Livret conférence

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Michèle Escamilla

L’ENFANT ET L’INQUISITEUR DANS L’ESPAGNE DES XVIe et XVIIe SIÈCLES

Neuvième conférence Alberto-Benveniste

Centre Alberto-Benveniste d’études sépharades et d’histoire socioculturelle des Juifs


© 2010, Centre Alberto-Benveniste d’études sépharades et d’histoire socioculturelle des Juifs École Pratique des Hautes Études, Section des Sciences religieuses 41, rue Gay-Lussac, 75005 Paris


SOMMAIRE

Le Centre Alberto-Benveniste d’études sépharades et d’histoire socioculturelle des Juifs .........................................................

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Administration et renseignements pratiques ..................................................

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Neuvième conférence Alberto-Benveniste : L’enfant et l’inquisiteur dans l’Espagne des XVIe et XVIIe siècles, par Michèle Escamilla ............................................................................... L’auteur .......................................................................................................

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LE CENTRE ALBERTO-BENVENISTE D’ÉTUDES SÉPHARADES ET D’HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES JUIFS

Le Centre Alberto-Benveniste a été créé le 1er janvier 2002 au sein de la Section des Sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études (EPHE, Sorbonne), à l’initiative d’Esther Benbassa, directrice d’études, et grâce au soutien financier de Serge et Monique Benveniste (Lausanne et Lisbonne) qui ont souhaité ainsi honorer la mémoire de leur père, Alberto Benveniste. Il a, depuis juin 2008, le statut de « laboratoire de l’EPHE ». Depuis le 1er janvier 2010, il est par ailleurs l’une des composantes de l’UMR 8596 (Centre Roland-Mousnier, Université Paris IV-CNRS). Le Centre Alberto-Benveniste a pour vocation première le développement de la recherche et l’encouragement de la création sur le monde judéo-ibérique avant et après l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492, aussi bien dans le domaine de la langue que dans ceux de la culture et de l’histoire. Il fournit l’encadrement scientifique adéquat et peut offrir des aides matérielles et financières à la fois aux étudiants et aux chercheurs confirmés. Depuis 2004, il octroie chaque année la « Bourse Sara Marcos de Benveniste en études juives » d’un montant de 3 800 € à un(e) étudiant(e) en Master II ou en Doctorat.


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LE CENTRE ALBERTO-BENVENISTE

Depuis 2002, le Centre Alberto-Benveniste organise la « Conférence Alberto-Benveniste » annuelle, en Sorbonne, assurée par un universitaire français ou étranger de renom et donnant lieu à publication. Les conférences La première conférence Alberto-Benveniste a été prononcée par Yirmiyahu Yovel, professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem et à la New School for Social Research de New York, le 15 janvier 2002, à 17h, salle Liard, sur « La nouvelle altérité : dualités marranes des premières générations ». La seconde conférence Alberto-Benveniste a été donnée par Nathan Wachtel, professeur au Collège de France, le 12 novembre 2003, à 17h, salle Liard, sur « Résurgences marranes dans le Brésil contemporain ». Elle a été suivie d’un récital de chants traditionnels judéo-espagnols de Sandra Bessis, accompagnée par Isabelle Quellier et Anello Capuano. La troisième conférence Alberto-Benveniste a été présentée par Alisa Meyuhas Ginio, professeur à l’Université de Tel-Aviv, le 27 janvier 2004, à 17h, salle Liard, sur « La Bible populaire sépharade comme mémoire de la vie juive ». Elle a été suivie d’un récital de guitare classique espagnole par Patrick Rostaing et de la lecture par Emmanuelle Grönvold et Smadi Wolfman d’extraits de Séfarade, d’Antonio Muñoz Molina, Prix Alberto-Benveniste 2004 de littérature. La quatrième conférence Alberto-Benveniste a été donnée par Ron Barkai, professeur à l’Université de Tel-Aviv, le 25 janvier 2005, salle Liard, sur « Juifs, chrétiens et musulmans en Espagne médiévale ». Elle a été suivie d’un concert du groupe Sefarad spécialement venu de Turquie. La cinquième conférence Alberto-Benveniste a été donnée par Gil Anidjar, professeur à l’Université Columbia de New York, le 23 janvier 2006, salle Liard, sur « Cabale, littérature et séphardité ». Elle a été suivie d’un concert de fado par Bevinda et ses musiciens. La sixième conférence Alberto-Benveniste a été donnée par Aron Rodrigue, professeur à l’Université Stanford (États-Unis), le 22 janvier 2007, salle Liard, sur « Les Sépharades et la “Solution finale” ». Elle a été suivie d’un récital de chants judéo-espagnols par Claire Zalamansky. La septième conférence Alberto-Benveniste a été donnée par Béatrice Perez, maître de conférences à l’Université de Rennes II, le lundi 21 janvier 2008, salle Liard, sur « Systèmes d’exclusion et ostracisme contre les nouveaux-chrétiens en Espagne sous les Rois Catholiques ». Elle a été suivie par un récital de chants séfardis de Marlène Samoun accompagnée par Pascal Storch à la guitare et Rachid BrahimDjelloul au violon. La huitième conférence Alberto-Benveniste a été donnée par Bernard Vincent, directeur d’études à l’EHESS, le lundi 26 janvier 2009, salle Liard, sur « De l’Espagne des trois religions à l’Espagne du Roi Catholique (XVe-XVIIIe siècles) ». Elle a été suivie par un récital, Sépharabesques, par Pedro Aledo et Nadir Marouf.


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Le Centre Alberto-Benveniste attribue chaque année un prix de la recherche et un prix littéraire, dotés de 1 500 € chacun, pour une œuvre publiée en français ou produite en France et ayant un lien direct avec son domaine d’intérêt. Les lauréats du Prix de la recherche (2002-2010) 2002 : Nathan Wachtel pour La Foi du souvenir. Labyrinthes marranes (Seuil). 2003 : Sonia Fellous pour Histoire de la Bible de Moïse Arragel. Quand un rabbin interprète la Bible pour les chrétiens (Somogy). 2004 : Charles Mopsik (1956-2003) pour l’ensemble de son œuvre et notamment pour Le Sexe des âmes (L’Éclat). 2005 : Daniel Lindenberg pour Destins marranes (Hachette/Pluriel) et MarieChristine Varol pour son enseignement et son Manuel de judéo-espagnol (L’Asiathèque). 2006 : Jonathan Israel pour Les Lumières radicales. La Philosophie, Spinoza et la Naissance de la modernité (1650-1750) (Éditions Amsterdam). 2007 : Danielle Rozenberg pour L’Espagne contemporaine et la Question juive. Les Fils renoués de la mémoire et de l’histoire (Presses universitaires du Mirail). 2008 : Béatrice Perez pour Inquisition, Pouvoir, Société. La Province de Séville et ses judéoconvers sous les Rois Catholiques (Champion). 2009 : Rifat Bali pour l’ensemble de ses travaux consacrés à l’histoire des Juifs de Turquie. 2010 : Katherine E. Fleming pour Grèce - Une histoire juive (Princeton University Press). Les lauréats du Prix littéraire (2002-2010) 2002 : Sylvie Courtine-Denamy pour La Maison de Jacob (Phébus) et Anne Matalon pour Conférence au Club des Intimes (Phébus). 2003 : Angel Wagenstein pour Abraham le Poivrot (L’Esprit des Péninsules). 2004 : Antonio Muñoz Molina pour Séfarade (Seuil). Mention spéciale du jury à Rosie Pinhas-Delpuech pour Suite byzantine (Bleu autour). 2005 : Caroline Bongrand pour L’Enfant du Bosphore (Robert Laffont). 2006 : Michèle Kahn pour Le Roman de Séville (Éditions du Rocher). 2007 : Moris Farhi pour Jeunes Turcs (Buchet-Chastel). 2008 : Jean-Pierre Gattégno, pour Avec vue sur le Royaume (Actes Sud). 2009 : Richard Zimler, pour Le Gardien de l’aube (Le Cherche-Midi). 2010 : Éliette Abécassis, pour Sépharade (Albin Michel).


