connaissaient plus l’hébreu, ni l’araméen, à l’exception de quelques mots, et que leur langue habituelle était le latin tel que le parlaient leurs voisins chrétiens ; seules nous sont parvenues quelques inscriptions hébraïques, qui ne dépassent pas la cinquantaine. Avec l’arrivée des musulmans au début du VIIIe siècle, les juifs abandonnèrent le latin et adoptèrent l’arabe, s’adaptant ainsi à la société dominante au sein de laquelle ils vivaient désormais. Et s’il est vrai qu’il restaurèrent l’hébreu biblique, cette langue ne fut, dans al-Andalus, qu’une langue de culture, souvent réservée à la littérature sacrée. Cela suscita naturellement des protestations de la part de certains intellectuels juifs qui refusaient toute influence, et même toute comparaison, avec des langues considérées comme profanes, l’arabe, le latin ou la langue vernaculaire. Ibn Gabirol au XIe siècle ou le poète Juda al-Harizi au XIIIe, par exemple, se plaignaient effectivement de la méconnaissance de l’hébreu par leurs coreligionnaires et du fait qu’ils parlaient la langue des musulmans ou des chrétiens, mais ce dernier écrivait en arabe et en graphie hébraïque. Une grande partie du savoir juif fut donc écrite en arabe dans alAndalus. Le grand philosophe que fut Salomon ibn Gabirol rédigea son traité de morale en 1045 à Saragosse en arabe. Cinq ans plus tôt, Bahya ben Joseph ibn Paquda avait achevé dans cette langue le traité d’éthique intitulé Guide des devoirs du cœur, et un siècle plus tard, en 1140, Juda ha-Levi termina, en arabe également, le Kuzari, qui furent tous deux traduits en hébreu par Juda ibn Tibbon dans les années 1160. En 1168, Abraham ibn Daud conclut
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son ouvrage philosophique en arabe, Al-’akidah al-Rafiyah – « La foi exaltée » – et une part considérable de l’œuvre de Maïmonide fut écrite en arabe au cours de la seconde moitié du XIIe siècle. Au tournant des XIe et XIIe siècles, Moïse ibn Ezra choisit aussi l’arabe pour son traité de poétique, Le Livre de la dissertation et du souvenir. Monserrat Abumalham a rappelé par ailleurs qu’une grande partie des textes judéo-arabes sont effectivement écrits en arabe mais avec une graphie hébraïque, en particulier des ouvrages de médecine, astrologie, mathématiques, philosophie et même le Coran. Les autorités musulmanes ayant interdit aux non-musulmans de posséder des livres en arabe, l’usage des caractères hébraïques permettait de contourner la prohibition. C’est ainsi que de très nombreux documents de la Genizah du Caire sont écrits en arabe mais avec des caractères hébraïques, témoignant du fait que l’arabe était la langue usuelle de nombreuses communautés juives, notamment celles d’Espagne. À partir du XIIe siècle, avec l’arrivée des Almohades en al-Andalus, les communautés juives déclinèrent et beaucoup émigrèrent vers le nord, dans les royaumes chrétiens. Ils entrèrent en contact avec le latin des chrétiens et surtout les langues vernaculaires qui furent bientôt, dès le milieu du XIIIe siècle, érigées aussi en langues de savoir : l’espagnol, puis le portugais et enfin le catalan. Il est indubitable que les juifs ne servirent pas de traducteurs « intermédiaires » entre l’arabe et le latin au XIIe siècle, malgré la suggestive formule de Marie-Thérèse d’Alverny. Les traductions qui nous sont parvenues