Promenades
littéraires
Jules-Amédée Barbey d’Aurevilly
Tel qu’en amitié
O
n a tout dit, ou presque, pour tenter de définir Barbey d’Aurevilly en quelques mots. Émile Zola parlait de lui comme d’un « bourgeois équilibriste », Sainte-Beuve, dubitatif, commentait : « drôle de corps » ; Octave Mirbeau le voyait comme un chevalier bataillant la plume au poing, « incorruptible et farouche », Brunetière le décrivait comme un « vieux paradoxe ambulant », alors qu’Edmond de Goncourt le qualifiait de « lettré de race dans la débine » ; quant à Gustave Flaubert, écrivant à Guy de Maupassant avec son habituel « franc-écrire », il lui conseille de ne pas imiter Barbey d’Aurevilly, « bourreau des crânes — et triple couillon ». Mais Gustave Flaubert a quelques excuses : Barbey d’Aurevilly n’a cessé de l’éreinter dans ses articles, écrivant de lui, par exemple, dans Le Constitutionnel du 19 novembre 1869 : « C’est un esprit de sécheresse supérieure parmi les Secs, une intelligence toute en surface, n’ayant ni sentiment, ni passion, ni enthousiasme, ni idéal, ni aperçu, ni réflexion, ni profondeur. » On n’est pas plus aimable ! Même si Flaubert feint d’être indifférent à un tel jugement, il en souffre probablement, et tente d’en comprendre les raisons : la critique est trop brutale pour ne pas avoir des motifs secrets, et Maupassant lui-même écrira en 1882 (donc après la mort de Flaubert) qu’une telle inimitié ne pouvait reposer que sur un malentendu, compte tenu de l’immense talent des deux écrivains. Et on se prend à imaginer quelle amitié aurait pu être celle liant deux êtres de la trempe de Barbey d’Aurevilly et Flaubert… Quelles belles « gueulades » auraient pu naître des lectures réciproques de leurs textes ! Quel soutien n’auraient-ils pu être l’un pour l’autre, dans l’exigence de leur écriture et dans leur trop grande solitude ! Il y a comme cela des trajectoires trop parallèles pour se rencontrer : un même amour du style est leur raison d’être ; ils sont tous deux sans fortune, ont grandi dans l’univers impitoyable de la médecine, l’un par son oncle, l’autre par son père, ils ont tous deux des natures excessives, une santé de fer sujette à tous les troubles engendrés par des souffrances morales ou affectives, par la non-reconnaissance de leurs intentions ou de leurs projets littéraires, ils sont pudiques et sentimentaux sous leur masque rabelaisien, à la recherche d’un impossible amour. Et quels amis incomparables (inconditionnels, dirait Michel Houellebecq) ont-ils été, l’un comme l’autre ! On connaît l’amitié, on pourrait presque dire la vénération, que Gustave Flaubert portait à Louis Bouilhet, l’affection qu’il avait pour « ses bichons », comme il appelait les frères Jules et Edmond de Goncourt, la tendresse respectueuse qui le rapproche de George Sand, l’admiration pleine de fierté qu’il témoigne à Maupassant… Mais quelle place avait donc l’amitié dans la vie de Barbey d’Aurevilly ?
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Une place immense, primordiale, et qui est en quelque sorte la trame de sa vie, l’ossature qui lui permet de rester debout. Dans « l’autre », il recherche plus un miroir qu’un frère, plus un confident spirituel qu’un compagnon de sorties, plus une âme auprès de laquelle s’épancher qu’une épaule où s’appuyer. Pour cet homme sensible et si pudique qu’il peut en paraître farouche, l’amitié est un sentiment sacré, entier, qui ne peut accepter de compromis. D’ailleurs, ses premiers textes mettent souvent en scène deux amis ; c’est par exemple le cas dans la nouvelle intitulée Léa, publiée en 1832 dans La Revue de Caen : « Réginald de Beaugency et Amédée de Saint-Séverin, deux amis d’enfance, dont la position de fortune était assez indépendante pour que leurs vies pussent se trouver toujours mêlées l’une à l’autre, ne s’étaient jamais quittés. Jusqu’à vingt-cinq ans, tout leur avait été commun. Ils avaient ensemble débuté dans le monde, et là ils s’étaient confié leurs premières observations. Cependant leur intimité partait beaucoup plus du cœur que de la tête ». Cet idéal romantique d’une amitié d’enfance qui se prolonge à l’âge d’homme est certainement évoqué en référence à Édelestand du Méril, ce cousin avec qui Jules-Amédée passa de longs mois à Valognes, dans la maison de son oncle, lorsqu’il était adolescent. Entre Édelestand et sa sœur Ernestine, Jules-Amédée