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Le Centre Alberto-Benveniste organise régulièrement des colloques réunissant des spécialistes autour d’un thème lié à l’histoire et à la culture du monde judéo-ibérique. Les 22, 23 et 24 mars 2003, des « Flâneries littéraires sépharades. Lisbonne, Paris, Istanbul… » ont été organisées à Paris. Fruit d’un partenariat du Centre avec divers organismes privés et publics (la Mairie de Paris, le Centre National du Livre, le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, l’Université Stanford / Centre Taube pour les études juives, l’Institut Simon Dubnow de l’Université de Leipzig, la DAAD, la Fondation du Cinquième Centenaire, la Section des Sciences religieuses de l’EPHE, le Centre d’Histoire moderne et contemporaine des Juifs de l’EPHE, l’Association pour la Promotion des Études sur le Judaïsme d’Orient et des Balkans, la BRED Banque Populaire et l’Ambassade de Turquie à Paris), ces trois journées ont été marquées par les événements littéraires et scientifiques suivants : le 22 mars, à la Salle Olympe de Gouges, dans le XIe arrondissement de Paris, le public a pu rencontrer une douzaine d’écrivains français et étrangers ayant mis l’univers sépharade au centre de leur œuvre, et des extraits de leurs derniers romans ont été lus par l’actrice Judith Magre ; le 23 mars, à l’auditorium du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, Pierre Arditi a lu des textes autobiographiques d’Elias Canetti ; le 24 mars, un colloque international sur l’histoire de la littérature sépharade, qui s’est tenu en Sorbonne, a réuni les meilleurs spécialistes français et étrangers. Les actes de ce colloque ont paru sous la direction d’Esther Benbassa et sous le titre Les Sépharades en littérature. Un parcours millénaire, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005. Les 22 et 23 novembre 2007, un colloque international intitulé « Itinéraires sépharades. Complexité et diversité des identités », coorganisé par le Centre et par le Mediterranean Studies Forum de l’Université Stanford et avec le soutien de l’EPHE, a réuni en Sorbonne près d’une trentaine de chercheurs, seniors et juniors, français et étrangers. Les actes ont été publiés, sous la direction d’Esther Benbassa et sous le titre Itinéraires sépharades. Complexité et diversité des identités, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, coll. « Cahiers Alberto-Benveniste », 2010.

Le Centre Alberto-Benveniste assure enfin la tenue et l’enrichissement constants d’un fonds de documentation et d’une bibliothèque destinés à faciliter le travail des chercheurs et des étudiants. Si cette vocation « sépharade » reste centrale, l’évolution naturelle du Centre ainsi que les intérêts propres de ses membres ont conduit à une extension et à une diversification de son champ d’intervention qui en font aujourd’hui une structure de recherche unique en Europe. Études sépharades proprement dites s’y combinent désormais, et depuis plusieurs années, aux études d’histoire socioculturelle du monde juif ainsi qu’aux études d’histoire comparée des minorités.


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L’activité éditoriale du Centre n’a cessé de se renforcer. Depuis 2006, le Centre a été à l’origine de plusieurs publications collectives, notamment parues dans la collection des « Cahiers Alberto-Benveniste », désormais accueillie par les Presses de l’Université Paris-Sorbonne. Les Cahiers Alberto-Benveniste - Hélène Guillon et Antoine Emmanuel (éds), Constructions identitaires et Représentations des minorités, Paris, Centre Alberto-Benveniste, 2006. - Stéphanie Laithier et Hélène Guillon (éds), L’Histoire et la Presse, Paris, Éditions Le Manuscrit, 2007. - Stéphanie Laithier et Vincent Vilmain (éds), L’Histoire des minorités est-elle une histoire marginale ?, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008. - Eva Touboul Tardieu, Séphardisme et Hispanité : L’Espagne à la recherche de son passé (1920-1936), Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2009. - Esther Benbassa (éd.), Itinéraires sépharades. Complexité et diversité des identités, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2010.

Le Centre Alberto-Benveniste a noué, sur la longue durée, des liens solides et productifs avec divers partenaires étrangers tels, entre autres, le Département d’Histoire, le Taube Center for Jewish Studies et le Sephardic Studies Project de l’Université Stanford, New York University, la chaire « Alberto-Benveniste » d’études sépharades de l’Université de Lisbonne et le Centre d’études de l’Holocauste et des minorités religieuses d’Oslo. Le Centre Alberto-Benveniste abrite depuis janvier 2009 le Groupe d’études transversales sur les mémoires (GETM) animé par Esther Benbassa et Sébastien Ledoux, chercheur associé au Centre Alberto-Benveniste. Une revue en ligne, intitulée Intermémoires, doit voir le jour dans ce cadre courant mars 2010. Les enseignements d’Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias, les deux chevilles ouvrières du Centre, ont récemment été distingués par la Posen Foundation (The Center for Cultural Judaism, États-Unis), ce qui intègre désormais le Centre Alberto-Benveniste à une constellation prestigieuse d’universités (essentiellement nord-américaines, telles Harvard, UCLA, etc., et israéliennes) dévouant une part de leur activité à l’étude et à l’enseignement des dimensions séculières (secular) de l’histoire et des cultures juives. Pour plus de renseignements : www.centrealbertobenveniste.org


ADMINISTRATION ET RENSEIGNEMENTS PRATIQUES Directrice • Esther Benbassa, directrice d’études à l’École Pratique des Hautes Études, titulaire de la chaire d’histoire du judaïsme moderne Présidents d’honneur • Monique Benveniste • Serge Benveniste • Philippe Hoffmann, doyen de la Section des Sciences religieuses de l’EPHE Conseil scientifique • Jean-Christophe Attias, directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études, titulaire de la chaire de pensée juive médiévale (VIe-XVIIe siècles), directeur-adjoint du Centre • Esther Benbassa • Aron Rodrigue, professeur d’histoire et titulaire de la chaire Eva Chernov Lokey en études juives à l’Université Stanford, directeur du Stanford Humanities Center • Sarah Abrevaya Stein, professeur à l’Université de Californie, Los Angeles, titulaire de la chaire Maurice Amado d’études sépharades • Yaron Tsur, professeur à l’Université de Tel-Aviv Responsable administratif • Nicolas Pokrovsky, ingénieur d’études Assistante de production et d’édition* • Lucie Matranga Adresse Centre Alberto-Benveniste EPHE 41, rue Gay-Lussac 75005 Paris Téléphone : 01 45 88 25 12 Fax : 09 61 54 45 49 Courriel : contact@cab-ephe.org Site web : www.centrealbertobenveniste.org

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Emploi-tremplin subventionné par la Région Île-de-France.


L’ENFANT ET L’INQUISITEUR DANS L’ESPAGNE DES XVIe ET XVIIe SIÈCLES

Michèle Escamilla

Pour Firmin et Éloïse, mes petits-enfants.

« Le fils ne portera pas la faute du père, ni le père la faute du fils… ». Ézéchiel 18, 20

Introduction

Dans toute persécution, les enfants sont d’une manière ou d’une autre touchés sinon détruits, comme l’histoire contemporaine l’a affreusement montré1. Dans la péninsule Ibérique, ce fut le cas des Juifs puis des convertis restés fidèles à leur foi première.

À l’origine de l’aventure sépharade : l’expulsion et l’Inquisition Cette « aventure » sépharade2 naquit il y a plus de cinq cents ans d’une double tragédie. L’expulsion décrétée par les souverains espagnols en 1492 plaça les Juifs devant une cruelle alternative. Par le décret publié le 31 mars, les Rois Catholiques ordonnaient : À tous les Juifs et Juives de quelque âge qu’ils soient, qui vivent dans nos royaumes et seigneuries de quitter le territoire avant la fin du mois de juillet, avec leurs Au Mémorial de Caen s’est tenue du 19 juin au 31 décembre 2009 une exposition sur « Les enfants dans la Shoah ». 2 Voir Béatrice Leroy, L’Aventure séfarade. De la péninsule Ibérique à la diaspora, rééd. [1ère éd. 1986], Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1991. 1


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enfants, leurs serviteurs et toute leur parentèle juive, aussi bien les grands que les petits, quel que soit leur âge, et de ne point se risquer à y revenir sous peine de mort.