furent faites directement « de l’arabe au latin » comme le prouvent les explicit des manuscrits. Mais il est tout aussi indéniable que les savants juifs apportèrent leur contribution, probablement parce qu’ils maîtrisaient mieux le vocabulaire scientifique et philosophique arabe que les chrétiens et certaines œuvres sont le fruit de cette collaboration. Au milieu du XIIIe siècle, lorsque sous l’impulsion du roi Alphonse X le Sage de Castille, l’espagnol ou castillan fut érigé en langue « nationale » et savante, les juifs traduisirent de très nombreux ouvrages. L’histoire a retenu ainsi des noms comme ceux du médecin du roi Juda ben Moïse Mosca qui explique, en prologue de la traduction du Lapidario, qu’il était versé dans « l’art de l’astrologie et connaissait bien l’arabe et le latin » ; il est également le traducteur en latin,
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peut-être en collaboration avec Guillelmus Anglicus, de l’Azafeha d’Azarquiel, et en langue vernaculaire du Livre complet sur le jugement des étoiles d’alRijal, du Livre du savoir de l’astrologie, et du Livre de la huitième sphère d’alSufi, originaire de Murcie. D’autres personnages, qui dominaient à la fois l’hébreu, l’arabe et l’espagnol, et appartenaient aux grandes familles des Ibn Shushan, Ibn Tsadoq, Abulafia, Ibn Waqar, ainsi qu’un Rabbi Çag (Isaac) ben Sid et Samuel ha-Levi, collaborèrent avec des clercs du roi et une série de « maîtres » chrétiens venus d’Espagne ou d’Italie. L’arabe n’était cependant pas oublié et, vers 1330, Shem Tov ben Isaac Ardutiel de Carrión traduisit en hébreu une œuvre écrite en arabe de son coreligionnaire Isaac Israeli de Tolède ; le même rédigea diverses œuvres en hébreu, dont un Débat entre la plume et les ciseaux en 1345, mais écrivit également une dizaine d’années plus tard des Proverbes moraux en castillan. Meir Alguadix fut médecin du roi Henri III de Castille et, outre une traduction de la Métaphysique d’Aristote en hébreu, écrivit en espagnol vers 1400 un Secreta medica. Hasdaï Crescas (vers 1340 - vers 1410-11), rabbin de la communauté de Saragosse, composa son Or Adonaï – La lumière de Dieu – en hébreu, et sa Réputation des Principes des chrétiens en catalan. Suite aux réquisitions de l’Inquisition, les archives de la cathédrale de Tarazona, en Aragon, possèdent une série de documents provenant de la communauté juive, en majeure partie du XIVe siècle, dont un traité de médecine en arabe écrit en caractères hébraïques. Les très nombreux juifs qui occupèrent au cours des XIIIe, XIVe et XVe siècles des fonctions administratives ou fiscales auprès des rois d’Aragon, de Castille et de Portugal se devaient, pour leur part, d’utiliser la langue de la majorité. Et si les synodes réunis par les évêques dans leurs diocèses rappellent sans cesse, et sans succès, aux chrétiens l’interdiction de participer aux fêtes juives avec leurs voisins, d’engager des nourrices ou des médecins juifs – le recours aux médecins chrétiens était, lui, interdit aux juifs, ainsi que le rappelle Shem Tov de Tortose dans sa traduction d’Abulcasis – c’est bien évidemment parce que les relations entre les uns et les autres étaient étroites, et qu’elles recouraient à une langue commune, langue qu’utilisaient bouchers juifs, chrétiens et musulmans lorsqu’ils échangeaient certaines parties des animaux abattus.
