SANS ISSUE

Page 1

SANS ISSUE recueil

CADAE R T

D IAZ

V O N

K N E C H T E N



PREFACE

Le présent ouvrage recueille la correspondance echangée entre les années 1973 et 2007 par deux frères séparés depuis l’enfance. Seules certaines lettres de A. ont été retrouvées dans leur intégralité, avec les illustrations que celui-ci joignait à ses écrits. Ces tranches de vie permettent de suivre les voyages de ce nomade des temps modernes qui va de pays en pays à la recherche d’un milieu sain dans lequel évoluer. Le lecteur y trouvera une sensibilité exacerbée qui se mêle à l’architecture des lieux, desquels se dégage une poésie qui transcrit l’évolution des complexes architecturaux au regard de la vie du personnage. La lettre qui clôture le présent roman épistolaire est la dernière qui fut envoyée, son auteur étant décédé quelques mois après son envoi. L’enquête a conclu à un suicide pour cet ancien toxicomane claustrophobe, que la vie usa durant toutes ces années de voyage, faites de réflexions sur les architectures qui l’entouraient et sur la recherche de son propre bonheur.



1973 - 1982 KOWLOON CITY - HONG KONG CHINE


mai 1973

Mon frère,

Tu ne devineras jamais où je suis. Je viens d’arriver après un long pé-

riple dans un quartier étonnant. Les gens d’ici l’appellent «la ville emmurée» et disent d’elle que c’est le quartier le plus densément peuplé du monde. Peut être que le chiffre de 2 millions d’habitants au kilomètre carré ne représente rien pour toi, mais je t’assure que c’est une véritable fourmilière ! Je n’y suis que depuis ce matin mais je réalise déjà le potentiel de cette ville. J’entends quelqu’un frapper, ça doit être Chu-Jung. Je l’ai rencontré sur le bateau, il veut absolument me faire découvrir sa ville en profondeur..

Je t’écris de nouveau bientôt,

A.

ce matin Kowloon city,


juin 1973 Mon petit,

En quelques jours, j’ai pu explorer mon nouveau refuge. Chu-Jung voulait

me montrer sa ville en profondeur et c’est exactement ce qu’il fit. Kowloon est une ville abyssale, un dédale de ruelles qui s’entremêlent sans cesse : dans chaque recoins un marchand, un restaurateur, des enfants qui s’épanouissent en jouant avec presque rien. Tout le monde s’y côtoie dans une joyeuse indifférence : des mères de familles, des ouvriers qui rentrent de leur labeur, mais aussi des individus plus mystérieux qui semblent être dotés d’un certain contrôle sur la ville..

artements p p a s le e m m Regarde co t ! se supperposen

Je suis sorti du quartier ce matin, et de l’extérieur, il semble n’être qu’un

seul et même immeuble, un monolithe de plusieurs centaines de mètres carrés. J’ai vraiment l’impression que ce bloc tout entier est ma nouvelle maison : il est impossible d’y rester seul et chaque journée est ponctuée de nouvelles rencontres.

Bien à toi,

A.


juin 1973

Mon frère, mon confident,

Deux semaines uniquement sont passées, et je semble finalement avoir

trouvé le milieu le plus propice à mon épanouissement et à mes activités - desquelles tu connais l’ordre.

Kowloon city m’apparaît bel et bien comme paradisiaque, depuis que j’ai

appris à en connaitre le fonctionnement. Il n’y a pas un instant mort dans cette ville, les gens vivent le jour, la nuit, sans cesse. Les appartements se superposent, presque sans fin, les marginaux et exclus se sentent chez eux, j’y trouve alors ma place, même si mon logement est très exigu.

Je joins à cette courte lettre une carte postale trouvée dans un petit

shop de Hong-Kong, afin que tu visualises ma nouvelle Terre promise. J’espère que tu m’y rejoindras. Un jour, peut être.

Je t’écris à nouveau, bientôt, quelqu’un frappe à ma porte. Mes affaires

reprennent...

A.


septembre 1975

Mon cher frère,

Depuis ces plusieurs mois ici, je me porte toujours bien, et j’espère qu’il en est

toujours de même pour toi, que tu poursuis tes études comme le souhaite nos parents.

Pour ma part, je parviens toujours à vivre, presque survivre. Il faut dire

que même si ce lieu convient au mieux à mon petit trafic, il n’en est pour le moins si vivant et dynamique que le sentiment d’étouffement gagne plusieurs de mes amis ici, et je crains qu’il ne finisse également par m’atteindre.

Paradis pour les activités illégales, certes, mais y vivre y devient

presqu’éprouvant. Tout ici se passe sans aucun contrôle, aucune police, et les excès sont donc actes quotidiens. Nous sommes finalement, je te l’avoue, entassés les uns sur les autres dans ces bâtiments construits sans logique aucune, de manière anarchique, à l’image de nos vies. Des dizaines d’étages se superposent sous mes yeux, les coursives et ruelles s’enchevêtrent sur tous les niveaux, cette surpopulation s’accroît sans cesse mais tous ces squatters font vivre mon réseau, mon trafic, alors je me dois de m’y accommoder.

Pour le moment, je parviens encore à me repérer dans ce labyrinthe, les

avions frôlent les immeubles tout au long du jour et de la nuit mais je garde la tête sur les épaules. Il le faut.

Dans l’attente de tes nouvelles, je t’embrasse mon cher R.,

les avions passent juste au dessus de nos têtes !


avril 1976

R.,

Pardonne d’avance cette lettre, mais tu es mon seul échappatoire, la seule

issue de mon âme qui se voit actuellement perdue dans cet endroit que je pensais être mon eldorado.

