Jackie Macri
UKUMBUSHO La mémoire de la forêt
Sentinelles
roman
Ukumbusho
Jackie Macri
Ukumbusho roman
Collection
Sentinelles
Š Calleva 2011
A
u pied des volcans, bien loin de tout axe routier, un campement Batwa se prépare à la veillée. Ce soir, comme tous les soirs depuis fort longtemps, la communauté s’est réunie pour écouter l’Ancien, celui qui transmet, celui qui sait… Celui qui explique, aux plus petits serrés contre les plus grands, que l’ukumbusho ne doit pas s’éteindre : la mémoire, ce feu allumé aux temps passés pour éclairer le futur. L’Ancien, cette fois-ci encore, a sans doute un peu trop bu de matango, une boisson qui fait tanguer les corps et danser les esprits, mais il raconte toujours aussi bien cette histoire où il est question d’enfant, de gorilles, et de l’aube qui renouvelle la vie : « C’était il y a longtemps, très longtemps…. À l’époque où les premiers étrangers à la peau blanche sont arrivés. À l’époque où nous avions peur que nos fils, nos filles soient emportés loin de notre terre… À l’époque où l’on s’exerçait à écouter les bruits de la forêt et les cris d’animaux. » Et il explique que les êtres et les choses, les hommes et les arbres forment un tout, pièces imbriquées les unes aux autres, afin de s’assurer de la « stabilité du grand Univers ». 7
Et ce soir, comme tous les soirs depuis fort longtemps, hommes, femmes et enfants rassemblés entonneront un chant jusqu’à ce que leurs voix entremêlées rejoignent les vibrations de la forêt voisine pour une polyphonie parfaite. Chacun se retirera ensuite dans sa hutte de branches et de feuilles, et le chant deviendra berceuse. Le sommeil et le rêve feront le reste…
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Le départ
« L’
aube ne passera pas la montagne. » La rumeur s’était propagée au fond de la vallée et remontait maintenant le fleuve Rouchourou, transmettant le désarroi, la confusion et les départs en masse. Personne n’avait averti la vieille Mandji. Elle était vieille, Mandji. Vieille par ses yeux, qui ne distinguaient plus que des silhouettes et confondaient la hauteur du ciel et la couleur des arbres. La vieille Mandji n’en limitait pas pour autant ses déplacements dans la forêt. Elle se rendait, chaque matin, sur les bords du Rouchourou. C’est là que la vieille Mandji avait appris l’information, par les petits qui jouaient à se faire peur. Mandji était vieille mais elle n’était pas sourde. Tous allaient fuir la vallée. Tous allaient gravir le sentier jusqu’au sommet du mont Mwéno avant la tombée de la nuit et, tandis que les adultes préparaient l’évacuation, les petits s’excitaient au bord de l’eau, inquiets et impatients de se lancer dans une telle aventure. Des petits, la vieille Mandji n’en avait jamais eu. Elle aimait les retrouver à cet endroit du fleuve, là où une bande de 9
gravier fait office de barrière protectrice. Ici, le danger de se faire charrier par le courant est inexistant. Malgré tout, on ne peut pas laisser une dizaine de jeunes, à l’âge le plus fou, jouer si près d’une masse mouvante et liquide ; il suffirait d’un gros orage en amont pour que le niveau de l’eau s’élève brutalement et passe sur la grève. Il suffirait qu’un buffle assoiffé cherche querelle, il suffirait… Autrefois, Mandji venait assister à leurs jeux en sentinelle vigilante. Elle s’asseyait, riait avec eux, rappelait à l’ordre les intrépides toujours prêts à exagérer leur bravoure, tandis que les plus jeunes restaient près d’elle. Depuis que ses yeux ne lui permettent plus de surveiller, elle reste à l’écart mais toujours aux aguets, toujours aussi experte