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Au fur et à mesure que les juifs d’Espagne adoptaient les langues vernaculaires dans la vie courante, celles-ci furent également écrites avec une graphie hébraïque. Nombreux et variés sont les textes en aljamiado, en espagnol, portugais ou catalan mais avec une graphie hébraïque. Il ne s’agit pas seulement de textes liturgiques destinés à être lus par les femmes qui n’auraient pas maîtrisé l’hébreu, mais aussi d’annotations faites par des notaires, ou d’actes entiers comme le testament que passa en avril 1439 rabi Senior ben Meir à La Almunia de doña Godina, les minutes du procès qui opposa en 1465 Aaron Farh à Aaron Sarfati à propos d’un héritage, ou encore les Ordonnances qui réglementaient en 1488 le commerce de la viande à Saragosse. Le notaire qui procéda à l’inventaire d’une partie de la bibliothèque laissée en 1362 par Moïse Almateri de Majorque prit soin de signaler que les 139 ouvrages étaient écrits « en hébreu », mais qu’il y en avait en algaravia, donc en arabe, et en pla, c’est-à-dire en langue vulgaire, en catalan. En 1422, Lluís de Santgil laissait quinze livres en arabe et deux en hébreu, et en 1484 parmi les onze livres de Bella à Perpignan seuls deux sont indiqués comme étant « en hébreu ». Car si la maîtrise de diverses langues ou graphies semble avoir été commune, traduire de l’hébreu en latin ou en espagnol n’était pas chose facile. En 1372, le médecin du roi de Castille se fit baptiser et prit le nom de Juan de Valladolid. Peu après, il rédigea un traité destiné à justifier le bienfondé de sa conversion, le Liber in concordancia legis Dei, qu’il dédia au roi Henri II de Castille (1369-1379). L’ouvrage avait cependant pour destinataires ses anciens coreligionnaires et, dans son prologue, Juan de Valladolid expliqua que « parce que la rhétorique de la langue hébraïque ne concorde pas avec celle de la langue latine, je n’ai pas pu amener la rhétorique hébraïque à une traduction fidèle en castillan vernaculaire, ni même en latin »18 ; l’œuvre fut en effet écrite en hébreu, avant d’être traduite en espagnol et en latin, cette dernière étant la seule version qui nous soit parvenue. Lui faisant écho, Moïse Arragel de Guadalajara, qui traduisit la Bible hébraïque en espagnol entre 1422 et 1433 pour le compte du Maître de Calatrava, dota son ouvrage d’un long prologue qui lui permit de comparer les langues, de souligner les difficultés de la traduction, et même d’offrir un glossaire utile aux lecteurs, que ceux-ci fussent juifs ou chrétiens ; le prologue, comme la traduction qui suit, sont en castillan. 18 Juan de Valladolid, Liber in concordancia legis Dei, éd. José María Soto Rábanos, sous presse. Je remercie l’éditeur de m’avoir facilité la consultation d’une copie de son manuscrit.
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Les juifs de la Péninsule, qui pouvaient lire l’hébreu mais ne connaissaient plus la langue sacrée, reçurent donc de leurs rabbins leurs textes sacrés en ladino, langue qui conservait la syntaxe hébraïque mais utilisait un vocabulaire romance. Lorsqu’ils quittèrent l’Espagne, ils parlaient entre eux le judéo-espagnol ou judezmo qui a lui une syntaxe romane. Plus que « la langue », la communauté juive ibérique médiévale s’est donc caractérisée par la facilité avec laquelle elle s’est exprimée et a écrit dans toutes les langues de la Péninsule.
L’histoire de l’Espagne Si un peuple ou une nation se distinguent des autres par leur histoire, un survol, même rapide, de l’historiographie juive médiévale en Espagne révèle une profonde intégration dans la communauté environnante. L’histoire de l’Espagne trouve ses racines dans l’histoire romaine, en partie reprise par Isidore de Séville, puis par les chroniqueurs arabes et latins dans le haut Moyen Âge, avant d’être codifiée au cours du XIIIe siècle. Dans cette histoire, la Péninsule aurait été peuplée par Tubal, cinquième fils de Japhet, et donc petit-fils de Noé. Gouvernée par divers rois et enfin par le tyran Géryon, elle aurait été libérée de celui-ci par Hercule, fondateur au passage de quelques villes. Appelé à d’autres travaux, le héros mythologique aurait laissé la place à un compagnon, ou un neveu, appelé Hispan/Ishban, auquel aurait succédé ensuite son gendre Pyrrhus. Des siècles plus tard, l’Espagne se serait inclinée devant les Romains de Pompée ou César, puis aurait été conquise par les Wisigoths, assurant ainsi la continuité avec l’histoire antique, car, comme l’écrit Isidore dans sa « Louange de l’Espagne » : C’est pourquoi la Rome dorée, chef des peuples, t’a longtemps désirée et bien que la vertu romuléenne, d’abord victorieuse, t’ait épousée, finalement le peuple florissant des Goths, après de nombreuses victoires dans le monde, t’a ravie et aimée, et jouit de toi entre les saintes parures royales et les grands trésors qu’assurent la félicité de l’empire19.