Le père Andrés Bernáldez, peu suspect de philosémitisme, évoqua dans sa chronique du règne l’affligeant spectacle de cet exodus dont il fut témoin3 : « Grands et petits, jeunes et vieux ont quitté les terres qui les avaient vus naître, à pied ou juchés sur des ânes ou autres bêtes de somme, ou sur des chariots. Ces gens allaient par les chemins et à travers champs en proie à la douleur et à l’affliction ». Ceux qui optèrent pour l’exil durent réaliser leurs biens en un temps record et à vil prix, mais ils prirent la précaution de « marier entre eux tous les jeunes gens et jeunes filles de plus de douze ans, afin que toutes les filles de cet âge puissent être protégées par la présence d’un mari »4. Par ailleurs, peu avant l’expulsion, un tribunal spécifique5 avait été chargé d’éradiquer le cryptojudaïsme, issu de la multiplication des conversions « de convenance » depuis les massacres de 1391. Or, le chroniqueur qui s’apitoyait devant le spectacle des exilés évoque l’implantation du tribunal et le premier autodafé (Séville, 6 février 1481) en concluant que : Le feu étant allumé, il brûlera jusqu’à ce que tout ce bois mort soit consumé, car il devra brûler jusqu’à ce que soient détruits et occis tous ceux qui ont judaïsé, et qu’il n’en reste plus un seul, y compris leurs enfants, ceux de vingt ans et plus, et même moins s’ils sont atteints de la même lèpre6.

La théorie : aspects juridiques de la question Dès le haut Moyen Âge, les Juifs d’Espagne avaient connu la persécution. Après que les rois wisigoths eurent abandonné en 586 l’arianisme pour le catholicisme, leur politique antijuive se durcit. Au début du VIIe siècle, on ordonna la conversion obligatoire. En 653, le roi De 1488 à 1513, il fut curé de Los Palacios, bourgade située entre Séville et Cadix sur la route empruntée par les exilés. 4 Andrés Bernáldez, Memorias del reinado de los Reyes Católicos, Madrid, Academia de la historia, 1962, chap.111 ; texte original : « porque todas las fembras de esta edad arriba fuessen a sombra y compañía de marido ». 5 Une forme nouvelle d’Inquisition fut instaurée en Espagne en 1478 (date de fondation) - 1480 (début de son action). Institution d’Église et d’État, elle était promise à un grand succès, une extension et une longévité que nul n’aurait imaginés. 6 A. Bernáldez, op. cit., chap. 44. 3


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Réceswinthe dénonçait le nombre de convertis retournés au judaïsme. Quarante ans plus tard, en 694, le roi Égica décrétait l’esclavage et la dispersion des Juifs du royaume, en les privant de leurs biens mais aussi de leurs enfants7 : ceux de plus de sept ans leur seraient enlevés pour être éduqués dans la foi chrétienne. Ces mesures draconiennes constituent le lointain patron de la politique antijuive qui se mit en place à la fin du e XV siècle, dans une Espagne devenue inquisitoriale.

L’enfant à travers les textes normatifs de l’Inquisition Bien que l’enfant ne fût pas au cœur des préoccupations de l’inquisiteur, il n’en était pourtant pas absent. Si la pratique du judaïsme est doublement centrée sur la synagogue et le foyer, sa forme cryptique se retranchait dans la famille, dernier bastion, mais lieu de tous les dangers. Dans la majorité des cas, le procès pour cryptojudaïsme impliquait tout ou partie de la famille, et des familles apparentées ou alliées. Qui dit famille dit enfant. Inutile de rappeler l’importance de l’enfant dans les sociétés humaines, même si le prix – notamment l’affectif – qu’on lui accordait alors n’était pas le même qu’aujourd’hui. La société juive ne faisait pas exception, bien au contraire. Au sein d’une famille « judaïsante », l’enfant était d’abord témoin avant de devenir acteur ; un témoin exploitable pour les juges, et c’est à ce titre surtout qu’il les intéressait. Théoriciens et juristes du Saint-Office se sont penchés sur la question, leurs références affleurent dans les manuels de pratique du XVIe au XVIIIe siècle. Dans les toutes premières normes dictées à Séville en 1484 par l’inquisiteur général Tomás de Torquemada, deux articles concernent les enfants des « hérétiques », le cryptojudaïsme étant assimilé à l’hérésie : Si certains enfants d’hérétiques, mineurs de moins de vingt ans révolus, et tombés dans ladite erreur enseignée par leurs parents, venaient se « réconcilier »8 et confesser leurs erreurs et celles de leurs parents, ou de n’importe quelle autre Depuis 633, une mesure de ce type visait déjà les « mauvais » convertis. Selon Luis García Iglesias, « Egica et les conciles dictent une série de normes que nous osons qualifier, en nous excusant de l’anachronisme circonstanciel, de “solution finale” », in Los judíos en la España antigua, Madrid, Cristiandad, 1978, p. 129-133. 8 Juan Antonio Llorente, premier historien du Saint-Office, définit ainsi la « Réconciliation » : « Absolution des censures encourues par l’hérétique confessé et repentant », in Histoire critique de l’Inquisition d’Espagne, trad. de l’espagnol par Alexis Pellier, Paris, Treuttel et Wurtz, 1817. 7


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personne, les inquisiteurs devront les recevoir avec bienveillance, même si le délai de grâce est passé, et leur imposer de légères pénitences, moins lourdes qu’aux majeurs. Et ils feront en sorte qu’ils soient instruits dans la Foi et les Sacrements de la Sainte Mère l’Église, car ils ont pour excuse leur âge et l’éducation reçue de leurs parents. Si les personnes remises au bras séculier ou condamnées à la prison « à perpétuité »9 laissent des enfants mineurs et non mariés, les inquisiteurs doivent veiller à les confier à d’honnêtes chrétiens bons catholiques ou à des religieux afin qu’ils les élèvent, les nourrissent et les éduquent dans notre Sainte Foi. Ils dresseront la liste de ces orphelins et de la situation de chacun, afin que leurs Altesses fassent à ceux qui en auraient besoin et seraient bons chrétiens la grâce d’une aumône, en particulier aux orphelines pour qu’elles puissent se marier ou entrer en religion.

Ces premières règles, édictées « à chaud », furent complétées quatre ans plus tard par quelques autres, dont deux concernaient aussi les enfants10. L’une précisait que : Les mineurs n’ayant pas atteint l’âge de raison, garçons ou filles, ne sont pas obligés d’abjurer publiquement, mais ils le sont une fois passé cet âge, qui est de douze ans pour les filles et de quatorze pour les garçons [...] ; ils doivent alors abjurer pour ce qu’ils ont fait étant mineurs, s’ils sont doli capaces.

Quant à l’autre instruction, qui portait sur la transmission de la peine par filiation, elle hypothéquait l’avenir des enfants. Il s’agissait de peines d’inhabilité à la détention d’offices honorables, à l’accès aux ordres religieux, à l’exercice de certaines professions – notamment celles de la fonction publique – ; les enfants et petits-enfants des hérétiques condamnés se voyaient interdire toute occupation touchant à la justice ou à la police, au gouvernement municipal, au service des grandes maisons, au contrôle des marchés, à toute forme d’administration, aux finances et aux professions de santé.

« Remettre au bras séculier » : euphémisme pour « condamner au bûcher ». La « perpétuité » ne dépassait guère les quatre ans, mais le condamné, lui, l’ignorait. 10 Le droit inquisitorial s’appuie sur le droit commun (issu du droit romain) et le droit canon. Au Moyen Âge, il y eut une ou deux tentatives de systématisation dont le Directorium Inquisitorum du dominicain Nicolau Eymerich (Avignon, 1376). En Espagne, les premiers juges, juridiquement démunis, durent fixer (en partie sur le manuel d’Eymerich) leurs propres règles. Ces normes (Séville, 1484, et Valladolid, 1488), remises à jour en 1561, ont constitué la base de la pratique inquisitoriale, complétée à mesure par les lettres-ordre du Conseil. 9