Mes affaires sont excellentes d’un point de vue rentable, mais ce contex-

te architectural dense et replié sur lui même me prend à la gorge, les effets de mes substances n’y arrangeant rien. Je me sens piégé, j’ai du mal à garder les yeux ouverts et l’insalubrité de cet espace qui me confine semble pénétrer les pores de ma peau. Je me gratte, sans cesse, en fixant les murs de mon appartement de 30 mètres carrés. Ils semblent se refermer sur moi, s’approcher à une vitesse variable, tantôt rapidement, tantôt dans un mouvement flou et léger. Les deux personnes qui partagent ma pièce sont accroupies, tous avons consommé la même poudre, trouvée dans les toilettes de l’épicerie chinoise, quelques étages plus bas. Là bas une odeur de pourriture stagne sous le bas plafond, les anciens disent qu’ils servent de la viande de chien. Les conditions sanitaires dans lesquelles nous vivons maintenant sont déplorables, deviennent insupportables, la chaleur nous étouffe et ma transpiration goutte sur mon papier. Mes amis me parlent de claustrophobie, je n’avais jamais éprouvé ce sentiment d’angoisse auparavant, et maintenant il semble m’accompagner à chaque seconde. Je ne sais pas comment je pourrais continuer à survivre dans ce taudis, ce monolithe de béton, ce grouillement des gens parmi toutes les ruelles plus sombres les unes que les autres. La densité de cet endroit m’est maintenant insupportable, je ne sais comment je suis parvenu à m’épanouir ici les premiers mois. Peut être sans drogue, cette fourmilière m’aurait été vivable, mais aujourd’hui – dans l’état dans lequel je me trouve emprisonné – il n’en sera plus jamais le cas.


Tous ces appartements qui s’enfilent, se multiplient de jours en jours

autour, au dessus, en dessous de moi me font tourner de l’oeil. Il n’y a presque plus assez d’air pour nous permettre à tous de respirer, en arrivant je trouvais dans les façades de ces immeubles confinés une allure esthétique, aujourd’hui rien de plastique n’arrive encore à stimuler mon émoi, seul mon enfermement conditionne mes pensées, mon être. Je n’ai d’ailleurs plus l’impression d’être, je subis, je subis cet endroit qui me nuit et conspire à me nuire.

Pourtant, mon frère, crois moi je suis quelqu’un de fort, tu le sais bien.

J’ai essayé, de vaincre ce sentiment, de repousser ces murs et ces portes qui se rabattent sur moi, de sortir de mon appartement si étroit, mais ici tout a une proportion différente, ca ne semble pas être la vraie vie. Les coursives, les paliers, les ruelles sont toutes aussi étroites que mes pupilles lorsqu’enfin une lumière du jour parviens à éclairer mon visage. Ici tout est sombre, prend une allure d’incarcération, j’ai l’impression que nous nous sommes tous entassé ici, enfermés volontairement, mais maintenant il me semble impossible d’en sortir. La lumière blanchâtre des néons des ruelles me permettent d’accéder aux quelques points d’eaux existants encore, je me plonge le visage sous

cette eau puisée

dans la profondeur du sol pollué par les innombrables industries, et je me demande inlassablement pourquoi suis-je tombé ici, pourquoi toute cette misérable histoire m’a t’elle conduit à un trafic aussi sombre, une vie aussi minable.

Je repense à toi, à nous, nos jeux d’enfants. J’aimerai tellement que tu

sois à mes côtés, pour m’aider à sortir d’ici, sortir de mes angoisses claustrophobes, m’échapper de ce bloc d’hyper-densité.


juillet 1978

Mon petit frère,

Une fois de plus, voici de mes nouvelles.

La vie n’est toujours pas meilleure ici, et ne le sera jamais. Mes derniers

mots désordonnés ont du te paraître comme un appel à l’aide, un dernier cri de douleur... c’est à peu près cela, effectivement. Mais sans le vivre ou l’avoir vécu, il me semble que tu ne peux comprendre mon conditionnement, c’est pourquoi ce matin je me suis emparé de mon Polaroid, délaissé depuis quelque temps.

Je sais que je ne dois pas me laisser aller, mais pour cela j’ai besoin

de ton aide, je t’envoie alors quelques clichés de ce qui constitue ma vie actuellement, celle que je ne veux plus vivre, laquelle tu te dois de m’en sortir. Je sais que tout cela doit paraître lourd pour tes frêles épaules, mais mon frère je sais que tu peux m’aider, même d’aussi loin. Tes lettres me sont le seul réconfort ici bas, la seule nourriture de mon esprit en décrépitude.

Loin des cartes postales et des premiers clichés envoyés, je veux ainsi

te montrer la réalité de Kowloon City, l’antre du monstre, les entrailles de ce quartier le plus peuplé, le plus dense qui n’ai jamais existé. Peut être alors comprendras-tu mieux mon désespoir, et me viendras-tu en aide.

ne comme person mpté n'a jamais co

Je compte sur toi R., A.

Tu arrives à voir le ciel, toi ?


octobre 1980

Mon tendre R.,

L’attente de ta réponse m’étant interminable, je me demande si celle-ci ne

s’est pas perdue en chemin. Chaque jour et chaque nuit, le bruit assourdissant des avions qui frôlent les toits de ce monolithe me fait me questionner : ta lettre est-elle portée par l’un d’eux?

je les aperçois, juste au uant dessus de ma tête, obstr t du les nuages pour la plupar mées temps cachés par les fu spère et les toits de tôles, et j’e eront ardemment qu'’ils m’'apport tes mots.

Je suis parvenu à sortir de mon appartement hier, poussé par l’espérance

de ton aide envers moi, mais la lumière vacillante des couloirs, les escaliers biscornus rejoignant les étages, les cours humides parcourues par les rats m’ont bien vite écoeurés, la claustrophobie me revenant en pleine face..

Impatient, je t’embrasse, je t’attends.

A.


mars 1982

Mon cher frère, mon sauveur,

j’ai enfin reçu ta réponse, qui est la seule chose qui me fait vivre

aujourd’hui, garder espoir en la vie. Quelle joie, quel bonheur, cette nouvelle ! J’espère me trouver rapidement un vol pour Londres, grâce aux recettes de mes derniers deals dans ce trou à rats dont je ne plus supporter la vue ni l’odeur..