quand il s’agit de discerner, parmi le chahut, d’éventuels signes de détresse, des cris de frayeur. C’est déjà arrivé, plusieurs fois. Mandji se souvient même avoir réussi à identifier et localiser des pleurs de toutpetit. C’était il y a longtemps, quand ses yeux ont commencé à lui jouer des tours. La forêt aurait pu couvrir ces cris plaintifs, mais Mandji n’était pas loin. Le tout-petit était seul, au bord de la rivière. Elle l’a pris dans ses bras, l’a placé en sécurité loin de l’eau et elle s’est assise auprès de lui jusqu’à ce qu’elle entrevoie une silhouette sortir de la forêt et se diriger vers eux. Alors, elle s’est éloignée. D’autres drames ont été évités, et de la même manière. Le dernier, pas plus tard que la saison passée, après toute une nuit où la pluie était tombée en cascade ; les jeunes s’étaient rejoints au lieu de rendez-vous habituel, avec toutefois l’interdiction formelle de s’approcher de l’eau, et ils avaient obéi ; du moins en avaient-ils eu l’intention… Juste une course-poursuite sur 10
la berge, histoire de libérer leur énergie. La grève était encore humide. Certains, les plus hardis, avaient les pieds trempés et l’expérience était si nouvelle qu’ils voulaient la reproduire, mais la pluie avait changé la consistance du rivage. Ce n’était qu’une pente boueuse, dans laquelle trois des jeunes s’étaient enfoncés. Prisonniers de cette gangue sans fond, ils avaient beau appeler, qui aurait pu déceler, parmi tous ces braillements, de véritables appels au secours ? Qui, sinon la vieille Mandji ? Elle avait hurlé pour donner l’alerte et s’était précipitée. Elle est vieille, Mandji, mais elle est encore robuste. Aplatie sur la rive détrempée et à tâtons, elle avait progressé vers les appels à l’aide. Une main s’assurant de la stabilité du sol pendant que l’autre se tendait, cherchant et agrippant ce qu’elle pouvait agripper : des doigts raidis par la terreur, puis un poignet, un poignet tout mince qu’elle risquait de briser et qu’elle avait malgré tout tiré à elle jusqu’à sentir enfin un corps délivré. Elle avait recommencé, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle entende « Ils sont sauvés ! Ils sont sauvés ! ». Elle avait alors abandonné ces petites silhouettes immobilisées aux hautes silhouettes massives qui venaient d’arriver, et qui s’affairaient autour des trois corps étendus ; et elle s’était retirée pour nettoyer son corps à elle, couvert de terre pâteuse à l’odeur de vase. Ça s’est passé comme ça, et tous les matins elle revient au même endroit, se poster à distance des jeunes qui jouent au bord du fleuve et elle écoute. « L’aube ne passera pas la montagne. » Ce matin là, elle les a entendus. Sautillements tout près de l’eau – éclaboussements – 11
dispersion – cris – retours au calme – commentaires : « C’est mon père qui conduira le déplacement. – Non, c’est mon frère. – Mon père, il est plus fort que ton frère ! » Sautillements. « Est-ce qu’on va y arriver ?» Éclaboussements – dispersion – retour au calme : « Ma mère a dit qu’on ne devait s’occuper de rien. » Sautillements. « C’est la fin du monde ! » Cris. « Moi, je n’ai peur de rien ! Je marcherai tout seul sur le sentier !» Commentaires, cris et sautillements tout près de l’eau. « L’aube ne passera pas la montagne. » La vieille Mandji, elle, ne suivra pas ses compagnons sur le sentier escarpé. Pas à cause de la marche à pas forcés, Mandji est toujours aussi vaillante. Pas à cause de la peur qui fait battre le cœur plus fort et plus vite. À cause de ses yeux. Ils ne pourraient pas lui indiquer les cailloux dangereux, ceux sur lesquels on ne