19 Cristóbal Rodríguez Alonso, Las Historias de los godos, vándalos y suevos de Isidoro de Sevilla, León, Centro « San Isidoro », 1975, p. 170.
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Au tournant des IXe et Xe siècles, les chroniqueurs de la Péninsule s’accordèrent à dire que sa conquête par les musulmans entrait dans le plan divin : pour les chrétiens, la « perte de l’Espagne » était le châtiment de leurs péchés, et leur pénitence consisterait en sa « restauration », pour les musulmans, l’Espagne était la récompense offerte par Dieu aux vrais croyants, qu’ils devraient donc conserver. Pour les chrétiens, la « perte de l’Espagne » était due aux péchés du roi Wittiza, pour les musulmans le responsable en était un viol commis par le roi Rodrigue à l’encontre de la fille d’un de ses comtes, Julian, qui se serait vengé. Et tandis que les premiers, pendant le haut Moyen Âge, insistaient sur la figure d’Hercule, les seconds s’attachaient à celle d’Hispan, dont ils faisaient Ishban, un contemporain de l’empereur Titus. C’est sur ce schéma préétabli de l’histoire antique et de celle de l’Espagne que les juifs insérèrent leur propre histoire. Abraham ibn Daud consacre ainsi des digressions à l’histoire de Nabuchodonosor et de ses successeurs, à Alexandre le Grand vainqueur des Perses, à fixer chronologiquement la date de la crucifixion de Jésus de Nazareth, aux empereurs romains Vespasien, Titus, Domitien, Hadrien, Antonin, Sévère, Commode, et à l’histoire de Rome et de la Perse depuis leur fondation. À partir du chapitre VII, « La succession du rabbinat », Ibn Daud fait intervenir l’Espagne et le Maghreb avec notamment l’arrivée à Cordoue de rabbi Moïse et rabbi Hanokh vendus là par leurs ravisseurs, et rappelle au passage l’envoi de nobles juifs en Espagne par Titus après la seconde destruction ; divers noms de sultans musulmans d’al-Andalus sont mentionnés jusqu’à l’arrivée des Almohades et la persécution des juifs dont un certain nombre trouva refuge à Tolède. Dans l’épilogue de l’œuvre, Ibn Daud se réjouit de la nomination par Alphonse l’Empereur (Alphonse VII) de Juda ibn Ezra comme nasi à Calatrava où il put aider les nombreux réfugiés qui fuyaient le sud, puis au palais royal où il obtint l’aide du roi contre les caraïtes. La connaissance et l’utilisation de l’histoire antique et hispanique que possédait Ibn Daud est encore plus visible dans son Dorot Olam, au point que son éditrice se demande « Just How Iberian Were Iberian Jews ? » avant de consacrer un chapitre à « The Hispanization of Jewish History »20. 20 Abraham Ibn Daud’s Dorot Olam (Generations of the Ages), éd. Katja Vehlow, Leyde, Brill, 2013, p.5-6 et 56-61.