J’espère que ton ami qui me recevra sur place n’est pas trop gêné, je te

promet d’être présentable et de lui faire bonne impression. Par dessus tout, je tâcherai de rester chez lui le moins de temps possible, un laps de temps tout juste suffisant pour me trouver un logement dans un nouveau complexe.

J’ai décidé d’arrêter mes trafics, la drogue, tout. Je quitte tout en par-

tant de Kowloon, je quitte mes amis qui me sont devenus néfastes, cet appartement invivable, cet environnement dense et confiné qui me rend claustrophobe à n’en pouvoir plus vivre convenablement. Mais surtout je quitte ces transactions illicites qui n’ont fait que me nuire, me pousser toujours plus loin dans la décadence, afin de prendre un nouveau départ.

Cette nouvelle vie, c’est à toi que je la dois, mon frère, mon meilleur ami,

mon confident.

Je promets de continuer à t’envoyer de mes nouvelles, et je m’engage à ce

qu’elles soient meilleures, moins larmoyantes. Prends acte de mes mots, je veux devenir un nouvel homme, sain, je veux vivre en harmonie avec mon corps, mon esprit et ces nouvelles personnes qui vont m’épauler. Je vais tenter de me trouver un endroit où règne la complicité entre voisinage, j’ai besoin d’un entourage stable, d’une solidarité pour mon sevrage, d’espaces verts me permettant de voir le ciel afin de m’ouvrir à de nouveaux horizons.


Je colle à cette lettre un article découpé d’un journal, pour que tu vois

encore à quoi j’échappe grâce à toi, ces appartements confinés, entassés, cette vie impossible dans un monolithe aussi dense que celui qui constitue tout Kowloon City ...

Mes prochaines nouvelles seront donc en provenance de Londres, je m’en

réjouis !

Encore une fois, mon R., je ne te remercierai jamais assez ...

La maturité m’attends dans la capitale britannique, je t’écrirai à mon

arrivée, je t’embrasse

A.



1982 - 1998 ROBIN HOOD GARDENS - LONDRES ANGLETERRE



mars 1982 Mon cher R.,

Je n’ai pas résisté à l’envie de capturer l’image qui s’offrait à mes yeux

lors de mon voyage en avion, Londres sous nos pieds, l’inversion brutale de ma perception qui à Kowloon se faisait vers ce ciel obstrué que je voyais si peu…

Regarde cette étendue d’eau, la Thames dit le steward, j’aimerai tant en

avoir une vue de mon prochain appartement. Mais je ne me réjouis pas trop vite, je sais que mes recherches doivent avant tout m’apporter un cadre de vie sain et entouré de nombreuses personnes qui pourront me permettre de vivre à nouveau dans un cadre propice à ma santé, mon mental.

Je suis bien arrivé chez ton ami, il m’est fort sympathique et très culti-

vé. Il apporte chaque jour plusieurs journaux et magazines d’architecture et immobilier en vue de m’apporter son aide pour me trouver un logement.

Je t’écrirai, assurément, lorsque j’aurai trouvé l’endroit idéal où vivre.

Ton ami et moi-même t’embrassons bien fort,

A.


mai 1982

R.,

Voilà plusieurs semaines que, grâce à ton précieux ami, je me cultive de

plus en plus sur cette ville et ses complexes architecturaux, et je semble avoir enfin trouvé mon très prochain havre de paix.

J’ai lu dans les news que le dernier endroit en vogue est le Robin Hood

Gardens des architectes Peter et Alice Smithson, finalisé depuis 1972. Voici près de dix années que les habitants semblent y vivre dans la convivialité, le partage et la bonne humeur. Tu vas me trouver obsédé par le ciel depuis que j’ai quitté Hong-Kong, mais ce qui m’a attiré dans cet article que j’ai lu –et dont je te joins quelques photos – fut leur concept de « streets in the sky ».

Ils ont pensé leurs bâtiments avec des coursives incorporées, qui desser-

vent les appartements (duplex, cela va me changer !) et qui permettent aux personnes de se rencontrer, aux voisins d’échanger en sortant de leurs habitations respectives. Je trouve cela fascinant, elles sont bien plus larges qu’à Kowloon et ont été réfléchies pour le bien être des habitants, non conçues au fil du temps, par nécessité.

(comme là bas...)


J’entame alors mes démarches, motivé par cette alliance de l’habitat, la

rue et les relations entre habitants pensées par le CIAM (dont tu dois avoir entendu parler) et ces deux architectes qui me redonnent espoir quant à me reconstruire une vie meilleure, loin de mes trafics et consommations que je m’efforce toujours de quitter. Et cette claustrophobie qui s’estompe doucement, au fil de mes marches dans les nombreux parcs (Green Park, Regent’s Park, Hyde Park…)

Je sais que tu ne peux te déplacer ces temps-ci, ton premier enfant qui

vient de naître, je tiens à te dire que je suis fière de toi mon frère.

J’avoue jalouser ta vie, mais pour le moment, je tente seulement de recons-

truire la mienne.

Embrasse tes proches pour moi, j’espère inlassablement pouvoir te revoir

prochainement.

Voilà tellement d’années, de lettres échangées, tu me manques.

A.


juin 1982

Mon cher frère,

Je te fais part du peu que j’ai pu apprendre sur ma demeure future, dans

laquelle j’emménage demain même…

Saches que les Smithson ont conçu ce « Robin Hood Gardens » comme une

architecture moderniste, à bas prix grâce matériaux facilement disponibles (du béton préfabriqué, tel que je l’ai lu), ainsi ces logements sociaux sont à la portée du peu d’argent qu’il me reste après mon triste et long péril en Chine.

Je n’aurai plus à partager mon appartement avec plusieurs personnes,

et les quelques visites que j’ai pu effectuer sur ce site mon fait découvrir le grand jardin central depuis lequel je peux voir le ciel de manière presque panoramique… Je m’y suis senti bien à nouveau, souvenir du jardin de nos parents dans lequel nous avons partagé notre enfance. Il est vrai que je n’y ai pas rencontré grand monde, mais je suppose que cela faisait partie du temps gris qui surplombe la ville.