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En 1494, un secrétaire du tribunal de Valence, resté anonyme, rédigea un ouvrage de première importance pour la pratique quotidienne : un Dictionnaire des inquisiteurs11. À la rubrique « Filius », il consacre six longues pages à la situation de l’enfant (au sens de la filiation), dont voici les principaux points : • Les enfants d’hérétiques sont libérés de la puissance paternelle : « Bien que non émancipés, ils deviennent “sui juris” : ils ne sont plus liés du lien de la puissance paternelle ». • L’auteur reprend la vieille norme wisigothique : « Les instructions générales de l’Inquisition prévoient que les fils des hérétiques condamnés doivent être confiés par l’Inquisition à de braves catholiques qui les instruiront dans la vraie foi ». • Les enfants, les frères et sœurs des hérétiques « sont obligés de livrer à l’Inquisition leurs parents, leurs frères, leurs sœurs ». • Le droit canon écarte inexorablement l’enfant d’hérétique, fût-il un fervent catholique, de la succession de ses parents, sauf s’il les dénonce : « Le fils n’aura pas à subir les conséquences juridiques, pénitentielles, économiques, de l’hérésie du père s’il dénonce lui-même son géniteur ». • L’auteur souligne : « Il est écrit que “le fils ne supportera pas l’iniquité du père, ni le père celle du fils”, et que “seule mourra l’âme de celui qui a péché”. Certes, certes. Mais il faut entendre par là que personne ne sera éternellement condamné dans l’au-delà pour le péché d’autrui ; car dans la vie présente, l’un sera effectivement puni à cause de l’autre. Le fils sera puni à cause du père [...] L’infamie du père retombera sur le fils. Le fils n’héritera pas et n’accédera ni aux honneurs ni aux dignités. À cause du péché des parents, la vie de l’enfant sera un supplice, sa mort une libération ». • Les enfants de parents brûlés (en personne ou en effigie) sont écartés de toute succession et frappés d’inhabilité. Si le père est condamné, ces pénalités concernent ses descendants directs jusqu’à la deuxième génération ; si c’est la mère, on limite à une génération. Ce Repertorium inquisitorum sera édité à Venise en 1575, et le Directorium d’Eymerich à Rome en 1578, accompagné des précieux commentaires du juriste espagnol Francisco Peña. Ces deux ouvrages furent publiés en version française allégée, avec une éclairante introduction, par Louis Sala-Molins : Le Manuel des inquisiteurs, Paris, Mouton, 1973, et Le Dictionnaire des inquisiteurs. Valence, 1494, Paris, Galilée, 1981. 11


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• Les « réconciliés » ayant fait pénitence ne sont plus hérétiques, leurs enfants n’ont donc pas à subir les conséquences de leur faute.

Le fils devait-il accuser le père ? Grave question : l’enfant doit-il dénoncer ses parents ? Nicolau Eymerich l’avait déjà posée en 1376 : « L’inquisiteur peut-il accepter les dépositions – à charge ou à décharge – de l’épouse, du fils ou des proches de l’accusé d’hérésie ? », avant d’y répondre avec concision : « Il peut accepter les témoignages à charge mais non à décharge », en ajoutant avec cynisme : « il va de soi que nul témoignage n’est aussi probant que le témoignage à charge de ce genre de témoins ». Et son commentateur ajouta deux siècles plus tard : « car tous ont intérêt à échapper à l’infamie dont ils seraient frappés en cas de condamnation de l’accusé ». L’Inquisition espagnole a réfléchi sur l’obligation faite à l’enfant de dénoncer ses parents. Cela apparaît clairement dans les manuels à l’usage des juges, dans un article spécifique au titre éloquent : « Le fils est-il tenu d’accuser son père hérétique dissimulé ? »12, où le praticien établit le pour et le contre en se réclamant (de manière assez spécieuse) de l’Antiquité, des Pères de l’Église et des théoriciens du Saint-Office. Parmi les arguments « contre » on lit notamment : Que l’enfant ne soit pas tenu de dénoncer son père ou sa mère s’ils sont cryptohérétiques : on le trouve chez Simancas [...] qui lui-même s’appuie sur Cicéron [...] Car bien qu’il soit fait obligation au père de dénoncer son fils, les parents aiment plus leurs enfants que les enfants ne les aiment eux. De même les enfants sont obligés de défendre leurs parents car le fils porte moins atteinte à la réputation du père que le père à celle du fils et, de ce fait, en accusant son père, il se discréditerait lui-même ; rien d’étonnant donc si le fils ne dénonce pas le père [...] Farinacci dit que, bien que le fils n’y soit pas obligé tant qu’il n’a pas à répondre sous serment, il pourra le faire s’il le veut, et devra le faire dans le cas où « l’hérésie paternelle pourrait porter atteinte à la res publica » ; quant à Rojas il n’en fait obligation au fils que dans le cas où son père l’induirait à pécher en l’entraînant dans une mauvaise secte ou doctrine ; mais qu’autrement, s’il le dénonce, il mérite d’être exempté de l’infamie et autres peines prévues pour les enfants des hérétiques [...], ainsi que d’autres faveurs réservées aux enfants qui dénoncent leur père [...] car, cela étant chose inhumaine, ils ont dû se faire violence pour s’y résoudre.

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« Utrum filius Teneatur acussare Patrem ocultum Hæreticum ».


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Parmi les arguments « pour », brefs et péremptoires, on lit : Il est fait obligation au fils de dénoncer son père : on le trouve chez le même Simancas et les auteurs que celui-ci cite en référence, notamment Saint Jérôme [...] et Cicéron [...] qui dit que le fils a le devoir de dénoncer son père quand celui-ci a trahi la République, et donc à plus forte raison s’il a trahi Dieu ; Farinacci estime que cet avis est le plus sûr, et Rojas et Castro semblent le partager aussi13.

De toute façon, très vite impliqué dans les dépositions des adultes, l’enfant – s’il avait la majorité inquisitoriale – était à son tour interrogé et jugé. Il ne pouvait alors échapper à la redoutable maïeutique des juges, comme en témoignent les quelques procès conservés.

Une question d’âge : la majorité inquisitoriale Mais qu’entendait-on par « enfant » ? La notion d’âge14 était assez floue dans les sociétés de l’époque où la plupart des individus ne connaissaient pas leur âge exact. Mais dans le domaine juridique, la question se posait. Selon le notaire valencien : On appelle enfant celui qui n’a pas sept ans révolus [...] D’une façon générale, les enfants sont justiciables dès l’approche de la puberté [...] On considère « proche de la puberté » les mâles à partir de onze ans et demi, et jusqu’à quatorze ans ; et les femelles à partir de neuf ans et demi, et jusqu’à douze ans15.

L’historien nord-américain Henry Charles Lea rappelait que, dès le Moyen Âge, toute personne ayant atteint l’âge où l’Église la tenait pour responsable de ses actes ne pouvait échapper à l’obligation de répondre aux inquisiteurs : Les conciles de Toulouse, de Béziers et d’Albi ont admis que cet âge était de quatorze ans pour les hommes et de douze ans pour les femmes [...] Dans les pays latins, où la minorité légale durait jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, aucun individu Alfonso de Castro, Juan de Rojas et Diego de Simancas étaient d’éminents canonistes espagnols du XVIe siècle ; Prospero Farinacci, un célèbre jurisconsulte italien. Tous ayant traité de l’hérésie et de sa répression, les inquisiteurs espagnols s’y réfèrent souvent. 14 Voir Philippe Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1973, p. 1-22. 15 Dans la tradition juive, les garçons ont la majorité religieuse à treize ans, les filles à douze ; voir Ernest Gugenheim, Le Judaïsme dans la vie quotidienne, rééd. [1ère éd. 1961], Paris, Albin Michel, 1992, p. 187-189. 13


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au-dessous de cet âge ne pouvait comparaître en justice ; mais on tournait aisément l’obstacle en désignant un curateur sous le couvert duquel il pouvait être torturé et condamné16.

En effet, l’Inquisition espagnole fera assister tout inculpé de moins de vingt-cinq ans par un « curateur ». Quant à l’usage de la torture, il posa aux inquisiteurs le problème de l’âge limite. Le compilateur valencien précisait à l’article « torture » : On dit : « Pas de torture pour l’enfant de moins de quatorze ans, sauf en cas de lèsemajesté ». C’est bien dit. Et il faut ajouter à plus forte raison « et sauf en cas d’hérésie » [...] Les enfants sont torturés à la férule. On ne peut torturer l’enfant impubère pour le condamner, mais pour le faire parler.

Le juriste espagnol Francisco Peña rappelait, en 1578, que si pour d’autres délits et dans d’autres tribunaux on exemptait de torture certaines catégories de personnes, il en allait autrement pour l’hérésie, assimilée au crime de lèse-majesté divine. Il n’y avait alors plus de privilège lié à la dignité ou au rang qui vaille ; seuls l’âge et l’état des accusés étaient pris en compte : On ne torture ni les enfants, ni les vieillards, ni les femmes enceintes. En ce qui concerne l’âge, les mineurs âgés de moins de vingt-cinq ans seront torturés, mais pas les enfants de moins de quatorze ans. Ceux-ci seront terrorisés et fouettés, non torturés. Il en est de même pour les vieillards.