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Au XVe siècle, Isaac Abravanel fit de Pyrrhus le responsable de l’arrivée des juifs dans la Péninsule après la première destruction du Temple. Auparavant, il avait exalté la beauté et les vertus politiques des fils de Japhet et montré son admiration pour les Grecs et les Romains, et dans ses œuvres, il existe une nette assimilation de l’Espagne à la Terre Sainte au travers de l’identification de rois ou d’événements avec des personnages et des faits bibliques. Joseph ibn Tsadiq, en 1487, consacra le chapitre 50 de son œuvre, intitulé Recueil de la mémoire du juste, à une chronologie des générations depuis la Création, histoire qui évoque au passage la destruction du Premier Temple par Nabuchodonosor et certains événements de Rome, puis s’inscrit longuement dans celle de l’Espagne à partir du roi Ferdinand Ier de Castille (1038-1065) au point d’occuper presque les deux tiers du chapitre. Ibn Tsadiq terminait sa chronique quelques années avant l’édit de 1492. Dans son Livre des Lignages écrit, lui, après l’exil des juifs de la Péninsule, Abraham Zacuto accepte toujours l’histoire telle qu’elle était contée en Espagne depuis le XIIIe siècle au moins, celle d’un peuplement de l’Europe par les fils de Japhet, troisième fils de Noé, et il précise que l’Europe s’étend sur un tiers du monde, du Portugal et de la Castille jusqu’en Turquie, que « dans tous ces lieux s’établirent les Gomer et Madog, que leurs fils sont les Godosh (les Goths), qui gouvernent la Castille », et que « Tubal est Sefarad ». Il ajoute que Tubal est né en 1309 et « qu’il fonda Hispania et Lusitania qui est Portugal et Taragon, qui est l’Aragon »21. Abraham bar Salomon de Torrutiel, dans son Livre de la Tradition, expose aussi son désir de montrer que celle-ci ne s’est jamais interrompue et, pour ce faire, il affirme compléter l’œuvre d’Abraham ibn Daud jusqu’à son temps ; si le second chapitre est donc consacré aux savants et maîtres juifs d’Occident depuis le début du XIIIe siècle, le troisième et dernier chapitre prend pour objet « certains monarques qui ont régné en Sefarad et les afflictions des juifs jusqu’à l’expulsion »22. Quant au Sefer Shevet Yehudah de Salomon ibn Verga, il est presque entièrement dédié à l’histoire des juifs de Sefarad et inclut donc souverains, événements et anecdotes de 21 Abraham b. Samuel Zacuto, The Book of Lineages, éd. Israel Shamir, Jérusalem, Yerid ha-sefarim, 2004, p. 565-566. 22 Yolanda Moreno Koch, Dos crónicas... op. cit., p. 67-112.
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la Péninsule. Mais l’insertion des juifs dans l’histoire de l’Espagne fut aussi le fait des conversos. L’anonyme auteur de la Refonte de la Chronique de 1344, qui écrivait à Tolède au milieu du XVe siècle en témoigne, tout comme une chronique anonyme et inédite, conservée à la Bibliothèque Nationale de France, dédiée au roi Ferdinand et probablement écrite à Naples – la reliure l’attesterait – peu après 1492. Son auteur ne manque pas une occasion de souligner le rôle des juifs auprès des rois tout au long des siècles et termine son élogieuse description du règne des Rois Catholiques en attirant l’attention sur : cette chose si exceptionnelle et nouvelle qu’ils firent lorsqu’ils ordonnèrent expulser et sortir de tous leurs royaumes et seigneuries tous les juifs qui y vivaient, qui étaient sans aucun doute près de trois cent mille âmes dans un délai de trois mois, juifs qui depuis plus de 1900 ans vivaient en Espagne, dont ces princes avaient reçu de grands services ordinaires et extraordinaires, et cela sans le consulter auprès des Cortes générales et sans le consentement ou le vœu des grands du royaume, sinon au contraire en dépit des trois états, sur les seuls conseil et indignation d’un frère de l’ordre de saint Dominique, leur confesseur, homme d’impulsions plus que de lettres (...) sous le prétexte que par leur conversation beaucoup erraient contre la foi catholique et cessaient d’être de bons chrétiens. Cet exil a été la cause d’innombrables morts, de vols, de viols de femmes et de captivité qu’ont soufferts les juifs sur la mer et la terre sur les chemins qu’ils suivaient, de telle façon que la majeure partie d’entre eux se perdit...23
L’ensemble de ces textes révèle donc la profonde insertion des juifs dans l’histoire de l’Espagne, au point de situer leur arrivée sur le sol hispanique lors de la destruction du Premier Temple, et de contempler avec une totale incompréhension la promulgation de l’édit de 1492 et ses conséquences.