Je dois ainsi ajouter que je quitte finalement la densité de Kowloon City

pour en retrouver une autre, il est vrai que la superposition des appartements des deux longues barres de logements me font légèrement penser à ces façades qui hantent mon esprit, mes nuits, mais il me semble que la vie y sera toute autre, et je me réjouis d’y habiter dans moins de vingt quatre heures.

Je te donnerai des nouvelles dans les prochaines semaines, le temps de

trouver ma place parmi mes nouveaux voisins…

Je pense à toi, grâce à qui je me retrouve ici, t’embrasse.

A.

é de la P.S: mon appartement se trouve du côt dans un Tamise, comme sur cette coupe trouvée ! magazine de ton ami. Comme souhaité


avril 1985

R.,

Me voilà ainsi installé depuis bien des mois, et ma vie s’améliore de jours

en jours, seule une légère claustrophobie persiste encore, que j’essaye d’estomper et d’abolir par de nombreuses ballades et par mes recherches de travail pour financer mon nouveau loyer.

Je croise dans les rues suspendues de mon immeuble mes voisins, lesquels

sont fort sympathiques et dont je deviens, peu à peu, l’ami. J’ai trouvé ma place dans un de ces 213 appartements, dans le bâtiment qui longe la Cotton Street. J’ai spécialement cherché un dessin des architectes pour que tu visualises, dans l’espace, l’endroit où je me trouve actuellement.

Depuis le

large balcon, coursive donnant sur l’entrée de mon logis, je

surplombe le jardin calme et verdoyant en pensant à toi. En longeant les rues voisines, je me rends compte du mouvement de la construction qui suit celui des axes routiers, l’ondulation des volumes prend alors un air poétique lors de mes jours d’humeur heureuse.

Dans leur publication « The New Brutalism», dans l’Architectural Design

en Janvier 1955, les architectes disaient concevoir « l’architecture comme le résultat d’une façon de vivre. » Je finis ma lettre par ces propos, illustrés par mes quelques clichés, afin que tu comprennes ce que je vis moi-même ici.

Bien à toi,

A.


ma voisine de d roite, timide devant mon obje ctif


octobre 1987

Mon frère,

Toujours accompagné de mon vieux polaroïd, illustrant toutes les bribes

de ma vie, je trouve la joie dans la photographie des instants heureux des enfants qui jouent ici les jours de beau temps.

Je pense proposer mon travail à quelques journaux, avec l’aide de ton

précieux ami maintenant devenu un des miens…

J’aimerai ton avis sur mes clichés...

Penses-tu qu'ils puissent réellement interpeller et intéresser ?

Dans

l’attente

de

ton

importante

Affectueusement, A.

réponse,

à

mes

yeux,



Novembre 1989

Mon confident, mon tendre R.,

J’ai peur d’en arriver toujours au même point. T’écrire, une fois encore,

une fois de plus, des lettres désespérées.

Ma très longue absence de nouvelles est due aux événements qui m’ont été

infligé, et desquels je voulais te protéger. Ton esprit est sain, à l’image de ta vie, ton second enfant, ta vie aux allures parfaites : loin de moi l’intention de la souiller par mes pensées lugubres.

Mais aujourd’hui me voilà à nouveau aux mêmes points de ma maladie, la

claustrophobie, et j’ai à nouveau ce besoin d’extérioriser mes sentiments, mes angoisses, de te les écrire car j’y vois dans cet acte seul un léger soulagement.

Ton éventuelle réponse, un soulagement encore plus grand.

Je te l’assure avec foi, toutes substances illicites sont sorties de mon

corps et n’y entrent plus. Mais seulement le passé laisse une trace sur l’organisme, l’esprit, une trace ineffaçable. Ce paradis dans lequel je pensais atterrir semble se refermer sur moi, je ne trouve plus l’aération suffisante à ma vie dans ces bâtiments denses. Peter et Alice, les Smithson souviens toi, ces architectes de mon espoir, ne me semblent plus avoir trouvé la solution au logement dans la vie quotidienne que chacun de nous mène, et je ne suis pas le seul de cet avis. De nombreux habitants ressentent aussi cet enfermement, les fameuses « rues dans le ciel » ne laissant apparaitre qu’un paysage tronqué, la proximité des résidents devenant comme un poison dans nos relations.

Je tente de reprendre mes esprits, mais à nouveau je sens que cet endroit

dans lequel je me trouve conspire à ma perte.

J’ai besoin de toi, de tes mots, mon frère.

Désespérément,

A.



Decembre 1993

R., mon seul vrai ami,

A ma claustrophobie s’enchevêtre et s’ajoute la paranoïa.

Pourquoi ne réponds-tu pas ? M’abandonnes-tu, toi aussi ? Te procure-je

trop de tracas ?

Je prends quelques clichés à ma fenêtre, j’ai l’impression que les ha-

bitants du bloc voisin m’épient, m’espionnent, se moquent de ma condition. Je suis à nouveau replié sur moi-même, dans l’antre de ma chambre, tentant par l’esprit de repousser les murs qui m’entourent et m’enferment, en fermant les yeux de chasser l’image des regards scrutant des voisins.

Il me semble que je me retrouve toujours, à un moment donné de ma vie,

dans cette position fœtale, sur le sol poussiéreux, accroupis comme pour me proteger de l’environnant, comme pour me replier jusqu’à entrer en moi, me compacter, me phagocyter.

Sors-moi de cette prison qui se crée encore dans ma tête, de ces blocs

de béton qui s’érigent dans l’espace comme de grandes barrières à l’intérieur desquelles je me retrouve enfermé ! Mon logement se détériore d’année en année, comme ceux de mes voisins, l’humidité gagne peu à peu du terrain...

Un appel à l’aide, encore une fois.

A.

e moi. Pardonne moi, mais aim

Aide moi !



Juin 1995 Mon frère,

Je te remercie pour tes derniers mots réconfortants, pourtant eux seuls

ne parviennent à me sortir de ce calvaire.