doit pas poser le pied. Ils ne pourraient pas lui dévoiler les touffes d’herbes nichées au creux des roches, celles que l’on empoigne si l’on perd l’équilibre. Ses yeux ne pourraient pas la conseiller : « Attention, Mandji, tu te rapproches trop du précipice, reviens sur la paroi. » Ah ! Si son père était encore là, ce serait différent. Il avait, lui, grimpé le sentier du mont Mwéno pour échapper à une terrible inondation. Il avait affronté ce monde plein de mystères et de pièges. Une multitude de souvenirs s’étaient rangés dans sa mémoire. Quand ils revenaient le hanter, il les rapportait, rapportait encore et encore à qui voulait l’entendre. Comme s’il avait voulu les enraciner plus profondément de façon à ne les oublier jamais. La voix pour souvenir, les souvenirs comme empreintes. Ces traces de pas, de vie, la vie du père de Mandji, le plus puissant des chefs de famille de tous les groupes vivant 12
le long du Rouchourou ! Lorsqu’il se redressait, droit debout, lorsqu’il tambourinait, de ses larges mains ouvertes, son torse en avant, le bruit de sa force résonnait si fort, si loin, que la forêt entière tressaillait. Il aurait pu, disait-on, stopper à lui seul la charge d’un éléphant. Mais ce jour là, dans la saline, devant tout un troupeau, il ne resta droit debout qu’à peine le temps de savoir tous les siens à l’abri, perchés le plus haut possible sur les moabis. La vieille Mandji, qui n’a plus ni mère ni père depuis longtemps, ne pourrait pas s’engager dans un parcours aussi périlleux sans aide, et personne ne l’aiderait. Les adultes seraient bien trop occupés à porter les petits épuisés et à encadrer les adolescents inconscients. « L’aube ne passera pas la montagne. » Le soleil n’allumerait donc plus la clairière ? Toute la forêt serait plongée dans l’obscurité ? La vieille Mandji ne la craint plus, l’obscurité. Elle ne craint pas non plus la mort. Depuis qu’elle se penche sur l’eau du fleuve, cherchant son reflet qui se dérobe chaque jour davantage, elle a compris qu’elle-même se mettait tout doucement à disparaître. Elle s’était éloignée des adultes, elle a fini par s’éloigner aussi des petits. Personne n’a cherché à la retenir. Personne ne semble soulagé de la rencontrer. Parfois, un salut furtif, qu’elle distingue à peine. Personne ne lui parle plus vraiment, comme si on voulait s’habituer à sa future absence. Le temps partagé a suivi les saisons. La vieille Mandji s’est acclimatée à la dernière. Ses yeux ne la portent plus mais elle sait se servir de son odorat pour repérer les chemins à travers la forêt. Elle sait aller vers 13
les arbres fruitiers. Elle sait reconnaître au parfum tout ce qui est comestible. Et puis ses doigts, surtout ses ongles encore bien affûtés, savent toujours fouiller la terre pour y dénicher les meilleurs bulbes. Elle a su confier à ses oreilles la responsabilité d’autres repères. Elle est capable de se diriger, de reconnaître et d’analyser toutes sortes de bruits au cœur même de la nuit, et jusque dans son sommeil. « L’aube ne passera pas la montagne. » De l’endroit où elle s’était dissimulée, elle entend maintenant les adultes. Ils se regroupent. Ils interpellent leurs jeunes qui obtempèrent en criant. Un bruit de désordre et de frayeur. Ils vont abandonner la clairière à la nuit qui prépare dans une sourde épaisseur un lendemain improbable. Vaincus sans combattre. Le bruit de la déroute. Ils sont tous prêts, et puis soudain, un grand silence. Ça y est, ils sont partis. La veille Mandji est restée tapie derrière un fourré au bord de l’eau. Personne ne la verra se laisser glisser à terre, mettre