23 Bibliothèque nationale de France, Paris, Ms. Esp. 110, fº 30v-31.
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La loi du royaume La loi, qui n’est bien évidemment au Moyen Âge que la loi religieuse, fut l’objet, nous l’avons vu, d’études incessantes de la part des maîtres juifs des royaumes chrétiens ibériques qui en conservèrent et le fond et la forme, puisque la tradition n’avait jamais été rompue. Elle fut même traduite en espagnol lorsque les juifs perdirent l’habitude de lire la langue hébraïque. Cependant, la norme talmudique dina de-malkhuta dina, « la loi du royaume est la loi », s’appliquait tant qu’elle n’entrait pas en conflit avec la loi juive. Le souverain, qu’il fût musulman ou chrétien suivant les lieux et les époques, était le souverain. Il était de plus le garant du respect de chacune des lois et le protecteur des communautés minoritaires et, à ce titre, il nommait le nasi, le chef, qui vivait à la cour ou y avait ses entrées. Mais si les chrétiens sont les naturales du royaume, c’est-à-dire qu’ils appartiennent au territoire dans l’ordre divin – ius naturale –, les juifs eux appartiennent au roi auquel ils sont liés et soumis – « sujets » –. Dans l’ensemble, les relations entre le monarque et ses sujets juifs furent harmonieuses, et les prescriptions et exactions monétaires en particulier furent acceptées par Maïmonide, Nahmanide ou encore Siméon ben Tsemah Duran. En Aragon, les Taqanot de 1354 demandèrent au pape, par l’intermédiaire du roi, d’interdire les attaques contre les quartiers juifs et que le pouvoir de l’Inquisition se limitât à déclarer hérétiques les juifs qui attenteraient contre leur propre religion ; outre une série de mesures d’ordre fiscal, les représentants de communautés demandèrent au roi d’obliger les communautés à payer leur dû de la même façon qu’elles s’acquittaient des impôts royaux et de les obliger à faire respecter les mesures prises dans l’assemblée. Des problèmes d’interprétation se posaient cependant, car la promiscuité pouvait amener certains à recourir à d’autres lois que celles de la communauté ou à transgresser ces dernières. Un Juif de Perpignan recourut à la loi aragonaise lorsque mourut sa fille et qu’il réclama le remboursement de la dot ; consulté, Salomon ben Adret de Barcelone (1235-1310) répondit que si cela avait été accordé avant le mariage, il fallait l’accomplir, mais que la Torah interdisait de suivre les lois et ordonnances des Gentils et même d’en appeler à leurs tribunaux, ajoutant qu’il était surpris qu’à Perpignan on pût
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faire des choses contraires à la Torah. En 1303, le roi Jacques II d’Aragon dut intervenir dans un procès qui opposait les juifs de Tárrega à ceux de Lérida. En 1356, une musulmane s’était convertie au judaïsme pour pouvoir vivre avec un Juif ; afin d’éviter les châtiments prévus par leurs communautés respectives, ils en appelèrent au roi Pierre IV d’Aragon. À Valladolid, en Castille, à la fin du XVe siècle, pour échapper à la justice, Ysaque de Leyra se fit chrétien et accusa Rabbi Simuel Amigo d’adultère avec une chrétienne. À Zamora, les juifs recoururent souvent à la justice royale pour résoudre les conflits qui les opposaient à d’autres juifs ou à des chrétiens. Les Taqanot de 1432 réitérèrent bien l’interdiction d’en appeler à la justice des chrétiens, mais sans succès. Dans la vie quotidienne, par ailleurs, les prescriptions de séparation n’étaient que rarement respectées, que ce fût à l’heure de choisir une nourrice, un médecin, de participer aux fêtes et célébrations des uns et des autres, d’acheter des marchandises ou de se prêter des livres. D’autres conflits pouvaient cependant être suscités par l’affirmation du roi d’être le vicaire de Dieu dans son royaume, le seul garant de la