Je me dois encore de te décrire l’environnement dans lequel je croupis,

afin de libérer cette angoisse qui grandit en moi, de semaine en semaine, cette peur de l’enfermement, de l’entassement, mais également de l’extérieur.

Les bâtiments sont bordés par un trafic routier incessant, je n’avais

l’habitude d’un tel vrombissement dans mes oreilles. Le sifflement des avions à Kowloon me revient alors en tête, ici le bruit est différent mais bien plus persistant. Les voitures ne s’arrêtent plus, comme si les londoniens se déplaçaient sans cesse. Ou vont-ils, pourquoi me persécutent-ils par leurs crissements de pneus, leurs klaxons et leurs fracas ?

Plus personne dans le jardin vert, depuis plusieurs mois, je me demande

si ce ne sont pas même des années, je perds toute notion de temporalité. Les habitants longent les murs en silence, on dirait une danse macabre à laquelle je prends part sans volonté, comme un automatisme. Nous ne nous disons presque plus bonjour, c’est comme si mon état avait contaminé tout le voisinage, comme si ma claustrophobie et mes angoisses s’étaient répandus comme la peste. Pourtant les quelques amis qu’ils me restent m’assurent que ce n’est pas moi, mais le complexe architectural qui étouffe peu à peu les gens, les uns après les autres. Je ne peux plus photographier les enfants ; vois comme le jardin est vide. Je perds alors, toujours un peu plus, le gout de la vie.


Les rares fois où je parviens à m’extirper de l’appartement qui me tient

prisonnier (cette impression d’étouffement me paralysant sur place), je me traîne sur les longues coursives de ma prison minérale. Les façades qui s’élèvent devant mes yeux sont décrépites, même les rares jours ensoleillés de Londres, les passerelles de béton sur lesquelles je me trouve semblent grises et inspirent la monotonie.

Le peu de courage qu’il me reste ne me suffit même plus à prendre les as-

cendeurs exigus, les cages d’escaliers étouffantes, humides. Je me retrouve alors coincé là, sur place, dans mon appartement qui se resserre sur mon corps tendu par l’angoisse. Je suis bel et bien piégé, j’ai peur de l’intérieur, je ne peux accéder à l’extérieur : je suis figé, sur place, comme les aiguilles de ma montre qui ne tournent plus… une impression de temps qui n’évolue jamais. Il me semble que seules les dates de tes lettres arrivant sur mon palier font avancer le temps, font tourner le monde. Mon monde. Du moins, ce qu’il en reste.

A.


février 1996

R.,

Je relis mes notes- celles prises avant mon emménagement ici- avec bien

de la distance. Je collectais alors les informations sur le Robin Hood Gardens…

ces trois mots me font maintenant horreur !

Connais-tu le terme qui désigne le style architectural des Smithson ?

Brutaliste.

B R U T A L I S T E

Comment ne me suis-je pas rendu à l’évidence à cet instant là ? Absorbé

par mon sentiment euphorique d’espoir, d’avoir quitté Kowloon pour une nouvelle terre promise ? Quel leurre. J’aurais du prendre ce terme au pied de la lettre, dans sa première signification évidente.

Bien sûr, mes réflexions me poussent à penser que leur but n’était pas

mauvais en construisant ces deux barres de béton, peut être ainsi la décennie et ses demandes correspondait à cette réponse donnée par Alice et Peter. Mais aujourd’hui, je ne peux affirmer avec grande certitude que le monde ou les personnes aient changé, mais crois moi mon avis et mon moral ont bel et bien tourné. Et tu sais que ce tournant penche, que dis-je s’engouffre vers le négatif.

Prend conscience de la misère que je vis, regarde ce cliché de la porte

d’entrée de mon immeuble. Rien que cette porte parait infranchissable, hostile, comment peut elle véhiculer un seul sentiment de convivialité, de bienvenue, d’attraction pour nous autres habitants ? Même les affiches aux murs des grandes barres dans lesquelles nous sommes tous entassés inspirent à la vie morose…

Toujours en attente de tes nouvelles, peut être de ton aide (que je solli-

cite à nouveau, encore, toujours.)

A.



novembre 1997

s je ne les compte plu

Mon cher R., mon frère,

A nouveau, mon désespoir, mon dédain, ma révolte. Tu dis ne pouvoir m’aider

à trouver un nouvel endroit, un nouveau départ, mais comme tu me permets de t’écrire et donne régulièrement suite à mes mots, je poursuis donc mes recherches, tout en te faisant parvenir mes phrases sinistres, délivrances de ma condition

humaine ?

Je ne te remercierai jamais assez, ne serait-ce qu’à présent, de me lire.

Je souhaite quitter cet endroit, glauque maintenant, toujours, qui hante

mon esprit, mes mouvement, ma vie. Dans d’autres endroits de la Terre, les personnes savent que le type d’Unité d’Habitations créée par Le Corbusier ne fonctionne guère, je me demande encore et toujours pourquoi avoir cru en cette dernière tentative des Smithson. La convivialité n’existe plus, ni dans les coursives suspendues, ni dans les espaces communs comme le jardin.

Les architectes de ma prison grise de béton armé disaient « C’est un res-

pect des matériaux - une manifestation de l’affinité qui peut être établie entre le bâtiment et l’homme – qui est à la base de ce qu’on appelle le Brutalisme. » Comment ont-ils pu se leurrer à ce point ? Je ne ressens aucune affinité avec ce bâtiment claustrophobe… Je l’ai en horreur, ma vie retourne à son point mort, fixe, celui du calvaire que j’ai tant connu, qui ne me quittera probablement jamais. Mais peut être que je ne comprends pas leurs propos…


Je promets maintenant, cher R., de rester muet avant de trouver une issue,

le remède à mes blessures. Je ne peux continuer ainsi à trouver refuge dans nos correspondances, il me reste peu de courage et de force pour me maintenir debout, mais à nouveau dans ma vie vient le point de non retour, je dois cesser de me laisser aller à ce point. J’ai été fort, dans ma jeunesse, mon épanouissement. Je me dois de retrouver cette vigueur, cette fièvre de vivre qui m’avait animé auparavant. Et alors seulement, je me permettrais de t’écrire à nouveau.