Et dans un manuel de procédure inquisitoriale17 en usage à partir de la fin du XVIe siècle, il est rappelé que « si l’inculpé est mineur, son curateur devra être présent quand on l’informera de la décision de le soumettre à la torture, afin qu’il puisse faire appel, mais il ne sera pas présent lors de l’exécution ». Si le procureur, par une formule glaçante, demandait toujours dans son réquisitoire que l’inculpé fût soumis à la question, il serait malhonnête de laisser croire que l’Inquisition torturait les adolescents à tour de bras, mais il y eut des cas18. Henry-Charles Lea, Histoire de l’Inquisition au Moyen Âge, rééd. [1ère éd. 1887], trad. de l’américain par Salomon Reinach, Grenoble, J. Millon, 1986. On lui doit aussi la seconde histoire de l’Inquisition espagnole : A History of the Inquisition of Spain, New York, Macmillan, 1907, dont la F.U.E. a publié une version espagnole en 1983. 17 Pablo García, Orden de procesar en el Santo Oficio, guide de procédure imprimé à Madrid en 1591, dont l’auteur était secrétaire de la Suprême. 18 Ainsi Isabel Enríquez, âgée de quatorze ans, fut torturée le 9 octobre 1681 : Archivo Histórico Nacional (Madrid), section « Inquisición », liasse 2042-100 [Relación de Causas Pendientes, Galice, 1681], accusée n° 21. 16


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Les enfants du détenu : des bouches à nourrir L’enfant apparaît surtout dans les préoccupations financières des tribunaux. C’est pourquoi dans le corpus rénové de 1561, le seul article nouveau le concernant porte sur les problèmes que sa subsistance posait au tribunal : Étant donné que les biens des personnes emprisonnées par le Saint-Office sont entièrement mis sous séquestre, si la femme et les enfants dudit prisonnier réclamaient de quoi vivre, il faudra voir avec le prévenu afin de connaître sa volonté, [puis] les inquisiteurs appelleront le Receveur et le Notaire des Séquestres afin de fixer, conformément à la quantité des biens et à la qualité des personnes, le montant de l’éventuelle pension. Si les enfants sont en âge de gagner leur vie en travaillant, sans que cela porte atteinte à leur honorabilité, on ne leur attribuera pas de pension. Mais aux vieillards, aux [petits] enfants ou aux jeunes filles, ou à toute personne qui, pour quelque autre raison, ne pourrait sans déroger quitter sa maison [pour travailler], on leur attribuera la pension qui semblera nécessaire et suffisante pour leur subsistance.

Dans un document de 1569 concernant la gestion des finances du SaintOffice, on trouve encore cet article dérivé : À propos de la ration alimentaire des prisonniers ayant des biens, et de leurs femmes et enfants à qui il faudrait accorder une pension alimentaire, les inquisiteurs veilleront à n’accorder que le strict nécessaire. Dans le cas où, par manque de liquidités dans les biens mis sous séquestre, il faudrait en vendre une partie pour payer lesdites pensions, [...] on vendra ceux qui pourront l’être au moindre préjudice.

La réalité

Au-delà de ce que disent les textes19, qu’en est-il dans les faits ? La pratique clandestine du judaïsme était confinée derrière les murs du logis familial, menacée par la vigilance inquisitoriale. D’autant que le SaintOn trouve des normes comparables dans le corpus de l’Inquisition portugaise ou Regimento do Santo Officio da Inquisiçaõ dos Reynos de Portugal publié à Lisbonne en 1640. 19


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Office érigea la délation en devoir majeur. La dénonciation vint d’abord de l’extérieur, puis de l’intérieur aussi, les inquisiteurs mettant à profit les dépositions des uns, obtenues au cours des interrogatoires, contre les autres. Imagine-t-on la situation de l’enfant dans ce contexte, sur le plan affectif, intellectuel et spirituel ? L’enfant qui grandissait dans un univers familial saturé de méfiance, y compris envers lui, l’innocent, qui pouvait causer sans le savoir la ruine des siens ; un univers plein de secrets, de nondits, d’allusions et, inévitablement, de mensonges20, où régnait la crainte, quand on n’y vivait pas avec la peur au ventre. Imagine-t-on le traumatisme psychologique de l’enfant qui, vivant depuis sa naissance dans une société chrétienne et soumis à cette éducation, découvrait un beau jour que ce monde n’était qu’apparence, qu’il lui fallait s’en méfier, oublier ce qu’on lui avait inculqué ? Sa confiance envers les adultes devait s’en trouver ébranlée. Et sur ces ruines internes il devait se construire, entrer à son tour dans le jeu dangereux du cryptojudaïsme. L’enfant ainsi tiraillé était condamné à une vie spirituelle clandestine, à moins de trahir la solidarité familiale21 et cela dans le cas privilégié où la famille échappait à l’Inquisition. Mais si elle tombait dans ses filets, que devenait l’enfant ?

Que devenait l’enfant des parents arrêtés ? Je me suis souvent posée la question en travaillant sur les documents d’archives, que traversait parfois – furtivement – une petite ombre d’enfant. Un exemple. Madrid, 19 février 1687, quatre heures du matin. Huit sbires du tribunal arrêtent, en trois coups de filet simultanés, treize adultes et quatre enfants. Parmi eux, une jeune fille et son petit frère, dont le rapport précise qu’il a été confié à un secrétaire du tribunal « car il n’avait pas d’autre endroit où aller » et qu’on ne savait qu’en faire. Parmi eux encore, deux hommes apparentés et leur famille dont trois enfants et une femme, sans doute leur mère. Qualifiée de « folle », elle fut placée chez un Voir l’ouvrage de David M. Gitlitz, Secrecy and Deceit. The Religion of the CryptoJews, Philadelphia (Pa.), The Jewish Publication Society, 1996 ; éd. en espagnol par la Junta de Castilla y León : Secreto y engaño. La religión de los criptojudíos, 2002. 21 Dans un article intitulé « El niño como testigo de cargo en el tribunal de la Inquisitión », Haïm Beinart a relevé ce drame intérieur : « cette contradiction était une source de conflit spirituel pour ces enfants et ces jeunes gens quand ils étaient eux-mêmes accusés, ce dont l’Inquisition ne manqua pas de tirer le meilleur parti [...] Les inquisiteurs savaient très bien mettre en rivalité la fidélité à la foi et la loyauté envers la famille, et détruire la confiance qui aurait dû régner entre parents et enfants », in José Antonio Escudero (éd.), Perfiles jurídicos de la Inquisición española, Madrid, Instituto de Historia de la Inquisición/Universidad complutense de Madrid, 1989, p. 393, 395. 20


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serviteur bénévole du Saint-Office – un « familier » –, et les enfants, dont l’aîné avait huit ans, chez un autre. Ainsi, cinq des personnes arrêtées furent confiées à trois auxiliaires inquisitoriaux, qui avaient participé à leur arrestation. Dans les procès pour cryptojudaïsme, la famille était presque toujours impliquée : un premier membre étant arrêté, les autres ne tardaient pas à suivre, à moins de fuir entre-temps. Il arrivait aussi que toute la famille soit arrêtée d’un coup. Dans ce cas, les enfants étaient pris en charge par le Saint-Office qui les plaçait, pour la durée du procès, dans des foyers chargés de les surveiller. Les premiers sollicités étaient les « familiers »22 pour qui ce genre de service était une source d’ennuis plus que de profit. C’est précisément parce que ces « tuteurs » malgré eux prenaient souvent en charge les frais du quotidien que nous avons quelques traces des enfants dans les archives : ces petites ombres que j’évoquais… Sinon on n’en faisait pas mention.