justice et la source ultime des lois. Moisés Orfali24 montre bien que, si dans l’ensemble le pouvoir royal était reconnu et accepté, il avait cependant, aux yeux des rabbins, ses limites. Nahmanide explique qu’il faut respecter la loi en vigueur, telle qu’elle fut promulguée et est écrite dans les codes juridiques, mais qu’en revanche une décision royale ou un décret promulgué pour imposer des amendes au peuple est une exaction et ne doit pas être considéré comme loi. C’est en vertu de ce principe que les juifs répondirent au calife almohade qui exigeait leur conversion au milieu du XIIe siècle : « Tu seras le seigneur de nos corps et de nos biens, mais de nos âmes le seul roi et seigneur est Celui qui les a envoyées dans nos corps et les appellera par devant Lui pour les juger et toi, notre seigneur, tu es dispensé de le faire sur ton trône »25, et que l’auteur anonyme de la chronique conservée à la Bibliothèque nationale de France précise que l’édit de conversion/expulsion 24 Moisés Orfali, «La "ley del reino" y las aljamas hispanohebreas» dans Fermín Miranda García (dir.), El Legado de los judíos al Occidente europeo, de los reinos hispánicos a la monarquía española, Cuartos Encuentros Judaicos de Tudela, Pampelune, Gouvernement de Navarre, 2002, p. 143-152. 25 Salomon ibn Verga, Sefer Shebet Yehudah... op.cit.
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a été pris « sans le consulter auprès des Cortes générales et sans le consentement ou le vœu des grands du royaume, sinon au contraire en dépit des trois états »26. Il est vrai que la première fidélité des naturales chrétiens du royaume se devait à la « terre », à la patrie, et que cela leur donnait l’autorisation, en théorie au moins, de se rebeller contre le « tyran » qui gouvernerait contre la loi naturelle. Moisés Orfali termine sa brève étude de la « loi du royaume » en signalant que le concept dominant dans les communautés juives de la Péninsule fut que, si elles jouissaient d’une grande autonomie, néanmoins, le roi devait pouvoir compter sur son peuple pour bien gouverner le royaume. Et les juifs intériorisèrent parfaitement cette idée du pouvoir royal et se firent les fidèles sujets de souverains qui, en retour, leur accordaient leur protection. Peut-on finalement parler d’une « identité » des juifs, dans l’Espagne du Moyen Âge ? Doit-on effectivement considérer, comme on l’a beaucoup fait et continue à le faire, qu’il y eut une « culture » juive, basée naturellement sur l’appartenance religieuse, tellement différente de la « culture » chrétienne et de la « culture » musulmane, qu’il faut continuer à parler de « l’Espagne des trois cultures » ? Les facteurs d’identification auxquels nous sommes habitués, et dont nous pouvons trouver certaines traces dans des textes médiévaux comme celui de Sa‘id de Tolède, permettent-ils d’établir une distinction radicale entre ceux qui vivaient sous la loi de Moïse, par rapport à ceux qui suivaient celle « de Mahomet » ou celle « des chrétiens » ? Tous les juifs, ou tous les chrétiens, étaient-ils semblables et s’identifiaient-ils d’abord avec leurs coreligionnaires, avant de le faire avec des membres de leur niveau social ? Un Juif de cour se sentait-il, dans la vie courante, plus proche d’un mendiant juif que d’un autre courtisan ? Les historiens de ces dernières années tendent à abandonner ces visions fragmentaires et réductrices au profit d’une meilleure compréhension des interactions et des échanges, intellectuels, artistiques, culturels, entre juifs, musulmans et chrétiens. Si, à la suite d’Américo Castro, des générations entières d’Espagnols ont appris à voir dans la culture chrétienne de la Péninsule des influences juives, de nouveaux travaux mettent en valeur les 26 Paris, Bibliothèque nationale de France, Ms. Esp. 110, fº 30v.