Dans mes dernières larmes, j’ajoute espérer que ces prochaines lettres ar-

riveront bientôt, ou arriveront tout simplement. Aujourd’hui ma seule certitude reste celle de mon amour fraternel pour ta personne.

A.


août 1998

Mon frère,

Voilà de mes nouvelles, enfin.

Après avoir broyé du noir, plusieurs mois dans l’antre de mon appartement

devenu camisole, je me suis enfin décidé à recontacter ton ami londonien dans l’espoir qu’il m’indique un nouvel endroit où m’installer. Londres m’étant trop triste, insupportable à l’issue de ces nombreuses années soldées par l’échec, je me tourne donc vers une nouvelle ville, un nouveau pays.

Notre ami fut, comme à son habitude, adorable face à mon égarement, ma

demande. Il m’a alors conseillé de changer d’île, quitter la Grande Bretagne pour le continent européen. Je m’apprête donc à vivre mon expérience prochaine aux Pays Bas ! Je m’envole alors une fois de plus, prépare mon nouveau départ pour Amsterdam. Cette ville est bordée d’eau, de canaux, de fleuves, un paradis pour moi qui ne connait que le béton et l’asphalte, et qui persiste à croire à l’idée que la Terre est peut être un jardin.

Toujours à l’affut des actualités culturelles et architecturales, il as-

sure que le nouveau havre de paix des migrants, des nomades dans mon cas se situe sur l’île nommée Bornéo Island… De jeunes architectes ont « designé » cet endroit dans le but d’offrir des logements spacieux, en bordure de l’eau, pour convenir à tout type de famille.

et même à l’'homme seul que je suis, toujours.

Je reprends espoir en la vie, je n’abandonne pas. Mon âge ne me le permet

pas, je dois profiter des ces dernières décennies qu’il me reste à vivre, je persiste à croire qu’il y a ici bas une place pour moi, dans ce monde qui ne m’a pas toujours été facile.


Je reprends donc notre correspondance, les technologies ont avancé mais

mon attachement à ma vieille machine à écrire reste le même, j’espère que tu prendras soin de me répondre. Tu sais bien, après tout ce temps, tous ces mots, à quel point ton soutient m’est primordial. Je sais qu’il t’est toujours difficile de me voir, toutes ces années nous séparent… et pourtant chaque fois que l’optimisme me gagne, je me sens un peu plus proche de toi.

Je ne sais pas si tu parles de moi à ta femme, tes enfants, mais je les

embrasse. J’espère que tu prends autant soin d’eux, que tu as pris soin de moi pendant toutes ces années, de si loin mais de mon cœur, si proche.

Si l’espoir me gagne encore, avec cette force que je ressens aujourd’hui, je

sens qu’il y a quelque chose à la clef, à la fin de cette histoire. Mon bonheur ? Je le découvrirais, nous le découvrirons ensemble, je l’espère.

Je t’envoie une dernière photo – prise de loin - de cet endroit misérable

que je quitte, comme pour en faire le deuil, le sevrage, immortaliser une dernière fois ces années de souffrance que je laisse derrière moi. J’exorcise une dernière fois ce mal, pour me tourner vers l’avenir.

A., qui t’aime et ne cessera jamais de t’aimer, mon frère.



1998 - 2007 B O R N E O I S LAN D - AM S T E R DAM PAYS BAS



septembre 1998

Mon cher petit frère,

Je crois que j’ai enfin trouvé mon havre de paix, ici aux Pays-Bas.

Je me suis donc, comme je le voulais, installé dans le nouveau quar-

tier

d’Amsterdam :

les

anciens

docks

des

îles

Bornéo

et

Sporenburg.

Je sous-loue une petite maison, je me sens bien. Je respire l’air de la mer, tout est calme, intime. L’entassement m’a épuisé.

Je suis très heureux d’apprendre le bonheur que te procure ta famille,

que j’espère avoir la chance de rencontrer un jour... Viendrez-vous ?

Je t’embrasse et te tiendrai comme toujours au courant de mes aventures.

mésaventures ?

A.


septembre 1998

Très cher R.,

Ce quartier est incroyable, je n’y suis que depuis deux semaines mais

l’atmosphère me surprend complètement, il me faut assurément te le raconter à toi, mon confident !

Ma maison est si lumineuse, moi qui m’attendait à vivre dans la nuit du

Nord. La lumière du jour pénètre finalement mon nouveau lieu de vie de manière très profonde, grâce aux jeux de vides et de volumes au sein de la parcelle dans laquelle se trouve mon nouveau logis, dans lequel je me sens maintenant si bien..

Près de la moitié du bloc qui forme ma maison est composé de vide, c’est

apparemment une règle générale appliquée à toutes les maisons de ma rue. Mes voisins et moi même vivons donc tous dans ce bain de lumière permanent. Les petits espaces semblent ainsi plus grands, aérés, et donnent ainsi directement sur l’eau. Ce vaste étendu, calme, le matin de couleur bleue, le soir de couleur verte, apaise mes tourments et calme les quelques angoisses de mon esprit. Les petits espaces semblent ainsi plus grands et donnent directement sur l’eau. Je respire enfin. Je te joins mes intemporels polaroïds pour que tu comprennes ce que je veux dire.

Savais tu que je me suis remis à la pêche, comme quand nous étions petits

et que nous passions tout notre temps libre au bord de la rivière, au fond de notre jardin ? Je ne sors presqu’aucun poisson de l’eau, mais cette activité me procure un calme profond.

Au revoir mon frère, j’attends de tes nouvelles

A.

P.S: je commence doucement à rencontrer quelques voisins, ils ont l’air assez gentils..




mai 2000

R.,

Je rentre juste de chez Barbara, ma voisine, une artiste un peu délurée.