La maison du « familier » Les « familiers » devaient payer de leur personne et de leurs deniers en accueillant chez eux ces enfants de détenus durant de longs mois, et pour lesquels ils avançaient des sommes que l’Inquisition, pratiquement toujours en déficit, tardait à rembourser. Ils réclamaient alors leur dû, et grâce à ces documents nous apercevons les enfants. Ainsi, Gaspar de Velasco, qui avait chez lui trois enfants et leur nounou, avait déboursé pour leur entretien et des soins médicaux 2 774 réaux, somme qu’il réclamait au Conseil à la miseptembre 1666 en précisant : « car je l’ai payée sur mes propres deniers pour nourrir les susdits, et je dois continuer ; or me retrouvant sans le sou je ne puis faire face et j’ai besoin de l’argent avancé ». Un autre « familier », Matías de la Parra Hoyos, avait reçu le 26 septembre 1667 un petit homme de deux ans et demi, malade de surcroît ; dix jours plus tard, il s’adressait au Conseil : Un ministre du saint tribunal de l’Inquisition m’a amené un enfant d’environ trente mois, fils de Melchor Gómez Martínez, et l’a déposé chez moi afin que je l’élève, le 22 Ce

terme « familiar del Santo Oficio » désignait les membres d’un réseau de laïcs qui se mettaient bénévolement au service de l’Inquisition. En contrepartie, ils jouissaient de divers droits et exemptions, la « familiature » apportant honorabilité et prestige. Ils mettaient leur maison à la disposition du tribunal, le secondaient lors des arrestations et des transferts, donnaient du lustre aux autodafés en encadrant les condamnés : le 30 juin 1680 il fallut mobiliser 236 « familiers » rien que pour cela.


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nourrisse et lui fournisse le nécessaire. Or, étant donné que ledit enfant est en mauvaise santé et qu’à ce jour on ne m’a rien donné pour le nourrir et subvenir à ses besoins, je supplie Votre Seigneurie de bien vouloir y pourvoir pendant le temps qu’il devra rester chez moi.

C’est aussi dans les coulisses du grand autodafé de juin 168023 que nous apercevons ces petits. Le roi, honorant la cérémonie de sa présence, le tribunal de Tolède, qui l’organisait, dut se transporter à Madrid. Par ailleurs, on avait amené de province des condamnés à mort en attente d’exécution pour « corser » le spectacle. Les prisons du modeste tribunal madrilène se trouvant saturées, on eut recours aux « familiers » qui furent mis à contribution des semaines durant. Dans les factures présentées par certains d’entre eux, dix-sept enfants sont mentionnés. En voici deux exemples : • Francisco Hernández de Aldoy avait hébergé Blanca Núñez et son bébé pendant trois mois ; il présenta le 7 mars 1680 une facture de frais divers occasionnés par la petite Frasquita, qui nous permet de saisir le passage de l’enfant d’un âge à l’autre : « j’ai dépensé pour ladite Frasquita plus de cinquante réaux pour la chausser et l’habiller en court24, acheter ses couches et payer le très fréquent lavage de son linge. » • Francisco López de la Plaza, « familier » et secrétaire du tribunal, avait accueilli pendant plus de trois mois deux petits très démunis dont il cherchait à se débarrasser, comme il ressort de sa lettre du 2 août 1680 : Le chef de la police de ce tribunal du Saint-Office a amené chez moi deux garçons, deux frères, âgés l’un de sept ans et l’autre de cinq, l’aîné s’appelle Rafael de Castro et le cadet Francisco de Castro, et il me dit que sur ordre de Votre Seigneurie je dois les garder chez moi. J’ai accepté malgré l’exiguïté de la maison où je vis avec ma nombreuse famille, le fait que je n’ai pas d’endroit séparé où je puisse les mettre, et que ma maison et ma boutique étant des lieux de commerce je risque de les voir disparaître. Je supplie donc Votre Seigneurie de me soulager de ce fardeau et, par la même occasion, de me dédommager pour le temps que je les ai nourris ; outre les frais de nourriture je leur ai fourni deux chemises, deux paires de chaussures et deux paires de bas de laine, car on me les a amenés sans chemise.

La vie ne dut pas être facile pour ces petits placés d’autorité chez des auxiliaires du Saint-Office. La documentation conservée permet tout juste 23 Sur

les 118 personnes qui y furent exhibées, 91,5% l’étaient pour crypojudaïsme, dont 51% y figuraient avec un ou plusieurs parents, soit seize groupes familiaux de deux à neuf personnes. 24 Texte original : « para ponerla en corto ».


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de l’entrevoir. On ose espérer qu’il y ait eu parfois un peu d’humanité chez ces logeurs forcés, qui devaient accueillir, nourrir et soigner des enfants de familles condamnées à l’opprobre général car coupables d’un « délit » érigé depuis deux cents ans en crime majeur. Quelle attention, quelle compassion, pouvaient attendre ces encombrants petits, considérés comme des parias dans la société ibérique ?

Que devenait l’enfant des parents condamnés ? Une fois leurs parents condamnés, que devenaient-ils ? Selon les Instructions de 1484, les enfants mineurs des condamnés à mort devaient être confiés à des particuliers ou à des ordres religieux. Dans la réalité, ces petits indigents rejoignaient probablement dans les asiles la cohorte des enfants abandonnés. Mais on n’en trouve point trace dans les archives du Saint-Office, dont ils ne relevaient plus. Passées les premières décennies d’activité, la peine de mort fut de moins en moins prononcée ; la plus courante étant un temps de réclusion (généralement d’un à quatre ans) à purger dans la prison dite de « pénitence », suivie d’une interdiction de séjour. Mais la confiscation des biens25 étant appliquée au délit d’hérésie, les condamnés devaient purger leur peine dans le dénuement, la prison de « pénitence » n’assurant plus leur subsistance. Des institutions charitables les aidaient un peu, quelques nouveaux chrétiens se risquaient parfois à leur rendre visite, mais femmes et enfants devaient mendier pour survivre, affublés du repoussant sanbenito ; quant aux hommes, ils cherchaient quelque misérable besogne en se colletant avec les autres. Les inquisiteurs eux-mêmes ont témoigné de cette misère. Ceux de Tolède écrivaient au Conseil le 25 mai 1723 pour appuyer les déclarations des prisonniers : En effet, étant si nombreux et n’ayant d’autres moyens de subsistance que l’aumône qu’ils mendient, le nombre des pauvres étant par ailleurs si élevé, et comme d’autre part tous ceux qui peuvent donner ne font pas volontiers la charité à des gens comme eux, ils se trouvent d’ordinaire dans une détresse totale, que nous constatons chaque fois que, réduits à la plus extrême misère, ils viennent clamer chez nous une indigence à laquelle nous sommes d’autant plus sensibles qu’ils sont accompagnés d’une multitude d’enfants.

De ce qui en restait, en fait, après la détention préventive. On passait du secuestro initial à la confiscación finale. 25


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Les soixante-douze personnes qui se trouvaient alors dans la prison de Tolède représentaient vingt-deux familles composées de deux à huit personnes, dont un couple et six enfants, quatre mères seules avec enfants (l’une d’elles en avait sept), ou encore une grand-mère et ses trois petitsenfants. En effet, si père et mère étant condamnés, le reste de la famille ne s’en chargeant pas, les enfants échouaient dans cette « prison ouverte » où régnait la loi de la jungle… Trois exemples : • En avril 1670, un ancien marchand, Manuel Pereyra, attirait l’attention du Conseil sur son triste sort : au cours de leur première année dans la prison de pénitence de Tolède, sa femme âgée de quarante-deux ans avait perdu la raison ; lui-même était infirme des bras (séquelles de la torture ?) avec six enfants à charge. • À Cordoue, à l’extrême fin du siècle, la « vieille » Felipe Peña, âgée de trente-neuf ans, presque aveugle, quémandait de porte en porte pour nourrir ses dix enfants. Son mari ayant pris la fuite, le tribunal confirmait au Conseil : « elle est dans le besoin et ne peut assurer sa nourriture quotidienne ». • La supplique de Manuel Jiménez de Sandoval et de sa femme, transmise par le tribunal au Conseil en novembre 1723, illustre ce drame des enfants de condamnés ; les leurs avaient tenté de se débrouiller mais, pris de panique et de désespoir, ils avaient regagné la prison : Ils ont dix enfants, la plupart en bas âge, et tous sans le moindre secours car, bien qu’ils aient envoyé les deux aînés chercher un moyen de gagner leur pain, ils n’ont rien trouvé étant donné leur manque d’expérience dû au jeune âge, et horrifiés de se voir jetés sur les chemins ils sont revenus vers leurs parents, défaits, les pieds en sang, ce qui a aggravé la situation des suppliants qui ne connaissent personne qui puisse les aider26.