sa tête dans ses bras pour cacher ses yeux, ses vieux yeux qui ont fini leur vie. Vaincue sans combattre. Le temps fraîchit. Le silence devient plus long, plus fort que la forêt, plus fort que l’eau du fleuve. Mandji, la vieille Mandji ne doit pas se laisser couler dans ce silence. Elle ne doit pas rester ici. Soudain, elle sursaute : quelque chose a pleuré tout comme elle. Tout près d’elle. Dans ce buisson. Quelque chose comme un sanglot d’enfant. Elle se fige et murmure : « Qui est là ? » Elle ne reconnaît pas tout de suite la petite voix entrecoupée de reniflements : « C’est moi, Yon. J’ai peur. » C’est le petit de Maé, son dernier. Elle ne peut pas l’avoir oublié, c’est 14
une bonne mère, Maé : elle a élevé trois beaux garçons, partis fonder leur propre famille quelque part en aval du fleuve. Il lui reste encore trois jeunes : deux filles et celui-là, elle ne peut pas avoir laissé le plus petit ! La vieille Mandji se rapproche encore et Yon sort de son buisson. Elle ne le voit pas complètement mais distingue ses deux petites mains tendues vers elle. Elle ouvre ses bras, il s’y précipite. Il a posé sa petite tête sur son épaule et il sanglote. Elle le berce puis demande : « Pourquoi es-tu encore là ? Où sont tes parents ? » Yon pleurniche encore, elle le rassure du mieux qu’elle peut, du mieux qu’elle a appris quand ses yeux pouvaient encore observer. Il finit par se calmer et raconte : « Ma grande sœur est venue me chercher, mais elle ne m’a pas trouvé parce que je jouais à me cacher. Elle m’a appelé, appelé mais moi, je me cachais toujours. Quand elle est partie, j’ai couru pour la rattraper et je suis tombé, je n’arrive plus bien à marcher. J’ai peur de la nuit qui va arriver. Je veux être avec ma maman. » La vieille Mandji est vieille mais elle n’est pas stupide. Elle sait que s’il ne les rattrape pas, ce petit sera sans famille. Sa mère, Maé, doit l’imaginer en sécurité auprès de son aînée, et cette dernière s’imagine qu’il se trouve avec sa mère. Lorsqu’elles se rendront compte, il sera trop tard pour retourner sur leurs pas. Il ne faut pas qu’il soit un petit perdu. La vieille Mandji est assise et le berce. L’aube ne passera pas la montagne. Et si l’information n’était pas exacte ? Si ce n’était qu’un fracas inutile ? Un cataclysme est toujours précédé de signes avant-coureurs. La vieille Mandji et les siens savent les reconnaître. Les pluies sont brutales et très froides, les fruits 15
ne mûrissent pas, les feuilles se racornissent, les insectes se réunissent en nuées innombrables et agressives. D’après le père de la vieille Mandji, trois jours avant cette terrible inondation qui avait provoqué leur fuite, le fleuve Rouchourou avait pris une couleur de prairie fanée, et l’air sentait le mimosa à des lieues à la ronde. Elle, la vieille Mandji, n’a décelé aucune odeur suspecte, aucun phénomène sonore particulier ne l’a mise en garde. Tout semble aller comme à l’habitude. Maintenant que le petit Yon est calme, elle le pose à terre et en profite pour tâter sa jambe droite. Le petit a crié de douleur lorsque les doigts de la vieille Mandji se sont appuyés sur son genou, mais ce n’est que du sang séché, une blessure pas bien grave, à peine une grosse écorchure qui se cicatrise déjà. Elle en est soulagée. Elle a ri et le petit aussi. Mandji entrevoit le visage de Yon, ce dernier a récupéré un brin d’herbe qu’il mâchouille. Et tout semble redevenu normal. Comme si dans quelques instants le clan allait revenir, les adultes allaient reprendre leurs occupations et les jeunes leurs courses-poursuites au bord de l’eau. Le petit