Enfin délurée, c’est un grand mot, elle reste hollandaise !

Comme beaucoup d’autres, Barbara a choisi son architecte dans une lis-

te, elle a fait construire sa maison comme elle l’entendait, tout en respectant un gabarit imposé. Pour te représenter cela, je pense me souvenir d’une hauteur équivoque à une dizaine de mètres, et d’une profondeur de seize mètres, sur un espace d’une largeur très étriquée : entre quatre et six... Cela est bien serré, mais ici les constructions sont réfléchies pour le bien être des habitants, crois moi sa maison est superbe ! Comme chez moi, il y a d’un côté la rue, de l’autre l’eau, et finalement beaucoup plus de volume que l’on ne puisse l’imaginer. Elle s’est installée un atelier-bureau en bas, tandis que sa cuisine, au plafond partiellement vitré, se trouve sous le toit avec sa chambre à coucher. Décidément, il me semble que les Hollandais ont l’art d’accommoder l’espace ! Cela change du Robin Hood Garden, sois en sûr !

De l’extérieur, la maison de Barbara est résolument contemporaine, mais

son cachet réside dans sa discrétion. D’autres voisins sont beaucoup plus fous, sais tu que l’un d’entre eux y expose sa collection de voitures, et qu’un autre a même demandé à construire sa maison autour d’un arbre ! Voilà donc la manière dont l’extérieur s’invite dans les intérieurs hollandais.

Je ne sors plus aussi souvent de chez moi qu’auparavant, et je ne pêche

plus parce que Barbara me l’a déconseillé… Mais je suis heureux et serein, tu l’auras compris. Sois ainsi rassuré.

A bientôt mon frère,

A.


Septembre 2000

Cher R,

Je me suis promené sur l’île de Sporenburg tout l’après-midi, je m’empresse

donc de t’écrire ce que j’y ai découvert, avant de peut être ne plus trouver les mots justes.

Moi qui sortais

à peine le bout de mon nez ces derniers temps - il faut

dire que j’avais grandement besoin d’être seul, je croyais vivre dans un petit quartier, certes moderne et novateur, mais qui s’apparenterait à une banlieue tranquille de par son calme et ses hauteurs de bâtiments bien plus que raisonnables.

Pourtant, comment ais-je pu ne pas le voir, à quelques kilomètres de chez

moi a été construit un gigantesque complexe résidentiel et commercial que les gens appellent « The Whale » (La Baleine),

nom dû à la forme de son toit

qui rappelle le profil d’un gros cétacé qui se soulève pour sortir de l’eau... J’ai compté, il me semble, près de treize étages et si mes calculs s’avèrent corrects, je dirais qu’il doit y avoir environ 200 appartements dans ces murs ! Tu imagines ma surprise, moi qui n’avais pas remarqué ce mastodonte !

Mais tout de même, après la triste barre du Robin Hood Garden, je suis en

extase devant cet immeuble revisité. Il est en fait surélevé par rapport au sol aux extrêmités et le toit est angulé pour faire pénétrer le maximum de soleil dans la cour intérieure. En approchant d’un peu plus près, j’ai pu y voir que les accès se font par des boîtes de verre situées de chaque côté... J’aurai tant aimé y entrer, mais mon courage et ma surprise m’ont ralentis, et j’ai donc continué à observer cet objet architectural de l’extérieur. J’ai pu y voir que ces cages de verre créaient des perspectives vers l’intérieur de l’îlot. Mes yeux ont alors pu apercevoir des coursives qui desservent les appartements, tout en faisant le tour du bâtiment. Elles me rappelle vraiment mon immeuble Londonien, des coupures sombres dans un bloc... Mais le style n’est pas le même, l’époque non plus, et les quelques personnes y entrant me semblaient heureuses. Mais le concept des appartements étriqués et superposés a totalement été revu: le terrain au centre semble assumer l’aspect d’un réel jardin public.


Cette découverte change totalement ma vision du quartier, et sur-

tout remet en question mes qualités d’observateur, que je croyais acquises. Je ne pensais pas être resté aussi cloîtré, hors de la réalité qui m’entoure. Mon besoin de rompre avec toutes ces années noires a finit par me rendre aveugle, moi qui aimait tant contempler et examiner toute chose. Cependant,

j’'espère

je sais que je vais désormais ouvrir les yeux, sortir et prêter une réelle attention à ce qui m’entoure.

T’écrire m’a rendu lucide, j’ai bon espoir de me rattraper et te ferai

part de mes nouvelles constatations d’ici peu.

A très vite,

A.



Juin 2002

Mon R. chéri,

Il faut que je t’avoue, je ne suis toujours pas vraiment sorti, si ce n’est

dans un bar du centre-ville avec Barbara l’autre soir, et j’ai à peine ouvert mes rideaux. Mais j’ai fait quelques recherches sur mes îles ! Il semblerait que, pour des impératifs de densité, le projet s’inspire des maisons d’Amsterdam, des séries de maisons familiales dos à dos et alignées, l’eau jouant un rôle clé puisqu’elle remplace le jardin, crée le mouvement et l’espace, l’ouverture sur l’extérieur en fait. Cela me fait penser à une carte postale qui doit être à mon propriétaire, accrochée dans ma chambre. Ce sont des petits villages de pêcheurs de la région du « Zuiderzee », où de petites maisons intimes descendent vers l’eau.

Le temps passe beaucoup plus vite que je ne le crois, je suis probablement

un peu ailleurs. Je te promets que je vais faire un effort pour comprendre mon quartier que je ne connais finalement que très mal, et puis ce soir j’ai prévu de sortir de nouveau en ville, il faut dire que les bars se font rares à Bornéo… Barbara compte me faire découvrir le quartier rouge d’Amsterdam !

Au revoir petit frère,

A.


Novembre 2005

R., mon frère,

Figure-toi que j’ai tout compris.

Ou plutôt que j’ai compris que je n’avais jusqu’alors rien compris.