découvrit les longues conversations avec l’un, les premières émotions avec l’autre, pour une sorte d’éducation sentimentale dont il garda un souvenir très vif, et un regret latent. Dans Amaïdée, c’est une autre forme d’amitié qui est mise en mots. Se penchant en 1854, donc près de vingt ans après, sur ce long poème en prose, Barbey d’Aurevilly ne renie rien de ce qu’il a exprimé, et explique ses intentions, non sans une tendre nostalgie : « Dans ce poème, il y avait trois personnages, le Poète Somegod (c’était Guérin), le Philosophe Altaï (si j’avais pu prendre un nom plus haut pour me jucher, je l’aurais fait !) le philosophe Altaï, c’était donc moi, et la convertie-inconvertie (car elle retournait à son vice à la très grande honte de ma morale philosophique) que j’appelais Amaïdée et qui, elle aussi, était un être réel. C’est la femme que dans mes Memoranda, j’appelle la Cecilia Metella. Telle est l’origine et l’explication du nom de Somegod. Le poème, je ne l’ai pas relu depuis ce temps et je serais bien étonné que ce ne fût pas un beau bloc de marbre de Pathos ; mais le profil fuyant de Guérin, dans sa nuée céruléenne, ce farouche Endymion qui chassait l’infini à la suite de la Nature, dans le fond des bois, comme aux bords des mers, Guérin, le quelque Dieu, car il en avait un en lui, était dessiné avec assez de crânerie, dans cet amphigouri de morale stoïcienne et d’orgueil ! » Guérin, c’est Maurice de Guérin, bien sûr, l’ami si cher, ce « miroir inversé », pour qui Barbey d’Aurevilly écrit son journal (ses deux premiers Memoranda), qui n’en est plus tout à fait un, pour être écrit à l’usage exclusif d’un autre, dont il est d’ailleurs souvent question, au hasard des rencontres ou des absences. Maurice (qui est plus jeune de deux ans) et Jules-Amédée se rencontrent au collège Stanislas, dans les années 1828 et 1829 ; là, un même amour de la poésie, un même intérêt limité pour les études, les réunit sur les mêmes bancs. Maurice vient du Cayla, à côté d’Albi, Jules-Amédée vient de Saint-Sauveur-le-Vicomte, dans la Manche, et Paris est un exil dont ils s’échappent en écrivant des vers, en s’exaltant sur leur future réussite littéraire. Les séparations de la vie (Barbey d’Aurevilly à Caen, Maurice de Guérin au Cayla, puis en Bretagne) n’entament pas leur amitié, qui se nourrit de leur correspondance, et leurs retrouvailles sont toujours attendues avec plaisir, en témoigne cette lettre de Maurice, en 1836 : « Vous allez revenir ! Quel mot que celui-là et quelle perspective quand elle ne s’ouvre plus qu’à travers quelques jours ! » Les années 1834 à 1838 les verront en effet habiter souvent Paris en même temps, et le nom de Guérin émaille les pages des Memoranda,
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Barbey d'Aurevilly, une nature ardente. Éd. Cahiers du Temps. 2008.
Dominique Bussillet
Enseignante passionnée de littérature, Dominique Bussillet, essayiste et traductrice, tente de faire passer dans ses écrits le souffle affectif qui la lie aux écrivains, avec un goût particulier pour le XIXe siècle et la Normandie. Elle a publié une trentaine d’ouvrages, et notamment aux Éd. Cahiers du Temps : Lettres, promenade épistolaire sur la Côte Normande au XIXe siècle. Marcel Proust, du côté de Cabourg. Flaubert entre Trouville et Paris. Les Énervés de Jumièges. Vient de paraître : Chien, Chat et Boulon Illustrations : Gaëlle Decaëns Éd. Ysec
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pour des notations toujours empreintes d’affection, comme cette évocation d’un souper ayant pour convives Maurice, Jules-Amédée, et une certaine C…, en juin 1837 : « …et Guérin ah ! Guérin gris et tendre, devenant de plus en plus tendre et de plus en plus gris, soutenant avec des yeux voilés et d’une voix entrecoupée qu’il n’a jamais été si froid et si capable de raisonnements et même de calcul, ce qui ne l’a pas empêché de ne pouvoir compter jusqu’à cinquante francs. » Hélas ! Maurice de Guérin est emporté par la phtisie en juillet 1839… Et puis, dans la vie de Barbey d’Aurevilly, il y a… Trebutien. Guillaume-Stanislas Trebutien est né le 9 octobre 1800 à Fresnay-le-Puceux ; il est philologue, orientaliste, grand lecteur, amoureux des livres, et… libraire, dans la bonne ville de Caen, où JulesAmédée fait sa connaissance en 1830. Chaque fois que Barbey d’Aurevilly séjourne