se relève mais il ne peut pas encore se servir de sa jambe. Il faut patienter, il se rassied. La vieille Mandji, assise auprès de lui, essaie de suivre ses mouvements. On dirait qu’il ne réalise pas la situation, qu’il a oublié les autres ou qu’il attend sagement leur retour. Si elle n’avait pas été dans les parages, il serait encore à pleurer dans son buisson. Quelque chose, sans doute un gros nuage, passe très haut dans le ciel, au-dessus du fleuve : l’ombre se déplace vite. La vieille Mandji a bien remarqué la différence de luminosité mais 16
elle se tait. Yon s’écrie : « Regarde, regarde là-haut ! » Elle a beau lever ses yeux, elle ne voit rien. Par contre, elle perçoit un grand bruit d’ailes, comme un souffle en cadence. Elle écoute et devine : un vol immense. Les oiseaux ! Ils sont nombreux, rapides et ils se dirigent tous vers l’est, vers le mont Mwéno, vers l’aube qu’ils veulent voir se lever. Ce n’est donc pas une rumeur. Tous les animaux fuient la vallée. Yon s’est réfugié dans les bras de la vieille et il recommence à sangloter. Elle est debout, sur le qui-vive. « Que ferai-je de ce petit, cette nuit ? Si au moins j’étais sûre qu’il s’endorme, il ne s’apercevrait de rien. Une nuit qui durerait, voilà, ce ne serait qu’une nuit plus longue que les autres, mais il ne s’endormira pas facilement. On ne peut pas s’endormir quand la peur maintient en alerte. » Elle réfléchit. « Depuis combien de temps le groupe est-il parti ? Où se trouve-t-il maintenant ? Le petit Yon ne marche pas mais il voit et moi, je peux marcher, je peux le porter. » Mandji, la vieille Mandji vient de prendre une décision insensée, mais elle doit faire quelque chose pour ce petit, qu’elle berce toujours en s’éloignant du bord du fleuve. Elle va tenter de lui expliquer tout ça, d’une voix neutre, pour ne pas l’inquiéter davantage. — Tu ne crains rien avec moi. Tu sais qui je suis, n’est-ce pas ? — Oui. Tu es la vieille Mandji ; emmène-moi. Je veux ma maman. — Est-ce que tu sais aussi que je n’y vois plus grand-chose ? — Oui. Parce que tu es vieille. Emmène-moi à ma maman. — Je ne saurais pas dire par où elle partie. 17
— Elle a pris le sentier de la montagne avec mes sœurs et tous les autres. C’est mon père qui les mène. Ils vont passer de l’autre côté. Il faut y aller. — Mais où est-il, ce sentier ? Comment m’y rendre ? — Il faut suivre la piste des éléphants jusqu’à la sortie de la forêt. Tu vois le gros arbre mort, là bas, juste avant le champ d’orties ? — Je ne vois rien du tout, tu le sais ! — Mais si ! Tu le vois, emmène-moi à ma maman. — Attends, le gros arbre mort, c’est bien celui où il y a beaucoup d’abeilles ? — Des milliers ! Ah ! Tu vois que tu le vois ! — Alors il faut faire vite, si elles ne sont pas parties elles aussi, elles vont bientôt s’endormir et je ne les entendrai plus. — Mais si tu vas vite et que tu n’y vois pas, tu vas tomber ! — Comment tu sais ça, toi ? — Des fois on joue, on ferme les yeux et on marche comme toi ! Souvent on tombe ! Enfin, des fois, quand on va vite ! La vieille Mandji a écarquillé ses yeux, ses yeux qui font jouer les jeunes. – Alors garde les yeux bien ouverts et guide-moi. Serre-moi bien fort et regarde ! Observe et dis-moi tout ce que tu vois, les petites choses, surtout. N’oublie pas de surveiller aussi où je mets les pieds. Elle installe le petit sur son dos et, à grandes enjambées, se dirige vers la piste qui traverse la forêt. Elle est vieille, Mandji mais elle est résistante. Jusqu’au gros arbre mort et un peu plus loin encore : ce chemin-là, elle en connaît chaque détail. Elle y allait souvent, sur ce chemin, comme en pèlerinage, et elle a 18