Moi qui cherchais un endroit légèrement à l’écart du tumulte d’Amsterdam,

un cadre aéré et maritime, calme, et comme toujours une architecture particulière, je ne pensais pas m’être trompé.

Pourtant il me semble ajourd’hui avoir été à mille lieues de la réalité,

puisque je me trouve finalement au milieu d’un énorme projet urbain dont je n’avais pas réellement pris conscience ! Je suis allé me promener dans un périmètre bien plus large qu’à mon habitude, j’ai discuté avec des voisins, un peu froids parfois, qui avaient l’air de connaître parfaitement l’environnement dans lequel ils vivent et qui n’arrêtaient pas de s’étonner de mon ignorance.

Les îles de Bornéo Sporenburg ont en fait été soumises à un plan d’en-

semble réalisé par (l’agence d’architecture West 8, Ce plan a été divisé en trois zones de constructions basses dont ma maison fait partie, accompagnées de trois immeubles d’habitations, très hauts par rapport au reste. Ces trois immeubles (dont « The Whale », t’en souviens-tu ?) se distinguent

donc

complètement des

maisons basses par leur architecture et deviennent des repères pour les gens attentifs ou un tant soit peu éveillés, c’est-à-dire ces gens donc je ne semble pas faire partie, moi qui n’avais rien remarqué...


Un homme avec lequel j’ai discuté m’a parlé d’une densité de 100 logements

à l’hectare : je n’en reviens pas. Les architectes ont en fait cherché à satisfaire d’une part une forte demande de logements individuels, et d’autre part la rentabilité du foncier. Pour attirer les familles, il y a aussi dans le quartier deux écoles et un parc avec des aires de jeux. Tout cela forme donc une nappe de 2500 logements dans lequel ma petite maison se fraye un chemin, se cherche son poumon d’air frais.

Je me sens complètement perdu en comprenant tout ça, je vivais dans une

illusion de calme et d’intimité. Mais finalement, je me rends compte que tout cela fonctionne, puisque cette densité dont parle les chiffres n’a pas même été ressentie par ma personne depuis tout ce temps.

Alors, dis moi mon frère, pourquoi cela me tracasse t’il à ce point ? Pour-

quoi la simple idée de ne pas être aussi tranquille et isolé que je le pensais m’obsède-t-elle ainsi, sans que rien n’ait vraiment changé depuis mon arrivée ?

Pour me changer les idées et rompre la solitude qui m’accompagne jour

après jour, je sors souvent le soir dans la grande ville, Amsterdam. Sais-tu que les gens du centre sont très ouverts, je me suis fait quelques amis avec qui je passe de drôles de soirées ! Cela me permet simplement de sortir de cette solitude qui commence à me peser, depuis toutes années. Mon quartier calme m’apaise, me conviens parfaitement, mais tu sais bien que je suis toujours seul et je m’en lasse...

A.


février 2007

R.,

Je vis toujours à Borneo, cependant je le déserte fréquemment. Bien sûr,

ma claustrophobie a su trouver sa fin ici, mais dans ce quartier je n’ai pas réellement le choix que de m’échapper en journée, le manque de commerces et de services y étant tellement flagrant. Sans parler des cafés, des lieux de convivialité… Cela créé des problèmes de stationnement de voitures puisqu’elles semblent indispensables à la plupart de mes voisins. Heureusement, je me déplace en vélo et le centre n’est qu’à quinze minutes, alors ces virées me permettent de garder la santé.

Je suis légèrement attristé mon frère, je trouve mon quartier de plus en

plus monotone, je me suis aperçu que la plupart des maisons étaient identiques de l’extérieur, je dirais qu’une demi-douzaine d’unités seulement composent ce quartier... Il y fait bon vivre mais il me semble tourner en rond lorsque je longe les bords de l’eau.

Je suis exaspéré par ces touristes d’un nouveau type qui rodent et dévi-

sagent nos intérieurs, il faut dire que le soir les courts rideaux ne cachent rien des familles qui sont mises en vitrine... Le pire, c’est qu’ils sont tous pareils, les grands blonds d’ici. Tu sais, j’ai la vague impression d’assister à l’uniformisation des modes de vie, c’est incroyable. Pourtant le projet attire un tumulte de personnes socialement différentes, beaucoup de couples sans enfants ou des célibataires, des gens aux situations financières opposées ou des familles de classe moyenne sur les abords, il y a même des logements pour les personnes âgées ! J’imagine après maintes réflexions que cela doit être dans le but de démontrer que le logement familial peut coexister avec une zone urbaine dense...


Avec du recul sur ma vie, je pense avoir compris pourquoi je ne suis

toujours pas à mon aise, sain de corps et d’esprit. Cet endroit où je m’apprête à finir mes jours me convient, parfaitement je dois dire, mais c’est bel et bien la solitude qui me ronge l’esprit. Ici les habitants, bien qu’épiés par les badauds, sont heureux, vivent en couple pour la plupart. Les yeux des passants qui pénètrent par les larges fenêtres des maisons me dérangent peut être finalement car ils voient que je suis seul, ils voient l’être misérable que je suis devenu, à force de ma conquête inespérée du havre de paix où vivre ma vie. Ils représentent aujourd’hui mes yeux, écarquillés devant l’être esseulé que je suis devenu, le nomade ayant finalement trouvé le lieu idéal, sans pour autant y trouvé la compagnie souhaitée.

Tu avais peut être choisi le bon chemin, mon cher et tendre R., celui de la

raison. Une femme, des enfants, tu as peu voyagé mais le voyage que tu as mené a été celui de ta vie. Un voyage spirituel peut être, un voyage qui ta conduis vers une famille. J’ai quitté la mienne égoïstement, soif d’aventures et d’argent, pour finalement me retrouver seul.

J’ai échappé aux sirènes d’Amsterdam, la drogue à nouveau, dans l’espoir

de retrouver mes esprits, un certain optimisme, une joie de vivre. Mais vivre seul ne me comble pas, ne me comblera jamais,

Adieu mon frère que j’ai tant aimé,

A.



Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.