La pire des peines : l’endoctrinement de l’enfant L’enfant placé dans une institution religieuse était plus facilement endoctriné que chez un particulier. Les exemples n’abondent pas dans les archives car le tribunal n’était plus concerné une fois le procès terminé et la peine purgée ; on ne trouve donc trace de ces situations que si elles ont posé problème. Cette supplique fut transmise au Conseil par le tribunal de Tolède le 24 novembre 1723. 26


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Tel fut le cas d’Antonio Henríquez Barrios, un veuf quadragénaire, ancien capitaine de navire, qui se trouvait en 1689 dans les griffes du SaintOffice, ainsi qu’une partie de sa famille. Lui-même était en cours de procès à Séville. Le 13 août 1688, le tribunal de Madrid avait placé ses deux enfants : la fillette chez un familier, le garçon chez les Oratoriens. Les deux adolescents avaient eux-mêmes été « réconciliés ». Le jeune Damián, âgé de treize ans, se montra d’emblée assez docile : « le prélat de ladite Congrégation dit qu’il assimile très bien la doctrine chrétienne et les mystères de notre sainte Foi ». Quatre ans plus tard, fin 1692, l’homme, jugé et condamné, tentait de récupérer ses enfants à Madrid. Son fils, alors âgé de dix-sept ans, écrivait en ce sens à l’inquisiteur général, se disant attiré par l’étude et désireux de récupérer, avec l’aide de son père, le temps perdu chez les Oratoriens… La Suprême ordonna à l’inquisiteur de Madrid de convoquer les deux jeunes gens afin de sonder leur cœur « en leur faisant bien comprendre le danger que courait leur âme et dont le SaintOffice les a sauvés, mais dans lequel ils retomberont s’ils se retrouvent sous la coupe de leur père ». Le résultat fut à la hauteur des efforts déployés. Quinze jours plus tard, l’inquisiteur informait le Conseil que Damián souhaitait, en fait, rester chez les Oratoriens, et que sa sœur refusait, elle aussi, de rejoindre son père : Ayant averti l’un et l’autre séparément du danger où ils s’étaient trouvés et auquel ils s’exposaient, Damián répond qu’il avait adressé sa requête à Son Excellence à la demande pressante de son père, qui disait qu’il était assez grand désormais et qu’il avait besoin d’étudier, qu’il valait mieux pour lui être avec son père qu’au service des autres. Mais lui se trouve très bien dans la Congrégation de Saint-Philippe-Néri où il souhaite rester quelque temps encore, jusqu’à ce que Dieu lui montre le chemin à prendre. Et Blanca Henríquez dit que son père l’avait également poussée à présenter à Son Excellence la même requête que son frère, mais qu’elle avait refusé, de même qu’elle refuse de retourner vivre avec lui, car elle sait à quel danger elle s’exposerait alors, comme elle l’a déjà déclaré à plusieurs reprises27.

Nous n’en savons pas plus. Il est possible que ces deux jeunes gens soient entrés dans les ordres : victoire suprême pour le Saint-Office, mais cruelle défaite pour ces cryptojudaïsants qui prenaient tant de risques pour rester fidèles à la foi de leurs pères…

27 Rapport

transmis au Conseil par l’inquisiteur madrilène le 22 décembre 1692.


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L’enfant, lui-même objet d’un procès Rares furent les cas d’enfants arrêtés et jugés indépendamment de leur famille ou, a fortiori, comme fauteurs d’hérésie. Il y en eut quelques-uns dans la toute première période d’activité du Tribunal. Des fragments de procès en attestent. Ils ont été évoqués par Haïm Beinart28, notamment le cas tragique de la petite Inés, fille d’un tanneur d’une bourgade d’Estrémadure. Née vers 1488, orpheline de mère, elle crut voir celle-ci dans des visions prophétiques pleines d’espoirs pour les Juifs et les nouveaux chrétiens. Ainsi, comme elle croyait entendre un murmure de voix, l’ange qui la guidait dans ses visions lui aurait répondu : « Amie de Dieu, ce que tu entends qui résonne là-haut, ce sont ceux qu’on a brûlés ici bas et qui sont au paradis ». Selon H. Beinart : L’instauration de l’Inquisition fut un rude coup pour les conversos mais, de façon inattendue, ils trouvèrent consolation et espérance chez une enfant qui, comme surgie des cendres, leur apparut avec une promesse de rédemption en proclamant qu’en mars 1500, le Messie viendrait les racheter et les conduirait, comme dans l’Exode, vers la Terre promise29.

Tout commença en 1499. Un petit groupe d’enfants de huit à treize ans, plus ou moins perdus, se réunissait autour de la fillette pour chanter et danser la nuit en attendant l’arrivée du messie. Tous firent l’objet d’un procès individuel dont il reste des fragments30. Inés fut arrêtée et interrogée au cours de l’été 1500, et ses dépositions compromirent son père, sa bellemère et nombre de convertis suspects de la région. Elle fut condamnée et brûlée vers la fin de juillet 1500, à l’âge de douze ans à peine31. Mais, du XVIe au début du XVIIIe siècle, les procès d’enfants se situent dans une pluralité de procès concernant leur famille. On ne peut passer sous silence l’affaire du « Christ de la Patience », qui déchaîna les passions à Madrid en 1632. Miguel Rodríguez, un pauvre colporteur portugais de Son article « El niño testigo de cargo... », précédemment cité, est entièrement fondé sur ces documents. 29 H. Beinart, « Inés de Herrera del Duque. La profetisa de Extremadura », in Mary E. Giles (éd.), Women in the Inquisition, Baltimore (Ba.), Johns Hopkins University Press, 1999, éd. espagnole : Mujeres en la Inquisición, Madrid, Martínez Roca, 2000. 30 Une des fillettes, Isabel Bichancho y González, fut dénoncée au Saint-Office par sa mère ; la petite voulait jeûner comme les Juifs pour gagner la Terre promise avec les conversos ; le procès, daté de 1501, se trouve à Madrid. 31 H. Beinart, « El niño testigo de cargo... », op. cit., p. 398. 28


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soixante-dix ans et sa femme Isabel Nuñez Álvarez, âgée de quarante-cinq ans, furent accusés par leur fils Andresillo d’avoir maltraité un crucifix en compagnie d’autres « Portugais » dans leur logis situé rue des Infantes. Ces sottises proférées dans une cour d’école par un enfant d’à peine dix ans, déraciné et – de l’aveu même des juges ! – à la limite de la normalité, ensuite renforcées par le témoignage – manifestement dicté en ce sens – de sa sœur Ana, emprisonnée à douze ans et terrorisée, transformèrent une affaire de cryptojudaïsme « ordinaire » en véritable affaire d’État. Les accusés furent pris dans un cercle infernal qui, pour six d’entre eux, se termina sur le bûcher. Ils furent le centre d’intérêt morbide du grand autodafé madrilène de 1632 auquel le roi Philippe IV assista. Cela retentit amèrement dans la diaspora sépharade : Menasseh ben Israël l’évoqua dans son Esperança de Israel (Amsterdam, 1650), et Isaac Cardoso dans son fameux livre sur Las Excelencias de los Hebreos (Amsterdam, 1679). Le grand historien des Juifs, feu Yosef Hayim Yerushalmi, évoquant le témoignage de ce dernier, conclut que « le thème du Christ flagellé, né probablement de l’imagination débridée des enfants, fut utilisé comme un excellent prétexte pour exacerber les passions à Madrid et transformer un banal dossier de “judaïsants” en une frappante cause célèbre »32. Ce cas est à la fois limite et exemplaire de l’exploitation qu’on pouvait faire des propos d’un enfant, bien qu’en l’occurrence certains inquisiteurs aient exprimé des réserves sur les capacités du gamin.