continué même après que son regard ne la devançait plus. Elle marche vite à travers les taillis et les fourrés. Ils se sont épaissis depuis son dernier passage, mais elle sait encore anticiper les trouées. Les bruits sont plus feutrés, comme à l’approche du coucher de soleil. Elle doit persuader le petit qu’il ne risque rien. Les difficultés seront pour plus tard, et il sera toujours temps d’inventer autre chose en attendant la nuit. Le petit Yon est rassuré. Elle ne voit pas qu’il sourit. Elle le sent à la façon qu’il a de lui serrer le cou. Elle court presque, la vieille Mandji. Elle se souvient du récit de son père : « J’avais trois ans et j’étais au bord du fleuve quand l’eau a commencé à monter. D’abord tout doucement et puis, d’un coup, une vague est sortie du fleuve jusqu’à lécher nos pieds. Elle était petite et rase, mais si puissante qu’elle a emporté deux des nôtres. Tout est allé très vite. Une autre vague, celle-là très haute, arrivait de l’amont ; on aurait dit que le fleuve avait enflé et qu’il allait exploser. On a couru de toutes nos forces pour ne pas être happés. L’alerte a été déclenchée et l’ordre d’évacuation donné. Tous dans un grand mouvement vers la montagne. Je te montrerai par où on est passés. Une ancienne piste d’éléphants, derrière le champ d’orties, après un gros arbre mort. Les petits n’ont pas le droit de s’y rendre à moins d’être accompagnés d’un adulte ; c’est le territoire des serpents. Au pied de la montagne se trouve un gros rocher qui a la forme d’une main et, une fois contourné, c’est la montée. Au début, tout est facile, mais au fur et à mesure que le sentier grimpe, il se fait plus étroit. Il y a surtout un ravin et un à-pic très dangereux. Les éboulements sont fréquents et ils grignotent chaque fois un peu plus le passage. Moi, j’ai eu de 19
la chance, mais plusieurs d’entre nous sont tombés. Si jamais tu devais, un jour, te sauver par là, il faudra y aller à l’instinct et au regard. Nous sommes restés une saison entière de l’autre côté, jusqu’à ce que la vallée s’assèche. Lorsque nous sommes retournés par le passage, c’était encore plus difficile ». Mandji avait demandé : « Pourquoi ne pas vous être établis sur l’autre versant ? » Son père avait soupiré : « La pluie et le froid, ma petite Mandji. Nous n’étions pas habitués, et nous ne pouvions pas nous habituer. Trop froid, la nuit ! » Il ne s’agissait certainement pas d’une inondation, cette fois. Qu’allait-il devenir, le fleuve Rouchourou, dans une nuit interminable ? Continuerait-il de crachoter son impatience d’aller plus vite, sans les stridulations des insectes, sans les voix des petits ? Sans reflet pour personne ? La vieille Mandji porte le petit Yon sur son dos. Son corps s’est adapté à un nouvel équilibre. Yon n’est pas lourd, et ce n’est pas son volume qui freine la marche ; ils traversent maintenant le champ d’orties. C’est le territoire des serpents, ils ont dû déserter eux aussi, mais on ne sait jamais, l’un d’entre eux pourrait s’être attardé. Il vaut mieux rester sur ses gardes. Mandji a exigé le silence pour mieux se concentrer. Elle a ralenti, alors le petit n’a accepté ni l’obligation de se taire ni le changement de rythme. — Je ne me tairai pas ! Tu ralentis parce que tu ne veux pas les rattraper ! Tu veux que je reste avec toi et tu ne m’emmèneras pas auprès de maman ! — Pourquoi est-ce que tu dis une chose pareille ? — On nous a prévenus de ne pas nous approcher de toi. Tu n’as pas d’enfant et tu n’as plus tes yeux, alors tu pourrais avoir envie d’avoir les deux ! 20