«Le nom de notre pays est Sefarad dans la langue sainte...»
influences de la culture musulmane d’al-Andalus et de la culture chrétienne des royaumes ibériques sur la culture juive, longtemps vue comme préservée dans une pureté originelle. Il devient alors de plus en plus difficile de séparer Sefarad de l’Espagne ou d’al-Andalus. Sefarad, comme al-Andalus, est l’Espagne. Et cette Espagne médiévale se caractérise par une culture, une seule, faite de la richesse des apports qui y contribuent. Les mêmes thèmes y reviennent sous des plumes et dans des langues différentes, alors que dans la vie quotidienne il existe une langue commune qui a varié au cours des siècles. Les polémiques elles-mêmes obligent à connaître les arguments de l’autre et à les exposer pour mieux y répondre et mieux les réfuter. La culture hispanique plonge ses racines dans l’histoire de la Méditerranée, et embrasse les fils de Noé, Salomon, Nabuchodonosor, Alexandre, Vespasien ou Titus tout autant que l’histoire de la Péninsule proprement dite. En cela, elle est paradigmatique de la pensée médiévale qui, loin de chercher les classifications en établissant points communs et différences, recherche les concordances car la Création, œuvre d’un Dieu unique, est un tout où tout a une raison d’être. Nombreuses furent les conversions de juifs au christianisme à partir de la fin du XIVe siècle, comme nombreuses avaient été celles de chrétiens à l’islam en al-Andalus durant le haut Moyen Âge. L’on attribue souvent ces conversions à la crainte, après les attaques de 1391 contre les aljamas juives, ou après les prédications enflammées de Vincent Ferrier, quand ce n’est à des baptêmes forcés. L’on oublie parfois que les juifs d’Espagne connurent une crise religieuse à la même époque. Se posa alors le problème des « nouveaux chrétiens », des conversos, qui a fait couler des torrents d’encre. Baptisés, ils devaient être considérés comme des chrétiens à part entière, comme le firent voir un Alfonso de Cartagena ou un Lope de Barrientos. Mais beaucoup voyaient en eux, plus que des chrétiens « judaïsants », des juifs et exigeaient des mesures d’isolement aussi strictes que celles qui s’appliquaient périodiquement aux juifs. Alors : chrétiens ou juifs ? Peut-être faudrait-il voir dans les conversos espagnols, qu’ils aient choisi l’islam, le judaïsme ou le christianisme, l’aboutissement même de cette culture plurielle qui fut celle de Sefarad au Moyen Âge.
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L’AUTEUR
Adeline Rucquoi est Docteur d’État ès Lettres de l’université Paris IV-Sorbonne et directrice de recherche au CNRS, rattachée au Centre de Recherches Historiques de l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) à Paris, où elle dirige un séminaire de recherche intitulé « Savoir et pouvoir dans la péninsule Ibérique au Moyen Âge ». Spécialiste de l’histoire médiévale de la péninsule Ibérique, auteur de plusieurs ouvrages et de plus d’une centaine d’articles, elle a enseigné en Argentine, au Chili, en Espagne, aux État-Unis, au Mexique et au Portugal. Elle est membre de la Société Nationale des Antiquaires de France et correspondant de la Real Academia de la Historia espagnole, de l’Academia Portuguesa da História et de l’Academia Mexicana de la Historia. Elle est l’auteur, entre autres, d’une Histoire médiévale de la péninsule Ibérique, publié au Seuil en 1993, de L’Espagne médiévale et Aimer dans l’Espagne médiévale. Plaisirs licites et illicites, tous deux parus aux Belles Lettres en 2002 et 2008.