Le mauvais sort vaincu : un exemple Heureusement, toutes les affaires ne se terminaient pas de manière aussi tragique. À titre d’exemple, les deux procès intentés à Flora Rafaela de Salazar en 1665 et en 167833. Depuis février 1665, cette fillette de douze ans se trouvait placée, avec sa petite sœur et deux nièces de six et quatre ans, chez un « familier » du Saint-Office. Celui-ci répondit au Conseil qui lui demandait d’isoler ladite Flora, que non seulement il n’en avait pas la possibilité mais que la séparer des autres et l’enfermer affecterait gravement sa santé, qui était mauvaise ; elle semblait si docile que mieux valait prendre le risque de la laisser vaquer dans la maison tant qu’elle ne serait pas inculpée. Le 27 juillet, la fillette était incarcérée à Tolède. Sur le registre d’écrou, on a noté ce qu’elle portait et le contenu de son baluchon. Yosef Hayim Yerushalmi, De la Cour d’Espagne au ghetto italien. Isaac Cardoso et le marranisme au XVIIe siècle, trad. de l'anglais par Alexis Nouss, Paris, Fayard, 1987, p. 93-109. 33 AHN, Madrid, section « Inquisición », liasse 183, dossiers 1 et 2. 32


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Le lendemain commençait son procès. Avant son arrestation, la fillette vivait avec une grand-mère, quatre sœurs aînées et la cadette, deux frères, deux beaux-frères, deux petites nièces, un neveu de quinze mois, deux servantes (dont une « judaïsante ») et une esclave. Tous furent arrêtés en même temps. Les parents, eux, étaient incarcérés depuis six ans. Le père, Diego Gómez de Salazar, avait une position sociale confortable avant son arrestation : il était comptable du roi et assumait aussi la Régie des tabacs de Madrid. Spontanément, l’enfant raconta comment elle avait été initiée au judaïsme à six ans par un beau-frère, puis par sa grand-mère qui leur imposa un jeûne à l’intention des parents incarcérés, auquel on la fit participer, mais sans lui dire de quoi il s’agissait vraiment. Au fil des dépositions, en racontant tout simplement son quotidien, elle témoigna contre tous les membres de sa famille qui, parallèlement, faisaient de même contre elle. Le 3 septembre, en présence d’un curateur, on lui donna lecture de ses dépositions, avant de commencer une série d’interrogatoires scandée par les questions des inquisiteurs. Les minutes du procès, que je ne peux détailler ici, sont foisonnantes de vie : les confessions de la petite montrent de l’intérieur la vie quotidienne, la pratique clandestine, les astuces qu’elle exigeait, les querelles qu’elle suscitait. On entrevoit les états d’âme de l’enfant, qui argua de son jeune âge pour minimiser sa « faute ». La sentence prononcée, Flora, affublée du sanbenito et juchée sur une estrade, abjura publiquement le dimanche 30 octobre 1667 dans une église de Tolède. Le lendemain, elle gagnait la prison de pénitence pour un an, au bout duquel on certifia qu’elle était catéchisée et s’était bien conduite, assistant régulièrement aux offices « sauf quand elle était malade ». Le 31 octobre 1668, dans la salle du tribunal, l’inquisiteur lui fit ôter le sanbenito et la libéra sur ces mots : « que se vaya con Dios ». Au total le cauchemar de Flora dura trois ans et cinq mois, dont deux ans et trois mois de prison : elle avait douze ans au début et quinze à la fin. Or, elle fit l’objet d’une seconde instruction dix ans plus tard ; un mandat d’arrêt fut même lancé en avril 1678 : « si on peut l’attraper, qu’on la mette en préventive, ses biens sous séquestre, et qu’on poursuive le procès ». Mais manifestement l’affaire en resta là… Cette nouvelle inculpation était due au témoignage d’un certain Jorge de Medina Cardoso, un négociant de quarante-huit ans qui, de passage à Madrid, avait été dénoncé à l’Inquisition comme étant « un Juif venu de Bidache ». Arrêté, il se livra à une confession extraordinaire : ce Portugais baptisé mais Juif pratiquant, installé dans le quartier Saint-Esprit de Bayonne, connaissait de


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l’intérieur la communauté sépharade de cette plaque tournante des nouveaux chrétiens fuyant la Péninsule. Il la décrivit par le menu, donna quantité de noms et de signalements. Nous apprenons ainsi que tous les Salazar, une fois leur peine purgée, avaient discrètement quitté l’Espagne pour s’installer à Bayonne, Peyrehorade ou Bidache, y avaient prospéré et y faisaient souche. Le père, mort à Saint-Esprit, avait même occupé une place honorable dans la synagogue et la communauté de Bayonne. Quatre hommes de cette famille ont figuré à l’autodafé général de juin 1680, à Madrid, où ils furent brûlés en effigie : le père de Flora et son fils Pedro à titre posthume, à l’issue d’un procès instruit contre leur « mémoire et réputation » ; par contumace et comme relaps son autre fils, Andrés, et son gendre et neveu Gabriel, bien vivants – et pratiquants – de l’autre côté des Pyrénées. Quant à Flora Rafaela, décrite par le déposant comme une petite femme « boulotte et contrefaite, au visage rond et régulier, au teint clair », elle avait épousé un coreligionnaire et coulait des jours paisibles à Bayonne. Il semble que le Saint-Office, qui la guettait, l’attendit en vain…

Conclusion Nombre de ces familles ont pris, notamment au XVIIe siècle, le parti de quitter34, souvent furtivement, une Espagne où le regard trop pesant de l’inquisiteur les faisait vivre dans une insécurité permanente. Ils ont dû pour ce faire affronter bien des dangers : traverser les Pyrénées de nuit, par exemple, ou s’embarquer à Cadix en confiant leur sort aux mains d’un capitaine complice ou vénal, à portée d’oreille du « commissaire » du Saint-Office ; mais aussi – et surtout – ils ont dû renoncer à tout : profession, logis, biens, relations… Ils rejoignaient ainsi les communautés Y. H. Yerushalmi, De la Cour d’Espagne au ghetto italien, op. cit., p. 37 : « L’extrême importance des phénomènes d’exil dans l’histoire générale du XVIIe siècle a été indiquée depuis longtemps [...] Au sein du monde juif, le temps des exils et des errances avait commencé encore plus tôt, avec la catastrophe de l’expulsion d’Espagne et le mouvement s’amplifia au cours des deux siècles suivant par un exode croissant de Marranes espagnols et portugais. Si certains s’inscrivirent parmi les pionniers du repeuplement juif en Europe occidentale ou parmi les premiers colons juifs dans le Nouveau Monde, des milliers d’autres furent absorbés par les communautés établies de la diaspora sépharade déjà très vaste ». 34


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MICHÈLE ESCAMILLA

sépharades déjà constituées à l’étranger, parfois aux portes même de l’Espagne35, dans l’espoir d’une vie meilleure et pour pratiquer librement la religion de leurs pères (« vivir libre en judío », lit-on dans les procès). Au moment de prendre cette difficile décision, le souci des enfants – assurer leur avenir, les soustraire aux risques et à l’angoisse de la clandestinité, les garder dans la foi ancestrale – a dû peser. De quel poids, nous ne le saurons jamais, mais il dut être souvent déterminant. Le destin de certains Sépharades d’aujourd’hui s’est peut-être noué ainsi, il y a trois ou quatre siècles, en Espagne ou au Portugal : sur le regard d’amour porté sur un enfant par des parents inquiets.

Gérard Nahon, Métropoles et périphéries séfarades d’Occident. Kairouan, Amsterdam, Bayonne, Bordeaux, Jérusalem, Paris, Cerf, 1993, p. 254 : « La communauté marranique puis juive de Bayonne accueillit sans doute la majeure partie des nouveaux chrétiens qui fuyaient l’Espagne ou le Portugal par voie de terre ». 35


L’auteur

Michèle Escamilla est agrégée d’espagnol, docteur d’État et professeur émérite de l’Université Paris-Ouest Nanterre-La Défense, où elle a enseigné de 2001 à 2007 la civilisation hispanique, après avoir enseigné à l’Université de Caen de 1966 à 2001.

Ouvrages publiés : - Michèle Colin, Le Cuzco à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, Paris, Institut des Hautes Études de l’Amérique Latine, 1966/Caen, Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université, 1966. - Michèle Escamilla-Colin, Crimes et châtiments dans l’Espagne inquisitoriale, Paris, Berg International, 1992, 2 vol. - Pierre Chaunu et Michèle Escamilla, Charles Quint, Paris, Fayard, 2000. - Michèle Escamilla, L’Inquisition espagnole et la construction de la monarchie confessionnelle (1478-1561), Nantes, Éditions du Temps, 2002. - Michèle Escamilla, L’Espagne impériale de Charles Quint, Nantes, Éditions du Temps, 2005.



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