ailleurs qu’à Caen, il écrit très régulièrement à celui qui devient rapidement son ami, après avoir été une sorte de mine de renseignements littéraires. Comme Trebutien a jalousement gardé, et même soigneusement recopié, les lettres que lui adressait Barbey, on dispose d’un trésor pour mieux savoir quel ami était l’écrivain. La progression du sentiment s’inscrit en toutes lettres, si l’on peut dire ! En août 1832, les lettres commencent par « Monsieur et ami », en septembre par « Mon cher Monsieur » ; à partir d’octobre, le ton se fait moins cérémonieux : « Monsieur et ami, n’est-ce pas que je fais un terrible correspondant quand une fois je suis déchaîné ? ». Un an plus tard, Barbey d’Aurevilly termine sa lettre par « farewell, my dear friend », et en janvier 1834, l’amitié semble bien établie, malgré l’absence : « Au 15 donc, mon cher Trebutien. Avec quel plaisir je vous embrasserai ! Comme ce nous sera bon de nous retrouver après une séparation de quatre mois ! Vous ne savez pas comme je regrette nos causeries, douces habitudes de trois ans ! » Et puis, au fil des mois, Barbey invente de délicates appellations, des trouvailles sans cesse renouvelées, pour manifester son amitié, dont voici quelques-unes : « mio benedetto », « votre immuable », « mon ami, mon doux Mélanchton », « je ne vous parlerai pas de la sensation de vous revoir. Mesurez-la à mon amitié. Il n’y a qu’un petit inconvénient, c’est que l’infini ne peut servir de mesure ». Hélas ! une brouille survient, pour des motifs sans doute futiles qui ne nous sont pas connus avec certitude ; Trebutien, susceptible, rompt toute relation, et Barbey d’Aurevilly lui écrit cette missive bouleversante, le 5 avril 1837 : « Il m’est impossible, Trebutien, de regarder sept ans de notre vie comme n’ayant pas été vécus. Il m’est impossible d’anéantir mes souvenirs. Dites que vous me croirez, je ne vous demande que cela et je vous affirmerai sur l’honneur que vous vous êtes trompé sur tout ce que vous avez imaginé de moi. Tout cela est faux, chimérique, fou, je vous le jure ! Ne vous déchirez pas les entrailles à plaisir. Mais si vous ne pouvez me croire, si je n’ai plus avec vous cette éloquence de la vérité qui persuade, — ne me le dites point, ne me répondez pas, mais sachez seulement pour les jours à venir s’il en est où la réflexion vous démontre que vous avez eu tort avec moi : sachez que quand vous voudrez me revenir, je serai toujours prêt à vous recevoir ; qu’une allusion à ce qui s’est passé, je ne la ferai point et que dussiez-vous rester à distance de moi toute la vie, vous aurez toujours en moi un ami. » L’humble ténacité de Barbey d’Aurevilly aura raison des rancœurs de Trebutien, et le fil épistolaire se renoue ; en mai 1841, Barbey peut écrire : « Nous voici, j’espère, l’un à l’autre, et pour jamais. Nous ne jouerons plus désormais aux propos interrompus, n’est-ce pas ? — Croyez que si le propos l’a été, l’amitié (de mon côté du moins) n’a pas cessé d’être, et agréez-en l’expression. » Ensuite, Barbey n’aura de cesse que de
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manifester la force de son amitié par des expressions belles et fortes : « tout à vous et pour la vie », « je me jette dans les bras de votre amitié », « à la vie et à la mort », « et à vous l’assurance d’une éternelle amitié », « ce qui est vrai, — vrai comme Dieu même, — ce sont mes sentiments pour vous », « tout à vous et davantage encore », « vous êtes ma messe, mon cher Trebutien », « Oh ! que mon amitié vous serve à quelque chose dans ce monde des réalités, c’est ce que je demande pour le présent et pour l’avenir », « que ce soit donc entre nous une emprise éternelle. Que la pensée comble la distance » « votre ami usque ad Tumulum », et enfin cette phrase sublime, en juin 1844 : « il n’y a que pour vous aimer que je me crois Immortel ». Au fil des années, d’autres écrivains entreront dans la vie de Barbey d’Aurevilly ; Léon Bloy, Octave Mirbeau ou encore François Coppée trouveront une place dans le cœur de l’écrivain vieillissant, sans pour autant lui faire oublier les amis de sa jeunesse et de son âge mûr, que furent Édelestand du Méril, Maurice de Guérin, Trebutien. Voilà quel ami était Barbey d’Aurevilly, fidèle, dévoué, grand dans le sentiment comme dans l’écriture. Dominique Bussillet.
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